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THIERRY DE DUVE, Cinq reflexions sur le jugement esthetique FRANÇAIS 217 CINQ RÉFLEXIONS SUR LE JUGEMENT ESTHÉTIQUE Thierry de Duve RÉSUMÉ: Lors d’une causerie faite à la Cause freudienne de Bruxelles en 1993, j’ai commenté les cinq réflexions suivantes, sur lesquelles je n’ai pas changé d’avis : 1. Comment on passe du jugement esthétique classique, du type « ceci est beau », au jugement esthétique moderne, du type « ceci est de l’art ». 2. Comment la forme prédicative de la phrase « ceci est de l'art » paraît en faire un constat conceptuel ou un jugement attributif analogue à « ceci est une chaise ». 3. Comment en réalité tout ce que dit Kant du jugement esthétique « ceci est beau » continue à s’appliquer à « ceci est de l’art », sauf que le sentiment sur lequel repose un tel jugement n’est plus nécessairement pris dans l’alternative du plaisir et de la peine. 4. Comment cela correspond à une dissolution radicale des conventions artistiques et met en péril la possibilité même d’exercer un jugement esthétique comparatif. 5. Comment malgré tout le jugement esthétique moderne et contemporain compare les incomparables. MOTS-CLÉS: jugement esthétique - esthétique classique – esthétique moderne et contemporain. 1. COMMENT ON PASSE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE CLASSIQUE, DU TYPE “CECI EST BEAU”, AU JUGEMENT ESTHÉTIQUE MODERNE, DU TYPE “CECI EST DE L’ART”, EXEMPLIFIÉ PAR LE READYMADE DE DUCHAMP. En réalité je ne vais pas vous expliquer comment on passe de “ceci est beau” à “ceci est de l’art”, je vais simplement positionner ces deux extrêmes pour bien vous les faire voir. J’exclus tout d’abord les jugements esthétiques sur la nature, dont il ne sera pas question aujourd’hui, puisqu’on parle d’art, donc de productions humaines, d’artefacts. L’esthétique classique connaît des formules du genre : “ce tableau est beau”, “ce morceau de musique est sublime”, “ce poème est émouvant”, “cette architecure de jardin est pittoresque”, et d’autres formules semblables, que vous pouvez d’ailleurs étendre jusqu’à des formules du langage contemporain courant, comme de dire “cette chanson est super”. Tout cela relève du jugement esthétique classique. Or, devant un readymade de Duchamp, ça ne marche pas. Le readymade, c’est un objet tout fait qu’un certain Marcel Duchamp, jusque-là peintre, a produit. Le premier date de 1913 (si on prend la Roue de bicyclette), ou de 1914 (si on prend le sèche-bouteilles). Prenons le sèche-bouteilles, parce que c’est le premier objet absolument non modifié, sur lequel Duchamp a inscrit une phrase — qui est d’ailleurs perdue —, qu’il a signé, et puis qu’il a laissé traîner dans son atelier, mais dont la postérité plus ou moins immédiate a fait un objet d’art. Après ça, il y a eu plusieurs autres readymades, dont un peigne en métal pour chien, une couverture de machine à écrire Underwood, une pelle à neige, très célèbre, intitulée In Advance of the Broken Arm, enfin le plus célèbre de tous, le fameux urinoir intitulé Fountain, signé d’un pseudonyme, R. Mutt, et soumis — mais non exposé, c’est toute une histoire — au premier salon de la Society of Independent Artists à New- York en 1917. Un readymade est donc une œuvre d’art que l’artiste n’a pas faite de ses mains, mais qu’il s’est contenté de choisir, de signer et de nommer. Devant un tel objet, on peut évidemment dire “ceci est beau”. Mais dire d’une pelle à neige ou d’un urinoir que c’est un bel objet n’en fait pas de l’art pour autant. Cela resterait un jugement esthétique de type classique portant sur le design de cette pelle à neige ou de cet urinoir. Or ce n’est pas ainsi que ces objets ont fait leur entrée dans l’histoire de l’art contemporain. C’est plutôt par une phrase qui apparaît comme un baptême ou un rebaptême, la phrase “ceci est de l’art”.Sur le modèle de la phrase, “tu étais Simon, je te rebaptise Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église”, on dirait : “tu étais pelle à neige, je te rebaptise art, et sur ce nouveau nom, j’anticipe que l’histoire subséquente construira un consensus”. Effectivement, aujourd’hui, on peut dire que cette église duchampienne a été bâtie, que ce consensus — même s’il ne s’étend pas à tout le monde, bien sûr — est suffisant pour que l’objet en question se retrouve au musée. Donc, entre l’époque de Delacroix (pour assigner un début arbitraire à la modernité) et la nôtre, il y a quelque chose qui a dû changer dans l’histoire de l’art, puisque c’est un fait historique qu’appliquée à l’urinoir de Duchamp, la phrase “ceci est de l’art” a servi à exprimer un jugement sur une chose que rien ne préparait à être de l’art par ailleurs. La question concerne maintenant la nature de ce jugement.

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An analysis by Thierry De Duve of Duchamp's ready-made

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  • THIERRY DE DUVE, Cinq reflexions sur le jugement esthetique

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    CINQ RFLEXIONS SUR LE JUGEMENT ESTHTIQUEThierry de Duve

    RSUM: Lors dune causerie faite la Cause freudienne de Bruxelles en1993, jai comment les cinq rflexions suivantes, sur lesquelles je naipas chang davis :1. Comment on passe du jugement esthtique classique, du type ceciest beau , au jugement esthtique moderne, du type ceci est de lart.2. Comment la forme prdicative de la phrase ceci est de l'art paraten faire un constat conceptuel ou un jugement attributif analogue ceci est une chaise .3. Comment en ralit tout ce que dit Kant du jugement esthtique ceci est beau continue sappliquer ceci est de lart , sauf que lesentiment sur lequel repose un tel jugement nest plus ncessairementpris dans lalternative du plaisir et de la peine.4. Comment cela correspond une dissolution radicale des conventionsartistiques et met en pril la possibilit mme dexercer un jugementesthtique comparatif.5. Comment malgr tout le jugement esthtique moderne etcontemporain compare les incomparables.

    MOTS-CLS: jugement esthtique - esthtique classique esthtiquemoderne et contemporain.

    1. COMMENT ON PASSE DU JUGEMENT ESTHTIQUE CLASSIQUE, DUTYPE CECI EST BEAU, AU JUGEMENT ESTHTIQUE MODERNE, DUTYPE CECI EST DE LART, EXEMPLIFI PAR LE READYMADE DEDUCHAMP.

    En ralit je ne vais pas vous expliquer comment on passe de ceci estbeau ceci est de lart, je vais simplement positionner ces deuxextrmes pour bien vous les faire voir. Jexclus tout dabord les jugementsesthtiques sur la nature, dont il ne sera pas question aujourdhui,puisquon parle dart, donc de productions humaines, dartefacts.Lesthtique classique connat des formules du genre : ce tableau est

    beau, ce morceau de musique est sublime, ce pome est mouvant,cette architecure de jardin est pittoresque, et dautres formulessemblables, que vous pouvez dailleurs tendre jusqu des formules dulangage contemporain courant, comme de dire cette chanson est super.Tout cela relve du jugement esthtique classique.Or, devant un readymade de Duchamp, a ne marche pas. Le readymade,cest un objet tout fait quun certain Marcel Duchamp, jusque-lpeintre, a produit. Le premier date de 1913 (si on prend la Roue debicyclette), ou de 1914 (si on prend le sche-bouteilles). Prenons lesche-bouteilles, parce que cest le premier objet absolument nonmodifi, sur lequel Duchamp a inscrit une phrase qui est dailleursperdue , quil a sign, et puis quil a laiss traner dans son atelier,mais dont la postrit plus ou moins immdiate a fait un objet dart.Aprs a, il y a eu plusieurs autres readymades, dont un peigne en mtalpour chien, une couverture de machine crire Underwood, une pelle neige, trs clbre, intitule In Advance of the Broken Arm, enfin leplus clbre de tous, le fameux urinoir intitul Fountain, sign dunpseudonyme, R. Mutt, et soumis mais non expos, cest toute unehistoire au premier salon de la Society of Independent Artists New-York en 1917. Un readymade est donc une uvre dart que lartiste napas faite de ses mains, mais quil sest content de choisir, de signer et denommer.Devant un tel objet, on peut videmment dire ceci est beau. Mais diredune pelle neige ou dun urinoir que cest un bel objet nen fait pasde lart pour autant. Cela resterait un jugement esthtique de typeclassique portant sur le design de cette pelle neige ou de cet urinoir. Orce nest pas ainsi que ces objets ont fait leur entre dans lhistoire de lartcontemporain. Cest plutt par une phrase qui apparat comme unbaptme ou un rebaptme, la phrase ceci est de lart.Sur le modle dela phrase, tu tais Simon, je te rebaptise Pierre, et sur cette pierre jebtirai mon glise, on dirait : tu tais pelle neige, je te rebaptise art,et sur ce nouveau nom, janticipe que lhistoire subsquente construiraun consensus. Effectivement, aujourdhui, on peut dire que cette gliseduchampienne a t btie, que ce consensus mme sil ne stendpas tout le monde, bien sr est suffisant pour que lobjet en questionse retrouve au muse. Donc, entre lpoque de Delacroix (pour assignerun dbut arbitraire la modernit) et la ntre, il y a quelque chose quia d changer dans lhistoire de lart, puisque cest un fait historiquequapplique lurinoir de Duchamp, la phrase ceci est de lart aservi exprimer un jugement sur une chose que rien ne prparait trede lart par ailleurs. La question concerne maintenant la nature de cejugement.

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    2. COMMENT LA FORME PRDICATIVE DE LA PHRASE CECI EST DELART PARAT EN FAIRE UN CONSTAT CONCEPTUEL OU UN JUGEMENTATTRIBUTIF ANALOGUE CECI EST UNE CHAISE OU CECI EST UNEPIPE.

    (Ceci est une pipe, je lavais not ironiquement pour voquer unengation que tout le monde connat et veiller votre sagacit danalystes ce que cette ngation peut contenir de dngation.)Effectivement, ceci est de lart a grammaticalement une structureprdicative du mme type que ceci est une chaise. Or, vous compreneztout de suite quil y a quelque chose qui cloche l-dedans dans la mesureo je nai rien dans la dfinition traditionnelle du mot art qui mepermettrait de reconnatre comme art un objet tel quune pelle neigeou une pissotire, alors quil me suffirait de matriser la dfinition dunechaise dans le dictionnaire pour tre capable de reconnatre lobjetcorrespondant la dfinition, mme en supposant que je naie jamaisvu de chaise. Je nen possderais pas moins le concept de chaise. Cettesorte dvidence le fait que la phrase ceci est de lart, accroche un readymade a une structure du type du constat ou du jugementattributif a prcisment engendr chez les interprtes de Duchamp,tant chez les thoriciens que chez les artistes, limpression que ce queDuchamp aurait fait, cest accrocher le concept dart lobjet dsignpar le mot ceci dans la phrase ceci est de lart. Et lart serait ainsiun concept. Trs curieusement, les mmes personnes qui disent celadisent galement que Duchamp a transform le concept dart, et que leconcept dart tel quil peut sappliquer un readymade nest pas lemme concept dart que celui qui pouvait sappliquer aux oeuvres quirelvent de lesthtique classique.Tablant sur cette attribution du soi-disant concept dart un objet, unenouvelle catgorie dart est apparue dans la foule de la postrit deDuchamp, savoir, prcisment, lart conceptuel. Ce quon appelle artconceptuel, qui dailleurs mon avis ne mrite pas trs bien son nom, estune nouvelle cole artistique qui est apparue il y a une petite trentainedannes, vers le milieu des annes soixante, et sest cristallise vers la finde la dcennie autour dune srie dartistes, dont le groupe Art andLanguage et Joseph Kosuth, qui ont fait de la thorie de lart en tant quepratique de lart mon avis, une trs mauvaise thorie. Kosuth, dansun texte publi en 1969, intitul Art after philosophy (et qui suggreune espce de renversement de la proposition heglienne), prtend quele mot art est un concept et que le readymade de Duchamp a fait ladmonstration que lesthtique au sens classique a t disqualifie. Cequi compterait dsormais, et qui constituerait la nature de lart, ce sontles apports conceptuels que font les artistes et la faon dont ilstransforment le concept dart en lanalysant. En fait, ces apports

    conceptuels sont plutt des soustractions, et les artistes ninventeraientrien, puisque Kosuth prtend dans ce texte que le concept dart est unconcept analytique, qui contient donc tous ses prdicats en lui-mme,et non pas un concept synthtique. Selon lui, il suffit de procder uneenqute philosophique du type de la philosophie analytique pour dgagerles proprits de lart, et chaque artiste, en tout cas depuis Duchamp,na apport quelque chose lhistoire de lart que dans la mesure o ildgageait, par une procdure danalyse de ce genre, des propritsjusque-l non reconnues du concept dart. Cette thorie de Kosuthsoutient galement sa propre pratique dartiste conceptuel.Je voudrais me porter en faux contre cette thorie. Mais je ne veux pasmacharner contre Kosuth qui, en tant quartiste, et dans la mesure oil soutient sa pratique dune thorie qui prtend justement que lart estune thorie, court videmment le risque quon lui dise : si votre thorieest mauvaise, votre pratique ne vaut rien non plus. Cela ntait pas vraipour des artistes comme Czanne ou comme Mondrian Czannenavait pas de thorie, et Mondrian avait des thories trs fumeuses surdes tas de choses, mais son art est en quelque sorte totalement tanche, mon avis, par rapport ses thories. Kosuth, par contre, rclamefatalement de se voir juger laune de sa propre thorie, et tant pis pourlui si elle se retourne contre lui. En fait, son texte est trs intressantcomme symptme dune impasse thorique sur laquelle il est loin dtrele seul avoir but, puisquil a t rejoint, dans les mmes annes, pardes esthticiens professionnels, tels George Dickie, qui dfendent despositions tout fait semblables. On peut dire quil y a un courant assezdominant dans la thorie de lart de ces vingt dernires annes, surtoutanglo-saxonne, qui prtend quon en a fini avec lesthtique, au sensembarrassant du sentiment, au sens du jugement de got, et que le touta t remplac par une analyse conceptuelle, pragmatique ouinstitutionnelle. Une grande partie du travail que jai essay de faire at suscite par les impasses de ce courant, tant ces problmes meconcernaient pour pouvoir naviguer dans lart contemporain, et tantjtais insatisfait par les discours dominants sur la question, tout en tant,bien sr, aussi insatisfait que mes adversaires par lesthtique classiquedu got. Elle tait en effet disqualifie, mais pas l o eux le croyaient.A partir du moment o jai compris cela, cest Kant le sommet delesthtique classique qui est devenu lenjeu du dbat.

    3. COMMENT EN RALIT TOUT CE QUE DIT KANT DU JUGEMENTESTHTIQUE CECI EST BEAU CONTINUE SAPPLIQUER CECIEST DE LART, SAUF QUE LE SENTIMENT SUR LEQUEL REPOSE UNTEL JUGEMENT NEST PLUS NCESSAIREMENT PRIS DANSLALTERNATIVE DU PLAISIR ET DE LA PEINE. LART MODERNEAUTORISE TOUS LES SENTIMENTS, Y COMPRIS LE DGOT ET LE

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    RIDICULE, SENTIMENTS DONT KANT DISAIT QUILS TAIENT LES SEULS RENDRE IMPOSSIBLES, RESPECTIVEMENT, LES JUGEMENTS SUR LEBEAU ET SUR LE SUBLIME. COMMENT LART MODERNE ENTRANEDONC POUR LESTHTIQUE UN AU-DEL DU PRINCIPE DE PLAISIR.

    La troisime Critique de Kant, La critique du jugement, signe la date denaissance vritable de lesthtique moderne. Elle a bien sr t prparepar tout le XVIIIe sicle anglais, par Burke en particulier, mais aussi parGerard, Addisson, Hutcheson, et par Shaftesbury pour commencer, eten Allemagne, par Baumgarten. Mais cest Kant qui le premier, et monavis pour toujours, a compris la structure du jugement esthtique et sonprofond paradoxe.Il y a dans la Critique de la facult de juger, comme vous le savez sansdoute, deux parties : la critique du jugement esthtique et lacritique du jugement tlologique. Laissons la seconde de ct ; etdans la critique du jugement esthtique, il y a encore deux parties,lanalytique du beau et lanalytique du sublime. Cest aveclanalytique du beau que je me dbats. Parmi dautres auteurs,galement conscients que lesthtique de la modernit ne saurait plustre lesthtique classique, et grands lecteurs de Kant, Jean-FranoisLyotard a relu de faon trs contemporaine lanalytique du sublime,et il fait passer toute lesthtique de la modernit travers le chas delaiguille de la question du sublime. Je trouve tout ce que Lyotard a pudire sur la question absolument passionnant, mais il y a plusieurs raisonspour lesquelles pour moi ce nest pas par l que a passe.Premirement, parce que mon exprience damateur dart mapprend mais cest trs subjectif que lart moderne, tel quil sestdvelopp depuis cent cinquante ans et tel quil aboutit lartcontemporain, na jamais rien eu faire avec le sublime. Ou alors, quandil a eu faire avec le sublime, il nest pas trs bon. Par exemple, le peintreavec qui, dit-on, le sublime merge dans lhistoire de la peinture, CasparDavid Friedrich, mest toujours apparu comme un peintre moyen, passuffisamment bon. Je ne peux pas justifier a, cest un jugementesthtique purement subjectif. Et ses tableaux qui correspondent leplus aux dfinitions de Burke ou mme de Kant sur le sublime, savoirles tableaux de montagnes, sont ses plus mauvais tableaux, le meilleurtant le Moine devant la mer, qui a peut-tre voir avec le sublimethoriquement, mais pas pour moi, esthtiquement. Je veux dire quemme un artiste comme Turner, qui certainement, lui, a voir avec lesublime, est mon sens moins bon que sa rputation ne le fait exister. Cesont des jugements tout fait personnels : pour moi, lesthtique de lamodernit ne passe pas par l. Le sublime me semble toujours tropdangereusement proche dune esthtique de leffet, et lesthtique deleffet, du kitsch.

    Ce que je viens de dire l ninvalide en rien ce que Lyotard a pu dire surle sublime, puisquil lui donne un tout autre sens, et je suis sans douteinjuste. Jadmets mme que je lui cause un tort, au sens que lui-mmedonne ce terme. Mais cest pour moi une question dconomie que dechercher le chemin thorique le moins coteux pour arriver dire unmaximum de choses thoriques tout en restant au plus prs de monexprience damateur dart, et de ne pas la trahir. Ceci dit, il y a une autreraison, moins subjective et plus thorique (mais je pourrais dire : plusstratgique), pour laquelle lesthtique du sublime ne me parat pasconvenir : il ny a pas dantinomie du sublime.Le sentiment du sublime implique bien une contradiction que lon vitlorsquon lprouve savoir, la simultanit de ces sentimentsdattraction et de rpulsion, de delight and terror, comme disait Burke.Mais, en tant quelle est constitutive du sublime, cette contradiction nerequiert pas de rsolution philosophique, comme cest le cas pour lesantinomies. Cest par la rsolution de lantinomie qui est au centre delanalytique du beau, cest--dire de lanalytique du got, que pour moila relecture de Kant est passe.Il sagissait de relire la troisime Critique en partant de lhypothse amenepar le readymade la seule vraiment plausible si lon prend sonexistence en tant quart au srieux selon laquelle la phrase ceci estde lart nest pas un constat mais bien un jugement, et selon laquellece jugement est esthtique et non pas conceptuel. Quest-ce quunjugement esthtique ? Cest un jugement sentimental. Malgr tout lescepticisme avec lequel une oreille analytique peut entendre la notionde sentiment, de mme que la ralit des sentiments, je ne vois pas demeilleure dfinition du mot esthtique que sentimental. Et je citeKant l-dessus, qui dit : Pour distinguer si une chose est belle ou non,nous ne rapportons pas la reprsentation lobjet en vue duneconnaissance, mais nous la rapportons au sujet et au sentiment de plaisiret de peine de celui-ci. Le jugement de got nest donc pas un jugementde connaissance, par consquent il nest pas logique mais esthtique.Esthtique signifie : ce dont le principe dterminant ne peut tre quesubjectif. Nous rapportons donc lintuition ou la reprsentation (cest--dire la perception) de lobjet que nous avons sous les yeux, non pas un concept qui nous permettrait de le ranger dans une catgorie de laconnaissance, mais au sentiment. Quel sentiment, dit Kant ? Le plaisirou la peine ; le sentiment esthtique serait pris dans cette alternative.Puisque la phrase ceci est de lart se serait, selon mon hypothse,substitue la phrase ceci est beau pour exprimer un jugementesthtique moderne, posons-nous la question de savoir si lesthtiquekantienne reste ou non valable, si on remplace tout simplement le motbeau par le mot art partout o on le rencontre dans le texte deKant. Cest ce que jai fait, et je vais tout de suite lantinomie. Le gnie

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    de Kant a t de prendre au srieux le fait que nous utilisons pour exprimernos jugements de got (Kant pensait surtout la nature, au coucher desoleil, des phnomnes de ce genre, peu importe) des phrases du typececi est beau, pour dire en ralit le sentiment qui nous anime loccasion de la perception de ces phnomnes. Cest trs trange, parceque si vraiment je voulais exprimer un sentiment personnel, je dirais :ceci me plat, ceci me procure le sentiment de plaisir. Or, dans toutesles langues, et depuis trs longtemps, on emploie des phrases commececi est beau. Tout se passe comme si lobjet tait dot dune propritobjective, qui est la beaut, de la faon dont il est dot dune propritde couleur, par exemple. Si je dis ce livre est bleu, tout le monde peut, moins dtre daltonien, le constater. On peut mme le prouver en sepassant du sujet humain : je peux prendre un colorimtre et mesurer lalongueur donde de la lumire rflchie par ce livre, et constater quelletombe dans la bande du bleu. Si je dis : ce livre est beau, je prte lobjet une qualit objective quil na pas, puisquen ralit elle nestque la traduction de mon sentiment subjectif : ce livre me donne unsentiment de plaisir. Or, dit Kant, cette expression objective que nousutilisons, bien quelle ne soit absolument pas dmontrable, est justifie.Davoir pris au srieux la prtention du jugement de got lobjectivitalors quil ne saurait tre que subjectif, ctait dune simplicit gniale,et cest loeuf de Colomb de lesthtique. Kant crit :Lantinomie du got se prsente donc comme ceci : thse : le jugement de got ne se fonde pas sur des concepts, carautrement on pourrait disputer ce sujet, cest--dire, dcider par despreuves. antithse : le jugement de got se fonde sur des concepts, carautrement, on ne pourrait mme pas, en dpit des diffrences quilprsente, discuter ce sujet, cest--dire, prtendre lassentimentncessaire dautrui ce jugement.Une antinomie comprend donc une thse et une antithse dont il sagitde dmontrer que les deux sont vraies. Thse le jugement de got nese fonde pas sur des concepts ; il ny a pas de concept de la beaut, il nya que les sentiments subjectifs du beau, qui varient dindividu individu.On ne peut donc pas en disputer, et le proverbe populaire dit : desgots et des couleurs, on ne discute pas. (On devrait dire, si on tait plusphilosophe, on ne dispute pas.) Antithse et pourtant, se ditKant, sil ny avait que cet aspect subjectif du jugement de got, on enresterait au jugement sur lagrable qui, lui, se contente dtre simplementsubjectif, tant un jugement du type ceci me plat, et nous neprendrions pas la peine de prtendre rclamer lassentiment dautrui notre jugement. Or, lorsque nous disons ce livre est beau, nous disons: mme si je ne peux pas prouver sa qualit de beaut comme je peuxprouver sa couleur, en fait, ce que je dis, cest quil devrait tre beau

    pour tout le monde. Cest--dire que ce nest pas vritablement unequalit objective que je prte lobjet, mais bien un accord subjectifuniversel que je postule ou que je rclame chez tous les sujets. Cest unephrase qui est au fond un impratif, un prescriptif qui prend lalluregrammaticale dun descriptif. Cela veut dire : vous devriez tredaccord avec moi, ou : jen appelle au consensus de tous, au sensuscommunis, comme disait Kant. Lantithse dit donc que le jugement degot doit bien se fonder sur un concept, cest--dire sur quelque chosequi a une valeur, sinon objective, du moins universelle, car autrement,on ne pourrait mme pas discuter ce sujet. On ne se bagarrerait mmepas, a ne nous viendrait pas lesprit de nous bagarrer sur des jugementsde got. Or, on le fait. Je pense que le coup de gnie de Kant a t deremarquer que cette antinomie tait constitutive du jugement de got,et que sa prtention lassentiment universel tait justifie.Je nentre pas dans la question, parce que a prendrait trop de temps,de voir comment Kant rsoud lantinomie, comment par une srie dejugements rflchissants, doprations de la rflexion, il arrive exigercomme une exigence transcendantale que lhumanit entire soit dotedune facult qui est la facult de juger et qui nest rien dautre,dailleurs, que ce sensus communis, ce sens commun Kant dit lui-mme ce sentiment commun, dont pourtant rien ne me prouve quilexiste, mais que je suis requis de postuler sur un plan transcendantal.Je vais commenter cela autrement. On dit : la musique adoucit les murs.Quest-ce que a veut dire ? a veut dire que, mme si tous les jours laralit du monde dment cela, il y a quelque chose dans lart, dans laculture et dans le jugement esthtique qui est de lordre dun appel la paix. la paix sur terre, lassentiment, au sentiment commun, quelquechose quon pourrait appeler, si on est humaniste, un sentimentdappartenance commune lhumanit, ou une solidarit, un sens dela communaut. Or, rien ne prouve quil existe, et Kant est aussi sceptiquedans la troisime Critique quil ne la t dans les deux premires. Rienne me prouve que les hommes ont un sentiment commun, rien ne meprouve quils sont dous pour la paix. Au contraire, la guerre et ledissentiment sont de rgle. Et en art, en art moderne en particulier, jedirais que le niveau de lampli a t mont considrablement en ce quiconcerne le dissentiment, puisque lart qui a fait la fortune du XXe sicleest un art de la dissonance, en musique comme en peinture, comme enposie, comme partout ; un art de lantagonisme, de la brisure, un artqui a cass les conventions, cest--dire un art du dissentiment, un artqui provoque et qui en appelle au dissentiment plus quau sentimentcommun. (Que cela corresponde, en art, lnorme difficult quil y a tre encore humaniste aujourdhui, ou faire encore confiance ausujet rationnel des Lumires, cest lvidence. On voit pointer l la questiondun au-del du principe de plaisir.)

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    Jai donc tent de relire Kant (d)aprs Duchamp. La thse, qui chezKant est que le jugement de got ne se fonde pas sur des concepts,devient donc chez moi que la phrase ceci est de lart ne se fonde passur des concepts. Et lantithse, que la phrase ceci est de lart doitquand mme bien se fonder sur un concept. La rponse thorique quejai cru pouvoir donner cette antinomie est de traduire la thse par :lart nest pas un concept, cest un nom propre, et lantithse par :lart est un concept, cest lide dart comme nom propre (ce quidonne moins une rponse thorique quune rponse historique, datede la modernit. Je ne peux pas dvelopper a ici ; je lai fait dans lesdeux premiers chapitres dAu nom de lart.) Le mot art, quand il estemploy pour exprimer un jugement esthtique, est un nom propre,cest--dire un nom dont on ne peut absolument pas donner unedfinition, mais dont on ne peut que pointer les rfrents. Par exemple,je mappelle Thierry. Je ne suis videmment pas le seul Thierry sur laplante, je ne suis peut-tre pas le seul Thierry dans cette salle, mais jemets quiconque au dfi de trouver des caractristiques communes auxThierry (sauf celles dtre de sexe masculin et de langue franaise). Apart cela, dans le mot Thierry, rien ne dit si les Thierry sont grands oupetits, maigres ou gros, blonds ou bruns, etc. Alors que du mot chaise,je peux dduire une srie de proprits qui sont comprises analytiquementdans le concept de chaise.Vous voyez maintenant pourquoi il a fallu le readymade de Duchamppour que cette thse advienne. En effet, rien ne distingue la pelle neigede Duchamp dune pelle neige quelconque, si ce nest quelle a tbaptise du nom dart. Ce baptme, je le considre videmment commeextrmement signifiant, et comme porteur dune vrit gnrale. Unreadymade tant un objet quelconque (pelle neige, urinoir, peigne,etc.), il nest donc que lindice de ce que le rfrent de ceci, dans laphrase ceci est de lart, est lui-mme quelconque. Ce qui vaut pourtelle oeuvre de Duchamp vaut pour toute oeuvre dart, dans la modernit.Voil donc la thse que je dfends : quand il est employ pour baptiser,le mot art est un nom propre dont on ne peut que dsigner les porteurs.O sont les Thierry ? En voil un, en voil un, en voil un. O sont lesuvres dart ? En voil une, et encore une, et encore une. Gnralisons: si on me demandait quelle est votre notion de lart ?, je rpondrais(une rponse qui vaut pour vous comme pour moi comme pourquiconque) : je nai proprement parler pas de notion de lart, pas dethorie. Mais je peux vous montrer les oeuvres auxquelles je pense quandje dis art. Lart nest pas un concept, cest une collection dexemples.Je vais vous illustrer ceci par un schma.La phrase ceci est de lart est en ralit une phrase dans laquelle et lemot ceci et le mot art peuvent tre remplacs par une de ces petitesmains lindex point qui sont comme licne mme des dictiques. Le

    mot ceci est videmment un dictique, un dsignateur dont le dsignvarie selon le rfrent indiqu. Et le mot art et ceci est beaucoupmoins vident est aussi un dictique, mais dun genre particulier,cest un dsignateur rigide, comme dirait Saul Kripke, autrement dit, unnom propre. (Kripke a une thorie des noms propres comme dsignateursrigides qui me convient parfaitement, sans que je me sente obligdadhrer pour autant son essentialisme philosophique).Le mot artnest donc pas un concept, cest une collection dexemples diffrentepour chacun. Je vais mettre quelques-uns des miens dans le schma, aubout de la petite main que reprsente le mot art : la Joconde, unPollock, parce que cest un artiste que jaime normment, un Czanne,loiseau de Brancusi, un dernier quattuor de Beethoven, un livre quejaime bien, etc. Chacun se fait sa propre collection, et ce qui donnelimpression que le mot art est un concept, cest quil a beau se rfrer tout ce quil y a dans la collection, de lui-mme il ne la montre pas. Ici,dans le schma, jexplicite ce qui dordinaire reste implicite. Alors, lorsqueje dessine ici, au bout de lautre petite main que reprsente le motceci, la pissotire de Duchamp, et que je dis ceci est de lart, je nesubsume pas cet objet sous un concept, je le fais rentrer dans ma collection.Cest en quoi la phrase ceci est de lart est un jugement esthtique,un jugement comparatif, la copule est, qui exprime une apparenteidentit dessence, tant ce par quoi stablit la comparaison (jyreviendrai). Donc cette phrase est un baptme qui applique la pissotirede Duchamp le nom propre, art, lequel avait dj t appliqu de lasorte toute une srie dautres objets qui sont rentrs dans ma collectionau moyen dune semblable opration de baptme.Je rcapitule. La thse, dans lantinomie kantienne relue (d)aprsDuchamp serait : lart nest pas un concept, cest un nom propre ;lantithse serait : lart est un concept, cest lide dart comme nompropre. Je ne vais pas commenter longuement lantithse aujourdhui,a me mnerait trop loin, car elle conduit faire une mise en perspectivepost-moderne de lide rgulatrice dart dans la modernit (cest le sensde ce (d)aprs). Disons que la modernit serait cette priode de lhistoirede lart pour laquelle nous navions (ou navons) pas dautre usage dumot art que celui de sen servir comme dun nom propre. La modernitserait cette priode de lhistoire (qui, mon sens, nest pas finie), pourlaquelle les critres dterminant un jugement esthtique font dfaut,radicalement, tel point quon peut dire que le jugement esthtiquemoderne ne dispose daucun critre dterminant, mais quon se retrouvecas pas cas, tout nu devant la ncessit dexercer, comme disait Kant, sonjugement rflchissant, en baptisant lobjet jug du nom dart. Et a nevaut videmment pas uniquement pour lurinoir, mais pour toute uvre

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    dart de la modernit, des degrs divers.Je dois dire un mot sur le sentiment. Pour Kant, la phrase ceci est beaureposait sur lalternative du sentiment de plaisir ou de peine, ou sur unmixte des deux. On peut imaginer une gradation continue du plaisir lapeine et rciproquement. La phrase ceci est de lart, par contre, renvoie un choix binaire, et qui repose sur le sentiment davoir, ou de ne pasavoir, affaire de lart. Vous voyez aisment quun tel sentiment variedindividu individu, selon le got et les inclinaisons, et surtout, selon ledegr de culture de chacun. Lexpression le sentiment davoir affaire de lart ne dit rien sur la nature ou la teneur du sentiment en question,et autorise, au fond, nimporte quel sentiment, y compris le dgot et leridicule. Kant dit que ce sont les deux sentiments incompatibles avectout jugement esthtique : le dgot avec le got, cest--dire le beau,et le ridicule avec le sublime. Comme par hasard, ce sont prcisment lesdeux sentiments qui ont t invoqus le plus souvent pour motiver lejugement ceci nest pas de lart port lencontre de lart moderne.Cest l que je pense pouvoir glisser une hypothse de travail qui rveilleraitla question de la Verneinung. Tout ce qui compte aujourdhui commechefs-duvre de la modernit, depuis Lenterrement Ornans deCourbet jusquaux Demoiselles dAvignon de Picasso, en passant par LesFleurs du mal de Baudelaire, Madame Bovary de Flaubert, Le sacre duprintemps de Stravinski, Ulysse de James Joyce, le Djeuner sur lherbede Manet au Salon des Refuss, et une multitude dautres uvres, a ten butte des jugements du type ce nest pas de lart, a, ce nest pasde la peinture, ce nest pas de la musique, ce nest pas de la littrature.De tels jugements ont mon sens tous la structure dune dngation, neft-ce que parce que prononcer le non-art est dj une maniredaccrditer le fait que lobjet en question est candidat lart. On neparlerait pas dune pissotire comme tant du non-art ou de lanti-artsi on ne ressentait pas violemment quil y a au moins quelquun quiprtend que cest de lart. Le jugement ce nest pas de lart, a ! a tprononc avec une rgularit dhorloge tout au long de la modernit, eta toujours t argument en invoquant des sentiments qui versaient soitdu ct du dgot, soit du ct du ridicule. On a dit de la peinture deCourbet quelle tait dgotante, on la dit de Manet galement. Et ona dit propos dune quantit dartistes pensez aux dadastes parexemple que leur uvre tait ridicule. Ou lart moderne estdgotant, avec tout ce que a comporte videmment de retour durefoul sexuel, voire scatologique, ou lart moderne est ridicule. Dunct, cest de la merde, et de lautre, un enfant de cinq ans peutfaire a.Lhistoire, jusqu nouvel ordre, a invers ces jugements. Il faut donc enconclure quon peut faire de lart moderne, et en juger, avec tous lessentiments, y compris ceux qui paraissaient exclure jusqu la possibilit

    mme dun jugement esthtique. Lexpression de ces jugements dedgot et de ridicule na pas empch le Sacre du printemps, Ulysse,lOlympia ou Madame Bovary dtre aujourdhui reconnus comme deschefs duvre de la modernit.Je viens de dire que tous les sentiments sont autoriss par lart moderne.Or il me vient subitement un doute dont jaimerais mouvrir vous,puisquil se fait que je madresse aujourdhui un auditoireprincipalement constitu danalystes. Il semblerait que pour Freudcomme pour Kant, il ny ait au fond quun sentiment ou deux : leplaisir et la peine, le plaisir et le dplaisir. Peut-tre y a-t-il quelque chosede trs pertinent l-dedans. Freud na pas perdu son temps faire unprincipe pour chacun des sentiments que lon peut prouver. Il y a leprincipe de plaisir et le principe de ralit. Et puis, dans la deuximethorie des pulsions, il y a Eros et Thanatos. Il ny a pas trente-six millepulsions. Et dans le texte sur la Verneinung, il y a des choses trsnigmatiques, puisque Freud voque un plaisir de la ngation, un plaisirdont Lacan tire quelques ficelles en direction du sadisme, dune part, eten direction de la Verwerfung, de la forclusion, dautre part. Je ne saispas trs bien quoi faire avec a. Sauf que peut-tre, aprs tout, unequestion se pose : avons-nous besoin dune typologie des sentimentspour avancer sur un plan thorique vers une esthtique de la modernit,ou pouvons-nous aprs tout nous contenter du plaisir et du dplaisir ?Mais alors, que faire de la deuxime thorie des pulsions, que je viensdvoquer ? En tout cas, il me semble que ce nest pas par hasard quelAu-del du principe de plaisir, texte combien nigmatique etspculatif de Freud, soit n dans la mme poque de lhistoire qui aengendr les uvres dart dont jai parl tout lheure, et quil aittrouv son point de dpart dans une rflexion sur les nvrosestraumatiques. Quand on pense que lesthtique de la modernit estlargement une esthtique du choc, du trauma (Walter Benjamin avaitcommenc la thoriser), il doit y avoir l quelques pistes. Je laisse a ensuspens, mais ce sont des questions que jaimerais bien adresser auxpsychanalystes.

    4. COMMENT CELA CORRESPOND, DANS LORDRE DE LA PRATIQUE ETDE LAPPRCIATION DE LART, UNE DISSOLUTION RADICALE DESCONVENTIONS, ET COMMENT CELA MET EN PRIL LA POSSIBILIT MMEDEXERCER UN JUGEMENT ESTHTIQUE COMPARATIF.

    Je vous ai dit que je nallais pas vous expliquer comment on passe dujugement esthtique classique, du type ceci est beau, au jugementceci est de lart. Maintenant, je pense pouvoir vous dire quelque chosesur ce passage. Des formules du jugement esthtique classique, du typece tableau est beau, ce morceau de musique est sublime, ce paysage est

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    pittoresque, etc. supposent que lon sache ce quest un tableau, cequest un morceau de musique, ce quest un paysage, ce quest unpome, ce quest une pice de thtre, et ainsi de suite. Il doit donc yavoir un certain consensus social autour des conventions spcifiques chacun des arts en particulier. Or, avec Duchamp, on est pass dunsystme qui, au XVIIIe et au XIXe sicle sappelait les Beaux-Arts, unsystme qui sappelle aujourdhui lart, au singulier et sans le motbeau cest--dire, lart en gnral. Ce passage ne va pas de soi. Jeme cite, si vous permettez : On ne devrait jamais cesser de smerveiller,ou de sinquiter, de ce que notre poque trouve parfaitement lgitimeque quelquun soit artiste sans tre peintre, ou crivain, ou musicien, ousculpteur, ou cinaste, etc. La modernit aurait-elle invent lart engnral ? Cette phrase, que javais crite sur la quatrime de couverturede mon livre, Au nom de lart, ne me quitte pas.Prenons lexemple de la peinture. Tant que nous sommes dans unecivilisation classique, qui a une certaine stabilit sociale, la socit (cest--dire la classe cultive, qui seule compte) saccorde sur les dfinitionstechniques de ce quest lobjet nomm tableau. Un tableau, cest unobjet plat, qui est transportable, qui pend au mur, qui a un cadre, quireprsente quelque chose, en perspective, en accord avec les rgles dungenre (portrait, paysage, nature morte, peinture dhistoire, etc.), qui estpeint lhuile, la main, par quelquun. Voil, grossirement nonce,la liste des conventions qui font la dfinition dun tableau la fin duXVIIIe sicle. Je peux donc reconnatre un tableau quand jen vois un,de la mme manire exactement que je peux reconnatre une chaisequand jen vois une. La phrase ceci est un tableau na rien dunjugement esthtique, cest un constat. Si ensuite je dis, cest un beautableau, ou ce nest pas un beau tableau, l je formule videmmentun jugement esthtique. On aurait donc, dun ct, les conventions dutableau et, de lautre, lapprciation de ce que lartiste fait avec cesconventions, et comment ventuellement il les sublime.Oui, mais quest-ce que cest quune convention ? Une convention,cest quelque chose qui a deux faces : cest dune part une rgle, cestdautre part un pacte. Sous la premire face, les conventions de lart, oudun art donn, sont des rgles du faire et du juger, des rgles techniquesdu ct de lartiste et des rgles apprciatives du ct du public. Pourlartiste, les conventions de son art sont avant tout des prceptestechniques. Comment fait-on un tableau ? On prend de la toile, on latend sur chssis, on met du gesso blanc dessus, puis on prend des pinceaux,etc. Ce nest pas crit dans la nature, quil faille peindre sur toile, ni quilfaille peindre avec des pinceaux et pas avec ses doigts, pas en jetant lacouleur sur la toile, et ainsi de suite ; cest crit dans lhistoire, cest--diredans les conventions. Voil donc un certain nombre de conventions quisont des conventions du faire pour le peintre, et qui sont des conventions

    du juger pour les spectateurs. En effet, cest lintrieur de ces mmesconventions de la peinture que le spectateur apprcie la qualit delexcution, lit le sens du tableau et, plus gnralement, juge des qualitsrsultantes sur le plan sensible, ce quon appelle ordinairement les qualitsesthtiques.Jusquici, jai mis laccent sur le fait quil y a des rgles, techniques etesthtiques, et maintenant je mets laccent sur laspect social de cesrgles, sur le fait que ces rgles sont des conventions, cest--dire, unpacte. Pour signer un pacte, il faut tre au moins deux. Une conventiondun art donn, cest donc un pacte nou entre lartiste et sa clientle,lartiste et son public. Tant quon est dans une priode dite classique, lesconventions artistiques sont, dans lensemble, stables, ce qui veut direque les prceptes du faire et les critres du juger sont accepts par lesparties concernes par le pacte. Ceci implique aussi que les parties enquestion soient connues et se connaissent.Arrive la modernit. Quont fait les peintres, les crivains, les musiciens,les artistes quon a appels davant-garde, dans toutes les disciplines ?Ils ont cass une une les conventions. Ils ont bris les rgles techniques,ils ont transgress les convenances du got, ils ont progressivement dtruit,dconstruit ou abandonn toutes les conventions de leur art. Lesexplications de ce phnomne qui mettent laccent sur la nouveaut,sur lart pour lart, ou sur la volont de rvolution des artistes, et qui sentiennent cela, sont tautologiques ou en tout cas insuffisantes. Je pensequaucun artiste vritable ne brise une rgle pour le plaisir de briser unergle. Il y aurait une grande navet voir lavant-garde comme unebande de trublions qui ont transgress les conventions pour le plaisir decasser leur jouet. Quand on connat lhistoire de lart moderne, depuisau moins cent cinquante ans, on voit trs bien que tous les grands artistesont march dans la modernit reculons et quils ont abandonn desrgles parce quils nen sentaient plus la ncessit. Un vrai artiste, cesttoujours quelquun qui agit esthtiquement, cest--dire par sasensibilit. Sa sensibilit lui dicte que la rgle qui avait valu jusque l par exemple la rgle du clair-obscur pour Manet, ou la rgle de laperspective monoculaire pour Czanne , cette rgle, on ne peut plussen servir. Elle a perdu son sens, donc on labandonne, on la dtruit, onla dconstruit.Que veut dire maintenant quune rgle a perdu son sens, et quunartiste la brise parce quil le sent ou le ressent ? On peut faire deuxlectures de ce phnomne, selon quon met laccent sur la rgle en tantque prcepte esthtico-technique ou sur le fait que la rgle est uneconvention, cest--dire un pacte. On peut dire que cest sous la pressiondune rgle technique esthtiquement ressentie comme dsute, ouimpropre, ou vide de son sens, que lartiste brise le pacte, et que ds lorsil provoque le dissentiment au lieu de lassentiment. Ou bien, on peut

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    dire que cest sous la pression du pacte ressenti comme usurp, ouillgitime, ou injuste, ou fait au dtriment dun autre pacte, cest--diredans tous les cas dj travers de dissentiment, que lartiste brise la rgleesthtico-technique. Ces deux formulations sont les deux faces de lamme pice de monnaie, mais elles permettent, en simplifiant, deregrouper les artistes dits davant-garde en deux familles opposes maisquune seule thorie de lavant-garde explique. (Soit dit en passant,lavantage de cette manire de voir est dchapper lalternative dunevision formaliste et dune vision avant-gardiste de lhistoire de lartmoderne.)Prenons Czanne, par exemple. Voil quelquun qui ne se proccupe derien, et surtout pas de politique, mais seulement dobir ce que saperception lui dicte, et finalement a lui prescrit de fiche en lair toutela peinture classique. On peut dire a de Czanne, la petite sensationcolore, ctait tout pour lui. A tout le reste il tait passablementindiffrent. Et pourtant, il brise la rgle, il brise le pacte social. A lautreextrmit du spectre, prenons Courbet par exemple, qui avait dessympathies socialistes, ami de Proudhon, familier des saint-simoniens etdes fouriristes, de tout ce que le XIXe sicle comportait dutopiecommuniste avant la lettre. On peut dire que Courbet ressentait commeinjuste le pacte social qui, pour le nourrir comme peintre, devait le lier une certaine bourgeoisie parisienne, et quil prfrait de loin les paysansdOrnans. Mais cest en peinture, mme les conventions de lareprsentation, quil dnoue un pacte symbolique avec sa clientleparisienne pour en nouer un autre, imaginaire, avec une autre classesociale qui ne consomme pas sa peinture mais que lon voit dansLenterrement Ornans. Je viens de mentionner deux familles dartistes, lexemple de Czanne et de Courbet, et travers toute la modernitvous pouvez selon les tempraments faire pencher la balance dans unsens ou dans lautre. Cependant, je crois quon peut dire de tous lesartistes authentiques quils font les deux la fois : ils brisent la rgleesthtico-technique parce quils ressentent que le pacte social est usurp,et ils brisent le pacte, parce quils ressentent esthtiquement la rgletechnique comme tant illgitime.Et voil maintenant le fond de laffaire. La modernit, en art, commencequand on ne sait plus entre qui et qui le pacte est nou. Cest--dire,dune part, quand lart sadresse tout le monde et nimporte qui(question subsidiaire, qui me proccupe beaucoup, mais que jenaborderai pas aujourdhui : la modernit finit peut-tre quand on saitde nouveau entre qui et qui le pacte se noue, autrement dit, quand lartcesse de comporter une adresse universelle mais nest plus quun crneauspcialis dans lindustrie des loisirs), et dautre part, quand on narriveplus circonscrire les corporations dartistes par recours des dfinitionstechniques et esthtiques de leurs mtiers respectifs, autrement dit,

    quand tout le monde et nimporte qui peut tre artiste. Cest ce secondpoint qui indique lmergence de ce que jai appel lart en gnral,cest--dire le fait quon puisse tre artiste sans tre peintre, ou sculpteur,ou pote, ou musicien, etc., fait dont je continue penser quil ne fautpas sarrter de smerveiller et de sinquiter. Maintenant, le passagedes arts particuliers (peinture, musique, posie, architecture, que sais-je ?) lart en gnral aurait pu se faire partir de lun quelconque deces arts. Mais, pour des raisons historiques complexes, il se fait que cestdu champ des arts plastiques, plus prcisment, mme, de la peinture,quest sorti lart en gnral. En art plastique, a sest pass plusviolemment, plus fort et plus vite que dans les autres arts, et a sest passpar le truchement de Marcel Duchamp. Un seul exemple : sansDuchamp, y aurait-il eu John Cage ? John Cage a donn au bruit de la ruela mme dignit artistique ready-made que Duchamp une pelle neige. Pourtant, on continuera de dire que John Cage est un musicien,un compositeur, ou alors on lui niera toute prtention artistique (jaimoi-mme entendu Xenakis le faire). Ce qui explique quaujourdhui,aprs Cage, les galeries dart (mais pas les salles de concert) soient pleinesde gens qui disent : moi, je suis un artiste qui se sert du son. Unenouvelle catgorie est apparue ct du musicien, et pas dans les mmesinstitutions : cest lartiste qui fait du son.Je rcapitule. La ncessit ressentie par les artistes de la modernit debriser la rgle, de briser le pacte, fait porter le jugement esthtique surle pacte mme, sur la rgle, sur la convention.Cest ainsi quon passedun ceci est beau un ceci est de la peinture, puis un ceci estde lart. Tant que lon sentend sur les rgles qui disent un tableau,cest un objet plat accroch au mur, etc., le jugement esthtique consiste dire sil sagit dun bon ou dun mauvais tableau. Mais partir dumoment o, pour des raisons de ncessit interne ce que Kandinskyappelait la ncessit intrieure lartiste se sent contraint de briserle pacte qui fixe les conventions du tableau, il fait porter le jugement dabord le sien et puis celui du public qui il sadresse sur le pactemme, sur la convention. Lenjeu est ds lors de savoir si on va reconstituerun pacte social autour de la brisure de la rgle, et si la brisure de la rgleva pouvoir devenir une rgle son tour. A partir de ce moment-l,forcment, lartiste est en butte des jugements qui nient que lesconventions aient t respectes de faon suffisante, et qui dnientquon puisse identifier lobjet en question comme appartenant lacatgorie en question. A partir de ce moment, il nest plus question dedire du Djeuner sur lherbe, cest un mauvais tableau, il estsimplement question de dire, ce nest pas un tableau. Et cest bien cequi se passe, puisquil est refus au Salon de 1863.Vous me direz : oui, mais on le retrouve au Salon des Refuss. Prcisment.On a l la premire instance historique dun paradigme binaire ou

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    bien cest de la peinture (au Salon des Refuss), ou bien ce nest pas delart (au Salon tout court) se substituant au paradigme du jugementde got autorisant une gradation continue du plaisir au dplaisir lintrieur de conventions tablies. En 1874, onze ans aprs le Salon desRefuss, Manet avait prsent quatre tableaux au Salon ; une fois deplus, deux sont refuss et deux sont accepts. Parmi les refuss, il y a lefameux Bal masqu lOpra, un tableau qui devait sembler unregardeur de lpoque aussi chaotique quun Pollock un regardeurdaujourdhui. Et Mallarm, qui avait pour Manet de lamiti et une trsgrande admiration, a parfaitement compris lenjeu quand, prenant sadfense, il dit dans un article : Charg par le vote indistinct des peintresde choisir, entre les peintures prsentes dans un cadre, ce quil existevritablement de tableaux, le jury na autre chose dire que Ceci estun tableau, ou encore : Voil qui nest pas un tableau. Autrementdit, le jury na pas lgifrer esthtiquement, il na qu dire, dit Mallarm: voil la frontire. Or, ce dont Mallarm nest pas tout fait conscientmais quil sent quand mme, parce que sinon il ne laurait pas exprimainsi, cest quen fait, cette frontire, il ny a plus moyen de la fixerautrement quen en jugeant, puisque cest sur elle que les artistes fontporter le jugement esthtique. Dix ans plus tard, quand se cre la Socitdes artistes indpendants, dont la devise est Ni rcompense ni jury,lhistoire prend acte, en quelque sorte, de lintuition de Mallarm. A cemoment-l cest la foule, la foule baudelairienne, la foule anonyme desquidams, dire, non seulement si les tableaux prsents au Salon sont debons tableaux, mais si ce sont des tableaux tout court. Et donc, sils sontde lart.Le jury qui, en 1863, a accept Cabanel ou Baudry et a refus Manetdevait penser de luvre des premiers, ceci est de la peinture, et duDjeuner sur lherbe, ceci nest pas de lart, car ce nest mme pas untableau. Le passage de la formule ceci est un beau tableau (ou unebonne sculpture, ou un morceau de musique sublime, etc.) la formulececi est de lart, cest--dire, le passage que dans Rsonances dureadymade jai appel le passage du spcifique au gnrique, sest faitvia le jugement de non-art, propos duquel jaimerais bien quon voqueune nouvelle fois la Verneinung, la dngation ceci nest pas untableau. Ce passage serait comme un moteur trois temps, dont lemouvement a propuls toute lhistoire des avant-gardes. Premier temps: la sensibilit dun peintre comme Manet lui dicte de faire porter lejugement esthtique sur les conventions de la peinture, et donc dencourirle risque quon dise de son tableau : ce nest pas de la peinture, ce nestpas de lart. Ainsi se dessine une dynamique qui divise le mtier depeintre en deux : un domaine spcifique sur lequel se cltmomentanment une dfinition ontologique de la peinture, et un vastechamp ouvert, gnrique, o se trouve rejet ce qui, tout aussi

    momentanment, nest pas reconnu comme art. Deuxime temps : onremarque que lhistoire inverse les jugements initiaux. Une partie de cequi sest trouv momentanment rejet de lart (gnrique par ngation)rintgre la peinture (spcifique par affirmation). Ainsi se dessine unparadigme qui oppose un ensemble rtrospectif la peinture djreconnue la projection anticipe dun inassimilable qui lui estessentiel : le non-art.Cette catgorie du non-art se trouve ainsi tre un trs curieux no mansland, qui contient aussi bien les innombrables choses que personne najamais song ranger sous aucun des arts connus et reconnus, que certainsobjets, comme le Djeuner sur lherbe, qui, bien que possdant uncertain nombre des caractristiques permettant de les identifier commeappartenant un art en particulier (en loccurrence, la peinture), ensont nanmoins exclus pour en avoir transgress une ou plusieursconventions momentanment juges comme indispensables. En 1863,le Djeuner sur lherbe nest pas admis au paradis de lart quest leSalon. Mais il nest pas non plus rejet dans un enfer dfinitif. Il estau Salon des Refuss, quon peut bien dsigner comme le purgatoirede la peinture la plus avance de son temps. Un purgatoire spcifique,o le Djeuner sur lherbe, jug tre un non-tableau, ctoie dautrespeintures en sursis. Mais, jug du mme coup non-art, le Djeuner surlherbe est aussi renvoy ailleurs, dans les limbes de tout ce qui nesaurait prtendre lart faute de prsenter la moindre caractristiqueformelle capable de laffilier spcifiquement telle ou telle pratiqueartistique. Et voil : cest de ces limbes gnriques que Duchamp tireraplus tard les readymades.Une fois tire de ces limbes, la pissotire de Duchamp est de lart, ellenest videmment pas de la peinture, elle nest pas non plus de la sculpture.Elle nest un candidat plausible au titre de sculpture qu conditiondabord de la regarder comme art. Sinon, cest tout simplement unebelle pissotire, ou une laide pissotire, peu importe. Les readymades deDuchamp signent donc lavnement de lart en gnral, de lart au sensgnrique du terme, toute spcificit abolie. Jaimerais suggrer ici unepiste (que je nai pas emprunte lors de mon expos la Cause freudienne,mais qui mest venue lesprit au moment de sa rdaction dfininitive)qui me parat relancer la question de la Verneinung. Nous venons de voirque pour passer du spcifique au gnrique, autrement dit, de la phrasececi est un (bon) tableau, telle quelle exprime le jugement esthtiqueclassique, la phrase ceci est de lart, telle quelle baptiseesthtiquement un readymade, il a fallu en passer, logiquement, parune phrase comme ceci nest pas un tableau et donc pas de lart, tellequelle a pu sappliquer, historiquement, au Djeuner sur lherbe.Limplication ceci nest pas un tableau et donc pas de lart est unengation appuye sur une dngation. A elle seule, la phrase ceci nest

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    pas un tableau nimplique pas ncessairement que le ceci en questionne soit pas de lart : un concerto de Beethoven nest pas un tableau, cestpourtant de lart. Et si je dis quun concerto de Beethoven nest pas untableau, je ne commets pas une dngation. A elle seule, la phrase cecinest pas de lart nest pas ncessairement une dngation non plus,surtout pas (oublions Duchamp) si elle se rfre un objet tel quunepissotire. Cest simplement un jugement assertorique ngatif. Le signele plus sr de la dngation, cest le donc qui lie les deux phrases. Leparalogisme qui consiste tirer une conclusion ngative gnrale dunemineure ngative particulire (la majeure tant quelque chose commela peinture est un art ou tout tableau peint appartient lart) doitavoir un nom en logique, je ne sais lequel. Je ne sais pas non plus silexprience clinique des analystes confirme quil y a, de manire gnrale,dans un tel paralogisme lindice dune dngation, mais ce que je sais,cest que si, devant le Djeuner sur lherbe, par exemple, un sujet infreun ceci nest pas de lart de son sentiment que ceci nest pas de lapeinture, cest quil sait que cest bien de la peinture et quil lednie.Je laisse ces rflexions en ltat, bien que, vous verrez, je nen aie pas finiavec la dngation, ni dailleurs avec la logique du donc, de limplication.Je voudrais maintenant reformuler le problme du passage du spcifiqueau gnrique par rapport cette logique. Disons dabord que je peux, bon droit, dire devant un tableau traditionnel : ceci est de la peinture,donc de lart. Je sais que la peinture est un art, et je constate que ceci estun tableau, par comparaison avec les choses que je sais tre des tableaux.Je note simplement que le ceci en question en respecte les conventions.Si maintenant je dis de ce tableau, cest un bon tableau, je le jugeesthtiquement. Il me donne le sentiment dtre un bon tableau, iciencore, par comparaison avec dautres tableaux que jai, par exprience,appris estimer comme de bons tableaux. Je compare les tableaux, jecompare aussi mes sentiments, et tout se passe comme si je me disais : cetableau que jai devant les yeux me donne un sentiment comparable(en intensit, en qualit, disons, en plaisir), au sentiment que medonnent dautres tableaux que je juge bons, donc cest un bon tableau.Mais si, devant la pissotire de Duchamp, je juge esthtiquement quececi est de lart, quels autres objets est-ce que je la compare ? A quelsentiment est-ce que je compare mon sentiment davoir affaire delart ? Et comment la comparaison opre-t-elle, puisque je nai aucunebase de comparaison do je puisse tirer une implication logique ?

    5. COMMENT MALGR TOUT LE JUGEMENT ESTHTIQUE MODERNEET CONTEMPORAIN COMPARE LES INCOMPARABLES.

    Comment puis-je comparer la pissotire de Duchamp tout ce que macollection imaginaire comprend sous le nom (propre) dart ? Soit ditentre parenthses : je prsume que tout jugement esthtique est

    comparatif, pas ncessairement consciemment. Le jugement esthtiqueabsolu nexiste pas ; il est toujours comparatif. Tout se passe comme si,devant tel objet, vous passiez en revue trs rapidement tous les candidatsplausibles la comparaison, parmi les choses qui sont bien entendu djappeles art par vous. Alors, comparer un tableau dautres tableaux,a va, mais comparer une pissotire un tableau, cest plutt difficile.Ce que je compare, cest un objet que jai devant les yeux, avec quelquechose que jappelle ma collection personnelle, mais que je nai pas devantles yeux. Ceci peut voquer toute une srie de problmes, qui rsonnentincroyablement, dans le texte sur la Verneinung, avec la question desretrouvailles dont Freud parle. Hyppolite le souligne, dans ce texte, il estquestion dun jugement dattribution et dun jugement dexistence ;la phrase ceci est de lart a lapparence dun jugement dattribution :jattribue le prdicat art lobjet dsign par ceci, le prdicatart tant cens disposer dune srie de critres. Or, ce nest pas unprdicat, cest un nom propre. Il ny a pas de critre, il y a seulement uneliste duvres qui font dj partie de ma collection, et qui me tiennentlieu de critre, cest--dire, en fait, de base de comparaison. Cestpourquoi le jugement esthtique serait plutt de lordre du jugementdexistence que du jugement dattribution. Dans le jugementdexistence dont parle Freud dans ce texte, et que souligne trs bienHyppolite et puis Lacan sa suite, il sagit, tant donn une reprsentation,de juger si oui ou non elle a un corrlat dans la ralit. Et Freud dit :Originellement, donc, lexistence de la reprsentation est dj un garantde la ralit du reprsent. Lopposition entre subjectif et objectif nexistepas ds le dbut. [Freud nous fait, Hyppolite le souligne, le mythe delorigine.] Elle stablit seulement par le fait que la pense possde lacapacit de rendre nouveau prsent ce qui a t une fois peru parreproduction dans la reprsentation sans que lobjet ait besoin dtreencore prsent au-dehors. Suivant lhypothse que le jugementesthtique est un jugement dexistence, cela donnerait : je me trouvedevant la pissotire ; jen ai une perception (une reprsentation, diraitFreud) ; jai dautres reprsentations mentales qui me viennent lespritpar association (consciente ou inconsciente), des reprsentations desinnombrables expriences esthtiques que jai faites par le pass et quiconstituent le tissu conjonctif de ma mmoire esthtique esthtiquesignifiant sentimentale. Et je my retrouve ou je ne my retrouve pas.Lpreuve de la ralit, qui me permettrait au fond de justifier par lesentiment la phrase ceci est de lart applique lobjet que jai devantles yeux, ce serait de savoir si dans la perception de cet objet, je retrouvedes qualits dont jai dj des reprsentations, charges daffects. Etquand Freud dit que la dngation opre une dissociation delintellectuel et de laffectif, je trouve a prodigieusement intressanten ce qui concerne la phrase ceci est de lart, puisque cette phrase,

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    dans le dguisement grammatical quelle adopte dun froid constat, faitprcisment cela : elle dissocie lintellectuel de laffectif, elle pose le motart comme sil tait un concept (cest lantithse dans lantinomiekantienne) et cache le sentiment sur lequel elle repose (et cest la thse).Jai bien conscience que jouvre des pistes nouvelles (pour moi), que jeles partage avec vous (analystes) parce quelles sont de votre comptence,mais que je les laisse en suspens. Cest frustrant. Mais cest la rgle du jeu: la piste de la Verneinung, dans laquelle Freud voit lorigine de toutjugement, me semble particulirement fconde pour ltude dujugement esthtique, et je men serais voulu de ne pas vous indiquerquici, lesthticien pourrait bien avoir besoin des lumires de lanalyste.Avis aux amateurs. Maintenant, revenons la question de la comparaison.Je pourrais me dire : bon, daccord, cette pissotire nest comparableen rien une uvre dart, parce que ses attributs formels ne relvent pasdes conventions qui font de ce Czanne un tableau, de ce Rodin unesculpture, de ce concerto de Beethoven un morceau de musique. Donc,je ne peux pas comparer. Mais je pourrais comparer les sentiments.Comparons des choses comparables, comparons des sentiments. Est-ceque le sentiment que me donne cette pissotire peut se comparer enintensit ou en qualit celui que me donne ce tableau de Czanne ouce concerto de Beethoven ? Cependant, cette formulation me laisseinsatisfait galement, parce quelle prsume que le sentiment voqupar une pissotire est comparable en droit celui quvoque un tableauou un concerto, que la comparaison est plausible. Ces sentiments, il fautbien convenir quils sont attachs des objets. Les objets seuls ne sontpas comparables entre eux, les sentiments seuls pas davantage. Il fauttrouver une quation qui lie ensemble objets et sentiments.Cette quation se trouve chez Kant divers endroits, dans la premire,dans la deuxime et dans la troisime Critique, partout o lemathmatique le cde au dynamique, partout o les principesconstitutifs seffacent devant les principes seulement rgulateurs,partout o le jugement dterminant fait dfaut et o y supple lejugement rflchissant. Elle sy trouve sous le nom danalogie, etdsigne une comparaison indirecte : A est B ce que C est D. Le plusfort, cest quelle se trouve chez Duchamp aussi, sous le nom bien choiside comparaison algbrique, et que lexemple quil en donne, avec sonhumour innarrable, est lincarnation ubuesque parfaite des rapportsque peuvent entretenir une porcelaine sanitaire et les sentimentsscatologiques quelle voque, quand le tout prtend aux valeurs levesde lart : arrhe est art ce que merdre est merde. Voici donc la formulepar laquelle seffectue le jugement esthtique qui me fait dire, devantla pissotire de Duchamp, ceci est de lart (voir le schma de tout lheure), en tant que ce jugement est comparatif : lobjet pissotire estau sentiment que cette pissotire me donne ce que lensemble des uvres

    dart de ma collection sont au sentiment que jai appris par exprience attendre des uvres dart, et que je rsume dun mot : le sentimentdavoir affaire de lart. Mettons cela sous forme de schma :Je nai pas dautre argumentation pour justifier que jai fait entrerlurinoir de Duchamp dans ma collection. Pour justifier mon jugement,il en faudrait un autre, qui juge que le premier est juste. Cest la thsekantienne : jadmets que mon jugement est subjectif, et jen appelle dans lempirique la jurisprudence de lhistoire de lart, surlaquelle je mappuie (je ne suis pas le premier juger que Fountain estde lart) et laquelle je demande de redire la justesse et la justice demon jugement. Mais je formule mon jugement comme sil tait unevrit objective. Cest lantithse : jen appelle dans le transcendantal un accord universel indmontrable et sans doute inatteignable.On ne peut pas dmontrer la vrit dun jugement esthtique parceque ce nest pas un raisonnement de type syllogistique, du type duneinduction, dune implication, dun donc, qui peut y mener. On ne peutque poser son jugement, par un quasi-raisonnement analogique qui faitle dtour par lgalit de deux rapports entre des choses dont la quatrimeest et reste linconnue.Je pense que la comparaison algbrique donne la formule de toutjugement esthtique comparatif, mme quand les objets sontcomparables parce que les conventions les dcrtent tels. Elle est en toutcas la seule faon de comparer les incomparables. Je vous lis ce que jaipu crire l-dessus dans un petit texte qui sintitule justementComparer les incomparables : En ralit, le jugement esthtiquenest pas une comparaison directe. Il ne place pas dans les plateaux dela balance une chose candidate au nom dart dun ct et de lautretoutes les uvres qui ont dj pass lexamen, et pas davantage unsentiment davoir affaire de lart dun ct et de lautre un sentimentdart vague et gnral qui serait comme le commun dnominateur affectifde tout ce quon juge tre de lart. Cest une comparaison par analogie,une comme si-comparaison. Quand vous dcidez de faire entrer uneuvre dart dans votre collection, et surtout si cest une uvre que nesoutient que peu de jurisprudence ou aucune, une chose que rien duct du mdium, de la forme, du style ou du sujet ne prpare tre delart, mais qui vous enjoint malgr tout de la comparer tout lart quily a dans votre collection, une chose si inattendue que de lappeler artau sens le plus gnrique du terme est prcisment lenjeu, une chosequi a toutes les chances de susciter un sentiment de ne pas avoir affaire de lart, vous ne le ferez pas en vous basant sur votre seule expriencepasse. Les comparaisons chouent. Et pourtant, cest comme si vous enpassiez par un raisonnement comparatif qui dirait : cette chose, quime demande de la comparer toutes les choses que je juge tre de lart,est aux choses dj prsentes dans ma collection ce que le sentiment

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    drangeant de ne pas avoir affaire de lart que cette chose occasionne,est au sentiment que mon exprience passe ma appris attendre delart. Et voici dautres lectures possibles de cette mme algbre parceque, comme en algbre on peut ventuellement permuter les termes : cette chose, ici, qui pour moi nest pas encore de lart, entretientavec le sentiment de non-art quelle suscite le mme rapport que celuique la totalit de ma collection dart entretient avec mes attentes. Ouencore : le sentiment qui bouleverse tant mes attentes se compare cesmmes attentes comme cette chose inattendue se compare avec tout ceque je nomme art. Ou encore : mon exprience de lart est aux chosesque cette exprience ma men collectionner ce que mon inexpriencedevant cette chose nouvelle, ici, est la chose en question. Etc.Jai but sur luvre de Marcel Duchamp en 1975 et je ne suis pas srden avoir fini avec elle. Toutes les rflexions dont je vous ai fait part cesoir ont mri dans lintervalle, soit environ soixante-dix ans aprs queDuchamp ait invent le premier readymade, trente ans aprs queDuchamp ait commenc disputer Picasso le titre dartiste le plusimportant du sicle, vingt ans aprs que Fountain soit entre en grandepompe dans les muses dart moderne. Or jen parle comme si ctaitune chose que ne soutient que peu de jurisprudence ou aucune, unechose que rien du ct du mdium, de la forme, du style ou du sujet neprpare tre de lart, une chose si inattendue que de lappeler artau sens le plus gnrique du terme est prcisment lenjeu, une chosequi a toutes les chances de susciter un sentiment de ne pas avoir affaire de lart. Je retarde, cest sr.Pendant longtemps jai rflchi sur cet urinoir comme devant un faitaccompli, en me demandant quelles conditions un objet quelconqueavait t appel art par la culture officielle daujourdhui, et jaitrouv la rponse, de manire parfaitement autorfrentielle, dansluvre de Duchamp, dgageant ce que jai appel les quatre conditionsnonciatives de la phrase ceci est de lart, telle quelle peut sappliquer un objet quelconque. (Cest le premier chapitre de Rsonances dureadymade.) Mais ce travail ma laiss profondment insatisfait, parcequil me mettait en position danthropologue martien qui venait sur laplante terre et qui, avec un dtachement proche de celui de Nronvoyant Rome brler, se posait la question de ce que les humains du XXesicle finissant pouvaient bien rassembler sous le nom dart.Je me suis rendu compte que ce ntait pas possible de dire : mescontemporains trouvent quune pissotire, cest de lart, sans prendreparti moi-mme. Je ne pouvais pas me permettre, pour des raisons thiqueset politiques, ce type de dtachement. Ma culture est pour moi un enjeurel, vcu si vous voulez, puisque je nai pas choisi de vivre lpoque oje vis mais que lart de mon poque est pour moi une passion vivante. Enrester au fait accompli comportait un danger de liquidation des acquisde la modernit. Cet t comme accepter de dire que tout ce processushistorique de destruction, de dconstruction ou dabandon des

    conventions artistiques traditionnelles sachve dans labsence deconvention comme nouvelle convention. Si le nimporte quoi est la norme,on peut fermer boutique.Pour cette raison, il ma sembl que je navaispas le droit de dire ceci est de lart sans faire moi-mme un jugementsur cette pissotire, sans dire : en effet, cest de lart, et sansargumenter ventuellement ce jugement.Dune certaine manire, je peux dire que mon argument, cest tout letravail thorique que Duchamp ma fait faire et quil a fait faire tantdautres interprtes de lart contemporain. Mais ce nest l quun signede la richesse de luvre, un indice, pas une preuve. Par exemple :Duchamp ma amen construire une thorie esthtique qui tient enun seul thorme, lart est un nom propre. Essayez donc de justifier quevous baptisez telle ou telle chose du nom dart au moyen de cette thorie.a ne marche pas (ce qui, videmment, me met en joie). Et je me retrouve,comme vous, comme tout le monde, en face de quelque chose qui en finde compte, relve du sentiment, du sentiment quen effet cette pissotireme donne dtre de lart, pour des milliards de raisons presqueimpondrables. Cest, je crois, le grand apport thique de Duchamp :loin de stre appropri un urinoir, et de lavoir, tel le roi Midas, touchdun geste qui le transforme en art ce quoi beaucoup croientpouvoir le rduire, tant parmi ses adversaires que ses thurifraires ,il nous met tous, nous les regardeurs qui faisons les tableaux(lexpression est de lui), devant la responsabilit davoir redire, face cette pissotire ou cette pelle neige, et chacun pour son compte : oui,cest de lart, ou au contraire, non, ce nest pas de lart.Le rvisionnisme en la matire nous pend toujours au nez, et sil ne nouspendait pas au nez, ce ne serait pas intressant, parce que davoirembaum un objet quelconque qui na effectivement pas des propritsesthtiques, au sens classique du terme, tellement mouvantes outellement remuantes que a, de lavoir embaum pour toujours et delavoir mis au muse, ce serait passablement mortifre si cet objet ntaitpas ouvert la provocation que constitue linjonction davoir le rejugerchacun pour soi. Ce nest qu cette condition-l que je dis : oui, je mebats pour que la pissotire de Duchamp soit encore au muse dans cinqcents ans, ce qui est quand mme, il faut bien le dire, une ide trstrange et vachement drle.Paris, dcembre 1993-janvier 1994.

    THIERRY DE DUVE ? Professeur lUniversit de Lille 3, lhistorien etphilosophe de lart Thierry de Duve est lauteur dune dizaine de livressur lart et lesthtique de la modernit. Il a t le commissaire delexposition Voici 100 ans dart contemporain, qui sest tenue en2000 au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, et celui de la participation

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    belge la Biennale de Venise 2003. Il travaille actuellement une thorieesthtique de lart nourrie par la Critique de la facult de juger de Kant.Son livre sur lenseignement artistique, Faire cole (Presses du rel, Paris,1992), ressort lautomne 2008 dans une nouvelle dition revue etaugmente (Presses du rel-Mamco).

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    LA CRITIQUE D'ART L'OEUVREJacques Leenhardt

    RSUM: Cette rflexion sur la critique dart part de la divisiontraditionnelle qui existe entre les arts de limage, objets de la critique, etles techniques du langage mises en uvres par les critiques dart dansleur criture. Le but de la critique a toujours t de faire se rencontrerces deux ordres, but qui est justifi par lopposition philosophique entresensibilit et entendement.En montrant comment la pratique artistique, peu peu au cours de sonhistoire du XX sicle, a rapproch ces deux domaines et fait intervenir demanires diverses lcriture et le discours dans les uvres dart elles-mmes, jen viens formuler une hypothse limite: et si le travail critique,dlaissant partiellement lordre du langage, se donnait les moyens dedvelopper un discours critique en usant des moyens de la sensibilit etde limage elle-mme? Lvolution actuelle des techniques rend unetelle utopie presque imaginable!

    MOTS-CLS: criture critique; sensibilit et discours; critique dart.

    De grce, laisse quelque chose suppler par mon imagination (Diderot, Salon de 1763),

    Par ces mots adresss Boucher, Diderot ouvrait une re nouvelle danslart et surtout dans le rapport destin stablir entre le public et lart.Si lartiste doit laisser un champ de libert la critique, cest quil doitaussi permettre au spectateur de luvre de la faire vivre en lui, de fairevivre pour lui luvre qui lui est propose. Ainsi louverture dun horizondevient-il une des dfinitions de luvre et redessine de ce fait lensembledes rapports constitutifs de lart, en tant que celui-ci est ce qui se tisseautour de la notion duvre.Cest dans un tel contexte que peut aujourdhui se poser la question deluvre, quon considrera donc ici, moins comme un objet, rsultat finiet clos dun travail, qu la manire dun procs abouti. Encore faut-ilnoter que dans cette perspective, il ne serait pas exagrment paradoxaldaffirmer que ce procs peut ne pas aboutir et donc peut navoir pourrsultat que le nant. Un nant duvre, du point de vue de la dfinitiontraditionnelle et objectale de luvre.

    Cest ce qui se passe dans le cas paradigmatique du portrait de la BelleNoiseuse invent par Balzac dans Le Chef duvre inconnu, portraitdont il ne reste proprement parler, aprs un travail infini men par lepeintre Frenhofer, que le modus operandi. Ce tableau nest pas moinsparadigmatique pour autant, bien au contraire. Luvre de Frenhofer sersume en vrit une tension soutenue vers la signification absolue, auprix du nant duvre, tension qui est lthique de lartiste aboutissant une vritable autodestruction de limage sinon de lobjet peint. Letableau La Belle Noiseuse reste cependant une uvre dont latranscendance dans la culture est incontestable, mais qui na pu nousparvenir que transforme en rcit pas Balzac.Luvre de Frenhofer voque par Balzac est devenue en quelque sorteluvre par excellence, celle qui, dans sa tension vers la perfection delexpression des sensations et des sentiments de lartiste, ne peut que serduire au rcit de sa qute. Toute concrtisation visuelle de cet idalhyperbolique ne serait quun vil objet, compare la lave incandescentequelle aurait d tre. Le rcit balzacien montre lextrme que luvreaccomplie, si elle accepte de se charger de cette mission dvorante de mettre en uvre la vrit , selon la dfinition heideggerienne, nepeut quexposer le modus operandi et jamais lopus mme.Ds lors cependant quon accepte de poser la question de luvre dansle cadre technique, philosophie, historique et sociologique de son modusoperandi, il devient indispensable de sinquiter du rle quy jouent lesdiffrents acteurs qui y sont impliqus. La tche est considrable, quiimplique une manire de rcriture de toute lhistoire de lart du pointde vue de ce qui fait uvre. Mais l ne sera pas mon propos. Les instancesinstrumentales et pistmologiques qui entrent dans le dispositif quiproduit luvre dans la culture, sous les contraintes dun temps et dunlieu dtermins, sont multiples. Prenons, pour situer les choses, unexemple banal, qui nous permettra de revisiter la problmatiquebalzacienne du Chef duvre inconnu en nous situant essentiellementau plan de lantinomie quelle dcle entre ralisation de limage etcriture.La responsabilit quassume le concept dune exposition par rapportaux objets exposs a attir lattention depuis des annes et fait dbat.Le commissaire dexposition est depuis la lgendaire exposition de HaraldSzeemann Quand les attitudes deviennent uvre , clairementdevenu un personnage central, et de ce fait hautement problmatique,puisquon laccuse rgulirement de se substituer aux uvres, de leursurimposer un sens dont elles ne sont pas ncessairement porteuses, brefde les instrumentaliser au seul bnfice dune cohrence dont elles nesont pas ncessairement porteuses. Quon le veuille ou non, lecommissaire dexposition prend sa part de responsabilit dans lexistencesociale de luvre. Ds linstant o linstitution musale (commissaire,

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    conservateur etc, ) est partenaire de la signification, le discours critiquefait partie intgrante de la structure dinstitutionnalisation. Ce qui estnouveau cet gard nest pas tant ce rle, que la conscience que chacuna dsormais de limportance de ce rle, serait-ce pour le critiquer.Le rle dintermdiaire que joue le critique entre lartiste, luvre et lepublic tant reconnu, la question se pose des modalits de cette mdiation.Traditionnellement, le critique agit travers lcriture.Hritier lointain de lancien thme ut pictura poesis , il est par cettetradition commis la tche de rendre par des mots ce que la peinturerend par des traits et des couleurs eux-mmes ressaisis dans une forme. bien des gards, cette contrainte provient de la tradition des artslibraux dans laquelle la division des rles avait t fonde sur le mdialui-mme. Dun ct le pote, de lautre le peintre. Lcriture, commemise en forme du langage, tait cense apporter un complmentdintelligibilit un travail visuel rput chapper la comprhensiondu plus grand nombre. Luniversalit suppose de la matrise du langageassurait le bien-fond de cette mission, que la posie descriptive et savantedevait assumer pour le public clair. De son ct lEglise dveloppaitdes arguments opposs en chargeant les peintres dillustrer pour lepeuple les vrits thologales auxquelles ce dernier ne saurait avoir accsautrement.Or avec le dveloppement de ce que Benjamin a appel lre de lareproductibilit technique de limage, les peintres ont cess dtre lesmatres de limage et de contrler les rgles de son usage. Il devenait dslors urgent den approfondir les mcanismes, ne serait-ce que pour encritiquer lusage. Ce quon a souvent appel lart pour lart, qui a abouti faire du mtier de peintre le laboratoire de toutes les techniques delimage, a conduit ce que jappellerais une analytique de lapeinture et de limage. Il sen est suivi le dveloppement dune vritablesmiotique de limage, inaugure par les avant-gardes, qui ont fait dutravail sur les formes de la visualit un des enjeux majeurs de leursrecherches et a profondment boulevers cette division traditionnelledu travail.Elle a en particulier conduit une prise de conscience des mcanismesde production du sens dans et par limage. proportion dudveloppement des medias, et singulirement de la publicit qui jouedans cette affaire un rle majeur, lefficace de la mise en image est devenueun bien ingalement partag. La professionnalisation des mtiers delimage a favoris la constitution dun vritable corpus de comptencesportant sur ses modes defficacit. La manipulation de limage, dans ledomaine politique aussi bien que publicitaire, rsultat de lamplificationdu champ public de limage, a permis des spcialistes de devenir lesdtenteurs dun savoir trs labor portant sur son instrumentalisationet sa manipulation. La smiotique contemporaine de limage en estlhritire directe.Cette volution, lie laccession du monde de limage aux machines et

    aux techniques de la reproductibilit non plus seulement mcaniquemais lectronique, a cr un nouveau foss de comptence et donc desconditions nouvelles de manipulation.Toute une part de la culture contemporaine, sans quil faillencessairement pleurer l-dessus, se trouve confront aux rsultats deces volutions. Musicien ou cinaste (ces deux domaines tant les plus enavance sur ce chemin), lartiste doit se poser la question de savoir silproduit son uvre pour un public limit, circonscrit par exemple auniveau national, ou sil vise un public illimit, intgrant lensemble descultures plantaires. Ce questionnement, quil soit lgitime ou non, estnouveau et dpend moins de luniversalit des valeurs ou des contenusvhiculs par son uvre que des possibilits techniques et effets spciauxquil met en uvre et par consquent des exigences financires qui endcoulent. Un langage universel est en train de se constituer, ancr dansles caractristiques techniques des langages de limage.On peut cependant, malgr limportance croissante prise par les purseffets techniques, souligner que les artistes ont t les premiers, de laphotographie au cinma et la publicit, dvelopper des savoirsspcifiques sur ce quon pourrait appeler une rhtorique de limage. Ilsse sont forms thmatiser laspect cognitif de lart dans des uvresorientes vers la critique de limage. Le dernier sicle de fermentationartistique a en quelque sorte ralis, pour les arts visuels, ce que larhtorique, comme discipline acadmique avait ralis pour le langage,de Quintilien Fontanier.Sur ce parcours acclr de la matrise des agencements smiotiques delimage, prenons trois repres : Marcel Duchamp, Ren Magritte etLauwrence Wiener. Il sagit essentiellement de marquer le retournementdu rapport entre le mot et limage, et ses consquences aussi bien surlvolution de lart que sur les relations entre critique et art.Si nous repartons du thme horacien ut pictura poesis , quon peuttraduire, mais non rduire une comparaison entre lordre visuel de lapeinture et lordre grammatical de la posie, ces deux ordres tant relispar larticulation comparante comme ( ut ), nous pouvonssuivre une volution qui mne et malmne ces deux univers, donnantalternativement lascendant lun puis lautre, construisant une histoirequi abandonne le terrain de lanalogie pour explorer des formes plusexclusives de la relation. Ainsi apparat la tentation de rduire limage autexte, caractrise par la monte en puissance des lments crits ausein mme du tableau, puis son remplacement. On est proche alors decette carte de gographie dont chaque dtail est explicit par un criteauqui, se multiplier linfini, finit par occulter le territoire quil semblaitvouloir dcrire.On constate dailleurs que cette volution reprend deux formes biendistinctes : la transformation du texte en image par saturation de lespace

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    visuel au moyen dcritures et la disparition de lespace plastique aubnfice du seul texte, non toutefois comme texte crit, lisible encore,figure de lcriture, mais le texte comme concept dune uvre qui se faitabsente aux sens constitutifs de la sensibilit, pour ne sadresser qulintellect .Dun ct la stratgie mene par Mallarm dans Un coup de d, quiconduit le texte devenir un objet visuel dans lespace, la page prenantune fonction comparable celle de la toile orthogonale, de lautrelenvahissement de lespace plastique par des considrations dordreintellectuel, crites, comme cest le cas de plus en plus souvent depuisDuchamp, puis sa disparition comme uvre sensible, seul le conceptrecueillant lattention du spectateur comme latteste luvre deLauwrence Wiener. Ben et Kossuth sappuient galement sur ce doublemouvement. Luvre de Magritte, bien que trs largement fonde sur lesparalogismes du discours, donne en revanche plein droit limage, lgal du texte. La particularit de ses uvres est justement de jouersouvent, mais pas ncessairement toujours, sur la co-prsence de cesdiffrents langages et sur leur irrmdiable irrductibilit, comme dansle fameux Ceci nest pas une pipe .Que le thme de lut pictura poesis constitue la colonne vertbrale delart occidental souligne assez que pour notre tradition, la relation delimage au concept est une question toujours vivante parce que jamaisrsolue. Comment pourrait-elle ltre dailleurs, puisque dans cetteopposition se joue la coordination du sensible et de lintelligible, et quenotre tradition philosophique na jamais su construire de manire stableun lien entre ces entits ds lors quelles avaient t distingues etnommes, et donc irrmdiablement spares. Cette sparation est sansdoute une des tragdies de la pense occidentale, si on considre quellea pass son temps tenter de coudre ensemble les deux bords de cetteplaie, de suturer la bance ainsi ouverte dans ltre au monde mme delhomme , et continue la faire.La manire dont chaque uvre dart visuel articule cette question estsingulire. Lvolution de lart a cependant montr, comme je le rappelaisplus haut, que la question a de plus en plus pris la forme duneconfrontation des langages plutt que celle dune pratique visant gommer le paradoxe en mettant en uvre, autant que faire se peut,lillusion de lanalogie. Si les avant-gardes de ce sicle ont radicalislirrconciliation, cest que notre socit moderne ne vise plus offrirlillusion que le sens manifeste et leffet ressenti sont un,mais bien au contraire quon sait dsormais quils sont deux. Et peut-tre contraires voire contradictoires. La dnonciation de lidologie de lareprsentation tient cette prise de conscience.La consquence logique de cet chauffement pistmologique autourde la question des rapports entre le langage des concepts et le langage

    des images pourrait bien, aujourdhui, consister en ceci que les rapportsentre artistes et critiques, manipulateurs de mots et manipulateursdimages trouvent de nouveaux registres dexpression. Point nest besoinde souligner que les plasticiens, de plus en plus souvent, accompagnentleur activit dune pratique dcriture. Il pourrait paratre outrecuidantde suggrer que les mmes causes provoquant les mmes effets, il nyaurait rien dextravaguant imaginer que des critiques se sentent appels user de moyens dexpressions ordinairement rservs aux plasticiens,comme cela fut le cas la fin du XIX e sicle lors de lexposition des ArtsIncohrents . Dans le ligne de mire de cette interrogation, ou trouve enfait une question de caractre pistmologique : une image peut-ellefonctionner la manire dun concept par rapport une autre image?Lorsque Kant, dans le Critique de la Raison Pure, se trouve confront laquestion de larticulation du concept et de lexprience sensible, il faitappel, pour rsoudre lantinomie qui menace ces deux univers de nejamais se rencontrer, la notion de schme transcendantal. Et dequoi le schme est-il analogue, poursuit-t-il pour nous faire comprendresa pense? Au monogramme. Or ce qui caractrise le monogramme estdexprimer du texte dans le langage de limage. Dans le monogramme serejoignent et se fondent le sensible et lintelligible. Cest donc dans lanature du monogramme, comme image, que rside sa capacit dpasserlirrconciliations des univers intellectuel et sensible. Le monogrammeest une image dun type particulier, tel quen elle le sens intellectuelsature ce qui est donn voir.Peut-on imaginer que le travail critique consiste prcisment produirede telles images, de tels analogues des uvres auxquelles il se rfre?Traditionnellement le travail dcriture, tiraill entre lexercice descriptifet la vaticination potique, tentait dobtenir ce rsultat. Rien cependantnempche dimaginer que le critique, lui aussi luvre sur la frontirebante entre le sensible et lintelligible, puisse avoir recours aux moyensque lui prte limage.Une telle hypothse, ici seulement hasarde, na que la modesteprtention douvrir une fois encore, mais sous un jour inhabituel, ledbat sur la mise en uvre. Car enfin, une fois conscients des attentesexcessives qui psent sur les artistes depuis le romantisme allemand, leschargeant de rien moins que de la rconciliation de toutes lescontradictions avres, nous ne pouvons oublier que luvre, dans sasignification, est le rsultat dun faisceau dinterventions qui organisentsa production, sa monstration et sa capacit produire du sens. Lesmoyens par lesquels ce dernier se manifeste dans lespace de la culturesont, par nature, pluriels, et les frontires disciplinaires ny jouent gurede rle.Resterait une question, si lon admet les principes dgags ici : le recours limage serait-il pour le critique laveu dune incapacit tirer de son

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    REVISTA PORTO ARTE: PORTO ALEGRE, V. 16, N 27, NOVEMBRO/2009234

    langage, lcriture, les effets de sens adquats? Le recours au registrevisuel nest-il pas appel pallier un dficit du registre mtaphorique oupotique?Parlant ici pour une part dexpriences personnelles, je ne suis pas lemieux plac pour en juger. Il me semble toutefois que lorigine dumouvement qui peut attirer vers un tel mlange des registres renvoiedirectement laporie dcele par Kant. La recherche dune expressivitproprement schmatique implique chez le philosophe allemandla reconnaissance du pouvoir synthtique de limage dont le registremtaphorique du langage nest jamais que le pis aller. Le recours auregistre visuel obirait donc une injonction qui trouve son origine danslorganisation mme des facults humaines, savoir ltayage de lunesur lautre de la sensibilit et de lintellection. Cet tayage rciproque,dont la thorie du schme avec son monogramme est lillustration,accorderait finalement un rle dterminant, dans la comprhension, la facult imageante elle-mme, limagination.

    JACQUES LEENHARDT: Philosophe, Docteur en Sociologie, directeurdtudes de lcole des Hautes tudes en Sciences Sociales, Paris.Prsident de lAssociation Internationale des Critiques dArt, est lauteurde plusieurs ouvrages, dont Les Amriques Latines en France, 1992 etDans les jardins de Roberto Burle Marx, 1994.