date: 13.11.2013 le temps tirage: 41'531 le syndrome des ... · fient des éléments...

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Date: 13.11.2013 Le Temps 1211 Genève 2 022/ 888 58 58 www.letemps.ch Genre de média: Médias imprimés N° de thème: 377.4 N° d'abonnement: 1082024 Type de média: Presse journ./hebd. Tirage: 41'531 Parution: 6x/semaine Page: 13 Surface: 35'945 mm² Observation des médias Analyse des médias Gestion de l'information Services linguistiques ARGUS der Presse AG Rüdigerstrasse 15, case postale, 8027 Zurich Tél. 044 388 82 00, Fax 044 388 82 01 www.argus.ch Réf. Argus: 51845598 Coupure Page: 1/2 Le syndrome des «Suisses»: quand l'historien interrompt la bataille Jean-Daniel Morerod Les historiens, j'en suis un, sont mal à l'aise quand il s'agit de juger une fiction historique. Ils identi- fient des éléments authentiques, d'autres transposés, d'autres en- core inventés, mais sont incapa- bles de dire si le mélange a pris. Il me semble que c'est le cas avec Nos ancêtres les Schwyzois, le premier des quatre téléfilms de docu-fiction intitulés Les Suisses. Le récit fonctionne comme un tout, avec de l'entrain. De bons ré- sultats pour de petits moyens. La nature fournit une partie des dé- cors. Le glissement de l'action vers le commentaire et vice-versa est réussi. Il faut dire que les spécia- listes interrogés étaient de haut niveau, et parlaient sans provoca- tion, ni obscurité. La première surprise? Le sérieux est revenu lorsque l'on s'occupe des mythes suisses; il y a encore peu d'années, un tel film ne se serait pas fait ou aurait été, au moins partiellement, parodique. Qu'est-ce qui est enjeu? La quête des origines. Les Suisses ont pu croire que les historiens voulaient les en priver. Avec ce film, le dia- logue mythes-historiographie re- prend. Peut-être est-ce parce que l'histoire est devenue plus expé- rimentale, qu'elle pèse moins lourd et libère la tradition. Le célè- bre livre de Roger Sablonier, Gründungszeit ohne Eidgenossen (signifiant à peu près «Epoque de fondation sans Confédérés») est un énorme pari, pas une démons- tration aboutie. En prenant des risques, en frappant systémati- quement de soupçon tout ce qu'on croyait savoir, les historiens de mé- tier laissent une chance à la société civile de reconquérir ses mythes et d'imposer le ton qu'elle souhaite. Pour autant, les historiens, même critiques, ont été entendus et le compromis de 1891 est bien mort! Il s'était agi de sauver le mythe de la libération, que les vieux historiens avaient intégré à leur histoire de la Suisse en le da- Le sérieux est revenu lorsque l'on s'occupe des mythes suisses. Il y a quelques années, le traitement aurait été parodique tant de 1307 - la révolte indi- viduelle de Tell - et de 1308: la révolte des Waldstâtten. A la de- mande de la Confédération, qui patronnait les fêtes du sixième centenaire de la Suisse, on avait tout ramené en 1291, pour que les mythes correspondent chronolo- giquement au pacte. Or, aujour- d'hui, chez les historiens, ce pacte est en pleine disgrâce. Dans le film, comme dans la production historique, la datation des débuts de l'alliance est repartie vers le dé- but du XIVe siècle, l'avant-1315, date de Morgarten et du pacte de Brunnen. Seconde surprise? Les mythes sont coriaces, c'est l'un des ensei- gnements du film, puisqu'on re- trouve Stauffacher. Il a endossé successivement les rôles de chef de la conjuration de 1308 (du XVe au XVIIIe siècle), puis de jureur au Grütli de 1291 (aux XIXe et XXe siècles); il est maintenant le leader de la période pré-Morgar- ten. Un regret, en passant: dans le film, la femme de Stauffacher, celle que la tradition appelait la Stauffacherin, joue un rôle discret C'est pourtant grâce à elle que le mythe de la libération n'est pas qu'une fastidieuse histoire de mecs. Dès les textes du XVe siècle, on la voit imaginer l'alliance qui permettra de vaincre et de pousser les hommes à agir. Mais la permanence qui me fas- cine n'est pas celle de Stauffacher. Il y a toujours un bailli, et méchant! Ce n'est plus Gessler, mais Hom- berg, poète et bailli impérial des Waldstâtten depuis 1309. Person- nage historique intéressant, mais qui, ici, reprend des actions et des caractéristiques de Gessler, dont les menaces qu'il fait planer sur la maison de pierre que possède Stauffacher. On nous le montre méprisable. C'est une constance des mythes suisses: le méchant n'est pas le souverain, c'est son bailli; et le bailli est un persifleur, un homme cruel et sans moeurs. Le film est donc un mélange étonnant de traditions anciennes et de leitmotivs des historiens actuels. Il n'y a pas que le pacte de 1291 à être abandonné, Morgarten est aussi mis en doute. Les auteurs ont eu raison de laisser le dessus à l'historiographie du moment. Plus tard, on pourra toujours ramasser

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Page 1: Date: 13.11.2013 Le Temps Tirage: 41'531 Le syndrome des ... · fient des éléments authentiques, d'autres transposés, d'autres en-core inventés, mais sont incapa-bles de dire

Date: 13.11.2013

Le Temps1211 Genève 2022/ 888 58 58www.letemps.ch

Genre de média: Médias imprimés N° de thème: 377.4N° d'abonnement: 1082024Type de média: Presse journ./hebd.

Tirage: 41'531Parution: 6x/semaine

Page: 13Surface: 35'945 mm²

Observation des médiasAnalyse des médiasGestion de l'informationServices linguistiques

ARGUS der Presse AGRüdigerstrasse 15, case postale, 8027 ZurichTél. 044 388 82 00, Fax 044 388 82 01www.argus.ch

Réf. Argus: 51845598Coupure Page: 1/2

Le syndrome des «Suisses»: quandl'historien interrompt la bataille

Jean-Daniel MorerodLes historiens, j'en suis un, sont

mal à l'aise quand il s'agit de jugerune fiction historique. Ils identi-fient des éléments authentiques,d'autres transposés, d'autres en-core inventés, mais sont incapa-bles de dire si le mélange a pris.

Il me semble que c'est le casavec Nos ancêtres les Schwyzois, lepremier des quatre téléfilms dedocu-fiction intitulés Les Suisses.Le récit fonctionne comme untout, avec de l'entrain. De bons ré-sultats pour de petits moyens. Lanature fournit une partie des dé-cors. Le glissement de l'action versle commentaire et vice-versa estréussi. Il faut dire que les spécia-listes interrogés étaient de hautniveau, et parlaient sans provoca-tion, ni obscurité.

La première surprise? Le sérieuxest revenu lorsque l'on s'occupedes mythes suisses; il y a encorepeu d'années, un tel film ne seserait pas fait ou aurait été, aumoins partiellement, parodique.Qu'est-ce qui est enjeu? La quêtedes origines. Les Suisses ont pucroire que les historiens voulaientles en priver. Avec ce film, le dia-logue mythes-historiographie re-prend. Peut-être est-ce parce quel'histoire est devenue plus expé-rimentale, qu'elle pèse moinslourd et libère la tradition. Le célè-bre livre de Roger Sablonier,

Gründungszeit ohne Eidgenossen(signifiant à peu près «Epoque defondation sans Confédérés») estun énorme pari, pas une démons-tration aboutie. En prenant desrisques, en frappant systémati-quement de soupçon tout ce qu'oncroyait savoir, les historiens de mé-tier laissent une chance à la sociétécivile de reconquérir ses mythes etd'imposer le ton qu'elle souhaite.

Pour autant, les historiens,même critiques, ont été entenduset le compromis de 1891 est bienmort! Il s'était agi de sauver lemythe de la libération, que lesvieux historiens avaient intégré àleur histoire de la Suisse en le da-

Le sérieux est revenulorsque l'on s'occupedes mythes suisses.Il y a quelques années,le traitement auraitété parodique

tant de 1307 - la révolte indi-viduelle de Tell - et de 1308: larévolte des Waldstâtten. A la de-mande de la Confédération, quipatronnait les fêtes du sixièmecentenaire de la Suisse, on avaittout ramené en 1291, pour que lesmythes correspondent chronolo-giquement au pacte. Or, aujour-d'hui, chez les historiens, ce pacteest en pleine disgrâce. Dans lefilm, comme dans la productionhistorique, la datation des débutsde l'alliance est repartie vers le dé-but du XIVe siècle, l'avant-1315,date de Morgarten et du pacte deBrunnen.

Seconde surprise? Les mythessont coriaces, c'est l'un des ensei-gnements du film, puisqu'on re-trouve Stauffacher. Il a endossésuccessivement les rôles de chefde la conjuration de 1308 (du XVeau XVIIIe siècle), puis de jureurau Grütli de 1291 (aux XIXe etXXe siècles); il est maintenant leleader de la période pré-Morgar-ten. Un regret, en passant: dansle film, la femme de Stauffacher,celle que la tradition appelait laStauffacherin, joue un rôle discretC'est pourtant grâce à elle que lemythe de la libération n'est pasqu'une fastidieuse histoire demecs. Dès les textes du XVe siècle,on la voit imaginer l'alliance quipermettra de vaincre et de pousserles hommes à agir.

Mais la permanence qui me fas-cine n'est pas celle de Stauffacher. Ily a toujours un bailli, et méchant!Ce n'est plus Gessler, mais Hom-berg, poète et bailli impérial desWaldstâtten depuis 1309. Person-nage historique intéressant, maisqui, ici, reprend des actions et descaractéristiques de Gessler, dontles menaces qu'il fait planer sur lamaison de pierre que possèdeStauffacher. On nous le montreméprisable. C'est une constancedes mythes suisses: le méchantn'est pas le souverain, c'est sonbailli; et le bailli est un persifleur,un homme cruel et sans moeurs.

Le film est donc un mélangeétonnant de traditions ancienneset de leitmotivs des historiensactuels. Il n'y a pas que le pacte de1291 à être abandonné, Morgartenest aussi mis en doute. Les auteursont eu raison de laisser le dessus àl'historiographie du moment. Plustard, on pourra toujours ramasser

Page 2: Date: 13.11.2013 Le Temps Tirage: 41'531 Le syndrome des ... · fient des éléments authentiques, d'autres transposés, d'autres en-core inventés, mais sont incapa-bles de dire

Date: 13.11.2013

Le Temps1211 Genève 2022/ 888 58 58www.letemps.ch

Genre de média: Médias imprimés N° de thème: 377.4N° d'abonnement: 1082024Type de média: Presse journ./hebd.

Tirage: 41'531Parution: 6x/semaine

Page: 13Surface: 35'945 mm²

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ARGUS der Presse AGRüdigerstrasse 15, case postale, 8027 ZurichTél. 044 388 82 00, Fax 044 388 82 01www.argus.ch

Réf. Argus: 51845598Coupure Page: 2/2

au bord de la route les actes quenotre corporation a laissé tomber.Un exemple? On nous dit que labataille de Morgarten, puisque lerécit en est fait par des non-con-temporains, est fabuleuse ou ré-sulte du grossissement démesuréd'un incident. En lisant ces tropbeaux récits tardifs, à quoi bon sepersuader que la bataille n'a pas eulieu quand on sait qu'un certainPragois, moine du monastère deKônigsaal, répercute immédiate-ment la nouvelle dans sa chroni-que? Il relève que, pour la présente

année 1315, les deux compétiteursau trône impérial - Louis de Ba-vière et Frédéric de Habsbourg -subirent des coups du sort, (,enparticulier Frédéric dans une pro-vince appelée Schwyz et Uri, où sonfrère Léopold réchappa à grand-peine et où 2000 combattants péri-rent par le fer et par l'onde, du faitd'un peuple pourtant bien peuarmé et humble». On y trouve engerme les principaux éléments àvenir: la différence de force et d'ex-périence militaire, le piège que futle lac, l'ampleur des pertes. L'essen-

tiel n'est pas tel ou tel détail de latradition à venir, mais le fait que labataille a eu lieu et qu'elle fut unedéfaite sanglante pour les Habs-bourg. On aurait donc pu laisserStauffacher engager la bataille et lagagner!

Mais ce n'est pas très important.Il était plus révélateur des enjeuxactuels de voir comment la recher-che historique vient bloquer lescénario. C'est d'ailleurs un mo-ment du film plein de brio.Professeur d'histoire médiévaleà l'Université de Neuchâtel