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Dans l'ivresse de l'Histoire

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DU MÊME AUTEUR

Intime conviction. Comment je suis devenu européen,Seuil, 2014.

L'An I des révolutions arabes, Belin, 2012.Avec Alain Juppé et Michel Rocard, La Politique telle

qu'elle meurt de ne pas être, JC Lattès, 2011.Avec Jean Lacouture, Le monde est mon métier. Le journa-

liste, les pouvoirs et la vérité, Grasset, 2007.Avec Philippe Labarde, L'Europe fédérale, Grasset, 2002.Géopolitique, Éditions de l'Olivier, 1995.Éloge de la tortue. L'URSS de Gorbatchev (1985-1991),

Le Monde Éditions, 1991.Avec Bruno Barbey, Pologne, Arthaud, 1982.AvecClaudeNeuschwander,Patron,mais…, Seuil, 1975.

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Bernard Guetta

Dans l'ivresse de l'Histoire

Flammarion

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© Flammarion, 2017.

ISBN : 978-2-0814-0904-0

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Pour Angèle, Léon, Pierre-Louis et Mathieu.

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ANNETTE

Prologue, où l'on croise une communiste polo-naise dévorée de remords, Aron, Sartre et unprisonnier du Goulag vibrant d'espoir devantl'avancée nazie, où l'on ressent ainsi la difficultéde restituer une époque passée et entrevoit biend'autres choses dont il sera question dans ce livre.

On ne dit pas « non », ça ne se fait pas, et puis elle nevoulait pas me fâcher. Alors elle souriait. À chaque foisque je la pressais d'écrire ses Mémoires, Annette souriaitdoucement, gentiment, mais sans appel. « Racontez ! »,lui disais-je mais, tout sourire, elle rajoutait de l'eaudans la théière.

« Lorsqu'on a connu Trotski et le Goulag, travailléau Komintern et dans l'appareil polonais, on n'a pas ledroit de ne pas raconter », lui disais-je encore, mais elleinsistait pour que je reprenne des petits gâteaux et, sou-dain inquiète, rajustait les coussins fleuris dont elle cou-vrait le téléphone à chacune de mes visites.

J'avais renoncé à lui dire qu'un immeuble affecté auxfonctionnaires et retraités du Comité central était forcé-ment truffé de micros et que ses coussins n'empêche-raient rien. Je ne pouvais pas lui dire, non plus, que le

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général Jaruzelski avait bien d'autres gens à faire écou-ter qu'une petite dame de quatre-vingt-trois ans, l'âgedu siècle en cette année-là. Je pouvais encore moins luirappeler qu'elle n'était plus qu'un témoin des temps oùle Kremlin aurait pu intervenir en Pologne plutôt qued'y faire appel aux généraux pour briser Solidarité.

« Si vous voulez, j'enregistre, j'écris, vous relisez… »Son sourire s'est fait plus délicieux que jamais : « Ah ! Jene vous ai pas dit, répond-elle. J'ai reçu un colis deLucia. Les Sakharov m'ont envoyé un colis alimentaire,spaghettis russes et compotes bulgares. Vous vous ren-dez compte ?!!! Nous en sommes là ! Les Russes nousenvoient de quoi manger, à nous, les Polonais ! »

Elle s'en étranglait d'humiliation : « Et le pire est queje suis responsable de cela. Si, si, Bernard. J'ai contribuéà l'avènement de ce régime. J'ai été communiste, toutema vie, même au camp, même après le camp. J'aidonné toute ma vie au communisme… » Sa culpabilitédevenait lancinante. « Dites-moi plutôt, Annette : lesSakharov ? Comment les connaissez-vous ? »

Eh bien, c'était tout simple. Comme fonctionnairede l'Internationale communiste, Annette Watle vivaitdans les années trente à l'hôtel Lux, à Moscou, où étaitlogé tout le gratin du communisme des cinq continents.Elle s'y était liée d'amitié avec une autre employée duKomintern, la mère de Lucia, de la future femmed'Andreï Sakharov, du père de la bombe soviétique quiallait appeler à de grandes réformes avant de devenir lafigure de proue de la dissidence.

« Annette, le Lux ! Tout le mouvement communistedes années trente ! Vous n'avez pas le droit d'emportercela avec vous ! »

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Elle n'a pas souri. Elle ne souriait plus tant elle étaitperdue dans ses souvenirs et j'ai soudain entendu unfragment du livre qu'elle n'a jamais écrit car elle avaittrop honte, des Mémoires qu'elle a refusé d'écrire parcequ'elle ne savait plus s'expliquer comment elle avait puparticiper de cette atroce illusion et bâtir, avec tantd'autres, ce monde qui lui faisait, désormais, tellementhorreur.

« Il y avait un code au Lux, m'a-t‑elle dit. Ceux quin'avaient pas été arrêtés avant l'aube mettaient un lingeà leur fenêtre, serviette ou drap. Chaque jour, les lingesse faisaient plus rares. J'ai vu disparaître mes amis lesplus proches et, une nuit, juste après la signature duPacte germano-soviétique, ce fut mon tour. »

Hitler et Staline venaient de remettre leur affronte-ment à plus tard en se partageant la Pologne et laRoumanie, toute l'Europe centrale en fait. Annette étaitpolonaise. Elle n'était plus fiable. Aucun des commu-nistes polonais ne l'était plus et c'est ainsi qu'elle seretrouve dans un camp de l'extrême nord, maillon del'archipel du Goulag. Les troupes allemandes finissentpar entrer en Russie. L'état-major soviétique vient d'êtredécimé par Staline qui se méfiait de ses généraux.L'avance allemande est foudroyante. La victoire d'Hitlersemble jouée. Il est minuit dans le siècle et, un soir, c'enest trop pour elle.

Au retour des corvées quotidiennes, Annette ralentitle pas, laisse sa colonne s'éloigner dans la nuit et s'assiedsous la neige pour que le froid l'emporte. «On ne souffrepas, Bernard. On s'ankylose et s'endort mais… » Maisnon, l'heure d'Annette n'avait pas encore sonné car uncolosse ukrainien (« Je crois bien qu'il était amoureux demoi ») s'aperçoit de la situation, fait demi-tour, l'attrape

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dans ses bras, la réchauffe à grands coups de claques dansle dos et l'exhorte à tenir bon : «Non ! Non ! Ne déses-père pas ! Les Allemands arrivent ! »

J'ai éclaté de rire.Là où d'autres se seraient effarés que quiconque,

même dans un camp soviétique, ait pu placer ses espoirsdans l'avancée des nazis, j'ai ri car il y a un degré de foliedans l'horreur auquel on ne peut plus opposer quele rire. Annette me décrivait la scène. Je la voyais sedébattre, pleurer, crier, griffer le visage de son sauveur, lebourrer de coups de pied, chercher à échapper aux brasde cet homme dont le cœur battait pour Hitler et pourelle, et je riais, et nous riions ensemble, car cette scène deboulevard dans la nuit blanche et sans matin du Goulagdisait, à elle seule, toute la tragédie d'un siècle dont leführer et le petit père des peuples avaient fait un carnageplanétaire.

Je suis un enfant de ce siècle. Comme toute ma géné-ration, comme tous ces enfants du baby-boom, adorés,choyés par des parents qui sortaient de l'enfer et voyaienten nous autant de messies des temps heureux, autantd'innocents radieux dont la naissance portait une renais-sance, j'ai été façonné par Hitler et Staline.

Comme bon nombre des soixante-huitards, j'ai grandidans l'effroi d'Auschwitz et du Goulag, dans la peur deces années dont mes parents n'ignoraient rien et medisaient tout, dans la répulsion pour l'extrême droiteet la stupeur devant ces communistes qui continuaientde l'être.

L'extrême droite, la cause était entendue. Je l'ai, dumoins, cru jusqu'aux désillusions d'aujourd'hui mais lecommunisme demeurait si présent dans mon adoles-cence, la puissance soviétique et l'ardente cécité de ses

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dévots lui donnaient un tel poids, que c'est sa forcemême qui a fait de moi un anticommuniste, de l'espècemilitante. Le nazisme n'était plus à abattre, le commu-nisme le restait. Entre Flaubert, Le Monde et Tolstoï,ma lecture des premiers dissidents et des survivants despurges staliniennes avait occupé une telle place dansmes années lycéennes que mon adhésion au gauchismefut un ralliement à une nouvelle gauche en ruptureavec le communisme.

Je n'avais d'ailleurs pas tort. C'est auprès des baby-boomers que le communisme a perdu la partie. DuPrintemps de Prague aux guérillas latino-américaines,de l'occupation de la Sorbonne aux manifestations étu-diantes de Varsovie et aux premiers pas de la générationdu dégel dans l'appareil soviétique, de ceux qui allaientensuite faire la perestroïka, c'est dans les années soixantequ'a commencé l'agonie du soviétisme.

Il y eut ainsi une continuité entre mes lectures adoles-centes et mon premier poste de correspondant duMonde, « correspondant pour l'Europe centrale et orien-tale », et ce gamin de trente-deux ans auquel Annetteracontait l'échec de son suicide ne pouvait que com-prendre cette phrase insensée, ce cri d'espoir d'un colosseamoureux qui avait déchiré l'âme de ma vieille amie.

Je savais ce qu'avait été la famine des années trente enUkraine, une famine organisée par Staline pour faireplier les paysans et les patriotes ukrainiens. Parce queje connaissais son bilan, des millions de morts, je nepouvais pas m'indigner et pas même m'étonner que lesauveur d'Annette ait pu tant vibrer à l'offensive alle-mande. Nous riions et c'est dans nos rires mêlés que j'aidéfinitivement compris et admis qu'Annette ne veuillepas raconter sa vie.

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L'indicible ne se raconte pas. Les survivants descamps nazis ne voulaient rien dire non plus et, mêmeautrement moins atroce, un passé ne se restitue que dif-ficilement car ses témoins ne sont plus ce qu'ils étaientlorsqu'ils l'ont vécu. Leur regard d'aujourd'hui n'estplus celui d'hier. Le présent vient entacher leurs récits etles faits eux-mêmes, les faits bruts, sont trompeurs caron oublie qu'ils sont le fruit d'une époque, de sa culture,de ses peurs et de ses rancœurs, d'une atmosphère faitede tant de choses intraçables et impalpables qu'elle ne sedéfinit pas plus qu'un parfum.Ce n'est pas seulement qu'Annette ne voulait pas

se retourner sur une foi perdue qu'elle avait fini par sereprocher. C'est surtout qu'elle craignait de ne passavoir rendre compte de la complexité qui fait untemps, de trop ou de ne pas assez accorder de circons-tances atténuantes à ses acteurs, de céder à l'excèsd'autoflagellation ou de paraître s'exonérer d'un aveu-glement criminel.

J'ai moi-même fait l'expérience de cette difficulté.Le mur de Berlin était tombé et, devenu directeur de

Gazeta, le plus grand quotidien de la Pologne démocra-tique, Adam Michnik, la tête pensante de la dissidence,m'envoie l'un de ses plus brillants journalistes auquel ilavait demandé un papier d'histoire intellectuelle surSartre, Aron et l'intelligentsia française d'après-guerre.« Va voir Bernard, lui avait-il dit, il t'expliquera », maisj'échouais à la tâche. J'avais beau décrire à Jarek Kurskice qu'était le Parti communiste français des années cin-quante et soixante, le prestige que lui donnaient sesfusillés de l'Occupation et la totale prééminence qu'ilexerçait sur la gauche, il ne cessait de m'objecter qu'Aronavait eu raison sur tout, Sartre sur rien et qu'il était donc

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surprenant – « étrange » disait-il, car il est d'une extrêmecourtoisie – qu'une si grande majorité des intellectuelsfrançais, grands et petits, aient préféré le second aupremier.

Je ne le comprenais pas moi-même mais « c'est parfai-tement explicable », lui disais-je, puisqu'une large partiede la droite s'était déshonorée avec Vichy, qu'Aron étaitl'intellectuel de la droite alors que plus personne, mêmeà droite, ne se disait « de droite », que les communistesconstituaient les plus grands bataillons de la gauche etqu'il était si risqué de s'attaquer à leur parti que mêmeles plus anticommunistes des gens de gauche, mesparents eux-mêmes, ne le faisaient qu'en pesant leursmots.

Jarek m'écoutait, notait mes remarques mais brandis-sait, comme autant de pièces à conviction, les pluseffroyables citations de Sartre sur le communisme et lesanticommunistes. Il m'acculait à défendre un hommeque je n'aime guère alors que j'ai tant d'admirationpour Aron, grande lecture de mon père. «Mais, enfin,comprenez que la bataille n'était pas déjà gagnée, qu'iln'y avait pas eu 68, pas d'écrasement du Printemps dePrague, pas de rupture entre les baby-boomers et lescommunistes, pas de Solidarité ni de général Jaruzelski.C'était un autre temps, lui disais-je, une autre époqueque l'on ne peut pas juger à la lumière d'aujourd'hui. »

Il le comprenait en fait. Il le comprenait d'autantmieux que c'était un ami d'Adam qui le lui disait, lechroniqueur de l'épopée de Solidarité que j'avais cou-verte pour Le Monde, du premier au dernier jour et au-delà, mais je n'étais pas à l'aise. Face à cet homme d'unenouvelle génération, celle du postcommunisme, j'étaispartagé entre l'envie facile d'assassiner Sartre et la

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volonté de faire voir aux Polonais, à travers Gazeta, queles choses étaient plus compliquées qu'ils ne pouvaientle penser, aussi complexes, après tout, que les rapportsde tant d'entre eux avec le communisme du temps où ilsemblait devoir gouverner leur pays pour l'éternité.

Depuis cet échange, deux décennies se sont écoulées.Devenu directeur de Gazeta, Jarek Kurski se bat auxcôtés des anciens dissidents et d'anciens communistestournés libéraux contre une droite qui ne pense quedrapeau, XIXe siècle, revanche et réaction. Il y aura bien-tôt trente ans que le mur est tombé. Le coup d'Étatbolchevique qu'on appelle si faussement la « révolutiond'Octobre » a un siècle. On va commémorer le demi-siècle de 68, d'une poussée juvénile qui a si profondé-ment changé le monde, mais que tout cela est loin !

Races, frontières et fanatismes religieux, toutes lesvieilleries mortifères que ma génération croyait avoirenterrées opèrent un retour en force. L'argent est rede-venu roi. La fin du communisme, la libération de lafemme, la Justice internationale, la révolution sexuelle etl'universalisme, toutes ces batailles – quelles batailles ! –que nous avions menées ou accompagnées et gagnées encinquante ans, nous les baby-boomers, se perdent dansles grondements de barbarie d'un monde en mutationplanétaire.

Cela fait peur. Générations montante et descen-dante, nous sommes nombreux à avoir peur, mais ques'est-il passé ? What went wrong, diraient les Améri-cains ? Comment, pourquoi, en vertu de quelles erreurs,de quelle fatalité, de quel perpétuel recommencement,en sommes-nous là ?

Je n'ai pas la prétention de le savoir. Je n'ai pas decertitudes en tout cas mais, en témoignant de ces années

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où nous trouvions réaliste de demander l'impossible, endisant la manière dont je les ai vécues et les ai fait vivresur le papier ou par les ondes, par la plume ou le micro,je voudrais tenter d'en éclairer le cheminement. Je vou-drais laisser un état des lieux à ceux qui nous succèdent,à ceux qui se cherchent une feuille de route dans cebrouillard mondial et dont la vie sera infiniment moinsfacile et belle que la nôtre, celle des soixante-huitards.

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LE PAPE ET LE GÉNÉRAL

Entre le Maroc et la Pologne, chapitre premieroù l'on voit Jean-Paul II assommer le généralJaruzelski à coups d'Évangile, un correspondantdu Monde retrouver Mai 68 sur le chemin dupape et se parjurer sans vergogne, la fille deMohammed V anticiper la chute du mur avecneuf ans d'avance, toute la direction de Solida-rité se faire coffrer en une nuit et bien d'autreschoses encore.

Amber m'avait laissé dicter. Le Varsovie-Paris d'AirFrance ne décollait qu'en fin de matinée. Le pape arri-vait dans trois jours, sa première visite depuis l'état deguerre. Le journal ne voulait pas se retrouver sans papier,pas prendre le risque que je plante tout d'un coup, laPologne, l'Église, le parti, et coure à l'aéroport alors queça n'aurait servi à rien. Ils avaient tout le temps de medire que ma grand-mère se mourait au Maroc, là-bas, siloin, et je dictais donc, de ma chambre du Victoria, au-dessus de la grande place où l'on montait déjà lestribunes.

Je dictais, mais dans le vide, sans m'en être aperçu, carles services d'écoute, en ce jour de juin 1983, avaient

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coupé bien plus tôt que d'habitude. D'ordinaire, ilsattendaient le cinquième ou le sixième paragraphe. Jem'y étais fait. C'était un rituel, somme toute commodepuisqu'il me laissait le temps d'aller ouvrir au garçond'étage, de vider les cendriers, ranger la bouteille dewhisky et poser la cafetière de porcelaine blanche à mamain droite, au-dessus des feuillets, le meilleur anglepour remplir ma tasse en lisant dans le combiné, face aumiroir du bureau.

J'écrivais la nuit, entre trois et sept heures du matin,après avoir dîné puis chassé le scoop aux quatre coins deVarsovie, et les sténos du Monde, à Paris, composaientles numéros des correspondants à la minute même où leroom-service du Victoria commençait à monter lespetits-déjeuners.

Depuis l'état de guerre, ça c'était compliqué.Il n'y avait plus personne chez qui aller sonner, plus

une seule personne à sortir d'une réunion ou d'un litpour apprendre ce qui se tramait et l'apprendre aumonde et aux Polonais, grâce à la reprise de mes papierspar les radios occidentales. Tous mes amis étaientinternés. Tous mes contacts l'étaient aussi et ceux quiavaient échappé aux rafles du général Jaruzelski étaientdevenus des clandestins, traqués, qui me faisaient don-ner des rendez-vous secondaires, longs et compliqués.

Cette nuit-là, j'avais retrouvé Krzysztof, un anciencommuniste, bâtisseur de la Pologne socialiste. Nousnous connaissions depuis les grèves d'août et la naissancedu syndicat. Un mal incurable le rongeait. Plus rien nepouvait l'émouvoir si ce n'est, peut-être, ma fébrilitémilitante, cette foi en l'avenir qu'il avait perdue et qu'ilretrouvait chez moi. Mon anticommunisme lui semblaitaussi dérisoire et naïf que son communisme d'hier. C'est

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sans réserve qu'il s'était engagé dans Solidarité maistoutes les religions politiques le faisaient désormais rire.Je l'agaçais, et réciproquement, mais il me fascinait, cequi ne lui déplaisait pas.

« Tu sais, m'avait-il dit, j'ai failli me faire arrêter.— Failli ? Comment ça, “failli” ? — Juste là, en bas.Au moment où j'allais entrer dans l'immeuble, un typeen uniforme a jailli d'une voiture et m'a prié d'y mon-ter. — “Prié” ? — Oui, mon cher, très courtoisementprié car son chef voulait me parler et son chef est l'unde mes plus vieux amis, l'un des patrons du renseigne-ment militaire. »

La nuit avait été longue. Vanité d'étonner, Krzysztofm'avait raconté comment il avait appartenu, à Berlin, enpleine guerre, à un réseau de résistance communistedont ce haut gradé du renseignement polonais avait éga-lement été membre. Rien ne pouvait défaire de tels lienset, sur la banquette arrière, le flic et le clandestin s'étaientlonguement moqués l'un de l'autre devant le chauffeuret l'ordonnance, aussi stupéfaits que je l'étais. L'un vou-lait racheter son communisme en prêtant à Solidaritéson expérience de la clandestinité. L'autre pensait éviterune invasion soviétique à la Pologne en prêtant la main àl'état de guerre. C'était sa repentance à lui et ni l'un nil'autre ne savaient plus ce que « gagner » veut dire. « Tupeux comprendre ça ? », m'avait demandé Krzysztof.

Sa condescendance m'avait vexé. Il me sous-estimait,ignorait que d'autres parcours que le sien pouvaient gar-der du manichéisme. Il ne pouvait pas même imaginerqu'un enfant de l'après-guerre occidental, ayant grandiloin des démocraties populaires et du Kremlin, loin del'autre Europe et de ses drames, puisse avoir appris qu'iln'y a pas que le noir et le blanc dans l'Histoire, mais

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aussi le gris, tellement plus fréquent. La sténo rappelait.J'ai repris le papier, le pari du pape, redonner confianceà son peuple sans légitimer Jaruzelski, « Jean, Anatole,Robert, Ursule, Zoé, Émile, Lucien, Sophie, K…comme… Königsberg, Isidore… »

Avec la sténo, nous nous faisions, chaque matin, ducharme sans nous être jamais rencontrés. Le chat avantle Net, de vive voix, nettement plus sexy, mais ça cou-pait et recoupait. J'avais un jour demandé au directeurde l'hôtel si les écoutes ne pouvaient pas enregistrer sansfaire sauter la ligne. Il m'avait regardé, faussement navré,avant de répondre sans ciller : « Le matériel est vétuste. »La guerre des nerfs, autrement dit, continuerait.

Au point final, mon flirt sans visage, la voix encoreplus rauque que d'ordinaire – j'adorais sa voix –, m'apassé Amber Bousoglou, grande prêtresse du desk« Europe de l'Est », une Arménienne à passeport grecqui avait combattu les nazis en Tchécoslovaquie avec lamoitié de la future direction communiste – Krzysztof enfemme, mais elle n'avait jamais été communiste.

Elle non plus ne comprenait pas bien que je vibre à cepoint pour la révolte polonaise alors qu'elle se termine-rait, pensait-elle, pensait tout le monde, comme le Prin-temps de Prague. « Ton père a appelé, m'a-t‑elle dit. Ilpart pour Casa à 16 h 30. Ta grand-mère n'est pasbien. » Amber avait déjà tout arrangé, réservé mes places,vissé les correspondances et promis à la direction que jeserais de retour à Varsovie pour l'atterrissage pontifical.

La dernière fois que j'étais retourné à Casablanca,j'arrivais aussi de Pologne, hagard, vidé, après les vingtjours de grève aux chantiers Lénine, la signature desaccords de Gdansk et la naissance de Solidarité. Je sentaisl'usine, j'avais une révolution en tête, mais mon oncle

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m'avait emmené au golf de Skhirat, l'un des hauts lieuxde l'argent marocain. L'une des sœurs du roi y jouait.Devant un trou, elle buvait un verre d'eau gazeuse, bulleset cristal entre gazon britannique et soleil maghrébin.Son bras s'était tendu, perpendiculairement à sa poitrineet, dans un quart de cercle parfait, son verre s'était silen-cieusement posé sur un plateau d'argent sorti de nullepart. La princesse avait du style et la tête politique.Quelques questions, brèves, précises, incroyablementpertinentes, et elle conclut, dans un rire de taverne : « Ilssont baisés, les cocos ! »

Elle poussait déjà sa balle. L'audience était termi-née. En septembre 1980, la préférée des filles deMohammed V avait déjà compris ce que personne nepouvait encore concevoir car, pour elle, le communismeétait affaire de famille. Le médecin de son père était lesecrétaire général du PC marocain, compagnon del'indépendance nationale aux côtés de la Maison royale.D'autres héros de ce combat, tout aussi liés à la monar-chie, étaient morts, rêvant de socialisme et assassinés parle Palais depuis que Hassan II était monté sur le trône.

Ce roi était-il un vulgaire tortionnaire ou un grandhomme d'État ? Un sage qui avait su éviter la ruine deson pays en le préservant du modèle soviétique ou unmonarque sanguinaire dont la cruauté rappelait telle-ment Louis XI et ses cages ? Les deux, les deux à la fois. Ilappartenait à la zone grise, la plus vaste, la moins exal-tante et la plus décisive. Le Maroc m'avait largementpréparé aux paradoxes polonais, aux connivences impro-bables, aux entrelacs de l'archaïsme et de la modernité,et j'y revenais trois ans plus tard, enterrer mon enfanceentre deux papiers sur Jean-Paul II.

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Ma grand-mère était absente, le souffle court. Nousétions tous là, enfants et petits-enfants, arrivés dePologne et de Suisse, de France et de Tunisie. Je voulaisl'entendre une dernière fois, un dernier échange. Je lasuppliais intérieurement de ne pas partir sans un adieuet, soudain, ses yeux se sont ouverts, les yeux bleusqu'elle m'a légués, et elle a dit : « Eh bien voilà, méméva mourir. »

C'est le genre de phrases qu'elle adorait. Elle adoraitdésarçonner son monde, laisser coi, se promener encalèche à Mahdia, au début du siècle, dans son sud tuni-sien, assise aux côtés du jeune cocher et non pas àl'arrière, où la pudeur aurait dû la protéger des regards.Son fait d'armes était d'avoir nonchalamment jeté,devant l'épouse du consul des États-Unis, juste aprèsl'assassinat de Kennedy : « C'est Johnson qui l'a faittuer. » Cela avait coupé net aux babillages d'une compa-gnie qui l'ennuyait. Luce, ma tante, sa fille, reine etcarrefour des bourgeoisies casablancaises, l'aurait volon-tiers étranglée mais, à grande cause grands moyens, lethé avait été écourté.

C'est ce que ma grand-mère voulait. Il y avait long-temps que les mondanités l'assommaient, sauf dansLa Recherche ou dans Oggi, chez Proust et dans la pressedu cœur italienne, ses deux lectures préférées.

Margueritte, c'était son nom, avait un sens inné duscandale et n'entendait pas mourir autrement qu'elleavait vécu : « Comment va la Palestinienne ? », a-t‑elleenchaîné, assez fort pour que l'infirmier entende. « LaPalestinienne », c'est Catherine, ma femme, syriaque parson père, un chrétien d'Alexandrie qui avait combattudans la 2e DB. Ma grand-mère n'était pas familière deces complexités levantines et avait trouvé cela suspect.

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La Syriaque était forcément palestinienne (« Tu peuxme le dire, ça ne me gêne pas ») et l'infirmier a grondé :«Quoi, les Palestiniens ? Qu'est-ce qu'ils vous ont fait ? »

L'esclandre montait. Ma grand-mère était aux anges.Luce tentait une explication en arabe. Nicole, l'agrégéede la famille, avait le fou rire. J'ai intimé à l'infirmier delaisser tomber : « Ce n'est pas le moment ! » et l'agonie acommencé, un long râle profond, dernier combat d'unpetit corps recroquevillé dans lequel s'éteignait unefemme insolente et si belle.

Elle avait tout connu du Maghreb d'antan, l'Empirefrançais et les temps où juifs et musulmans coexistaienten paix, Bourguiba, son ami d'enfance, l'école catho-lique et une mère qui ne parlait qu'arabe, les lois deVichy qu'elle avait contournées en se prétendant corseet deux fils trotskistes, en révolte contre tout. Avec elle,un monde disparaissait devant moi, comme le mondecommuniste en Pologne, mais comment allions-nousl'enterrer ?

Les fils n'étaient plus trotskistes. Ils étaient devenuslibéraux mais ne s'étaient pas mis à l'hébreu. Luce étaitconvertie au protestantisme et pilier du temple deCasablanca. Quant à Nicole, elle venait de retrouver leschemins du judaïsme à Genève mais, féminisme oblige,elle fréquentait la synagogue réformée. Nicole exigeait delire le kaddish, elle, une femme, et en français qui plusest. Les rabbins s'étaient étranglés. Avec cette famille, ilss'attendaient à tout, mais ça ! Une femme ! En français !

Les dons aux bonnes œuvres avaient finalementrésolu le problème. Le kaddish, la prière des morts, non,pas une femme, mais un texte sacré de son choix,d'accord, même en français, et devant un parterre demusulmans, de juifs et de chrétiens, devant la fine fleur

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de l'intelligentsia et de l'industrie marocaines, l'agrégéede lettres, divorcée d'un catholique, remariée à un autre,a lu plusieurs des versets de la prophétie d'Isaïe que seulsles rabbins connaissaient, mais en hébreu.

« Il arrivera, à la fin des temps, que la montagne dela maison du Seigneur […] se dressera au-dessus descollines et toutes les nations y afflueront. » «Amin ! »lancent les croque-morts.

« Et nombre de peuples iront en disant : Or çà, gra-vissons la montagne de l'Éternel pour gagner la maisondu Dieu de Jacob […]. » «Amin ! » lancent les croque-morts.

« Il sera un arbitre entre les nations [qui] forgerontalors de leurs glaives des socs de charrue et de leurs lancesdes serpettes. Alors le loup habitera avec la brebis, et letigre reposera avec le chevreau ; le lion, comme le bœuf,se nourrira de paille. Le nourrisson jouera près du nid dela vipère […] »

Entre chaque verset, les croque-morts vêtus de man-teaux élimés lançaient un « Amin ! » retentissant sansmême entendre que ce texte disait, à Casablanca,qu'Israël apporterait la paix aux nations. Les chrétiensétaient effarés. Les juifs, terrifiés. Les musulmans, pétri-fiés. Je doutais que nous survivions à cette fantaisiemoderniste mais les enfants d'Abraham furent si émuspar Isaïe que ma grand-mère est allée en terre dansl'unité du Livre.

Je n'en revenais pas. J'en reviens encore moins aujour-d'hui tant la régression a été rapide. En ce temps-là, lareligion était affaire de famille pour les bourgeoisiesmaghrébines. On ne s'en revendiquait pas, ne la brandis-sait pas et la pratiquait peu. Certains allaient à la messe,faisaient kippour ou le ramadan, d'autres pas. Chacun

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était libre de ses choix et les connivences sociales avaientinfiniment plus d'importance que la foi dans laquelle onétait né.

Comme en France, comme en Europe, comme danstout l'après-guerre, on était de gauche ou de droite,monde libre ou monde communiste, mais là était laseule fracture qui comptât, celle qui transcendait la géo-graphie, plaçait le Japon à l'Ouest et Cuba à l'Est, réunis-sait des individus que tout aurait séparés avant guerre etne laissait plus aux religions qu'une bien petite place,totalement secondaire.

Le communisme s'est effondré.Les conflits immémoriaux que la guerre froide avait

fait oublier ont ressurgi. La géographie, les identités, lesrivalités territoriales et les luttes d'influence régionale ontrepris leurs droits. Les religions prennent leur revanchesur l'œcuménique et moderne foi dans le progrès, cellequi avait uni l'humanité entière, jusqu'aux deux campsde la guerre froide qui rivalisaient dans la conquêtespatiale.

On ne croit aujourd'hui plus au progrès, pas plus àcelui du genre humain qu'à celui de l'industrie, le nou-vel ennemi, polluant et destructeur. Au nom du progrès,on a tant massacré d'hommes et épuisé la nature qu'ildevient le nouvel Antéchrist, ce Satan qui fut et demeuresi près d'abattre l'ordre naturel, divin, forcément divin,sous lequel l'humanité ne cherche plus à construire sondestin mais le subit.

La roue tourne et ce n'est pas plus surprenant que cecri d'espoir ukrainien qui avait brisé Annette car lecommunisme, c'est vrai, fut un monstrueux avatar dessciences et du libre arbitre, de cette révolte humanistequi, depuis le XVIIIe siècle, avait porté le genre humain à

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tenter d'échapper aux monarchies de droit divin, àl'injustice, aux inégalités, au sabre et au goupillon. Lecommunisme, c'est un fait, fut le hideux rejeton dela révolution industrielle et du mouvement ouvrier quien était né, de cette impatiente ambition d'un paradisterrestre, sans injustices et sans classes, aussi harmonieuxque le jardin d'Éden dont l'homme fut chassé pour avoircroqué la connaissance.

Adam et sa pomme sont là pour nous dire que ce n'estpas d'hier que l'homme a éprouvé les dangers dont laquête du bonheur est porteuse. La richesse des mythes estinépuisable et celui de Sisyphe mettait déjà en garde cettefamille de pensée, ravagée par un accident génétique, quia pour nom « la gauche » et va des Encyclopédistes auxcommunistes en passant par la Révolution française, leparti du mouvement, la République et le socialisme.

Les réactionnaires n'ont pas entièrement tort, passur tout.

Ils triomphent en tout cas. «On vous l'avait bien dit.Vous voyez bien, nous disent-ils, où la révolte vous amenés. » Oui, d'accord. Elle nous a menés au Goulag,nous la gauche et, avec nous, la Chine, la Russie et lamoitié de l'Europe. Plus le temps passe, plus je comprendsAnnette et son silence, mais quoi ? Fallait-il préférer l'igno-rance ? Demeurer dans les ténèbres plutôt que de chercherla lumière ? Se satisfaire des bûchers de l'Inquisition, desempereurs, des monarchies absolues et d'une Église quiprêchait l'obéissance avant la charité ? Aurait-il fallu nerien faire car l'aventure était aussi risquée qu'outrecui-dante ? Faudrait-il regretter Vatican II et la République, laprotection sociale et le réseau électrique, le droit de grèveet les congés payés, si attentatoires à la naturelle beautédu littoral ?

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Même ainsi posée, la question n'appelle plus deréponse unanime.

Aux États-Unis, où Le Monde m'enverra après laPologne, mon premier contact fut un hippie. Barbe etcheveux longs, chemise à fleurs et boucle d'oreille, c'esten cycliste baguenaudant qu'il conduisait un taxi empes-tant le patchouli. Dès la sortie de l'aéroport, je lui avaisdemandé si Reagan serait réélu. « Tout ce que j'en sais,c'est que je voterai pour lui », rétorque-t‑il d'une voixlente. « Ah ?… Il vous plaît tant ?—Non, mais je n'aimepas les démocrates. Je me méfie des ingénieurs sociaux. »

Ça m'a cloué le bec. Je n'avais jamais entendu accolerces deux mots, en faire une expression, mais ils étaient sadéfinition de la gauche, des démocrates en Amérique, etce n'était pas mal vu car le fait est que nous sommes, àgauche, nous qui croyons en la perfectibilité de l'hommeet du monde, en constante quête de nouvelles éprou-vettes d'où sortirait le bonheur universel. Ingénieursenfiévrés, nous travaillons jour et nuit à de nouvellesalchimies sociales, welfare state ou eurocommunisme,modèle suédois, programme commun ou flexisécurité,modèle soviétique pour les communistes d'hier, et cehippie reaganien souhaitait, lui, qu'on le laisse vivre savie de taxi peace and love.

C'était en septembre 1983, quelques mois aprèsAnnette et son Ukrainien. La « révolution conservatrice »battait son plein à Washington. Pour le meilleur ou pourle pire mais comme toujours, la scène politique améri-caine préfigurait l'européenne et c'est dans l'odeur dou-ceâtre du patchouli que je suis définitivement devenu,tous angles arrondis, obsessionnellement attentif à laRaison de l'autre.

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Comme promis, Casa-Paris, Paris-Varsovie, j'étaissur le tarmac quand l'avion pontifical s'est posé dans laPologne de l'état de guerre.

Un mot de trop et le pape pouvait soulever sa patrie,la perdre en la précipitant dans une bataille perdued'avance. Trop de prudence, au contraire, et il lançait lesignal de l'abdication, décevait les Polonais, cassaitl'Église, divisait le pays et offrait au général Jaruzelski lavictoire que l'armée ne lui avait pas assurée.

Tout se jouait dans les premières minutes et ses pre-miers mots sont : « J'étais malade et vous êtes venu àmoi. J'étais en prison et vous m'avez visité… » Le papene dit rien qui vienne de lui. Ces mots-là ne sont pasd'aujourd'hui mais d'il y a deux mille ans. C'est l'Évan-gile qu'il cite et le constat est fait, tout est dit : la Pologneest malade, en prison, et il vient à elle, sans peur, sanscrainte de se tromper ni d'être utilisé, porté par un élande solidarité, ce mot interdit qu'il n'a pas besoin deprononcer pour le faire immédiatement retentir danstout le pays, du pied de la passerelle, entre deux cordonsmilitaires.

Il y avait longtemps que Jean-Paul II me bluffait. Dèsmon deuxième voyage en Pologne, en 1977, j'avais étéfrappé par l'affection avec laquelle les dissidents parlaientde ce cardinal archevêque de Cracovie, de ce brillantesprit dont les rapports avec les intellectuels de l'opposi-tion catholique étaient infiniment plus étroits qu'avec lereste de la Conférence épiscopale polonaise, restée telle-ment imperméable à Vatican II.

L'Église polonaise, c'était le XIXe siècle. Elle n'a guèrebougé depuis mais Karol Wojtyla, lui, était de plain-pied dans le XXe. Ouvert, averti, grand politique, iln'ignorait rien du monde contemporain, ni de l'Europe

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occidentale ni de l'Amérique latine, ni des États-Unis nides bouillonnements politiques du monde libre, et le«N'ayez pas peur ! », lui aussi droit sorti des Écritures,qu'il avait lancé au monde en 1978, sitôt après son élec-tion, avait un double sens, valant programme.

Aux chrétiens des cinq continents, Polonais compris,il disait de ne pas craindre « d'accueillir le Christ etd'accepter son pouvoir ». Jeune, beau, sportif, tout enmuscles, incroyablement plus moderne que le conclavequi l'avait pourtant choisi, il entreprenait de remettre enmarche le catholicisme, de continuer Vatican II, maisaux peuples du bloc soviétique, Polonais en tête, il disaitdu même coup de ne pas avoir peur du communisme,de ses partis uniques, de ses armées et de ses policespolitiques.

C'est par la Pologne que Jean-Paul II avait commencél'incessant périple par lequel son pontificat a porté labonne parole sous toutes les latitudes. C'était un signede fidélité à son peuple, « Je ne vous oublie pas », luidisait-il, mais il venait également lui enseigner unefaçon de se battre, lui donner un cours de non-violenceet de mépris ravageur. Pas plus que sous l'état de guerre,Jean-Paul II n'avait alors dit un seul mot contre le pou-voir en place. Pour lui, ce pouvoir n'existait pas. Il lereconnaissait comme une réalité, saluait ses corps consti-tués, poliment, souriant, mais ce n'était là qu'obligationprotocolaire. L'essentiel, son objectif, était de marcherd'une ville à l'autre, de rassembler la Pologne sur sespas, de lui faire prendre conscience de sa force et del'isolement du parti, de son unité dans le rejet ducommunisme.

Il riait avec les étudiants de Cracovie qui faisaient lesiège de ses fenêtres jusqu'à temps qu'il les ouvre et

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improvise un dialogue avec eux. Il était la vie, l'avenir,la jeunesse. Le communisme n'était plus rien, effacé,submergé par ses marées humaines qui acclamaient leurpape et pleuraient de bonheur.

Il y avait là du Superman et du Gandhi, du LutherKing et, oui, tiens donc, du Christ qui marchait lui aussid'une ville à l'autre pour rassembler et lancer la nouvellefoi à l'assaut du vieux monde, sans s'attaquer directe-ment à lui, jamais.

On était en 1979. Je venais d'entrer au Monde. Jen'avais pas encore pris ce poste pour lequel JacquesAmalric, le chef de service étranger, était venu me cher-cher au Nouvel Observateur. J'étais au desk, rue desItaliens, relisant et envoyant les papiers de mon futurprédécesseur, Manuel Lucbert, nommé à Pékin. C'estpar procuration que je vivais cette émeute nationale quin'a pas brisé plus de vitres que n'allaient le faire les pre-mières semaines des révolutions arabes et, chaque matin,cherchant titres et accroches, je repensais à Mai 68.

Je voyais la même confiance, la même évidence, cemême sentiment d'être prêts à la relève, invincibles, cer-tains de mieux faire que nos parents et si sûrs de notrevictoire que nous n'avions, nous non plus, jamais perdude temps à nous attaquer aux institutions d'hier. Il yavait bien ce «Dix ans, ça suffit » lancé à de Gaulle etque je n'avais, pour ma part, jamais repris tant je savaisce que la liberté lui devait et ce que Radio Londres avaitreprésenté pour ma mère, traquée sous l'Occupation. Ily avait eu cette ironie rigolarde mais nous n'avions pasplus d'agressivité pour ce vieux monde dont nous tour-nions la page qu'il n'y en avait sur le chemin du pape.

Nous passions, par centaines de milliers, devantl'Assemblée nationale, les commissariats, les ministères

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ou le Palais de justice sans leur jeter un regard, sansmême penser à le faire et, moins encore, à les prendred'assaut car ils n'avaient plus d'importance, pas plusque l'URSS sur le chemin du pape.

Du desk du Monde, dans ce premier voyage de Jean-Paul II, je revivais nos manifestations soixante-huitardeset les désarrois d'un pouvoir en place. J'assistais à lamarginalisation du communisme dont je ne savais pasencore que j'allais vivre et couvrir la fin, dans une fièvreexaltée que ma hiérarchie avait renoncé à calmer.

Après Superman, il y avait eu Solidarité car, acculé àcombler le vide des caisses de l'État, le parti avait aug-menté les prix alimentaires en juillet 1980 et provoqué,du même coup, une grève générale et la paralysie dupays. Seize mois durant, la Pologne avait vécu dansl'anarchie, au sens propre du terme, plus de pouvoir,rien que l'ombre de l'Armée rouge.

Le communisme polonais était échec et mat mais, àl'aube du 13 décembre 1981, la nuit était tombée sur laPologne, opaque, brutale, inattendue malgré les quelquessignes avant-coureurs auxquels personne n'avait vouluprêter attention, aucun Polonais en tout cas.

Il y avait des semaines que Moscou grondait toujoursplus fort. La tension ne cessait plus de monter entre lepouvoir et Solidarité. Lech Walesa avait de plus en plusde mal à tenir ses troupes que démangeait l'envie d'endécoudre, une bonne fois pour toutes, en mettant lescommunistes à la retraite. L'inquiétude de la directionsyndicale était telle qu'elle s'était réunie tout entière àGdansk, au chantier Lénine, le berceau de Solidarité, etnous l'avions suivie, nous les journalistes, bombardéspar nos rédactions de nouvelles alarmantes sur des

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mouvements de troupes que les services de renseigne-ment occidentaux avaient repérés.

Comme d'habitude, nous étions tous logés à l'Heve-lius, l'hôtel le plus proche du chantier, mais toutes lesputains, à minuit pile, en avaient soudain disparu.

Cela créait un vide inhabituel, étrange, surprenantcar, en quête de devises et de tuyaux à échanger contrela protection de la police, elles nous collaient toujours,présentes partout où nous allions et devenues, commenous, un wagon du train de Solidarité. À chaquegrève locale, à chaque conflit régional, les dirigeants dusyndicat se déplaçaient en bloc pour faire baisser la pres-sion. Nous les suivions, suivis des interprètes officielsd'Interpress, l'agence polonaise chargée de nous sur-veiller. C'étaient des indics, nous le savions, mais beau-coup d'entre eux étaient devenus agents doubles, passésdu côté de Solidarité et du nôtre sans avoir rompu avecl'autre, et les putains nous suivaient tous, avec l'évêqueque l'épiscopat dépêchait dans les cas graves.

Soutanes et décolletés vertigineux, barbouzes à cartede presse, journalistes et vrais faux indics, tout cela for-mait un petit monde, somme toute convivial. Nousnous connaissions tous. Chacun savait qui était quoi,pas de drame, mais le 13 décembre à minuit, les putainsn'étaient plus là.

Quelque chose n'allait pas. L'un des directeursd'Interpress, un hargneux, ne me lâchait plus, inhabi-tuellement amical. Il voulait me faire boire. Il metutoyait. Je n'aimais pas cela et, manière de lui dire« vous » et de lui rappeler ses vraies fonctions, je luidemande : « Vous avez fait coffrer les putes ? » Il sourit,graveleux : « Tu en veux une ? Deux ? Je te les envoiedans ta chambre. » Voilà qu'il s'occupait de mes nuits.

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Ca ne sentait décidément pas bon, franchement mau-vais après ces deux journées de réunion de crise, car ladisparition de professionnelles consciencieuses à l'heuremême où commençaient les affaires était beaucoup plusanormale que les mouvements de troupes.

« Viens ! »Witek travaillait pour Ansa, l'agence de presse ita-

lienne. Nous faisions tandem depuis les grèves d'août. Ilrêvait d'être riche. Il est devenu cossu, importateur demontres de marque pour bourgeois postcommunistes.Toute cette histoire de Solidarité le faisait sourire. Ill'affectait en tout cas, de peur d'être trop déçu mais, là,son ton est grave. Dans le hall, au pas de charge, il meglisse que le Grand Hôtel de Sopot est cerné par l'armée.

Je cours à la voiture. La direction syndicale dormaitau Grand Hôtel. Presque tous ses membres étaient mesamis. Une bonne dizaine d'entre eux étaient, et sontrestés, mes plus proches amis, des gens dont je connais-sais les femmes, les enfants, les déchirements personnels.

Je ne pensais même pas à l'événement, trop clair, rienà décrypter. Je me disais seulement que je pourrais peut-être me glisser par les baies de la salle à manger, passerpar la plage, créer une diversion, n'importe quoi, récu-pérer quelqu'un, essayer. Tout était désert, la nuit noire.Nous roulions pied au plancher et au dernier carrefouravant l'hôtel, l'un de ces établissements balnéaires alle-mands d'avant-guerre dont la crasse n'avait pas effacé lasplendeur, l'horreur nous saisit.

Un mur de blindés barre la route. Au loin, des sol-dats nous intiment l'ordre de stopper à coups de bâtonsblancs agités dans la brume. Witek ralentit, me regarde.« Avance !, lui dis-je. — Ils vont tirer, répond-il.— Avance, doucement, mais avance ! » Il repasse en

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Cet ouvrage a été mis en page par IGS-CPà L’Isle-d’Espagnac (16)

No d'édition : L.01ELKN000669.N001Dépôt légal : septembre 2017