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Daniel Bougnoux HYPNOSE OU PSYCHANALYSE ? NOTE POUR UNE APPROCHE COMMUNICATIONNELLE DE L'INCONSCIENT « Toute communication présente deux aspects : le contenu et la relation, tels que le second englobe le premier... » (P. WATZLAWICK, J.H. BEAVIN, D.JACKSON, Une logique de la communication.) I — Argument Les pages qui suivent, extraites d'une recherche plus vaste (1) énumèrent quelques motifs de soupçon ou de curiosité concernant la relation mal élucidée de la psychanalyse avec l'hypnose. Une première objection vise l'idée de coupure : certes la psychanalyse voulut se fonder autour de 1895 sur le refus de l'hypnose ; mais, chassée par la porte, celle-ci n'est-elle pas rentrée par la fenêtre avec le transfert, les attractions spéculaires et les mimétismes identificatoires ? Plus généralement : si dans l'hypnose, ou la suggestion, nous sommes transis par l'autre, et dessaisis (à notre insu) de ce qui nous fait propres, comment s'assure-t-on jamais d'une pareille « coupure » ? La continuité probable d'une composante hypnotique dans la psychanalyse en révèle une HERMÈS 5-6, 1989 329

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Daniel Bougnoux HYPNOSE OU PSYCHANALYSE ? NOTE POUR

UNE APPROCHE COMMUNICATIONNELLE DE L'INCONSCIENT

« Toute communication présente deux aspects : le contenu et la relation, tels que le second englobe le premier... »

(P. WATZLAWICK, J.H. BEAVIN, D.JACKSON, Une logique de la communication.)

I — Argument

Les pages qui suivent, extraites d'une recherche plus vaste (1) énumèrent quelques motifs de soupçon ou de curiosité concernant la relation mal élucidée de la psychanalyse avec l'hypnose.

Une première objection vise l'idée de coupure : certes la psychanalyse voulut se fonder autour de 1895 sur le refus de l'hypnose ; mais, chassée par la porte, celle-ci n'est-elle pas rentrée par la fenêtre avec le transfert, les attractions spéculaires et les mimétismes identificatoires ? Plus généralement : si dans l'hypnose, ou la suggestion, nous sommes transis par l'autre, et dessaisis (à notre insu) de ce qui nous fait propres, comment s'assure-t-on jamais d'une pareille « coupure » ?

La continuité probable d'une composante hypnotique dans la psychanalyse en révèle une

HERMÈS 5-6, 1989 329

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autre : la permanence de la masse (et des réductions magmatiques ou massifiantes du processus primaire) débordant tout sujet. L'affect nomme cette passion où le principe d'identité vacille pour chacun ; mais le transfert, l'affect, l'identification..., soit tout ce qui fait masse en nous et entre nous, obligent peut-être à réviser la notion d'inconscient. La psychanalyse a fait de l'inconscient notre moderne divinité: il est partout, mais sans jamais parler en clair; il faut l'interpréter, et il faut pour cela des prêtres, un corpus d'écritures (de préférence ésotériques), des récits de miracles et des thaumaturgies. Fondée sur cette inépuisable crypte, la psychanalyse a édifié une nouvelle église avec ses fidèles, ses hérétiques et ses gardiens. Cette critique devenue banale aurait pu conduire à l'hypothèse suivante : qu'au rebours de ce pathos de la profondeur, de la fouille archéologique et du déchiffrement, l'inconscient ne réside pas seulement en nous mais entre nous. Ce thème d'un inconscient communicationnel exige simultanément des psychanalystes qu'ils abandonnent la référence exclusive à la linguistique saussurienne (résumée par le maître-mot lacanien d'un « inconscient structuré comme un langage »), et qu'ils s'intéressent aux propositions de la pragmatique.

Les études de pragmatique mettent constamment l'accent sur le cadre des énonciations ; on y envisage la co-production de l'énoncé par la relation d'allocution. Cette co-énonciation intéresse en analyse le transfert, comme le souligne Lacan : « Dans son essence, le transfert efficace dont il s'agit, c'est tout simplement l'acte de parole. Chaque fois qu'un homme parle à un autre d'une façon authentique et pleine, il y a, au sens propre, transfert symbolique, il se passe quelque chose qui change la nature des deux êtres en présence » (2). Mais avec Jakobson on invoquerait ici la fonction phatique de mise en contact ; avec Peirce la communication indicielle ; et avec Watzlawick l'aspect relation (versus contenu) de nos communications. Cette mise en relation est assurée en particulier par la couche indicielle des signaux péri- et infra-verbaux. Dans la mesure où nous vivons dans la relation, agie sur le monde indiciel du contact, ce lien non verbal de l'indice ou de l'action échappe paradoxalement à notre conscience : non parce que nous le « refoulons », mais parce que nous le vivons immédiatement (= sans la médiation d'aucune représentation). L'attention ou le focus placé sur le contenu de la communication nous dérobe la relation. C'est ce facteur relationnel (qu'il faut rattacher au processus primaire, soit à ce qui fait lien, masse et magma) que l'hypnose grossit jusqu'à l'extraordinaire. Nous dirons, par hypothèse très provisoire, qu'une communication tend vers l'hypnose quand, son contenu tendant vers un minimum d'information ou de représentation symbolique, la relation y tend vers un maximum d'immédiateté indicielle.

Il était impossible ici de développer également tous ces points. Le lecteur que le terme même d'hypnose préviendrait défavorablement est prié de considérer qu'on désigne par lui un phénomène mal élucidé (et sans doute impensable dans le cadre d'une logique égo-logo-centrique, qui semble en dernière analyse avoir été celle de Freud : la relation en général se laisse mal cadrer par nos épistémologies, et il n'est pas sûr que la psychanalyse, malgré son objet, échappe à la règle) ; que l'hypnose touche aux notions connexes de suggestion, mimétisme, influence, identification, psychologie des masses, transe et transfert, ou magma primaire de

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l'affect..., entre autres ; et que sur ce terrain, où l'individu s'articule au social et au politique, les concepts de la pragmatique et les théories de la communication nées de la mouvance cybernétique et systémique pourraient utilement relayer quelques graphes et jeux de mots lacaniens.

II — Au commencement, l'hypnose

Cela pourrait s'écrire à la manière d'un catéchisme ou d'une légende dorée : in Mo tempore, dans le temps sans temporalité (Zeitlosigkeit) des relations (sans récit ni relation) primaires, il n'y avait qu'une psyché en fusion (sans/e ni identité), le magma du neutre, ne uter, das Es, un Ça qui n'était ni moi ni autre, ni dehors ni dedans, ni corps ni représentation, ni sujet ni objet, ni bon ni mauvais... Dans son effort pour se connaître, s'aimer et démêler le tien du mien, et moi du monde, la psyché commença par se voir comme en un miroir, dans le double ou Taker ego. Ce double était une ruse de la réflexion, une étape dans la conscience de soi. Tout progrès ultérieur de cette conscience ne pouvait que dissoudre ce fantôme, à la façon dont la philosophie des Lumières fait s'évanouir les spectres. La psychanalyse qui marche en tête de ce progrès, et sonne le réveil de la raison contre les monstres du sommeil, ne se définît-elle pas comme la meilleure façon (et peut-être la seule) de faire l'économie du double en bouclant la boucle du retour à soi ou de la réappropriation ? Là où Ça était, Je dois advenir..., m'arracher à ce neutre où dormir m'englue, déloger de moi cet autre s'il est vrai que « le désir, c'est le désir de l'autre » selon Lacan mais aussi Girard. Au terme d'une analyse bien conduite, un sujet purifié par la catharsis fête sa naissance, sa propriété, sa propreté.

Sur ce chemin il était inévitable d'en passer par l'hypnose, mais vital de rompre avec elle. C'est le b, a, ba analytique que tous reprennent en chœur: «Qui ne sait que c'est en se distinguant de l'hypnose que l'analyse s'est instituée ? » demande par exemple Lacan dans son Séminaire sur Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (3). S'il est vrai que toute théorie nouvelle doit trancher par « coupure épistémologique », l'acte de naissance de la psychanalyse fut de rompre avec l'hypnose de Liébault, Bernheim et Charcot. Voilà qui semble net, et ne souffre guère de discussion dans les cercles analytiques, où l'hypnose fait figure tantôt de problème réglé, et tantôt de tabou. Une hypnose qui pourrait bien constituer l'impensé des sciences sociales, comme de ce qu'on célèbre aujourd'hui sous le nom des disciplines de la communication.

Elle a joué pourtant un rôle historique certain, que Léon Chertok a bien mis en lumière. Sans refaire cette histoire très curieuse, rappelons avec Chertok qu'on peut voir dans l'hypnose le paradigme du processus relationnel durant trois siècles de tradition psychologique occiden­tale ; celle-ci connaît son apogée avec Mesmer et Puységur, qui tentent d'isoler dans sa pureté, et à des fins thérapeutiques, le phénomène hypnotique envisagé successivement comme magné-

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tisme minéral, animal, puis reconnu comme l'énigme de l'empathie dans la relation humaine. On sait au demeurant combien l'hypnose est pratiquée hors de l'occident dans les sociétés qui cultivent la transe et la possession. Quand Freud se rend à la Salpêtrière, puis à Nancy, il va en neurologue à la rencontre d'une pratique bien rodée, forte d'une longue tradition sur laquelle les discussions n'ont pas cessé au cours d'un siècle où, sous l'impulsion de la Naturphilosophie et des spéculations vitalistes, une certaine manipulation de l'inconscient atteignit son apogée.

Or que va retenir Freud de cette fréquentation ? Très schématiquement, l'hypnose lui sert à la fois de preuve d'une autonomie de l'inconscient, et de repoussoir dans le traitement que pour celui-ci il invente. De preuve d'abord, puisque dans l'hypnose la conscience ne dort qu'à moitié, et que le phénomène de la suggestion post-hypnotique révèle une quasi-dissociation du sujet, la permanence en lui d'une vigilance et d'une paradoxale suite dans les idées. Mais de repoussoir aussitôt, car la transe expose aux dangers d'une régression trop archaïque, suivie de fâcheuses erreurs sur la personne. En 1784 la commission royale d'enquête chargée par Louis XVI de vérifier les thèses de Mesmer avait, dans un rapport resté secret, conclu que le traitement magnétique pouvait être « dangereux pour les mœurs ». N'observait-on pas autour du baquet une scandaleuse égalisation des conditions sociales, doublée d'érotisation ? Ce qui circulait dans la relation hypnotique n'était pas un « fluide » (la commission avait rapidement conclu à son inexistence) mais une influence ou un charme sexuel. Binet conclura dans le même sens: « L'hypnotisé est un amant exalté pour qui rien n'existe au monde que la personne aimée (4). » Freud reprendra longuement ce parallèle entre l'hypnose et l'amour (amour désexualisé du « total abandon de soi » des enfants à l'égard des parents aimés) ; et nous savons par Ma Vie et la psychanalyse comment une patiente en se jetant à son cou, l'amena à découvrir la nature erotique de l'élément mystique: «J'avais l'esprit assez froid pour ne pas mettre cet événement au compte de mon irrésistibilité personnelle et je pensai maintenant avoir saisi la nature de l'élément mystique agissant derrière l'hypnose. » (pp. 35-36)

Concluons au plus court, car ces questions sont exposées avec toute la précision souhaitable dans les ouvrages de Léon Chert ok et de Mikkel Borch-Jacobsen (5), que confronté aux caprices d'une suggestion qui tournait soit à de compromettants passages à l'acte, soit à une obnubilation dommageable à l'interprétation, Freud voulut et crut y mettre fin en limitant la composante hypnotique de la relation thérapeutique à un transfert étroitement surveillé. Il canalisait du même coup les pouvoirs de la suggestion dans un travail analytique purement verbal ; il inventait l'association libre et la talking cure, c'est-à-dire renversait (croyait renverser) le vecteur de la parole curative : au lieu de descendre sous forme de suggestion, celle-ci montera désormais du malade au médecin sous forme d'associations libres. En bref il faisait dépendre la cure d'une elucidation cognitive, mise à la charge du patient, plus que d'une participation affective ; en déplaçant l'effort sur la remémoration et l'interprétation, Freud espérait dissoudre à la longue {analuein, analyser) toute confusion empathique ou transport amoureux.

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Ill — Rompre avec l'hypnose?

Forts de cette coupure inaugurale, le fondateur de la psychanalyse et ses successeurs ont multiplié à l'endroit de l'hypnose désaveux et mises en garde: « Le danger d'égarer le patient par suggestion, lorsqu'on lui inculque des choses auxquelles on croit soi-même, mais qu'il ne devrait pas admettre, a été assurément grandement exagéré. (...) Je puis affirmer sans vantardise qu'un tel abus de la suggestion ne s'est jamais produit dans ma pratique (6). » Sur quoi Lacan surenchérit dans son fameux Discours de Rome de 1953 : « Nous désavouons tout appui pris dans ces états [provoqués par l'hypnose], tant pour expliquer le symptôme que pour le guérir (7). » (Il est à craindre, si l'on songe aux spéculations ultérieures de Lacan sur le désaveu et la dénégation, que le verbe désavouer ne fasse ici justement symptôme.) Ce point est en effet capital puisqu'il commande, au-delà de la coupure fondatrice, toute la viabilité ou la respectabi­lité de la psychanalyse comme discipline médicale. Freud a obsessionnellement besoin d'ancrer la vérité de ses interprétations de cas dans un sol historique. De deux choses l'une en effet : ou la cure repose sur une remémoration (le roc du trauma, ou de l'événement), ou elle n'est que suggestion forçant une conviction provisoire. Ce débat surdétermine en particulier l'analyse de Y homme aux loups : la vérité y vient-elle du patient ou de l'analyse ? Le récit sur lequel l'un et l'autre s'accordent est-il une révélation historique, ou une construction satisfaisante? Un document, ou un roman ? Beaucoup, tout peut-être, pivote sur cette alternative : il y va de la psychanalyse comme science, et du récit de l'analysant comme histoire dotée d'un objet (le trauma).

Il est impossible ici d'embrasser le fascinant problème posé par l'hypnose (la suggestion) dans sa fourmillante complexité. Plusieurs ouvrages récemment parus l'abordent de front. L'un des points sur lesquels le circonscrire est la question du transfert, un autre serait l'affect.

IV — Dissoudre le transfert?

A la fois obstacle et ressort de la cure, le transfert ne serait-il qu'un prolongement de l'hypnose ? Plus critique à cet égard que Lacan, Freud envisage lucidement l'hypothèse : « Nous devons nous rendre compte que si nous avons, dans notre technique, abandonné l'hypnose, ce fut pour découvrir à nouveau la suggestion sous la forme du transfert (8). » C'est par le transfert que le cuivre de la suggestion vient corrompre Vor pur de Vinterprétation. C'est le transfert qui permet, dans la reconstitution du souvenir, de remplacer « assez souvent » un élément manquant par une reconstruction, et de progresser ainsi de l'artefact à la conviction en sautant par-dessus la remémoration (9). C'est le transfert, et sa réciproque le contre-transfert, qui ouvrent la porte à toutes les possibilités de manipulation, d'influence et de délire à deux.

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Certes tous les analystes proclament théoriquement, déontologiquement, que la fin d'une analyse coïncide avec la déliaison de la relation transférentielle : un patient est « guéri » quand il parle et désire non par la bouche d'un autre mais par la sienne propre (toujours ce rêve d'appropriation et de restauration d'un sujet dans sa transparence). Mais comment l'analysé pourra-t-il échapper au discours de l'analyste, et faire entendre sa propre voix ? Grâce au silence de l'autre ? Il serait naïf de croire qu'en choisissant de se taire les lacaniens exerceraient par là moins d'influence. (Faut-il rappeler avec Bateson et Watzlawick qu'on ne peut pas ne pas communiquer, autrement dit que tout dans une séance fait signe et échange de messages, depuis la poignée de main jusqu'à la remise d'argent ?) Mais surtout comment échappera-t-il au discours de l'analyse} La diffusion de cette théorie dans notre culture a atteint un point tel qu'aucun « client » potentiel n'ignore plus aujourd'hui, en s'allongeant sur le divan, ce qu'on attend qu'il dise. La vulgate freudienne infiltre chaque séance d'une direction de conscience — ou plutôt d'inconscience — dont on ne saurait écarter le caractère de suggestion post-hypnotique.

Le désir de vérifier la théorie, autant que la soumission de l'analysant à son représentant dans la cure, impriment à celle-ci le fonctionnement d'une prophétie autoréalisatrice: toute l'orthodoxie analytique pèse au chevet du divan pour sélectionner les paroles et leur servir de point fixe, ou d'attracteur secret. La théorie freudienne a engendré des mini-sociétés (dont la dyade de base est fomentée par la relation transférentielle du divan), fondées sur des mythes partagés, des identifications passionnées à la personne du père, des luttes fratricides et des sacrifices humains. Le lacanisme a grossi jusqu'à la caricature ce danger de la horde inhérent à la « société psychanalytique » (oxymore bien étudié par F. Roustang).

Il est difficile de préciser jusqu'à quel point la théorie psychanalytique échappe ou succombe à la formation délirante, à la religion ou aux oscillations d'un rapport duel ou « imaginaire » ; mais on comprend par ce qui précède que le débat de la psychanalyse avec l'hypnose aura été une lutte avec son fantôme. Dès le début c'était très unheimlich. Qu'est-ce que l'hypnose en effet ? La fusion apparente de deux en un, avec oubli et négation radicale de l'autre ; l'énigme-abîme de la sympathie, une docilité extraordinaire et quelque peu répugnante, comparée à notre concept du sujet et à ses principaux prédicats, conscience, autonomie, jugement, etc. L'hypnose figure le comble du transfert, vécu à l'état pur: un rapport sans rapport, une régression à un état antérieur à la scission du moi et de l'objet, le refusionnement, la symbiose. Elle bouleverse nos catégories en nous interdisant de penser le sujet ou la psyché dans les termes du seul processus secondaire, fondé sur l'émergence de la personne, de l'individu, de l'objet... Octave Mannoni remarque qu'elle «contredit tout le savoir théorique (10) ». On vérifierait en effet que l'hypnose:

— sur le plan théorique renverse une conception égologique du sujet, donc une conception archéologique de « son » inconscient : le fait hypnotique suggère que l'inconscient joue moins dans les profondeurs refoulées de la psyché individuelle qu'à la surface de la relation.

— sur le plan thérapeutique, l'hypnose conteste le dispositif idéalement narratif, c'est-à-dire dédramatisé et largement désaffectisé, auquel Freud et ses successeurs entendent sous le

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nom d'analyse restreindre la prestation du consultant. Après quatre-vingt-dix ans de pratique analytique, bien des questions ont surgi pour critiquer les choix freudiens, touchant à la conduite de la cure autant qu'au fonctionnement de l'institution. Plusieurs praticiens et chercheurs ont mis en doute la réalité ou l'efficacité de la prétendue rupture avec l'hypnose : du côté de la clinique Groddeck, Ferenczi, puis Winnicott et l'école anglaise ont déplacé l'accent sur l'empathie, les techniques de relaxation, le holding et les relations « maternantes » (ce courant est également représenté aux Etats-Unis par Milton H. Erickson, proche de Bateson et de l'école de Palo Alto). D'un point de vue théorique, F. Roustang, et M. Borch-Jacobsen ont débrouillé au fil des textes de Freud, et suivi dans ses principaux concepts (affect, identification, narcissisme, psychologie des masses, transfert...), les résurgences de l'hypnose, et ce que le transfert devait aux cultures (ou aux cultes) de possession, dont la psychanalyse pourrait figurer l'ultime rejeton thérapeutique, au sein d'une société européenne qui a choisi de rompre en tous points avec ces pratiques.

V — Au présent de l'affect

Avancer en psychanalyse, ce devrait être accéder à l'histoire, c'est-à-dire briser le cercle imaginaire ou pire, fusionnel-unaire de ce non-rapport archaïque que reconstitue le transfert. Avancer, autrement dit entrer dans une succession qui ne soit pas de la répétition. Or cette répétition insiste au cœur de la cure sous l'espèce de l'affect. Très schématiquement : un affect est toujours perçu au présent, il est agi, répété ou actualisé plutôt que mémorisé et raconté. Dans les tempêtes de l'affect, de la colère, des larmes ou de la joie extrême, le je s'absente à lui-même, il agit son trouble sans distance représentative (sans ironie, conscience réflexive, commentaire ni auto-observation) ; et le sujet qui se réveille de cet état se trouve confus, se frotte les yeux d'incrédulité et bafouille une excuse («J'étais hors de moi»). L'affect se rapproche d'un sommeil (d'une hypnose), c'est une bouffée primaire frappée comme celle-ci d'amnésie, où le sujet s'évanouit avec ses traits identitaires-personnels, comme il arrive à l'acteur. Or, si l'énonciation de l'analysant n'est effective qu'en étant affective, toute analyse par son projet même est tiraillée entre le en avant de la parole, et le retour amont, fusionnel-unaire, impersonnel et « çaïque » de l'affect ; et elle peut échouer par excès de raisonnement ou de réflexion (= défaut d'engagement «vital») comme par trop-plein d'affect et d'agieren (= défaut d'observatoire ou de métaniveau langagier ou logique).

En remplaçant l'hypnose par le dispositif analytique, Freud tirait l'inconscient vers une mémoire de représentations beaucoup plus que d'affects. Là où était le présent de l'affect, la re-présentation verbale doit advenir... Cette substitution s'annonce extrêmement probléma­tique. Sans pouvoir ouvrir ici une discussion qui entraînerait trop loin, bornons-nous à

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remarquer qu'il n'y a de mémoire que d'un sujet constitué, ou d'un moi secondaire, non noyé dans le magma primaire (et sa Zeitlosigkeit). Par conséquent le pré-œdipien, et tout ce qui ressuscite celui-ci en disloquant le moi (les figures monstrueuses du rêve ou de la rêverie, le raptus affectif, les épisodes psychotiques et les moments de possession, de transe, de ravisse­ment ou de fusion...), échappent par principe à la remémoration. La vie symbiotique du proto-sujet ou de la monade indifférenciée ne s'inscrit par définition nulle part. De même les affects de la dévoration primaire ou de l'incorporation ne sont pas présentables. Pas davantage l'identification : si celle-ci est l'ombilic du moi, elle est du même coup peu mémorable, donc à peine « analysable » (soluble dans la parole). De même encore l'emportement mimétique, la précipitation à être comme ou à passer dans l'autre : une amnésie naturelle accompagne comme son ombre les débordements d'un sujet-Protée, chacun se croit original alors même qu'il imite, chacun oublie son modèle et l'efface somnambuliquement pour s'instituer à la source de la série, à l'origine des copies et des doubles. (De cette logique de l'identification et de la rivalité mimétique, René Girard a tiré des conséquences rigoureuses.) Qu'on soit agi d'aventure par un autre, on ne veut, on ne peut pas le savoir puisque le je pense doit accompagner toutes mes représentations selon la forte remarque de Descartes développée par Kant, puisque toutes mes pensées doivent être rapportées à la source d'un Je, soit à un punctum individualisant ou au principe d'identité, pas le nous ni le on, encore moins le magma du Ça qui ne peut qu'échapper au système Perception-conscience, à la saisie ensembliste-identitaire (Castoriadis), à la logique égologique, à la mémoire et au discours de Sa Majesté le Sujet. Nous proposons par ces remarques de prendre au sérieux ou de radicaliser le fait troublant de l'amnésie post­hypnotique : si la suggestion en général est ce qui échappe nécessairement à notre vigilance, comment savons-nous si nous ne sommes pas actuellement « sous » hypnose, ou du moins sous l'effet de quelque influence chronique, de quelque mimétisme rampant ? En particulier, d'où la psychanalyse tire-t-elle la certitude (très haut proclamée) d'avoir rompu avec l'hypnose? Comment s'assure-t-on jamais d'une pareille rupture? De même que l'identification est l'ombilic de la subjectivité (le point par où celle-ci s'attache et s'abandonne à l'autre), peut-être faut-il dire, au sens où Freud parle d'ombilic du rêve, que l'hypnose est Γ ombilic de la psychanalyse.

(Dans le film Zelig, le personnage-caméléon joué par Woody Allen souffre d'empathies excessives : il s'identifie corps et âme au partenaire de chaque interaction, il n'est littéralement personne. D'où quelques savoureux dialogues avec la psychiatre — inextricables problèmes de ponctuer une relation en miroir, luttes pour accéder au métaniveau. Mais ces crises identifica-toires laissent à chaque fois Zelig amnésique de son personnage, ce dont profitent rapidement quelques aventurier(e)s sans scrupules: on l'accuse de mariages multiples, de banqueroutes frauduleuses ou d'escroqueries, et lui-même (qui, lui?) n'a rien à opposer à ses accusateurs puisqu'il ne se souvient pas... Par une contagion médiatique fatale, le malheureux Zelig devient bientôt le bouc émissaire de toutes les affaires criminelles inexpliquées des Etats-Unis au cours des années trente: en poursuivant le crime la persécution tombe sur le mime, amnésique et

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docile, qui n'en peut mais ! Heureusement Zelig finira sauvé par l'amour, qui résoudra tous ces maudits transferts.)

L'affect éloigne du récit où la personne se recueille et s'approprie, il se diffuse, dilue son sujet, décadre ou disloque son support dans une diaspora théâtrale-pathétique : en « trage­diam » (Breuer) les scènes traumatiques, Anna O. s'adonnait ou se bandait à un « autre moi », s'oubliait elle-même dans un état d'absence somnambulique. Je est un autre: on voit par l'exclamation célèbre de Rimbaud (proférée certes après coup) la capture hypnoïde-imaginaire désarticuler la syntaxe, ou l'ordre symbolique. De même au moment vécu de l'affect, les catégories de la représentation et de la logique ensembliste-identitaire sont forcloses: ce qui manque à l'affect c'est le re de la représentation, il s'éprouve dans la présence pure, dans l'avènement de la première fois ou l'évidence de la chose même, non dans la distance signifiante ou dans Xabsence verbale. Il est rebelle au jeu combinatoire des négations, des discontinuités et des différences propres au processus secondaire. Parce qu'il est « exhibé sans réserve » (on ne peut imaginer un souvenir d'affect), il arrive que le moi s'y dépense entièrement. D'où un étrange, un paradoxal renversement : l'inconscient ne serait plus ce qui est refoulé ni enfoui, mais ce qui communique et se propage sans réserve à la surface... Sans la réserve d'une surface d'enregistrement, d'un métaniveau de conscience vigile ou critique (Mikkel Borch-Jacobsen). Les affects précèdent génétiquement la formation du moi, et ils le balayent dans les grandes marées de la passion ou de la transe : à l'acmé de l'émotion, le moi s'effondre ou se dérobe, Je redevient un autre, possédé, englouti, mesmerise. L'affect est ce qui fait masse en nous, d'où le dispositif idéalement narratif, anti-dramatique et in-affectif, de la cure: en demandant au patient de ne s'impliquer que par la parole, et à l'analyste d'observer une réserve qui confine à l'apathie, Freud voulut rabattre la répétition sur la remémoration, l'indice (le symptôme) sur le symbole, la mimesis sur la diegesis, et l'éternel présent de l'affect (Pintemporalité de l'in­conscient) sur l'échelle des temps et sur la ligne d'un récit. Mais chaque retour d'affect entraîne à rebours du côté de l'identification et de la Massenpsychologie (de la psychologie des masses, et du moi comme masse).

Concluons brièvement : l'affect insiste dans la cure comme le premier degré de la transe, ou du transfert. Affect et transfert sont à la fois l'obstacle et le ressort de la cure, car c'est au contact de ce pôle d'indistinction magmatique ou d'identification monadique que la parole agit. Les dissoudre (les analyser) au profit d'une elucidation d'ordre cognitif priverait cette parole d'efficace. Ce qui revient à dire (conséquence désagréable pour certains) que le principe curatif en psychanalyse... est un rejeton de l'hypnose.

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VI — L'amour, la masse

Si un couple qui s'aime, comme l'écrit F. Alberoni au début du Choc amoureux, est un mouvement de masse en formation, on peut déchiffrer dans le transfert qui se noue autour du divan le reflet décoloré des épisodes historiques de possessions ou de convulsions collectives (Loudun, Saint Médard), toujours observables dans les rites des sociétés dites primitives. Quel rôle joue la suggestion dans notre société de communication (effets de mode, psychologie des masses, mimétismes, croyances, influences et contagions médiatiques en tous genres...)? Ces phénomènes irritants concentrés par l'hypnose opposent à nos modèles théoriques plusieurs objections cruciales, de la frontière entre le psychique et le somatique, entre le moi et l'autre ; ils obligent à réviser les concepts trop individualistes de l'identité, de la personne, de la conscience; ils mettent en question le sujet comme « sugget », l'ego comme écho... Surtout, l'hypnose invite à une approche communicationnelle de l'inconscient. La régression psychique et corporelle profonde qu'on y observe touche à la racine du fait relationnel, et conduit à reconsidérer le paradigme de Vanalyse dans tous les domaines.

L'affect est irreprésentable disions-nous à force d'être, dans la transe du transe-faire (Monique Schneider), toujours vécu au présent. Agi ou mimé analogiquement plutôt que « symbolisé ». Le dire c'est le produire, l'éprouver. Or l'affection a précédé génétiquement la représentation, et l'indice le symbole. La psychologie des masses (amour-fusion, monade primitive, identifications) et du moi comme masse ou magma a précédé la relation d'objet, et les perceptions objectives-référentielles. Le processus primaire est venu d'abord. La foule, et le double, ont devancé l'individu. Comment jamais dissoudre (analyser) cela dans une rémi­niscence discursive? Aimer, désirer, être affecté (rêver)..., c'est refusionner.

Ou, pour paraphraser en la corrigeant une célèbre formule de Wittgenstein : les indices qui entourent ou précèdent toute parole ne peuvent être dits, mais seulement « montrés ». Car l'indice est indicible. Pourtant, ce dont on ne peut parler, il n'est pas question de le taire — mais de le montrer. D'où il suit que là où ça était, Je ne pourra jamais entièrement advenir — car ça soutient Je. Un désir « analytique » de totale transparence serait suicidaire (il exterminerait en particulier les affects) comme serait contradictoire le vœu, corollaire, d'autofondation. Si tel était son projet, la psychanalyse tomberait dans le paradoxe du bootstrap du baron de Münchhausen (s'élever au ciel en tirant sur ses lacets de chaussures). Toujours dans son alambic la cure distillera du ça en Je. toujours l'analysant habillera la présence nue ou trop crue des affects (magmas, transferts, fusions primaires) en leur re-présentation babillante..., mais sans jamais épuiser pour autant (assécher, analyser) le Zuydersee du ça, cela qui monte et moutonne comme une marée, l'indicible entre ses paroles. L'inconscient, qui n'est certainement pas « structuré comme un langage », ne se laisse ni verbaliser, ni linéariser. Tout n'est pas que langage : le fonctionnement inconscient ne relève pas de l'ordre digital des symboles, au sens de Peirce, mais plutôt des indices, et des icônes (que Watzlawick englobe dans Xanalogique). Le processus

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primaire comme le sommeil est récurrent ; avec l'indice et le « montré », qui s'y rattachent, il infiltre de toute part le « dire ». Et voilà pourquoi votre analyse est interminable.

VII — Positivisme de Freud? La vérité vient-elle du patient ou de l'analyste, demandions-nous plus haut ? L'effet-de-

cure tient-il aux révélations de la réminiscence, ou aux suggestions d'une construction séduisante? La parole est-elle gagée sur le document historique, ou sur une orchestration poétique et un rêve partagé? Comment démêler dans la conviction ce qui provient de la découverte objective des choses (selon le modèle archéologique exemplifié dans la rencontre spéculaire de Gradiva), de ce qui ne serait par exemple qu'une résurgence de l'hypnose?

Par exemple de l'hypnose. Mais l'hypnose est-elle un exemple parmi d'autres ? Ne fait-elle pas système avec les motifs, tous reliés à l'inquiétante étrangeté (à la rencontre en miroir), de la construction en analyse, du transfert, de l'identification, de la suggestion ou de la croyance ? En bref, avec ce qui fait d'une analyse une communication spéculaire? Freud préférait ignorer ce cercle. L'effort patient, rigide de ses interprétations fut de les rapporter à une histoire, à un objet, au roc d'un événement ou d'une origine ponctuelle. Par exemple d'attribuer la suggestion qu'il déclenche chez telle patiente à un état précédant la relation ; de faire de la séduction où elle tombe le stigmate ou le symptôme d'une « constitution hystérique ».

Le positivisme qui s'exprime dans ces choix verrouille une pensée de la communication, dont le terrain analytique aurait pu favoriser l'émergence. La ponctuation rigide d'une causalité en fait circulaire veut ignorer l'interaction ; elle transforme un flux en substance (l'inconscient devient un dépôt en profondeur, non ce qui circule à la surface de l'échange), un influx ou une suggestion en « suggestibilité », en structure hystérique. L'important pour Freud, comme le montre son rêve de l'injection à Irma, était de ne pas être enrôlé, impliqué dans le phénomène ; de garder vis-à-vis de lui la distance morale, scientifique, salvatrice de l'observateur ; de sauver un méta-point de vue. La « psychologie des profondeurs » telle qu'il la désire et la fonde épousait le modèle des équations de Newton en mécanique, de Maxwell en électricité: les sciences de l'âge classique définissent des objets suffisants, c'est-à-dire essentiellement auto­nomes et complets sous le regard du chercheur, qui se veut simple spectateur. L'observation ne modifie pas l'objet étudié, elle s'exerce depuis un niveau inviolable qui ne perturbe pas la chose à voir, et que cette chose ne contamine pas. Ce rassurant schéma s'est compliqué pourtant en 1905 quand Einstein réintroduit l'observateur dans le jeu; de même peu après, avec la mécanique quantique, le sujet de l'observation devient partie intégrante du système étudié. De toutes parts dans l'épistémologie ultérieure du XXe siècle, l'objet cède la place au système, comme Edgar Morin le récapitule lumineusement au premier tome de sa Méthode. Entendons que les données de base ne se limitent plus à de bons et loyaux objets (stables, séparés), mais recouvrent le couple ou le système du sujet observateur et de l'objet observé.

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Aujourd'hui que les substances aristotélicienne ou cartésiennes se sont éparpillées en relations d'incertitudes, l'observation est devenue relative ; et notre esprit, qui avait déjà perdu le ciel de sa garantie divine, vient de se voir dérober son sol. Contemporaine de cette prise de conscience communicationnelle qui entraîne à toute une mutation du savoir, la psychanalyse freudienne occupe une position équivoque. Quel est son objet en effet ? Le rêve, le désir, le transfert, les jeux de l'amour et du fantasme, de la conscience et de l'inconscient..., en bref des objets très peu objectifs, ou qui menacent d'enchevêtrement la hiérarchie du sujet et de l'objet. Instabilisée plus qu'aucune autre « science de l'homme » par cette ruineuse proximité, la psychanalyse de Freud jusqu'à Lacan eut pour souci obsessionnel ou prophylactique d'échapper à l'enfer de la relation (mimétique, hystérique, « imaginaire« ) en ponctuant celle-ci — en la rehiérarchisant — au profit d'une observation de métaniveau, barricadée derrière ses postulats causalistes physiques, topiques, topologiques ou « symboliques ». Si, comme le rappelle Atlan (11), une science doit son objectivité au fait que les relations qu'elle manipule ne nous concernent pas (ou ne concernent l'observateur que par quelques aspects dont on peut nettement isoler et calculer les paramètres), alors la psychanalyse qui nous concerne intime­ment, parce qu'elles est trop « intéressante » ou qu'elle nous passionne..., n'est pas une science. Ou se trouve du moins frappée d'une fragilité épistémologique maximum.

Cette absence d'un métaniveau inviolable d'autre part rend tentante, et presque irrésistible, l'idée d'appliquer la psychanalyse à la psychanalyse. Beaucoup de praticiens résistent à cette tentation, moins par vertu que par naïveté, ou pour défendre leur confort intellectuel et le pré carré de leurs certitudes. Car il y a deux façons d'exercer la psychanalyse, ou deux familles d'esprit qui s'en réclament. Le positivistes demandent à Freud une méthode clés en main, ils s'enorgueillissent de porter un regard de surplomb sur les compromettants, les obscurs objets du désir (comme si le désir avait un objet!) ; les autres, plus soupçonneux ou retors, moins médecins peut-être que philosophes artistes (Derrida, Roustang, Balmary, Schneider, Viderman ou Borch-Jacobsen...) appliquent à la machine analytique ses propres concepts, posent à Freud des questions freudiennes, soumettent et plient l'un et l'autre au protocole dont ils font leur objet. Les premiers campent sur la théorie aux anciens parapets ; forts du métaniveau inviolable ou ultime de leurs notions, ils en refusent ou n'en imaginent pas la recursion. Les autres, en ouvrant la psychanalyse à sa propre critique recursive, creusent dans la théorie (et dans la relation clinique?) un mouvement d'abîme sans fond ni fin. Tombent-ils dans un piège spéculaire? Dans les cercle de Y unheimlich, ou le trou noir d'une réflexivité sans objet? Le paradoxe qui nous intéresse ici est que faute d'une théorie meta, ou d'une science plus « puissante », la psychanalyse pour se réfléchir doit en repasser par elle-même. Ce paradoxe devient épiménidien quand la théorie qui nous met en garde contre la rationalisation, contre les déguisements et les ruses du désir, contre la prétention de la pensée à être «pure»..., veut elle-même se formuler sur le mode scientifique. Car si par hypothèse l'inconscient travaille (en nous mais sans nous) à nous dédoubler, plus rien n'est propre ni pur dans notre conscience ni dans notre science. L'inconscient, c'est un peu le malin génie de Descartes que ne « relèverait »

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aucun Dieu vérace. En psychanalyse, il arrive un moment où le chercheur se cogne la tête au plafond.

VIII — De l'identification, ou: la psychologie de (Francis) Masse

Si toute communication s'analyse en contenu et relation (Watzlawick), on comprend par ce qui précède combien la relation l'emporte sur le contenu dans la communication analytique. Il arrive même que le contenu porte précisément sur la relation, actuelle ou hic et nunc, c'est ce qu'on appelle l'analyse du transfert, ou sa tentative de résolution. Comme l'a reconnu Lacan (12), l'important d'une relation analytique est d'entraîner l'autre dans le mouvement de renonciation. A la gradivation d'une fouille archéologique se substituerait la gravitation du transfert ou d'une relation persuasive. Il s'agit moins de déterrer un objet enfoui, que de construire une intersubjectivité satisfaisante. C'est pourquoi il peut arriver dans une cure psychanalytique que l'exigence de la cure joue contre l'analyse.

La vulgate philosophique a retenu de Freud une critique du sujet (que de copies sur ce thème dans les deux dernières décennies !), sans remarquer ni faire assez la critique de l'objet qui aurait dû accompagner celle-ci, chez Freud même. Celui-ci exige obsessionnellement la terre ferme ; il n'admet pas qu'elle se dérobe (comme il arrive pourtant fréquemment dans le no man's land ou le marécage ouvert par l'analyse), ou que la cure repose sur la suggestion ou une séduction réciproque, car plus rien dans ce cas ne distinguerait la psychanalyse de l'hypnose. D'où la boutade fameuse visant la suggestion, dans Psychologie des masses et analyse du moi: « Si saint Christophe supportait le Christ et le Christ supportait le monde, où donc saint Christophe posait-il ses pieds? (13) »

Curieux, très curieux argument, qui en dit long sur les limites du positivisme freudien et l'étroitesse de la raison causaliste, substantialiste ou linéaire ici invoquée. Car il est bien certain que la relation de reposer sur ne vaut que localement, pour un corps particulier par rapport à la terre. Pour celle-ci par contre considérée dans sa totalité, il n'est besoin d'aucun support, la gravitation y supplée. Eppure si muovel D'une façon générale, Freud à la fois découvre et minimise (oublie) ces forces de gravitation dans la relation analytique qu'il nomme transfert, suggestion, construction... Il resterait à montrer, mais cette tâche déborde infiniment la psychanalyse, comment des identifications croisées et en l'absence de tout sol ou sous-sol, surgit une objectivité ; comment, pour les nouvelles épistémologies de Vordre à partir du bruit, l'objet ou le quasi-objet (J.-P. Dupuy) émerge d'une inter-subjectivité ; ou l'ordre « symbolique » d'une stabilisation imaginaire.

« Des relations d'amour (ou, pour employer une expression équivalente, des liens affectifs) forment également l'essence de l'âme de la foule. » {Psychologie des masses... p. 152). Mikkel

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Borch-Jacobsen a consacré le dernier tiers de son Sujet freudien à démêler la consistance théorique de cette proposition, et de quelques autres par lesquelles Freud tente de déduire la masse à partir du mécanisme identificatoire, à partir de la Bindung narcissique de chacun à l'idéal du Moi incarné par le chef. On y lira la «logique déroutante de ce qu'on appelle tranquillement le narcissisme » (comme écrit Jacques Derrida dans Psyché:, p. 10). Qui annule la question de savoir « où saint Christophe posait le pied ». D'évidence, l'espace de l'amour est gravitionnel (c'est une des choses que Claudel fait dire à la lune au milieu du Soulier de satin, cette carte ou charte des amours stellaires et des attractions passionnées). On veut selon une physique très locale que si A repose sur Β, Β repose sur C qui lui-même... Sur ce modèle, Isabelle Stengers a rappelé avec humour la cosmologie (gauloise ?) qui faisait reposer la terre immobile sur le dos d'une tortue, et celle-ci sur une autre, et cette autre sur une troisième, et ainsi de suite jusqu'en bas (14). Cette recursion trop simple fait sourire, mais il n'est pas sûr que Freud échappe à ce schéma, pas plus que nous-mêmes chaque fois que nous exigeons spontanément pour penser la relation un sol, Boden ou ferme Grund, soit la réitération linéaire d'une substance posée d'abord ou « quelque part ». Or le propre de la Massenpsychologie, du mimétisme et des manifestations gravitionnelles est d'apporter ou d'inventer « après coup » cet effet de sol objectif. Il est aisé de voir, dans l'amour de couple déjà quand il atteint à son zénith, qu'un sol extérieur ne compte plus.

Mais versons au dossier de cette Psychologie de masse une bande dessinée de Francis Masse. Au chapitre « Physique quantique » de sa curieuse Encyclopédie (15), on découvre avec stupeur que « la terre a carrément disparu ». Chaque survivant ne doit sa position droite qu'à celle, symétrique, de l'antagoniste sur les semelles duquel il marche au bord du grand saut ! D'où d'étranges disputes: «J'en ai ma claque d'avoir à vous suivre pas à pas... — Pensez si je vous comprends, je me tue à vous dire que c'est exactement le même problème pour moi ! — Je me fous pas mal de vos petits problèmes personnels, rappelez-vous bien que dorénavant vous êtes mon paillasson », etc. Les despotes d'en haut ont du mal à admettre qu'ils dépendent des « gens d'en bas », dont ils voudraient se débarrasser (lesquels ponctuent bien entendu cette effrayante symétrie avec la même asymétrie). Dans cette remarquable allégorie de la soustraction du sol, F. Masse dit l'essentiel sur l'ambivalence du lien social, la réciprocité difficile et « l'évolution de la coopération » (Robert Axelrod) du classique « dilemme des prisonniers ».

Pour nous limiter ici à la Massenpsychologie, il est clair qu'elle doit précéder la psychologie de l'ego. Jamais celle-ci ne rendra compte des phénomènes mimétiques ou identifícatoires (dont l'explication par Freud demeure tâtonnante) ; il faut pour cela renverser le scheme linéaire-causaliste auquel il s'accroche, dans sa théorie comme dans la cure. La problématique, derridienne (17) mais aussi girardienne (18) et reprise dans l'ouvrage récent de Stengers et Chertok, d'une imitation ou suggestion à l'origine, soit d'une naissance identificatoire-spé-culaire du sujet, complique ou déplace à peu près toutes les lignes de la théorie freudienne.

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L'édifice de la société n'a pas de base objective ; de même l'idéal du Moi reconduit au miroir et à l'hypnose. Disjoindre l'individuel du collectif? Au commencement était le double, ou l'identifi­cation ; laquelle n'est pas un moyen pour l'accomplissement du désir, mais cet accomplissement même. De tous les concepts freudiens, l'identification reste le plus obscur ; et, à coup sûr, le plus politique.

Cette politique sonne le glas du paradigme analytique comme tel. Et nous laisse dans la même perplexité que Lavoisier affrontant au XVIIIe siècle l'introuvable fluide de Mesmer. Devant cette énigme partout renaissante, énigme du lien ou de ce qui fait masse, en nous et entre nous, les psychanalystes ont remplacé l'impossible théorie de l'hypnose par l'hypnose de leur théorie. Une théorie encore trop égo-logo-centrique, causaliste et substantialiste — pas assez communicationnelle.

N O T E S

1. Les Cercles de la psychanalyse, ouvrage à paraître en 1990 aux éditions Aubier Montaigne dans la collection « La psychanalyse prise au mot» (dirigée par René Major).

2. J. Lacan, Les Ecrits techniques de Freud (Séminaire 1), Seuil 1975, p. 127.

3. J. Lacan, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil 1973, p. 245.

4. Alfred Binet, Études de psychologie expérimentale, Paris 1888, cité par L. Chertok, « 200 ans après... l'hypnose » in L'Évolution psychiatrique, 1982, tome 47 fascicule 1, p. 195.

5. Léon Chertok, L'Hypnose, Masson 1963, réédité chez Payot 1965 et 1989 ; Chertok et alii, Résurgences de l'hypnose, Desclée de Brouwer 1984 ; Mikkel Borch-Jacobsen, Le Sujet freudien, Flammarion 1982 ; M. Borch-Jacobsen, Jean-Luc Nancy et Éric Michaud, Hypnoses, Galilée 1984 ; L. Chertok, M. Borch-Jacobsen et al., Hypnose et psychanalyse, Dunod 1987 (ce dernier ouvrage, vif et contradictoire, est composé d'une remarquable conférence de M. Borch-Jacobsen à laquelle réagissent par écrit une vingtaine d'auteurs) ; Isabelle Stengers et Léon Chertok, Le cœur et la raison, l'hypnose en question de Lavoisier à Lacan, Payot 1989.

6. S. Freud, Constructions dans l'analyse, cité par François Roustang,... Elle ne la lâche plus, pp. 54-55. Trois ouvrages de F. Roustang présentent une contribution capitale au dossier de l'hypnose en psychanalyse, comme aux questions de la circularité analytique dont nous débattons ici. On consultera du même auteur On Destin si funeste, Minuit 1976, et Lacan, de l'équivoque à l'impasse, Minuit 1986.

7. J. Lacan, Écrits, p. 257.

8. S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Payot pp. 423-424.

9. F. Roustang, «Assez souvent» in... Elle ne le lâche plus.

10. Cité dans hypnose et psychanalyse, 1987, p. 7.

11. Henri Atlan, A tort et à raison, Seuil 1986.

12. Cf. en particulier « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits pp. 255-256, et « Variantes de la cure-type », Écrits p. 351.

13. S. Freud, Essais de psychanalyse, Payot p. 99.

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14. Stengers Isabelle, « Des tortues jusqu'en bas... » in L'Auto-organisation, de la physique à la politique, colloque de Cerisy sous la direction de P. Doumouchel et J.-P. Dupuy, Seuil 1983.

15. Masse Francis, Encyclopédie de Masse, Les Humanoïdes associés, 1982, tome 2, p. 89 et sq.

16. Outre Le Sujet freudien de M. Borch-Jacobsen, on consultera Jacques Derrida, « Spéculer sur — Freud » in La Carte postale, et Psyché (Galilée 1987); Philippe Lacoue-Labarthe, Typographie I (Aubier-Flammarion 1979) et Typographie II (Galilée 1986).

17. René Girard : Mensonge romantique et vérité romanesque (1961), le livre de Poche Pluriel ; La Violence et le sacré, Grasset 1972 ; Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset 1978. Sur les modèles proposés par Girard, on consultera l'important courant de recherches animées par Jean-Pierre Dupuy: L'Enfer des choses par J.-P. Dupuy et P. Dumouchel, Seuil 1979 ; René Girard et le problème du Mal, textes rassemblés par Michel Deguy et J.-P. Dupuy, Grasset 1982 ; Violence et vérité, colloque de Cerisy, Grasset 1985 ; et les « études girardiennes » signées par J.-P. Dupuy ou Lucien Scubla au fil des Cahiers du CREA. Un numéro de la Stanford French Review, « To honor René Girard », Anma Libri 1986, publie une longue série d'études et contient une bibliographie extensive.

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