cyrano commentaire acte iii scène 7
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Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand, Commentaire Acte III scne 7, vers 1441- 1480.
de Tous ceux, tous ceux... causer .
Christian, cadet de Gascogne sans esprit mais beau, a su susciter lamour de Roxane, et Cyrano a durant quelques jours crit pour lui des lettres enflammes damour et suffisamment loquentes pour charmer Roxane, qui est une prcieuse laction se situe en 1640, sous Louis XIII. Juste avant cette scne, Christian a voulu parler lui-mme Roxane, refusant dapprendre par cur les paroles que lui aurait dictes Cyrano. Devant lchec de cette tentative et lirritation de Roxane, Christian accepte de rpter les paroles de Cyrano. Mais comme il est difficile de souffler ainsi, Cyrano, qui est cach sous le balcon, prend pour la 1re fois la parole lui-mme. Et pour la 1re fois, il abandonne lesprit artificiel et prcieux. La scne classique du duo amoureux est donc ici renouvele par la situation du quiproquo source dune intense motion pour Cyrano, Roxane et le spectateur.
I. Manifestations du sentiment amoureux.
A/ Exaltation, motion trs forte.
Plusieurs procds permettent de faire sentir lexaltation quprouve Cyrano
pouvoir exprimer son amour.
Champ lexical de lexaltation : jtouffe , je suis fou , je nen peux plus , cest
trop , je frissonne .
Rythme rapide des vers souvent rythms par des coupes toutes les 2 ou 3 syllabes : vers
1441, 1443-44, 1466-69.
Nombreux points dexclamation : 10 du vers 1468 au vers 1477.
Nombreuses hyperboles : tous ceux , jtouffe , je suis fou , tout le temps ,
je me souviens de tout, jai tout aim , tellement, sur toute chose , sur tout , trop
beau, trop doux , jamais espr tant .
La possibilit dexprimer ses sentiments avec sa propre voix est pour Cyrano le sommet du
bonheur. Lorsquil dit il ne me reste qu mourir , ce nest pas, comme peut le croire
Roxane, une hyperbole flatteuse : Cyrano nattend en effet rien de plus pour lui-mme
puisquil sest interdit de tenter dtre aim.
B. Le bonheur amoureux ne vient pas ici de la rciprocit, cest un sentiment si
fort quil suffit en lui-mme rendre heureux, donner une force intrieure.
Labondance des pronoms de 1re personne montre dailleurs que lamour prouv par
Cyrano lui donne une vie intrieure intense.
La passion est si extrme quelle va jusquau sacrifice :
Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien
Quand mme tu devrais nen savoir jamais rien (abngation totale)
Il se contentera dentendre de loin rire un peu le bonheur de Roxane : ses
ambitions personnelles sont donc quasiment nulles. Un tel amour est totalement dsintress.
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Cest une passion qui nattend rien en retour mais qui puise en elle-mme une nergie
vitale inpuisable :
Chaque regard de toi suscite une vertu,
Nouvelle, une vaillance en moi (noter le rejet)
C. Lamour mtamorphose et embellit la vision du monde.
La prcision des souvenirs de Cyrano concernant les moindres faits et gestes de Roxane
montre que toute la vie de Cyrano est suspendue celle de Roxane : lan dernier, un jour,
le douze mai, / Pour sortir le matin : noter la gradation dans les prcisions temporelles.
La mtaphore habituelle de la femme soleil est renouvele : la chevelure blonde de
Roxane, comme le soleil, continue dblouir aprs quon lait fixe. La mtaphore est donc ici
file puisque Cyrano dit voir le monde travers des taches blondes
II. Lallure dun discours naturel.
Nouveaut de cette tirade par rapport aux autres dclarations damour dj faites par crit
par Cyrano : La voix est celle de celui qui a pens les mots.
Authenticit des propos plus importante, puisque Cyrano dclare ici
vouloir se librer de lesprit , cest--dire de la prciosit qui, associe la recherche de
trouvailles de langage, savre donc artificielle.
A. Au fur et mesure de la tirade, les traces de prciosit seffacent du
discours.
Rappel sur la prciosit : mouvement, mode dont les partisans (parmi lesquels les femmes sont trs nombreuses ; elles revendiquent dailleurs une galit de droits.) apprcient la distinction, les tournures de phrase lgantes, les mtaphores recherches (raction contre les murs grossires). Le langage doit faire oublier les ralits trop matrielles, trop triviales : lesprit est proclam suprieur au corps souvent recours aux priphrases : linstrument de la propret (le balai), le soutien de la vie (le pain), les commodits de la conversation (le fauteuil). amour idalis et platonique : on aime parler lgamment des sentiments, raffiner lanalyse des sentiments (on distinguait 12 sortes de soupirs (damour, damiti, dambition, de douleur, ...), 9 sortes destimes, 4 sortes damour...). On cre de nombreux nologismes, dont beaucoup sont rests dans le langage courant : fliciter, enthousiasmer, anonyme...), on apprcie les hyperboles (furieux, terrible...). Les prcieux prennent des noms du Parnasse , comme Magdeleine qui sest rebaptise Roxane. (A noter : aprs son entre au couvent, les surs lappellent Madame Magdeleine ce qui montre quelle a t vraiment transforme, et cela date de la dclaration du balcon : elle a dlaiss lesprit pour le cur, la sophistication pour le naturel et lauthenticit). Dans la tirade de Cyrano, on peut reprer la comparaison file sur plusieurs vers :
cur - grelot , nom qui sonne (vers 1445-47) : cette ingniosit rappelle lesprit
prcieux.
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Idem avec la chevelure-soleil, vers 1451-55 : la comparaison est file de faon trs
rigoureuse : sur toute chose est repris par sur tout , on voit par mon regard ,
rond vermeil par taches blondes . De plus linversion du complment circonstanciel de
lieu Sur tout ( ...mon regard bloui pose des taches blondes , ce qui donne une allure
littraire et non naturelle la phrase.
Mais, aprs avoir t encourag par Roxane ( Oui, cest bien de lamour ), on ne trouve
plus dimages.
On a seulement une personnification de lme au vers 1467 qui monte . Mais loin dtre
encore un jeu desprit, cette personnification manifeste limpossibilit pour Cyrano de monter
lui-mme : seule son me peut entrer en contact avec celle de Roxane.
On trouve aussi une comparaison mais trs banale : Car vous tremblez, comme une feuille
entre les feuilles !
Au fur et mesure de la tirade, Cyrano se dsarm[e] de plus en plus de l artificiel
et exprime librement, naturellement, le vrai du sentiment (vers 1430).
B. Vocabulaire : des rptitions, des redondances, qui donnent limpression du
naturel de propos non recherchs.
Rptitions : vers 1441 : Tous ceux, tous ceux, tous ceux... (comme sil ne trouvait
pas ses mots) / vers 1443-44 : je vous aime / je taime / Vers 1447 : 2 fois tout le
temps / vers 1448 : je me souviens de tout, jai tout aim / vers 1458-59 : 2 fois De
lamour / vers 1468-70 : Cest trop beau, cest trop doux , Cest trop !
Vers 1473-75 : 3 fois le verbe trembler + tremblement vers 1476.
Redondances : (fait de donner sous une autre forme une information dj formule) :
en touffe - sans les mettre en bouquet / Commences-tu comprendre, prsent ?
voyons, te rends-tu compte ?
C. Manifestation du trouble dans lemploi des pronoms personnels dsignant
Roxane.
je vous aime , je taime (vers 1443-44) Retour au vous au vers 1469 elle
(vers 1473) comme sil prenait quelquun tmoin vous au vers 1474, nouveau tu
au vers 1475.
Ces changements montrent lagitation intrieure de Cyrano et donnent le sentiment quil
sexprime avec trouble et donc avec spontanit.
D. Le rythme renforce limpression dun discours spontan.
Rapidit du rythme : au vers 1441 : ...//2/2/2 ; vers 1443-44 : ...//3/3 puis 2/4//4/2 ; vers
1468 1/3/2//3/3 et 3/3//4/1/1.
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Les nombreux enjambements font oublier les limites des vers et donc donnent une allure
plus naturelle au discours (parfois sur 3, 4 ou 5 vers) : vers 1441-44, 1445-47, 1551-55, etc.
La csure lhmistiche nest pas toujours respecte, lalexandrin est donc moins rgulier
et semble moins artificiel : vers 1442, 1448, 1451,1459, 1465, 1471,1474.
Ce discours a une lapparence de naturel (ce qui est bien sr, paradoxalement, le fruit du
travail de Rostand), et cela va toucher et mme transformer Roxane. Mais le spectateur est
plus touch quelle, puisquil saisit le double sens de certains propos.
III. Importance dramatique de la tirade : Cyrano se dvoile sans que Roxane
comprenne ses sous-entendus.
Roxane ne comprendra que 15 ans plus tard quel tre lui parle, et pourtant plusieurs
allusions sont claires. Mais Roxane ny voit que des hyperboles.
A. Allusions au pass.
Cyrano et Roxane sont cousins et enfants ils ont pass tous leurs ts ensemble. Aussi
Cyrano exagre-t-il beaucoup moins que ce que Roxane croit lorsquil dit De toi, je me
souviens de tout, jai tout aim (vers 1448).
B. Un amour totalement dsintress, et mme le got du sacrifice.
A aucun moment lamant de Roxane nexprime le rve dun bonheur partag, et encore
moins celui dun dsir de possession physique. Il les imagine non pas proches mais loigns
lun de lautre, comme le montrent les adverbes de loin parfois , un peu au vers
1462-63.
Sil se pouvait, parfois, que de loin jentendisse
Rire un peu le bonheur n de mon sacrifice !
Lamoureux est certes passionn mais attend bien peu en retour ! Roxane ne sen tonne
pas parce quelle est prcieuse et donc habitue voir idalis lamour platonique.
Il lui parle de lui sacrifier son bonheur : Les ngations sont renforces : son amour nest
pas goste , quand mme [=mme si] tu devrais nen savoir jamais rien .
Lemploi du subjonctif ou du conditionnel dans ces vers (en italiques) montre que ces
faibles exigences sont elles-mmes envisages comme un rve inespr et non pas comme
une action certaine.
Il parle de leurs bonheurs respectifs comme sexcluant lun lautre : Ah ! que pour ton
bonheur je donnerais le mien . (vers 1460)
Lintervention de Christian rclamant un baiser constituera donc pour Roxane une chute
dans le rel et la matrialit du dsir, ceci dit en elle les dsirs naturels prennent le pas sur la
vision prcieuse de lamour.
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C. Malgr tout, ce moment est pour Cyrano un paroxysme du bonheur.
Lamour semble trouver sa satisfaction en lui-mme : je frissonne (...) et le nom sonne .
(vers 1446-47).
Dans cette scne, Cyrano prouve de plus le bonheur inespr de pouvoir parler lui-
mme Roxane, de lentendre lui rpondre, de sentir physiquement le tremblement ador
de [sa] main .(hypallage : cest la main qui est adore.
Exclamations trs nombreuses.
Rptition de lintensif cest trop (vers 1444, 1468, 1470), adverbe
perdument vers 1477.
Jeu des pronoms personnels :
Je vous dis tout cela, vous mcoutez, moi, vous (vers 1469)
Chiasme + pronoms mis cte cte pour
suggrer quel point ce dialogue lui semble extraordinaire.
Cf. : Cest cause des mots que je dis quelle tremble , vers 1472-73.
cette ivresse, cest moi, moi qui lai su causer vers 1480,
Dans mon espoir mme le moins modeste (=litote), je nai jamais espr tant Ces
expressions disent bien que pour lui, cette situation dpasse les limites du pensable, du
possible. Cf. : lhumilit de Ruy Blas face la Reine ver de terre amoureux dune toile
chez V. Hugo.
Ceci dit, lorsquil appelle 2 fois la mort dans cet extrait (vers 1472et 1479), cest parce que
sil sait que si ce soir-l il est au comble du bonheur, il est aussi au comble du dsespoir.
La raction de Roxane, ses propos moins recherchs (au vers 1478, elle rpte 4 fois la
coordination et , comme si elle ne se souciait plus, elle non plus, de construire de belles
phrases)
Conclusion :
Cyrano nessaiera jamais de conqurir Roxane. Or le spectateur voit bien dans cette scne
que Cyrano pourrait former un couple idal avec Roxane.
Mais le je suis tienne de Roxane naura dcho que 15 ans plus tard : Je naimais quun
seul tre et je le perds deux fois ! Cette scne en est dautant plus pathtique.
Roxane et le spectateur - ne peuvent tre que sensibles aussi au lyrisme amoureux de
Cyrano, lauthenticit de son discours. Cest dailleurs partir de ce moment que Roxane
gagne en profondeur, en authenticit, et quelle abandonne laspect artificiel de la prciosit.