curso de michel fichant sobre a crp de kant

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1 [Cours Agrégation ; M. FICHANT ; Paris IV ; session 2007-2008] Kant, Critique de la Raison Pure [Indications pour les épreuves :] Il faut pouvoir identifier avec précision la place de n’importe quel extrait dans la structure de l’œuvre, i.e. pouvoir reconnaitre la signification de cet extrait relativement au problème global dont la Critique développe la solution – et déterminer la place de cet extrait dans le dispositif discursif complexe construit par Kant pour établir et justifier cette solution. Cela suppose qu’on ait le plus vite possible disposé d’une vision d’ensemble non pas simplement formelle, 1 mais voir comment ces dispositions formelles répondent à la réalisation d’une intention précise et la formulation d’un problème dont la Critique construit la solution. La seconde chose à maîtriser, c’est comprendre la langue de Kant, en dégageant les éléments les plus caractéristiques de son lexique, en puisant à la fois dans les ressources de la langue usuelle de son temps, et dans le vocabulaire disponible, constitué, technique, traditionnel. 2 Troisième niveau qu’il faut appréhender : savoir identifier les thèses proprement kantiennes sur un certain nombre de question, pour autant qu’elles sont mises en œuvre dans la justification du discours que développe la Critique de la Raison Pure. Pour réagir à bon escient devant un texte de la Critique de la Raison Pure à expliquer, il faut acquérir une grande familiarité avec l’œuvre, à la fois de son architectonique, de sa visée théorique systématique, et de la manière de penser, 3 et de sa langue, qu’il faut savoir manipuler comme Kant la manipule : de façon précise dans un contexte, et mobile d’un contexte à l’autre. Ce qu’il faut savoir sur la matérialité du texte même. La Critique de la Raison Pure a fait l’objet de la part de Kant de 2 éditions principales de son vivant. 1. première édition : 1781. Le dernier ouvrage relevant de la philosophie de Kant remontant à ce moment là à 11 ans : il s’agit de la Dissertation latine, à finalité universitaire, dite improprement Dissertation de 1770 sur les principes du monde sensible et du monde intelligible. 4 2. L’ouvrage parait après une longue maturation, et fait l’objet en 1787 d’une seconde édition, qui comporte, jusqu’à la fin de l’ouvrage, des corrections de détail d’écriture, mais, beaucoup plus importantes que ces corrections de détail d’écriture, il y a des interventions beaucoup plus massives de Kant, sous la forme de surpressions, d’ajouts ou de substitutions complètes de tout un pan de textes. Ces corrections sont nombreuses, mais les plus massives portent sur : - la rédaction de l’Introduction d’ensemble de la Critique de la Raison Pure ; - avant l’introduction, il y a l’écriture en 1787 d’une Préface entièrement nouvelle par rapport à la première et célèbre Préface de la première édition ; 1 Vision du plan, tracé formel des divisions de la Critique de la Raison Pure. 2 Vocabulaire issu en particulier de la scolastique ou de la néo-scolastique de la philosophie universitaire allemande du 18 è . 3 La Critique est précisément qualifié par Kant comme une « révolution dans la manière de penser ». 4 On parle souvent du « silence de Kant » concernant les années précédant la Critique.

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Page 1: Curso de Michel Fichant Sobre a CRP de Kant

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[Cours Agrégation ; M. FICHANT ; Paris IV ; session 2007-2008]

Kant, Critique de la Raison Pure

[Indications pour les épreuves :]

Il faut pouvoir identifier avec précision la place de n’importe quel extrait dans la

structure de l’œuvre, i.e. pouvoir reconnaitre la signification de cet extrait relativement au problème global dont la Critique développe la solution – et déterminer la place de cet extrait dans le dispositif discursif complexe construit par Kant pour établir et justifier cette solution. Cela suppose qu’on ait le plus vite possible disposé d’une vision d’ensemble non pas simplement formelle,1 mais voir comment ces dispositions formelles répondent à la réalisation d’une intention précise et la formulation d’un problème dont la Critique construit la solution.

La seconde chose à maîtriser, c’est comprendre la langue de Kant, en dégageant les éléments les plus caractéristiques de son lexique, en puisant à la fois dans les ressources de la langue usuelle de son temps, et dans le vocabulaire disponible, constitué, technique, traditionnel.2

Troisième niveau qu’il faut appréhender : savoir identifier les thèses proprement kantiennes sur un certain nombre de question, pour autant qu’elles sont mises en œuvre dans la justification du discours que développe la Critique de la Raison Pure. Pour réagir à bon escient devant un texte de la Critique de la Raison Pure à expliquer, il faut acquérir une grande familiarité avec l’œuvre, à la fois de son architectonique, de sa visée théorique systématique, et de la manière de penser,3 et de sa langue, qu’il faut savoir manipuler comme Kant la manipule : de façon précise dans un contexte, et mobile d’un contexte à l’autre. Ce qu’il faut savoir sur la matérialité du texte même.

La Critique de la Raison Pure a fait l’objet de la part de Kant de 2 éditions principales de

son vivant. 1. première édition : 1781.

Le dernier ouvrage relevant de la philosophie de Kant remontant à ce moment là à 11 ans : il s’agit de la Dissertation latine, à finalité universitaire, dite improprement Dissertation de 1770 sur les principes du monde sensible et du monde intelligible.4

2. L’ouvrage parait après une longue maturation, et fait l’objet en 1787 d’une seconde édition, qui comporte, jusqu’à la fin de l’ouvrage, des corrections de détail d’écriture, mais, beaucoup plus importantes que ces corrections de détail d’écriture, il y a des interventions beaucoup plus massives de Kant, sous la forme de surpressions, d’ajouts ou de substitutions complètes de tout un pan de textes.

Ces corrections sont nombreuses, mais les plus massives portent sur : - la rédaction de l’Introduction d’ensemble de la Critique de la Raison Pure ; - avant l’introduction, il y a l’écriture en 1787 d’une Préface entièrement nouvelle par

rapport à la première et célèbre Préface de la première édition ;

1 Vision du plan, tracé formel des divisions de la Critique de la Raison Pure. 2 Vocabulaire issu en particulier de la scolastique ou de la néo-scolastique de la philosophie universitaire allemande du 18è. 3 La Critique est précisément qualifié par Kant comme une « révolution dans la manière de penser ». 4 On parle souvent du « silence de Kant » concernant les années précédant la Critique.

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- il y a un remplacement total par une rédaction entièrement nouvelle de la section réputée la plus difficile de l’œuvre : la déduction des concepts purs de l’entendement (dans l’Analytique des concepts) ;

- et enfin, complète réécriture, dans la Dialectique transcendantal, du chapitre sur les [« Raisonnements dialectiques de la raison pure »].5

On ne peut pas prendre la mesure de ces transformations sans considérer ce que Kant a

publié pendant cet intervalle.6 L’importance de ces modifications est variable, mais toujours réelle.

- En 1783, il y a la publication des Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, dont l’intention est de rectifier un certain nombre de contre-offense commis par les 1ers lecteurs de la première édition.

- En 1785, il y a les Fondements7 de la métaphysique des mœurs. - 1786 : Premiers principes de la métaphysique de la nature.8

Ces 3 textes permettent de baliser certains éléments de reconnaissance des motifs, des transformations apportées par Kant dans le texte de la seconde édition. Rappelons que si Kant considérait9 que cette Critique serait autosuffisante, qu’elle accomplirait d’elle-même l’intégralité de la tache assignée à une Critique, il a changé d’avis, ce qu’il a conduit à publier une seconde Critique, une Critique de la Raison Pratique, qui ne faisait pas partie de son dessin initial, et enfin en 1790, nouvel élément qui n’était pas non plus programmé au départ, la parution de la Critique de la faculté de juger. Je ne veux pas rentrer dans la discussion du sens disputé des plus importants correctifs apportés par Kant au texte de la seconde édition. La mise au point est donnée sur ce point dans l’introduction d’Alain Renaut. Ce problème a été ouvert en particulier par l’interprétation présentée par Heidegger en 29 dans Kant et le problème de la métaphysique, avec en particulier la thèse du « recul de Kant » dans la seconde édition, recul devant la radicalité de la découverte de la fonction de l’imagination transcendantale. La traduction qui a été choisie résout, comme toutes les traductions antécédentes, un problème éditorial, qui est de savoir comment la matérialité des pages imprimées… comment présenter l’un par rapport à l’autre les textes des 2 éditions. L’édition de la Pléiade fait le choix de donner la primauté au texte de la seconde édition en renvoyant en fin de volume les textes différents de la première édition ; d’autres traductions font le choix10 d’une reproduction des textes divergents de la première et de la seconde édition par une coupure en deux hauts de page/bas de page. Alain Renaut a choisi de donner à leur place dans le texte, et successivement, le texte de la première, puis de la seconde édition, lorsqu’il s’agit d’importantes substitutions – de façon à refuser d’accorder un privilège à l’un ou l’autre des deux textes, et pour les présenter « à armes égales ». Il faut jouer le jeu, i.e. traduire nous aussi les textes de la première et de la seconde édition, quand ils comportent des divergences importantes, à armes égales, ce qui nécessite un minimum de comparaison entre les deux versions, et mesurer la portée et le sens de leurs différences. [L’origine de la singularité de la Critique de la Raison Pure : simplicité du projet et complexité de sa réalisation]. Quoiqu’il en soit de ces différences, il faut cependant dire tout de suite un point qui me parait important et qui doit guider toute lecture de cet ouvrage monumental, c’est que de toute évidence aux yeux de Kant lui-même, il s’agissait dans la seconde édition d’une amélioration, d’une meilleure élucidation pour mieux se faire comprendre et éviter un certain nombre de méprises ou

5 Il s’agit du chapitre sur la psychologie rationnelle, jusqu’à la fin du paralogisme de la raison pure, donc à la moitié du texte. 6 Entre 1781 et 1786. 7 C’est la traduction Delbos ; ou la « Fondation », selon la traduction d’Alain Renaut. 8 Ils sont annoncés à la fin de la Préface de la première édition de la Critique de la Raison Pure. 9 En tout cas en 1781. 10 C’est le modèle suivi par l’édition classique allemande.

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d’incompréhensions dont la première édition aurait été victime. Ces améliorations ne peuvent pas être perçues comme affectant l’unité et la singularité de cette œuvre, qui après la Métaphysique d’Aristote, est peut être la plus grande de la φ occidentale [...]. La singularité de cette œuvre, semble-t-il, tient à la rencontre de deux éléments indissociables :

1. d’abord : l’extrême simplicité du projet, de l’intention dans sa formule originelle ; 2. et corrélativement, la complexité tout aussi extrême, et parfois ardue, de la

réalisation de ce projet et de cette intention dans l’écriture de l’œuvre. [1. Simplicité du projet].

La simplicité tient à un constat qui exprime une certaine audace, et avec ce constat dont l’audace n’est pas moindre : �Il n’existe pas encore de métaphysique, malgré tout ce qui supporte cette dénomination.11 Cf. Préface de la première édition : Kant indique qu’on appelle « métaphysique » la reine des sciences, en réalité, cette domination de la métaphysique sur le règne des sciences, parce qu’elle n’existait pas au rang de science qui seule l’aurait légitimé à cette prétention de domination sur l’ensemble des autres savoir. De là, la décision de Kant est simple et spectaculaire : les conditions historiques sont [...] de fonder une métaphysique qui « pourra se présenter comme science », et présentera un dépôt assuré. Kant estimera être effectivement parvenu à ce résultat. Ceci est annoncé dès la Préface de la première édition : vous y trouvez, à son deuxième alinéa, la caractérisation de la métaphysique dans ce que Kant considère comme le constat qui s’impose à tout observateur contemporain : la métaphysique est un kampfplatz, un champ de bataille, sur lequel rien de solide et définitif ne peut être construit, et après avoir exposé en quoi va consister la Critique, il annonce12 qu’il espère donner lui-même sous le titre de métaphysique de la nature « un tel système de la raison pure spéculative », qui sera effectivement13 ce que Kant considèrera comme sa contribution à l’établissement d’une métaphysique comme science. Cette intention sera réalisée par le petit livre consacré aux [Principes de la métaphysique de la nature], et en 1797 paraitra un ouvrage plus important (par son volume) : Métaphysique des mœurs, et avec ces deux ouvrages, Kant pourra considérer qu’il aura réalisé son projet : après la réussite de son projet Critique, il aura constituée une métaphysique sensée devenir un dépôt de la science. [2. Complexité de la réalisation du projet].

Pour la complexité de la réalisation de ce dessin initial, on peut dire à titre préliminaire que cette complexité peut être appréhendée sur ce qui impose que cette fondation de la métaphysique passe par quelque chose qui s’appelle d’abord Critique de la Raison Pure, et qui dans un 1er temps devait pour Kant suffire au succès de l’ensemble de l’opération, et par la même occasion, on devra comprendre que c’est à défaut d’une telle Critique de la Raison Pure qu’il ne pouvait pas exister jusqu’à présent de métaphysique digne du nom de science. Autrement dit, la technicité conceptuelle, scolastique, la rigueur de conception de l’ouvrage tient à une conception élaborée de ce qu’est la raison, d’emblée identifiée par Kant à la raison humaine.14 Cela signifie que l’opération visant à fonder sur une Critique de la raison la métaphysique enfin instaurée comme science refuse tout adossement à une raison supérieure ou originaire,

- type raison universelle telle qu’on la trouve chez Malebranche ; - type entendement divin (ou région des vérités universelles), telle qu’on la trouve chez

Leibniz ; - et telle que cela hante encore la néo-scolastique.

11 Il y a des « Disputes », des « Traités de métaphysique », pourtant, rien de tout cela ne permet de dire que nous avons une métaphysique, du moins si par métaphysique nous entendons quelque chose qui, relativement à l’ensemble du savoir assuré, i.e. de ce à quoi nous donnons l’appellation de « science », mérite de recevoir cette appellation. 12 p. 70, avant dernier alinéa de la Préface de la première éducation. 13 Au moins concernant la métaphysique de la nature. 14 première ligne de la Préface. Cette identification de la raison humaine à une importance considérable sur laquelle nous reviendrons.

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C’est pourquoi il faut en passer par ce chemin, celui par lequel15 la Critique conduit en fin de compte nécessairement à la science ; pourquoi faut-il en passer par ce chemin ? Pour une autre raison. Pour une autre raison, qui, elle aussi, est étroitement liée à la conception kantienne de la raison humaine, c’est que cette raison humaine ne peut se passer de métaphysique, et que par conséquent, on ne peut s’en tenir au constat d’échec, parce qu’en dépit de tout, la métaphysique, à défaut d’exister comme science, existe d’abord comme exigence, ou dans la terminologie kantienne, comme besoin constitutif de la raison (i.e. de l’humanité comme telle). En ce sens là, Kant dit que la Critique est un devoir,16 parce qu’il y a un devoir à rendre possible ce que de toute façon, nécessairement, par sa structure originelle, la raison humaine exige et attend : la métaphysique. �Où que l’on se trouve, devant les passages les plus techniques, il faut toujours se souvenir à la fois de la simplicité du dessin originel, et de la nécessité interne à laquelle doit répondre la réalisation d’une Critique de la raison. [Examen du titre]

[« Critique]17 [Sens classique du terme « critique »].

Le terme de Critique, comme substantif au féminin, constitue, dans le titre, le réemploie dans un sens nouveau d’un terme qui est déjà entré dans le vocabulaire des disciplines philosophique au sens le plus large. Kant y fait allusion dans une note importante, la fameuse note qui se trouve au tout début de l’ « Esthétique Transcendantale », et où il s’agit essentiellement pour Kant de justifier le réemploie dans un sens nouveau du terme même d’Esthétique. Il indique que les allemands (il vise Baumgarten) sont les seuls qui se servent du mot « esthétique » [pour désigner] ce que d’autres appellent « critique du goût » (et de fait, au 18è, « critique » est employé dans l’acception exclusive pour désigner ce type de préoccupation). [Sens de « critique » selon L’Encyclopédie].

On peut faire référence rapidement18 à l’article Critique dans L’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot (parut dans les années 1760). D’emblée, il est indiqué [que « critique »] relève du vocabulaire [...], sa signification est :

- d’abord celle de restitution des textes de la littérature ancienne (latine et grecque) dans [...] fondée sur la l’établissement des textes [...] la correction des fautes accumulées [...], éventuellement la correspondance des traductions – exactement dans le sens où on parle aujourd’hui de « l’édition Critique » d’un texte [...] ;

- Deuxièmement, c’est « l’examen éclairé et le jugement équitable des productions humaines », productions humaines dans tous les ensembles (art libéraux et arts mécaniques), mais l’article indique qu’il y a dans cet emploie du domaine des arts dits libéraux (beaux-arts), domaine dans lequel la critique a pour objet de fixer les règles du goût et de les appliquer convenablement à l’évaluation des œuvres [...].

Il y a quelque chose chez Kant dans l’intitulé de « Critique de la Raison Pure » qui procède de ces deux acceptions, en ce sens que :

1. La Critique est bien un examen des productions de la raison, et d’abord de cette production de la raison qui pose évidemment problème, à savoir la métaphysique ;

15 Comme Kant le dit dans l’introduction, p. 109, tout en haut. 16 Pas simplement une opération interne qui n’intéresserait que les spécialistes d’écoles. 17 Examinons d’abord la signification des termes qui figurent dans l’intitulé même de l’œuvre, en commençant par le mot de Critique. 18 Parce que c’est un bon repère du vocabulaire du 18è.

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2. Examen supposant un [examen éclairé et un jugement] équitable, fondé sur l’identification des sources, lesquelles ne sont pas, comme dans la Critique du goût, les sources littéraires, ainsi que Kant le dit dans la Préface de la première édition : ce n’est pas une critique des livres, ni même une critique des systèmes tels qu’ils peuvent être identifié à partir des publications.

Kant ayant supprimé ce passage avec [...] considérera que cette note est suffisamment importante pour récupérer le texte dans l’introduction de la seconde édition pour dire qu’il ne s’agit pas d’une Critique des ouvrages19 :

« Encore moins doit-on ici atteindre d’une Critique [...] » �Il s’agit d’une Critique du pouvoir de la raison elle-même, du pouvoir de la raison considérée comme une source, qu’il faut savoir pouvoir identifier pour procéder à cette Critique [...]. [Sens de « critique » selon Goclenius].

Enfin, on peut aussi cerner la signification kantienne du terme Critique en rappelant une autre acception, elle aussi attestée dans la tradition du vocabulaire philosophique, où le terme de Critique désignait une partie de la logique. On peut remonter en 1615, dans le Lexicon philosophicon d’un auteur allemand20 : Goclenius : « la critique : partie de la dialectique [logique] qui traite du jugement, pour ainsi dire la partie judiciaire ». « Dialectique » s’entend bien entendu ici au sens de ce que Descartes nomme du même nom dans le Discours de la méthode quand il rejette les règles et les préceptes des dialecticiens, au sens général de la logique, pour autant qu’elle fournit les règles formelles de l’exposition de la pensée, de la connaissance… [La critique comme exercice du jugement]. …en particulier dans l’acception du terme dialectique telle qu’elle s’est notamment mobilisée au XVIème siècle dans l’œuvre de Pierre La Ramée (Petrus Ramus), confirmant21 la codification des parties de la logique à partir des 3 opérations fondamentales de l’esprit :

1. La conception ; 2. Le jugement ; 3. Le raisonnement.

La logique se divisant à ce moment là en 3 grandes successions qui traitent successivement : 1. du concept ou de la notion ; 2. puis de la proposition qui compose entre eux 2 concepts dans une affirmation ou une

négation ; 3. puis de l’inférence conclusive dans un raisonnement (logistique ou non logistique) qui, à partir

d’un ou plusieurs jugements, tire un jugement, qui en est la conclusion. C’est en cette disposition que la seconde partie, qui traite du jugement, porte le nom de Critique. Il y a une allusion (assez cryptées) à ce souvenir dans un passage qui a fait longtemps dire beaucoup de bêtises aux annotateurs de la Critique de la Raison Pure, qui est une note de bas de page,22 où il est question de la faculté de juger et de son exercice, qui fait de que celui qui en est démuni, on dit qu’il est stupide, il a une tête obtuse et bornée, ce qui est sans remède. Kant rappelle une locution où on peut dire de quelqu'un qu’il manque de secunda petri (la seconde de Pierre), ce qui veut dire qu’il ne va pas très bien. La secunda petri est la seconde partie de la logique de Petrus Ramus, qui traite du jugement, et s’appelle précisément la Critique.23 La Critique est d’abord un exercice du jugement, et le jugement devient dans la Critique le thème central.

19 Cf. bas de la p. 101. 20 Ouvrage qui est un très bon repérage de la [...]. 21 C’est une longue histoire, qui a de nombreux antécédents. 22 p. 222. 23 Il y a eu un article récent de Remis Brague qui mettait les choses aux points sur cette référence à Pierre L. [...] (cf. le commentaire de Cohen).

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[La Critique comme tribunal de la raison]

La Critique est elle-même un exercice du jugement,24 et là-dessus, nous avons un texte décisif, bien connu, qui se trouve encore dans la Préface de la première édition, où Kant reprend à son compte la signification judicaire pour définir la Critique, tout en l’inscrivant dans l’histoire de son temps. Après avoir constaté que l’échec de la métaphysique conduit à une lassitude qui prend la forme au moins en apparence d’une indifférence à ce dont il est question en métaphysique, Kant indique que, derrière l’apparence négative de cette indifférence, il faut voir un phénomène qui mérite attention et réflexion : « Elle est à l’évidence l’effet non de la légèreté de l’esprit, mais de la mure faculté de juger du siècle [...] et constitue

un appel adressé à la raison pour qu’elle prenne à nouveau [...], et ce tribunal n’est rien d’autre que la Critique de la Raison Pure elle-même ».

Texte quasi définitionnel : la Critique de la Raison Pure est le tribunal devant lequel la

raison établit ses légitimes prétentions tout en écartant ses présomptions sans fondement, le tout en référence à une législation excluant tout arbitraire.

[La Critique comme œuvre des Lumières]

C’est là que se trouve en note, après le terme faculté de juger, le fameux passage disant que : « Notre siècle est proprement le siècle de la Critique, à laquelle tout doit se soumettre [...] et ne peut prétendre à ce

respect sans hypocrisie que la raison témoigne à tout ce qui a pu soutenir [...] » Cette résolution célèbre inscrit de la façon la plus explicite et revendiquée par Kant la

réalisation d’une Critique de la Raison Pure comme tribunal, dans le mouvement général de l’Aufklärung : c’est faire de la Critique un exercice éminent des Lumières selon les maximes qui seront très précisément dégagées dans le texte de 1784 : « Réponse à la question : Qu’est-ce que les lumières ? » – texte dégageant tout ce qui permet de reconnaitre en quoi la Critique de la Raison Pure est une œuvre des Lumières. C’est dit par Kant lui-même dans cette tonalité traversant toute la première Préface, qui une sorte d’accent messianique : le moment est venu de sortir la métaphysique de son état lamentable, et d’instaurer les conditions d’une métaphysique répondant aux besoins de la raison humaine ! A ce moment là, Kant indique que l’indifférentisme, qui devient la doctrine partagée, la donc à la mode, devant les déceptions…25

« L’indifférentisme constitue le point de départ ou du moins le prélude d’une prochaine transformation et d’une prochaine avancée des Lumières ».26

La traduction repose sur une décision forte : le texte allemand nous parle d’un « prélude d’une

prochaine transformation und Aufklärung des sciences ».27 En disant « transformation et avancée des Lumières », il va de soi que c’est peut-être, c’est pousser au-delà de la simple image de l’éclaircissement (Aufklärung signifie « jeter la lumière sur… »), mais en choisissant de traduire « transformation et avancée des Lumières » en mettant une majuscule à « Lumière », en soulignant que c’est l’interprétation forte de l’Aufklärung allemand, Alain Renaut a fais un choix, mais un

24 C’est l’œuvre de quelqu'un qui ne manque pas de secunda petri ! 25 Cet indifférentisme, « matrice du chaos et de la nuit » (p. 88). 26 Le traducteur met une majuscule, comme on le fait pour désigner l’ensemble du mouvement intellectuel, politique et philosophique, correspondant à ce qu’on nomme Enlightment, « Lumières », Illuministro : l’état d’esprit commun dans l’Europe de l’époque, avec des variantes d’un pays à l’autre. 27 Et les traducteurs se contentaient d'une traduction en retrait : « leur proche transformation et illumination » (Pléiade), « d’une transformation prochaine et d’une renaissance » (Tremesaygue et Pacaud).

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choix justifié, car il est celui qui rejoint le mieux ce que les contemporains ont lu [...], ce qui inscrit bien la Critique de la Raison Pure dans le déploiement d’une histoire, dont Kant de toute évidence considère que la réalisation d’une Critique de la Raison Pure consiste à porter cette histoire au plus haut niveau de la conscience qu’elle peut prendre d’elle-même. [La Critique comme état de droit]

Il faut associer à cette manifestation des Lumières le dispositif terminologique mis en place de façon tout à fait caractéristique dans le texte de remplacement (seconde Préface) : la première Préface met en place l’historicité de la Critique de la Raison Pure comme telle dans une grille d’interprétation de l’histoire qui emprunte ses catégories au vocabulaire de la φ politique, puisque les phases du dogmatisme et du scepticisme correspondent respectivement à celles du gouvernement despotique et de l’anarchie, la Critique de la Raison Pure étant sensée, comme tribunal, établir l’état de droit, où les lois éternelles et immuables de la raison garantissent de toute décision autoritaire. [...] despotisme, anarchie, puis le moment de la Critique, et l’établissement d'une législation ayant dans la Critique de la Raison Pure elle-même son tribunal suprême.

[La Critique comme science].

Dans la seconde édition, l’interprétation de la situation historique de la Critique est proposée par un parallèle avec l’histoire des sciences, ce qui reprend en un sens la note de la première édition, où Kant indiquait que les sciences, à la différence de la métaphysique, ont des fondements établis, et qui sont les mathématiques et [la physique], et qui échappent au climat de suspicion vis-à-vis de la métaphysique. C’est cette comparaison que développe la seconde Préface, en la réfléchissant du point de vue du mode historique selon lequel ces sciences sont « entrées dans la voie sure de la science », et par là même, peuvent établir un paradigme pour que la métaphysique puisse elle-même [entrer dans la voie sûre de la science]. S’agissant de la mathématique comme de la physique, concernant le moment où elles sont entrées « dans la voie sure de la science », Kant associe deux idées28 :

1. Il attribue que leur entrée dans la science résulte d’une révolution – révolution qualifiée de « soudaine », de « brusque », et dont le domaine est caractérisé comme la manière de penser ;

2. et cette révolution, qui est toujours assignée, dans le cas des mathématique, à une singularité dont le nom propre peut être Thalès (ou un autre), et dans le cas de la physique, il y a trois noms propres [...], mais ce sont des singularités. Ce qui s’est passé pour ces singularités, [c’est qu’]il se produisit une « illumination ».29

�On voit bien comment ce qui était annoncé dans la première Préface comme Aufklärung se retrouve maintenant dans cette image de l’illumination initiale qui a permis à mathématique et physique de devenir des sciences. [Les 2 critères de la scientificité].

Simultanément, ça répond à quelque chose en suspend depuis tout à l’heure, et en liaison au titre des Prolégomènes : ce titre nous délivre indirectement ce que Kant entend par science, et en quel sens il est requis que la métaphysique devienne à son tour aussi une science. « Ce qu’il faut entendre par science s’évalue à partir du résultat », selon 2 deux critères énoncés d’abord de manière négative :

3. Ce qui n’arrive pas à aller plus loin qu’une période de préparatif, ou ce qui doit constamment ou souvent faire marche arrière, ou changer de route ;

4. Ce qui ne fait pas consensus parmi tous les collaborateurs d’une entreprise collective. Dans la manière ou le but peut être poursuivi, ce qui ne répond pas à ces critères n’est pas science.

28 p. 75-76. 29 C’est l’expression qu’on emploie en allemand pour dire que le jour se lève. [...].

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1. Ce qui s’inscrit de manière linéaire dans [...] dans la poursuite d’un objectif ; 2. Et deuxièmement : ce qui s’inscrit dans une communauté où la collaboration

permet l’accumulation (et non le conflit) dans l’emploie des moyens. Sous ces deux acceptions, il s'agit très exactement de l’idée classique de progrès tel que l’âge des Lumières l’a thématisé, à partir du constat du progrès dans les sciences, et en procédant à l’extrapolation ou à l’extension de ce progrès à toutes les sphères de la vie culturelle, politique, sociale. Ce sont les constituants classiques du progrès linéaire, cumulatifs, et par le consensus général de tous les participants que Kant présuppose comme étant les critères de la scientificité.

Nous rencontrons à ce moment là30 une nouvelle caractérisation de la tâche de la Critique : [La Critique comme traité de la méthode].

« Une tentative pour transformer la démarche qui fut jusqu’ici celle de la métaphysique, dans le fait d’y entreprendre une complète révolution à l’exemple des géomètres et des physiciens »

[Cela signifie] transposer la révolution initiale et l’illumination de sorte que [cela

s’applique à la métaphysique].31 :

« Elle est un traité de la méthode, non un système de la science elle-même ».32 [Définition leibnizienne de raison]

Sur ce point, et ne serait-ce d’abord que pour localiser la provenance de la terminologie, il n’est pas mauvais de remonter de Kant à Leibniz, parmi ses textes les plus célèbres, pour montrer à la fois ce que Kant peut en retenir, au fond dans le présupposé, dans son grand livre La φ pratique de Kant, Delbos disait que Kant ne s’était pas donné beaucoup de mal pour le justifier, i.e. le grand présupposé de son rationalisme. Il y a au début de la Théodicée33 :

« La raison est l’enchainement des vérités », et « cette définition de la raison, i.e. de la droite et véritable raison, a surpris quelques personnes à déclamer contre la raison prise en son sens vague [...] C’est dans le même sens qu’on oppose quelque fois la raison à l’expérience, la raison consistant dans l’enchainement des vérités à droit [...] des

conclusions mixtes, mais la raison pure et nue distinguée de l’expérience n’a affaire qu’à des vérités indépendantes des sens ».

C’est bien en ce sens que Kant entend lui aussi « raison pure », distinguée de

l’expérience, ne comportant dans ses propositions aucun apport empirique, et par là même34 indépendante de cette source qui pourrait se trouver dans les sens, comme par exemple dans la doctrine de l’entendement de Locke. Mais cette « raison pure et nue » se définit chez Leibniz comme un enchainement de vérités – enchainement de vérités dont il est pour Leibniz non pertinent de déterminer dans quelle mesure elles sont effectivement connues ou accessibles par un esprit possédant tel outil ou outillage. Cette raison existe en soi comme enchainement des vérités dans l’entendement divin, précisément parce que cet entendement est porteur de la raison ultime des choses, au sens où la raison s’exprime dans ce qui, chez Leibniz, est énoncé classiquement comme le principe de raison. Donc l’enchainement des vérités prime en quelque sorte sur le fait de l’accessibilité de tel ou tel corps ou sous-ensemble de connaissance par tel ou tel esprit, y compris l’esprit humain, fini, de l’homme. C’est pourquoi le deuxième texte que je voudrai citer [concerne les 3 sens leibniziens de « raison » :]35

30 En haut de la p. 81 de la première Préface. 31 En haut de la p. 81 de la première Préface. Comment cette transposition se fait n’est pas quelque chose de simple, donc on y reviendra. Je retiens pour le moment la phrase qui enchaine avec celle-ci. 32 L’explication de cette formule suppose que l’on commence d’aborder plus précisément, en sus de la signification propre du terme Critique, la conception de la raison qui, chez Kant, rend compte de la signification complète du titre Critique de la Raison Pure. 33 Au début du « Discours préliminaire de la conformité de la fois et de la raison ». 34 Dans une acception qu’il reste à éclaircir. 35 Ch. 17, quatrième livre des Nouveaux Essais, entièrement consacré à la raison, et où au début, dans une mise au point terminologique, Leibniz donne trois acceptions du terme de « raison ».

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1. « La raison est la vérité connue dont la liaison avec une autre moins connue fait donner notre assentiment à cette dernière ». Dans un ordre déductif, une raison antécédente est la raison d’une vérité conséquente, dans la mesure [...] l’assentiment que nous dans la seconde dans la première.

2. « Mais particulièrement, on appelle raison si c’est la cause non seulement de notre jugement, mais encore de la vérité même, ce qu’on appelle raison a priori ».

La raison a priori est la raison de la vérité (ratio veritatis) et pas seulement l’assentiment donné à une vérité inférée à partir d’une autre. Pour Leibniz, cette raison a priori de la vérité consiste dans la liaison entre la notion du prédicat et celle du sujet, de sorte qu’il apparaisse que la notion du prédicat est contenue dans celle du sujet. C’est çà que Leibniz appelle la « raison de vérité » [...].

3. Sens dérivé et subordonné aux deux autres : « la faculté qui s’aperçoit de cette liaison des vérités, ou la faculté de raisonner est aussi appelée raison, or cette faculté est véritablement affectée à l’homme seul ici bas ». C’est la raison comme faculté cognitive proprement humaine, ou faculté de raisonner, i.e. d’apercevoir les liaisons entre les vérités [...].

Ce qui se passe avec Kant, c’est que ce qui chez Leibniz est une acception seconde et dérivée (la raison comme faculté cognitive humaine, qui elle-même s’adosse à la reconnaissance préalable d’un ordre des vérités dans lesquelles on peut identifier une raison a priori, qui est la manière dont une vérité est raison même d’une autre vérité) – cette acception là devient chez Kant l’acception première. C’est bien l’acception de la raison comme faculté des principes de la connaissance, et faculté des principes de la connaissance qui sera qualifiée de « pure » précisément dans la mesure où ces principes n’empruntent (ni quant à leur contenu, ni quant à leur source) rien à l’expérience, et si cette indépendance à l’égard de l’expérience est complète, alors on parlera aussi pour Kant on parlera de connaissance rationnelle a priori comme produit de la raison pure. [Pourquoi la réponse à l’état de la métaphysique passe par la Critique]36

…c’est que par « métaphysique », il faut précisément entendre « système de la raison pur ». Métaphysique, c’est système de la raison pure, et c’est précisément pour ça qu’une opération des Lumières, qui doit permettre d’instaurer la métaphysique comme science, passe par une Critique de la Raison Pure, et que cette Critique donc n’est pas encore un système. Elle n’est pas la métaphysique, puisque elle est seulement le moment à la fois obligé mais nécessairement provisoire, transitoire, qui doit déterminer comment un système de la raison pure est possible, par quels moyens il peut se réaliser, et selon quelles conditions poser à sa réalisation. Je renvoie au texte qui se trouve [au point VII de l’introduction de la seconde Préface].37 J’attire votre attention sur le jeu d’opposition qui prolonge ce [...] : c’est un traité de la méthode, c’est pas un système. Cette opposition traité de la méthode/système se trouve modélisé ici comme l’opposition Critique et système, ou la Critique est qualifiée aussi de « propédeutique »,38 et le système qualifié de « doctrine »,39 et le balancement du texte se construit autour de l’opposition du terme « élargissement », qui correspond au système ou à la

36 Le point qu’il faut éclairer à partir de là, c’est – sachant que l’urgence, la nécessité et même le devoir d’une Critique est appelé par l’état même de la métaphysique – pourquoi la réponse décisive à cette situation dans un geste qui relève des Lumières passe précisément par une Critique de la Raison Pure ? La médiation entre les deux propositions est facile à trouver [...]. 37 Avec peu de variantes d’une édition à l’autre – à la fin de l’Introduction, et dans l’Introduction, dans la première édition, l’Introduction est divisée simplement en deux grandes parties (d’ailleurs inégales) : y a un titre I : « Idée de la φ transcendantal », puis un titre II : « division de la φ transcendantale », qui commencerait p. 112, i.e. à la fin. Compte tenu du fait que dans l’Introduction de la seconde édition, en 1787, Kant a ajouté beaucoup de textes dans l’Introduction, il a alors introduit une nouvelle division en section numérotée de I à VII, et le passage sur lequel je m’arrête est le VII. 38 I.e. exercice préparatoire. 39 Kant dit ailleurs « préparation ».

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doctrine, à ce qui dans la Critique est en deçà de tout élargissement, de tout extension des connaissances, qualifié successivement d’« appréciation », de « clarification », et de « rectification ». La Critique a en tache ces trois [opérations] : elle est en gros une préparation, et elle est en gros une clarification et une rectification, en ce sens qu’elle doit donner une appréciation [...] avant toute extension. [...]. Enfin, au terme d’élargissement, Kant ajoute aussi à un certain moment du texte de cette Introduction celui de limitation : « selon les conclusions qu’on tirera de [...], nous aurons devant nous un élargissement ou une limitation ». Le « ou » n’est pas exclusif : nous aurons les deux, peut-on dire par anticipation, et c’est précisément pour montrer en quel sens on a l’élargissement sous réserve d’une limitation, ou une limitation qui résulte d’un élargissement, qu’on pourra apprécier la tache de la Critique de fonder un système de la raison pure qui sera une métaphysique répondant à des critères de scientificité non arbitraire, puisque leur respect est seul ce qui permet à la raison humaine ce qui est selon Kant est inscrit comme un besoin essentiel de sa destination propre.

mercredi 17 octobre 2007 [Sur l’expression « traité de la méthode et non pas système de la science »]

La Critique n’est pas elle-même la science qu’elle a pour finalité de fonder. Dire qu’elle n'est pas le système de la science, c’est dire qu’elle n’est pas elle-même la métaphysique, relativement à laquelle elle est seulement un exercice préalable, et un exercice préalable ici caractérisé comme « traité de la méthode ». Par cette formulation de la Préface de la seconde édition, Kant étend à l’ensemble de la Critique de la Raison Pure ce qui, dans l’économie formelle de la rédaction du texte, ne représente que la deuxième grande division, qui sépare l’ouvrage en 2 grandes partie, la 1ère étant intitulée : « théorie transcendantale des éléments », et la seconde : « théorie transcendantale de la méthode ».40 En étendant à la critique toute entière l’appellation de « traité de la méthode », Kant indique bien ce dont il est question dans cet ouvrage : à défaut d’être la métaphysique, la Critique de la Raison Pure doit pouvoir préalablement statuer sur ce que sera ou devra être la méthode même de la science, i.e. de la métaphysique – méthode envisagée non pas sous un angle simplement formel, mais aussi sous celui de la détermination des contenus possibles pour une telle métaphysique dont la Critique de la Raison Pure fournirait le moyen de réalisation.

[Comparaison avec Descartes]

• De façon probablement non réfléchie,41 Kant assigne ainsi précisément à la Critique de la Raison Pure la fonction et la dénomination que Descartes (dans sa correspondance) refusait expressément à son Discours, dont il dit que précisément il n’a pas voulu l’intituler un traité de la méthode, puisque son propos n’est pas d’exposer une méthode, mais de proposer un itinéraire intellectuelle, parce que la méthode existe d’avantage en pratique qu’en théorie, donc elle existe essentiellement dans les 3 traités scientifiques dont le

40 Je reviendrai sur le sens très déterminé dans ce contexte d’une partie intitulée « théorie de la méthode », ou « doctrine transcendantale de la méthode », pour autant que cette caractérisation de la méthode comme ultime moment de l’investigation critique est un emprunt fait à la structure et au plan des traités de logique. 41 Non voulue, non liée à une source textuelle à son esprit, et encore moins sous ses yeux, mais par le fait même.

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Discours n’est que la préface. La Critique de la Raison Pure a bien ce caractère de préambule, mais c’est simultanément un préambule qui doit fixer la méthode de la métaphysique en indiquant comment et par quel moyen et sous quelles conditions quelque chose comme la métaphysique peut effectivement se réaliser. D’où la reprise et le développement de ce thème dans la fin de l’introduction.42 J’avais

relevé que Kant met en jeu tout un lexique, tout un vocabulaire, mais qui, en réalité, ne fait que formuler sous des appellations différentes une même opposition entre la Critique considérée comme une propédeutique, et le système lui-même de la science, qui s’exposerait dans ce que Kant appelle une « doctrine ». Dire que la Critique n’est pas une doctrine, mais ce qui y prépare, c’est dire qu’il lui fait défaut l’extension de connaissance dans un progrès ordonné et cumulatif, dont précisément, d’après les termes de la comparaison de la Préface de la seconde édition, les mathématiques et la physique fournissent par excellence le modèle par leur caractère progressif à partir de leur inauguration. A partir d’une extension produisant des connaissances nouvelles accumulées, la Critique a pour tâche une appréciation, qui est aussi un éclaircissement ou une clarification, qui conduit à une justification. Cette appréciation, cette clarification, cette rectification,43 prend effet non pas à partir d’une critique des livres et des systèmes de la raison pure, mais il s’agit uniquement de la critique du pouvoir de la raison pure elle-même – ce pouvoir étant précisément (et c’est là-dessus que doit porter la décision critique) son pouvoir possible d’élargissement ou au contraire sa limitation. Selon qu’on aura affaire à un élargissement ou une limitation,44 nous aurons :

- ou un Organon, i.e. un instrument,45 mais l’instrument étant au service de l’extension et la permettant, [donc c’est une solution exclue] ;

- ou bien nous aurons seulement « un canon », qu’il définit46 comme « l’ensemble des règles pour l’usage légitime d’un pouvoir de connaître » – usage légitime dans certaines limites ; donc au-delà de cette limitation, il n’y a plus d’usage légitime, ni donc plus d’Organon.

Au fond, en un certain sens, la Critique de la Raison Pure a à statuer préalablement sur la possibilité d’un Organon qui fournirait à la raison pure le moyen de se développer.

« L’application détaillée d’un tel Organon procurerait un système de la raison pure ».47

« Système de la raison pure » est aussi bien pour Kant une autre appellation, ou la définition réelle, de la métaphysique. Si une métaphysique est possible, alors elle est un système de la raison pure, l’ensemble des connaissances ou effectivement établies de façon pure et a priori, présentées de façon systématique (i.e. comme une véritable science), et c’est précisément cela qui fournirait la métaphysique. Là où le canon (les règles de l’usage pour l’usage légitime d’un pouvoir de connaître) ne permet pas l’établissement d’un Organon, il cède la place à une « discipline », qui précisément a pour fonction de maintenir l’exercice ou l’usage de la raison pure dans les limites de sa légitimité, et de censurer ses débordements au-delà de ses limites. �Constat de fait : la métaphysique, jadis désignée comme la reine des sciences, est en réalité livrée à un champ de bataille, où le moment est venu de mettre fin par la mise en place d’un tribunal qui s’exprime comme Critique de la Raison Pure. Pour cela, il faut comprendre qu’en son principe, la métaphysique telle qu’elle a été visée, mais jamais atteinte, sera, selon son concept correctement analysé, une science procédant exclusivement de la raison pure, i.e. sans mélange d’élément empirique, d’où la nécessité d’un retour de cette raison à elle-même dans un

42 Dans le passage sur lequel je m'étais arrêté (VII, p. 110 et suivantes). 43 Kant le réitère p. 111. 44 Et à vrai dire, la Critique assure l’un et l’autre à la métaphysique : une extension positive et une limitation qui l’oblige à changer de champ. 45 Kant reprend le terme qui, dans la tradition, a servi à désigner l’ensemble des ouvrages logiques d’Aristote. 46 Cf. « Théorie transcendantale de la méthode », « Canon de la raison pure ». 47 Un système de la raison pure qu’on retrouve dans l’« Architectonique de la raison pure ».

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moment socratique de la connaissance de soi-même, qui est simultanément le point suprême du mouvement de l’Aufklärung, celui où la raison comme juge suprême auquel tout, selon les Lumières, doit se soumettre. La raison en vient, dans ce surcroit de l’Aufklärung sur elle-même, à se [...] elle-même, à se faire comparer elle-même devant son propre tribunal. L’examen préalable enfin permettra de déterminer jusqu’à quel point et à quel conditions, la raison, pourvu qu’elle soit pure, dispose d’un Organon, et jusqu’à quel point elle dispose d’une discipline pour libérer un domaine nouveau. [Originalité de la conception kantienne de la raison : distinction connaissance théorique/pratique]

Libérer un domaine nouveau : dans la conception kantienne de la raison, il faut faire intervenir une originalité à côté de tout ce qu’il conserve de l’inspiration du rationalisme traditionnel, classique, en particulier sous la forme que la philosophie de la raison a trouvé dans l’œuvre de Leibniz et son héritage transmis par la néo-scolastique allemande (à partir de Wolf). La spécificité kantienne, Kant n’en a pas encore la pleine expression dans la 1ère édition de la Critique de la Raison Pure, et elle ne se révélera vraiment tout à fait qu’à partir de la 2nde édition, et surtout à partir de la Critique de la Raison Pratique, mais nous en avons une indication dans la Préface de la seconde édition, indication qui se situe à un tournant, i.e. au moment même où, dans l’examen de la manière dont les différentes sciences sont arrivées à la « voie sûre de la science », et avant d’aborder ce qui sera décisif pour cette Préface de la seconde édition : la mise en comparaison de l’exemple de la mathématique et de la physique avec la situation de la métaphysique – c’est à ce tournant du texte48 que Kant indique, en soulignant la connexion entre raison et a priori, entre connaître par raison et connaître a priori, Kant introduit tout de suite une distinction dans la connaissance rationnelle, à savoir que celle-ci peut se rapporter de deux manières à son objet, et y compris dans son rapport à lui qui n’est pas fondé sur l’expérience, mais qui s’établit a priori, c’est que :

1. ou bien la raison se propose de déterminer son objet ou son concept ; 2. ou bien elle se propose de le réaliser, de le rendre effectif.

1. Dans le premier cas, nous avons affaire à la connaissance théorique, i.e. celle qui se

donne comme la contemplation d’un objet qui n’est pas modifié ou transformé, mais au contraire connu, et ce sera un des enjeux de la Critique de déterminer comment, à quel titre, sous quelle modalité ontologique cet objet est connu.49 A la connaissance théorique correspond l’usage théorique de la raison pure.

2. Autre est l’emploie de la raison quand il s’agit de réaliser un objet : cette fois, il s’agit de la connaissance ou de l’usage pratique de la raison, dont il s’avèrera que cet usage relève de la liberté.

D’où la distinction, corrélativement à ce deux emploie de la raison : 1. d’un côté du domaine de la nature, comme ensemble des choses qui sont connues (selon la

modalité ontologique du phénomène) ; 2. et l’autre, le domaine ou champ de la liberté, comme étant ce qui se met en œuvre dans l’usage

pratique.

Cette distinction est évidemment constitutive de la conception kantienne de la raison, et la reconnaissance d’un raison pratique, d’une raison qui réalise son objet par liberté, constitue dans l’histoire la singularité de Kant, quelque soit ce qu’il conserve de l’acception traditionnelle de la raison dans les philosophies antérieures. C’est relativement à cette distinction fondamentale, inscrite dans la structure même de la raison, qu’on peut comprendre comment la

48 p. 74. 49 L’objet ne sera connu que comme objet d’expérience, ou en tout cas comme objet d’expérience possible, i.e. (ontologiquement) à titre d’apparition ou manifestation.

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même Critique (comme examen préalable, appréciation, etc. du pouvoir de la raison elle-même) peut à la fois, sur un certain versant (celui de la raison théorique [pratique ?]) assurer à la métaphysique une extension, et d’autre part, limiter cette extension en établissant que ce qui peut être connu a priori par la raison est toujours relatif à la nature, i.e. au champ des phénomènes, mais que précisément cette limitation de la métaphysique comme métaphysique de la nature au champ des phénomènes, qui interdit l’extension de la raison théorique au-delà des limites de ce champ, est en même temps ce qui garantit, au-delà de ces limites, une autre sorte d’extension, qui relève elle de l’usage pratique de la raison. C’est le sens de la célèbre déclaration de la Préface de la seconde édition, p. 85 :

« Il me fallait donc mettre de côté50 le savoir afin d’obtenir de la place pour la croyance » [Lien entre la notion d’une raison pure et le statut de l’a priori] [Examen du rapport qu’il faut établir entre l’a priori et le transcendantal] [Question de l’articulation ou de la structure du champ de la représentation, ainsi que la doctrine des facultés ou des divisions de la faculté de connaître]. [Question de la raison pure et statut de l’a priori]. Delbos, Sur la philosophie pratique de Kant, p. 195, ch. sur la Critique de la Raison Pure : « Au fond, l’œuvre de Kant s’appuie sur tout l’ensemble des conceptions élaborées par le rationalisme traditionnel,

plus particulièrement par le rationalisme de Platon et par celui de Leibniz. Seulement elle n’admet pas que ses conceptions soit indifféremment appliquées à tout emploi, ou quelles soient constitutives de la vérité sur un même

plan. Elle les considère [...] comme susceptible de se déterminer par la fonction qu’elles sont aptes à remplir. Elle les mesure autrement dit moins à leur puissance de représenter des choses en général qu’à leur puissance de s’actualiser

utilement ».

Le destin de la métaphysique est subordonné à l’appréciation critique préalable de la bonne répartition de l’usage judicieux de cette puissance de s’actualiser utilement. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’équivalence connaissance rationnelle/connaissance a priori, équivalence qui d’abord n’est autre que la reprise d’une conception leibnizienne (cf. la caractérisation de la raison a priori). Cela va cependant chez Kant par un réemploie de l’expression (empruntée au vocabulaire traditionnel de la philosophie depuis la scolastique) de « connaître a priori » dans son opposition à « connaître a posteriori ».

- Dans l’acception traditionnelle, l’opposition de l’a priori et de l’a posteriori renvoie à une lecture directionnelle de la connaissance, selon le sens cause�effet ou selon le sens logique principe�connaissance. Connaître, c’est connaître soit par la cause, soit par le principe.51

- La dissociation du sens d’a priori par rapport au sens traditionnel commence avec Leibniz,52 à propos de la connaissance que pourrait avoir des événements d’un sujet individuel déterminé,53 par différence entre les connaître a priori ou par expérience (« connaître a priori, et non par expérience »). Mais connaître a priori une vérité pour

50 Aufheben : dépasser, dominer, écarter. La traduction indique ici à la fois ce qu’il y a de positif : ce qui est mis de côté est conservé, réservé, et ce qu’il y a de négatif, car ce qui est mis de côté libère de la place pour autre chose, à savoir : la croyance, ou la foi, considérée on pas comme une notion faisant appel à un sentiment obscur, mais inscrite dans la certitude que la raison a d’elle-même comme pouvoir spécifique de l’humanité. 51 C’est en ce sens que selon Saint Thomas, on ne peut pas connaître Dieu a priori, puisqu’on ne peut pas le connaître par la cause, lui qui est incausé par essence, on ne peut le connaître qu’a posteriori, par ses effets (i.e. la Création). 52 Discours de métaphysique, § 8. 53 C’est l’exemple d’Alexandre le Grand.

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Leibniz signifie effectivement la connaître non seulement par raison (comme faculté qui s’aperçoit de l’enchainement des vérités), mais aussi par sa raison intrinsèque, la raison de vérité, qui réside toujours dans la connexion du concept du prédicat à celui du sujet. En cela réside la raison de la vérité, et la connaître par la raison,54 c’est la connaître a priori, sans recourir à l’expérience.

Pour Kant, la question de l’a priori se pose de façon un peu différente : la connaissance rationnelle, i.e. par l’exercice de la raison comme faculté cognitive, est bien une connaissance a priori, mais en entendant par a priori, d’abord de façon négative, une origine de la connaissance qui ne soit pas prise dans ou à partir de l’expérience, expérience entendue d’abord à ce niveau comme l’ensemble des données sensibles. C’est en ce sens que Kant écrit55 :

« La raison est le pouvoir qui fournit les principes de la connaissance a priori » (seconde édition). La caractérisation est plus précise dans première Préface :

« Est particulièrement nommée absolument pure une connaissance à laquelle ne vient se mêler pas la moindre expérience ou sensation ».

C’est bien l’équivalence expérience-sensation qui permet de dégager l’idée d’une

connaissance absolument pure, et qui est possible complètement a priori, i.e. sans qu’y intervienne aucune expérience (en tant que sensation). [Usage logique et usage pur de la raison]

La logique56 est une étude de la raison considérée dans sa forme, i.e. en faisant abstraction de tout contenu,57 et donc, en ce sens là, en faisant du même coup abstraction de tout recours à l’expérience. Kant souligne58 que précisément, après avoir mis en évidence le caractère de généralité d’une connaissance qui fait abstraction de tout recours à l’expérience – :

« En tant que logique pure, elle n’a pas de principe empirique, elle est une doctrine démontrée et tout doit y être certain complètement a priori ».

On retrouve l’équivalence entre connaissance a priori et absence de prise en compte de

principes empiriques. Ceci vaut pour la logique dans son statut de logique générale qui ne considère que la forme de la pensée, et non le contenu des concepts, jugement, raisonnements. Cette caractérisation de l’a priori tel qu’il est conçu comme applicable à la logique, ne dit pas l’essentiel de la conception kantienne de l’a priori, car ça laisse encore ouverte une question dont on retrouvera la formulation au début de l’introduction à la « Logique transcendantale »,59 où Kant examine les acceptions de la raison en général, de son usage logique, et de son usage pur. [Usage logique de la raison]

Il y a un usage logique de la raison : l’usage consistant à fabriquer des raisonnements, i.e. en construisant, quant à la forme, l’agencement discursif selon lequel une proposition qui sert de principe permet d’établir une autre proposition qui serve de conclusion, de sorte que la vérité de la dernière est reliée certainement à la forme de la vérité de la première. L’usage logique de la raison suffit à caractériser la raison en général60 comme « le pouvoir des principes », car la

54 La connaître par l’analyse des notions, si nous pouvions la mener suffisamment loin pour établir l’inhérence du prédicat dans le sujet. 55 Introduction, VII. 56 Et l’interprétation que Kant a de la logique est un élément constitutif de sa conception de la raison et de la mise en œuvre de cette conception dans la Critique de la Raison Pure. 57 Ce que Kant définit comme « logique générale », plutôt que formelle. 58 p. 145, Introduction à la « Logique transcendantale », I. 59 II : « De la raison pure comme siège de l’apparence transcendantale ». 60 Cf. p. 333.

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proposition antécédente est principe de la conclusion. Mais ce pouvoir des principes pourrait n’avoir d’autre usage que logique, i.e. un usage qui ferait de la raison un pouvoir simplement subalterne, consistant à conférer à des connaissances données une simple forme qu’on appelle logique, et dans laquelle [...] seraient simplement ordonnées ou subordonnées les unes aux autres selon l’axe qui va des principes aux conséquences.61

[Usage pur de la raison]

Mais dans le véritable usage, la question est de savoir si et dans quel sens62 la raison peut être encore et mieux :

« Une source spécifique de concepts et de jugement qui proviennent exclusivement d’elle et à travers lesquels elle se rapporte à des objets ».

C’est bien dans cet usage pur de la raison comme source sui generis de connaissances se

rapportant à des objets qu’il faut chercher la complète signification de l’a priori chez Kant et donc d’un a priori qui de ce fait même déborde de la signification restreinte par lequel on pouvait dire de la logique générale [...].

[L’a priori comme mode de connaissance] �A priori ne doit donc pas s’entendre seulement comme un mode de connaissance – quoiqu’il arrive à Kant lui-même de l’admettre, par exemple : tout jugement analytique, même s’il consiste dans la décomposition d’un concept fournit par l’expérience, comme par exemple le concept de corps… « Tous les jugements analytiques sont des jugements a priori ».

• Exemple : l’or est un métal jaune.63 C’est un jugement a priori, même si le concept qui lui sert de sujet est tiré de l’expérience.

Kant dit quelque chose de similaire dans l’introduction de la Critique de la Raison Pure64 : « Je peux connaître analytiquement par avance [=a priori] le concept du corps par les caractères [...] qui sont tous

pensés dans ce concepts ». Kant, de façon un peu plus lourde, expose65 que : « Nous pouvons souvent dire à propos de connaissances dérivées de sources dérivées de l’expérience que nous y avons accès a priori », parce que nous nous contentons de dériver d’une conclusion à partir d’une règle

universelle empruntée à l’expérience.

• L’exemple est celui de celui qui creuse sous les fondations de sa maison peut savoir a priori que sa maison s’effondrera, i.e. qu’il n’avait pas besoin d’attendre que l’expérience soit faite pour pouvoir le conclure d’une règle générale, mais celle-ci est elle-même un usage de la proposition tirée de l’expérience : « tous les corps sont pesants ».

Nous avons ici, dans cet exemple et dans le cas aussi des jugements analytiques un

mode de connaissance a priori, mais qui n’atteint pas encore la signification proprement dite que Kant veut assigner à l’a priori en faisant de celui-ci une origine ou une source spécifique, intrinsèque, suffisante de la connaissance. Ce point est suffisamment important pour avoir conduit Kant à une substitution rédactionnelle qui est la première substitution

61 Début de la section C de l’introduction, II, de la « Dialectique ». 62 Outre usage qui ferait de la raison un pouvoir simplement subalterne consistant à conférer à des connaissances données une simple forme qu’on appelle logique. 63 Prolégomènes, § 2, p. 27, traduction Guillermit. 64 p. 101-102. 65 Cf. p. 94 de l’Introduction.

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d’ampleur (après celle de l’introduction).66 Le texte de la première édition part d’une caractérisation de l’expérience qui est évidemment décisive, parce qu’elle sert à dégager a contrario ce qui est indépendant de l’expérience et [qui], précisément pour cette raison, se nommera connaissance a priori. A la fin du premier alinéa, Kant fait de cette manière de présenter les choses l’explicitation du sens de connaissance a priori et a posteriori. Ce qu’on nomme a priori concerne les connaissances qui sont par elles-mêmes « claires et certaines » « indépendamment de l’expérience », tandis que [« ce qui est purement et simplement tiré de l’expérience es, selon l’expression en usage, connu seulement a posteriori, autrement dit empiriquement »]. Cette caractérisation de l’expérience est : « L’expérience est indubitablement le premier produit que notre entendement fournit en élaborant la matière brute des sensations. C’est précisément par là qu’elle est l’enseignement premier et si inépuisable en instructions nouvelles, dans la manière dont elle se développe, que toutes les générations futures, à travers la chaine de leurs existences, ne

manqueront jamais de connaissances renouvelées susceptibles d’être recueillies sur ce sol ». Matière brute des sensations et élaboration par l’entendement de ce matériau – élaboration qui peut fort

bien ne consister qu’en une mise en forme, une coordination formelle venant se rajouter au matériau. Donc la conception de l’expérience, qui est ici une conception éminemment provisoire, et qui sera ensuite abandonnée – cette conception est celle qu’on pourrait trouver chez Locke dans l’Essai sur l’entendement humain : toutes nos connaissances viennent de la sensation, et certaines opérations transforment les sensations, et son assignées au pouvoir de la réflexion. Mais ce pouvoir de la réflexion est pris dans un « usage simplement logique » de l’entendement et qui ne préjuge pas encore de la capacité de l’entendement à atteindre, par lui-même et indépendamment de la sensation, des objets (Cf. Dissertation de 1770). Kant part bien ici du concept sensualiste de l’expérience, qui n’est pas encore le concept critique de l’expérience, mais ce concept sensualiste suffit pour que, relativement à lui, la dissociation de l’a priori d’avec l’a posteriori soit attestée par un argument qui n’est que la reprise de l’argument que Leibniz opposait à Locke dans les Nouveaux Essais – à savoir que :

[L’argument de Leibniz contre Locke :]

• ce dont [on] ne rend pas compte, comme premier produit élaboré par l’entendement sur les sensations, ce dont on ne rend pas compte à ce niveau, c’est de connaissances universelles et nécessaires – connaissance universelles et nécessaires qui, précisément, par leur nécessité et leur universalité, ne peuvent trouver un fondement de justification dans l’expérience, pour autant que celle-ci dit ce qui est mais non pas qu’il est impossible que cela soit autrement (ce qui est la caractérisation formelle de la nécessité), et l’expérience ne fournit pas non plus de véritable universalité. C’est l’argument de Leibniz dans les Nouveaux Essais, qui montre qu’à partir de la base qu’il se donne, Locke ne peut rendre compte des maximes qui ont une véritable universalité, dans le domaine des sciences pures, comme dans le domaine des mathématiques, du droit, etc.

�Par conséquent, il faut qu’il y ait dans l’entendement une source ou une origine a priori qui permet d’établir plus que ce qu’enseigne une simple expérience, i.e. des affirmations contenant une véritable universalité et une rigoureuse nécessité. Là s’arrêtent les 2 alinéas introductifs de la première rédaction de l’introduction générale du texte dans la première édition.

Le remaniement du texte de la seconde édition constitue de la part de Kant deux choses : 1. Un approfondissement et un renforcement de la signification de la distinction entre

connaissance pure et connaissance empirique ;

66 Le texte en bas de page des pages 96-97, qui contient 2 alinéas, est de la première édition, et il est remplacé dans le seconde par un texte de plus grande ampleur, qui est chiffré I : « De la différence entre la connaissance pure et la connaissance empirique », et II : « Nous sommes en possession de certaines connaissances a priori, et même l’entendement commun n’est jamais sans posséder de telles connaissances ». On voit le souci qu’a eu Kant de se faire bien comprendre sur la désignation de l’a priori ou de ce que représente le terme de connaissance a priori en général.

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2. Une sorte de réflexion Kant sur sa propre démarche, qui vise à indiquer qu’elles sont encore les limites dans lesquelles la distinction de l’a priori et de l’empirique peut encore être atteinte.

Le texte de la seconde édition souligne la distinction entre le fait incontestable du commencement chronologique (dans l’ordre du temps d’acquisition des connaissances) : de ce point de vue, toute connaissance commence effectivement avec l’expérience. Il n’y a pas d’antécédent à l’expérience du point de vue de l’ordre du temps. Ce fait indiscutable vaut pour Kant comme exclusion de toute référence à des idées ou connaissances innées. A contrario, il ne faut pas confondre l’a priori avec un simple réhabillage d’idées ou de connaissances innées. Ce que Kant fait fonctionner par rapport à la reconnaissance de ce fait incontestable, c’est la distinction du commencement chronologique et de la dérivation du point de vue de ce qui progressivement, dans la suite de la Critique, s’annoncera comme une légitimation, une validation de la connaissance : « Que toute connaissance s’amorce avec l’expérience, il n’en résulte pas pour autant qu’elle dérive dans sa totalité de l’expérience. Car il pourrait bien se produire que même notre connaissance d’expérience67 soit un composé de ce

que nous recevons par des impressions et de ce que notre pouvoir de connaître (simplement provoqué par des impressions sensibles) produit de lui-même ».68

L’expérience contient peut être déjà quelque chose dont elle n’est pas la source, mais qui

lui vient de l’entendement. On devra donc appeler connaissance a priori non pas celle qui se produisent indépendamment de telle ou telle expérience,69 mais nous parlons de connaissances a priori pour des connaissances qui arrivent absolument indépendantes de toute expérience, et donc de telle sorte que, puisqu’elles doivent avoir une origine, il ne peut s’agir que du pouvoir de connaître lui-même (caractérisé ici simplement comme entendement, parce qu’on reste en discussion avec Locke). Le paragraphe 2 peut ensuite donc présenter universalité et nécessité comme étant des critères (ce qu’il faut entendre dans l’acception la plus précise), i.e. des marques extérieures permettant de reconnaitre en quelque sorte à un signe la présence de l’a priori. [Critères de l’a priori comme fait psychologique : universalité et nécessité] Donc :

- si la pensée d’une proposition inclut en même temps sa nécessité, c’est un jugement a priori ;

- Si une proposition comporte une véritable universalité sans aucune objection possible et non pas simplement factuel, alors ce jugement n’est pas déduit de l’expérience, mais possède sa valeur absolument a priori.

�Universalité et nécessité ne sont pas des caractères définitionnels de l’a priori, mais des critères, i.e. des signes ou des marques de reconnaissances. Il faut souligner ce point pour comprendre que Kant puisse s’attacher à souligner qu’ici, l’a priori est lui-même établit à partir de ces critères seulement comme un fait : il y a une factualité (ou facticité) de l’a priori. Il y a le fait qu’effectivement, dans le cours de l’acquisition de nos connaissances, tout commence par l’expérience ; et l’autre est le fait qu’à partir du moment où des propositions universelles et nécessaires apparaissent, il y en elles de l’a priori. De ce point de vue, on insistera aussi sur le caractère encore psychologique de la manière dont se manifeste l’a priori ou la possession de l’a priori. [Preuve a priori de l’a priori]

67 Là s’amorce le changement, la substitution d’un nouveau concept d’expérience à celui du sensualisme. 68 [M. FICHANT cite un texte qui m'est inconnu : « Car l’expérience même pourrait bien être un composé dans lequel notre propre pouvoir de connaître ajouterait de son propre chef quelque chose aux données sensibles » (n. d. l’élève) ??]. 69 Par exemple, nous disons qu’on peut savoir sans en faire l’expérience que celui qui creuse la terre sous les fondements de sa maison la fera s’écroulera.

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Kant le souligne après avoir évoqué, dans une phrase difficile,70 la possibilité que nous pourrions avoir de ne pas nous contenter du constat factuel qu’il y a de l’a priori, parce que l’universalité et la nécessité est constatable, nous pourrions éventuellement aussi entreprendre de démontrer a priori qu’il y a de l’a priori. Kant indique71 ce que serait le sens d’une telle démonstration a priori, en ce sens que, si la certitude de l’expérience n’était tirée que d’une expérience qui elle-même à son tour tirerait elle-même sa certitude d’une expérience, etc., nous serions entrainés dans une régression à l’infini telle qu’on ne parviendrait jamais à un principe premier de toute certitude.

• Un empirisme radical répondrait que l’expérience exclut une telle certitude, mais Kant indique bien que la question est bien d’établir la validité de la connaissance dans un horizon dont seul, à ces yeux, finalement, l’a priori viendra remplir l’ouverture, qui est l’horizon ouvert depuis Descartes par l’identification de la science proprement dite avec le savoir certain, et la mise en exergue de la certitude comme constitutive de la vérité de ce qui peut s’appeler une science. Kant se situe donc dans l’horizon de la détermination de la vérité du savoir comme certitude.

L’expérience comme telle ne fournit jamais une telle certitude fondatrice.72 L’évocation d’une preuve a priori de l’a priori est ici prématurée, car pour pouvoir passer à cette légitimation a priori de l’a priori (de sa possession ou de sa réalité dans la connaissance), il faut dépasser le niveau de l’élaboration préliminaire de l’a priori pour le plan du transcendantal, à la lumière duquel seulement on pourra reconnaitre (au-delà de ses caractérisation nécessaires, mais provisoires) la caractérisation complète et intégrale de l’a priori. C’est pourquoi l’a priori étant ici manifesté comme un fait, et une possession de fait identifiée dans notre connaissance à partir de la lecture indirecte de ses critères – il reste pris dans une approche psychologique. Kant indique73 quelque chose comme un procédé d’analyse psychologique qui pourrait être interprété par nous, rétrospectivement, comme une forme psychologisée, réduite à une forme de psychologie descriptive, d’une variation eidétique destinée à faire apparaître le résidu essentielle d’une signification. Kant traite l’exemple du concept du corps et de celui d’un objet quelconque physique ou non physique :

• Concernant l’exemple du concept du corps, on peut en écarter, par imagination, tout ce qui peut en provenir de l’expérience,74 jusqu'à obtenir un résidu inéliminable, qu’aucune pensée ne peut ôter sans que le contenu de penser disparaisse – il reste l’espace que ce corps occupait. Ça prépare l’argument de l’« Esthétique Transcendantale » de l’espace comme forme pure a priori.

• De même, s’il s’agit du concept de n’importe quel objet, physique ou non physique, je ne peux pas ne pas conserver in fine la pensée de cet objet comme substance, ou comme inhérent à une substance. Le concept de substance apparaît alors (comme l’espace était le résidu a priorique de toute connaissance d’un corps) comme le concept a priori restant lorsque j’enlève du concept d’un objet quelconque tout apport de l’expérience.

« Il vous faut donc, convaincu par la nécessité avec laquelle ce concept s’impose à vous, convenir qu’il possède sa place dans votre pouvoir de connaître a priori »

Il s’agit donc bien ici d’une nécessité psychologique : je ne peux pas penser

autrement. La nécessité de l’a priori ne se relève qu’à travers d’une contrainte factuelle, constatée, qui s’exerce sur la pensée. Cela signifie donc qu’il ne s’agit encore, jusqu'à ce point

70 En haut de la p. 96. 71 De façon très… au fond, très formelle. 72 Un empiriste répondrait qu’il accepte de payer ce prix, c’est pourquoi cet argument selon lequel il serait possible de démontrer a priori qu’il y a de l’a priori doit être entendu au sens qu’il suffit du fait qu’il y a de l’a priori. 73 Cf. p. 96. 74 Cf. début des Principes de Descartes.

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du texte, d’une démarche sans doute essentielle (elle permet de conclure qu’il y a bien de l’a priori dans notre connaissance), mais incomplète et provisoire de l’élaboration critique. [Indications sur ce qui donne la caractérisation complète d’« a priori »]

Kant ne s’est pas explicité directement sur ce point, mais il fournit des indications indirectes sur ce qui doit venir compléter ce moment provisoire pour obtenir la caractérisation exhaustive de toutes les significations qui se combinent chez lui dans la notion de l’a priori. Ces indications indirectes sont plus fournies par des caractères de reprises réflexives par Kant de ses propres démarches au travers d’adjonction de la seconde édition ; et en particulier, ce qui éclaire ce point, c’est la distinction plusieurs fois opérée par Kant, de deux démarches complémentaires, donc indissociables, qui sont qualifiées par lui de « métaphysique » et de « transcendantales ». La seconde édition fait apparaître (essentiellement à propos de l’espace), dans l’« Esthétique Transcendantale », une redistribution des arguments sous les deux titres d’« exposition métaphysique du concept d’espace » et d’« exposition transcendantale du concept d’espace ». Et nous avons aussi l’indication précieuse dans la déduction transcendantale des catégories,75 où Kant – au cœur même de la déduction qu’il appelle « transcendantale » des concepts purs de l’entendement – rappelle la distinction entre une déduction métaphysique et une déduction transcendantale. Cette dissociation du moment métaphysique et transcendantal est ce qui permet d’aller au-delà du caractère provisoire de la manifestation de l’a priori comme fait jusqu’à sa signification complète selon l’acception nouvelle et très riche que Kant donne à ce terme.

Mercredi 24 octobre 2007

J’en étais resté au premier ensemble de considérations concernant le traitement

proprement kantien de la notion d’a priori, et je m'étais arrêté au point où ce traitement s’articule avec la signification très particulière que Kant donne à la notion du transcendantal, qui est probablement la notion, dans son élaboration proprement kantienne, la plus nouvelle et la plus caractéristique introduite dans la Critique de la Raison Pure, et dont il convient par conséquent d’avoir une maitrise suffisamment déterminée pour rentrer dans le commentaire et l’intelligence de ce texte.

[La signification de « transcendantal »]

Transcendantal est un terme que Kant reprend à toute une scolastique, et auquel il fait subir une transformation très profonde de cette signification.76 J’avais indiqué la semaine dernière que la signification que prend ici le transcendantal doit être approchée à partir de l’opposition conceptuelle et terminologique sur laquelle Kant insiste, dans le texte de la seconde édition, entre les deux démarches : métaphysique et transcendantale, dans le cas de l’Esthétique, ou, dans la seconde édition, [...] sur le caractère a priori de l’espace et du temps sont divisés dans une nouvelle présentation sous les titres :

- d’« Exposition transcendantale de l’espace » ; - et d’« Exposition métaphysique de l’espace ».

De même que Kant distingue : - une « Déduction transcendantale des catégories » ; - et une « Déduction métaphysique des catégories ».

75 § 26, p. 214. 76 Mais je laisse de côté cette transformation pour l’instant – elle sera reprise ultérieurement dans ce contexte, car elle a partie liée avec une autre transformation que Kant opère, sur la signification nouvelle du terme de catégorie. Pour l’instant, je m'en tiens à la seule caractérisation dans sa nouveauté intrinsèque du transcendantal dans sa liaison avec l’a priori.

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Ce qui compte ici est l’opposition de métaphysique et transcendantal. Ne retenons que l’opposition qui affecte ces termes lorsqu’ils sont qualifiés de « métaphysique » et « transcendantal ». [Signification du terme « métaphysique » : exhibition de l’apriorité d’une représentation]

S’agissant du métaphysique, le texte de la seconde édition a propos de l’espace dit77 :

« L’exposition est métaphysique quand elle contient ce qui présente le concept comme donné a priori » Symétriquement78 :

« Dans la déduction métaphysique,79 l’origine a priori des catégories a été démontrée en général ». �Le moment métaphysique (de l’exposition comme de a déduction) consiste à établir qu’un concept ou une représentation (dans le cas de l’espace) a une origine a priori ou donnée a priori. Le métaphysique est l’exhibition de l’a priori. [Signification de « transcendantal »]

Est transcendantal, au contraire80 : « J’entends par exposition transcendantale l’explication d’un concept comme constituant un principe à partir duquel

la possibilité d’autres connaissances synthétiques a priori peut être aperçue ».

Donc non pas en tant qu’il est donné a priori,81 mais en tant que « constituant un principe à partir duquel la possibilité d’autres connaissances synthétiques a priori peut être aperçue » – en l’occurrence, s’agissant de l’exposition transcendantale de l’espace, ces autres connaissances synthétiques a priori, c’est l’ensemble des connaissances qui constituent le corps de la géométrie comme science. C’est pour autant que la géométrie, comme ensemble de connaissances valides, se fonde sur ce concept d’espace qu’on peut dire que celui-ci reçoit une exposition transcendantale, qui l’établit comme principe dont dérive la possibilité de la géométrie.

De même, à propos de la déduction,82 dans la déduction transcendantale, après que la déduction métaphysique ait établi [l’origine a priori des catégories], c’est la possibilité de ces catégories comme connaissances a priori des objets d’une intuition en général qui a été démontrée : « Doit maintenant être expliquée la possibilité de connaître a priori, par l’intermédiaire des catégories, des objets

qui ne peuvent jamais se donner qu’à nos sens ».

Il ne s’agit pas seulement de montrer qu’il y a dans l’entendement des concepts a priori,83 mais de montrer qu’il y a un usage a priori de ces catégories pour autant qu’elles sont possibles [...] de connaissances.

Voilà la signification formelle de la distinction entre le moment métaphysique (il y a de l’a

priori) et le moment transcendantal, qui vise pas seulement à constater la facticité de l’a priori, mais à valider cet a priori en l’introduisant dans un réseau de légitimations où l’a priori est condition de possibilité de l’espace (dans le cas de la géométrie) ou de l’expérience.

77 p. 120. 78 p. 214, début du paragraphe 26. 79 Rappel d’un argument antécédent. 80 Présentation de l’« Exposition transcendantale de l’espace », p. 122. 81 Ca, c’est l’exposition métaphysique qui l’a établi. 82 p. 214, paragraphe 26. 83 La « Déduction métaphysique » l’a montré.

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[Remarque sur l’interprétation de Cohen] Une interprétation qui a particulièrement insisté sur l’importance, plus que formelle, de

cette distinction du moment métaphysique et du moment transcendantal – est l’interprétation que l’on trouve dans le grand ouvrage d’Hermann Cohen : La théorie kantienne de l’expérience.84 Cohen insiste beaucoup sur la distinction de ces deux moments, en ce sens que :

- le procédé métaphysique apparaît comme la découverte d’une origine non empirique de certaines représentation de concepts (espace ou catégories par exemple), origine non empirique qui sera qualifié d’a priori ;

- mais que ce moment lui-même de la découverte de l’a priori n’est qu’un prélude nécessaire dont la signification propre ne s’accomplit que dans la démarche complémentaire du transcendantal, qui seule fournit le sens de l’a priori.

Cette distinction entre l’a priori et le transcendantal fournit aussi la grille de lecture du dispositif introduit dans la Préface de la seconde édition autour de la question de la soi-disante « révolution copernicienne »…

Ici, nous avons un emploi qui est très usuel chez Kant du terme de « métaphysique » dans une acception qui est commandée par la distinction de l’empirique et du rationnel, de l’a posteriori et de l’a priori. On peut trouver la confirmation de cette importance dans le développement du chapitre de la « Théorie transcendantale de la méthode » (chapitre 3) consacré à l’« Architectonique de la raison pure », et où Kant introduit85 « la nécessité de respecter dans l’identification de la connaissance par raison pure un certain nombre de distinctions », et en particulier celles qui conduisent à la prescription86 de l’extrême importance qu’il y a à isoler les connaissances qui sont distinguées d’autres connaissances par leur genre et par leur origine. Kant fournit à ce moment là, à titre d’analogie, l’exemple du chimiste ou du mathématicien. Le chimiste, lorsque il sépare les corps élémentaires les uns des autres (dans l’analyse, dans la doctrine pure des grandeurs),87 « il incombe encore plus au philosophe de l’accomplir », et c’est précisément cette exigence de distinction des connaissances selon leur genre et leur origine qui rend indispensable une métaphysique comme doctrine de la pureté. Kant indique que, précisément, le sort de la métaphysique est lié à cette exigence de discrimination, d’isolement, et il le fait d’une manière qui est immédiatement critique88 :

« Quand on disait : la métaphysique est la science des premiers principes de la connaissance humaine,89 on ne mettait pas en relief par là une espèce tout à fait particulière, mais seulement un rang dans l’ordre de l’universalité, par quoi elle ne pouvait être distinguée nettement de l’empirique ; car, même parmi les principes empiriques, il y a

en a de certains qui sont universels et par conséquent plus élevés que d’autres, et dans la série d’une telle subordination (où l’on ne différencie pas ce qui est connu complètement a priori de ce qui est connu seulement a

posteriori), où doit-on pratiquer la coupure qui distingue la première partie de la dernière et les membres suprêmes des membres subordonnés ? »

D’où l’exigence – pour que le concept de métaphysique prenne proprement son sens –

d’un isolement de l’a priori, qui dissocie un genre de connaissance par sa nature, et pas simplement par son degré comparatif de plus ou moins grande universalité par rapport à des connaissances comportant quelque chose d’empirique. Cette dissociation de l’empirique, et cette non confusion entre l’origine a priori des connaissances et un simple degré d’universalité dans l’abstraction logique a sa contrepartie dans un autre aspect, par lequel on peut reconnaitre chez

84 Dont les 3 éditions sont parues de la fin du XIXème à 1918. 85 p. 676-677. 86 Formulée p. 680. 87 On peut penser à la distinction opérée entre grandeur commensurable et grandeur incommensurable, comme distinction générique. 88 p. 680. 89 C’est littéralement la définition de la métaphysique donnée par Baumgarten dans Metaphysica, manuel qui servait de base à Kant dans ses cours de métaphysique.

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Kant un argument qui anticipe toutes les réfutations90 à venir du psychologisme et du naturalisme, i.e. toute entreprise qui viserait à confondre la fondation de la validité de la connaissance (du savoir garanti) avec l’assignation des procédés de dérivation qui permettent de décrire du point de vue de la psychologie la formation de connaissances dans l’esprit humain, et la plupart du temps en rapportant cette formation à des bases naturelles.91 Kant fournit à l’avance l’argument qui invalide en partie toute entreprise de ce genre, en dissociant toute genèse empirique de la connaissance 92 d’avec sa fondation, distinction qui est d’autant plus essentielle et d’autant plus importante que ce refus de la genèse empirique (ou de refuser que la genèse empirique fournit un procédé de validation) s’inscrit en même temps dans la thèse selon laquelle il n’y a que deux sources proprement dites de la connaissance de l’expérience et des objets de l’expérience – mais précisément, cette proposition ne peut elle-même être dérivée de l’expérience, être fondée sur une description psychologique qui fournirait la genèse empirique de la formation des sciences cognitives. Ce point est mentionné en particulier, p. 170 au début du chapitre 2 de la première partie de l’« Analytique transcendantale », chapitre consacré à présenter ce qu’est une déduction transcendantale, et où Kant distingue la déduction transcendantale de la déduction empirique, « laquelle montre de quelle façon un concept est acquis par l’expérience et par réflexion sur celle-ci, et ne concerne donc pas la légitimation de ce concept, mais le fait d’où procède sa possession ». �C’est ceci qui confirme la nécessité de distinguer le transcendantal du métaphysique : c’est qu’en un sens, le métaphysique93 n’est pas suffisamment dissocié de la genèse empirique (ou d’une entreprise de validation du fait de la possession par la simple histoire de l’acquisition de cette possession) ; autre chose est la démarche transcendantale, en ce sens que, si l’on veut fonder l’expérience, il faut d’abord la quitter, de manière à faire apparaître que l’expérience est elle-même rendue possible par ce dont elle ne peut elle-même rendre compte, i.e. l’a priori dans sa signification maintenant pleinement positive. [Résumé :]

- On était partis de la signification négative de l’a priori comme ce qui ne comporte pas d’éléments empiriques ;

- Nous avons ensuite vu les deux critères externes, qui sont les marques permettant de reconnaitre l’a priori ;

- On parvient à la signification centrale de l’a priori lorsqu’on reconnait dans l’a priori la condition de possibilité de l’expérience.

����L’a priori est indépendant de l’expérience (a priori au sens négatif), mais également (a priori au sens positif) condition de possibilité de l’expérience et de l’ensemble des moments qui contribuent à la constitution de l’expérience, et c’est ce statut de l’a priori comme condition de possibilité qui désigne le moment proprement transcendantal. [Autres textes pour compléter, en assurant définitivement la signification proprement kantienne du transcendantal :] [La connaissance transcendantale comme réflexion sur notre connaissance des objets, en tant que possible a priori]

Le passage, qui est proprement le plus important dans la Critique de la Raison Pure, est celui qui se trouve dans le titre VII, dans la seconde édition, de l’Introduction,94 où Kant introduit, comme une définition :

90 En particulier celles qu’on trouvera dans les premières parties de l’œuvre de Husserl, [notamment dans les] Prolégomènes. 91 Comme c’est d’ailleurs devenu aujourd’hui le style dominant des sciences cognitives. 92 Dont, pour lui, à son époque, le modèle par excellence est fournit par l’Essai sur l’entendement humaine de Locke. 93 Comme établissement de l’origine a priori de certains concepts ou connaissances. 94 p. 110.

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« Je nomme transcendantal toute connaissance qui s’occupe en général moins d’objets que de notre mode de connaissance des objets, en tant que celui-ci doit être possible a priori ».

Par rapport à la première édition, Kant étend l’a priori non seulement aux concepts, mais aussi à ce qui relève de l’intuition et l’intuition sensible, où il doit aussi y avoir de l’a priori, dont l’examen transcendantal établit la légitimité. Ce qui est transcendantal, c’est l’opération réfléchissante qui prend pour thème non pas les objets de la connaissance, mais la connaissance des objets, pour autant que celle-ci comporte une modalité a priori. [La connaissance transcendantale comme connaissance a priori par laquelle on connaît que et comment des représentations sont appliquées ou possibles exclusivement a priori]

Ceci trouve son prolongement p. 147, dans le titre II de l’Introduction : « De la logique transcendantale » :

« Je procède à une remarque qui a une influence sur toute les considérations suivantes, et qu’il faut bien avoir devant les yeux : il ne faut pas appeler transcendantale (en faisant par là référence à la possibilité de la

connaissance ou à son usage a priori) toute connaissance a priori, mais uniquement celle par laquelle nous parvenons à connaître que et comment certaines représentations (intuitions ou concepts) sont appliquées ou sont

possibles exclusivement a priori ».

Donc on ne dira pas de l’espace qu’il est ou contient une représentation transcendantale, mais que la représentation de l’espace a une origine a priori, ou est donnée a priori. Ce qui est transcendantal, ce sera d’établir que bien qu’étant a priori, la représentation de l’espace peut se rapporter – et toujours a priori – a des objets de l’expérience, considérée comme une expérience possible. [2 autres textes, empruntés à d’autres sources que la Critique de la Raison Pure :]

Prolégomènes, fin de la remarque III, suite du paragraphe 13, fin de la deuxième section, p.

59 :

« Le mot transcendantal, chez moi, ne signifie jamais une relation de notre connaissance aux choses, mais uniquement une relation à la faculté de connaître », pour autant qu’elle contient de l’a priori, dont le

transcendantal fournit la légitimité. Critique de la faculté de juger, V : il s’agit pour Kant d’opposer principe transcendantal et principe métaphysique, mais ceci corrobore les significations récemment acquises :

« Un principe transcendantal est un principe par lequel est représentée la condition universelle a priori sous laquelle des choses peuvent devenir objet de notre connaissance en général. En revanche, on nomme métaphysique un

principe lorsqu’il représente la condition a priori sous laquelle seule des objets, dont le concept doit être donné empiriquement, doivent être [déterminés a priori] ».

• La connaissance des corps comme substances modifiables : ce principe est transcendantal, en ce sens qu’il suffit de penser le corps sous la catégorie de substance, i.e. sous « des prédicats ontologiques » ;

• En revanche, si l’on veut dire par là que les changements qui arrivent dans un corps doivent avoir une cause extérieure, alors à ce moment là, il ne faut pas se contenter de penser le corps comme substance sous la catégories de substance, mais il faut le connaitre

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comme objet du sens externe,95 et là on reconnait que la modification d’un corps ne peut provenir que d’une cause externe, et jamais interne.

3 oppositions :

1. [Transcendantal/empirique] Le transcendantal (comme l’a priori en ce sens là), s’oppose à l’empirique96 comme ce qui n’est jamais une donnée de l’expérience, mais toujours une condition a priori.

• C’est en ce sens que dans la déduction transcendantale,97 Kant propose de distinguer entre une conscience de soi qui est transcendantale98 et une conscience de soi ou l’aperception empirique.

o L’aperception empirique est simplement l’expérience que nous avons de nous-mêmes dans le sens interne. Nous rencontrons un flux de phénomènes dans la durée, dans lequel on ne rencontre à proprement parler aucun moi stable ou permanent. A partir du moment où nous posons l’exigence de la nécessité de la représentation d’un moi numériquement identique, il ne peut être pensé à partir des données empiriques, mais seulement posé comme un réquisit a priori de l’unité de la connaissance dans la conscience, et cette unité, qui sera elle-même qualifiée de transcendantale, est précisément ce qui distingue une aperception transcendantale d’une aperception empirique.

Toute science ou toute partie d’une science ayant pour objet l’a priori (soit l’a priori comme forme, ou comme concept, ou comme principe, ou comme Idée dans son rapport nécessaire d’indépendance et de corrélation avec l’expérience) sera dite transcendantale. C’est ainsi que nous avons une « Esthétique Transcendantale », une « Logique transcendantale », pour autant que ces parties de la science nouvelle qu’est la Critique de la Raison Pure ont pour objet l’a priori dans son rapport nécessaire de conditionnement de possibilité d’autres connaissances a priori, et finalement, au travers de ces connaissances a priori, de l’expérience comme telle.

2. [Transcendantal/transcendant].99 L’usage transcendantal est d’abord défini dans son opposition à l’usage empirique d’un concept.

- L’usage empirique d’un concept – et en ce sens, il peut aussi bien s’agir d’un concept a priori – consiste à le rapporter à des objets d’une expérience possible.100 Ainsi faisant nous un usage empirique du concept de cause, lorsque (grâce précisément à sa déduction transcendantale) nous le considérons comme condition de possibilité de l’expérience. La déduction est transcendantale, mais l’usage est empirique.

- Au contraire, serait transcendantal l’usage du même concept si on le rapportait des choses en général et en soi, i.e. indépendamment des conditions de possibilité de l’expérience, i.e. indépendamment de la forme temporelle de l’intuition de notre sens interne. Mais du même coup, dans cet usage transcendantal, le principe lui-même devient101 un principe transcendant :

« Les principes de l’entendement pur, que nous avons exposés plus haut, doivent être simplement d’un usage empirique, et non pas d’un usage transcendantal, i.e. tel qu’il s’étende au-delà des limites de l’expérience. En revanche un principe qui repousse ces bornes et même ordonne de les transgresser s’appelle transcendant ».

95 Et plus exactement comme objet mobile, et qui précisément par sa mobilité même affecte le sens externe. 96 Et à plus forte raison que l’a priori, puisque le transcendantal est une sorte de redoublement de l’empirique. 97 Première édition, p. 183-184. 98 « Aperception » : terme d’origine leibnizienne. 99 p. 296. 100 Pas forcément d’une expérience déterminée qui a lieu, mais considérée sous l’angle de sa possibilité. 101 p. 331, début de la « Dialectique transcendantale », I.

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La Dialectique a pour but d’établir comment ces faux principes produisent une apparence,

qui sera dite apparence « transcendantale » au sens où elle se produit de façon nécessaire dans l’état de la raison pure, par opposition à l’apparence empirique [...] et logique (l’erreur dans la combinaison formelle des concepts ou des propositions dans un raisonnement).

3. [Transcendantal/métaphysique] Cf. Critique de la faculté de juger : un principe peut être transcendantal ou métaphysique.102 Kant utilise l’expression de « principe transcendantal » à partir du premier principe figurant dans la « Représentation systématique de tous les principes de l’entendement purs ».

- Tous ces concepts de l’entendement purs peuvent être considérés comme des principes transcendantaux.

o Par exemple le principe qui dit que toutes les intuitions sont des grandeurs extensives,103 ce principe qui permet la mathématique des phénomènes est un principe transcendantal de la mathématique des phénomènes, en ce qu’il fournit a priori une extension à notre connaissance, en disant que tous les objets de l’intuition doivent être mesurables et pouvoir relever de l’application du concept de grandeur extensive. C’est un principe transcendantal, dont la légitimité, établie par leur déduction, tient au fait qu’il est un principe de la possibilité a priori de l’expérience.

- En revanche, le même principe deviendra métaphysique si, au lieu de désigner de façon indéterminée tout objet d’une intuition, pour dire que tout objet d’une intuition doit comporter une grandeur extensive, si la proposition est restreinte à un concept empiriquement donné, mais à propos duquel il est possible à la raison (une fois que le minimum de ce concept a été emprunté à l’expérience) d’en dériver tout un ensemble de connaissances a priori.

o C’est précisément ce qui se passe si on introduit le concept de corps,104 et que l’on développe à partir de ce concept empirique du corps un certain nombre de propositions qui restent des propositions a priori, et c’est ce que Kant fait dans l’ouvrage qu’il annonce à la fin de la première édition de la Critique, Premiers principes métaphysiques de la science de la nature. Il y a des principes métaphysiques de la science de la nature, qui sont les principes transcendantaux,105 et ces mêmes principes transcendantaux, si on [les] ajoute la donnée du concept empirique du corps (comme matière mobile dans l’espace), [ils] deviennent des principes métaphysiques.

�On tient ici la signification la plus précise de ce qui distingue la Critique de la métaphysique : la Critique expose les principes transcendantaux de la possibilité de l’expérience, sans [...] ; la métaphysique se donne le concept empirique de corps, mais ensuite construit autour et avec ce concept tout un ensemble de connaissances qui sont des connaissances a priori, et qui donc en ce sens là construisent une métaphysique de la nature comme ensemble des corps donnés comme objets empiriques du sens externe.

[Qu’est-ce que la connaissance ?]

Dire de la métaphysique qu’elle est une connaissance par raison pure, c’est en faire une espèce du genre de connaissance ; de là, la question est la question : qu’est-ce que la connaissance ? Cette question permet de mettre en place une élément fondamental de la structuration du texte de la Critique de la Raison Pure, qui est lié à la notion de représentation, à la typologie des représentations, et à

102 p. 241. 103 I.e. mesurables, i.e. où l’adjonction d’une grandeur prise comme unité permet de déterminer le quantum d’une grandeur donnée. 104 Comme objet du sens externe, comme mobile selon la forme du sens externe (i.e. dans l’espace). 105 Dont la Critique a fournit l’exposition systématique dans l’« Analytique des principes ».

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l’ancrage des représentations dans la faculté de connaître, ou les divisions en diverses facultés de cette faculté de connaître.

Partons de la connaissance telle que Kant en fournit la caractérisation dans son Cours de logique.106 Le titre V de l’Introduction de la Logique caractérise la connaissance par une double relation :

- relation à l’objet ; - relation au sujet.

- Au premier point de vue,107 elle se rapporte à la représentation ; - Au second point de vue, elle se rapporte à la conscience, condition universelle de toute

connaissance en général. Par conséquent, la représentation désigne en général le rapport de la connaissance (ou la relation de la connaissance) à l’objet. La représentation doit donc toujours être considérée comme référentielle,108 et il y a connaissance quand cette représentation d’objet est accompagnée de conscience, i.e. de la représentation qu’une autre représentation est en moi. [Présentation du domaine de la représentation (« D.T. », s. 1)]

Dans le même passage, Kant indique que le terme même de représentation ne se laisse pas définir (!!), puisqu’on ne pourrait répondre à la question « qu’est-ce que la représentation ? », qu’en invoquant une autre représentation, donc en commettant un cercle. « Représentation » est un indéfinissable, mais sa signification peut être précisée en décomposant la représentation en une série d’espèces. Cf. p. 346, fin de la première section du Livre I de la « Dialectique transcendantale ». Cette première section est consacrée à la mise en place de la signification d’ « Idée » en tant que ce terme désigne les concepts produits par la raison pure, pour autant que la raison pure [en] contient, sous l’appellation de « principes transcendants » (i.e. de principes entrainant l’apparence transcendantale, en imposant la nécessité de sortir des limites de l’expérience). Le texte a pour objet de légitimer cet emploi restreint du mot « Idée », mais il fournit simultanément une présentation exhaustive du domaine générique de la représentation, divisé dans toutes ses spécificités, selon un principe simple : par enchainement de dichotomies.109 Il s'agit à la fois de classer les représentations, et de fixer le vocabulaire permettant de mettre en ordre le domaine de la représentation.

- Si la représentation est accompagnée de conscience, elle est une perception ; - Lorsque cette perception se rapporte seulement à la modification de l’état du sujet,110 alors elle

s’appelle sensation ; - Si la perception est considérée dans son rapport à l’objet (comme perception objective), alors elle

est connaissance. �La connaissance est donc la représentation consciente (perception) rapportée à l’objet.111 La connaissance elle-même est :

- ou bien intuition ; - ou bien concept.

La distinction entre intuition et concept porte sur la conjonction de deux oppositions ; l’opposition de :

- l’immédiat ; - et du média.

106 Ou sa Logique (1801), qui, a proprement parler, n’est un ouvrage qui a été composé par Kant, mais écrit par Jäsche. 107 Relation à l’objet. 108 Ou même, on dirait aujourd’hui : comme « intentionnelle » (elle est toujours représentation d’objet). 109 Il s’agit pour lui, à propos de toutes ces spécifications, de « fixer l’emploi des dénominations de manière à ce qu’elles soient correctement adaptées à chaque espèce de représentation, de manière à éviter toute de confusion d’une espèce à l’autre ». 110 Ce texte sous-entend que cette modification est reçue par le sujet. 111 Le texte de la Logique ne disait pas autre chose.

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- L’intuition est représentation immédiate de son objet ; - le concept est représentation médiate [par l’intermédiaire de caractères] de son objet.

D’autre part : - l’intuition est singulière ; - le concept est général.

- L’intuition porte sur un objet unique, singulier (l’intuition est toujours intuition de

l’individuel) ; - Le concept est toujours général, et du fait qu’il est général, il réfère toujours à une

multitude indéterminée d’objets comme comportant le même caractère. C’est une thèse essentielle de Kant qu’il n’y a donc, pour la représentation, de rencontre de l’individuel que dans l’intuition, et que tout concept est général, qu’il n’y a pas de concept d’individu, et que, si loin qu’on aille dans la précision d’un concept, dans sa particularisation, le concept reste toujours général. Le concept est par essence général. Les concepts eux-mêmes peuvent être considérés comme :

- Empiriques ; - ou purs.112

Représentation

Perception (représentation consciente)

Rapportée au sujet Rapportée à l’objet = = Sensation Connaissance

Intuition concept (immédiat) (média) (singulier) (général)

Pur Empirique Pur Empirique (notion)

Idée Mais si un concept issu de notions dépasse la possibilité de l’expérience – et en ce

sens là, on l’appelle un « concept rationnel », ou un « concept de la raison » (c’est un concept spécifique de la raison pure) – on l’appellera Idée. La remarque polémique sur laquelle s’achève ce tableau classificatoire :

112 Kant pourrait ici opérer la même dichotomie sur l’intuition et le concept, mais il ne le fait pas, il laisse de côté l’intuition, et introduit seulement pour le concept la distinction entre concept empirique (tiré de l’expérience) et concept pur (qui a sa source exclusivement dans l’entendement), et qu’il appellera plus bas « une notion »). Il aurait pu faire la même dissociation pour intuition empirique et intuition pure – l’intuition pure étant ce qui est fournit par la forme de l’intuition empirique dans l’espace et dans le temps. Mais ce qui l’intéresse est de distinguer concept empirique, et concept pur (notion).

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« Qui s’est jamais habitué à cette façon de distinguer les représentations ne peut que trouver insupportable d’entendre nommer "Idée" la représentation de la couleur rouge. Elle ne doit même pas être nommée notion (concept

de l’entendement) ».

C’est Locke qui est visé, pour qui toutes les idées viennent de deux sources : sensation externe, ou réflexion sur nos représentations. Si nous avons ce tableau à l’esprit, qui décompose le champ générique de la représentation en ses espèces, la question transcendantale sera d’identifier en quoi, s’il y a connaissance113 a priori, comment peut-il y avoir de l’a priori dans le concept et, d’une façon plus problématique, dans l’intuition.114 La décomposition analytique du genre représentation fait qu’on décompose la connaissance en intuition et concept. Mais la distinction concept/intuition peut être lue dans l’autre sens – le sens remontant : pour qu’il y ait connaissance, il faut qu’il y ait réunion de l’intuition et du concept. Ce point est capital et amène à poser un problème permettant de rentrer plus avant dans quelques unes des thèses capitales qui sous-tendent l’argumentation de Kant dans la Critique de la Raison Pure.

[L’intuition comme but pour la pensée comme moyen]

La thèse capitale est celle qui est formulée dans ce qui est, après la Préface et l’Introduction, la première ligne, les premiers mots du texte même de la Critique de la Raison Pure. Cette première phrase, qui est la première phrase de l’« Esthétique Transcendantale », sera pour moi la seule occasion de rejeter la traduction d’Alain Renaut, qui renverse la signification du texte. La traduction fait dire à Kant :

« De quelque manière et par quelque moyen qu’une connaissance puisse se rapporter115 à des objets, la modalité selon laquelle elle s’y rapporte, et dont toute pensée vise à servir comme d’un moyen, est en tout état de cause

l’intuition ».

L’intuition serait un moyen pour la pensée de se rapporter à un objet. La traduction de la Pléiade : « de quelque manières et [par quelque moyen qu’une connaissance puisse se rapporter à dans objets], le mode par lequel elle se rapporte immédiatement à ses objets et que toute pensée à titre de moyen prend pour fin est l’intuition » : c’est ici la pensée qui est le moyen, et l’intuition la fin.

Cette première phrase joue un rôle fondamental dans la lecture heideggérienne, dans Kant et le problème de la métaphysique, et, articulée de façon plus précise et convaincante, dans le grand cours Interprétation phénoménologique de la Critique de la Raison Pure, où116 Heidegger, commentant cette première phrase, écrit :

« Toute pensée est seulement moyen, et toute pensée se tient au service de l’intuition. Cette phrase, quiconque veut poursuivre le débat philosophique avec Kant, doit commencer par se l’enfoncer dans la tête à coup de marteau ! ».

Et il suffit d’aller quelques lignes plus bas dans le même alinéa 1, pour lire cette fois ce que

Renaut traduit correctement : « Pour autant, tout acte de pensée, ne peut se rapporter, que ce soit immédiatement (directe) ou de façon détournée

(indirecte), par la médiation de certains caractères, en définitive à des intuitions ». Le rapport de toute pensée à l’objet opère par un réseau de médiations qui trouve en définitive sa fin dans le rapport immédiat à l’objet qui est l’intuition, par rapport auquel

113 I.e. représentation accompagnée de conscience et se référant à un objet. 114 Je concentre pour l’instant l’attention sur cette partie du schéma dichotomique dressé par Kant qui concerne donc la représentation (terme générique) avec conscience (perception) rapportée au sujet (sensation), rapportée à l’objet (connaissance, qui elle-même est ou intuition, ou concept, la distinction reposant sur l’opposition immédiat/média, singulier/général). 115 Ici est omis le mot « immédiatement » ! 116 p. 95 (traduction Gall.).

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toutes les intuitions valent comme des moyens. Toute pensée est un ensemble de moyens pour ce qui se rapporte sans moyen à l’objet. C’est donc l’intuition qui est le but. [Division fondamentale de la faculté de connaître]

Ce point est important dans la mesure où c'est aussi sur ce point que la typologie des espèces de représentations rencontre l’assignation des différentes espèces de représentations à telle ou telle partie de la faculté de connaître, selon la division de celle-ci. La division fondamentale de la faculté de connaître est présentée à la fin de l’introduction,117 comme fondée sur le fait qu’il faut : « …prendre en compte qu’il y a deux souches de la connaissance humaine, qui peut-être proviennent d’une racine

commune, mais inconnue de nous, à savoir la sensibilité et l’entendement, par la première desquelles des objets nous sont donnés, tandis que par la seconde ils sont pensés ».

Sensibilité et entendement sont, selon cette image botanique, les deux « souches » de l’arbre

de la connaissance – même si ces deux souches ont une origine commune, [mais inconnue de nous]. Il faut donc dans un premier temps entériner comme un fait la distinction de ces deux souches ; or, là, ce qu’énonce la première phrase de la Critique de la Raison Pure – la structure de dépendance qui rapporte la pensée comme moyen à l’intuition comme but – s’altère immédiatement de la thèse selon laquelle118 il n’y a d’intuition que sensible : la pensée elle-même ne se donne pas d’objet, l’entendement lui-même ne se donne pas d’objet, parce que son point de vue est celui des concepts, qui sont des représentations médiates, qui n’ont d’objet que par l’intuition. [Il y a donc] deux niveaux :

1. L’essence de la connaissance en général dans le champ de la représentation : Dans le champ de la représentation, l’essence de la connaissance en général implique la

subordination de tout ce qui est média dans les opérations de la pensée au rapport immédiat à l’objet, qui est l’intuition. C’est une structure qui vaut pour toute connaissance : même dans l’hypothèse pour laquelle il y aurait, pour d’autres être que les hommes, il y aurait des intuitions autres que [sensibles], la structure de la connaissance imposerait qu’il y ait subordination des démarches médiates à la fin immédiate ;

2. [Le plan de la connaissance humaine] L’autre plan consiste à faire glisser l’une sur l’autre l’analyse de la représentation et

l’assignation des souches de la connaissance, selon une structure cognitive essentiellement humaine, qui vaut « pour nous autres hommes ». Alors, on observe une parfaite coïncidence des deux distinctions : la distinction intuition/concept coïncide en l’homme avec la distinction sensibilité/entendement, car il n’a d’intuition que sensible et son entendement est incapable d’intuition. Ça signifie que, pour qu’il y ait connaissance humaine, il faut qu’il y ait collaboration entre intuition et concept, sensibilité et entendement.

[Subordination et complémentarité des facultés] C’est ce balancement qui explique que Kant puisse présenter les choses à la foi… :

- au début de l’« Esthétique Transcendantale », où il affirme la subordination des démarches médiates de la pensée à l’intuition [immédiate]… Ce rapport de subordination sera d’ailleurs confirmé comme par l’analyse du texte essentiel119 où Kant caractérise l’usage logique de l’entendement en général, l’entendement étant définit en général comme un pouvoir de juger, et nous avons ici une analyse qui développe, sous l’angle du jugement, la même thèse que celle qu’énonçait la première phrase de l’« Esthétique Transcendantale », à savoir que, dans la pensée et dans l’identification fondamentale de penser

117 p. 113-114. 118 Et dans la seconde édition, Kant ajoute de façon insistante : « pour nous hommes ». 119 Qui se trouve p. 155-156, qui est la première section du chapitre 1 du Livre I de l’« Analytique transcendantale ».

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et juger, le jugement consiste à représenter une représentation précisément à une représentation-sujet [ ?], mais pour que la pensée se rapporte à un objet, il faut que, dans cette mise en relation des représentations (en quoi consiste le jugement), on arrive à un moment où la chaine des médiations s’arrête à un rapport d’immédiateté, qui est l’intuition. Le jugement ne finit par trouver son sens objectif que dans l’intuition.

- D’un autre côté,120 Kant peut représenter la relation sensibilité/entendement comme une relation de complémentarité entre termes égaux, i.e. sans subordination, car il s’agit alors de penser la connaissance comme réunion de ces deux éléments. Dans cette conjonction, il y a égalité de la collaboration, parce qu’il faut autant l’un que l’autre.121

En étant, par ces précisions, déjà entrés dans le traitement kantien de la résolution du

« problème de la raison pure », il faut maintenant revenir aux conditions de la juste formulation de ce problème, et auparavant, à quelques réflexions sur la méthode prescrite par Kant pour la solution de ce problème, ce que nous ferons en revenant principalement à la Préface de la seconde édition et aussi à la formulation du « Problème général de la raison pure » dans l’Introduction, et notamment dans la refonte de l’Introduction dans la seconde édition, de manière à retrouver l’articulation des deux moments identifiées : l’a priori et le transcendantal – et en commençant par le passage de la Préface de la seconde édition sur la prétendue « révolution copernicienne ».

Mercredi 31 octobre 2007 [Résumé :] J’avais examinées deux questions :

1. La distinction de l’a priori et du transcendantal, en tant qu’elle est ce qui permet de comprendre la véritable innovation apportée par Kant à la signification de l’a priori, par son intégration dans le transcendantal ;

2. La superposition, dans l’exécution de la Critique de la Raison Pure, d’une caractérisation de la représentation, du champ de la représentation et de ses divisions, en m'arrêtant principalement sur la distinction intuition/concept – avec la distinction des deux sources (sensibilité/entendement).

[Plan :] On voit aujourd’hui le prolongement de ces analyses en s’arrêtant sur deux questions connexes :

1. La juste formulation du problème lié à la possibilité de la métaphysique, dont la Critique apporte la solution. Cette juste formulation du problème lié à la possibilité de la métaphysique trouve sa solution dans l’Introduction (surtout celle de [la seconde] édition), dans la formulation de la raison pure comme étant celle de la possibilité de jugements synthétiques a priori ;

2. La question, soulevée notamment par la Préface de la seconde édition – de la méthode qui sera prescrite pour la solution de ce problème.

[La méthode de résolution du problème de la possibilité de la métaphysique]

120 Au début de l’introduction à la « Logique transcendantale », p. 143-144. 121 D’où les formules : « des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts sont aveugles » – formules qu’on doit lire comme complémentarité entre termes qui, relativement aux besoins de la connaissance, on un droit et une nécessité égaux.

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Ce point peut être encadré de façon préliminaire par deux citations. La première est un rappel122 :

La critique de la raison pure spéculative « est un traité de la méthode » et « non un système de la science elle-même ».

Avant, Kant écrit que la Critique de la Raison Pure est un traité de la méthode en tant

que son projet est celui d’une transformation de la démarche de la métaphysique : la Critique montrera que cette démarche doit être transformée.123 Cette transformation est à nouveau qualifiée de « révolution » à l’exemple des géomètres et physiciens, selon le dispositif consistant à mettre en évidence les conditions dans lesquelles mathématique et physique sont entrées dans « la voie sure de la science » par une « révolution » dont Kant évalue la signification, et la Critique sera un traité de la méthode, pour autant que la Critique s’interrogera d’abord et réalisera ensuite un transfert ou une transposition du sens de la révolution constitutive des mathématique et de la physique à la métaphysique elle-même. On peut compléter cette citation par un autre passage.124 Kant affirme, à propos de la philosophie transcendantale – dont on sait que la Critique de la Raison Pure en est l’idée – que :

« La philosophie transcendantale a ceci de particulier, parmi toutes les connaissances spéculatives, que pas la moindre question donnée à la raison pure n’est insoluble par cette raison elle-même, et qu’on ne saurait jamais

alléguer une quelconque ignorance inévitable, ni l’insondable profondeur du problème, pour se libérer de l’obligation d’y répondre de manière radicale et complète ; le même concept qui nous met en mesure de soulever la question doit en effet nous rendre absolument capable de répondre à cette question, puisque l’objet ne se trouve pas en dehors du

concept ».

On peut transposer ce passage, au sens spécifique du contexte de la solution de l’« Antinomie de la raison pure », à toute question, situation d’embarras ou d’aporie dans laquelle peut se trouver la raison pure, et précisément, après la première Préface, la Préface de la seconde édition commence par le constat d’une telle situation d’embarras de la métaphysique. Au point même où elle se trouve, on ne peut même pas dire le point de son histoire où elle se trouve, puisque l’histoire de la métaphysique n’a même pas commencé, et que c’est la Critique de la Raison Pure qui doit en être en quelque sorte le point de départ. La question que se pose la raison pure à propos de sa propre destination, pour autant que ce qu’on entend par métaphysique fait partie de cette destination – cette question doit trouver cette réponse dans la raison pure elle-même. Elle ne peut en aucun cas rester un problème insoluble, pour autant que la formulation appropriée du problème est de mettre au point les instruments qui en permettent la solution. Cet instrument est ce qu’il est convenu d’appeler – en référence au passage sans doute le plus célèbre, en tout cas le plus connu, de toute l’œuvre de Kant, dans la Préface de la seconde édition de la Critique de la Raison Pure, sous la dénomination (qui est du commentaire) de « révolution copernicienne ».

[La révolution copernicienne] Kant n’a jamais utilisé cette expression pour son propre compte, à ceci près que125 Kant

indique [que] la transformation dans le mode de pensée présentée dans la Critique est « analogue à l’hypothèse de Copernic » – ce qui suffit à justifier l’expression « révolution copernicienne ».

122 C’est un texte déjà mentionné. 123 Et méthode, selon l’étymologie, dit quelque chose de proche de « démarche » : « façon de se déplacer sur un chemin ». 124 p. 463, début de la quatrième section de l’Antinomie de la raison pure, dans la « Dialectique transcendantale ». 125 Dans la deuxième note en bas de la page 80.

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Pour comprendre ce qui se joue ici, il faut bien distinguer deux moments qui ne peuvent pas être totalement plaqués l’un sur l’autre :

1. [La découverte de l’a priori]

Il y a d’abord126 ce qui s’est passé, selon une reconstruction de l’histoire, dans l’avènement de deux sciences – mathématique et physique – qui sont des produits incontestables de la raison. Ce qui s’est passé, sous la forme d’une illumination, est la découverte de l’a priori.127

Le premier qui a donné une véritable démonstration de mathématique a découvert, dans cette « illumination », qu’il lui fallait produire la figure sur laquelle il raisonnait lui-même a priori d’après des concepts par construction, et pour construire a priori, il ne fallait considérer dans la figure que ce qu’il y avait mis lui-même conformément à ce concept. La découverte de l’a priori est, pour la raison, la découverte de ce qu’elle met elle-même dans les choses qu’elle connaît ; au lieu de se laisser guider comme en laisse par l’observation de la nature, mais en prenant elle-même l’initiative et en allant au-devant des phénomènes, à partir de ses principes.

« C’est conformément à ce que la raison elle-même inscrit dans la nature qu’il lui faut y chercher ce qu’elle doit apprendre d’elle ».

C’est [par] cette capacité d’initiative et de « projection » de la raison à partir de son pouvoir

constructeur dans les mathématiques128 ou dans la nature, à partir de l’expérimentation – que la science découvre l’a priori.

2. [L’hypothèse d’un recours à l’a priori en métaphysique]

Le deuxième temps est celui que l’analogie permet, et d’abord à titre d’essai, dans le cas de la métaphysique.

�Il ne s’agit donc absolument pas d’une transposition, un transfert par lequel on prescrirait simplement à la métaphysique d’imiter la méthode des deux sciences qui ont réussi à se constituer dans la voie sûre du savoir rationnel et attesté, et surtout pas de transposer la méthode des mathématiques. Il s’agit plus exactement d’isoler ce que Kant appelle « l’élément essentiel de leur transformation », i.e. précisément le recours à l’a priori. Comment peut-on transférer à la métaphysique ce recours à l’a priori, indépendamment de l’imitation d’une méthode ? Il faut donc se placer à un niveau différent, où on pourra néanmoins retirer une suggestion de ce que l’on peut reconnaitre comme un changement d’hypothèse, non pas au point originel d’une science à la scientificité [ ?], mais comme cela a pu se produire dans le cours, le développement d’une science déjà constituée, et c’est ici, à propos de cette notion d’hypothèse (et de changement d’hypothèse et de comparaison des avantages apportés par un changement d’hypothèse) – que va intervenir l’histoire de l’astronomie et du moment essentiel que représente dans cet histoire le moment de Copernic.

L’hypothèse est formulée129 comme celle selon laquelle « les objets doivent se régler d’après notre connaissance », et non d’après l’inverse, ce qui, dit Kant – et précisément en raison même de la solidarité entre la notion de métaphysique et celle de connaissance a priori –, s’accorde bien mieux avec la possibilité recherchée d’une métaphysique. Et pourtant, rien ne paraît plus naturel, conforme à la description de ce qui se passe dans la connaissance, que de dire que c’est à la connaissance de se régler d’après son objet pour en restituer de façon correcte, vraie, la nature et les propriétés. Pourtant, si bizarre soit-elle, l’hypothèse selon laquelle ce sont les objets qui doivent se régler d’après la connaissance est celle par laquelle on est

126 Ainsi que Kant le montre dans un premier temps. 127 p. 75, bas de l’alinéa central pour les mathématiques (Thalès ou un autre). 128 Qu’il faudra élaborer (en reconnaitre la condition). 129 p. 78.

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encouragé par l’observation de l’histoire de l’astronomie avec « les premières idées de Copernic ».

• La généralité qui vient immédiatement à l’esprit, c’est qu’en effet, en affirmant premièrement la rotation de la Terre autour de son propre axe, dont notre expérience ne nous fournit aucun constat empirique direct… De la même manière qu’il apparait conforme à l’observation la plus obvie que c’est la connaissance qui se règle sur l’objet, il paraît tout aussi naturel de dire que la Terre est immobile, puisque nous reposons en toute sécurité sur la stabilité de son sol.

• Mais immédiatement, on globalise et ajoute ce qui paraît en quelque sorte encore plus spectaculaire, i.e. non seulement l’observation du mouvement diurne (journalier) de la Terre sur son axe,130 mais encore le mouvement annuel de la Terre autour du soleil – chose dont nous avons encore moins d’observation.

Il y a un décentrement du modèle copernicien par rapport à l’astronomie grecque (ptolémaïque) : ce n’est plus la Terre qui est au centre du monde, mais elle est décentrée par rapport à la position centrale alors occupée par le soleil.131 Quelle est l’inspiration que ce modèle peut donner à Kant ? Il faut prendre rigoureusement la mention « des premières idées de Copernic », i.e. que :

« Comme il ne se sortait pas bien de l’explication de mouvements célestes en admettant que toute l’armée dans astres tournait autour su spectateur, tenta de voir s’il ne réussirait pas mieux être faisant tourner le spectateur et en

laissant au contraire les astres immobiles ».

Ce dont il est question dans « les premières idées de Copernic », où Kant trouve l’inspiration de ce qui pourrait être fait en métaphysique,132 c’est uniquement la première thèse de Copernic, i.e. celle du mouvement diurne de rotation de la Terre sur elle-même – thèse qui, comme telle, est parfaitement compatible avec la position centrale de la Terre dans un cosmos constitué de sphères emboitées les unes dans les autres (modèle ptolémaïque) ! Dans cette première idée, la question de la décentration ne se pose pas : on joue uniquement sur la relativité optique du mouvement observable par un observateur terrestre. Au lieu que ce soit le ciel qui tourne autour de moi, c’est moi qui tourne [autour de lui133]. On ne joue que sur la permutation dans la signification de ce qui se meut par rapport à la relativité optique du mouvement apparent. Donc pas du tout question de centre, mais seulement : au mouvement de qui attribut-on l’apparence (laquelle est indiscutable) ?

Pourquoi faut-il préciser ce point ? Pour montrer le genre d’absurdités auxquelles on est contaminé par les observations qui vont chercher ailleurs que chez Copernic pour rendre compte de ce dont parle Kant, par exemple dans la traduction Tremesaygue et Pacaud, qui a encouragé de multiples contresens. La phrase est traduite : « Copernic, voyant qu’il ne pouvait pas réussir à expliquer les mouvements du ciel, en admettant que toute l’armée des étoiles évoluait autour du spectateur, il chercha s’il n’aurait pas plus de succès en faisant tourner l’observateur

lui-même autour dans astres immobiles ».134

Mais de quels astres ? La traduction est contaminée par la question du centre, par l’idée du mouvement annuel, qui est une autre idée, un second niveau dans la construction théorique de Copernic, et ce genre de confusion entraine un certain nombre de difficultés d’interprétation de ce texte, et en particulier la projection abusive de la question du centre, qui n’y est absolument pas posée. La question posée est celle du référentiel. Quelle est la raison de l’apparence la plus évidente

130 Pour rendre compte de l’alternance du jour et de la nuit et du mouvement apparent du soleil. 131 Passage du géocentrisme grec à l’héliocentrisme copernicien. 132 Modèle pouvant être transposé à la métaphysique. 133 [Ou plutôt : c’est moi qui tourne sur moi-même (n. d. l’élève)]. 134 [P.U.F., « Quadrige », p. 19].

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pour un observateur terrestre : la rotation de la Terre sur son axe, ou, comme on le croit spontanément, dans le système céleste lui-même ? Il n’est pas question du centre, mais de ce à quoi on rapporte le mouvement.

• Une question naïve dans certains commentaire consiste à dire que dans la révolution copernicienne, l’homme est décentré, mais que la Terre est considérée comme une planète comme les autres, alors que la révolution copernicienne de Kant consisterait à mettre l’homme au centre, en tant que les objets se règlent sur sa raison. Cette question est absurde : elle fait intervenir dans l’analogie de Kant un aspect de l’œuvre de Copernic qui n’est pas concernée par Kant, d’où la mention « les premières idées de Copernic », i.e. la première hypothèse, celle du mouvement diurne, pour expliquer l’apparence du mouvement du ciel. Il s’agit d’une analogie, et qui doit précisément permettre de transposer à la

métaphysique l’élément essentiel de la transformation produite dans les autres sciences, i.e. la découverte de l’a priori. Respecter le caractère d’analogie signifie respecter le fait qu’on a de part et d’autres135 un rapport équivalent entre deux domaines constitués d’éléments radicalement différents :

- Dans un cas, c’est le mouvement d’un corps dans l’étendue observable de l’univers (mouvement du ciel et de la Terre), pour rendre compte d’un phénomène dans l’acception initial du terme en astronomie (le mouvement des choses observables dans le ciel). C’est sa transposition dans le dispositif kantien qui est en jeu.

- De l’autre côté, il s’agit du rapport entre sujet et objet, et là, il n’y a pas de sens à parler de l’objet tournant autour du sujet. Kant dit « se régler sur ». Quel est pour la connaissance la règle ? Ce que l’objet lui apporte, ou ce que la raison met en lui ?

L’hypothèse consiste à examiner si ça vaut la peine d’opérer ce changement dans l’axe du « se régler » sur entre la connaissance et l’objet, sans besoin d’utiliser des formules du genre « objet qui tourne autour du sujet » ou « sujet qui tourne autour du sujet » – formules qui viennent de la contamination avec le géocentrisme et l’héliocentrisme. Il ne s’agit plus de faire tourner, mais d’où vient la règle ? Est-ce que c’est l’objet qui donne la règle à la connaissance, ou la connaissance à l’objet ?

C’est là que la découverte de l’a priori nous fournit la première illustration : la découverte de l’a priori viendra se subordonner à la justification de la découverte de l’a priori, qui constitue le moment proprement transcendantal. La grille de lecture que je suggère pour les deux moments de la Préface de la seconde édition de la Critique de la Raison Pure, c’est que : �Mathématique et physique attestent de la découverte de l’a priori, ce qui leur suffit pour entrer dans « la voie sûre de la science », mais que dans le cas de la métaphysique, la question est de savoir s’il y a une découverte possible de l’a priori, à partir de légitimité de l’hypothèse selon laquelle ce sont les objets qui se règlent d’après la norme de la connaissance (et non l’inverse) – et là, on rentre vraiment dans le moment transcendantal.

Il faut aller plus loin, en observant les trois notes en bas de pages,136 dans la mesure où elles constituent une progression dans un auto-commentaire par Kant de la démarche qu’il met en place – ces notes accompagnant elle-même les conséquences de l’hypothèse.

Premièrement : la nouvelle hypothèse autour de laquelle se jouera la question de la possibilité de la métaphysique, i.e. si ce sont les objets qui se règlent d’après la connaissance, on peut présumer qu’une connaissance a priori des objets en général est possible (restera à déterminer à quelles conditions). Kant indique137 que cette méthode, consistant à examiner une hypothèse – imite le physicien, à ceci près que c’est dans la raison pure elle-même qu’on cherche ce qui peut être attesté ou être démenti par une expérimentation. En un sens, la Critique de la Raison

135 Dans la première hypothèse de Copernic, et dans la tentative de Kant. 136 p. 79 et 80. 137 Première note, bas de la p. 79.

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Pure sera bien cette expérimentation de la raison pure sur elle-même, puisque la même raison qui formule l’hypothèse contient en elle tout ce qui est requis pour l’attester ou la démentir, en quelque sorte sans reste. [Opération et conséquence de l’hypothèse]

Kant indique138 comment cette expérimentation va se dérouler, et quel en sera l’effet majeur. Kant indique139 – en faisant jouer la distinction dans le champ de la représentation – que, de façon générale, le rapport de la connaissance aux objets se joue à la fois dans les intuitions (intuitions des objets) et dans les concepts par lesquels les intuitions deviennent des connaissances.140 Dans les deux cas, il s’agit de montrer que :

- du point de vue de l’intuition des objets, on comprend la possibilité d’une connaissance a priori si ce sont les objets qui se règlent sur notre pouvoir d’intuition, sur la nature de notre pouvoir d’intuition, plutôt que l’inverse141 ;

- Et comme, pour qu’il y ait connaissance, il faut qu’il y ait concept, il faut savoir si, du point de vue des concepts, ceux-ci doivent toujours ou ne peuvent jamais être autrement que tirés de l’expérience, ou s’il y a des concepts tels que ce sont les objets de l’expérience qui doivent se régler sur eux et non pas eux qui doivent se régler sur les objets.

Alors, nous pourrons généraliser, universaliser le constat qui a été a proposé de la découverte de l’a priori en mathématique et en physique ; nous pourrons formuler le changement de méthode dans la manière de penser, par cette formule tout à fait générale :

« Nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes ».142 [La distinction du point de vue phénoménal et du point de vue hyperphysique]. Cette méthode, dit Kant, consiste à opérer sur la raison elle-même l’expérimentation qui va attester ou démentir l’hypothèse ; or, ce qui en résulte immédiatement dans la validation de cette hypothèse,143 c’est que les objets sont considérés sous deux points de vue :

- du point de vue de la légitimation de l’a priori, ils sont considérés comme objets des sens et de l’entendement pour l’expérience, i.e. selon ce que nous y mettons nous-mêmes, i.e. comme phénomènes ;

- d’autre part, les objets peuvent aussi être considérés tels qu’ils sont pour la raison144 lorsque celle-ci fonctionne indépendamment de ce qui conditionne l’expérience (i.e. la jonction entre l’intuition et le concept).

Ce qu’il en est ici de l’intuition, du concept, de la raison – ne peut être invoqué que de façon provisoire, mais trouve tout de même son sens [« sur-naturel »], au-delà de l’expérience, mais toujours rapporté à l’expérience [ ?]. D’où un double point de vue – dont le pivot est l’expérience, et [dont] le résultat de l’expérimentation, dit Kant,145 [est] de « produire un accord de la raison avec elle-même » – alors que si on n’opère pas cette dissociation, la raison se met immédiatement en contradiction avec elle-même. Que la raison se mette immédiatement en contradiction avec elle-même, c’est ce qui se produira dans les « Antinomies », à propos du monde considéré comme totalité des objets de l’expérience – totalité qui elle-même dépasse l’expérience, et que la raison se pose donc comme

138 En conséquence de tout ce qu’il vient de développer dans l’alinéa du bas de la page 78. 139 Dans le développement de la page 78. 140 Nous sommes dans une Préface, et tout cela ne trouve son explication et sa justification que dans le corps même de la Critique de la Raison Pure. Cette préface est à la fois une annonce (en tant que Préface) mais à la fois une récapitulation et un acquis de tout le texte (en tant que Préface de la seconde édition). 141 C’est précisément l’« Esthétique Transcendantale » qui apportera la confirmation que c’est bien ce qui se passe, si on dégage, dans la nature de notre pouvoir d’intuition, un élément formel qui réside dans l’esprit et qui n’est pas apporté par l’objet (l’espace et le temps. 142 Haut de la page 79. 143 Ce qui sera une thèse massive et majeur de la Critique de la Raison Pure. 144 Toujours en les rapportant à la raison. 145 Bas de la page 79.

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un problème. Mais il est clair qu’à plusieurs reprises, Kant considère que l’embarras dans lequel la raison se trouve vis-à-vis de la métaphysique se présente comme un conflit, et un conflit de la raison avec elle-même, non seulement au regard du pseudo-objet de l’Idée de monde, mais également au regard de tous les problèmes de la métaphysiqu.146 Et ceci va dans le sens de ce que Kant écrira en 1798, dans une lettre à Garve, auquel il dira, en transposant la formulation de la préface des Prolégomènes, que c’est très tôt la réflexion sur les Antinomies qui l’a réveillé de « son sommeil dogmatique ». Rien n’est plus scandaleux qu’une raison telle qu’elle ne peut pas ne pas se contredire elle-même. Ici, l’hypothèse – pour autant qu’elle peut être infirmée ou confirmée par une expérimentation – consiste à montrer que, si on se place dans le cas où ce sont les objets qui se règlent sur la structure de notre pouvoir de connaître, alors on comprendra qu’ils peuvent être considérés où du point de vue de l’expérience,147 où du point de vue d’une raison qui se libère des conditions et limitations et l’expérience. A ce moment là,148 les conflits de la raison avec elle-même disparaissent. En revanche, si intuitions et concepts devaient se régler sur l’objet, alors la possibilité du double point de vue disparaitrait, et il apparaitrait que ce sont les mêmes objets qui imposeraient à la fois ce qu’ils sont comme objets de l’expérience, et [ce qu’ils sont] pour la raison (qui se réglerait aussi sur eux). A ce moment là, la contradiction serait inéluctable et insurpassable, puisqu’on ne pourrait plus faire le partage.

Dans la note de la p. 80, Kant indique que cette expérimentation ressemble à ce procédé que les chimistes nomment réduction, mais auquel ils donnent plutôt généralement le nom de méthode synthétique. La déduction des deux points de vue correspond à la distinction des choses comme phénomènes et des choses comme choses en soi. Qu’est-ce qui va se passer dans le cours de la Critique ? Il va se passer dans le cours de la Critique qu’une analyse, analogue à celle que fait le chimiste quand il sépare les substances d’un matériau, distinguera les choses comme phénomènes et les choses comme elles sont en elles-mêmes. Qu’est-ce qui se passe dans la « Dialectique transcendantale » ? Dans la « Dialectique transcendantale », la recherche par la raison de l’inconditionné combine (au lieu de les dissocier) les phénomènes avec les choses en soi, mais précisément, cette tentative de combinaison ne fait que confirmer la nécessité de leur distinction, pour que soit obtenu l’accord avec l’Idée nécessaire de la raison. Le texte signifie que cet accord sera trouvé lorsqu’on verra que toute tentative de confondre sur le même plan phénomènes et choses en soi conduit à des impossibilités, du point de vue de la raison spéculative (la raison qui connait) ; qu’au contraire, leur distinction libère au-delà de la connaissance des objets dans l’expérience un autre espace pour un autre usage de la raison, qui est l’usage pratique, et où l’accord avec la raison peut être alors trouvé, de sorte que la raison ne trouve l’accord que sous la supposition ici implicite de la distinction entre l’usage pratique et l’usage spéculatif de la raison que sous la distinction préalable entre phénomènes et choses en soi. Comparaison avec un procédé chimique dont la Critique de la Raison Pure serait à l’égard de la raison elle-même en quelque sorte l’analogue.149

Le plus important se trouve dans la deuxième note en bas de la p. 80, pour comprendre la portée du texte sur la révolution copernicienne. Tout ce texte de la Préface s’annonce comme l’annonce d’un procédé qui sera une hypothèse et une expérimentation de la raison sur elle-même à partir de cette hypothèse – expérimentation qui peut être exécutée jusqu’au bout en étant complètement concluante. Or Kant annonce qu’il en sera à ce moment là150 avec un autre point important de l’histoire de l’astronomie. Kant entérine – ce qui était l’interprétation courante et longtemps en vigueur – que Copernic (1545), en publiant son livre sur les Révolutions des orbes célestes, n’a pas voulu enseigner comme une vérité physique, fondée sur l’ordre des choses, ses hypothèses sur les différents mouvement de la Terre, mais seulement comme des hypothèses de mathématiciens, en tant qu’elles introduisant un ordre plus raisonnable dans les mouvements de la Terre (diurne et annule), sans dire qu’ils étaient

146 Problème de la psychologie : le moi substance ; ou de la théologie métaphysique : Dieu comme Etre suprême. 147 I.e. du point de vue de l’association intuition/concept. 148 Et effectivement, ce sera le sens même de la solution de l’antinomie dans la « Dialectique transcendantale ». 149 En tout cas lui ressemblerait. 150 Pas au niveau de la Préface, mais lorsque l’ensemble de l’œuvre aura été conduite à son terme.

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physiquement vrais. Kant admet cette interprétation de Copernic : Copernic n’admettait tout cela que comme une entière hypothèse. Mais cette hypothèse a été démontrée151 par Newton et l’établissement de la force gravitationnelle, qui, à ce moment là, rend compte de la réalité physique des mouvements attribués au système du monde, et à ce moment là, l’hypothèse de Copernic devient une vérité physique – plus seulement une construction des mathématiciens pour rendre compte des apparences observables sans dire qu’elles ont les vrais mouvements des corps dans le monde. Kant dit qu’on n’aurait pas eu ce résultat de Newton :

« …si Copernic n’avait pas eu l’audace, d’une façon allant à l’encontre des sens, mais cependant vraie, de rechercher les mouvements observés, non pas dans les objets du ciel, mais dans leur spectateur ».

C’est en cela que l’analogie établit par Kant dans la Préface de la seconde édition

joue le même rôle, i.e. un rôle heuristique où, sans affirmer encore la vérité de l’hypothèse, néanmoins, cette nouvelle manière de pensée, qui est, tout autant que l’hypothèse de Copernic, contraire à l’évidence immédiate des sens, fournit le chemin dans lequel on pourra avancer. Mais d’une avancée telle que la Critique à son tour sera, au regard de l’hypothèse formulée dans la Préface de la seconde édition, comme Newton par rapport à Copernic, au terme de la Critique, dans le traité lui-même, ce qui est annoncé comme une hypothèse dans la Préface sera démontré apodictiquement, à partir de la considération de la nature de notre représentations et intuition. �La Critique de la Raison Pure n’est pas la révolution copernicienne (qui n’est qu’un simple schème heuristique provisoire destiné à préparer le lecteur dans une Préface), mais sa réalisation newtonienne. La soi-disante « révolution copernicienne » n’est qu’un mouvement provisoire : « Dans le traité lui-même, l’hypothèse sera elle-même démontré non pas hypothétiquement, mais apodictiquement ».

Ce ne sera pas simplement le pouvoir de mettre en accord la raison avec elle-même

(comme Copernic avec les schèmes de l’astronomie antérieure à lui), mais il y aura dans la Critique de la Raison Pure une démonstration complète à partir de la nature de nos représentations intuitives et de nos concepts – démonstration étant, au regard de l’hypothèse copernicienne, comme les forces de Newton par rapport à l’hypothèse de Copernic. Kant est à la fois Copernic et Newton, mais la Critique de la Raison Pure assure surtout la transformation de l’hypothèse copernicienne en vérité newtonienne. [Dissociation de la métaphysique en métaphysique de la nature et métaphysique des mœurs]

Quant à la caractérisation de la métaphysique, il en résulte une dissociation152 à [partir] de la « tentative » qu’elle réussit à souhait, mais précisément sous condition d’opérer dans la métaphysique une dissociation, puisqu’il est question153 :

- de « la métaphysique dans sa première partie » ; - puis de « ce qui occupe la seconde partie de la métaphysique ».

Donc un des premiers effets de la mise à l’épreuve de l’hypothèse, par

expérimentation de la raison sur elle-même, qui se transformera en démonstration, se traduit en une dissociation dans la métaphysique. Cette partition doit être comprise à partir de l’acception commune de « métaphysique », comme connaissance a priori. Mais du point de vue

151 La connaissance des mouvements du système solaire a été transformée en vérité démontrée. 152 p. 81. 153 p. 79.

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de cette connaissance a priori, il y aura deux parties, puisque tantôt il y a des « concepts a priori [...] »,154 tantôt il n’y a pas de tels objets.

1. [Métaphysique de la nature] Donc la première partie de la métaphysique, où elle est promise à entrer – du

point de vue spéculatif – dans la voie sûre de la science, c’est celle où la métaphysique, en vertu de la transformation de la manière de penser, explique la possibilité d’une connaissance a priori des objets de l’expérience, et c’est est encore plus, dit Kant, « permet de donner [...] une validité elle-même a priori ». Donc ça correspond à la métaphysique de la nature, première partie de la métaphysique, et où la philosophie transcendantale établit positivement la possibilité et la légitimité d’une connaissance a priori de ce qui peut être donné dan l’ensemble de la antérieur conformément à des lois.

2. [Métaphysique des mœurs]

En revanche, le résultat est apparemment négatif (il l’est du point de vue spéculatif ou théorique) pour l’autre partie de la métaphysique, où elle prétend s’affranchir des limites de l’expérience, ce qui est pourtant son objectif essentiel.155 Or, précisément, à ce moment là, il y a échec du point de vue de la connaissance, puisqu’il faudrait que les mêmes choses puissent être considérées simultanément comme ce qu’elles sont comme objets de l’expérience (i.e. comme phénomènes), et ce qu’elles sont en elles-mêmes, d’où la contradiction, qui n’est levées que si on opère la dissociation, et la nécessité de les dissocier – dissociation qui conduit à la découverte de l’usage pratique de la raison, et à la possibilité, du point de vue de la raison, dans cet usage, de ce réconcilier avec elle-même.156

Voilà en ce qui concerne l’annonce par Kant de la méthode, mais encore une fois, la

Critique de la Raison Pure n’est pas seulement une corroboration de l’hypothèse copernicienne par ses heureuses conséquences, mais elle prétend transformer la proposition constitutive de cette hypothèse en vérité démontrée, et en vérité démontrée à partir de l’analyse de ce qui constitue notre pouvoir de connaître, dans les intuitions et dans le concepts. En ce sens là, il s’agit bien pour Kant157 de reconnaitre que :

« La critique de la raison conduit donc nécessairement, en fin de compte, à la science » …en ce sens qu’elle permet d’établir à la fois la possibilité d’un savoir a priori des

objets de la nature (première partie de la métaphysique) et, là où ce savoir n’est pas possible, la garantie d’une accessibilité, grâce à un autre usage, qui est pratique, de sorte que la critique conduit à la science. [Problème général de la raison pure : la question de la possibilité des jugements synthétique a priori]

Pour que la Critique conduise à la science, il faut que la méthode158 soit mise en œuvre relativement à une formulation qui soit la formulation la plus adéquate possible du problème, au-delà de la généralité de son énonciation comme problème de la possibilité d’une connaissance a

154 [Je ne retrouve pas le passage (n. d. l’élève)]. 155 La connaissance de ce qui est au-delà de la nature, au sens de « méta-physique ». 156 « Il me fallait donc mettre de côté le savoir afin d’obtenir de la place pour la croyance » (p. 85), la croyance renvoyant à la position de la raison pratique. 157 Introduction, p. 109. 158 Qui a trouvé sa première formulation dans la Préface de la seconde édition.

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priori, ou d’une métaphysique, ou comme problème de la métaphysique. Il s’agit pour Kant de ce qu’il opère maintenant dans l’Introduction, et là aussi, de façon caractéristique, de l’importante adjonction (et aussi de la réécriture) que reçoit le texte de l’Introduction dans la seconde édition par rapport à la première. C’est en effet dans la seconde édition159 que Kant dégage160 ce qu’il énonce comme « le problème général de la raison pure ».161 Le problème général de la raison pure est formulé dans un énoncé simple :

« Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? ». Dans l’ordre du texte, cette formulation très générale162 fait suite à ce qui a été établit dans

le paragraphe V de l’Introduction,163 et où Kant a procédé au constat qu’il y a effectivement dans jugement synthétique a priori :

- en mathématique ; - dans la partie pure de la science de la nature (aux niveaux des principes de la science de la

nature) ; - et ce que – en tout cas, quand bien même on ne reconnaitrait la métaphysique que

comme une science recherchée164 –on attend en métaphysique sont des connaissances synthétiques a priori.

�« Jugement synthétique a priori » est l’opérateur convenable du problème général de la Critique de la Raison Pure, dont la question de la possibilité de la métaphysique sera une spécification, et trouvera une solution165 dans le cadre du problème général de la possibilité des jugement synthétique a priori.

Ceci pose une question, parce que, relativement à ce qui a été vue jusqu’à présent,166 l’hypothèse qui a été formulée167 avait mis en scène l’intuition, le concept, et éventuellement une raison se proposant de connaître au-delà de l’expérience ; il n’avait pas été question du jugement, et c’est maintenant le thème du jugement qui apparaît dans la formulation du problème général dont la question de la possibilité de la métaphysique deviendra une spécification. La plus importante, certes, mais dont la solution sera rendue possible dans le passage à la généralité du problème. C’est grâce à l’introduction du thème de jugement que cette généralité est obtenue. Or, si nous regardons les textes de l’Introduction, nous constatons que, dans la seconde édition, lorsque Kant168 met en place avec précision les critères permettant de reconnaitre l’a priori, l’a priori est d’abord rencontré à propos de jugements : les deux critères (universalité et nécessité) permettant de reconnaitre qu’il y a de l’a priori dans la connaissance169 fonctionnent évidemment à l’égard des jugements. L’universalité relève de ce qu’on appelle, en logique, de la « quantité » du jugement, et la nécessité de sa « modalité ». On ne parle d’« universalité » et « nécessité » qu’à propos de jugements, et en tant qu’ils révèlent de l’a priori, l’a priori concerne d’abord le jugement. Ce n’est qu’après-coup170 que Kant dit :

159 Et c’est à mettre en rapport avec la rédaction de la Préface de la seconde édition. 160 Au titre VI. 161 L’ensemble des paragraphes V et VI étant des ajouts de la seconde édition, et une injection dans le texte de la Critique de la Raison Pure de ce qu’entre temps, Kant avait développé dans les Prolégomènes et en particulier aux paragraphes 2 et 4 et 5. Ce qui, comme on le verra, ne vas pas sans poser une autre question d’interprétation, mais je la réserver pour l’instant. 162 Elle porte sur tous les jugements synthétique a priori. 163 Qui est le paragraphe le plus directement emprunté, et presque recopié, aux Prolégomènes. 164 Formule aristotélicienne. 165 C’est en cela que la Critique de la Raison Pure mène à la science. 166 Y compris dans la Préface de la seconde édition. 167 Les objets se règlent sur notre pouvoir de connaissance. 168 Alinéas 1 et 2. 169 Dès le bas de la p. 94. 170 p. 96.

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« Cela dit, ce n’est pas seulement dans des jugements, mais c’est même dans des concepts que se manifeste, pour quelques uns d’entre eux, une origine a priori ».

Il va donner l’exemple du corps et d’un objet quelconque (physique ou non physique)

pour montrer comment le processus d’épuration permet de reconnaitre des composantes a priori dans ce concept. C’est le moment aussi où la notion de nécessité comme critère de l’a priori se transpose sur une nécessité liée à l’essence : je ne peux pas penser le corps sans espace. Il y a une nécessité essentielle qui attache la représentation de l’espace à la représentation du corps, et qui permet de dire que l’espace est une représentation a priori du concept de corps. Mais c’est que la nécessité a d’abord été considérée dans le jugement. Dans un second temps (ce qui permet la formulation du problème), il apparaitra171 que dans le jugement, pour qu’il y ait véritablement connaissance, il faut qu’il y ait une extension : il faut que les jugements que nous formulons ajoutent quelque chose à ce que nous savions déjà, et soit déjà dans les jugements précédemment formés, ou leurs concepts. Or, cette précision est apportée par la radicalisation hyperbolique de la question de l’a priori, à partir du moment où connaître a priori est connaître non seulement sans avoir besoin de recourir à l’expérience, mais (comme cela arrive dans la métaphysique, selon son intention) aussi indépendamment de toute expérience possible, donc en étendant le jugement au-delà de toute expérience possible. C’est la possibilité de cette extension qui est en question. Peut-il y avoir connaissance a priori et extension, selon encore une fois une suggestion de cette extension qui a été fournie par cette radicalisation hyperbolique de la question de l’a priori, où connaître a priori, c’est connaître non seulement indépendamment de toute expérience, mais encore en dehors de tout expérience possible.

La page 99 fait apparaître un jeu intéressant dans le balancement entre l’exemple des mathématiques et de ce qui s’est passé jusqu’à présent dans les traités parus sous la dénomination de métaphysique.

- Du côté de la mathématique, il y a ce que Kant signale toujours comme étant l’exemple éclatant d’une connaissance qui, indépendamment de l’expérience, engrange des résultats toujours croissants dans une extension sans fin. Il y a donc, du côté de la mathématique, une extension qui se fait indépendamment de l’expérience, i.e. a priori. Toutefois, le sens de cette extension est oublié parce que, certes, on doit savoir qu’en mathématique, l’objet n’est pas simplement pensé dans son concept, mais construit dans une intuition correspondant à son concept.

Mais, comme on le verra, cette intuition est elle-même non empirique, i.e. une intuition a priori. Certes, la thèse de Kant, c’est que l’extension de la mathématique a des résultats toujours croissant, [cette thèse] tient au fait qu’une intuition a priori est une intuition, et qu’il y a dans l’intuition et la nécessité de construire en elle le concept – une richesse qui permet cette extension, même si elle est a priori. Mais, dit Kant, entre l’intuition pure et le concept pur ou a priori, il y a un air de famille qui tient à ce qu’ils sont tous deux purs, et que donc on ne perçoit plus la différence entre intuition pure et concept pur ; on croit que les mathématiques doivent leur extension a priori par un développement opérant par simple concepts, par qu’on oublie le caractère fondamentalement intuitif du corrélat de la construction. C’est la racine de ce qui serait pour un kantien strict l’illusion logiciste, en croyant qu’on peut procéder par purs concepts.

- Deuxièmement, dans ce qui a jusqu’à présent à été donné comme métaphysique,172 on fait essentiellement, et en toute sécurité, des analyses de concepts, des décompositions de concepts par des moyens de définition pour les rendre aussi précis dans leur formulation. Il y a toujours chez Kant l’idée que la métaphysique173 n’a été qu’un vocabulaire de concepts. Tant qu’elle s’en tient là, la métaphysique est en toute sécurité : les analyses de

171 § III. 172 Les « traités ontologiques », comme l’Ontologia de Wolf, ou la Metaphysica de Baumgarten. 173 Le système leibnizio-wolfien.

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concepts procèdent a priori de façon parfaitement apodictique, et de façon nécessaire ; le problème est qu’on n’y apprend rien. Or, la rencontre de l’exemple des mathématiques et l’oubli du caractère intuitif de ce qui est dans l’intuition pur,174 donc la croyance qu’il n’y a que des concepts en mathématique – conduit à la contamination, et donc à l’idée qu’on pourrait, en métaphysique, associer ce qui n’est qu’analyse de concepts à une extension de concepts analogue à celle des mathématiques. Et on met ainsi cette confiance – confiance qui a porté jusqu’ici à la fois les mathématiques (légitimement) et la métaphysique (de façon indue) –, le problème ne pouvant être débrouillée que par une Critique, et conduisant la Critique à spécifier son problème général comme celui de la condition de possibilité des jugements synthétiques a priori.

Mercredi 9 janvier 2008.

J’en étais resté à un commentaire de l’hypothèse (par commodité : j’avais dit pourquoi il fallait utiliser des guillemets) « copernicienne » telle qu’elle est formulée dans la Préface de la seconde édition. Je voudrais passer maintenant à ce qui est la suite normale de cette question, qui est la manière dont, aussi (principalement) dans le texte de la seconde édition, l’Introduction de la Critique de la raison pure prolonge la Préface de la seconde édition et la formulation de l’hypothèse – l’Introduction, elle, fournissant l’énoncé d’un problème et, comme on va le voir, formulant cet énoncé d’un problème en intégrant de façon assez massive, par rapport au texte de la première édition, en intégrant dans l’Introduction version 1787 tout un ensemble de considération qui ont trouvé préalablement leur lieu en 1783 dans les Prolégomènes.

Comment l’Introduction prolonge la formulation de l’hypothèse copernicienne de la seconde édition.

Essayons de dégager de façon linéaire l’enchainement thématique de l’Introduction à la Critique de la raison pure dans son ensemble. C'est un texte tout à fait capital. En fait, il est, du point de vue thématique, c'est facile d’y reconnaître […] le premier moment expose […] la dissociation du double rapport dont l’expérience constitue l’un des deux termes.

1. Le sens positif d’a priori : ce qui est condition de possibilité de l’expérience. Relativement à l’expérience joue en effet la distinction entre la relation qui s’énonce par « commencer avec » et celle qui s’énonce par « dériver de ». C'est la proposition bien connue que, de facto, dans la chronologie de l’acquisition, toutes les connaissances commencent avec l’expérience, mais d’un autre point de vue, elles n’en dérivent pas toutes. Si donc, dans la connaissance, tout ne dérive pas de l’expérience, c'est que, dans le sens le plus obvie et en même temps le plus restreint, il y a quelque chose qui ne dérive pas de l’expérience, et ce quelque chose qui ne dérive pas de l’expérience, Kant l’appelle « connaissance a priori » (il le marque par le signe de l’a priori). Mais ça n’est encore, dans l’Introduction, qu’en pointillé ; on peut aller plus loin que cette première formulation [et dire aussi] que l’expérience elle-même dérive de ce quelque chose qui ne dérive pas d’elle. Et c'est effectivement ce qui sera le sens positif et plein, déjà désigné, de l’a priori comme condition de possibilité de l’expérience, et pas seulement l’acception négative de ce qui est indépendant de l’expérience.

2. La formulation du problème de la métaphysique. De ce premier moment se dégage la distinction entre l’a priori et l’a posteriori, qui permet au paragraphe 3 (selon la numérotation de la seconde édition) d’assigner à la métaphysique son lieu dans la tentative d’un déploiement d’une connaissance absolument a priori, i.e. absolument non dérivée et non dérivable de l’expérience, et par là même de préparer la formulation, qui va nous

174 C’est pur, mais c’est intuitif.

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occuper désormais, de ce qui est le problème de la métaphysique comme problème de la raison pure. Le deuxième moment de l’Introduction va précisément apporter à la formulation de ce problème son instrument au travers de la fameuse distinction, sur laquelle on va insister aujourd’hui, entre les jugements analytiques et les jugements synthétique. Dans la première édition, cette distinction entre jugements analytiques et les jugements synthétique occupe uniquement le morceau qui deviendra, dans la seconde édition, le paragraphe 4 et ce morceau de la première édition s’achève par le texte reproduit, dans la traduction de référence, dans la note b de la page 103 (un alinéa assez bref, d’une douzaine de ligne) dans lequel Kant constate quelque chose comme un mystère à élucider par la découverte du fondement de possibilité de jugement synthétique a priori. Ce texte très bref et assez elliptique, qui est contenu dans cette note du bas de la page 103 de la deuxième édition substitue les développements beaucoup plus longs et beaucoup plus circonstanciés des titres 5 et 6 de l’Introduction, conduisant à la formule, déterminée et universelle à la fois, de ce que Kant appelle « le problème général de la raison pure ». Ces deux titres (5 et 6), ce sont ceux auxquels je faisais allusion tout à l’heure pour dire qu’ils représentent une injection importante dans le texte de la seconde édition, et la refonte opérée en 1783 dans les Prolégomènes et qui aboutissait dans les paragraphe 4 et 5 à mettre en place une série de question. D’abord au paragraphe 44, première manière de poser la question générale (qui, à ce moment là, est celle des Prolégomènes) :

« Une métaphysique est-elle décidément possible ? »

Cette question reste reformulée au paragraphe 5 comme :

« Comment une connaissance [= métaphysique] par raison pure est-elle possible ? »

Et dans ce texte (p. 37), ce problème décisif reçoit ce que Kant appelle « la précision scolastique de sa formulation » dans la question : « comment des propositions synthétiques a priori sont-elles possibles ? ».175

3. 176[La distinction entre les deux souches de la connaissance].

La fin de l’Introduction, en présentant la division d'une science nouvelle sous le nom de Critique de la raison pure – science elle-même qui doit être le préliminaire ou l’opération préparatoire à la réalisation de la métaphysique – le texte s’achève par la mention177 de la distinction entre les deux souches de la connaissance : sensibilité et entendement – qui peuvent bien procéder d’une racine commune, mais à nous inaccessible, si bien que, pour nous, nous ne pouvons qu’entériner le fait de leur dissociation. L’Introduction met en jeu trois dualités :

1. Celle de l’a priori et celle de l’a posteriori ; 2. Celle du jugement analytique et du jugement synthétique ; 3. De sorte que l’on voit aussitôt, par cette séquence, que le lieu proprement critique de

l’a priori réside dans le jugement comme jugement synthétique a priori, et vient enfin la dualité sensibilité-entendement, laquelle178 s’avèrera finalement comme la clé de la solution du problème général.

175 Alors, ce transfert du texte des Prolégomènes dans le texte de l’Introduction de la deuxième édition de la Critique de la raison pure va jusqu’à la reproduction presque littérale […] de quelques passages, qui sont signalés précisément par A. Renault dans les notes de la p. 101 et p. 103 de l’Introduction, mais au-delà de cette reprise littérale de cette formulation d’un livre passant dans le livre suivant, il y a une question plus générale, qui n’est pas simplement philologique, qui se pose, et qui, comme on le verra, est la question essentielle de la méthode de la Critique de la raison pure. J’aborderai ce point tout à l’heure ou la prochaine fois. 176 Enfin : troisième et dernier moment de cette Introduction, en essayant de relever cet enchainement thématique. 177 A titre tout à fait préliminaire et sans aucun approfondissement, mais le fait que ce soit signalé dans l’Introduction et dans le cadre de l’annonce d’une division indique que cette division aura un rôle structurant. 178 Elle est ici (à la fin de l’Introduction) simplement annoncée.

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Très provisoirement – simplement pour essayer de fixer d’avance le terme de ce fil conducteur – on peut dire que, dans « jugement synthétique a priori », le synthétique désigne ou renvoie à l’union dans le jugement des deux souches de la connaissance, i.e. l’union dans le jugement de la sensibilité et de l’entendement, ce qui à son tour implique une caractérisation du jugement différente de celle qui est habituelle, de celle qui est reçue. Mais pour le savoir, il faudra attendre le texte de la seconde édition,179 où Kant finira par avouer qu’il n’a jamais été satisfait par la définition que les logiciens donnent du jugement en général, qui est, à ce qu’ils disent, la représentation d’un rapport entre deux concepts. Mais c'est précisément à un moment où on sera plus près de la solution du problème du synthétique ou problème de la synthèse en général, pour autant précisément qu’elle est toujours la réunion du concept à ce qui n’est pas concept, i.e. l’intuition, i.e. la réunion des deux sources, l’entendement et la sensibilité. […] il faut le dire pour comprendre en quel sens la distinction des jugements analytique et des jugements synthétiques, dans l’Introduction, intervient dans la formulation du problème général, qui lui-même va orienter tout le développement du texte.

La distinction entre jugement analytique et jugement synthétique est sans doute un des éléments les plus célères et des plus discutés de ce que Kant a apporté dans la Critique de la raison pure, et il suffit de faire état de l’immense développement qui s’en est suivi jusque et y compris dans la philosophie contemporaine, où une référence historique est la discussion de ce point dans l’article de Quine : Sur les deux dogmes de l’empirisme (1951). Mais il faut d’une certaine manière, pour restituer le texte de Kant dans sa fraicheur, il faut un peu oublier ce développement massif […] discussion du positivisme logique sur l’impossibilité d’un jugement synthétique a priori. Parce qu’il faut bien remarquer que, pour Kant, la distinction, telle qu’il opère dans l’Introduction, entre jugements analytique et jugement synthétique a essentiellement un rôle provisoire et préparatoire.180 Tel est ce qu’on peut dire provisoirement sur ce que les jugements synthétiques a priori ont de spécifique.

La suite de l’exposé montrera que l’extension reçue par le texte dans la seconde édition ne modifie en rien ce caractère provisoire. En réalité, la distinction est proposée ici exclusivement pour fournir les termes de la formule convenable du problème de la métaphysique, comme problème de la raison pure susceptible de recevoir une solution exacte et complète. C'est, d’une certaine manière, ce que Kant lui-même a voulu indiquer, lorsque, dans les Prolégomènes,181 il observe que :

« Cette division est indispensable en vue de la critique de l’entendement humain […] en dehors de cela, je ne vois pas qu’elle est d’utilité notable ».

Donc l’utilité de cette division des jugements n’a d’intérêt que par rapport à ce que

se propose de faire une Critique de la raison pure. Et plus précisément et plus techniquement, pour autant que cela offre les moyens terminologiques appropriés de donner la « formule correcte » (avec toute l’exactitude scolastique) du problème de la raison pure comme problème de la possibilité de la métaphysique comme telle. Il ne faut pas se méprendre sur la portée non négligeable qu’a aux yeux de Kant une telle démarche. Pour le souligner, il suffira de faire une observation qui est faite par Kant dans une note à la préface à la Critique de la raison pratique. Dans la Critique de la raison pratique, Kant renvoie à ce que les lecteurs avaient pu déjà lire, avant la Critique de la raison pratique, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs :

« Un critique qui voulait trouver quelque chose à blâmer dans cet écrit (Fondements) […] en général ».

179 Dans la déduction des catégories, p. 203 de la traduction. 180 Le terme de « provisoire » figure d’ailleurs sous la plume de Kant en toutes lettres dans le texte de la note de la p. 103, qui est le texte de la première édition, et où Kant achève ce qui est, dans la première édition, la fin de tout le développement sur jugement synthétique et jugement analytique. Après, on passe tout de suite à la division de la raison pure, etc. 181 Au début du paragraphe 3 (« Remarque sur la division générale des jugements entre analytique et synthétique »).

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Ce qui est intéressant, c'est cette comparaison de la formule de l’impératif avec la formule la plus exacte que le mathématicien donne d'un problème, car c'est précisément à travers une formule exacte de son problème que le mathématique se donne le moyen d’en apporter une solution complète […] C'est exactement la même chose qui arrive avec la formulation du problème général de la raison pure comme problème de la possibilité en général des jugement synthétique a priori.182 Donc la formulation du problème général de la raison pure passe par la distinction être jugement analytique et jugement synthétique. Ce qui d’avance sous-entend, on le verra plus tard, que la solution du problème aura… c'est l’effet même du développement propre à la Critique de la raison pure et de la solution typique de ce qu’on peut appeler un problème philosophique : le développement et la mise en place des voies pour la solution du problème aboutiront à en remanier les termes, à en redéfinir les termes, et c'est précisément ce qui adviendra pour le terme de jugement, qui en définitive n’aura plus la même signification que […] La distinction entre jugement analytique et jugement synthétique n’a de sens que pour autant qu’elle a lieu à l’intérieur de cette représentation traditionnelle du jugement […]. Si donc cette définition du jugement doit être à un moment, sinon abandonnée, surmontée dans une autre formulation […], c'est que le présupposé qui a servi à mettre en place la distinction entre jugement analytique et jugement synthétique sera lui aussi abandonné et manifestera ainsi ce que Kant appelle son « caractère provisoire ». […] Il ne faut pas le prendre comme le dernier mot d’une doctrine de Kant sur le jugement : il n’a absolument pas pour prétention de répondre à une telle attente. Regardons cependant la manière dont, dans le texte commun aux deux éditions, l’Introduction met en place cette distinction entre les deux sorte de jugements. La distinction entre jugement analytique et jugement synthétique.

D’emblée, le jugement est caractérise par le rapport d’un sujet à un prédicat (S est P, forme canonique du jugement en général) et Kant indique que ce rapport peut être compris de deux manières :

- Ou bien le prédicat B appartient au sujet A comme quelque chose qui est contenu dans le concept A (c'est donc bien un rapport entre concepts) ;

- Ou bien « le concept B du prédicat est tout à fait extérieur au concept A, bien qu’il soit tout à fait en connexion avec lui ». Il y a extériorité du concept du prédicat au concept du sujet, mais il y a connexion entre les deux, puisque […].

C'est la première espèce de jugement qui s’appellera analytique, et c'est la seconde espèce de jugement qui s’appellera synthétique. Et il dit un peu plus bas que :

« Dans le jugement […] alors que […] ».

Il faut remarquer la manière tout à fait remarquable…183 c'est que, par rapport aux textes de Leibniz – que nous connaissons, mais que, pour la plupart d’entre eux, Kant ne pouvait pas connaître –, il y a une frappante identité entre le vocabulaire que Kant utilise dans la mise en place de la distinction être ces deux types de jugement et le vocabulaire que Leibniz utilise dans sa doctrine de la vérité. Mais on voit aussitôt apparaitre une différenciation dans l’emploie de ce même lexique, qui en un certain sens signifie qu’on est dans l’horizon d’une même problématique – ce qui justifie qu’il y ait communauté de langage, qu’il y ait une langue commune, ici, entre Leibniz et Kant.

• Cet usage du langage commun peut être remarqué à ceci que, pour Leibniz,184 il y a, pour toute vérité, une raison de sa vérité (une ratio veritatis), telle qu’elle s’énonce dans une

182 C'est ainsi qu’il faut l’entendre, et on verra que l’analogie d’ailleurs avec la démarche du mathématicien va plus loin que ce simple rapprochement externe du précepte méthodique de savoir donner la formulation appropriée d’un problème. 183 Et c'est pas du tout une question d’influences historique ou de rapport direct entre des textes que Kant aurait eu et des textes que Kant écrivait […]. 184 En contractant, sans entrer dans le détail des références aux textes.

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proposition. Cette raison, dit Leibniz, c'est la connexion du sujet et du prédicat, i.e. la connexion avec la notion ou le concept du sujet et la notion ou le concept du prédicat. Mais pour Leibniz, cette connexion consiste toujours dans l’appartenance du concept du prédicat au concept du sujet, i.e. dans l’inhésion, dans l’inhérence que Leibniz marque par la reprise du terme latin, scolastique, de in esse.

185« Dans toute proposition […] la notion du prédicat est comprise en quelque façon en celle du sujet,

praedicatum in est subjecto, ou bien je ne sais ce qu’est la vérité, puisqu’il faut toujours qu’il y a quelque fondement de la connexion des termes d’une proposition qui se doit trouver dans leur notion. C'est mon grand

Principe, dont je crois que tous les philosophies doivent demeurer d’accord et […vulgaire], que rien n’arrive sans raison »

[…]. Kant procède autrement et… Attendez, encore un point : l’inhérence186 conduit, au travers

d’une procédure qui constitue ce que Leibniz appelle « l’analyse » – à l’identité, puisque si on analyse correctement la notion du sujet, on finira par voir que la notion d’un prédicat y est contenu, de sorte qu’il y a identité au moins partielle entre le concept du sujet et le concept du prédicat.

• Exemple : si je prends la proposition : « le corps est étendu ». Si je substitue au concept de corps la décomposition du corps en prenant la définition du corps comme substance étendue, j’obtiendrai donc, par substitution : « une substance étendue est étendue », et par conséquent, on obtient dans cette analyse l’identité entre le concept du sujet et le concept du prédicat.

[La doctrine leibnizienne de la vérité].

La connexion (qu’il y a toujours) entre le sujet et le prédicat, qui est la ratio veritatis, se ramène à l’être-dans (in-esse) ; de là, on va à l’identité : la connexion sujet-prédicat se ramène à une identité sujet-prédicat. C'est seulement à partir de ce point187 que Leibniz distingue deux ordres de vérités : les vérités nécessaires et les vérités contingentes – avec toujours le même présupposé que la définition qui a été donné de la vérité par la connexion, donc par l’identité, est universelle, qui vaut pour toute vérité, et dans les vérités nécessaires, la connexion se révèle à la fin d’opérations finies […] conformément au principe de non-contradiction, alors que, dans le cas des vérités contingentes, l’analyse est inachevable, sans fin, parce que dans une vérité contingente, il y a une infinité d’intermédiaires entre la notion du prédicat et la notion du sujet.188 Et donc cette vérité contingente ne peut être connue par nous, comme peuvent l’être […] les mathématiques en général, etc. Mais en revanche, Leibniz dit aussi que Dieu voit la connexion entre le concept du prédicat et le concept du prédicat dans les vérités contingentes, puisqu’il peut d’un seul regard saisir […] Il ne voit pas la fin de l’analyse, puisqu’elle n’a pas de fin, mais il voit d’un seul coup la totalité des termes requis pour établir la connexion entre le concept du prédicat et le concept du prédicat, et […] repose sur le principe du meilleur, i.e. ce qui détermine Dieu dans la connexion universelle des choses dans le monde. [La question des jugements synthétiques s’inscrit dans la ligne de l’élaboration leibnizienne du principe de raison].

Dans le schéma kantien, faisant fonctionner le même vocabulaire que Leibniz, nous partons de la même chose, i.e. de la connexion entre le sujet et le prédicat, mais aussitôt on introduit une distinction :

185 Je cite un texte archi-connu, archi-célèbre […] c'est ce que Leibniz écrit le 14 juillet 1786 à Arnaud. 186 L’in esse, l’être dans du prédicat dans le sujet. 187 Montrer que dans toute proposition vraie il doit toujours y avoir une identité sujet-prédicat à quoi se ramène la connexion. 188 [Il faut] rendre compte de l’immensité infinie du détail des choses, de l’ordre du monde, pour pouvoir établir la liaison entre le prédicat et le sujet. Pour nous, cette analyse est inachevable.

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- il y a une connexion qui est pensée par l’identité ; - et une connexion qui est pensée sans identité, ou sous le régime de la non-identité finale du

prédicat et du suet.

- C'est quand il y a identité qu’on peut établir l’in-esse (dans un jugement analytique, le prédicat est dans le sujet) ;

- mais dans le cas où il n’y a pas identité, il n’y a pas inhérence, il n’y a pas in-esse du prédicat dans le sujet, mais au contraire extériorité du prédicat au sujet, ou, comme dit Kant : il faut « sortir du concept du sujet ». Et c'est cette sortie du concept du sujet qui est déterminante pour le jugement synthétique.

Et nous avons à ce moment là la distinction entre jugement analytique et jugement synthétique en comparant sur ces deux tableaux le dispositif leibnizien de la caractérisation de la vérité, et le dispositif kantien de la caractérisation du jugement et de ses divisions.

Cela renvient donc bien à dire que, dans un premier temps – ce qui est bien son arrière-plan historique –, Kant distingue un type de jugement vrai qui échappe à la formule de vérité pour Leibniz exclusive, qui est celle de l’inhérence du prédicat au sujet ; mais pour autant, ce jugement vrai n’échappe pas à la connexion, et c'est bien en ce sens que… je disais : il y a une problématique commune derrière cet usage distinct d’un vocabulaire identique : au fond, la question du jugement synthétique ou la manière dont il est introduit au travers de ce dispositif revient bien à s’inscrire pour Kant dans une interrogation sur le principe de raison, puisque Leibniz nous dit : « praedicatum in est subjecto : c'est la caractérisation universelle, ou bien je ne sais pas ce que c'est », et c'est la même chose que l’axiome vulgaire selon lequel rien n’est sans raison. Donc le praedicatum in est subjecto est bien pour Leibniz la formule rigoureuse, savante, de ce qu’on dit de façon moins savante : « rien n’est sans raison ». Ça revient bien à dire que cette raison de vérité équivaut à un principe universel : son « Grand PRINCIPE » qui est le principe de raison. Or Kant lui-même a parfaitement reconnu que la question du synthétique des jugements synthétiques était effectivement une reformulation de la question du principe de raison et s’inscrivait dans la ligne de l’élaboration leibnizienne du principe de raison.

Il y a un texte où il le dit explicitement […], qui est un texte beaucoup plus tardif que la Critique de la raison pure et qui est ordinairement dans le commentaire cité sous le faut titre (qui est un titre éditorial) de Réponse à Eberhard.189 L’opuscule se termine par un ensemble de considérations sur Leibniz. La première porte précisément sur le principe de raison et Kant ouvre cette première remarque par une question :

« Est-il bien croyable que Leibniz ait voulu entendre son principe de raison objectivement comme une loi de la nature, alors qu’il y mettait une grande importance comme addition à la philosophie qui avait eu lieu jusque là ? ».

Et Kant commente en disant, par conséquent, si on veut rendre droit à Leibniz […], il faut en fait, derrière la littéralité de cet écrit, comprendre que Leibniz a voulu dire, en formulant le principe de raison, que le principe d’identité ou son corolaire, le principe de contradiction, ne suffit pas à rendre compte ou à rendre raison de toute vérité. C'est pourquoi Leibniz dit dans des textes (par exemple dans la Monadologie) qu’il y a deux grands principes des raisonnements : le principe de non-contradiction, et le principe de raison. Il faut

189 Qui était un philosophe de ce que Kant appelle lui-même la « philosophie populaire », qui avait fondé une revue, un magazine philosophique, qui avait été essentiellement consacré à recenser des articles qui étaient des attaques contre la philosophie kantienne. Et Kant a répondu par la rédaction par un opuscule qui, comme tous les opuscules polémiques de Kant, est écrit dans un style assez brillant et dont le titre exacte est le suivant : Sur la découverte selon laquelle toute nouvelle Critique de la raison pure serait rendue superflue par une plus ancienne – titre s’expliquant par ce qui était le leitmotiv de Eberhard dans sa revue : que la Critique de la raison pure est un ouvrage superflu […] parce que tout cela est dans Leibniz en beaucoup mieux […]. Donc c'est à cette attaque que Kant répond dans ce qu’on appelle la Réponse à eberhard, précédée d’une excellente introduction de Jocelyn Benoit. A la fin de cette opuscule (p. 147), Kant aborde directement – laissant de côté la critique détaillée avec Eberhard – la vraie confrontation, i.e. non pas la confrontation avec le journaliste de la revue, mais la confrontation directe avec Leibniz […].

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comprendre que, chez Leibniz, l’énoncé du principe de raison signifie qu’il faut déborder le principe de contradiction, qu’on ne peut pas se contenter du principe de raison pour rendre compte des vérités, et que, par conséquent, il doit y avoir un autre principe.

« Or […] Leibniz ne voulait donc rien dire, si ce n’est qu’il faut ajouter au-delà du principe de contradiction, comme principe des jugements analytiques, un autre principe, à savoir celui des jugements synthétiques. C'était

assurément là une indication nouvelle et digne d’être notée en direction de recherches qui étaient encore à entreprendre en métaphysique (et qui n’ont même été réellement entreprises que depuis peu) ».

Et donc Leibniz ne rend pas inutile une Critique de la raison pure : il n’y pas une plus

ancienne Critique de la raison pure qui rend inutile celle de Kant […], mais Leibniz a mis sur la voie dont l’aboutissement se trouve chez Kant, avec la distinction des jugements, et il a mis sur cette voie en disant [que le principe de contradiction ne suffit pas et qu’il faut lui adjoindre le principe de raison]. Evidemment, ceci contient une certaine infidélité à l’égard de la littéralité de Leibniz, et Kant s’explique sur cette infidélité dans les remarquables dernières lignes de la Réponse à Eberhard […] A l’égard de Leibniz, Kant conclut la Réponse (p. 150) en disant que :

« La Critique de la raison pure pourrait bien être la véritable apologie de Leibniz lui-même contre ses partisans qui le porte aux nues avec des éloges qui ne l’honorent guère ».

La distinction entre ce que les philosophes ont dit et ce que les philosophes ont voulu

dire est la clé de l’herméneutique historique de Kant, […] et c'est précisément ce passage qui est cité par Heidegger au début de Kant et le problème de métaphysique, quand il introduit la […] violence herméneutique comme révélatrice des textes propres de la tradition. Cette connexion entre la problématique de la Critique de la raison pure et la question du principe de raison et la provenance du principe de raison à partir de Leibniz – sont l’objet de nombreuses remarques […] dans l’ouvrage de Heidegger précisément, consacré au principe de raison.190

[Retour à l’Introduction]. A ce point, il faut maintenant revenir au texte même de l’Introduction, et déjà utiliser le complément qu’il peut trouver dans les Prolégomènes, pour tenter de pénétrer plus avant dans le sens de cette distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques, pour autant encore une fois que cette distinction, solidaire d’une caractérisation du jugement comme rapport entre deux concepts,191 vise uniquement à fournir les termes corrects de la formulation convenable du problème de la raison pure comme problème de la métaphysique. [Objections contre la distinction kantienne des jugements].

Ce point, comme on sait, a été abondamment discuté et Kant a été souvent critiqué, surtout à partir du nouvel état des recherches logique depuis la fin du XIXème siècle. Kant a été critiqué pour de bonnes et de mauvaises raisons.

[La référence exclusive au modèle prédicatif].

D’abord au motif du caractère trop restreint d’une distinction entre deux sortes de jugements qui présuppose la référence exclusive au modèle prédicatif […] dont par exemple ne relève pas (remarque devenue banale) la plupart des propositions mathématiques.

190 Cf. la traduction française de 1957, p. 170-171, où Heidegger demande qu’on lise et comprenne le titre même de Critique de la raison pure comme s’inscrivant dans l’horizon ouvert par l’interrogation de Leibniz sur le principe de raison. 191 Le concept du prédicat et le concept du sujet.

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[Le psychologisme de Kant].

On a aussi considéré que cette distinction semblait d’avantage relever de considérations psychologiques floues, puisque la distinction entre jugement analytique et jugement synthétique dépendrait de ce que je pense réellement dans le concept de mon sujet. Mais ce que je pense réellement dans le concept de mon sujet, cela effectivement pourrait ne renvoyer qu’à une espèce d’expérience psychologique confuse, laquelle par ailleurs pourrait être variable d’un sujet psychologique à [un autre], de sorte que la distinction n’aurait aucune vigueur et aucune universalité. [Sens ou portée des exemples kantiens].

Enfin, on a beaucoup glosé sur le sens ou la portée des exemples apportés par Kant, puisque, au fond, au-delà des considérations formelles […], la distinction n’est véritablement mises en place qu’au travers d’exemples, et au travers d’exemples qui peuvent apparaitre un peu décevants. D’autant plus que, dans le texte de la première édition,192 nous avons en tout et pour tout trois exemples qui nous sont apportés par Kant :

- L’exemple déjà est celui que j’ai déjà utilisé tout à l’heure : « tous les corps sont étendus » ;

- L’exemple de jugement synthétique, c'est : « tous les corps sont pesants » ; - Et lorsqu’il s’agit ensuite d’aborder la question de l’éventualité d'un jugement qui serait

synthétique mais qui serait en plus, en reprenant la distinction précédemment faite dans la cri, un jugement a priori, la Critique de la raison pure ne donne qu’un exemple, qui est celui du principe de causalité : « tout ce qui arrive à une cause ». Cet exemple, que ce soit le premier et dans la première édition, le seul exemple de l’Introduction, confirme ce qui a été suggéré, puisque le principe de causalité était bien présenté par Leibniz comme un des énoncés compris dans l’universalité du principe de raison. Cf. Nouveaux Essais, IV, 17 : « la cause dans les choses répond à la raison dans les vérités », de sorte que dire que toute vérité a une raison est strictement équivalent à dire que, dans les choses, tout ce qui arrive à une cause.193

- La discussion de ces exemples apportés par la Critique de la raison pure dans le texte de la première édition doit être complétée éventuellement par la prise en compte de l’exemple un peu différent que Kant donne, dans la première présentation entre les deux sortes de jugements, dans les Prolégomènes, où intervient l’exemple de l’or et de la proposition : « l’or est un métal jaune », considérée comme un exemple de proposition analytique. « L’or est un métal » jaune est un jugement dont Kant dit qu’il est analytique, et il prend cet exemple pour préciser ce point que, si on veut maintenant faire fonctionner l’une par rapport à l’autre la distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques, et la distinction entre l’a priori et l’a posteriori, tous les jugements analytiques sont a priori, même si les concepts sur lesquels ils portent sont tirés de l’expérience […].

« Pour savoir cela, en dehors de mon concept d’or qui impliquait que ce corps est jaune et que c'est un métal, je n’ai besoin d’aucune expérience supplémentaire, car c'est précisément cela qui constituait mon concept, et il me suffisait

d’analyser, sans avoir à me mettre en quête de rien d’autre qui lui soit antérieur ».194 [Le point de vue de la Réponse à Eberhard].

La question a reçu semble-t-il une clarification tout à fait décisive dans le texte de la Réponse à Eberhard, dans la deuxième section, où Kant s’emploie à répondre et à réfuter tout ce

192 Ce qui explique que Kant ait remanié ce passage […]. 193 L’exemple que prend Kant dans l’Introduction de la première édition n’est pas innocent, puisqu’il confirme bien cette inscription dans la lignée de l’histoire du principe de raison. 194 C'est peut-être ce point qui va nous fournir un moyen d’aller au-delà de ce que ces exemples peuvent comporter apparemment de décevant, surtout par leur appel à des conventions linguistiques […] ou des considérations psychologiques confuses.

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que Eberhard a soutenu sur la solution du problème : comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?195 Il suggère dans ce texte une voie qui est certainement la meilleure à suivre, qui est qu’il faut traiter séparément la question de la distinction synthétique/analytique de la question de l’a priori. Pourquoi ? Et bien pour une raison que Kant expose très clairement dans ce passage, c'est que :

- la distinction entre jugement analytique et jugement synthétique, qui a été « présenté[e] par la Critique de façon aussi distincte et répétée qu’on pourrait jamais l’exiger », cette distinction est propre à la Critique de la raison pure. […] ;

- En revanche, la deuxième distinction (la distinction entre un jugement empirique et un jugement a priori) n’est pas du tout une découverte de la Critique de la raison pure : c'est, comme dit Kant, « une distinction depuis longtemps connue et répertoriée en logique » […].

Il faut donc traiter à part ces deux questions. La première se ramène à ceci que,196 dans le jugement synthétique, on ajoute dans le prédicat quelque chose de plus que ce que contient le sujet. C'est cette notion d’adjonction d’un plus qui est déterminante.197 Dans le jugement synthétique, le prédicat n’est pas simplement en dehors : il représente un véritable surcroit. C'est la raison pour laquelle Kant dit que la véritable marque du point de vue de la connaissance d’un jugement synthétique est qu’il est extensif : il comprend une extension de connaissance par rapport à ce qui est dans le concept. Evidemment, il y a là tout un ensemble de présupposés sur lesquels Kant ne s’explique pas. Ça veut bien dire qu’un concept comme tel – [« or » n’est pas un moment : il s’agit bien du concept que j’ai de l’or]… – ça signifie bien qu’il y a quelque chose comme des concepts qui sont caractérisés par un contenu cognitif, un contenu cognitif déterminé, même s’il198 ne peut pas faire l’objet d’une définition199 :

• [Le contenu cognitif des concepts] Il n’y a de définition, dit Kant, qu’en mathématique, parce qu’en mathématique, il

n’y a dans l’objet défini rien de plus que ce que j’y mets moi-même par construction, en construisant le concept par intuition.200 Mais il y a d’autres concepts, dit Kant, qui sont des concepts donnés : c'est le cas des concepts empiriques, et s’il y en a, c'est le cas des concepts a priori.201 Les concepts empiriques, comme les concepts a priori s’il y en a (il y en a : c'est les catégories), ne peuvent pas être définis. On peut les exposer, en énumérant ses caractères, et, pour certains, « je peux en donner une description », mais je ne peux pas définir l’or en tant que concept.202

Donc il faut admettre qu’il y a quelque chose comme un contenu cognitif des concepts, et que dans le cas des jugements synthétique, ce contenu cognitif se trouve […] au-dessus et en plus que ce que contient le concept, d’un surcroit de connaissance. Encore une fois, c'est une indication qui peut paraitre encore psychologique […] c'est dans les Prolégomènes et dans le

195 Le texte de la Réponse est compliqué, parce que Kant y prend de façon détaillée des citations d’Eberhard […], mais en revanche, il y a quelques passages où précisément pour répondre à Eberhard, Kant se fait lui-même le commentateur de la Critique de la raison pure. A ce moment là, autant recourir au commentaire le plus autorisé qui est donné par Kant lui-même de ce qui est donné dans la Critique de la raison pure. C'est uniquement en ce sens là, en laissant de côté le contexte de la contre-argumentation […], que je cite ce texte, pour autant que Kant s’y commente lui-même […]. Je m'arrête en particulier […] à la p. 129-130 dans la traduction de J. Benoit du texte de la Réponse à Eberhard, où Kant se contente, avant d’enter dans le détail […] de rappeler les dispositions de la Critique. 196 Et c'est le point qui doit être considérer comme décisif. 197 Et si on veut vraiment regarder les choses en détail, on pourrait dire que c'est ce point qui justifie une correction qui a l’air de rien, dans le texte de l’Introduction, sur la distinction entre jugement analytique et jugement synthétique, […] est commun au deux éditions (cf. p. 100 de la traduction Renaut, note c) : « dans la première édition, Kant disait que, dans le jugement analytique, je n’ai pas besoin de sortir (aus : en dehors) du concept » ; dans la seconde édition, il remplace aus par über ; Renaut traduit : « sortir au-delà du concept », mais littéralement, c'est « au-dessus du concept ». 198 Autre point à prendre en compte, cf. p. 612. 199 Sauf – C'est le développement de la p. 612, passage de la discipline de la pratique – […]. 200 […] je produis dans l’intuition l’objet correspondant à mon concept par un acte de construction, et le concept est lui-même construit. 201 p. 612, il reprend l’exemple de l’or. 202 Le mot, j’en trouve une définition dans le dictionnaire, mais le concept […].

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texte de la seconde édition qu’on aura le fin mot de l’affaire […]. En fait, c'est bien l’idée d’un progrès de connaissance qui est en jeu dans la caractérisation d’un jugement synthétique, mais un progrès de connaissance, évidemment le lecteur de la seconde édition de la Critique, le lecteur de la Préface de la seconde édition sait que c'est un des critères invoqués dans les premières lignes de cette préface [ : le progrès de connaissance] est un critère de scientificité.203 Là où il n’y a pas de progrès par accumulation de connaissance qui s’enrichissent en s’ajoutant les unes aux autres, il n’y a pas science. Si nous prenons cette indication au sérieux, elle veut dire que le vrai critère de la distinction des jugements analytiques et synthétiques, il se trouvera du côté de la prise en compte des lieux où on peut observer un progrès de la connaissance […] et c'est la raison pour laquelle le texte de Prolégomènes, puis la deuxième édition de la Critique de la raison pure, viendront ici prendre en compte le fait des mathématiques et le fait de la physique, précisément en tant que champ de la rationalité où il y a une extension des connaissances, et alors seulement on ira au-delà des considération préliminaires […], mais ça se fera par croisement et superposition de nouveau avec la question de l’a priori. Car204 qu’est-ce que signifie qu’un prédicat soit attribué à un sujet dans une proposition a priori ?205 C'est la nécessité : une proposition est a priori lorsque le prédicat y est énoncé comme appartenant nécessairement au sujet ; et ce qui appartient nécessairement au sujet, c'est ce dont on peut dire qu’il relève de son essence. Effectivement, à ce moment là, l’exemple de « tous les corps sont étendus » comme jugement analytique est un jugement dont on peut comprendre en quel sens il est dit analytique, si par « analytique » nous entendons au moins dans ce type de jugement que :

1. Nous ne pouvons pas penser le corps dans le penser étendu, selon une nécessité qui caractérise l’essence même du corps.206

2. Mais allons plus loin que ce constat de nécessité, et c'est là que la Réponse apporte un dispositif souvent cité et pourtant tout à fait éclairant, et qui s’explique par le fait que, justement, Kant vient de dire : mais « a priori », si une connaissance a priori se reconnaît à sa nécessité intrinsèque, c'est pas du tout quelque chose de nouveau ; c'est quelque chose [de] bien répertorié en philosophie, en logique.207 Tous les prédicats d’un sujet se divisent entre :

a. ceux qui relèvent de l’essence : les prédicats intra-essentiels, i.e. qui constituent la possibilité interne du concept, i.e. tel que si l’un d’entre eux seul manque, le concept est détruit, le concept est impossible ;

b. et ceux qui sont extra-essentiels. Et toutes les propositions qui valent a priori sont celles qui énoncent des prédicats qui relèvent de l’essence, i.e. de la possibilité interne du concept. Et des deux côtés, on va avoir deux dichotomies nouvelles qui vont intervenir. Les prédicats extra-essentiels :

- il y a en des internes : les modes ; - et il y a en a qui sont interne, et c'est les relations.

Parmi les prédicats intra-essentiels : - certains sont constitutifs de l’essence ; - et d’autres sont consécutifs à l’essence.

203 Un des deux critères – le second étant l’entente, le consensus entre les contributeurs. 204 Revenons à la p. 129 de la Réponse. 205 Et cette fois nous prenons « a priori » comme caractéristique de la connaissance comprise dans certains jugements […] en laissant de côté la question de savoir si c'est analytique ou synthétique. 206 C'est en quoi Descartes peut dire que l’étendue constitue la substance du corps, précisément parce qu’on ne peut pas penser le corps sans le penser étendu, et donc l’étendue participe ou relève de l’essence du corps. 207 Et il va se livrer, comme souvent […], à un petit exercice définitionnel scolastique, en proposant une classification des différentes sortes de prédicat qu’on peut attribuer à un sujet quelconque.

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- Ceux qui forment l’essence proprement dit sont les constitutifs ; - et les autres résultent de l’essence, et on les appelle les attributs.

On a donc la distinction entre essence et attribut – les attributs étant les prédicats intra-

essentiels, mais qui ne sont pas primitifs, constitutifs de l’essence, mais consécutifs, i.e. dérivés de l’essence. Et tous les prédicats intra-essentiels sont connus a priori, puisque c'est connu sous le mode de la nécessité : c'est ce sans quoi il est impossible de penser la chose répondant au concept que nous avons formé. Mais dans le cas des attributs, ce que cette classification (qui est purement logique) ne dit pas, c'est comment opère la dérivation des attributs. Car nous sommes dans le régime de l’a priori,208 mais, dit Kant, ce que nous ne savons et ce dont la logique n’a pas à s’occuper, c'est de la manière dont s’effectue la dérivation dans le cas des attributs. Il y a deux manières de dériver les attributs de l’essence :

- il y en a une qui se fait par le principe de non-contradiction ; - et une pour laquelle le principe de non-contradiction ne suffit pas : c'est dans cette

dernière que nous avons affaire à des jugements synthétiques a priori. Voyez que l’intérêt de ce texte est qu’il ne part pas de la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques, mais il part de la distinction entre les prédicats qui sont connus a priori et les prédicats qui ne sont pas connus a priori, et c'est relativement aux prédicats connus a priori qu’il introduit la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques selon le mode de dérivation requis pour ces prédicats, qui sont pensés nécessairement dans le concept (c'est a priori), et ils sont donc nécessairement liés avec le concept du sujet, mais néanmoins, ils ne sont pas dérivés par le seul principe de contradiction. [L’exemple du jugement synthétique : « toute substance est permanente »].

Et il donne dans la Réponse l’exemple : « toute substance est permanente ».209 Quand on dit que toute substance est permanente, on dit de la substance quelque chose qui en est un caractère nécessaire, qui appartient nécessairement à la substance, mais selon un régime où je ne peux pas [penser] la substance sans la permanence : cette impossibilité de penser ne repose pas sur le principe de contradiction ; elle repose sur autre chose. Qu’elle repose sur autre chose s’atteste à ceci que le prédicat de la permanence enveloppe ce que Kant appelle dans la Critique de la raison pure une « détermination de temps » ; or une détermination de temps est quelque chose qui ne peut jamais être fourni par la simple analyse d’un concept, et ça, c'est pas une question de savoir l’état contingent psychologique de mes considérations210 : si le prédicat de permanence n’est pas contenu analytiquement dans le concept de substance, c'est que la détermination de temps dont fait mention la permanence renvoie à quelque chose qui ne peut jamais, comme un concept, résider dans l’entendement, mais se trouve du côté de la sensibilité dont le temps est une forme pure […]. On aperçoit en tout cas ce que veut dire la sortie du je : je dois sortir du concept de substance pour trouver la permanence, mais c'est une sortie beaucoup plus radicale que ce que peut indiquer le simple constat psychologique : est-ce que je peux penser substance sans penser ou non au temps ? Je dois sortir en fait de tout ce qui est conceptuel, puisque […] le temps relève de l’intuition, et il n’y a d’intuition pour nous que sensible. Lorsque Kant dit, il faut que je sorte du concept, il faut que je joigne une intuition au concept.

Mercredi 16 janvier 2008.

Fin de l’examen de l’Introduction.

208 Dans le cas des prédicats intra-essentiels, relevant de l’essence, […]. 209 C'est la première analogie de l’expérience. 210 Ce que je sais, ce que je ne sais pas. C'est pas ça.

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Il s’agit d’une présentation caractérisée comme encore tout à fait provisoire, en particulier le

cas évident du texte de la première édition, mais même avec les compléments que la seconde édition apporte avec un développement transposé des Prolégomènes, la distinction reste provisoire […]. [Retour sur les exemples illustrant la distinction des jugements : « un corps est étendu » et « un corps est pesant »].211

Ces deux exemples portent exclusivement sur la distinction entre jugement analytique et jugement synthétique, sans mettre aucunement en cause la question de savoir ce qu’il en serait d’un jugement qui serait à la fois synthétique et a priori.212

Le cas de « les corps sont étendus », comme jugement analytique, ne comporte pas de difficulté considérable, dans la mesure où effectivement, relativement aux critères que Kant lui-même invoque, ce jugement exprime quelque chose comme une conscience d’impossibilité, qui est révélatrice d’une définition de ce que Kant n’hésitera pas, dans la Réponse à Eberhardt, à caractériser comme ce qui relève de l’essence : dire que « tous les corps sont étendues est un jugement analytique » est dire que non seulement qu’« étendu » relève de l’essence du corps, mais même qu’il s’agit d’un prédicat essentiel du corps, i.e. tel qu’il en est constitutif, et donc qu’il est impossible de penser le corps autrement qu’étendu. C'est là quelque chose qu’on pourrait dire comme un moment cartésien dans cette caractérisation du corps, mais un moment cartésien tel qu’il est plus qu’historiquement situé : il renvoie effectivement au seul mode sous lequel nous pouvons penser « corps », car si nous enlevions le prédicat « étendu » du concept de corps, celui-ci serait détruit, donc même si ce concept est empirique […], il n’en reste pas moins qu’une fois que ce concept est disponible, le jugement « tous les corps sont étendu » est un jugement analytique et auquel convient directement les deux caractères de l’universalité et de la nécessité – la nécessité étant liée elle-même à l’impossibilité de penser le corps sans l’étendue (anéantissement même du concept), et (on peut le dire par anticipation) [à] l’anéantissement du concept du point de vue même de son statut logique.213

L’exemple « tous les corps sont pesants » laisse dans un premier temps le lecteur, du

moins celui de la première édition de la Critique de la raison pure, un peu perplexe, mais selon une première cause de perplexité que Kant lui-même s’est employé à lever : [L’identité de forme entre les deux exemples].

La première cause de perplexité, c'est qu’effectivement, rien dans la forme de ce jugement « tous les corps sont pesants » ne le diffère de cet autre jugement : « tous les corps sont étendus ».214 Mais […] la distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques est une distinction dont la logique n’a que faire, qui est totalement étrangère à la logique, précisément parce que la logique ne considère que la forme des jugements.215 Ce que dit le texte de la première édition, c'est que, dans le cas de « tous les corps sont pesants », le prédicat est quelque chose de tout à fait autre que… un jugement synthétique ». Le jugement synthétique est donc caractérisé par une adjonction, mais une adjonction dont il n’est

211 Je voudrais revenir sur la considération des exemples qui illustrent la distinction entre jugement analytique et jugement synthétique, et d’abord dans le texte tel qu’il nous est délivré par la première édition, et où sont d’abord introduits par Kant, pour illustrer cette distinction, les exemples entre : « un corps est étendu » et « un corps est pesant ». Passons à la p. 100, i.e. dans le texte de la première édition. 212 Sinon qu’il y a en liaison avec cet exemple l’énoncé qui figure en note en bas de la p. 103 d’un « mystère ». 213 L’impossibilité de réunir dans l’unité d’une même pensée des prédicats contradictoires (« être un corps » et « ne pas être étendu »), puisque le concept de quelque chose d’impossible est lui-même l’impossibilité d’un concept. 214 […] « S est P », donc jugement catégorique, doté d’universalité (« tous les S sont P »), et jugement affirmatif. 215 Et donc, vu que du point de vue de la forme, il n’y a aucune différence entre « tous les corps sont pesants » et « tous les corps sont étendus », la logique n’a pas à s’occuper de la différence entre jugement analytique et jugement synthétique. Formellement, ce sont donc deux jugement de même sorte.

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absolument pas dit en quoi elle peut consister, puisque ça se fait au-delà de la forme, i.e. dans la considération du contenu des concepts. Le texte de la première édition,216 par l’énoncé d’un « mystère », et soulevant, au titre de ce mystère, la question de la possibilité de jugements synthétique a priori – on ne voit pas ce texte laisser probablement les lecteurs tout à fait sur leur faim, puisque rien ne justifie [dans ce texte] comment et pourquoi la distinction d’a priori et de l’a posteriori vient se superposer à la distinction analytique/synthétique, qui elle-même n’a été caractérisée que d’une façon aussi métaphorique : que signifie cette métaphore, cette formulation quasi-spatiale, de « sortir d’un concept », ou « aller au dehors », ou « au-dessus », « au-delà », pour trouver le complément qui lui manque dans le prédicat ? [Le jugement synthétique « tous les corps sont pesants » est aussi empirique].

Le texte de la seconde édition apportera un éclaircissement, mais un éclaircissement qui, dans un premier temps, laisse encore un peu perplexe. Kant précisera que, si le prédicat de la pesanteur n’est pas contenu dans le concept d’un corps en général, c'est précisément parce que, lorsque je dis : « le corps est pesant », je « désigne un objet de l’expérience par une partie de celle-ci, à laquelle je peux donc ajouter encore d’autre parties de la même expérience que celles qui appartenaient à ce concept ».217 La phrase rappelle bien que le concept de corps est lui-même un concept issu de l’expérience, et que précisément à ce titre, étant désigné « par une partie de l’expérience »,218 cette partie de l’expérience qui constitue le concept de corps peut renvoyer à « d’autres parties de la même expérience que celles qui » appartiennent à ce concept : à partir de cette donnée de l’expérience du corps, je peux rejoindre d’autres données de l’expérience qui vont venir s’adjoindre à mon concept en élargissant ma connaissance :

« Maintenant j’élargis ma connaissance et, en reportant mon regard sur l’expérience d’où j’avis tiré ce concept du corps, je trouve aussi la pesanteur toujours associées aux caractères indiqués – et je l’ajoute donc

synthétiquement, comme prédicat, à ce concept. Ainsi est-ce sur l’expérience que se fonde la possibilité de la synthèse du prédicat de la pesanteur avec le concept du corps, parce que les deux concepts, bien que l’un ne soit

contenu dans l’autre, appartiennent pourtant l’un à l’autre, quoique de façon seulement contingente, comme parties d’un tout, à savoir l’expérience ».219

Cette fois, le texte de la seconde édition nous renseigne sur le sens et la portée de

l’exemple « tous les corps sont pesants » : c'est bien un jugement synthétique, mais c'est un jugement synthétique qui est en même temps un jugement empirique, qui est un jugement où certes le prédicat « pesanteur » vient s’ajouter au concept de corps comme lui étant contenu par la médiation de l’expérience dans laquelle chacun peut puiser l’acquisition de connaissances nouvelles et donc une extension de ses concepts. Mais du même coup, la connexion entre pesanteur et corps reste une connexion contingente, donc non nécessaire, puisqu’entièrement fondée sur l’expérience, donc n’entrainement pas la conscience d’impossibilité qui caractérise le jugement analytique : « tous les corps sont étendus ». La question reste donc entièrement ouverte de ce qui se passera lorsque cette adjonction au concept du sujet d’un prédicat qui lui est extérieur sera accompagnée de nécessité – non plus une liaison contingente, mais une connexion nécessaire, car s’il y a nécessité, alors il y aura aussi origine non empirique, i.e. a priori, et c'est ainsi qu’on sera conduit à forger la notion de jugement synthétique a priori. [Exemple du jugement synthétique a priori : « tout ce qui arrive à une cause »].

216 Bas de la p. 103. 217 p. 101. 218 « J’appelle "corps" ce qui affecte le sens externe », comme Kant le dira quand il définira positivement le corps ; « j’appelle "corps" la matière en tant que, par le mouvement, elle affecte le sens externe ». Donc ça renvoie bien, pour l’origine du concept de corps, à une origine empirique, une partie de celle-ci – ce en quoi le corps comme mobile affecte le sens externe par la rencontre ou le choc qu’il exerce sur le sens externe et sa réceptivité. 219 p. 101-102.

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Dans le texte de la première édition, l’intervention du jugement synthétique a priori n’intervient qu’au travers d’un exemple : « tout ce qui arrive à une cause », et où ce jugement est présenté comme :

1. Etant synthétique exactement au même titre que « tous les corps sont pesants » ; 2. mais à la différence de ce premier exemple, tel que le prédicat étranger au concept du

sujet est cependant nécessairement lié à ce concept, de telle sorte, par conséquent, que ça ne peut pas être à partir de l’expérience que cette liaison à pu être établie (sinon elle serait contingente).

Qu’en est-il donc d’une proposition ou d’un jugement tel que « tout ce qui arrive à une cause », « succède à quelque chose d’autre qui est sa cause » ? [Retour sur la classification scolaire des prédicats (Réponse à Eberhardt)].220

Comme le rappellera le texte de la Réponse, parmi les caractères qui relèvent de l’essence d’une chose, qui sont pertinents à l’essence […] :

- les uns sont primitifs et constitutifs de l’essence ; - les autres y sont impliqués dans le jargon scolastique que cite Kant, comme « raisonnés »

(ut rationata) : ils ne sont pas constitutifs, mais liés à l’essence comme des conséquences nécessaires fondées en raison, donc qui tirent leur raison des prédicats constitutifs.

- Nous avons des caractères qui sont originairement et directement constitutifs de l’essence (étendu dans corps) ;

- d’autres qui sont impliqués par une raison suffisante, qui sont dérivables par une raison suffisante à partir de cette essence : c'est ce que Kant appelle « propriété » ou « attribut ».

Ces attributs et ces propriétés sont, du point de vue formel, prédiqués du sujet dans un jugement exactement de la même façon. C'est pourquoi la logique comme telle ne fait pas de différence entre la prédication des caractères essentiels et celle des attributs. Mais il y a plusieurs façons d’entendre la raison de l’attribution dans le cas des prédicats qui ne sont pas constitutifs de l’essence, [et dans le cas des prédicats qui sont] originairement essentiels :

- Ou bien la raison logique y suffit et cette raison, à ce moment là, relève de la décomposition

des concepts, de l’analyse des concepts qui reconduit à l’identité ou à la non-contradiction ; - ou bien il y a une autre raison que cette raison – une autre raison qui justifie la sortie du concept

et, du même coup, que l’on doive se placer ailleurs que dans le régime de l’identité et de la contradiction.

C'est pourquoi Kant221 indique que la distinction des propositions identiques et non

identiques n’est pas pertinente lorsqu’il s’agit de comprendre la distinction entre jugement analytique et jugement synthétique : un jugement synthétique n’est pas identique, mais il n’est pas non plus contradictoire, donc on ne peut pas le caractériser [comme identique ou non identique]. Ce qui est compte ici, ce n’est pas la non-identité du prédicat et du sujet […] : ce qui est déterminant, c'est ce qu’il appelle le « mode particulier de la possibilité d’une telle union des représentations a priori » – pour autant que ce mode particulier, dans un jugement synthétique, ne repose pas sur l’identité et la contradiction, au sens du principe logique d’identité, ou du principe logique de non-contradiction.

[Le paradoxe d’une extériorité du concept du prédicat au concept du sujet, qui s’accompagne pourtant d’une liaison nécessaire].

220 Sur ce point, je reprends rapidement ce qui nous avait été enseigné par les distinctions scolaires que Kant reprendra dans la Réponse à Eberhardt, quant à la classification des différents prédicats qui peuvent être attribués à un sujet – distinctions qui sont entièrement, du point de vue de l’héritage wolffien à partir duquel Kant défini ses propres concepts, qui sont des distinctions entièrement ontologiques. 221 Dans la Réponse, p. 144 (trad. J. Benoit).

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C'est pourquoi Kant,222 après avoir rappelé que la division des jugements en analytique et synthétique n’a pas d’utilité notable en dehors de la critique, ajoute :

« A mon sens, c'est bien la raison pour laquelle les philosophes dogmatiques, qui ne cherchent jamais la source […] dans les lois pures de la raison en général, négligeraient cette division qui semble s’imposer d’elle-même. Et

c'est pourquoi […] dans le principe de contradiction ».

Kant fait allusion ici à une donnée historique – à savoir effectivement ce que l’on trouve chez Wolf et Baumgarten : tentative de démontrer le principe de raison à partir du principe de contradiction ou à partir du principe d’identité. Entreprise selon Kant manifestement vouée à l’échec et trahissant l’esprit même de la philosophie de Leibniz, puisque précisément, si le principe de raison méritait d’être formulé comme tel, c'était indépendamment du principe de non-contradiction, et pour rendre raison de la vérité dont le principe de raison ne parvient pas à fournir la démonstration. Mais pour cela, il aurait fallu « chercher les sources de […] ailleurs que dans la métaphysique elle-même »,223 i.e. dans les lois pures de la raison en général. C'est du point de vue de ces lois pures que peut apparaitre la signification de la distinction des jugements, mais dans un premier temps, cette signification apparaît au travers du paradoxe d’une extériorité du concept du prédicat au concept du sujet, qui s’accompagne pourtant d’une liaison nécessaire. Comment peut-il y avoir à la fois cette extériorité des termes liés et cette nécessité de la liaison ?

Ce paradoxe (ce que la première édition appelle ce « mystère ») est formulé autrement dans la Critique de la raison pure,224 et à propos de ce que fait le mathématicien, Kant225 rappelle ce qui se passe lorsque nous connaissons par exemple […] a priori, mais de façon simplement analytique, quelque chose d’un concept, par exemple du concept du triangle. A contrario, lorsque nous avons des propositions synthétiques qui doivent être connues a priori, « je ne dois pas […] ». Autre formulation du même paradoxe : les propriétés qui ne sont pas inscrites dans le concept, et qui pourtant lui appartiennent. Quelle peut-être cette relation […] ? Sur ce point, la refonde de l’Introduction dans la seconde édition apporte effectivement un éclaircissement […], en justifiant, au-delà de cette caractérisation nominale de la différence entre les deux jugements […] – en justifiant la réalité des jugements synthétiques qui seraient en même temps des jugements a priori par l’exemple des sciences : il y a en mathématique, et il y a en physique – ces deux possessions incontestables de la raison, attestées par l’existence même de cet ensemble ordonné méthodiquement du savoir constitué – des propositions que l’on reconnaît immédiatement comme synthétiques, et qui, pourtant, étant universelles et nécessaires, ne peuvent être qu’a priori. Ici […], Kant procède exactement de la même façon que la Préface de la seconde édition, quand elle offre à la métaphysique le paradigme de la découverte de l’a priori comme constitutif de ces sciences comme telles dans leur moment initial. De la même façon que, dans la préface, la manière dont les mathématiques et la physique sont devenues des sciences par la découverte de l’a priori, de la même façon, ici, le constat de l’existence de jugement synthétique a priori dans les mêmes sciences va conduire au problème général de la raison pure comme problème de la possibilité de la métaphysique. Autrement dit : peut-il y avoir en métaphysique, compte tenu de ce qui la distingue de ces sciences, des jugements synthétiques a priori – étant entendu qu’il y a en a incontestablement dans ces sciences, et que donc, dans le cas de ces sciences, la possibilité de jugement synthétique a priori est attestés a fortiori par la réalité de ces mêmes jugement ?226 Dans le

222 Au paragraphe 3 des Prolégomènes, p. 33 de la traduction Guillermit. 223 Paragraphe 3. 224 Par exemple dans un passage qui peut servir d’éclaircissement supplémentaire à la distinction des jugements analytiques et synthétiques qui se trouve dans la « Méthodologie Transcendantale », dans le chapitre spécialement consacré à la « Discipline de la raison pure dans son usage dogmatisme », et dans la différence entre la connaissance mathématique et la connaissance philosophique. 225 En bas de la p. 606 de la traduction Renaut. 226 Y a en, donc c'est possible.

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cas de la métaphysique se pose uniquement la question de la possibilité, et c'est seulement si cette question peut-être résolue positivement qu’à ce moment là, la métaphysique pourra pleinement profiter de la leçon des mathématiques et de la physique pour se constituer elle-même comme science.

[Qu’il y a des jugements synthétiques a priori en mathématique et physique].227 Le texte assez long228 qui concerne les jugements mathématiques comporte une précision intéressante, à nouveau sur le caractère de la distinction entre les deux sortes de jugements. Kant lève229 ce qu’il appelle « l’ambiguïté de l’expression ». Ce qui a pu dissimuler la distinction des jugements analytiques et les jugements synthétiques d’avec les jugements synthétiques a priori, c'est précisément la nécessité qui s’attache aux uns comme aux autres. Or dans un cas, effectivement, dès lors qu’il y a cette nécessité, nous devons ajouter par la pensée à un concept un certain prédicat, mais il faut distinguer :

- ce que nous devons ajouter au concept ; - de ce que nous pensons effectivement en lui, quoique seulement de façon obscure. Ce qui

est pensé encore obscurément dans un concept y est analytiquement contenu, et le passage de cette obscurité à la distinction ne modifie pas la nature du concept.

La différenciation entre la confusion et la distinction des représentations est une distinction elle-même logique, qui ne porte pas sur le contenu. Par conséquent, expliciter ce qui est contenu dans le concept pour le rendre distinct, cela conduit à un jugement analytique. La question n’est pas ce que nous pensons dans le concept, mais ce que nous devons y ajouter, et alors seulement on a un jugement synthétique. Kant donne deux exemples de ce devoir, de cette obligation à sortir de ce que nous pensons, même confusément, pour formuler un jugement qui soit véritablement synthétique et pourtant a priori.

- C'est le fameux exemple de la proposition mathématique : « 7 + 5 = 12 » ; - et l’exemple géométrique que « la ligne droite est, parmi les lignes qui peuvent réunir deux

points, la plus courte ». […]. [Critique et justification de l’exemple mathématique : « 7 + 5 = 12 »].

Remarque à propos de l’exemple « 7 + 5 = 12 », qui a été très souvent critiqué, pour deux motifs :

1. d’abord parce que c'est une formule numérique particulière,230 donc ce n’est pas authentique une formulation scientifique de la théorie des nombres ;

2. et d’autre part, ce qui a été encore plus critiqué, c'est l’éclaircissement que Kant donne, qui évidemment amorce l’idée que, si c'est synthétique, c'est évidemment que la considération des concepts ne suffit pas : il faut recourir à autre chose qui n’est pas le concept, qui est l’intuition – sans qu’à ce moment là la distinction entre intuition et concept soit justifiée […]. Or l’intuition dont il s'agit et qui fournit l’aide, l’adjuvent permettant de comprendre que, bien que 12 ne soit pas contenu analytiquement dans la réunion de 7 et 5, c'est bien 12, qui complète le jugement en reconnaissant ce nombre (12) comme correspondant la somme de 7 et 5. Et Kant indique comme champ intuitif, qui permettrait de sortir du concept de la somme de 7 et de 5, pour parvenir au nombre 12 – il indique soit le procédé de compter sur ses doigts, soit le procédé consistant à aligner des points sur un bout de papier. C'est à la faveur de cette « image » qu’on voit surgir le nombre 12 comme résultat de 7 et 5. Ce recourt à un procédé imagé, grossier, […], est pour le moins déconcertant.

227 Je ne vais pas insister longuement sur le texte introduit, dans l’Introduction, à partir de l’acquis des Prolégomènes ; je rappelle quels sont là encore les exemples qui servent à manifester qu’il y a bien des jugements de cette sorte en mathématique et en physique. D’abord une remarque. 228 p. 104-105. 229 En bas de l’alinéa qui occupe la deuxième moitié de la p. 105. 230 L’addition de deux nombres particuliers donnant pour résultat un autre nombre particulier.

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Mais, aussi bien lorsqu’on trouve ce texte dans la Critique de la raison pure que lorsqu’on rencontre le texte rigoureusement identique des Prolégomènes, il faut bien comprendre, là encore, que cet exemple n’a de signification que préliminaire : il ne faut surement pas y trouver ni le dernier mot de Kant quant à ce dont il a besoin en matière de philosophie mathématique ou philosophie de l’arithmétique, ni quant à la caractérisation du jugement synthétique a priori. D’une certaine façon d’ailleurs, l’exemple est tellement maladroit que, si on a besoin de l’image […], comme il s’agit manifestement d’une intuition empirique, on ne voit pas comment cette intuition empirique pourrait justifier la nécessité d’un jugement synthétique a priori. […]. En réalité, je crois qu’il faut comprendre les limitations de ce texte […]. En signalant qu’à ce stade de l’œuvre, on ne peut absolument pas préjuger de ce que pourrait être le statut non encore découvert et non encore justifié d’une intuition autre qu’empirique, autre que consistant dans le constat factuel de la donnée brute d’une expérience sensible constatée. Ce qui pourrait en être d’une intuition elle-même a priori […] est encore à ce niveau du texte encore complètement inexploré, et Kant, par conséquent, dans ce développement […], ne peut encore rien anticiper à ce sujet, et en particulier il ne peut rien anticiper de ce qui ne sera découvert que beaucoup plus tard, à savoir l’enveloppement du temps, mais précisément du temps à ce moment là reconnu comme intuition pure, dans la formation du concept de nombre, comme on le trouvera p. 227, dans le chapitre essentiel du schématisme des concepts pur de l’entendement, et où Kant fournira ce qui sera pour lui dans le contexte de la Critique de la raison pure ce qu’il a à dire sur le concept de nombre, à savoir que le nombre n’est autre chose que « l’unité de la synthèse du divers compris dans une intuition […] dans l’appréhension de l’intuition ». Phrase […] qui indique bien que ce qu’il en est pour Kant dans le concept de nombre, c'est la liaison au temps comme forme pure de l’intuition, et produit par le je lui-même […] et c'est cette liaison du nombre au temps qui éclaire l’exemple de « 7 + 5 = 12 », qui indique que, dans les procédés […] nous n’avons affaire qu’à une image extérieure liée à l’opération de compter, à une temporisation, et en tant que celle-ci intervient elle-même a priori, indépendamment d’une expérience effective au sens d'une source empirique des concepts.231

[Que la métaphysique doit contenir des jugements synthétiques a priori].

Dans la métaphysique comme232 « une science jusqu’ici simplement recherchée », « il doit y avoir des

connaissances synthétique a priori ».233

Et c'est pourquoi précisément ce qui rendait impossible la métaphysique jusqu’à présent, ce qui fait que les métaphysiciens eux-mêmes ignoraient ce qu’ils avaient à faire. C'est ce qu’indique le paragraphe 3 des Prolégomènes – à savoir que c'est dans les lois de la raison pure et non pas dans la métaphysique elle-même, qui du reste n’existe pas, que l’on doit chercher la solution, si l’on veut qu’il y ait en métaphysique un élargissement a priori de la connaissance, mais avec cette caractéristique qu’il s’agit donc bien à ce moment là d’aller de façon radicale « si loin que l’expérience elle-même ne peut pas nous suivre jusque là », entendu que ce décrochage avec l’expérience était une des notions constitutives du concept ancien de la métaphysique. [Exemple de la proposition : « le monde doit avoir un premier commencement »].

Kant cite comme exemple234 : « le monde doit avoir un premier commencement ». Que le monde doive avoir un premier commencement, c'est bien une proposition synthétique, et dans la mesure où elle énonce quelque chose qui déborde toute possibilité d’être atteint par l’expérience,

231 C'est comme ça qu’il faudrait prendre les choses. […]. 232 Reprise tout à fait remarquable et presque à l’identique de la formule aristotélicienne. 233 p. 106. 234 En faisant suivre d’un « etc. » pour indiquer qu’on peut en ajuter d’autres d’un même acabit.

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c'est bien une proposition a priori. Ça signifie donc que je peux analyser autant que je veux le concept de monde, je ne peux jamais y trouver liée nécessairement l’idée ou la notion d’un commencement dans le temps, qui doit pourtant y être nécessairement connexe, si une telle proposition (« le monde doit avoir un premier commencement ») est vraie. Car si cette proposition est vraie, elle ne peut être vraie qu’indépendamment de tout recours à l’expérience, donc a priori. Donc à ce moment là, la notion d’un premier commencement dans le temps doit être liée nécessairement au concept de monde, mais cette notion nécessaire maintient l’extériorité du prédicat par rapport au concept du sujet. Cet exemple235 et le rôle que Kant fait jouer ici à cet exemple dans cet Introduction confirme le fait historique que Kant lui-même reconnaît dans une lettre – à savoir que c'est autour des années 70, que c'est la réflexion autour des antinomies qui auraient mis en marche ses réflexions sur la possibilité de la métaphysique. [Exemples des propositions : « tout corps est divisible » et « toute substance est permanente »].

Cet exemple est à rapprocher à l’exemple invoqué dans la Réponse à Eberhardt,236 au titre de « nouvelle illustration de la distinction entre jugement analytique et jugement synthétique a priori » : Kant indique que « tout corps est divisible » est un jugement un jugement analytique, parce que le prédicat de divisibilité est lui-même dérivé comme conséquence nécessaire, selon le principe de contradiction ou selon les lois de la logique, d’une partie essentielle du concept du sujet. Nous avons déjà le jugement : « tout corps est étendu », où « étendu » est une partie essentielle sans quoi le concept de corps disparaît, donc la notion de divisibilité d'un corps dérive de la notion d’étendue […]. Et ceci nous donne une proposition analytique. Selon la distinction des deux manières dont une propriété est raisonnée à partir du concept du sujet, ici, la raison qui fonde l’attribution de la propriété au sujet ou au concept du sujet est la raison logique fondée sur le principe de contradiction. […].

En revanche – deuxième exemple : la permanence est aussi un attribut de la substance. S’en est un attribut nécessaire, mais qui pourtant ne peut être tiré par aucune analyse du concept de substance, de sorte que la proposition « toute substance est permanente » est une proposition synthétique. Encore une fois, la distinction ne porte pas sur la forme,237 mais dans le cas donc de la permanence, le prédicat ne se laisse pas dériver des caractéristiques essentielles des éléments constitutivement essentiels de la substance, par aucune analyse conformément au principe de contradiction – et pourtant la liaison est nécessaire. Et cette liaison est nécessaire exactement de la même façon qu’elle l’est dans « le monde doit avoir un premier commencement », et le caractère synthétique des deux propositions est manifestement fondé sur le fait que,238 dans un cas comme dans l’autre, c'est la référence du prédicat au temps239 qui oblige à sortir du concept du sujet, tout en établissant, avec le concept de ce sujet, une connexion nécessaire. [La nécessité de la liaison des concepts dérive de la nécessité de la liaison des deux sources de la connaissance].

En un sens, on pourrait dire que ce n’est pas fondamentalement différent de ce qui se passe dans la synthèse numérique […] en mettant en évidence dans cette opération pure la temporalisation qui est elle-même constitutive du concept de nombre.240 Ce qui est en jeu, c'est de

235 Qui évidemment est emprunté à la batterie des propositions contradictoires concernant le monde qui constitueront, dans la « Dialectique Transcendantale », les « Antinomies de la raison pure ». 236 p. 130. 237 Puisque la forme du jugement : « tout corps est divisible » et la forme du jugement « toute substance est permanente » est absolument identique. 238 Dans l’une comme dans l’autre, au travers de la permanence quand il s’agit de la substance – permanence qui signifie donc : perdurer identiquement dans le temps –, et dans le cas du monde, premier commencement veut dire évidemment premier commencement dans le temps. 239 Soit au travers de la permanence, soit au travers du premier commencement. 240 […]. C'est précisément ce qui est en jeu.

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savoir si et comment une telle synthèse est possible aussi en métaphysique, là où, par principe, tout atteinte par ou à partir de l’expérience radicalement interdit par la nature même des questions posées et la portée en quelque sorte des concepts utilisés.241 Mais comment donc savoir en quoi sortir du concept signifie quelque chose de plus que ce que l’on pourrait croire d’abord ? Il ne s’agit pas simplement de sortir du concept du sujet pour trouver dans l’entendement un prédicat qui puisse lui être relié de l’extérieur, car de ce point de vue, il n’y aurait aucune nécessité à cette liaison ; en revanche, ce qui permet de pressentir comment il peut y avoir malgré tout une liaison nécessaire, c'est242 [que] la nécessité de la liaison ne porte que de façon secondaire et dérivée sur la liaison des concepts […] en réalité, dans un jugement synthétique, la nécessité de [la] liaison entre le concept du prédicat et le concept du sujet n’est elle-même que l’effet dérivé de la nécessité d’une liaison plus originelle et plus profonde, qui est la réunion du concept et de l’intuition, comme sources de connaissances, telles que la contribution des deux et la coopération des deux est rigoureusement indispensable à toute atteinte d’un objet, et donc à tout ce qui peut faire une connaissance pour autant que la connaissance est toujours rapport à l’objet. [Caractérisation définitive de la distinction entre les jugements]. Dernier aspect là-dessus : ce point trouvera sont éclaircissement dans le texte dans lequel le caractère d’abord provisoire, dans l’Introduction, de la distinction entre jugement analytique et jugement synthétique sera dépassée par Kant dans une caractérisation vraiment définitive. La caractérisation définitive de la distinction entre jugement analytique et jugement synthétique et, du même coup, le passage de cette distinction à une distinction qui n’est pas simplement nominale, comme elle l’est dans l’Introduction, mais réelle – se trouve juste à la suite du chapitre déjà cité : « Du schématisme des concepts purs de l’entendement ».243 Première section : du .. deuxième section :… – ces deux chapitres faisant en un certain sens écho aux formules de Leibniz sur les deux grands principes.244 De la même façon, pour Kant il y a deux principes suprêmes : l’un des jugements analytique, l’autre des jugements synthétiques. C'est seulement lorsque ces deux principes sont dévoilés que la distinction entre jugement analytique et jugement synthétique prend tout son sens et peut être exposé de façon définitive et on plus seulement provisoire. [Principe suprême des jugements analytiques : le principe de contradiction].

Dans le cas du principe suprême de tous les jugements analytiques, Kant établit que ce principe n’est rien d’autre que le principe de contradiction, i.e. le seul principe relativement auquel le logicien caractérise la vérité, en tant que pour le logicien, le seul critère qu’il puisse invoquer de la vérité est celui qui est relatif à la forme des connaissances ou de la pensée en général, et que donc ce qui se contredit n’est pas vrai. Donc en ce sens là, le principe suprême des jugements analytique relève entièrement de la logique, en tant que ce principe est une condition nécessaire mais non suffisante de la vérité, ou245 « condition sine qua non, mais non principe déterminant de la vérité de notre connaissance ».

Ce qui est important de remarquer,246 c'est le soin que Kant prend à préciser la formulation du principe de contradiction en l’expurgeant de la mention indue qui s’y est introduite par mégarde et sans aucune nécessité lorsqu’on s’est laissé à formulé le principe de contradiction comme « il est impossible qu’une même chose soit ou ne soit pas en même temps » […] Cette formulation est selon Kant doublement vicieuse :

241 Puisque le concept de monde échappe par principe de toute expérience et ne peut faire lui-même l’objet d’aucune expérience. 242 […c'est la solution du problème général de la raison pure]. 243 I.e. dans les deux premières sections du chapitre 2 de l’« Analytique de principes ». 244 Le principe d’identité ou de contradiction, et le principe de raison. 245 Comme le dit Kant p. 232. 246 Dans le contexte de ce chapitre sur le principe suprême des jugements analytiques, dans le sens des indications données jusqu’à présent.

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- d’abord sous une manière qui n’est pas dramatique, en ce sens que l’emploi du terme « impossible » est superflu, puisque le principe, comme principe, doit s’affirmer dans sa nécessité sans qu’il soit nécessaire de la formulation redondante (« il est impossible que ») ;

- mais surtout […], c'est l’intrusion, dans ce principe purement logique, de la considération du temps – précisément parce que le temps n’a rien à faire dans l’énoncé d’un tel principe.

De sorte que, puisque le temps est un élément extra-conceptuel,247 qui comme tel n’a pas à être pris en compte par la logique (qui s’occupe uniquement de la forme des concepts et des raisonnements), et qu’un principe logique n’a pas à être limité à des rapports de temps quels qu’ils soient, fusse le rapport exprimé par « en même temps » – c'est pourquoi, dans la Réponse à Eberhardt, Kant pourra dire que les jugements analytiques, qui reposent sur le principe de contradiction correctement formulé (sans référence au temps) sont des jugements dont la validité n’est suspendues à aucune considération de temps, et c'est en ce sens qu’on peut dire, avec Leibniz, que les « vérités nécessaires » (qui relèvent uniquement du principe de contradiction, i.e. sans considération de temps) sont des « vérités éternelles » […]. [Principe suprême des jugements synthétiques : la possibilité de l’expérience].248

Kant d’emblée indique que la possibilité des jugements synthétiques comme tels, qu’ils soient a priori ou a posteriori donc, est une affaire dont la logique générale n’a en rien à se préoccuper. En revanche, c'est le point décisif pour une logique transcendantale, i.e.249 dans une logique qui doit pouvoir, relativement aux connaissances a priori, pures, non tirées de l’expérience, fournir un critère de leur validité, i.e. de leur rapport à l’objet.250 La logique transcendantale, à la différence de la logique générale, relativement aux connaissances a priori, se pose la question de leur rapport à l’objet et elle a posé cette question originellement dans l’Introduction comme la question de la possibilité de jugements synthétiques a priori. Kant reprend251 exactement dans les mêmes termes que dans l’Introduction les caractérisations externes de la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques – le jugement synthétique étant celui dans lequel je dois « sortir […] Ni de contradiction ». L’opposition identité/contradiction n’est pas du tout pertinente quand il s’agit de caractériser le rapport entre un sujet et un prédicat dans un jugement synthétique. Mais ce que Kant ajoute et qui va être déterminant dans ce chapitre, ce qu’il faut donc, outre le concept du sujet et le [le concept du] prédicat, pour les comparer synthétiquement, [c'est] un troisième terme, qui soit en quelque sorte le medium, le milieu, l’élément commun dans lequel et par rapport auquel la réunion de deux concepts qui, en tant que concepts, sont extérieurs l’un à l’autre – s’impose nécessairement. Quel peut-être ce medium, cet élément donc dans lequel s’opère la mise en union dans deux concepts extérieurs l’un à l’autre ? Cet élément ne peut être rien d’autre que – alors évidemment, là y a un sous-entendu massif : puisque tout ce qui est connaissance relève selon Kant du genre « représentation », tout ce qui est connaissance est un traitement, un mode d’ordonnancement de ce qu’on appelle les représentations252 – mais si on cherche le troisième qui peut opérer cette synthèse, et que cette synthèse opère a priori, ce medium ne consiste qu’en un ensemble où sont contenues toutes nos représentations, l’ensemble qui est donc l’élément commun de toutes les représentations. A ce stade de la Critique, ce milieu est identifié, puisque toute les représentations, quelles qu’elles soient […], relève du sens interne.253

247 Comme à ce moment dans le texte de la Critique de la raison pure on le sait […]. 248 Qu’en sera-t-il par conséquent des jugements synthétiques ? 249 Cf. Introduction à la « Logique Transcendantale ». 250 Critère de rapport à l’objet qui ne relève pas de la logique générale, puisque celle-ci […] ne considère que la forme de la pensée comme telle. 251 Dans le deuxième alinéa de cette section. 252 La connaissance étant la représentation accompagnée de conscience et rapportée à l’objet. 253 Même la représentation d’un objet du sens externe est elle-même une représentation dans le sens interne. C'était, dans l’« Esthétique transcendantale », ce […] qui amorçait la dissymétrie en l’espace et le temps, pour autant qu’y compris les

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Donc l’élément commun auquel font référence les jugements synthétiques, c'est le sens interne, et pour autant que ces jugements synthétiques sont a priori valides, ce qu’il y a dans le sens interne d’a priori, c'est sa forme pure, i.e. le temps. Donc c'est bien le temps qui est d’abord est primitivement le troisième terme sans lequel il n’y aurait pas de synthèse et le temps pour autant qu’il est une forme pure ou une forme a priori, une synthèse a priori. […] La synthèse de ces représentations communes254 repose sur l’imagination, et l’unité de cette synthèse qui est requise pour cette synthèse repose sur l’unité du je pense, l’unité de l’aperception. →C'est tout ce dispositif des facultés,255 c'est le mécanisme qui agence les trois facultés et les adjoints l’une à l’autre, qui caractérise donc ce par rapport à quoi nos jugements synthétiques seront possibles et seront possibles a priori.

Cela permet donc de dire qu’à ce moment là, sachant à ce stade du texte que toute cette machinerie (sens interne, imagination, aperception) a pour fonction et pour résultat de produire l’expérience, l’expérience par laquelle seulement256 la connaissance peut avoir une valeur objective a priori, i.e. […]. Alors à ce moment là, on saura que c'est toujours l’expérience qui fonde la validité des jugements synthétiques, mais on va le savoir autrement qu’on ne le savait au départ : au départ, on savait, dans le cas d’un jugement synthétique a posteriori, où la connexion [du concept du sujet et du concept du prédicat] est contingente, c'est l’expérience elle-même qui forme la validité de ce jugement en tant que synthétique ; seulement, ça laissait encore entière la question du jugement synthétique a priori. Ce que nous apporte de remarquable ce chapitre centrale de la Critique de la raison pure, c'est que même dans le cas du jugement synthétique a priori, c'est encore – mais d’une autre manière et sous un autre rapport –, c'est encore la référence à l’expérience qui en fonde la validité, mais l’expérience envisagée sous l’angle nouveau, qui est l’effet le plus manifeste chez Kant de la considération du transcendantal : du point de vue transcendantal, l’expérience est considérée non pas dans sa factualité, mais relativement à sa possibilité, i.e. relativement à ce qui s’avère le statut positif de l’a priori, qui n’est pas seulement ce qui est indépendant de l’expérience, mais ce qui est condition de possibilité de l’expérience. C'est bien cette possibilisation de l’expérience qui fournit au fond la clé de toute la méthode de Kant dans la Critique de la raison pure et de la démarche par laquelle il va pouvoir donner une réponse à la question de la possibilité des jugements synthétiques a priori. Les jugements synthétiques a priori sont possibles au fond parce qu’ils sont issus de toute cette mécanique qui associe [sens interne, imagination et aperception], pour autant que cette mécanique produit l’expérience, de sorte que le principe suprême de la possibilité des jugements synthétique a priori, c'est le principe de la possibilité de l’expérience. C'est la possibilité de l’expérience qui donne de la réalité objective à toute nos connaissance a priori, de sorte que « les conditions de possibilité de l’expérience en général sont en même les conditions de possibilité des objets de l’expérience ». C'est cet énoncé qui vaut comme le deuxième principe suprême,257 en tant que le principe de contradiction ne suffit pas à fonder la validité de tous les jugements, qu’il y a des jugements dont la validité repose sur un autre principe, […] de sorte que l’achèvement donc du principe de raison, ou la raison ultime du principe de raison lui-même, c'est ce principe de la possibilité de l’expérience : c'est bien en ce sens là qu’il y a dans la Critique de la raison pure fondamentalement ce que Hermann Cohen, par le titre même de son livre sur la philosophie théorique de Kant,

représentations donc issues du sens externe ou liées au sens externe (représentation de l’espace ou d’objets dans l’espace) – ces représentations sont, en tant que représentations, i.e. en tant que modifications de l’esprit, en tant qu’état de l’esprit – sont elles-mêmes dans le sens interne, et donc dans sa forme a priori qui est le temps. 254 [On] est censé le savoir à ce moment là du texte. 255 Sensibilité avec le privilège du sens interne et de sa forme a priori : le temps ; imagination et aperception. 256 [D’après] toutes les raisons qui ont été préalablement établies, notamment dans la déduction des catégories. 257 Ou, en langage leibnizien, le deuxième « grand principe ».

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appelle une « théorie de l’expérience » – c'est bien parce que cette théorie de l’expérience est pensée sous ce mode de la possibilité.

Mercredi 16 janvier 2008

Dernière considération sur l’Introduction.

On voit bien comment la refonte du texte de l’Introduction dans la seconde édition,

avec la mise ne place des paragraphes 5 et 6, consiste – comme le fait d’ailleurs la Préface de la seconde édition – à formuler le problème de la métaphysique dans un ensemble de questions qui intègrent la considération des sciences et, en l’occurrence, mathématique et physique. De là que dans cette réorganisation de l’Introduction, elle-même entièrement issue du texte des Prolégomènes, la question de la possibilité de la métaphysique vient s’inscrire en numéro 3 (après le numéro 2) – questions qui, selon les Prolégomènes, apparaissent comme des questions préliminaires, et qui sont formulées ainsi :

- Comment la mathématique pure est-elle possible ? - Comment la physique pure, dans sa partie a priori, est-elle possible ? - Enfin : comment la métaphysique est-elle possible ?

Le point commun entre les trois questions, c'est qu’il y a affaire à des jugements synthétiques a priori. →D’où la formulation d’un problème général : comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? – dont, d’une certaine façon, il peut sembler, au moins à première lecture, que la solution elle-même générale de ce problème général fournira la solution particulière du problème de la métaphysique, qui devient un cas particulier du problème général. Il faut tout de même faire une différence :

- dans le cas de la mathématique pure et de la physique, la question du comment de leur possibilité repose sur le constat de leur réalité ;

- alors que dans le cas de la métaphysique, la question de sa possibilité repose sur le constat de son irréalité.

Or ce double constat à un double effet sur la méthode, et en particulier sur ce qui distingue, sur la méthode, le texte des Prolégomènes de celui de la Critique de la raison pure. […]. Kant, dans la Préface des Prolégomènes, présente cet ouvrage comme inspiré essentiellement par l’intention de « remédier à une certaine obscurité propre à la Critique de la raison pure, tenant à l’étendue de son plan qui ne permet pas de bien dominer les points principaux de la recherche ».258 La fin du texte des Prolégomènes révèlera d’ailleurs une intention plus précise : en remédier à cette obscurité, il s’agit aussi de se prémunir contre les mésinterprétations dont la Critique a fait l’objet, en particulier l’assimilation de la solution donnée par Kant, par la théorie de l’expérience, au problème de la métaphysique, à une variante d’idéalisme qui ne se distinguera que par les mots et par la complication du procédé de l’idéalisme de Berkeley. Kant indique aussitôt que « cependant la Critique de la raison pure reste l’ouvrage fondamental », et que les Prolégomènes, bien qu’écrits et publiés après, ne sont par rapport à la Critique de la raison pure qu’un exercice préliminaire. C'est la Critique de la raison pure (comme titre du livre) qui seul correspond à l’exigence que la critique elle-même (comme opération de la raison) existe de façon systématique et exhaustive avant même qu’on […]. Les Prolégomènes sont un exercice préliminaire à un ouvrage fondamental qui est lui-même le préliminaire à la métaphysique. Il n’est pas inutile, autant il n’y a aucun sens à faire des plans à l’avance, autant il est utile, lorsqu’une œuvre à déjà été réalisée, d’en dégager après-coup le plan, précisément pour permettre une meilleure maitrise de l’étendue et de l’organisation systématique de cette œuvre :

258 p. 20.

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« C'est un plan de ce genre […] ».259

Un plan qui n’est pas une annonce (toujours facile, parce qu’elle n’est pas nécessairement suivi des faits), mais qui est une réflexion après coup sur ce qui a été effectivement réalisé. Seulement Kant précise aussitôt : « Le plan de ce genre qui va être donné suit […], et c'est en quoi le texte des Prolégomènes se distingue de celui

de la Critique […suit une autre méthode que celle qui a été mise] en œuvre dans l’ouvrage fondamental ». Les Prolégomènes vont suivre la méthode analytique, alors que « la Critique suit le procédé synthétique » et il ajoute :

« pour que la science […] structure d’une faculté de connaître […] ». Méthode analytique et méthode synthétique. Il faut tout de même dissocier :

- le sens de « analytique » et « synthétique » dans le cas des oppositions des méthodes ; - du sens de « analytique » et « synthétique » dans le cas de la distinction des jugements.

Ces deux emplois de ce qui est globalement la même distinction sont tout à fait différents l’un de l’autre. Kant y insiste dans la fameuse note au paragraphe 5 des Prolégomènes260 ; Kant fait d’ailleurs fond ici (en opposant méthode analytique et méthode synthèse) à une très longue histoire, qui remonte aux mathématiciens Grecs, jusqu’à Descartes.261 Pour s’en tenir à l’essentiel :

• La méthode analytique est la méthode qui part de l’énoncé d’une proposition à démontrer ou d’un problème à résoudre, et par un procédé en quelque chose sorte à rebours, inverse de celui de la dérivation réelle, remonte aux antécédents déjà connus, déjà démontrés, de la proposition à démontrer, ou aux éléments déjà établis qui permettent de résoudre le problème. Autrement dit, par rapport à un ordre idéal des vérités rangées selon un ordre des principes aux conséquences, la méthode analytique est la méthode qui procède en quelque sorte à l’inverse, en remontant de la conséquence à sa raison ou à ce qui la fonde, en procédant en quelque sorte par les effets, ou dans l’acception scolastique et cartésienne, « a posteriori », en commençant par ce qui vient après, en remontant.

259 p. 22. 260 p. 37 en bas de page de la traduction Guillermit. 261 Cf. la fin des Secondes Réponses. [Descartes n’a jamais parlé d’ordre analytique ou synthétique. Dans ce qui précède, dans les 2nd Réponses aux objections, l’abrégé des Méditations, les raisons sont exposées selon une méthode synthétique, et Descartes dit qu’il distingue 2 « manières de démontrer » : « Par l’analyse ou la résolution », et « par la synthèse ou composition » :

- l’analyse montre la voie par laquelle « une chose a été méthodiquement inventée », et « comment les effets dépendent des causes » (mais elle convainc peu les « lecteurs opiniâtres et peu attentifs ») ;

- la synthèse examine « les causes par leurs effets » et démontre « clairement ce qui est contenu en ses conclusions, et se sert d’une longue suite de définitions, de demandes, d’axiomes, de théorèmes et de problèmes », sans enseigner « la méthode par laquelle la chose a été inventée » (Descartes, Réponses aux Secondes Objections, in fine)

2 méthodes, et en rien 2 « ordres », puisque l’ordre chapote les 2 manières de démontrer, et consiste en cela seulement qu’on met en avant les premières propositions, et ensuite celles à partir desquelles elles sont définies. (« L’ordre consiste en cela seulement, que les choses qui sont proposées les 1ère doivent après être disposées de telle façon, qu’elles soient démontrées par les seules choses qui les précèdent » (Descartes, Réponses aux Secondes Objections, in fine). Il y a bien chez Descartes un ordre, et 2 manières de démontrer. Ça relativise le caractère soi-disant anticartésien de L’Art de persuader et de De l’esprit géométrique.

Chez Descartes et Pascal, il y a un constat commun : rien n’est plus convaincant dans l’ensemble des sciences humaines, que celles qui adoptent la méthode pratiquée par les géomètres, donc la méthode géométrique, en un sens générique. Pascal distingue :

- Le sens générique (dans De l’esprit géométrique, § 21), i.e. la géométrie comme genre de connaissance ; - de la géométrie comme discipline particulière (des figures, grandeur, etc.).

La géométrie peut servir de propédeutique à l’étude de choses plus élevées, mais les 2 auteurs diffèrent radicalement sur l’identification de ce qui est en question dans cette méthode. – (n. d. l’élève)].

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• La méthode synthétique est celle qui part des principes pour aller vers les conséquences, donc – au sens scolastique et cartésien du terme : par la cause ou par les antécédents, donc a priori.

Chez Kant, cette distinction d’origine mathématicienne signifie que : - dans le cas de la méthode analytique,262 on remonte du conditionné à la condition ; - la méthode synthétique va, selon la voie donc directe, de la condition au conditionné.

Cette transposition dans le langage de la condition plutôt que dans le langage logique de […] ou le vocabulaire métaphysique de la cause et de l’effet – correspond évidemment à la transposition, dans le registre transcendantal, […]. Il est clair par exemple que le procédé démonstratif en mathématique repose sur des enchainements analytiques, mais les enchainements sont une chose, les jugements eux-mêmes liés par ces enchainements en sont une autre. Donc on peut très bien, par la méthode analytique, démontrer des propositions synthétiques et la distinction des méthodes n’a rien à voir avec la distinction des jugements. Les Prolégomènes suivent donc la voie analytique en ce sens que, s’agissant des mathématiques et de la physique, on peut considérer ces sciences comme des données de la raison – données de la raison que l’on va considérer elles-mêmes comme conditionnées, et on va remonter à leur condition. La question : « comment la mathématique pure est-elle possible ? », ou : « comment la physique pure, dans sa partie a priori, est-elle possible ? » – relève donc d’une analyse au sens de la méthode analytique, i.e. : on part du conditionné, [pour aller vers la condition, …] en se demandant comment ce corpus de jugements synthétiques a priori est lui-même possible, et là c'est une analyse qui va nous faire remonter aux conditions de possibilité. En revanche, Kant nous dit […], et ensuite la question des Prolégomènes sera de réitérer la même question à l’égard de la métaphysique, et c'est ce qui explique que cette question va se dédoubler, parce que la question sera en particulier… cette fois ce sera, dans le texte de la Critique de la raison pure que ce dédoublement sera immédiatement apparent. Il s’agira non seulement de se demander : comment la métaphysique est-elle possible ? – puisque d’une certaine manière, dans le cadre analytique, cette métaphysique n’existe pas (on ne peut pas remonter du conditionné à la condition) ; en revanche interviendra à ce moment là une formulation différente : comment la métaphysique comme disposition naturelle est-elle possible ? C'est précisément par cette question qu’on pourra répondre […]. Or justement, le problème qui se pose est le suivant : Kant nous dit la Critique de la raison pure procède synthétiquement, donc on y va de la condition au conditionné. Quelle est la condition ? […] C'est la mise en évidence d’une faculté de connaître plus particulière, à savoir la raison pure dans sa structure et la connexion naturelle de tout ce qui constitue cette structure. On doit aller de la manifestation de cette structure : le pouvoir de connaître, pour autant qu’il est possible comme pouvoir pur ou comme raison pure – pour aller à son application, vers ce qu’elle rend possible ; et c'est dans cette démarche, qui va de l’originaire au dérivé, qu’on doit trouver sur le chemin, quelque part, la réponse à la question de la possibilité de la métaphysique. Certes, en un sens le chemin est déjà balisé, mais le paradoxe en quelque sorte, c'est que dans la première édition de la Critique de la raison pure (en 1781), la question de la méthode n’était pas posée comme telle ; elle devient patente et posée à partir du moment où la seconde édition intègre les remarques des Prolégomènes ; mais c'est ça le paradoxe, parce qu’effectivement, cet apport des Prolégomènes dans la deuxième version de l’Introduction de la Critique de la raison pure fournit effectivement un fil conducteur : comment les jugements synthétiques a priori en tant que tels sont-ils possibles ? ; mais le paradoxe est le suivant : c'est un fil conducteur issu de la structuration d’une démarche relevant de la méthode analytique dans les Prolégomènes qui va baliser le texte écrit synthétiquement de la Critique de la raison pure […]. Un texte qui est annoncé expressément par Kant, et confirmé par les Prolégomènes, comme procédant selon l’ordre synthétique, intègre à lui-même, comme balisage de son parcourt, [un fil conducteur]

262 Cf. Logique.

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entièrement exigé par une méthode analytique. Ce qui au fond conduit à une interrogation probablement sans réponse, qui est au fond :

- la question de savoir si une démarche transcendantale peut-elle-même procéder entièrement a priori, dans le sens classique,263 ce qui normalement doit être le cas de la Critique de la raison pure ?

- ou est-ce que cette démarche doit elle aussi, d’une certaine manière, emprunter quelque chose de la considération du fait [qu’elle se soumet en un sens à un procédé analytique] ?

Cette coexistence de l’a priori et du factuel est probablement ce qui fait la grande difficulté stylistique de la Critique de la raison pure, et de ce point de vue […] signale plutôt la difficulté qu’elle n’y apporte véritablement de résolution, et à tout moment, dans ce qu’on pourra voir par la suite […] on verra cette espèce de balance entre :

- ce qu’au fond la réflexion philosophique doit tirer de ses propres ressources dans ce qui devrait être l’accomplissement d’une démarche transcendantale absolument pure, donc ne tenant compte d’aucun fait ;

- et puis une démarche, toujours enveloppée, qui tient compte du fait, mais sous le mode de ses conditions de possibilité, donc sous le mode analytique.

De la même façon, Foucault met en évidence les conditions de possibilités de la naissance des sciences de l’homme : l’homme comme « doublet empirico-transcendantal ». On pourrait donc dire que dans le texte de la Critique de la raison pure, il y a quelque chose comme un doublet analytico-transcendantal. […].

Mercredi 23 janvier 2008.

Retour sur la question de la méthode de la Critique, pour autant qu’elle détermine la structure même du livre, la composition de l’ouvrage.264

Kant indique que, dans les Prolégomènes, il établit après-coup le plan postérieur à l’œuvre

achevée, en suivant la méthode analytique. Il faut d’abord265 : « …composer l’œuvre elle-même entièrement selon le procédé synthétique, pour que la science rende visible toutes ses

articulations comme structure d’une faculté de connaître toute particulière, en sa connexion naturelle ».

Cette phrase est dense, et précise : elle indique bien que c'est la structure déterminée « d’une faculté de connaître toute particulière » (c'est la raison pure) qui détermine la façon dont « l’œuvre elle-même » (i.e. le livre lui-même, la Critique de la raison pure) « rend visible […] ses articulations », et c'est en quelque sorte la « connexion naturelle » de cette faculté, connexion entre ses éléments, qui doit être exhibée par l’exécution de l’œuvre. A terme, puisqu’il s’agit de la Critique de la raison pure, on sait que cette règle de composition de l’œuvre,

263 I.e. méthode synthétique, de l’antécédent ou du primitif vers le conséquence ou le dérivé. 264 Pour la raison que, pouvant vous trouver dans la situation à avoir à commenter un texte issu de n’importe quelle partie de cette œuvre complexe, il faut posséder, pour rendre compte de ce texte, une maitrise aussi bonne que possible de la cartographie de la Critique de la raison pure, de manière à pouvoir immédiatement, sans trop de difficulté, identifier la situation du texte dans l’organisation globale de l’œuvre. Non pas qu’il faille que le commentaire s’épuise sur d’interminables considérations préliminaires sur la situation du texte dans la Critique de la raison pure, mais – de façon plus nécessaire et qui a plus de sens à mon avis – parce que, pour vous-même, cette intelligence de la situation du texte dans l’économie générale de l’œuvre est la condition préalable à une bonne compréhension de ce texte et à une bonne perception de sa signification. Un texte de la Critique de la raison pure comporte en général un extrait significatif, mais pas en général un élément doctrinal, i.e. l’affirmation par Kant d’un certain nombre de choses sur un thème […], mais cet élément doctrinal n’a son sens que par la manière dont il s’insère dans un argument dans l’établissement d’une thèse, voire même d’une partie d’une thèse plus complexe, qui contribue elle-même (cette thèse) à la solution du problème d’ensemble. 265 p. 22.

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dans la mesure où elle doit refléter la structure de cette faculté toute particulière, va en reproduire les caractéristiques qui viennent266 d’être mises en évidence : [La comparaison avec le corps organisé].

« La raison pure est une sphère tellement isolée et tout s’y tient à l'intérieur à ce point que l'on ne peut en toucher une partie sans en atteindre toute les autres, ni parvenir à rien sans avoir préalablement la place de chacune, ainsi que son influence sur les autres. Car comme il n’existe rien en dehors de cette sphère [qui permette de rectifier notre

jugement à l’intérieur, la validité et l’usage de chaque partie dépend du rapport en lequel elle se trouve] avec les autres dans la raison même ; et il en va ici comme dans la structure d'un corps organisé : la fin de chaque membre

ne peut être déduite que de la notion complexe du tout ».

Kant avait déjà utilisé cette comparaison267 – la comparaison avec le corps organisé. C'est une comparaison constante chez Kant : l’organisation du savoir en système, et dans le mode d’articulation de ses éléments mutuellement dans l’unité du tout, est comparable à un corps organisé. Ce qui anticipe le traitement détaillé que cette notion de corps organisé recevra dans la seconde partie de la Critique de la faculté de juger. Mais ici, cette comparaison indique [que] cette unité, qui procède de la notion complète du tout, impose à la Critique de n’être sûr d’elle-même que si elle est entièrement achevée, de sorte que la sphère de cette faculté268 est, quant à l’exécution que réalise la Critique de la raison pure, régie par une règle du tout ou rien : la Critique de la raison pure est tout entière et d’un seul coup, ou elle n’est pas. Il n'y a pas de demi-mesure ni de caractère progressif à l’accomplissement d’une Critique de la raison pure, et ceci indique que « cela doit se reproduire de façon invisible dans la structure de l’œuvre, dans la mesure où celle-ci reflète la structure de toute faculté de connaître ». [L’exécution future du plan de la Critique doit suivre la méthode de Wolff et appliquer à la métaphysique la méthode dogmatique des sciences].

De là, pour le style de la Critique de la raison pure, des prescriptions dont Kant s’est expliqué à plusieurs reprises, aussi bien dans les Prolégomènes que dans la Préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure, et en particulier dans le passage décisif p. 88. Dans le long alinéa qui trouve sa fin quelque lignes avant le bas de la p.88, Kant se livre : [il] dit que l’exécution future du plan de la Critique de la raison pure, selon lequel pourra se développer un système de métaphysique désormais institué comme savoir rigoureux, comme science – ce plan devra suivre la méthode même de celui avec lequel Kant introduit une relation paradoxale sur laquelle on reviendra : « la méthode rigoureuses du célèbre Wolff ».269 C'est Wolff qui a été en allemande le fondateur de cette « esprit de profondeur » qui ne s’est pas encore aujourd’hui éteint, et qui consiste à donner pour toute chose le Grund,270 en déterminant clairement les concepts, en évitant les sauts […] la méthode dogmatique est celle de la science, et doit être appliquée à la métaphysique, mais l’opération préalable qui conduit à ce plan futur de la métaphysique ne doit pas être en reste par rapport à cette exigence : la Critique de la raison pure elle-même doit, dans sa démarche, respecter la même méthode rigoureuse et se construire exactement selon la même démarche.

« Ceux qui récusent sa méthode d’enseignement271 […] et cependant aussi en même temps la démarche de la Critique de la raison pure ne peuvent avoir en tête d’autre projet que de rejeter tout à fait le travail de la science

266 p. 21. 267 Cf. « Architectonique de la raison pure ». 268 Cette sphère isolée de tout le reste et qui comporte à l’intérieur d’elle-même ses propres règles de validé. 269 C'est le titre d’un ouvrage de […] sur Wolf 270 Au sens de « fondement », ce qui est avancé à partir d’un principe. 271 I.e. la méthode d’enseignement que prescrit la Critique de la raison pure.

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et de renverser […] la science en […] », i.e. que la Critique devra se conformer à « ce seulement par quoi des connaissances accèdent au rang de science [i.e. ont la forme d’un système] ».

La Critique de la raison pure devra elle-même être agencée systématiquement,

précisément parce que c'est le caractère systématique de la raison elle-même qui rend compte et du caractère systématique de la critique de la raison et du caractère systématique et donc scientifique de la métaphysique […] « Synthétique » veut dire ici : partir de la mise en évidence de cette structure intrinsèque de cette faculté spéciale de connaître qu’est la raison, et selon une démarche qui va de la condition au conditionné, de l’antécédent au conséquent – la conséquence étant la résolution du problème de la possibilité d’une métaphysique comme science. Seulement nous avions vu que l’importante refonte de la version de l’Introduction donnée par Kant dans la [seconde] édition de la Critique de la raison pure transférait dans la position initiale du problème quelque chose d’autre, qui est la méthode suivie par les Prolégomènes, i.e. la méthode analytique, celle qui remonte du conditionné à la condition. →Le développement des trois parties de la question transcendantale capitale dans les Prolégomènes, sous les titres :

1. « Comment la mathématique pure est-elle possible » ; 2. « Comment la science pure de la nature est-elle possible ? » ; 3. « Comment la métaphysique en général est-elle possible ? »

– dans une approche encore extérieure, du coup à certains égards incomplètes et inexacte – correspondent respectivement, dans la Critique de la raison pure, à :

1. L’« Esthétique Transcendantale » ; 2. à la partie de la « Logique transcendantale » qu’est l’« Analytique transcendantale » ; 3. et la partie de la « Logique transcendantale » qui s’appelle la « Dialectique ».

Les trois moments de la […] correspondrait dans les Prolégomènes à la séquence qu’on retrouve dans la Critique de la raison pure :

1. Esthétique ; 2. Analytique 3. Dialectique.

[Le procédé analytique des Prolégomènes].272

Kant part de l’observation qu’il y a une mathématique pure, qui fournit un ensemble très vaste de connaissances certaines. Au paragraphe 7, il caractérise – caractérisation épistémologique – en quoi consiste cette connaissance, ce qui la caractérise comme mathématique. Et elle présente pour cela une particularité qui lui est propre : c'est qu’elle présente son concept dans une intuition qui lui correspond et qui est produite par construction, mais pour que ce procédé opératoire de la mathématique, qui fait surgir en quelque sorte l’objet du concept dans la construction – soit compatible avec son caractère de science pure et donc avec l’universalité et la nécessité de ses propositions, il faut que cette intuition soit a priori. D’où, au paragraphe 8, le passage décisif : nous dégageons le réquisit de la caractérisation de la méthode : il faut qu’il y ait une intuition qui vienne en répondant du concept, comme étant ce en quoi il peut être construit, présenté dans une intuition qui lui correspond – il lui faut une intuition pure. Kant s’interroge sur la nature de cette intuition pure au paragraphe [8 ?] : comment peut-on intuitionner quelque chose a priori, puisque l’intuition dépend de la présence de l’objet ? Donc comment peut-on avoir l’intuition originaire d’un objet, i.e. en l’absence de l’objet présent, sans que l’objet soit présent comme étant ce qui détermine l'intuition comme intuition de cet objet ? C'est ce paradoxe que l’on va ensuite s’employer à résoudre, et c'est en rendant compte de lui que l’on va retrouver en quelque sorte l’acquis de la Critique de la raison pure derrière nous, l’acquis déjà formulé par d’autres voies : les représentations qu’on a de l’espace et du temps fournissent un corrélat identifiable à ce

272 C'est cependant un peu plus compliqué que cela, et pour bien voir comment cette correspondance opère, il faut caractériser en quoi consiste le procédé dit analytique des Prolégomènes.

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qui d’abord nous est déjà apparu par l’analyse de la connaissance de la mathématique comme une intuition sans objet. Et alors on retrouve la doctrine de l’espace et du temps, le fait qu’ils sont des caractéristiques formelles de la sensibilité et non pas des propriétés intrinsèques des choses – pour dégager l’idée d’une intuition a priori comme étant ce que la mathématique nous donne. Le procédé de l’« Esthétique » est synthétique : elle ne part pas du tout de la caractérisation d’une science déterminée, et de la nature de sa connaissance ; elle part d’emblée de la distinction, dans notre esprit, d’un sens externe et d’un sens interne,273 et on reconnaît alors directement l’espace et le temps comme formes à ce sens externe et à ce sens interne. Et, dans un premier temps, la notion de l’espace fait l’objet d’une analyse directe qui, à partir d’un examen en principe sans présupposés de ce que contient, comme caractère distinctif, la représentation que nous avons de l’espace – va délivrer son double [caractère] :

1. Une intuition ; 2. Et une intuition a priori.

Si on prend le dispositif adopté par Kant dans la seconde édition, Kant distingue les

arguments concernant la nature de l’espace sous deux titres : 1. « Exposition métaphysique du concept d’espace » ; 2. puis « Exposition transcendantale du concept de l’espace ».

1. L’exposition métaphysique est celle274 qui fournit la représentation claire quoique non détaillée

ou non exhaustive de ce qui appartient à un concept, et elle est métaphysique quand elle contient ce qui présente le concept comme donné a priori.

2. En second lieu intervient l’exposition transcendantale, où le même concept a priori est présenté comme constituant un principe à partir duquel peut être aperçue, établie, la possibilité d’autres connaissances synthétiques a priori.

Et alors l’exposition transcendantale procédera à partir de la caractérisation de la géométrie comme science des propriétés de l’espace, pour retrouver par une démarche analytique (comme dans les Prolégomènes) la nature de l’espace d’être une intuition comme étant le principe de la possibilité d’une telle science (dont la réalité est évidemment admise avant qu’on s’interroge sur sa possibilité). Cette reprise du moment analytique des Prolégomènes, n’intervient qu’après les préalables de l’exposition métaphysique, qui a directement275 dégagé le statut de l’espace comme intuition pure, dont l’« Esthétique Transcendantale » est une confirmation, mais le procédé est d’abord synthétique, parce qu’il porte sur la source cognitive même.276 Donc c'est en ce sens que la Critique de la raison pure suit une voie synthétique – ici nous partons de la condition : c'est l’identification du caractère formel de l’espace, dont on [admet] qu’il rend possible un certain nombre de choses (dont la géométrie comme science des propriétés de l’espace) et certaines conséquences (dont le fait que l’espace comme tel est une propriété formelle de notre Gemüt.277 [Premier élément de la solution du problème général : espace et temps sont des intuitions pures].

Evidemment, la recomposition de l’Introduction de la seconde édition, en dégageant l’énoncé, la bonne formule du problème général de la raison pure, comme question de la possibilité des jugements synthétiques a priori – va d’une certaine façon permettre à Kant278 [de] fournir un certains nombre de cadrages qui viennent préciser et compléter la démarche

273 Un sens externe par lequel nous nous représentons les objets extérieurs dans l’espace, et un sens interne par l’intermédiaire duquel l’esprit intuitionne son être intérieur, ses états. 274 Adjonction de la seconde édition. 275 A partir de la caractérisation du sens externe et de son caractère formel. 276 La sensibilité, en tant que dotée d’une forme, qui donne les propriétés de l’espace. 277 Notre structure cognitive, considéré du point de vue de la sensibilité. 278 Dans le texte de la seconde édition.

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synthétique de la Critique à la lumière des acquis ou des apports de la démarche analytique des Prolégomènes. Il y a deux textes qui permettent d’opérer la façon dont ce balisage intervient du fait de Kant, dans les précisions qu’il apporte dans la seconde édition :

1. Il y a d’abord la conclusion279 de l’« Esthétique transcendantale » – conclusion qui, depuis la p. 138, est un ajout de la seconde édition, et cette conclusion est formulée d’une manière qui renvoie à l’énoncé du problème général, puisque, au terme de l’« Esthétique transcendantale », Kant dit :

« Nous disposons désormais d’un élément requis pour la solution […] a savoir des intuitions pure, l’espace et le

temps ».

Nous avons là un premier élément de la solution du problème général, une première contribution à la solution du problème général – à savoir : l’identification de l’espace et du temps comme intuitions pures.

2. De même à la fin du chapitre 2 de l’« Analytique des principes »,280 une « Remarque

générale sur le système des principes » qui est entièrement une adjonction de la seconde édition, et dont le dernier alinéa281 signifie que, avec la formulation et la justification de ce système des principes, à laquelle on vient de procéder, on en arrive à la conséquence ultime que toutes les propositions synthétiques a priori reposent sur la possibilité de l’expérience, et que la possibilité de ces propositions synthétiques a priori dépend entièrement de cette relation.

Ce qui revient à dire que nous avons, en un certain sens, l’achèvement du

traitement, pour sa partie positive, de la question de la possibilité des jugements synthétiques a priori. En ce sens là, on peut dire que ces adjonctions à la fin de l’« Esthétique transcendantale » et à la fin du deuxième chapitre de l’« Analytique des principes », apportent la solution du problème analytique telle qu’elle est obtenue dans la démarche synthétique !282 [Remarque sur l’analyse comme processus de décomposition].283

La démarche qui rend compte de façon synthétique de la structure de la raison pure comme faculté de connaître toute particulière doit elle-même s’accomplir comme un procès d’isolation. Cette sphère fermée sur elle-même qu’est la raison pure, il [faut la] mettre en évidence, en l’isolant, en la séparant, et cette séparation elle-même s’obtient, dans un autre sens du mot, comme l’aboutissement d’un processus d’« analyse », au sens de « décomposition », au sens de l’analyse chimique.284 Ce qui permet d’apercevoir une autre acception – la plus déterminante – de la signification de la Critique de la raison pure comme suivant une méthode synthétique, c'est que selon cette analgie chimique, la synthèse présuppose la dissociation des éléments : l’insertion dans un processus synthétique de la question du problème analytiquement posé de la possibilité des jugements synthétiques a priori passe par l’exigence d’une analyse au sens de « décomposition », dans laquelle la spécificité de la raison pure pourra apparaitre. [Division de la critique de la raison pure selon « le point de vue universel de la division d’un système en général »].

279 p. 141. 280 Seconde grande partie de l’« Analytique », p. 290-293. 281 p. 293. 282 Qui part de la condition pour aller au conditionné. 283 Cependant on rencontre ici non pas une nouvelle difficulté, mais peut-on dire un nouveau paradoxe, ou plus exactement, ce n’est qu’un paradoxe apparent – une précision qui doit passer par un éclaircissement du vocabulaire, et qui joue sur la polysémie du terme même d’« analyse ». 284 Cf. la note de la Préface de la seconde édition.

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Il faut voir comment cela se réalise dans l’ordonnancement de l’œuvre. Kant indique285 comment il faut faire si on veut organiser de la division de cette science (la critique de la raison pure elle-même) du point de vue universel de la division d’un système en général. Pour faire cela, il faut que la science que nous exposons contienne :

1. premièrement une théorie des éléments ; 2. et deuxièmement une théorie de la méthode de la raison pure

– ceci conformément au point de vue, à ce que Kant appelle « le point de vue universel de la division d’un système en général ». Que cette formule signifie-t-elle286 ? Cette première articulation systématique, comme toute les autres que nous verrons ensuite, renvoie à un modèle historique, dont l’un des présupposés implicite ou tacite de la Critique de la raison pure et qu’il suffit à caractériser le fonctionnement général de la raison comme faculté de connaitre laissée encore dans la plus grande indétermination et avant même que se pose la question proprement transcendantale de la pureté de cette faculté. C'est un présupposé tacite chez Kant que l’organisation en vigueur dans son enseignement scolaire de la logique fournit une caractérisation adéquate de la structure de la raison, que par conséquent une critique de la raison pure qui veut se développer comme science qui épouse la structure de la raison qu’elle critique, peut et doit prendre son paradigme dans l’organisation de la logique, considérée comme soustraite à la critique, et témoignant authentiquement d’une structure, d’un ordonnancement inscrit dans la connexion naturelle de la raison. C'est bien dans les traités logiques qu’on trouve un portrait structurellement fidèle de la raison. La distinction entre une théorie des éléments et une théorie de la méthode est celle même qu’il faisait sienne, en s’appuyant sur un manuel assez répandu à l’époque, et cette dissociation entre une théorie des éléments et une théorie de la méthode prolonge elle-même une organisation de l’exposition de la logique traditionnelle, classique, telle qu’elle a été codifiée par Wolff287 – lui-même héritant de l’organisation devenue, pendant un siècle et demi, canonique donnée à l’exposition de la logique par Arnaud et Nicole dans la Logique ou Art de penser, qu’on connaît sous le titre de Logique de Port-Royal.288

285 p. 113, à la fin de l’Introduction. 286 Pour autant que ce « point de vue universel » prescrit que, dans une critique de la raison pure, la division sera d’abord celle d’une théorie des éléments, puis d’une théorie de la méthode. 287 Dans De La philosophia rationalis sive logica (1728). 288 La logique de Port-Royal a une composition quadripartite, dont les quatre parties s’enchainent continument les unes aux autres selon une progression régulière : les 3 premières parties reproduisent une stratification extrêmement traditionnelle du champ de la logique comme exposé des opérations de la pensée – organisation qui s’était stabilisée dans le commentaire scolastique de l’Organon d’Aristote : c'est la fameuse doctrine des trois opérations principales de l’esprit, [rigoureusement] enchainées les unes aux autres :

1. Se faire une idée, conception ou idée (on dit à partir de Wolf « concept »). C'est chez Aristote l’appréhension des éléments simples qui précède toute composition, appréhension des noèmes simples ;

2. Il y a composition à partir du moment où il y a affirmation ou négation ; et Port-Royal répercute ça en disant que la second opération est le jugement, qui consiste à relier deux idées ;

1. Tirer par inférence, de plusieurs jugements, un autre, qui est une conclusion, i.e. raisonner. Concevoir, juger, raisonner : idée, combinaison d’idée dans un jugement, et combinaison de jugements dans un raisonnement. A celles-là, la Logique de Port-Royal en ajoute une quatrième, en suivant le même plan de complexification croissante – opération que Arnaud et Nicole désigne par le verbe « ordonner », et dont il désigne le résultat objectif : la méthode. Lorsqu’ayant plusieurs idées, plusieurs jugements, plusieurs raisonnements relatifs à un même objet (objet au sens tout à fait général d’un domaine de connaissance objectivement caractérisé), nous les rassemblons pour les exposer dans l’ensemble ordonné d’une science - et ça donne la méthode. La connexion évidemment entre l’idée d’ordre et l’idée de méthode est cartésienne, et elle indique un nouveau plan de la logique, qui est de ne pas se limiter à des concepts des jugements et des raisonnements, mais à s’élever au niveau de l’ordre entier d’une science, dont la logique peut aussi formuler les règles du point de vue de l’art de penser. Wolff reprend le dispositif, mais le casse : il considère que les trois opérations fondamentales (concevoir, juger, raisonner) forment en eux-mêmes la logique, qui est la partie dogmatique ou théorique, qui fait connaître ces trois opérations. Il renvoie les considérations qui chez Port-Royal relève de la méthode à ce qui pour lui est une deuxième grande partie de la logique : la logique pratique (comment utiliser les caractérisations de la première partie dans des choses qui débordent d’ailleurs dans diverses directions, peu importe – mais ça devient cette distinction : entre logique théorique et logique pratique, qui contient justement des prescriptions d’usage méthodologique de ce que la première partie de la logique contient). C'est de ça que Kant hérite. [Développement reproduit en note, car il est en majeure partie une reprise d’un cours précédent].

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[Rejet de la logique pratique et division de la Critique en théorie de la méthode et théorie des éléments].

Pour des raisons qu’on verra peut être un jour, Kant rejette comme contradictoire l’idée d’une logique pratique, pour autant289 que « logique pratique » contient une contradiction dans les termes, puisque la logique n’étudie que la forme de la pensée.290 Mais il maintient quand même l’idée d’une division dans laquelle il y a d’abord un théorie des éléments (qui concerne […]) et une théorie de la méthode, où on s’occupe essentiellement de ce qui constitue une science comme science, ce qui fait d’un agrégat une science (on retrouve Port-Royal), et Kant ne dit pas comme Descartes que c'est l’ordre qui constitue la science comme telle, comme méthode, mais le système. C'est bien cette caractéristique qui intervient dans le plan de la Critique de la raison pure et dans la division entre une théorie des éléments et une théorie de la méthode. Au début de la « Théorie transcendantale de la méthode », dans la page introductive, Kant dit qu’au fond, dans le cas de la Critique de la raison pure, et dans le cas où il s’agit non pas simplement de la logique formelle ou de la logique générale, et dans le cas où nous avons une théorie de la méthode qui est une théorie transcendantale – alors on peut dire que cette théorie transcendantale de la méthode réalise ce que dans les écoles « la logique a vainement tenté d’obtenir comme logique pratique ». On a là une première détermination structurelle empruntée à l’état de la logique de son temps, qui intervient dans le plan de la Critique de la raison pure – en tant que ce plan doit exhiber la structure même de la faculté de la connaître ; mais il faut que la logique rende compte de cette structure préalablement. [Il faut commencer par la sensibilité]. A la fin de l’Introduction, Kant fournit une indication sur […] la théorie des éléments de la Critique de la raison pure ne commence pas par le concept, mais quelque chose intervient qui est un facteur structurant de la Critique de la raison pure, qui est la prise en considération des deux souches de la connaissance, qui ont peut être une racine commune, mais qui nous est inconnue. C'est une distinction qui est à a fois une distinction relative à une division de la faculté cognitive (une dualité pour nous irréductible) : la dualité sensibilité/entendement – dualité qui, elle-même, est en rapport avec l’objet, parce que celui-ci est ou donné à la sensibilité, ou pensé par l’entendement. C'est une dualité fondamentale, entérinée d’emblée, et qui va structurer la Critique de la raison pure. Et puisque, pour penser un objet, il faut qu’il soit donné d’abord,291 la « Théorie des éléments » commencera par la sensibilité, et pas, comme en logique, par le concept. La première démarche[, qui] commande la « Théorie des éléments », sera d’examiner à part la sensibilité.

« La théorie transcendantale de la sensibilité doit appartenir à la première partie de la science élémentaire, parce que les conditions sous lesquelles les objets sont donnés à la connaissance humaine précèdent celles sous lesquelles les

mêmes objets sont pensés ».

Cette annonce s’inscrit parfaitement dans la démarche synthétique, mais pour autant que la démarche synthétique enveloppe un moment de séparation, car pour suivre la synthèse d’où procède la connaissance, il faut séparer, dans la connaissance, ce qui relève de la manière dont l’objet est donné, et ce qui relève de la manière dont l’objet est pensé : il faut commencer par la sensibilité, puisque la voie synthétique.

- Il faut d’abord isoler la sensibilité de tout ce qui est d’ordre intellectuel ou conceptuel qui sert toujours dans la connaissance effective ou déterminée ; puis isoler ce qui est de l’ordre de la sensibilité ;

289 Comme il le dit dans le titre II de l’Introduction à [la « Logique Transcendantale »]. 290 La logique pratique supposerait un contenu, ce qui contredirait son caractère formel. 291 Ce qui enveloppe une présupposition qui va s’expliciter peu à peu… Ca veut dire que s’agissant de […], la pensée n’est pas créatrice.

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- et ayant fait cette première isolation, il faudra isoler dans la sensibilité ce qu’il peut y avoir en elle d’a priori, et ce qu’il peut y avoir en elle de pur.

Et c'est ainsi que l’esthétique, comme science de la sensibilité, sera une science de la possibilité a priori de toute sensibilité, et donc une science transcendantale. Kant déclare292 :

« Dans une Logique transcendantale, nous isolons l’entendement (comme plus haut dans l’esthétique transcendantale nous avons isolé la sensibilité), et nous [ne prenons de notre connaissance que la partie de la pensée]

qui a son origine exclusivement dans l’entendement ». [Solidarité de l’opération analytique de décomposition et de l’idée directrice de la réunion des éléments décomposés dans une unité systématique].

C'est le même processus. Kant293 précise le sens dans lequel il entend « analytique » – terme emprunté à Aristote294 :

« Cette analytique est la décomposition de toute notre connaissance a priori dans des éléments de la connaissance pure de l’entendement ».

Cette décomposition doit être d’emblée guidée par une idée de la totalité qui garantit

l’exhaustivité, la complétude de cette décomposition – qui garantit que, dans cette décomposition, rien n’est omis, qu’on y parvient à des concept élémentaires en excluant les dérivés, qu’il n’y a […] que des concepts, et que des concepts purs (rien qui soit empirique). Pour réunir ces conditions, il faut que la division soit guidée par une idée de la totalité qui permet de reconnaître, en les éléments ainsi isolés, leur connexion en un système. Kant note la solidarité de l’opération analytique de décomposition et de l’idée directrice de la réunion des éléments décomposés dans une unité systématique. Il associe, comme au fond […], dans le même geste, la décomposition analytique et la systématicité, qui est du côté de la synthèse. Ça marche toujours comme ça : la dissociation entre sensibilité et entendement n’a elle-même de sens qu’a leur recomposition, leur réunion. Ici,295 la solidarité des deux démarches est très explicitement mise en évidence par Kant. Au début du livre I de l’« Analytique transcendantale », dans l’Analytique des concepts, où Kant précise ce qu’il entend par « analytique des concepts », notamment par rapport à ce qui avait été dit dans l’Introduction de la notion de jugement analytique296 à par opposition au jugement synthétique – Kant dit que l’Analytique des concepts n’est pas l’analyse des concepts. Parce que l’analyse d’un concept consiste, dans les recherches philosophiques, à décomposer le contenu de ce concept pour le rendre plus clair, en distinguant les caractères conceptuels qui sont compris dans ce concept.297 On retrouve l’idée d’une décomposition du pouvoir même de l’entendement, considéré comme entendement pur et comme lieu de naissance de concepts que nous pourrons à ce moment là saisir véritablement comme des éléments, comme des constituants originaires et a priori de toute connaissance – ce sera les catégories. Ça ne ressort pas de l’analyse du concept, mais de la décomposition du pouvoir de l’entendement. Kant amorce298 exactement la même problématique sous la forme d’une question : peut-on isoler la raison, comme on a examiné la sensibilité et l’entendement ? Et, dans cette hypothèse, est-ce qu’on peut lui appliquer quelque chose d’équivalent à ce qu’on vient de voir, caractérisé comme analytique des concepts – à savoir : trouver, dans la raison, une source spécifique de concepts et de jugements qui

292 « Logique Transcendantale », au titre IV de l’Introduction, p. 150. 293 Au début de la première division de la Logique transcendantale, i.e. […], p. 153. 294 Pour autant que l’Analytique est pour Kant la théorie de la vérité, cet emprunt est légitime. L’analytique, chez Aristote, c'était la partie, dans l’Organon, qui concerne la démonstration, et en particulier, dans les Analytiques Postérieurs, la démonstration scientifique (celle qui part de prémisses vraie pour aller à des conséquences vraies. 295 p. 153. 296 L’analyse du contenu du concept suffit à révéler le prédicat qui y est contenu. 297 Par exemple : en reconnaissant que le caractère conceptuel d’étendu est toujours contenu dans le concept de corps. 298 Cf. Seconde section de l’Introduction générale de la « Dialectique Transcendantale », § C, p. 336.

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proviennent exclusivement d’elle ? Peut-on la décomposer pour dégager une source spécifique de concepts et de jugements qui proviennent exclusivement d’elle ? C'est bien relativement à ce type de procédés que fonctionne, dans la Critique de la raison pure, la méthode ou la démarche que les Prolégomènes qualifient de « synthèse » : isoler une source de connaissance, et décomposer cette source dans ses éléments originaires : espace et temps pour la sensibilité, catégories pour l’entendement, et Idées transcendantales pour la raison ; et ensuite, effectivement, accompagner ce procédé de décomposition de la démarche complémentaire de recomposition ou de synthèse, pour déterminer ce que cela donne et à quel résultat cela aboutit. →On voit que la théorie des éléments comporte elle-même une grande subdivision, qui renvoie à la distinction entre sensibilité et entendement, au sens large, où « entendement » désigne toute les fonctions de la pensée.

Mercredi 30 janvier 2008.

« Parce que jusqu’alors, nous nous sommes occupés […] ».299

• Dans l’Esthétique, on a traité comme élément, i.e. de façon séparative, les éléments a priori de la sensibilité : ça a été la manifestation de l’espace et du temps comme formes pures ;

• dans l’Analytique des concepts, on a traité isolément les catégories ;

• Maintenant, on s’occupe de leur usage. [Plan de la Théorie transcendantale des éléments].

L’Analytique transcendantale est une doctrine transcendantale de la faculté de juger. Il s’agit de faire fonctionner ensemble ces éléments préalablement séparés : les intuitions qui relèvent de la sensibilité, et les concepts qui relèvent de l’entendement – car c'est en cela que va consister précisément l’opération du jugement. On peut suggérer que l’ensemble de la « Théorie transcendantale des éléments » se décompose en deux parties :

- une partie proprement élémentaire, qui relève de la décomposition : examen séparé de la sensibilité dans une esthétique ;

- puis, dans la première partie de la première partie de la Logique Transcendantale, i.e. dans l’Analytique des concepts : examen séparé des concepts de l’entendement, avec l’établissement de leur table systématique, et la déduction transcendantale de leur légitimité, et ensuite on passe à l’usage, et dans cette seconde partie, on peut regrouper l’Analytique des principes comme doctrine du jugement, qui établit l’usage légitime de ces éléments dans la production de connaissances qui sont constitutives de l’expérience, pour autant que celle-ci résulte de l’union de l’intuition sensible et du concept intellectuel, y compris en statut de pureté, a priori. Et ensuite la Dialectique Transcendantale (seconde grande partie de la Logique) poursuit, parce que c'est aussi une conduite de l’usage, mais pour autant que cet usage est vicieux et conduit à une logique de l’apparence, non plus une logique de la vérité.300

[Sur l’Amphibologie].

A propos du chapitre trois et dernier de l’Analytique des principes, dernier chapitre de tout l’Analytique Transcendantale, et qui s’intitule : « Du principe de la distinction de tous les objets en général en phénomène et en noumène », et qui est lui-même suivi d’un texte complémentaire, un appendice, sous le titre d’« Amphibologie des concepts de la réflexion, produites par la confusion entre l’usage empirique de l’entendement et son usage

299 p. 220. 300 Heidegger l’a bien vu. Cf. Lecture phénoménologique de la Critique de la raison pure, § 13, p. 173 (éd. Gallimard).

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transcendantal » – cette amphibologie étant elle-même présentée par Kant comme le ressort, le fondement même de la métaphysique dogmatique, dans l’exemple historique qui en est donné par la philosophie de Leibniz tel qu’il la compris, i.e. comme résultant de la confusion entre ces deux usages. Ce chapitre a un caractère particulier, parce qu’en réalité, si l’on veut transposer une comparaison qui a été faite d’ailleurs de façon fort péjorative par Heine contre L’œuvre de Kant, à ce moment là « la pièce est jouée », i.e. qu’à la fin du chapitre 2 de l’Analytique des principes, où a été exposé le système des principes de l’entendement pur, toute la structure transcendantale de l’expérience est établie, et d’une certaine façon, la partie constructive, positive de la Critique est alors achevée, et la métaphysique de la nature n’aurait pu qu’à s’insérer après ce système… Ce chapitre n’a donc plus rien à dire, et Kant lui-même en souligne l’absence d’innovation quant au contenu : toute la cartographie de l’ile de l’entendement a été faite, mais avant de s’embarquer, tel Ulysse abandonnant Circée pour s’abandonner dans la dangerosité de la navigation en mer (la Dialectique Transcendantale), mais on va y rester encore un tout petit peu, et refaire le bilan de ce qui est acquis. Ce chapitre se présente comme :

« Un bilan sommaire de façon […] renforcer la conviction dans la manière dont on peut en réunir tous les éléments ».

Noumène : objet simplement pensé, dont la légitimité ne sera reconnue que pour autant

qu’il s’agit d’un concept limitatif, qui marque simplement ce au-delà de quoi l’entendement ne peut connaître, car il ne peut connaître sinon par l’anticipation de la forme de l’expérience possible, et il ne connaît quelque chose qu’en se réunissant avec la sensibilité, ce qui n’est encore une fois rien de nouveau, mais simplement un bilan. Mais ce texte a sans doute un caractère plus important qu’il n’y paraît, à deux égards : premièrement, ce chapitre dans son ensemble, au travers du fondement de la distinction des objets en général entre phénomènes301 et noumène302 – ce chapitre vaut d’abord, par rapport à la genèse de la Critique de la raison pure, comme une sorte d’autocritique du point de vue auquel il en était resté dans la Dissertation de 1770, laquelle exposait en quelque sorte le plan d’une métaphysique, comme comportant deux niveaux d’intelligibilité : l’un relatif aux « principes du monde sensible » et l’autre aux « principes du monde intelligible ». Au niveau des premiers, la Dissertation de 1770 mettait en évidence, relativement à l’espace et au temps, des arguments qui établissent le caractère d'idéalité de l’espace et du temps, qui constituent les formes nécessaire de tout ce qui peut apparaître dans la sensibilité (ce qui sera repris par l’Esthétique). Mais il y a un usage de l’entendement portant sur des objets en tant qu’intelligibles et dont la réunion forme le monde intelligible. Il y avait une doctrine des deux mondes : un monde d’objets sensibles et un monde intelligible constitué d’objets intelligibles, tels qu’ils sont et que l’entendement peut les atteindre par ces concepts. C'est cette doctrine des deux mondes et de la distinction entre une sensibilité qui ne connaitrait les objets que comme ils apparaissent et un entendement qui pourrait les connaître [tels qu’ils sont] – que ce chapitre détruit. En même temps, au-delà de la Dissertation de 1770 et l’autocritique de Kant, il y a dans ce texte une déclaration d’une plus grande portée303 – à savoir que le résultat de l’Analytique Transcendantale, rappelé de nouveau dans l’alinéa central, qui a obtenu « l’important résultat » qu’a priori, l’entendement ne peut qu’anticiper la forme d’une expérience en général, et en aucun cas accéder à la connaissance d’un monde intelligible, il ne peut donc « outrepasser jamais les limites de la sensibilité : ses principes sont simplement ceux de l’exposition des phénomènes, et le nom d’orgueilleux d’une ontologie […] de l’entendement pur ». Ce chapitre entérine la fin de l’ontologie comme métaphysique générale, telle que, dans la structure, la systématisation de la métaphysique chez Wolff, elle constituait la philosophie première

301 Objets tels qu’ils peuvent connus par la sensibilité. 302 Objet tel qu’il ne pourrait être connu que par l’entendement, abstraction faite des condition de la sensibilité. 303 p. 300.

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précédant ces trois doctrines de la métaphysique spéciale que sont la psychologie rationnelle, la cosmologie rationnelle et la théologie rationnelle. L’ontologie comme science de l’étant en tant que tel serait précisément le produit d’une entreprise dans lequel l’entendement prétendrait connaître, au-delà de la restriction à l’expérience et au phénomène, des « choses prises absolument » (überhaupt. Il ne s’agit pas des « choses en général », mais « prises en tant que telles » ; c'est l’expression qu’il y a dans l’ouvrage de Wolff, en allemand, où il exposait sa métaphysique, pour couvrir ce qu’il appelle l’ontologie, qui traite de toute choses überhaupt, « prises absolument », indépendamment de la spécification régionale entre le moi, le monde et Dieu, et de toute référence aux modes spécifiques selon lesquels quelque chose comme la chose comme telle pourrait être connue).304 Remarque synthétique sur les motifs des raisons qui ont inspiré à Kant les modifications rédactionnelles les plus importantes qui distinguent le texte de la seconde édition par rapport à la première.

Page 89, Kant indique (comme dans les Prolégomènes) qu’il était conscient d’emblée des imperfections de présentation qu’il y avait de son texte, des obscurités de la première édition, et il annonce qu’il a essayé de remédier à ces défauts dans la seconde édition, par ce qu’il présente comme des « changements dans le mode de présentation ». Il faut bien insister par-dessus, parce que c'est une note de Kant lui-même dans lequel il fait état de ce qu’il présente comme « la seule addition véritable ». Ces modifications du texte de la seconde édition ne sont pas des additions, mais des changements dans le mode de présentation, lesquels relèvent néanmoins d’une motivation précise. Kant énumère les points sur lesquels il fallait remédier à l’incompréhension des premiers lecteurs, suscitée par l’« Esthétique transcendantale », et surtout, à propos du temps, l’obscurité de la déduction des concepts de l’entendement (qui fait l’objet d’une substitution complète). « Au prétendu manque de preuves suffisantes dans les principes de l’entendement pur », i.e. dans l’Analytique des principes, avant chaque développement relatif à chaque principe, Kant a ajouté un alinéa nouveau sous le titre de « preuve », sous lequel il déploie, sous une forme ramassée, la preuve de ce principe. Enfin l’interprétation erronée des paralogismes, objet clé de la psychologie rationnelle » (première section de la Dialectique Transcendantale consacrée à la réfutation de la psychologie rationnelle et à son para quant à l’existence d’un sujet considérée comme une âme, simple, permanente, substantielle). Dans la note, Kant signale comme étant la seule addition proprement dite l’adjonction dans le texte de l’Analytique des principes, qui porte sur la catégorie de la modalité (possible, réel, nécessaire) – ce sont les postulats de la pensée empirique général, et à la suite du postulat qui concerne la catégorie de la réalité, le texte de la seconde édition, « réfutation de l’idéalisme », auquel Kant attache un intérêt tel que, dans la note p. 89, il modifie trois lignes de ce texte. Il rediscute sa réfutation de l’idéalisme, pour évincer d’autres contresens dont elle pourrait être victime. Cette présentation nous conduit à conclure ceci : c'est bien, en un certain sens, le souci qui se condense dans la seule adjonction véritable de la seconde édition, qui est la réfutation de l’idéalisme, qui est en même temps la raison unifiante de toutes les modifications.

Le texte, paru entre temps, des Prolégomènes nous apporte là-dessus l’argument, au travers de ce que Kant écrit tout à la fois, dans un passage intitulé « échantillon d’un jugement sur la critique qui en précède l’examen ». Cet échantillon renvoie à un texte identifié, qui est le premier compte-rendu, paru en 82, dû à une connaissance de Kant, avec qui il échangeait une correspondance (c'est un philosophe de la « philosophie populaire ») : Garve ; et l’argument de son compte-rendu tend à dire que la Critique de la raison pure est obscure, et n’est jamais qu’une nouvelle bouture d’un idéalisme du genre de celui de Berkeley, que Garve caractérise comme un

304 Donc critique de l’ontologie. C'est un point saillant de ce chapitre.

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système de l’idéalisme transcendant, pour autant que la réalité des choses y est réduite aux idées, i.e. au jeu des représentations ; nous ne serions assuré que de l’existence de nos idées, et les choses ne seraient que ces idées, comme modification ou état interne de l’âme. On peut dire que tous les Prolégomènes ont été écrits dans le sens de la réfutation de cette interprétation ; c'est bien cela qui motive aussi, dans la seconde édition, l’ensemble des refontes apportées par Kant à son texte : il s’agit de montrer que l’idéalisme transcendantal305 [est] irréductible à celui de Berkeley, et établir que cet idéalisme d’un nouveau style, ou « idéalisme critique », est la seule garantie que nous ayons de l’objectivité de l’expérience et de l’entière réalité objective de toute la connaissance, qui est fondée sur l’expérience.

Cette question de l’interprétation de l’idéalisme de Kant306 dépend d’un terme fondamental – un des mots omniprésents dans le texte de Kant, et dont les emplois sont structurants pour l’ensemble du texte de la Critique de la raison pure : c'est le terme de « représentation » (representatio, i.e. l’équivalent en latin d’école de Vorstellung). 307La représentation ne se laisse absolument pas définir, et Kant en donne la raison :

« Car on pourrait répondre […] dans la définition ».

Puisque tout dans le discours, y compris dans le discours définitionnel, fait appel à des représentations, on ne peut pas définir la représentation, puisqu’elle est toujours déjà là et présupposée dans tout exercice de connaissance, d’explicitation, de définition. En revanche, si la représentation est un indéfinissable, on peut néanmoins, à partir d’elle, instaurer un processus définitionnel, en traitant la représentation comme un genre et en y introduisant un certain nombre de divisions. Ce point est traité par Kant dans la Critique de la raison pure,308 et l’essence du développement a consisté à justifier par la référence platonicienne le recours au terme « idée » pour désigner des concepts qui ne sont pas simplement des concepts de l’entendement requis pour penser des objets de l’expérience, mais des concepts de la raison, parce qu’ils dépassent toute limite d’expérience, et portent donc au-delà de la règle d’emploi de l’entendement, lequel ne peut faire que dégager la forme des phénomènes, et non dépasser la sensibilité. Les concepts de la raison dépassent la sensibilité, et c'est pourquoi, on peut les appeler « idée », pour autant que chez Platon aussi elles étaient le mode d’accès à un monde intelligible. C'est à la fin de ce développement, où Kant voit d’ailleurs juste sur Platon, [que] Kant fait une remarque réflexive sur le mode d’élaboration de son texte, sur le choix des mots et ce qu’il faut entendre par « idée », en ne mélangeant pas sa signification avec d’autres expressions dans un désordre qui mélange toutes les sortes de représentation entre elles, quitte à porter ainsi préjudice à la science. C'est l’intérêt de la science de faire correctement les bonnes divisions et, pour elles, de trouver la juste appellation (c'est la méthode scolastique). A partir du terme « représentation », il fournit donc une structure de répartition de ce qui est en-dessous de ce terme générique et englobant :

Perception

(représentation consciente) Rapportée au sujet Rapportée à l’objet = = Sensation Connaissance

305 Un « idéalisme formel » dit-il à la fin des Prolégomènes, et non un idéalisme matériel, réel. 306 Savoir s’il est original et irréductible à toute forme précédente, ou s’il n’est qu’une présentation plus compliquée, d’un point de vue doctrinal, de quelque chose de bien connu. 307 Cf. Logique, introduction, V, p. 35 (trad. Guillermit, VRIN. 308

A la fin de la première section du livre I de la Dialectique Transcendantale, consacrée aux Idées en général.

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Intuition concept (immédiat) (média)309 (singulier) (général)

Pur Empirique Pur Empirique (notion)

Idée

Le concept du triangle est toujours lié non pas à telle image singulière d’un triangle empirique,

mais comme image pure, il relève d’une construction dans la forme pure de l’intuition qu’est l’espace, et est préservé de toute confusion avec la sensation, mais quand même relativement à la sensibilité une image pure dont elle rend possible la construction. Un concept sans rapport à ce que la sensibilité peut fournir, même à titre de pureté, est une « notion ».310 Et un concept issu de notions dépassant les limites de l’expérience est l’idée, i.e. un concept rationnel.

« Qui sait jamais habitué à cette façon de distinguer les représentations ne peut que trouver insupportable d’entendre nommer "Idée" la représentation de la couleur rouge. Elle ne doit même pas être nommée notion (concept

de l’entendement) ».

Il n’y a ni idée, ni notion de rouge. – La connaissance est une perception (représentation accompagnée de conscience) qui se rapporte à l’objet. Toute notre connaissance comporte une double relation311 :

- d’abord une relation à l’objet ; - ensuite une relation au sujet.

« Au premier point de vue, elle se rapporte à la représentation » ; au second, « la connaissance se rapporte à la

conscience, condition universelle de toute connaissance en général ».

Ce qui est dans le versant subjectif de la connaissance est son ancrage dans une conscience, mais « représentation » désigne dans la connaissance la relation à l’objet, i.e. ce par quoi la connaissance comme représentation est connaissance de quelque chose.312 Mais c'est là le point de difficulté. En cela, la représentation se distingue de ce que Kant appelle313 la « représentation comme simple détermination de l’esprit ». Ce qui fait relais avec l’expression déjà utilisée,314 où Kant, introduisant la dissymétrie entre l’espace et le temps, disait que :

« Puisque toutes les représentations, qu’elles aient ou non des choses extérieures pour objet, appartiennent néanmoins, comme déterminations de l’esprit, à l’état interne ».315

Il y a donc, de ce point de vue, une essentielle dualité de la représentation, que l’on peut assez

bien exprimer dans la réutilisation par Descartes d’un langage scolastique, relativement à ce que

309 Par l’intermédiaire d’un caractère commun, présent comme moment conceptuel dans plusieurs objets distincts. Ex. : le concept rouge est celui par lequel on se rapporte à tous les objets qui ont en commun de l’avoir pour couleur 310

C'est le cas des catégories dans la Critique de la raison pure. 311

Cf. Logique, V, p. 105. 312

Car la connaissance comme représentation est toujours représentation de quelque chose. 313

Dans la Critique de la raison pure, p. 144. 314

p. 128. 315

La représentation comporte une référence objective, mais en même temps, elle a toujours un versant par où elle est à considérer comme simple détermination de l’esprit dans le sens interne.

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Descartes lui-même appelait, selon un usage que Kant juge fautif, les « idées ». Lorsque dans la Méditation Métaphysique Troisième, Descartes fait l’inventaire de l’esprit, de façon à distinguer, dans la chose pensante assurée de sa propre existence, qu’est-ce qu’on trouve, quel contenu elle trouve en elle-même (« l’inventaire du trésor ») : on trouve un certain nombre d’états ou de modifications de la chose qui pense, des « modes du penser » (modus cogitandi), parmi lesquels certains sont non pas des images (car ça peut ne rien comporter de figuratif), mais sont « comme des images », en ce que, par ces modifications de la pensée, l’esprit se représente quelque chose. Et « c'est cela (les représentations) que j’appellerai, dit Descartes, idée ».

- Mais elles s’envisagent d’un point de vue comme des altérations de la chose pensante, des modes de sa substance ;

- et d’un autre côté, elles peuvent être envisagées au travers de leur « réalité objective », i.e. ce par quoi elles réfèrent à un objet dont elles sont la représentation, qu’elles rendent présent. Le contenu de l’idée est précisément cette réalité objective, i.e. l’objet lui-même pour autant qu’il est présenté à la pensée.

316Il faut comprendre, dans l’emploi du terme « représentation » chez Kant, qu’il y a quelque chose comme une structure intentionnelle, en ce sens que lorsque Kant dit de quelque chose que c'est « une représentation », il faut toujours faire très attention d’après le contexte si, à ce moment là, « représentation » est pris au sens du mode simplement subjectif de la simple détermination de l’esprit, ou au mode objectif, comme ce qui est le représenté de la représentation. « Représentation » désigne aussi bien l’acte de se représenter que ce qui est rendu présent dans ce représenter. Ceci vaut aussi pour les termes subordonnés tels qu’« intuition », « connaissance », etc. Heidegger317 fait attention à cette distinction, et note, de façon cruciale, relativement à la question de l’idéalisme, que le fait que ce qu’on connaît […]. Que signifie que ce que nous connaissons relativement à cette acception de la connaissance, ce ne sont pas les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais telles qu’elles nous apparaissent, i.e. comme phénomène, et que précisément elles sont des représentations ? Cela signifie-t-il que, puisque les phénomènes constituent le thème unique de ce que nous connaissons, l’élément unique de l’expérience, qui est le seul mode dans lequel nous avons un rapport aux choses, ces choses ne sont que des modifications de l’esprit relevant d’une sphère privée et intérieure. Dans la mesure où il n’y a même plus chez Kant la garantie de Dieu pour assure l’objectivité du monde des idées tel qu’il est aussi dans l’esprit fini – ça serait chez Kant d’un idéalisme qu’il qualifie lui-même de « délirant », plus grave encore que celui qu’il décèle chez Berkeley.

L’Esthétique Transcendantale

Par « Esthétique Transcendantale », Kant entend :

1. Parce que c'est une esthétique, selon l’acception étymologique du mot, une théorie de la sensibilité ;

2. mais parce qu’elle est transcendantale, elle considère ce qu’il y a d’a priori dans la sensibilité, donc c'est une science a priori de la sensibilité.

En tant que telle, c'est une science absolument neuve, non pas que s’intéresser à la sensibilité soit nouveau (ça date du De Anima), mais cette c'est le fait d’être transcendantale, i.e. de dégager dans la sensibilité un élément apriorique, qui fait sa spécificité. C'est une science neuve, et il faut aller en deçà de l’emploi du terme d’Esthétique transcendantale chez Baumgarten (comme science du beau), jusqu’à la distinction antique entre les aistheta et les noeta. L’esthétique s’occupe des aistheta, donc des choses sensibles, en considérant ce qu’il y a en elle d’a priori. C'est

316

Cf. Krüger, Critique et moral chez Kant, 1931, p. 35-36. 317

Cf. Heidegger, Interprétation phénoménologique de la Critique de la raison pure, p. 96 et suivantes.

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aussi, dit Kant, « une théorie démontrée », et pas simplement une hypothèse, et le caractère démonstratif de cette théorie est un enjeu absolument essentiel de la réussite de la Critique de la raison pure, car si on n’établissait pas par des arguments absolument démonstratifs qu’il y a bien du pur et de l’a priori dans la sensibilité, laquelle ne peut pourtant être considérée que comme une réceptivité, laquelle ne produit des représentations que pour autant qu’elle est affectée par l’objet présent – l’ensemble de la démarche de la Critique ne pourrait même pas commencer, car c'est précisément la démarche préalable.

Au paragraphe 1 [apparaît] une thèse qui subordonne la reconnaissance du rôle de la sensibilité à la division préalable, dans le champ de la représentation, entre intuition et concept. 318Il y a une subordination essentielle et constitutive de toute pensée relativement au seul mode par lequel la connaissance peut finalement se rapporter à des objets, qui est l’intuition. Relativement à cet accomplissement de la connaissance, la pensée doit être considérée comme un moyen. Ceci en raison de la distinction entre intuition et concept, qui est le moyen même de la pensée (le concept), qui se rapporte médiatement (par l’intermédiaire de caractère) à l’objet ; l’intuition seule s’y rapporte de façon immédiate, et c'est la raison pour laquelle il ne peut y avoir d’atteinte par la connaissance d’un objet que si toutes les relations médiates à l’objet sont enchâssées dans un enchainement de dépendance où c'est l’intuition qui assure l’atteinte effective de l’objet, en raison de son caractère d'immédiateté. C'est une structure de la connaissance en général. 319Un maitre infini et parfait, tel que celui de la théologie rationnelle, et qui connaît les choses sans limites, sans les limitations de la pensée, propres au concept, ne peut pas connaître les choses autrement que par intuition, parce qu’il n’a pas besoin de les connaître par la pensée, « car toute pensée comporte des limites ».320 Le paragraphe 1 restreint cette structure générale, qui est une structure d’essence de toute connaissance en générale, au cas de la connaissance humaine, au travers d’une remarque simple, adjointe d’un « pour nous autre hommes » dans la seconde édition : pour nous, « il ne peut pas y avoir d’intuition autrement que relativement à la sensibilité », par laquelle seulement des objets nous sont donnés. Alors que, par l’entendement, les objets sont pensés, i.e. représenté au travers de concepts. Il y a la distinction intuition/pensée, et sensibilité/entendement. L’essentiel du texte vise à faire apparaitre les deux dichotomies. La thèse essentielle qui structure la connaissance comme champ de la représentation se spécifie en ceci que tout acte de pensée se rapporte en définitive à des intuitions, par conséquent, chez nous, à la sensibilité. Dans la Dialectique Transcendantale, l’alinéa qui reprend la théorie des deux sources ne se situe plus au plan de la subordination, mais de celui de la complémentarité d’éléments égaux : il faut également les deux, parce que, dans une contribution, pour qu’il y ait une connaissance, chacun est autant que l’autre nécessaire et insuffisant.

« Des pensées sans intuitions sont vides […] ». Et : « Aucune de ces deux propriétés n’est a privilégié par rapport à l’autre », puisque que « c'est seulement dans la

mesure où ils se combinent que peut se produire de la connaissance ».321

La subordination de l’Esthétique transcendantale, I, 1, s’interprète aussi bien comme complémentarité d’éléments égaux. La subordination n’a pas cours du point de vue des sources.

318

Cf. p. 143-144 et « De l’usage logique de l’entendement en général », p. 155-156. 319

Cf. § 4, dans les Remarques sur l’Esthétique Transcendantale. 320

C'est toujours l’intuition qui assure l’atteinte des objets par la pensée, dans un rapport de subordination. 321

p. 144.

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Le moment de la synthèse est déjà visé au moment même où l’on opère la dissociation, pour autant que celle-ci n’est que le moyen de rendre possible la synthèse (cf. la comparaison avec la chimie) : on ne décompose que pour réunir, ne dissocie que pour rassembler.

Cf. la section de l’Analytique des concepts sur l’usage logique de l’entendement en général. On va voir un nouvel approfondissement du sens de la dissociation entre entendement et sensibilité, par l’introduction de nouveaux éléments dans le lexique : on apprend que la sensibilité se caractérise essentiellement par des « affections ». Le terme qui fait écho à ce terme est celui de « fonction ». Il sert de fil conducteur pour découvrir l’usage logique de l’entendement, y compris dans le fait que l’entendement est ici défini comme pouvoir des concepts : dans son usage logique, l’entendement est un pouvoir de juger. Il avait été défini négativement comme pouvoir non sensible, mais la notion de fonction permet de le définir comme pouvoir de juger. Le thème du jugement révèle la structure de médiation par laquelle opère le concept, laquelle sera intégrée à un horizon où c'est finalement bien toujours par des affections que l’objet est donné. Après le moment (Esthétique transcendantale) de la subordination du concept à l’intuition, puis le moment logique de leur égalité, on trouve, dans la thématique de l’entendement comme pouvoir de juger, une sorte de réunion des deux points de vue, de mise en équilibre, car c'est alors l’idée que le jugement est toujours du concept et de l’intuition qui s’amorce, ou ce qui assure leur équilibre.

Mercredi 6 février 2008.

On avait vu trois textes dans lesquels Kant met en place de manière progressive la relation entre intuition et concepts dans la connaissance, pour autant que cette distinction recouvre immédiatement et s’identifie à celle des deux sources de toute connaissance que sont respectivement la sensibilité et l’entendement. [Thèse de la nécessaire subordination de [la pensée à l’intuition].

Dans le premier alinéa de l’Esthétique Transcendantale, Kant [dit], au motif que seule l’intuition est la modalité selon laquelle la connaissance peut se rapporter immédiatement à un objet, [que] l’intuition est le point où la connaissance se rapporte à un objet, et tout le reste (« pensée ») y est subordonné pour autant que les démarches médiates, qui sont celles précisément qui procèdent par concepts (représentations indirectes de l’objet par le moyen des caractères) et [sont] subordonnées comme un moyen à l’intuition, qui est le but de la connaissance, laquelle se définit ultimement par le rapport à l’objet. [Thèse de la complémentarité entre l’entendement et la sensibilité].

Au début de la Logique Transcendantale, et en établissant la signification de ce qu’est la logique en général,322 Kant revient sur la distinction des deux sources, et cette fois, le texte n’établit pas une subordination de la pensée à l’intuition, mais une complémentarité entre deux contribution de droits égales, aussi nécessaires et insuffisantes l’une que l’autre à la formation de la connaissance. [Conciliation des deux thèses].

Le traitement non pas dernier, mais qui donne du point de vue de Kant la vérité de cette distinction et la manière d’ajuster l’une à l’autre la thèse de la nécessaire subordination de [la pensée à l’intuition] et la thèse de la complémentarité entre partenaires égaux que sont l’entendement et la sensibilité –

322 Ce titre 1 de l’Introduction, qui elle-même s’intitule […], s’intitule « De la logique en général » : c'est différent de ce que Kant appelle la « logique générale », i.e. la logique telle qu’elle a été jusqu’alors pratiquée comme une étude de la pensée qui fait abstraction du contenu, du rapport à l’objet, pour ne retenir que la forme – logique formelle ; la logique en général est à un autre niveau de généralité : elle contient la division entre la logique générale et ce qui va se dégager sous le nom d’une logique transcendantale, qui elle, au contraire, rencontre comme son thème central et constitutif la question du rapport de la pensée à l’objet, pour autant qu’il peut être établit a priori.

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trouve son point d’équilibre ou sa balance dans la section « De l’usage logique […] », première section : « De… » (p. 155-156). La destination propre de ce texte est qu’au sein d’une Analytique des concepts, qui traite de façon unitaire systématique et exhaustive tous les concepts purs, primitifs, produit originairement par l’entendement, Kant va se donner un fil conducteur, et paradoxalement, le fil conducteur pour la mise en évidence de ces concepts primitifs, par une espèce de renversement de l’ordre traditionnel des logiciens (qui commencent par les concepts et va ensuite aux jugements), consiste à récupérer le jugement comme grille de lecture du concepts.323 Dans cette section, l’entendement, défini comme pouvoir de connaître non sensible, se trouve du même coup écarté du pouvoir d’intuition (puisque pour nous il n’y a d’intuition que sensible)324 : c'est donc une connaissance par concept, non intuitive, mais discursive. Kant fait alors intervenir, par rapport aux couples d’opposés qui ont déjà servi à baliser la distinction entre sensibilité et entendement – un couple nouveau : après réceptivité et spontanéité, intuition et concept, maintenant intervient325 le couple affection/fonction. [Le couple affection/fonction].

• La sensibilité est le lieu des intuitions, mais pour autant qu’elles reposent sur des affections, i.e. l’empreinte que l’objet en quelque sorte dépose sur la réceptivité sensible.

• Que vient faire ici maintenant la notion de fonction ? C'est elle qui est censée concentrer dans une caractérisation positive ce qui n’a été désigné jusqu’à présent que négativement sous le nom d’un pouvoir non sensible.326

Kant définit ainsi la fonction : « l’unité de l’action consistant à ordonner des représentations diverses sous une représentation commune ». « Représentation commune », c'est le terme que dont Kant se sert pour caractériser, par opposition à l’intuition (représentation singulière), le concept.327 Par suite, le concept effectivement exprime bien une fonction telle qu’elle vient d’être définie, pour autant que plusieurs représentations se trouvent par lui rapportées à une représentation commune. Dans cette mise en rapport s’exprime non seulement une action, mais l’unité d’une action.328 [Le concept mathématique de fonction : opération associant des éléments par une correspondance unique].

Il est possible, probable même que, dans l’élaboration de ce concept propre à la logique transcendantale, de fonction pour caractériser l’entendement, Kant se souvienne ou soit dans une sorte de proximité intellectuelle de la constitution récente dans le domaine mathématique du concept de fonction (celui qu’on utilise encore aujourd’hui en algèbre) qui venait d’être mis au point par Léonard Euler, philosophes et mathématicien de l’académie de Berlin au XVIIIème siècle, qui est proprement l’inventeur en mathématique du concept de fonction, i.e., en mathématique, l’opération qui associe par une correspondance définie de façon unique pour tous les termes différents éléments329 : la fonction est l’acte unique qui fait correspondre les valeurs de la variable x à la valeur unique du y qui correspond à la maitrise unifiée d’une variation de valeur.330

323 C'est la typologie que les logiciens eux-mêmes produisent selon Kant du jugement qui doit […]. 324 Puisque l’entendement a été défini négativement comme pouvoir de connaître non sensible, il est du même coup non sensible. 325 C'est une transposition de vocabulaire, mas en même temps ça pointe un concept nouveau. 326 On a eu positivement la caractérisation de la notion de spontanéité, mais la notion de fonction doit […]. 327 C'est la notion commune précisément pour autant qu’elle est identiquement présente dans plusieurs : le concept de rouge est une représentation commune pour autant que le concept de rouge est connu dans la représentation de toutes les choses qui ont la propriété d’être rouge. 328 Ce thème de l’unité de l’action est appelé évidemment à se développer dans la suite du texte : on reconnaitra qu’elle exprime aussi ce que Kant appelle l’unité de la synthèse, pour autant qu’elle a son lieu transcendantal dans l’entendement, dans le pouvoir de penser. Pour l’instant, nous avons une caractérisation tout à fait formelle de la fonction comme « unité de l’action qui rapporte une pluralité de représentations à une représentation commune », qui met en correspondance une multiplicité de représentation et un terme [unique]. 329 Par exemple les différentes valeurs que peut prendre un polynôme selon la valeur numérique qu’on associe au variable […]. 330 C'est probablement un écho de cette signification mathématique qui conduit Kant a retenir sous le nom de fonction cette opération comme constitutive de l’entendement, et qui prépare donc ce qui s’élaborera sous le nom d’unité de la synthèse.

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[Caractérisation positive de l’entendement comme pouvoir de juger].

Mais ici, la fonction proprement dite se trouve immédiatement spécifiée par ce que Kant

appelle331 « l’usage » : un concept, en tant que représentation commune, on voit bien comment il est le produit d’une fonction, mais quel est l’usage des concepts ? Kant dit que le seul usage qu’en fait l’entendement est de juger par leur moyen. Ce qui revient donc […] au fait que l’entendement va pouvoir être maintenant défini de façon positive, non plus simplement comme un pouvoir de connaître non sensible et privé d’intuition, mais comme un pouvoir de juger :

« L’entendement en général peut être représenté comme un pouvoir de juger ».332

Comment en arrive-t-on là ? On en arrive là, dans ce texte fondamental, qui est un des tournant de la Critique, par une nouvelle mobilisation de l’opposition entre rapport immédiat et rapport médiat à l’objet – opposition qui traverse tout le champ de la représentation. Précisément, puisque la seule représentation qui se rapporte immédiatement à l’objet est l’intuition, il en résulte donc qu’un concept ne se rapportant jamais à l’objet de la représentation – ne peut donc, dans l’esprit, se rapporter qu’à une autre représentation. Un concept n’est pas la représentation d’un objet, mais la représentation d’une représentation : il est toujours une représentation au second degré. Derechef, cette représentation dont le concept est la représentation peut être à son tour ou bien une intuition (et alors elle réfère immédiatement à l’objet) ou alors elle est à son tour un concept, et à ce moment là nous sommes entrainé dans une régression, ou une progression, comme on voudra […]. [La caractérisation du jugement].

Mais ce qui pour l’instant suffit à nous retenir, c'est la caractérisation qui en résulte du jugement, puisque :

1. Le caractère prédicatif du concept : un concept est toujours un prédicat possible pour un jugement, dans lequel, via le concept, on énonce quelque chose de quelque chose (on produit la représentation d’une autre représentation) ;

2. En outre, on en reste pour l’instant à la caractérisation du jugement comme rapport entre des concepts.

[La nécessaire référence à l’intuition dans le jugement].

En tout état de cause, le concept est donc ainsi la connaissance médiate d’un objet, i.e. la représentation d’une représentation de cet objet. Il n’en reste pas moins qu’à un niveau quelconque de la fonction qui se traduit désormais dans le jugement, le concept qui vaut pour plusieurs doit « comprendre dans cette pluralité une représentation donnée qui elle-même [pour qu’on ne soit pas dans une suite sans fin d’où le rapport à l’objet s’échapperait toujours] se réfère immédiatement à l’objet ».333 De sorte qu’alors même qu’un jugement s’exprime comme une relation entre deux concepts,334 il n’en reste pas moins que toujours, toujours, le jugement doit, au moins à titre de potentialité, d’horizon de possibilité – comporter la place d’une intuition au moins possible comme point d’ancrage qui permet de sortir de la série de représentation de représentation de représentation, etc. qui pourrait aller à l’infini, pour que

331 J’avais insisté sur l’importance méthodologique de cette notion. 332 p. 156. 333 p. 156. 334 I.e. comme la représentation d’une représentation qui est elle-même à son tour [intuition ou concept] (on est toujours dans l’horizon de la médiation).

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précisément, à un moment quelconque, cette série s’achève, et que la représentation soit représentation d’un objet.

Pour traduire autrement l’argument : cela revient à dire qu’en définissant le concept comme représentation médiate de son objet et, par là-même, pour autant que les concepts servent à juger, lui-même comme représentation de représentation, cette caractérisation du concept et du jugement implique qu’il ne peut y avoir de représentation médiate d’objet que par une représentation immédiate.335 Pour que la représentation de représentation soit quand même une représentation médiate d’objet, il faut quelque part que la série des médiations s’achève dans un immédiat, qui est précisément pour Kant l’intuition. [Exemple du jugement : « tous les corps sont divisibles »].

Ce qu’attestent les exemples que donne Kant, même s’il336 prend pour exemple « tous les corps sont divisibles ». Dans ce jugement, le concept de divisible est rapporté à une pluralité d’autres concepts, parmi lesquels le concept de corps.337 Mais ce dernier (le concept de corps) est lui-même rapporté, dit Kant, « à certains phénomènes se présentant à nous ». Comment faut-il entendre ici le terme de « phénomène » ? […] Ici, il faut encore entendre « phénomène » dans le seul sens que Kant avait livré, qui est le sens qui affluer au tout début de l’Esthétique Transcendantale, dans le second alinéa du paragraphe 1 : i.e. que le phénomène est l’objet indéterminé d’une intuition empirique. Donc en disant que le concept de corps se rapporte lui-même, dans le jugement : « tous les corps sont divisibles » – à certains [objets indéterminés], ça veut dire à certains objets indéterminés d’une intuition empirique qui a effectivement lieu. Cette référence à une intuition est contenue dans le sens même du jugement, pour autant qu’il n’est de connaissance médiate d’un objet que par la possibilité de se raccrocher à […] quelque chose qui est immédiatement donné à la représentation, et qui est à ce moment là objet d’intuition. Ceci, d’ailleurs, est confirmé par ce qui suit quelque lignes plus bas, où Kant reprend le concept de corps pour dire qu’en tant que concept (même s’il figure comme sujet dans le jugement « tous les corps sont divisibles »), il est encore à son tour une représentation médiate, bien entendu. « Représentation médiate », ça veut dire qu’il désigne une pluralité.338 Mais le concept de corps signifie quelque chose (par exemple un métal), et si « corps » est un métal, c'est que d’autres représentations sont contenues sous lui, donc c'est une représentation commune, mais par l’intermédiaire de ces représentations qui sont contenues sous lui, le concept peut se rapporter à des objets.339

Ce qui fait que, inversement, on peut suivre génétiquement, dans un autre sens, le rapport de l’intuition au concept. Dans un premier, dans ce que je viens de faire, à partir de l’analyse du jugement […], nous avons été conduit à cet horizon dans lequel il faut, pour que […] contienne des représentations immédiates, ou s’ancre dans des [représentations immédiates] qui sont des intuitions.340 Mais Kant indique qu’on peut faire la démarche inverse, en partant de l’intuition […] :

« Tous les jugements sont en ce sens des fonctions de l’unité […] sont rassemblées en une seule ».

Cette phrase esquisse une démarche inverse, qui part de la singularité de l’intuition (corrélat de son immédiateté), [et] soumet – et c'est précisément le sens du concept de fonction – cette singularité à une représentation supérieure qui contient

335 Sinon […] on ne sortirait pas du cercle de la représentation […]. 336 La terminologie est peut être un peu flou […]. 337 Mais on pourrait l’appliquer aussi à l’espace. […] le jugement isole le concept de corps. 338 Parmi tous ce qui tombe sous le concept de corps, on peut distinguer le métal […]. 339 Bien entendu – bon c'est un point […] – le concept de métal, à son tour, puisque c'est un concept, il se rapporte à une pluralité de représentations qu’il ordonne […], mais in fine, tout ça ne se rapporte à des objets, pour autant que, quelque part, il y a possibilité d’assigner une intuition comme rapport immédiat à l’objet. 340 Sinon, encore une fois, on ne dirait rien de rien, puisqu’on ne sortirait pas de représentations de représentations […].

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d’autres représentations, qui range une pluralité de représentations sous une représentation commune, puisque c'est ça qui caractérise l’opération de l’entendement et de la pensée, puisque penser c'est juger […] le pouvoir de l’entendement est justement de subordonner […] à cette représentation supérieure, qui permet de regrouper le plus grand nombre possible de représentation en une seule […] – synthèse dont on devine qu’elle est le fond, l’explication de ce que Kant a déjà remarqué dans la caractérisation du jugement synthèse […] d’un accroissement de connaissance. Par rapport à la singularité de l’intuition, et à la dispersion des intuitions chacune absorbée dans le rapport immédiat à la singularité de son objet, le passage au concept […] représente une extension de la connaissance, précisément par ce pouvoir unificateur, ce pouvoir de rassemblement, qui prendra tout à l’heure le nom de « synthèse », et qui sera in fine la clé du […] jugement synthétique, au-delà de sa caractérisation générale, dans l’Introduction, [de l’entendement comme pouvoir de juger]. Cette caractérisation comme pouvoir de juger repose elle-même sur une réélaboration du rapport immédiat/médiat dans le champ de la représentation, et donc dans l’ajointenment mutuel de l’intuition et du concept.

A partir de là, je vais revenir maintenant sur le texte proprement dit, au-delà de son premier alinéa, de l’Esthétique Transcendantale – « première partie, comme le dit Kant p. 119, de la partie transcendantale des éléments ». Dire que c'est […] c'est pas simplement un caractère extrinsèque […], c'est en un sens plus essentiel que l’Esthétique Transcendantale constitue la première partie : celle par laquelle nécessairement la Théorie des éléments doit commencer. Autrement dit […] l’Esthétique Transcendantale doit être examinée à la lumière de ce que j’appellerai sa situation architectonique dans le texte de la Critique, i.e. ce qui fait qu’elle est ce par quoi doit débuter la Théorie des éléments. Cette situation architectonique dans le texte de la Critique, la meilleure façon de l’identifier est peut-être de procéder en quelque sorte à rebours, i.e. en l’éclairant à partir de ce que Kant, à plusieurs reprises, dans la suite du texte de la Critique, va exprimer comme étant le « résultat de l’esthétique » […].

[Résultats de l’Esthétique transcendantale].

La première expression de ce résultat se trouve […] à la fin, enfin dans la conclusion de l’Esthétique Transcendantale, qui est une adjonction de la seconde édition […]. Conclusion qui elle-même s’explique par la mise en exergue, dans la seconde édition, du problème général de la raison pure, comme problème [de la possibilité des] jugements synthétiques a priori.

« Grâce à elle, nous avons identifié un [mais un seul] des éléments requis pour la solution de ce problème, à savoir des intuitions pures, qui sont l’espace et le temps ».

L’Esthétique Transcendantale a permis de reconnaître et d’isoler qu’il y a des intuitions, et

d’identifier ces intuitions pures à quelque chose dont la signification est en-deçà de toute analyse philosophique relativement obvie – l’espace et le temps. Mais Kant ajoute341 que, s’il est vrai que grâce à ces deux éléments, l’intuition qui correspond au concept pourra en quelque sorte rendre synthétique le jugement, en lui permettant d’aller au-delà du concept, il en résulte comme un corolaire inévitable et nécessaire que, du même coup, ces propositions synthétiques a priori, à raison même du moment qu’elles comportent de référence à ces deux intuitions pures, ne peuvent jamais porter plus loin que sur des objets des sens, i.e. sur ce qui déjà été appelé (et qui continué de l’être […]) les « phénomènes », « ce qui apparaît », les erscheinung[en]. On pourrait citer d’autres textes.

Enfin, on peut dire déjà que, par exemple […], Kant évoque,342 au début du chapitre 2 de l’Analytique des principes, dans l’Introduction de ce chapitre, où il présente l’objet de ce qui va

341

C'est le corrélat de cette première expression du résultat. 342

p. 231.

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s’appeler le système de tous les principes de l’entendement pur, ce qu’il appelle les « principes de l’Esthétique Transcendantale », pour dire précisément que dans ce système de tous les principes de l’entendement pur, il n’aura pas à revenir sur les principes de l’Esthétique Transcendantale, puisqu’il ne sera question ici que des principes qui sont fondés sur l’usage des catégories (i.e. les concepts primitifs, originaires, a priori, de l’entendement). Quels sont les principes de l’entendement pur ? Ils sont ceux-là mêmes que, dans la seconde édition, Kant met au compte d’une conclusion : « Ce sont les principes en vertu desquelles l’espace et le temps sont les conditions de possibilité de toutes les choses en

tant que phénomène ».

Ce qui fait qu’ils ne peuvent pas non plus être rapportés à des choses qui ne seraient pas des phénomènes […] et qui sont ce qu’il appelle les « choses en soi ».

« Le principe suprême de la possibilité de toute intuition relativement à la sensibilité consistait, suivant l’Esthétique Transcendantale, en ce que tous le divers de l’intuition se trouvait soumis aux conditions formelles de

l’espace et du temps ».343

« Tout le divers se trouvait soumis aux conditions formelles de l’espace et du temps » : c'est le résultat de l’Esthétique Transcendantale.

Même chose un peu plus loin344 : Kant indique que l’Esthétique Transcendantale a déterminé les limites de l’usage de la forme pure de notre intuition sensible. Espace et temps […] n’ont de valeur que quand il s’agit d’objet des sens ».

C'est la même chose que ce que dit le texte de la conclusion de l’Esthétique dans la seconde édition :

« […] absolument rien ».

Un peu plus bas,345 où il s’agit d’ailleurs non pas de la sensibilité dans son ensemble, mais uniquement des corps comme phénomènes du sens externe, [Kant écrit] : « Nous avons dans l’Esthétique Transcendantale démontré de façon indéniable que les corps […] et non pas des

choses en soi ».

Et enfin, dernière référence de cet ordre346 : « Nous avons suffisamment démontré dans l’Esthétique Transcendantale que tout ce qui est intuitionné dans

l’espace et dans le temps ne sont rien que des phénomènes, i.e. de simples représentations ». Ces textes [indiquent que le résultat de l’Esthétique Transcendantale [est] :

1. Elle a établit, relativement à une intuition qui ne peut être pour nous que sensible, qu’il y a pourtant dans la sensibilité elle-même des intuitions pures, i.e. des intuitions qui sont indépendantes de toute provenance et de toute […] empirique, i.e. provenant de l’expérience. Il y a des intuitions pures. Et nous savons qu’elles elles sont, relativement à la structure de notre sensibilité, qui comporte un sens interne et un sens externe : elles sont l’espace et le temps.

343

Dans le texte de la seconde édition de la « déduction transcendantale », au paragraphe 17, première ligne, p. 201. 344

Au paragraphe 23 du même texte (i.e. « déduction transcendantale » dans la seconde édition), p. 207-208 de la traduction Renaut. 345

p. 369, dans un texte qui, il est vrai, est un texte de la première édition, abandonné dans la seconde, mais il n’y a pas de raison de ne pas l’utiliser. 346

p. 470, au début de la sixième section de l’Antinomie de la raison pure, celle qui présente l’idéalisme transcendantal comme clé de toute la solution de la dialectique cosmologique.

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« Nous n’avons pas de raison à donner de ce fait que l’espace et le temps sont les seules formes de notre intuition

sensible ».347

Ce fait lui-même n’est pas déductible : il ne peut être que constaté que dans sa pure facticité, exactement comme qu’il y ait précisément ces catégories de l’entendement, qu’elles soient 12, et qu’elles soient organisées selon ce tableau quadripartite […] nous ne pouvons pas en donner de raison ([…] parce que notre pouvoir de juger est fait comme ça) […].

2. Ces intuitions sensibles pures ainsi identifiées ne valent que pour les choses qui

apparaissent, i.e. les phénomènes, et non pas pour les choses en soi. Autrement dit, nous rencontrons dans ce résultat […] la question dont, dans ces deux intuitions pures : [l’espace et le temps] – se concilient d’un côté : ce que Kant appelle leur « idéalité » ; et d’un autre coté, le genre de réalité qui doit cependant leur être reconnu, pour autant précisément que ces intuitions valent effectivement pour tout ce qui nous apparaît, soit au sens interne, soit au sens externe.

Il faut tout de suite remarquer […] que cette thèse d’idéalité des intuitions pures doit être comprises348 [ou] vaut comme un antidote à ce que Kant appelle « l’idéalisme dogmatisme », dont, selon lui, le représentant historique principal est Berkeley, pour autant que l’idéaliste dogmatique nie la réalité (l’existence en dehors de l’esprit) des objets du sens externe. Ceci est énoncé par Kant de façon parfaitement explicite349 : « L’idéalisme dogmatique, qui tient les choses dans l’espace pour de simples fictions, est inévitable si l’on considère l’espace comme une propriété attribuée aux choses en soi.350 Mais le soubassement d'un tel idéalisme, nous l’avons

supprimé dans l’Esthétique Transcendantale ».

Ça signifie bien, en clair, que, bien loin d’accréditer cet idéalisme, l’Esthétique Transcendantale le réfute, en le privant de la base de son argument.

351L’Esthétique Transcendantale nous permet aussi d’invalider cet autre idéalisme qui est l’idéalisme sceptique, qu’il attribue à Descartes, et dont la thèse n’est pas tant de nier la réalité des corps […] que de dire que l’existence des corps en dehors de nous est douteuse et en tout cas ne peut pas être démontré par des arguments certains. Si les objets extérieurs […] avaient la valeur de choses en soi, nous n’aurions aucun moyen d’inférer, de leur représentation en nous, leur existence en dehors de nous » et nous ne pourrions pas sortir de notre propre détermination (déterminations de l’esprit). Et donc on serait condamné à l’idéalisme sceptique. Mais précisément, ce que Kant dit alors, c'est que « cet idéalisme sceptique nous force à nous emparer […], à savoir l’idéalité de tous les phénomènes […] indépendamment de ses conséquences que nous ne […] ».

Et donc, d’une manière imprévue, le résultat de l’Esthétique Transcendantale, i.e. la thèse

de l’idéalité de l’espace et du temps, permet paradoxalement d’échapper à l’idéalisme sceptique et de garantir comme certaine et comme démontrée l’existence et la réalité objective des phénomènes extérieurs. […] Deux questions :

1. Comment ce résultat lui-même a été obtenu ? Par quelle procédure k atteint-il ce résultat ?

347

Fin du paragraphe 21 de la déduction transcendantale dans le texte de la seconde édition. 348

C'est au fond le cœur même de ce qui a été, pour Kant lui-même, le débat le plus important qu’il a eu en quelque sorte avec lui-même, et qui explique la rédaction de la deuxième édition dans ce qui la différencie de la première. 349

Au début du texte ajouté dans la seconde édition sous le titre de « réfutation de l’idéalisme », dans la section de l’Analytique des principes qui porte sur les postulats de la pensée empirique, et après le postulat qui concerne la catégorie de la réalité (p. 282). 350

Si l’espace est une propriété des choses en elles-mêmes, indépendamment de la constitution subjective de notre réceptivité sensible, alors le monde extérieur disparaît dans la fiction. 351

Cf. p. 282.

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2. Et peut-il, dans tout le reste du texte de la Critique, se faire à lui-même reconnaissance qu’il s’agit d’un résultat démontré ?

Thèse constante : l’Esthétique Transcendantale n’est pas une hypothèse : c'est une

théorie démontrée, et son résultat a valeur de démonstration. Que ce résultat ait valeur de démonstration a une importance capitale pour la suite, comme on peut le remarquer par ce que Kant dit au début de la « Logique Transcendantale », au début du titre 2 de son Introduction générale – titre 2 qui, précisément, vise à mettre en évidence, par rapport à la logique générale, la spécificité et l’originalité de la tâche particulière d’une logique transcendantale. Parce qu’après tout, on verra que c'est pas tout à fait la même chose avec l’Esthétique, dont Kant dit que c'est une science de la sensibilité, telle qu’il la constitue, entièrement nouvelle – après tout, la logique n’est pas une science nouvelle […]. C'est précisément parce qu’elle existe qu’elle peut […] fournir le fil conducteur qui, à partir de la table des jugements, permet de passer à la table des catégories. Et la discipline existe en un sens comme discipline pure, puisque, faisant abstraction de tout le contenu de l’expérience, elle se fonde uniquement sur la pensée […] la logique, en tant qu’elle examine seulement l’aspect formel de la pensée ou de la connaissance en générale, ne repose pas sur l’observation, […] données empiriques, et c'est là où Kant dit qu’il serait tout à fait absurde de recourir en logique à la psychologie, pour autant que celle-ci n’est qu’une théorie descriptive de l’âme ou une discipline empirique. Tirer la logique de la psychologique est aussi absurde que de tirer la morale de la vie, puisque pas plus que ce qui arrive ne fournit la règle [de ce qui doit être, la psychologie ne fournit pas] la manière dont il faut correctement penser du point de vue de la rectitude formelle, indépendant du contenu.352 Comment une logique transcendantale pourra se dégager de la logique générale ? Apparemment, ces deux logiques […] ont en commun d’être une science pure, qui se constitue a priori, des règles de la pensée. Mais précisément, ce qui permet à Kant353 de suggérer qu’il y a une voie, c'est précisément « la leçon de l’Esthétique Transcendantale », pour autant que cette leçon devait être acquise avant la logique, qu’il y avait donc une antériorité nécessaire de l’esthétique sur la logique, de la sensibilité sur l’entendement, car l’Esthétique Transcendantale a fait apparaître qu’il y a des intuitions pures aussi bien que des intuitions empiriques. Et donc, il pourrait y avoir aussi une différence équivalente entre une pensée pure des objets et une pensée empirique des objets ; de sorte que, au lieu de faire complètement abstraction, comme le fait la logique générale, de tout rapport à l’objet, il y aurait place pour une logique qui s’occuperait de ce rapport à l’objet, pour autant qu’il n’est pas tiré de l’expérience mais établi a priori. Et donc, à ce moment là, non seulement la logique serait, comme la logique générale, la science pure d’une pensée quelconque […] mais elle serait la science proprement transcendantale d’une pensée qui se rapporte a priori à l’objet. […]. La phrase est intéressante, parce qu’elle indique le rythme même constitutif de la démarche de la Théorie des éléments : c'est parce que l’Esthétique Transcendantale a réussi à pointer [une intuition pure] que la question peut être posée […] de ce que pourrait être une pensée pure, i.e. qui se rapporte a priori à son objet, par rapport à une pensée empirique, ou par rapport [à une pensée] traitée simplement sur le mode du quelconque, comme en logique générale, quand on fait abstraction du rapport à l’objet […]. L’esthétique a déjà pu être transcendantale : c'est parce que la théorie de la sensibilité a pu gagner le terrain transcendantal que la théorie de la pensée, la logique, pourra à son tour l’occuper. La [question] qui est liée à ce double résultat, c'est : que signifie proprement la thèse d’idéalité ? Et en quoi justifie-t-elle l’idéalisme transcendantal comme étant à la fois un idéalisme non dogmatique et un idéalisme non sceptique, et, en ce sens là, une espèce radicalement nouvelle […].

352

La logique est bien ce sens là une discipline non empirique, pure, donc a priori […]. 353

p. 146, au début du titre 2 […].

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Comment le résultat de l’Esthétique est-il obtenu ? Quelle est la méthode d’une Esthétique Transcendantale ? Comme nous l’avions vu, et comme Kant le dit à plusieurs reprises, une esthétique prise dans le sens strictement étymologique d’une théorie de la sensibilité, mais qui en outre peut légitimement s’accompagner de la caractérisation de « transcendantale », doit procéder à une double démarche d’isolation :

1. Elle doit d’abord isoler la sensibilité de l’entendement ; 2. et dans la sensibilité ainsi isolée, elle doit isoler ce qu’il y a de radicalement pur, et relève

de l’a priori. C'est évidemment, par rapport aux antécédents doctrinaux, philosophiques, le second moment : celui de l’isolement du pur dans la sensibilité – qui est à la fois problématique et nouveau – qui justifie, si on y arrive, que l’Esthétique Transcendantale soit considérée par Kant comme « une science entièrement nouvelle de la sensibilité ». Car une science de la sensibilité non transcendantale, on en trouve une depuis une tradition très lointaine, qui pourrait remonter au De Anima d’Aristote, et prolongée par toutes sortes d’autres doctrines, et [qui] trouvait une expression majeur dans le traité de Locke. Qu’une telle science soit transcendantale signifie qu’elle dégage « les principes de la sensibilité a priori ». C'est là qu’intervient la note très importante du vocable même d’« esthétique » pour désigner cette « science nouvelle » […]. La logique transcendantale devra se spécifier par rapport à une logique déjà instituée (la logique générale), qui étaye « l’idée d’une logique générale »,354 dont […] seraient les deux spécifications. Dans le cas de l’Esthétique Transcendantale […] nous avons un emploi du mot « esthétique », mais – Kant le dit dans la note – pour désigner quelque chose qui n’a aucun rapport avec ce qu’on va faire […]. C'est une référence évidemment à ce qu’on appelle parfois aujourd’hui « l’invention de l’esthétique » par Baumgarten, auteur de lignée wolffienne, quoiqu’il comporte sa propre originalité personnelle […] et dont Kant dit, dans la note, « fait que les allemands sont les seuls qui se servent actuellement du mot esthétique pour désigner ce que d’autres appellent la critique du goût », ou parfois, sous une forme contractée, « critique » tout court. […] c'est un espoir qu’a eu Baumgarten, mais qui est irréalisable d’après Kant, i.e. de porter au niveau de la science l’appréciation critique du goût, i.e. du sentiment par lequel les œuvres ou éventuellement des produits de la nature, sont reconnus comme beaux, en subordonnant cette appréciation à des principes rationnels.

Chez Baumgarten, l’esthétique avait pour ambition d’étendre et d’enrichir un domaine nouveau. C'est que la logique comme telle (ce que Kant appelle la « logique générale ») opérait déjà à l’égard de ce que Kant appelle la « faculté supérieure de connaître » […] Il y a cependant une faculté inférieure de connaitre, qui est la sensibilité, et pour autant que cette sensibilité donne lieu à des jugements qui lui sont propres (des jugements sensibles) dont le domaine d’exercice se situe essentiellement du côté donc du beau (soit dans les œuvres de l’art, soit éventuellement dans la nature) […].

Il faut bien faire attention dans cette note […] le texte de la première édition signale (1781), la vanité de la tentative de Baumgarten, précisément parce que, à la différence de ce qui se passe dans la logique proprement dite, où les règles de la pensée peuvent bien être établies a priori, et comme dira Kant dans son cours de logique, « indépendamment de toute psychologie », dans le cas du jugement de goût, [dans le cas de l’]évaluation du goût, « les règles sont seulement empiriques et ne peuvent pas servir de lois a priori » sur lequel l’entendement aurait à s’aligner avec la même rigueur [qu’en logique..]. La note se conclut par la phrase suivante :

« En vertu de quoi…. ».

354 Titre 1 de l’Introduction de la logique.

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Donc la réserver uniquement à l’Esthétique Transcendantale. Il faut oublier Baumgarten,

il faut oublier l’emploi du terme « esthétique », et la prétention qui était associée à ce titre d’élever au niveau de la science une […]. Ça ne fait que revenir à l’usage des anciens, chez qui la distinction des connaissances en sensible et intelligible était classique, célèbre, et au fond la distinction entre esthétique et logique dans la Critique de la raison pure ne fera que s’inscrire dans cette filiation […].

Dans la seconde édition, en 87, Kant modifie sa note en introduisant principalement une distinction, i.e. qu’au lieu de purement et simplement de condamner […], il admet à ce moment là qu’il puisse y avoir un second terme de l’alternative – à savoir : opérer un partage dans la philosophie spéculative entre « … au sens transcendantal », et tantôt dans une acception psychologique. Ça reste encore, en 87, dans une acception psychologique, i.e. dans une acception dans laquelle le jugement de goût resterait lié à l’explicitation de règles qui seraient fondées sur l’expérience355 et non pas sur des principes a priori. […] on n’est pas à la Critique de la faculté de juger : ce n’est que [dans la Critique de la faculté de juger] que Kant énoncera la possibilité d’énoncer, y compris pour la faculté du jugement de goût, des règles a priori, et relevant d’une démarche et d’une élaboration elle aussi transcendantale. […]. Il dit bien encore en 87 qu’on peut à la rigueur partager le sens d’esthétique en deux : […], mais justement, cet autre côté reste empirique et psychologique, et anthropologique, et ne se fraye pas encore la voie vers une constitution transcendantale du jugement de goût, comme le fera dans la première partie de la Critique de la faculté de juger.

Cela étant dit, le procédé d’isolation à laquelle l’Esthétique Transcendantale, pour obtenir son résultat, doit se livrer, comporte en fait l’usage combiné :

3. l’un qui est au fond thématisé par Kant lui-même comme procédé d’abstraction ; 4. mais ce procédé d’abstraction se conjoint avec un autre procédé, qui est en de fait

indissociable, mais qui trouvera son explicitation plus loin dans le texte de la Critique de la raison pure, dans la mesure où Kant, pour dégager le terrain d’une esthétique proprement transcendantale, pour identifier ce qu’il peut y avoir d’a priori dans la sensibilité, va combiner l’opérateur de discrimination a priori/a posteriori […] avec le couple forme/matière, lequel constitue, selon la terminologie et la doctrine de Kant, ce qu’il appelle des concepts de la réflexion – concepts auxquels une section particulière de la Critique de la raison pure sera réservée sous la forme d’un appendice à la fin de toute l’Analytique Transcendantale […], cette appendice étant intitulé « Amphibologie des concepts purs de la réflexion », où se trouvera thématisé comment le couple forme/matière constitue des concepts de la réflexion, et nous trouvons là un éclaircissement récurant sur la manière dont procède l’Esthétique Transcendantale. Voyons d’abord comment elle procède,356 comment Kant procède, comme il le dit lui-même « abstraitement »357 :

[L’« abstraction » comme processus de soustraction permettant l’identification d’un résidu].

Dans le paragraphe 6 de la Logique, Kant caractérise les actes d’entendement qui produisent des concepts, qui sont enveloppés dans la conceptualisation, et il les appelle : comparaison, réflexion, abstraction. Immédiatement, de façon caractéristique, le paragraphe 6

355 Puisque, pour Kant, la psychologie est nécessairement une théorie descriptive et empirique de l’âme. 356 Même si c'est en fait dans l’ordre inverse que le texte est disposé […]. 357 p. 118. – Pour cela, pour savoir ce que signifie l’adverbe « abstraitement » […], il faut dire un mot sur ce une signifie prompt pour Kant l’opération d’abstraction. Et là-dessus, nous sommes éclairés par le développement, plus tardif quant à la publication, mais par ailleurs un élément constant chez Kant […] qu’on trouvera dans le paragraphe 6 de la Logique de 1804, mise en forme par Jesche.

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de la Logique identifie l’abstraction à un processus de séparation. Puisque l’Esthétique Transcendantale doit d’abord séparer la sensibilité de ce que l’entendement pense par concept, puis, dans la sensibilité, séparer ce qui est pur de ce qui appartient à la sensation – c'est bien en cela que la démarche de l’Esthétique Transcendantale est une démarche qu’on ne dira pas « abstraite », mais qu’on dira « abstrayant », dans le sens même que Kant lui donne, lorsqu’au paragraphe 7, il donne un précision tout à fait essentielle, puisqu’elle a une valeur absolument transversale pour le vocabulaire de Kant, sur l’emploi du terme « abstraction », en indiquant que très souvent, en logique, on l’utilise mal, et il faut donc corriger son usage […] on considère qu’« abstraire » consiste à extraire, qu’on prélève quelque chose dans un complexe, et que c'est précisément ce quelque chose qu’on va appeler « abstrait », précisément par ce qu’il est le produit de cette extraction […]. →Il faut prendre « abstraire » au sens de « soustraire » : abstraire, c'est précisément, dans le même complexe, retirer, mettre de côté pour écarter, mettre à l’écart certains éléments, pour identifier donc un reste, un reliquat.

Et précisément, c'est ce qui se passe dans la formation du concept : le concept n’est pas abstrait du complexe : il est ce qui reste quand on a soustrait du complexe ce qu’on écarte comme n’étant pas pertinent. Et c'est pourquoi « il faudrait plutôt [les] nommer les concepts abstrayant », car ils sont ce par quoi on met à l’écart de la représentation certains éléments. [L’exemple du concept de corps].

Et il prend358 le même exemple qu’il prenait en 81 dans l’Esthétique Transcendantale : le concept de corps. Dans l’Esthétique Transcendantale, il nous dit donc : « j’isole abstraitement de la représentation d’un corps »359 d’abord les déterminations qui sont ce que l’entendement en pense,360 et puis j’enlève aussi ce qui relève de la sensation.361 A ce moment là, il y a un résidu qui demeure : l’étendue et la figure. […].

« .. car du corps lui-même […] bref de toutes les déterminations spéciales.. »

pour ne retenir que ce qui constitue les représentations communes qu’on trouve dans chaque corps, lorsqu’on a écarté toutes les particularités qui distinguent les corps mutuellement362 : il reste espace et figure. [Différence entre l’analyse cartésienne du morceau de cire et l’exemple kantien du concept de corps].

On pourrait presque dire : il y a dans ce procédé […] quelque chose comme un moment cartésien […]. Mais justement, il faut bien faire attention […] à la différence capitale, laquelle est chez Kant le résultat du jeu des concepts de la réflexion, et de la distinction matière/forme.

• Dans l’analyse cartésienne, le résidu obtenu est la res extensa, en tant que substance du corps. Et constituant la substance du corps, elle est une détermination du corps – la seule même qui appartient en propre au corps, tel qu’il est, on dirait en langage kantien, « en lui-même ».

• Alors que Kant dit aussitôt que ce résidu (espace et figure) n’est pas quelque chose du tout qui constitue le corps comme substance (on a fait abstraction de la substance comme catégorie intellectuelle) : ce reliquat « appartient à l’intuition pure qui réside a priori dans l’esprit ».

C'est qu’à ce moment là, le couple matière/forme a déjà fonctionné, et il a fonctionné dans un passage apparemment simple et en fait très dense, et qui se développe sur et à partir de la

358 C'est ce qui est intéressant par comparaison avec le texte de l’Esthétique. 359 Ce qui signifie : isoler pour rejeter, ôter de la représentation du concept de corps. En un sens, j’appauvris le concept de corps en évacuant un certain nombre de ces déterminations. 360 Par exemple que le corps est le siège d’une force, qu’il est divisible […]. 361 Comme l’impénétrabilité, la dureté, la couleur. 362 [C'est presque déjà une réduction husserlienne].

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première caractérisation du phénomène qui intervient dans la Critique de la raison pure, au niveau de l’Esthétique Transcendantale, et où celui-ci est présenté comme « l’objet indéterminé d’une intuition empirique ».363 […] Deux problèmes :

1. « Objet indéterminé » par rapport à quoi ? […] C'est un point de lecture tout à fait important […] : c'est de reconnaitre que certains termes clés sont des termes dont la signification n’est pas univoque dans tous les contextes, mais qu’ils ont une diversité de signification […].

2. Ce qu’on a vu permet de comprendre déjà en quoi il y a indétermination : l’indétermination est en un sens le résultat de la procédure d’abstraction. Précisément parce qu’on met à part la sensibilité, l’objet pour l’instant n’est pas encore [déterminé comme …], mais comme affectant la sensibilité.

[…]. Mais précisément, dans cet aspect provisoire résultant de l’abstraction, c'est cette notion de phénomène qui sert de matrice à la mise en œuvre des concepts de matière et de forme et qui va permettre de dégager […] effectivement ce qui est l’enjeu même de l’Esthétique : c'est qu’il y a bien de l’a priori dans la sensibilité, et puisque la sensibilité fournit des intuitions, il y a bien de l’intuition pure. Après, là tâche ultérieure sera de déterminer non seulement qu’l y a de l’intuition, mais quelles sont les intuitions pures. Kant le dit à la fin avec un espèce d’ingénuité :

« De cette recherche se dégagera que […] deux intuitions pures : l’espace et le temps ».

[…] C'est pas l’espace et le temps qui fourniront la notion d’intuition pure : c'est parce que celle-ci a déjà été instituée qu’ensuite l’Esthétique Transcendantale peut […].

Mercredi 13 février 2008. Première partie de la Théorie Transcendantale :

La méthode de Kant repose ici sur la mise en œuvre du couple forme/matière, qui relève, selon la terminologie de Kant, des concepts de la réalité. Cf. § 1 de la seconde édition, premier alinéa (sous couvert d’une thèse présentée comme une thèse générale concernant la connaissance) : puisque la connaissance est représentation objective, elle exige la subordination de la pensée à l’intuition, puisque c'est dans l’intuition seulement qu’il y a rencontre immédiatement de l’objet. Il y a une caractérisation de la sensibilité comme réceptivité, passivité,364 [mais] ce n’est pas encore le concept proprement transcendantal de la sensibilité, qui ne sera mis en place que par le dégagement, dans la sensibilité, d’un moment de pureté, d’a priori, qui ne pourra être identifié que par le jeu des concepts de la réflexion, i.e. par la dissociation d’une forme d’avec la matière. La caractérisation de la sensibilité conduira (second alinéa) à la mise en place d’une première détermination, provisoire, et c'est la première occurrence dans la théorie des éléments, du phénomène : « l’objet indéterminé de l’intuition empirique », i.e. l’intuition qui se rapporte à l’objet à travers la sensation, i.e. ce qui est produit par l’objet pour autant qu’il affecte la réceptivité sensible. L’objet est le terme commun de ces trois phrases, ce qui est extrêmement important par rapport à la question de la chose en soi.

1. L’objet pourrait être conçu comme ayant une existence indépendamment de l’affection qu’il produit, mais il n’est évoqué ici que pour autant qu’il produit cet effet sensible (la sensation) ;

363 p. 117. 364 Il faudra attendre Nietzsche pour avoir [une idée]de la sensibilité comme activité, mais sa conception comme passivité dans du De Anima d’Aristote

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2. Il y a aussi l’objet auquel se réfère dans la sensation (qui est représentation, l’effet qu’il produit sur la réceptivité sensible) l’intuition ; et cette intuition est l’intuition empirique ;

3. Il y a enfin la définition de l’erscheinung comme objet indéterminé d’une intuition empirique

A aucun moment cet objet ne doit être conçu sous le mode de ce qui interviendra ensuite comme la chose en soi. L’objet qui affecte et l’objet senti sont le même, et dans sa détermination de simple objet non encore pensé, il est indéterminé. C'est le procédé abstractif de l’Esthétique, qui isole la sensibilité : l’indétermination vient du fait que l’objet n’est pas encore pensé, structuré par les concepts a priori de l’entendement.365 Les niveaux de sens qui interviennent dans la suite du texte :

• Après avoir été ainsi introduit, le phénomène sera ensuite caractérisé comme objet de perception.366

« La perception est la conscience empirique, i.e. une conscience dans laquelle intervient aussi une sensation ».

Et les phénomènes « en tant qu’objet de la perception, contiennent, outre

l’intuition, les matériaux nécessaires pour quelque objet en général, i.e. le réel de la sensation », i.e. le [moment] proprement qualitatif de la sensation.367 Cf. p. 253 : les phénomènes sont de nouveaux des « objets de la perception ».

• Le phénomène sera caractérisé comme objet empirique, objet de l’expérience, ou comme objet de l’expérience possible, dans le dernier niveau décisif et constitutif de la signification de ce concept.

Par exemple, p. 269 (Analogies de l’expérience) et p. 296-297 (sens définitif) : l’objet empirique ou l’objet de l’expérience, l’objet complètement pris dans le réseau de l’expérience. A un certain moment, Kant pourra caractériser en ce sens le phénomène comme un objet de l’entendement,368 par opposition à un objet de la raison, lequel échappe à l’expérience, mais celle-ci est déterminée aussi par les catégories et principes transcendantaux de l’expérience, de sorte que l’objet est bien objet de l’entendement (et plus simplement d’une intuition empirique), car c'est par l’entendement que l’objet de l’intuition empirique est déterminé et devient objet de l’expérience.

« Les choses telles qu’elles nous apparaissent,369 en tant qu’elles sont pensées comme des objets conformément à l’unité des catégories, s’appellent phénomènes (phainomena) ».370

Les erscheinungen (de l’Esthétique, comme objet de l’intuition empirique), en tant que

pensées par l’entendement selon l’unité des catégories, s’appellent les phainomena. Guillermit voulait traduire ersheinung par « apparition », au sens de la comète qui apparaît, voire au sens phénoménologique. L’acception du phénomène comme « ce qui apparaît » est son acception objective : même s’il est indéterminé, le corrélat de l’intuition empirique est un objet (de cette intuition, à laquelle il correspond). Ailleurs, Kant dit que les phénomènes sont « simples représentations », « simple jeu de nos représentations », « ils n’existent que dans notre sensibilité ». On a là une sorte de réduction subjective de ce qui apparaît, qui peut prêter le flanc à

365 Les catégories, qui interviennent dans l’Analytique Transcendantale. 366 Cf. p. 242 : preuve du second principe transcendantal de l’entendement, qui correspond à la catégorie de la qualité (anticipation de la perception) 367 L’intensité de la couleur est le moment matériel de l’intuition empirique, laquelle est toujours corrélée à la perception comme conscience empirique, et pour autant qu’on peut définir à ce niveau les phénomènes comme objets de perception. 368 Dialectique Transcendantale, p. 355. 369 C'est la traduction du substantif erscheinung : erscheinungen – c'est traduit partout ailleurs par « phénomène ». 370 Première édition, troisième chapitre de l’Analytique des principes, sur la distinction de tous les objets en général en phénomènes et en noumènes, note, p. 301.

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l’accusation d’idéalisme et d’absorption des choses comme simples représentation subjective de l’esprit.

C'est sur cette notion de phénomène que Kant va opérer à l’aide du couple matière/forme comme concepts de la réflexion.371 La réflexion fait l’objet dans ce texte de trois caractérisations, dont la première est la plus générale. « La réflexion n’a pas affaire aux objets eux-mêmes, pour en obtenir directement des concepts, mais elle constitue

l’état de l’esprit dans lequel nous nous disposons à découvrir […] sous des concepts ». Cf. Logique, § 6 : après la comparaison, et avant l’abstraction, la réflexion est l’un des trois moments subjectifs impliqués dans les actes par lesquels l’esprit forme un concept. C'est par la réflexion qu’est isolé l’élément commun à une multiplicité de représentation, qui permet d’obtenir une caractéristique commue à plusieurs représentation – l’abstraction venant compléter la réflexion en écartant du concept ce qui n’a pas été retenu ou isolé par la réflexion. La réflexion fait partie des actes requis pour parvenir au concept, sur le versant subjectif. Les concepts de comparaison372 – les concepts, qui, du point de vue de la Logique, sont des concepts de comparaison ou des concepts de réflexion – ne disent rien quant à l’objet, puisqu’ils n’opèrent que sur le versant subjectif de ce que l’esprit fait pour tirer un concept de représentation.

• Exemple : le premier couple (p. 311) est unité et diversité (j’aurai traduis « différence »), qui correspond, du point de vue de la table des catégories, à la quantité, qui elle-même, dans la table des catégories, correspond à la distinction formelle des jugements, dans la logique générale et la logique formelle, entre les jugements universels et particuliers. Pour qu’un concept figure comme sujet dans un jugement selon cette distinction de la quantité, il faut une préparation subjective, dans laquelle on retient, dans une multiplicité de représentation, ce en quoi elles sont unes ou identiques.373 Dans le jugement particulier intervient la différence ou la diversité. Unité et diversité sont donc des concepts de comparaison, qui fournissent à la réflexion des outils par quoi elle prépare des jugements du point de vue de sa quantité (la distinction entre universel et particulier).

• Le second couple correspond à la qualité du jugement (affirmatif : convenance ; négatif : disconvenance).

• Le troisième couple : intérieur/extérieur, correspond à la catégorie de la relation ;

• et matière et forme correspondent aux catégories de la modalité. Ces quatre couples concernent la réflexion, pour autant que, sur le plan de la logique, elle n’est que l’autre versant de la comparaison et que l’association comparaison/réflexion sont les moments subjectifs de la formation du concept. Cette réflexion est la « réflexion logique », i.e. : elle n’est que la simple comparaison des représentations, et elle traite toutes les représentations comme étant présentes de l’esprit de la même manière (« homogène »), car la logique générale fait abstraction des sources de la représentation (sensibilité ou entendement). Kant distingue le logique (la logique générale) et le transcendantal (la logique transcendantale). Il y a aura une réflexion proprement transcendantale qui, à la différence de la réflexion logique, concerne les objets mêmes, au moins du point de vue de l’identification de la source cognitive d’où en procède la représentation. Cf. p. 310 : Kant a déjà intégré cette dimension transcendantale à sa première définition de la réflexion, en ajoutant :

371 Cette caractérisation du couple matière/forme se trouve dans l’Appendice de toute la Logique transcendantale consacrée à l’Analytique transcendantale, donc à la fin de l’Analytique des principes, qui est le chapitre sur la distinction des objets en phénomènes et noumènes : « Amphibologie des concepts de la réflexion ». 372 I.e. les concepts qui balisent en quelque sorte le champ de la représentation, de manière à dégager d’une multiplicité de représentation de quoi former un concept qui interviendra dans un jugement. 373 Tous les A sont identiquement B : on retient ce qui est identiquement contenu dans les représentations A : elles sont toutes B. – Ce ne sont pas les objets qui sont identiques, mais ils sont pensés au travers de ce qui, dans une multiplicité de représentation, est identique (dans le jugement universel).

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« Elle est la conscience du rapport qui existe entre des représentations données et nos diverses sources de connaissance, lequel rapport peut seul déterminer exactement la relation qu’elles entretiennent entre elles ».

Selon cette caractéristique, la première question de la réflexion est : de quel pouvoir de

connaissance viennent les représentations ? Et relativement à quel pouvoir de connaissance se réunissent-elles pour une comparaison possible ? Si on n’effectue pas la dissociation (dont la logique générale n’a pas besoin), il y amphibologie des concepts de la réflexion, i.e. on applique directement ces concepts (identité et différence) aux objets mêmes, et non aux conditions subjectives de la formation de leur concept, sans se demander si la représentation des objets appartient au sens où à l’entendement.

Toute la philosophie de Leibniz, dit Kant, se laisse reconstruire comme un monde purement intellect, à cause de cette amphibologie, qui ne distingue pas la provenance intellectuelle des représentations. Exemple : la thèse de Leibniz selon laquelle la différence des objets pourrait être fondée sur leur simple concept, de telle sorte que deux choses réellement distinctes devraient toujours se distinguer aussi par leur caractère conceptuel, i.e. par un moment, relevant de l’entendement, de leur représentation.374 Pour Kant, il y a entre les objets une des différences extra-conceptuelle qui relèvent de l’intuition sensible, pourvu que cette intuition soit considérée comme une source indépendante et sui generis de représentation. Deux choses numériquement distinctes ne se différencient que par localisation dans l’espace, relativement à la forme de l’intuition sensible, tout en étant identiques dans leurs propriétés telles qu’elles peuvent être énumérées dans un concept (elles ont le même concept). Deux choses peuvent avoir le même concept, et c'est l’intuition qui les distingue (la situation est un principe de distinction réel, distinct du concept). Chez Leibniz, l’amphibologie consiste à méconnaitre le caractère originaire de l’intuition sensible comme principe de distinction.

Comment Kant utilise le couple de la réflexion matière/forme dans sa démarche transcendantale.

Kant indique que ce couple n’est pas un quatrième qui viendrait s’ajouter extérieurement aux précédents : il est déjà impliqué au fondement de toute réflexion ; il est lié à tout usage de l’entendement. La matière signifie le déterminable, et la forme sa détermination : du point de vue de l’entendement, la matière telle qu’elle est simplement pensée (par exemple dans la généralité d’un concept), précède la forme, telle que relativement à un concept général, elle intervient ensuite dans la détermination des espèces. De même, vis-à-vis de la réalité en général, si on la pense du seul point de vue de l’entendement, la réalité illimitée est considérée comme la matière de toute possibilité, à partir de laquelle les choses se distingueront les unes des autres par leurs […], i.e. par autant de limitation de cet horizon illimité qui doit être donné d’abord pour que l’entendement intervienne pour y distinguer les choses d’après les concepts transcendantaux ». C'est pourquoi Leibniz, du point de vue métaphysique (point de vue de l’entendement) admet d’abord des choses qui sont des substances simples (monades) dotées d’une faculté de représentation, et ensuite construit sur la multiplicité d’abord donnée des monades (qui se distinguent mutuellement par leur faculté de représentation), le rapport mutuel de ces substances, dont le concept abstrait fournit l’espace, ou aussi la liaison de leurs états successifs, dont le concept abstrait fournit le concept du temps –375 si on réfléchit sur l’espace et le temps du point de vue de l’entendement, espace et temps sont des concepts provenant d’une réflexion qui présuppose une matière, dont espace et temps dégagent après-coup la forme. Caractéristique essentielle, qui résulte de la reconnaissance de la sensibilité comme mode originaire de

374 Cf. le principe des indiscernables : il n’existe pas dans la nature deux objets, si ressemblant nous apparaissent-ils à la connaissance sensible, numériquement distincts, qui ne possèdent pas une distinction intrinsèque dans leur concept. Car le concept n’est pas obligatoirement une représentation générale collective à plusieurs représentations, mais il y a des concepts individuels, qui n’ont qu’un objet référent, dont il est la notion complète. 375 La définition de l’espace comme ordre des coexistants et du temps comme ordre des successifs – concepts formés par l’entendement, à partir des relations entre les substances simples (espace) ou de leurs états représentatifs consécutifs (temps).

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représentation, source propre de la source intellectuelle : cela conduit à reconnaître que, du point de vue de la sensibilité, la forme précède la matière, « ce que la philosophie intellectualiste ne pouvait pas reconnaître », parce qu’elle ne pouvait pas reconnaître le préalable la précession de la sensibilité comme une condition originaire de l’accès de la connaissance aux choses.

Alinéa 3 : réfléchissant sur le phénomène, la réflexion dissocie, sur le versant objectal du phénomène, forme et matière :

5. est matière ce qui correspond à la sensation (par exemple la couleur), et qui se donne comme un divers qualitatif ;

6. et il y a sur ce divers des rapports qui l’ordonnent « c'est qui fait que le divers peut être ordonné selon certains rapports ». Ce qui rend possible cette ordination est la forme.

Leibniz ne disait-il pas la même chose en appelant espace et temps ordre des coexistant et des successifs ? Non. La matière est le déterminable, i.e. la diversité sentie ; la détermination est que cette diversité s’ordonne selon certains rapports. Il faut éviter le contre-sens qui consiste à projeter dans cet ordre inhérent au sensible l’idée d’une activité ordonnatrice, d’une intervention ordonnatrice de l’esprit, i.e. en désignant le fondement de cet ordre comme la forme de ce qui apparaît, Kant la désigne comme étant toute prête dans l’esprit (elle n’est pas le résultat d’une activité de l’esprit). Il y a dans l’esprit une forme de sa réceptivité que l’esprit ne produit pas, mais qui est intrinsèquement liée à la réceptivité. Elle est « déjà là dans l’esprit ». Cette forme « réside a priori dans l’esprit ». Ce qui permet à la réflexion de dissocier la forme de la matière, c'est l’argument par lequel la conception kantienne de la sensibilité accède au rang transcendantal et se dissocie de l’adhésion à une représentation traditionnelle de la sensibilité comme réceptivité : ce qui ordonne les sensations et fait qu’elle comporte des rapports n’est pas lui-même senti. La matière ne s’ordonne pas d’elle-même : le sentant contient le fondement de cette ordination, fondement qui est la forme, et puisque la sensation est entièrement a posteriori, donc la forme ordonnatrice du senti dans la sensation est a priori, et donc « pourra être considérée abstraction faite de toute sensation » (p. 318). Cette forme sera alors une représentation pure.

Sur le phénomène, on a dissocié le contenu matériel de la sensation de la forme qui l’ordonne, qui réside a priori dans l’esprit, comme représentation, et plus précisément une intuition : donc c'est une intuition. L’élément formel du phénomène est une intuition, et étant a priori, c'est une intuition pure. On a dégagé la notion d’intuition pure à partir d’une réflexion sur l’intuition empirique. La distinction du sens interne et du sens externe conduira à reconnaître comme forme des intuitions empiriques du sens externe l’espace, et le temps comme forme du sens interne. Le corps est l’objet d’une intuition empirique, mais si on écarte tout ce qu’il y a d’empirique, étendue et figure (caractéristique spatiale dissociée de toute matière sentie et de toute intervention conceptuelle) demeure, et c'est un résidu qui appartient à l’intuition pure.

Esthétique transcendantale, § 2 : sur l’Exposition métaphysique du concept d’espace. C'est l’Exposition métaphysique du concept d’espace, mais le premier alinéa fonction ne comme une introduction générale, puisqu’il concerne à la fois de l’espace et le temps : il distingue sens interne et sens externe, et les caractérise tous les deux par leurs formes (espace et temps), qui assurent les rapports spatiaux et temporels. p. 119 : il n’y a pas de transfert possible de la forme de l’un à celle de l’autre.376 De là une question ontologique : que sont l’espace et le temps ? Trois possibilités (classification ontologique générale, que Leibniz évoque dans les Nouveaux essais) : toutes les choses en générale peuvent être considérées comme :

1. des êtres réels qui subsistent par eux-mêmes (substances) ;

2. comme des attributs ou des déterminations de ces choses (propriétés) ;

376 Pas d’intuition extérieur du temps, ni d’intuition interne de l’espace.

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3. ou comme des relations. Si espace et temps sont des relations, ils peuvent être :

a. des relations qui seraient des rapports des choses mêmes, indépendamment de la constitution subjective de l’esprit sous laquelle l’esprit appréhende ces choses en y reconnaissant des rapports entre elles ;

b. ou bien ces relations sont elles-mêmes relatives à l’esprit.

1. La première thèse est pour Kant celle de

l’atomisme de Démocrite et d’Epicure : tout c'est qui est est constitué d’atomes et de vide, les deux étant aussi réels et subsistant, le vide étant l’être réel dans lequel se disposent les atomes.

2. Que ce soient des attributs des choses, c'est pour Kant la position de Newton et des newtoniens, où l’espace absolu et le temps absolu sont non pas des attributs des choses temporelles ou spatiales, mais des déterminations de Dieu lui-même, en tant que, par son omniprésence et l’infinité de son existence, il fonde un espace infini et un temps infini comme étant ce par rapport à quoi les positions relatives des objets et les mesures relatives des durées peuvent être mesurées.

3. La troisième thèse serait celle de Leibniz, ou plutôt des leibniziens, car chez Leibniz, les rapports de coexistence ou de succession tirent leur objectivité de leur inscription dans l’entendement divin, pour autant qu’il est la région des idéalités et considère tous les rapports possibles des choses.

La réponse de Kant à la question de la nature de l’espace et du temps : ce sont des formes de l’intuition sensible, i.e. des intuitions pures. L’innovation principale de la seconde édition concernant le traitement de l’espace consiste à distinguer (§ 2 et 3) « deux expositions de ce concept » :

7. Exposition métaphysique ; 8. et Exposition transcendantale, où les 5 arguments de la première édition sont

redistribués377 ; 9. Ensuite sont tirées des conséquences, lesquelles sont absorbées par le § 3

(Exposition transcendantale) ; 10. Le temps est traité au § 4 (Exposition métaphysique), et 5 (Exposition

transcendantale) ; 11. § 7 : explication, qui répond à des objections anciennes (objections de Mendelssohn

et Jean […] Lambert, lecteurs de la Dissertation de 1770), contre la thèse qui conteste la réalité absolue de l’espace ;

12. Ensuite figurent des remarques générales sur l’Esthétique Transcendantale ; 13. la 2nde édition ajoute le § 8, et dans les remarques, des chiffres romains.378

Mercredi 20 février 2008

Reprise de l’exposé sur l’Esthétique Transcendantale. Les réaménagements de la seconde édition visent379 à évacuer le « malentendu » sur l’Esthétique Transcendantale, « surtout en ce qui concerne le temps ». Ce malentendu

377 Les arguments 1, 2, 4 et 5 deviennent les arguments 1 à 4 de l’Exposition métaphysique, l’argument trois de la première édition est remplacée par l’Exposition transcendantale. 378 Le numéro 1 devient les numéros II, III, IV. 379 Cf. Préface de la seconde édition.

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est lié essentiellement à la question de l’idéalisme, et porte effectivement plus spécifiquement sur le temps, pour une raison que les réaménagements font apparaitre très clairement. [Exposition métaphysique et transcendantale]. Que signifie l’introduction, dans la seconde édition, pour l’espace comme pour le temps, d’une distinction entre une exposition métaphysique et une exposition transcendantale du concept (d’espace, puis de temps) ?

• [Exposition transcendantale du concept d’espace] On reconnaît immédiatement que l’exposition transcendantale est une reprise à la lettre même (dans le détail et la procédure même de l’exécution) de ce que Kant avait préalablement établi dans les Prolégomènes. Concernant l’espace, il s’agit d’aller du constat de l’existence d’une géométrie jusqu’à la découverte (par le procédé analytique) de la condition de possibilité d’une telle science, pour autant qu’elle trouve sa source dans l’intuition pure de l’espace comme forme de la réceptivité sensible du sujet relativement à son sens externe.380 La dissociation formelle de cette exposition transcendantale dans la seconde édition revient à intégrer au corps du texte de la critique un acquis des Prolégomènes.

• [Exposition métaphysique du concept d’espace]. Du même coup, les autres arguments qui concernent le statut de représentation de l’espace se trouvent désormais renvoyés à une exposition métaphysique, dont l’objectif est « de montrer en quoi et comment une représentation est a priori ». Cette exposition métaphysique, concernant l’espace, se trouve ramenée à quatre arguments, qui visent donc à établir ce qu’il en est, quant à son statut, de la représentation de l’espace. Si on admet cela, i.e. que l’Introduction d’un titre spécial pour l’exposition transcendantale est un héritage des pro et de son procédé analytique, l’exposé métaphysique est, lui, a contrario, propre au précédé synthétique, qui selon Kant caractérise la démarche de la Critique de la raison pure, procédé synthétique qui consiste à exhiber d’abord et directement (sans passer par l’intermédiaire de l’existence de la géométrie) de ce que contient dans son appréhension la plus immédiatement intuitive la donnée de l’espace, l’élément pur de l’intuition sensible, mais qui constitue le premier élément de résolution du problème de la possibilité des jugement synthétique a priori. […]. Dans La Discipline de la raison pure, Kant dit que les représentations originairement données ne peuvent pas être définies, ais qu’on peut seulement en énumérer des caractères suffisants, suffisants, ici, à identifier le double statut de la représentation de l’espace : elle est a priori, donc pur, et elle n’est pas un concept, mais une intuition.

Les arguments de l’exposition métaphysique dans la seconde édition. Les deux premiers arguments visent à établir le caractère de pureté de la représentation de l’espace :

1. Le premier en montrant que ce n’est pas une représentation empirique, dérivable à partir des procédés usuels de formation du concept (à partir de la donnée même des objets connus par exemple) ;

2. le second argument vise à montrer que l’espace est une représentation nécessaire, qui, ajouté au précédent (argument négatif de l’indérivabilité à partir de l’expérience) confirme son caractère d’apriorité.

[1. Indérivabilité de l’espace à partir de l’expérience (argument négatif)].

380 On a un procédé qui va du conditionné (la géométrie) jusqu’à sa condition (l’intuition pure de l’espace, qui elle-même n’est possible qu’en tant que forme de la réceptivité sensible).

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La représentation ne provient pas de l’expérience par un procédé de la réflexion qui, à partir de la perception des objets en dehors de moi, en tirerait (par abstraction) la représentation de l’espace, conformément à ce que serait une genèse psychologique de la représentation de l’espace à partir du perçu extérieur. C'est l’inverse qu’il faut dire : pour qu’il y ait un perçu extérieur, il faut que le rapport indéterminé à l’extériorité comme telle soit déjà là, et il ne peut pas être tiré des objets extérieurs, qui le présupposent. Il faut que la possibilité même de ce rapport extérieur dans la représentation de l’espace soit posée d’abord avant toute représentation d’un objet externe, puisqu’il en conditionne la possibilité.381 [2. Caractère de nécessité de la représentation de l’espace]. Caractère de nécessité de la représentation de l’espace, fondé sur un argument qui révèle un usage de l’imagination. C'est une expérience de pensée que nous pouvons toujours faire (et qui est archi-classique), que nous pouvons feindre un espace dans lequel il n’y aurait rien, mais que nous ne pouvons pas feindre qu’il n’y ait pas d’espace […]. C'est un point essentiel ; c'est, avec l’argument suivant, ce qu’on pourrait appeler l’argument le plus authentique de l’Esthétique Transcendantale, puisqu’il ne fait appel ici à aucun présupposé tiré de l’existence de la géométrie : c'est vraiment la prise en compte directe et descriptive de la représentation de l’espace qui en dérive ce caractère, au travers de ce procédé imaginatif de l’évacuation. Ce point est confirmé par une note de la seconde édition (p. 283), à propos du rapport entre le sens externe et l’imagination. C'est repris sous le titre « Réfutation de l’idéalisme » dans la seconde édition. Cf. les six ou sept dernières lignes, sur l’exercice de l’imagination quand nous nous imaginons quelque chose d’extérieur – l’imagination étant ici la faculté de se rappeler des objets même en leur absence. Pour imaginer quelque chose comme extérieur, « il faut déjà disposer d’un sens externe, et distinguer ainsi immédiatement la simple réceptivité d’une intuition interne et la spontanéité qui caractérise toute imagination […]

doit être déterminé par l’imagination ». Donc si l’imagination est bien un pouvoir spontané, lorsqu’il s’agit de s’imaginer un objet du sens externe, cette spontanéité intervient bien,382 mais cette figuration n’est possible que sur le fond d’une réceptivité plus originaire que l’imagination : la forme de l’intuition externe que l’imagination exploite pour y inscrire le tracé de son dessin. Cette forme interdit de considérer que le sens externe résulte également de la spontanéité de l’imagination. On peut s’imaginer ce qu’on veut dans l’espace (par invention figurative de notre spontanéité imaginative), mais nous ne le pouvons que sur la base de la reconnaissance préalable de la donnée non spontanée, forcément liée à la structure de notre réceptivité, qu’il y a un sens externe et que l’espace en est la forme. Et que la forme, ainsi délivrée comme représentation fondant tout usage de l’imagination relativement à des formes extériorisées, est quelque chose qui adhère à la réceptivité sensible, et ne peut être un produit de l’imagination. Par la spontanéité, je peux évacuer en imagination les objets de l’espace, mais ce pouvoir d’anéantissement laisse inentamé la forme même de l’espace, condition de possibilité même de cette exercice de l’imagination. C'est ce que veut dire « représentation nécessaire ». Il y a un problème terminologique, en référence à la p. 328, dans un des passages les plus étranges ou énigmatique de la Critique de la raison pure, à l’extrême fin de l’Appendice, au dernier chapitre de l’Analytique des principes, qui est le dernier chapitre de l’Analytique transcendantale383 : c'est le passage consacré à l’établissement de la table des acceptions du concept de rien. Les significations

381 D’où l’impossibilité de dériver, par une genèse empirique, la représentation de l’espace de la perception externe. 382 Cf. Descartes : je me figure une chimère, un centaure, etc.. 383 Cf. p. 237 : Kant dit que ça n’est pas très important, mais que ça peut sembler requis pour que le système soit complet. C'est une appréciation équivoque.

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du rien se disposent selon les quatre titres des catégories. Kant propose comme une grammaire élémentaire à trois termes : concept, intuition et objet. Les acceptions du rien se mettent en place autour d’une combinatoire qui associe ces termes, et qui fait jouer deux opérateurs : le terme « sans » et le terme « vide de ». Il y a aura donc quatre acceptions du rien. On s’en tient à l’acception mise au titre III : elle correspond à ce que la terminologie scolastique appelle depuis au moins Suarez : l’ens imaginarium, l’« étant imaginaire », i.e. « une intuition vide dans objet ». Le texte antécédent à introduit la caractérisation de cet étant relativement à la catégorie de substance. Il s’agit donc de considérer la simple forme de l’intuition sans substance, i.e. selon la signification catégoriale de la substance pour Kant, sans le quelque chose de permanent qui, dans le phénomène, correspond à la catégorie de substance – quelque chose de permanent qui ne peut être reconnu qu’au travers d’un objet dont on peut dire qu’il reste, par certaines de ses propriétés, invariant. La forme de l’intuition sans substance n’est pas elle-même un objet, puisqu’elle est du côté de la subjectivité, la condition formelle de l’objet comme phénomène, et sous laquelle on peut accéder à l’objet indéterminé d’une intuition empirique (phénomène) – comme l’espace pur (espace vide de tout objet) ou le temps pur (vide de tout événement). De cet espace et de ce temps purs, on peut dire que, stricto sensu, ils ne sont pas rien (« ils sont bien quelque chose »), et selon la terminologie ontologique que reprend ce passage, on travaille sur l’opposition binaire de l’aliquid et du nihil, du etwas et du nicht : l’espace est la forme de l’acte auquel nous accédons à une intuition externe. Mais en un autre sens, l’espace n’est rien, en ce qu’il n’est pas lui-même un objet dont on pourrait avoir l’intuition extérieure. Tant qu’on en reste à l’examen le plus élémentaire de la possibilité du rapport extérieur, ce qui est la condition de ce rapport ne peut pas être lui-même l’un des termes de ce rapport (l’objet perçu comme extérieur). En ce sens, l’espace est un étant imaginaire : il est quelque chose comme forme, mais rien si on mesure ce rien par rapport à l’objet du sens externe. L’espace n’est pas un produit de l’imagination, car toute imagination présuppose l’espace comme forme de la réceptivité sur laquelle peut ensuite travailler la spontanéité imaginative : il est quelque chose dont l’exercice imaginaire peut seul révéler la nécessité, en montrant que la représentation de l’espace résiste à toute tentative d’anéantissement.

Sur les deux premiers arguments de l’exposition métaphysique. […]. Quand Kant parle d’espace, c'est toujours relativement à des découpes qui ne peuvent être réalisés qu’en fonction d’un concept qui règle cette découpe (c'est le concept qui doit être construit en mathématique), mais lorsque nous parlons des espaces, ils sont les parties d’un seul espace unique. Dans son premier livre, en 1747, sur La Véritable évaluation des forces vives,384 Kant indique que la forme de l’espace comme telle (la caractéristique fondamentale de l’espace comme espace euclidien à trois dimensions) est une conséquence des propriétés physiques des corps qui occupent cet espace : si notre espace385 a trois dimensions, c'est parce que les relations des corps occupant cet espace sont régies par une loi fondamentale des forces, qui lient entre elles les substances dans l’espace.386 La théorie de la relativité générale retrouvera ça d’une autre façon : les propriétés géométriques de l’espace physique sont des conséquences des rapports physiques des entités qui se trouvent dans cet espace ; ce sont les lois physiques qui déterminent les structures de l’espace.387 La Critique de la raison pure dit exactement le contraire, mais ce qui était intéressant en 1747, c'est que Kant dit à partir de là : une science de tous les espaces possibles388 serait la plus haute géométrie que l’esprit humain puisse connaître. Au nom de la thèse

384 Débat entre les cartésiens et leibniziens sur ce qui doit mesurer la force dans les échanges mécaniques entre les corps : par la quantité de mouvement, comme chez Descartes, ou par la force vive, comme chez Leibniz. 385 L’espace perçu et l’espace mathématique de la science : c'est le même. 386 c'est l’aspect leibnizien, mais cette loi est la loi newtonienne de l’attraction, où la force qui lie les corps est inversement proportionnelle au carré des distance. 387 La structure formelle de l’espace dépend des lois physiques gouvernant les objets spatiaux. 388 Des espaces dont les formes et dans lesquels les lois physiques seraient différentes de celles de notre monde – puisque les lois de notre monde sont contingentes.

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métaphysique de la contingence des lois de la nature, on peut considérer une pluralité d’espaces possibles, qui seraient les objets possibles d’une science supérieure. Dans la Critique de la raison pure, lorsque Kant parle d’une pluralité d’espaces, ça n’a rien à voir avec cela : ça signifie des configurations partielles d’un espace unique, qui est l’unique espace dont nous avons l’intuition immédiate et dans lequel la géométrie opère par ses procédés constructif les différentes découpes. [3. Une intuition de l’espace unique précède toute représentation spatiale]. Le plus important est la seconde partie de la phrase,389 qui fait appel à une quasi-évidence de ce rapport phénoménologique tout/partie dans l’espace unique : c'est que ce rapport doit être lu de telle sorte que le tout de l’espace en aucun cas ne résulte de la composition, de l’accumulation par juxtaposition de ses parties, mais le tout de l’espace, dans la représentation que nous avons, précède toujours nécessairement la pluralité des parties qu’on peut y reconnaître. Nous ne pouvons parler de plusieurs espaces que sur la base de la donnée toujours préalable de l’espace unique et en aucun cas nous ne pouvons constituer, construire d’espace par l’adjonction de ses parties. Car il n’y a de parties découpables de l’espace que sur le fond toujours pré-donné de l’espace unique sans lequel nous ne pourrions accéder à aucune représentation partielle. L’espace n’est pas la somme de ses parties, mais ce qui est toujours déjà présupposé par la moindre donation partielle d’un ou d’espaces. Si on forme « un concept universel d’espaces en général » (p. 321), il ne s’agit pas de ce que Riemann appellera le concept d’une variété à N dimension, dont les espaces à 1, 2, etc. dimension sont des versions particulières : il s’agit ici du concept universel d’une figure quelconque dans l’espace (qui peut être une ligne, une surface à deux dimensions). Le concept universel qui serait le concept commun à tous ces espaces en général repose lui-même, comme chacun de ces espaces en particulier, sur des limitations, i.e. sur un procédé de découpe, de tracé de frontières, qui n’est possible que sur le fond d’un espace unique. Dans cet argument III, Kant ajoute à ce moment proprement métaphysique, qui établit qu’il doit y avoir non une représentation quelconque a priori, mais une intuition a priori qui intervient au fondement de tous les concepts que nous élaborons de l’espace. C'est une intuition, car l’intuition est la seule représentation singulière : s’il n’y a qu’un espace, sa représentation ne peut être qu’une intuition. Avant tout concept d’espace déterminé, il faut qu’il y ait cet espace unique ; puisqu’il est unique, sa représentation ne peut être qu’une intuition. Kant ajoute cependant quelque chose qui anticipe sur l’exposition transcendantale, i.e. que c'est précisément là-dessus, i.e. sur cette intuition préalable de l’unité et unicité de l’espace, que reposent les principes de la géométrie, même si Kant cite comme principe géométrique ce qui est à proprement parler un théorème, i.e. que, dans un triangle, deux côté pris ensemble sont plus grand que le troisième. Il désigne cela comme un principe en raison de « l’évidence immédiate supposée de cette proposition », dont il veut dire qu’elle n’est pas dérivée des concepts de la ligne et du triangle, mais de l’intuition, mais d’une intuition qui porte non pas sur l’espace un comme tel, mais sur une découpe de cet espace (le triangle). Kant veut dire que, s’agissant d’un espace partiel comme le triangle, certaines propriétés de ce triangle sont immédiatement évidentes en raison même du caractère d'intuition a priori de la représentation de l’espace qui est sous-jacente à la construction même du triangle. [4. L’espace est une intuition, pas un concept]. Le quatrième argument est le plus spectaculaire et le plus difficile. Il s’agit de montrer que l’espace n’est pas un concept, mais une intuition.

14. L’argument III établissait le caractère intuitif de l’espace sur l’unicité de l’espace ; 15. l’argument IV établit le caractère non conceptuel (et donc intuitif) de l’espace sur le

mode de rapport qu’il y a entre l’unicité de la représentation et la multiplicité qu’elle implique toujours.

389 « En outre […] ».

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Ce rapport peut être exprimé de deux façons : 1. par la préposition « sous » ; 2. ou par la préposition « dans ».

1. Les éléments pluriels qu’une représentation unique rassemble peuvent être sous elles ; 2. ou dans elle.

C'est ce qui distingue ce qui est concept (« sous ») et ce qui est intuition (« dans »). Cette dissociation et sa conséquence (la représentation de l’espace est une intuition) est articulée, dans la seconde édition, sous ce constat qu’il faut placer, du point de vue méthodologique, sur le même plan que ce qu’on a vu à l’argument II :

« On ne peut jamais construire une représentation selon laquelle il n’y aurait pas d’espace… ». Une espèce d’évidence dans la représentation. Je ne peux pas me représenter des espaces partiels sans me représenter d’abord l’espace unique qui est leur fond. C'est sur la même ligne d’évidence quasi-phénoménologique qu’il faut placer la première phrase de l’argument quatre :

« L’espace est représenté comme une grandeur infinie donnée ». Cette phrase est introduite par Kant dans la seconde édition dans un argument qui, à la différence des trois précédents, a été entièrement remanié. La grandeur infinie est l’arrière-plan de toute détermination d’une grandeur finie par une mesure, pour autant que l’opération de mesure, si elle doit déterminer la grandeur définie d’une fraction d’espace, postule ce progrès de l’intuition, donc la réitération à l’infini de la même unité de mesure. Ce texte de la première édition semble subordonner de façon implicite l’intuition de l’espace à l’intuition du temps, pour autant que ce progrès sans limitation de l’intuition renvoie à la réitération temporelle du même report d’une unité de mesure. La rédaction, plus soignée, de la seconde édition, vise à dégager un caractère sui generis de l’espace en déconnectant complètement la donation de ce qui vient à la représentation dans cette représentation de toute subordination à l’égard du temps, de sorte que l’infini de l’espace soit immédiatement reconnu dans sa représentation. Il y a une autre difficulté sur la terminologie de cet argument. Cf. Hermann Cohen, Sur la théorie kantienne de l’expérience : l’auteur s’appuie sur un passage de la première antinomie, concernant précisément le caractère fini ou infini du monde dans l’espace ou dans le temps.

« Une grandeur infinie donnée est impossible ».390 Cohen dit : vous voyez bien que l’argument IV de la seconde édition de l’Esthétique Transcendantale est insoutenable ; et il devient : l’espace est représenté comme quelque chose d’impossible. C'est ne pas voir plusieurs choses :

16. c'est d’abord ne pas tenir compte du caractère essentiellement progressif du texte de la Critique de la raison pure et donc de la nécessité de toujours contextualiser la signification aussi bien des concepts que des propositions relativement à cette progression.

17. 391La phrase de la Dialectique Transcendantale où Kant dit « une grandeur infinie est impossible » est empruntée aux remarques sur la thèse de la première antinomie – la thèse dogmatique selon laquelle le mode est contenu dans des limites.392 Kant observe la manière

390 Critique de la raison pure, p. 432. 391 Mais il y a quelque chose de plus direct encore à dire. 392 Il ne s’agit pas de l’espace, mais du monde dans l’espace. Ce n’est pas l’espace qui a des limites, mais le monde en lui.

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dont, dans la preuve de la thèse, il a monté lui-même la démonstration métaphysique (par simples concepts, sans appel à l’intuition) de cette proposition cosmologique. Dans la remarque sur la thèse, Kant dit : « j’aurai pu m'y prendre autrement pour donner la preuve, en apparence ». Ce qui signifie que tout le texte suivant est la reconstruction de l’argument que Kant n’a pas donné, parce qu’il n’est en fait qu’une solution alternative en apparence et pas une réelle alternative.

Mais c'est vrai que p. 432, Kant propose effectivement ce qu’on identifierait chez Wolff ou Baumgarten comme leur preuve de cette proposition. Il ne la reprend même pas à son compte comme preuve légitime du point de vue de la raison pure, mais comme une autre manière dont on aurait pu s’y prendre, mais qui n’aurait pas été la bonne, parce qu’elle n'est pas fondée sur un bon concept de l’infini. C'est le concept de l’intuition de l’infini comme maximum, ce qui est le plus grand possible dans son ordre de grandeur. Par exemple : le plus grand de tous les nombres (exemples de Galilée, via Leibniz). I.e. une grandeur qui dépasse toujours la multitude de fois où se trouve contenue une unité donnée. Ce concept est vicieux, car la notion du maximum relativement à ce mode de construction de la grandeur par adjonction de l’unité à l’unité est intrinsèquement contradictoire, puisqu’aucune multitude n’est la plus grande (il n’y a pas de maximum). « Donc une grandeur infinie donnée est impossible ». Contextuellement, Kant écrit cela sous la condition ouverte par la référence au concept vicieux de l’infini comme maximum, et comme maximum relativement à une opération de parcours de la multitude par conceptualisation du combien de fois une unité s’y trouve prise, donnée. Or, effectivement, ce combien de fois est inachevable. Si, dans l’Esthétique Transcendantale, il dit : « l’espace est représenté comme une grandeur infinie donnée », il peut l’énoncer précisément pour cette raison : l’espace n’est pas représenté comme une multitude que nous construirions d’adjonction d’unités les unes aux autres, donc la multitude ne comporte en effet à ce moment là ne comporte aucun maximum. L’espace n’est pas représenté infini au sens du maximum, mais comme étant ce qui est toujours présupposé comme déjà là, pour qu’on sache a priori et de façon absolument immédiate et certaine qu’on peut toujours progresser, parce que l’espace est déjà là. C'est par rapport à cet infini donné qu’il faut ensuite déterminer la distinction entre l’être-sous et l’être-dans, qui concerne non pas une pluralité quelconque d’éléments, mais « une foule infinies de représentation ». Un concept, étant toujours une représentation générale à partir d’un caractère commun à plusieurs choses, ne détermine rien quant à la pluralité des choses contenues sous lui : il y a une pluralité infinie de déterminations possibles, et cette pluralité est contenue sous le concept. Dans le cas de l’espace, c'est différent : l’illimitation des représentations d’espaces, que nous pouvons nous représenter à partir de l’espace unique, sont contenues en lui, comme coexistant à l’infini, sans que l’espace résulte de cette coexistence (puisqu’au contraire il précède toute assignation de partie). Tous les espaces sont contenus dans l’espace, et pour qu’on ait la représentation de leur coexistence, il faut que l’espace soit représenté comme une grandeur infinie donnée. C'est le cas unique où nous devons admettre quelque chose comme un infini actuel : pour Kant, la notion d’un infini actuel est, du point de vue conceptuel, contradictoire. Mais Kant reconnaît étrangement que, d’un point de vue non conceptuel (puisque l’espace est une intuition), dans l’intuition, il y a une corrélation entre l’objet de la représentation, et le mode sous lequel cet objet est donné comme infini, donc comme non mesurable. L’infini dont il s’agit n’est plus un infini conceptualisé, mais donné dans une représentation intuitive. C'est un infini en-deçà de la catégorie de grandeur, et le terme de grandeur doit être entendu ici en un sens spécifique, puisque c'est pas la catégorie de grandeur telle qu’elle est dans l’analyse des grandeurs. C'est la grandeur d’un point de vue non conceptuel, pré-catégorial, où se rejoint l’unicité de l’espace et sa donation comme infini, mais selon une infinitude qui ne peut tomber sous le régime de la catégorie de grandeur.

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Mercredi 7 mai 2008

§ 10 Des concepts purs de l’entendement, ou catégories.393 Ce texte constitue le moment essentiel dans l’exécution de la procédure du « fil conducteur » de la découverte de tous les concepts purs de l’entendement – fil assurant le passage de la logique générale à la logique transcendantale, sous la supposition que la table exhaustive des moments formels du jugement, tel que la logique générale l’établie, permet d’identifier les moments correspondants de la production par l’entendement de ces concepts purs ou a priori (catégories). L’enjeu est de comprendre comment le relevé, une fois l’entendement identifié comme pouvoir de juger, des moments formels du jugement tel que la logique générale le considère – permet d’atteindre l’identification des concepts originairement inscrits dans la spontanéité de l’entendement.

[Le thème de la synthèse]. Le paragraphe 10 fait apparaitre, comme thème directeur de la visée de la logique transcendantale par rapport à la logique générale, le thème de la synthèse. La mise en évidence de la synthèse comme étant essentiellement liée à la fonction ou l’opération de l’entendement permet de s’engager du côté de la reconnaissance du vrai statut du jugement, de sorte que ce statut ne soit pas simplement réduit à l’opposition provisoire, préalable, abstraite, entre jugement analytique et jugement synthétique. C'est du même coup un point essentiel, où la logique transcendantale va manifester son sens. Elle se distingue394 de la logique générale précisément parce la logique générale a pour tâche d’exploiter l’opération analytique par laquelle les représentations sont transformées en concepts – opération où il est fait abstraction de tout le contenu de la connaissance :

« La logique générale fait abstraction […] de tout contenu de la connaissance et attend que lui soient données d’ailleurs, d’où que c'est soit, des représentations pour les transformer d’abord n concepts, ce qui s’opère

analytiquement ». [La notion de contenu transcendantal]. Cf. alinéa 6 : apparition de la notion d’un « contenu transcendantal », i.e. ce par quoi la logique transcendantale se distingue de la logique générale, et dont la mise en évidence est liée au dégagement de la synthèse en tant que telle. Cet alinéa du paragraphe 10 vise à mettre en évidence cette notion, pour autant que le contenu transcendantal est ce qui peut être pensé au travers de concepts purs ou a priori de l’entendement. La logique transcendantale prend en compte une certaine « matière » (à la différence de la logique générale), fournie par l’« Esthétique » : le divers, le multiple a priori de la sensibilité. Logique et Esthétique entretiennent ce rapport parce que les moments de la connaissance qu’elles théorisent exposent eux-mêmes ce rapport. La logique transcendantale étant la théorie du rapport pur de la connaissance à l’objet, elle a pour thème le rapport de la pensée pure à l’intuition pure. Cette matière est le divers de la sensibilité a priori, i.e. celui qui est présenté dans les formes pures de l’espace et du temps. C'est la multiplicité pure (spatiale ou temporelle) qui est la matière du contenu transcendantal des concepts purs de la logique transcendantale. Chaque intuition pure rassemble dans une forme une diversité, d’une manière telle que ce rassemblement exclut la

393 Logique transcendantale, Analytique des concepts, ch. 1, p. 161 et suivantes. 394 Cf. alinéa 1.

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subordination conceptuelle395 : l’unité de forme n’est pas l’unité d’un concept. Pour cette unité, Kant parle de « synopsis » qui se fait « par les sens »396 et à laquelle doit s’ajouter une synthèse qui relève de l’entendement. Comment cette unité synoptique déjà donnée dans l’intuition va-t-elle s’allier avec l’autre unité, maintenant requise, de plusieurs représentations, par quoi elles constituent la visée d’un objet ? C'est l’unité de l’objet qui est en cause. L’unité de l’intuition pure (un temps, un espace) se distingue de l’unité du concept, en ceci qu’elle n’est pas celle d’un objet ; c'est pourquoi l’espace ou le temps, comme multiplicités pures, ne sont pas des objets (mais des intuitions pures, donc des représentations qui réfèrent immédiatement à leur référent), alors que l’unité d’un concept est l’unité d’un objet parce que dans ou par le concept, l’objet est désigné indirectement par un caractère commun. Comment ces deux unités : unité synoptique de la forme de l’intuition comme forme pure d’une matière ou diversité, et l’unité (proprement synthétique) du concept – peuvent s’unir a priori ? Les conditions mêmes de la réceptivité des objets doivent toujours affecter les concepts de ces objets. Pour qu’un concept se rapporte a priori à un objet, il doit recevoir une empreinte de la part des conditions mêmes impliquées dans la donation pure de cet objet. Il y a une affection de la pensée par la sensibilité ! Il ne peut s’agir de l’affection immédiate de l’objet sur la sensibilité dans le cas d’une intuition empirique : c'est une affection de la pensée pure par l’intuition pure. Cette affection doit être conciliable avec la spontanéité de la pensée, comme l’unité synoptique du divers dans la forme de l’intuition doit être mise en conformité avec la sorte d’unité référant médiatement à un objet que la pensée produit dans ses concepts. Comment la réceptivité pure peut-elle affecter la pensée ? Et comment la spontanéité de la pensée contribue-t-elle à constituer, à partir de la matière pure de la sensibilité, une représentation d’objet ?

« Cette action, je l’appelle synthèse »

– action qui est exigée par la spontanéité de la pensée, à savoir que le divers de l’intuition soit d’abord repris, assimilé et lié pour en faire une connaissance (alinéa 1). Kant ne dit pas encore qui exerce cette action, mais la phrase précédente suggère que c'est la spontanéité, comme caractéristique de l’entendement. La synthèse a une fonction de préalable : elle doit être opérée « d’abord ». Si on part de la sensibilité, il y a :

1. d’abord le divers qui fait déjà l’objet d’une synopsis au niveau du sens, et qui est la matière ; 2. puis la synthèse de ce diverse ; 3. puis l’unité de la synthèse.

2 points essentiels :

- distinguer la synthèse de la synopsis, - et la synthèse de l’unité de la synthèse.

Dans la première édition, en maintenant la distinction synthèse/synopsis, Kant est conduit à la distinction qui structure la déduction des catégories dans la première édition, lorsqu’elle est présentée comme 3 synthèses :

1. La synthèse de l’appréhension du divers par les sens ; 2. La synthèse de la reproduction du divers dans l’imagination ; 3. La synthèse de la recognition dans le concept, par l’entendement.

On aboutit au concept d’un objet, tel que formé à partir de la matière pure de la diversité sensible. La seconde édition (§ 15) parle de la synthèse en générale, et introduit ensuite (§ 24) la distinction entre une synthèse purement intellectuelle et une synthèse figurée, liée à l’imagination, mais pour autant

395 La manière dont le divers est représenté dans une représentation une n’est pas la subordination sous un concept : des espaces multiples sont les parties d’un unique espace qui les précède. 396 Cf. p. 175, le texte de la première édition. C'est une vue d’ensemble qui appartient aux sens, la présentation de son divers dans une unité non conceptuelle.

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que dans la seconde édition elle est moins une troisième instance que l’expression de l’effet de l’entendement sur la sensibilité.

La découverte de la synthèse (§ 10, alinéa 2). La synthèse est définie : « J’entends par synthèse, dans la signification la plus générale, l’action d’ajouter différentes représentations les unes

aux autres et de rassembler leur diversité dans une connaissance ».

La synthèse est une composition additive ou sommation compréhensive de représentations, avec un appel implicite à la structure ou la forme de l’opération de dénombrement qui serait explicitement invoquée comme exemple ou analogie à l’alinéa 4 (p. 162). Pour qu’il y ait synthèse, il faut d’abord une diversité donnée, et si le divers est un donné a priori (comme celui de l’espace ou du temps), alors la synthèse est pure ; mais dans tous les cas, il faut qu’il y a d’abord des représentations données, puisqu’« aucun concept ne peut naître de façon analytique quant à son contenu ». Pour comprendre comment intervient ici la synthèse, il faut reprendre le sens du « d’abord » de l’alinéa précédent. Ce préalable est lié à un présupposé fondamental de la psychologie de la connaissance que présuppose Kant : les sens (d’un point de vue empirique ou formel) ne donnent jamais la liaison.

« Aucun psychologue » n’a encore bien remarqué que l’imagination est « un ingrédient nécessaire de la perception » elle-même ».397

Cela tient à une double méprise :

- n’avoir reconnu dans l’imagination qu’un pouvoir de reproduction (par conservation mémorielle) ;

- et avoir pensé que les sens ne fournissent pas seulement les impressions, mais encore les combine pour produire des images des objets. Or pour produire ces images, il faut quelque chose de plus que la seule réceptivité : une fonction capable d’opérer une synthèse : l’imagination. Les sens n’assurent pas d’eux-mêmes la synthèse du divers, et donc il n’y a pas d’image d’objet au niveau de la seule sensibilité.

« Le divers des représentations peut, quant à la forme de son intuition, résider a priori dans notre pouvoir de

représentation, sans être toutefois autre chose que la façon dont le sujet est affecté. Reste que la liaison (conjunctio) d’un divers en général ne peut jamais intervenir en nous par les sens, et qu’elle ne peut pas non plus être contenu en même dans la forme pure de l’intuition sensible ; car elle est un acte de la spontanéité de la faculté

de représentation ».398 La liaison n’est jamais contenue dans les sens, même dans la forme pure ! L’espace n’est pas produit comme une liaison. [Toute analyse suppose une synthèse préalable]. Même du point de vue qui, historiquement, est celui qui a été dominant, notamment dans toute la constitution, à partir de Wolff, d’une psychologie empirique, post-leibnizienne et qui est celui de l’analyse,399 pour Kant, l’analyse des représentations opèrent sur la forme du concept, 397 p. 191. 398 § 15, p. 197 (sur la primauté de l’entendement). 399 Il y a aussi chez Condillac (dans la filiation lockéenne et non plus leibnizienne de cette idée déjà présente chez Descartes) l’idée d’une analyse de l’esprit consistant à décomposer les représentations, avec en particulier pour objectif celui, lié au programme leibnizien de la classification des degrés de connaissance (cf. Méditation de 1784), de faire passer les représentations d’un état initial

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mais non pas sur son contenu, car celui-ci doit être donné d’abord pour pouvoir être analysé. Avant toute analyse de type leibnizienne, il faut qu’il y ait eu une synthèse préalable, laquelle peut au départ, aussi bien relativement à des concepts donnés a priori que de façon empirique, ne fournir qu’une connaissance grossière et initialement confuse, mais c'est le point où il faut radicalement distinguer les questions d’origine des questions relatives au mode selon lequel des connaissances se présentent factuellement à l’esprit. Dans tous les cas, pour qu’il y ait besoin d’analyse, et donc besoin de faire passer à une plus grande distinction un contenu de représentation, encore faut-il que ce contenu ait d’abord été constitué, ce qui ne se peut faire que par une synthèse.

« Seule la synthèse est pourtant ce qui rassemble proprement les éléments en des connaissances et les unifie en constituant un certain contenu ».400

La synthèse est la première origine de la connaissance.

L’identification de ce qui rend possible la synthèse. C'est dans le paragraphe 10 (non modifié dans la seconde édition) que, pour porter l’attention sur cette première origine de la connaissance dans la synthèse (l’analyse ne fait que modifier la forme du contenu, mais ne modifie pas le contenu), Kant fait éclater la distinction sensibilité/entendement et, quant à son mode de production, la synthèse apparaît comme « un effet de l’imagination », qui est pouvoir indispensable de l’âme, « sans lequel nous n’aurions jamais aucune connaissance, mais « dont nous ne sommes que très rarement conscient » ; mais c'est aussi un pouvoir « aveugle » (terme qui caractérisait l’intuition sans concept dans l’introduction de la « Logique transcendantale »), en tant qu’elle opère encore sans concept. Il y a une analogie stylistique entre ce passage401 et le chapitre « Du schématisme des concepts purs de l’entendement »,402 où le schématisme, comme opération de l’imagination, était présenté comme « un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine et dont il sera toujours difficile d’arracher le vrai mécanisme à la nature, pour l’exposer à découvert devant les yeux » ; et à la fin de l’introduction,403 la racine commune de la sensibilité et de l’entendement « existe peut-être mais est inconnue de nous ». Ces textes fondent l’interprétation de Heidegger selon laquelle c'est l’imagination qui serait la racine commune de la sensibilité et de l’entendement, ce que ne permet pas de dire le paragraphe 10, qui permet pourtant d’attester que l’imagination, sans que nous en ayons conscience sur le plan psychologique (il y a quelque chose de « caché »), est ce qui produit comme effet la synthèse, i.e. l’action d’ajouter divers représentation les unes aux autres. Mais cette synthèse ne suffit pas, puisqu’elle reste suspendue à son accomplissement final, qui est de parvenir à des concepts, à l’unité du concept. Or ramener la synthèse à des concepts revient à l’entendement, par quoi il nous procure la connaissance au sens propre. La synthèse de l’imagination est un degré indispensable pour parvenir à la connaissance, mais c'est un moment qui doit lui-même être complété et dépassé dans son accomplissement, qui procède de l’entendement. L’imagination a donc un caractère médiateur : elle est ce qui constitue un moyen terme entre la diversité pure fournie par les sens, et que les sens ne peuvent lier, et l’unité du concept, qui seule permet de parler d’une connaissance, i.e. d’une représentation consciente référée à l’objet.

de confusion à un état de distinction croissante, obtenue par analyse du contenu interne de la représentation, de façon à pouvoir en distinguer les uns des autres les éléments constitutifs au lieu de les appréhender dans l’unité confuse d’un donné premier. 400 Alinéa 2. 401 § 10, alinéa 3. 402 p. 226. 403 p. 113.

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Qu’est-ce que l’imagination ? Cf. Déduction transcendantale (p. 180) dans la première édition, où la deuxième synthèse est la synthèse de la reproduction dans l’imagination. Cette synthèse est étroitement liée à la caractérisation donnée dans la seconde édition404 de l’imagination comme un pouvoir de se représenter un objet dans l’intuition en dehors de la présence de cet objet. C'est bien un objet dans l’intuition, mais où cette représentation est détachée de la subordination à la présence de l’objet. A partir de cette caractérisation psychologique banale de l’imagination, Kant caractérise celle-ci comme un pouvoir de reproduction, et dans le texte de la synthèse de la reproduction dans l’imagination de 1781, ce pouvoir est lié d’abord à la loi empirique de l’association des représentations : l’apparition d’une représentation reproduit dans l’esprit les autres représentations habituellement associées. La question est alors de montrer que cette loi renvoie à un pouvoir pur, lequel est décrit comme, relativement à la forme pure de toute reproduction : la forme du sens interne – le temps, la capacité de retenir les représentations antécédentes en même temps que la représentation actuelle. Qu’il s’agisse de tirer une ligne en pensée ou concevoir le temps midi un jour et midi le lendemain, ou de se représenter un certain nombre (par exemple une centaine), il faut, au fur et à mesure que je saisis les moments de la ligne – il faut qu’il y a une conservation, garantie a priori dans une sorte de structure rétentionnelle nécessaire.

• Dans la première édition, Kant s’en tient à cette caractérisation de l’imagination comme pouvoir de reproduction, tout en montrant qu’il est pur (au niveau de la synthèse pur du temps) ; mais plus loin,405 Kant ne parle pas d’imagination purement reproductrice, mais dit qu’il y a une « synthèse productive » de l’imagination qui intervient a priori – elle est productive en tant qu’elle opère au niveau de cette forme pure qu’est le temps – synthèse qui est l’intermédiaire qui conduit au concept.

• Dans la seconde édition, les choses sont plus simples : toute imagination reproductive sera renvoyée à l’association empirique et désignée comme « imagination productrice », laquelle n’est pas un pouvoir intermédiaire, mais désigne complètement l’opération en retour de l’entendement sur la sensibilité.

L’idée selon laquelle l’imagination est un pouvoir intermédiaire de liaison entre la sensibilité et l’entendement s’exprime dans la première édition en ce que l’imagination se présente de façon paradoxale : en tant qu’elle exhibe son objet dans l’intuition, elle est réceptive ; mais comme cette image est reçue en l’absence d’une impression actuelle de l’objet, l’imagination, pour autant qu’elle est aussi à la disposition de l’esprit – relève aussi de la spontanéité. Dans la deuxième édition, ce thème du pouvoir intermédiaire est biffé, au profit d’une primauté de l’entendement : l’imagination sera l’entendement opérant sur la sensibilité.

L’imagination dans le paragraphe 10 Kant énonce bien l’indépendance et le caractère irremplaçable de l’imagination relativement à l’entendement, car sans imagination, il n’y a pas de synthèse. Mais cette condition nécessaire n’est pas une condition suffisante de la connaissance, puisqu’il faut nécessairement l’association de l’imagination à l’entendement pour produire une connaissance proprement dite, puisque l’imagination seule est aveugle (comme l’intuition

404 § 24, p. 210. 405 p. 190.

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sans concept) : elle n’est en ce sens donatrice d’une liaison que sous une forme où cette liaison n’atteste pas encore son rapport à un objet.406 L’alinéa 4 précise comment la « synthèse pure » conduit aux concepts purs de l’entendement. Elle requiert un fondement de l’unité synthétique – fondement qui n’est donc pas dans la synthèse elle-même : la synthèse doit la recevoir d’une autre instance (l’entendement), et qui doit être a priori. A l’alinéa 4, Kant ne rend compte de cette dépendance que par une analogie : l’analogie de la numération. Il indique que notre numération est une synthèse « selon des concepts ». C'est un effet de l’imagination, mais elle opère « selon des concepts » parce que, pour compter, nous utilisons des concepts (tels que celui de dizaine) qui fournissent l’unité de la synthèse. Pour compter, on se donne une règle, qui est généralement celle de la base 10, le concept de la dizaine n’étant pas le concept d’un objet. Pour que la synthèse parvienne à l’unité, elle doit tirer d’ailleurs que de sa propre source (l’imagination) le fondement de cette unité, donc le fondement de l’unité doit venir de l’entendement. En résumé :

- Pour qu’il y ait synthèse en général, il faut qu’il y ait un fondement de l’unité, qui peut être parfaitement, du point de vue d’une connaissance en général, un concept empirique.

- Pour qu’il y ait synthèse pure, il faut qu’il y ait un fondement de l’unité dans un concept pur, qui lui-même suppose un principe de l’unité synthétique a priori, parce qu’il faut que l’unité de la synthèse du divers soit rendue nécessaire (la nécessité étant le caractère de l’a priori). L’enjeu est l’identification d’un principe d’unité qui soit une unité nécessaire : « l’unité de l’aperception » (première édition), i.e. l’unité originaire et pure de la conscience de soi, i.e. « le Je pense » (seconde édition).407 C'est le lieu originaire de l’unité de la synthèse pure, par l’imagination, du divers d’une intuition pure.

406 Cf. alinéa 5. 407 [Ajout (cours pour Licence II de Patrick Wotling sur la Critique de la raison pure ; faculté de Reims ; 17.02.06) : « Ce que l’Analytique va nous montrer – et ça ce sera la grande nouveauté –, c'est que […] l’intuition est affectée, stimulée, déterminée, pas nécessairement par une chose en soi, extérieure, l’intuition est déterminée également lorsque entre en jeu l’activité de l’entendement, plus précisément lorsque entre en jeu le pouvoir de détermination que l’entendement exerce sur la sensibilité. […] on n’a pas d’un côté la sensibilité qui reçoit les représentations et de l’autre la spontanéité qui produit des représentations […] il y a interactivité entre les deux pouvoirs […] l’activité spontanée de l’entendement se répercute sur la sensibilité […] C'est pour désigner cet effet, i.e. le ressac enregistré par la sensibilité à partir de l’activité de l’entendement, que Kant va introduire la notion d’imagination : l’imagination transcendantale c'est le nom que nous serons en droit de donner à cette influence exercée par l’activité de l’entendement sur la sensibilité. Kant va prendre un exemple qui – comme c'est souvent le cas de ses exemples – n’apporte aucune lumière à ses propres [propos] ; mais c'est un exemple très simple, qui aura une grande postérité dans la métaphysique allemande : c'est l’exemple de la ligne. Je trace une ligne. Ca me prend deux secondes. La ligne, c'est quelque chose qui est spatial, donc ça concerne la sensibilité. Mais en même temps, je trace : à la source de la représentation, il y a une activité. Qu’est-ce qui se passe ? Il se passe, quand je trace cette ligne là et pas une autre, que je me représente quelque chose de sensible, donc une intuition, mais une intuition déterminée. Pour faire ce petit geste tout simple, la source se trouve dans l’entendement : j’ai dû activement tirer la ligne par la pensée, schématiquement. Lorsque je trace une ligne mentalement, je le fais par petites parties, et ça prend du temps. Je trace une série de points contiguës ; ça signifie – c'est là que l’entendement intervient – que je détermine un point, j’ajoute une autre, j’ajoute à chaque fois un point, et en plus je récapitule, donc ça fait appel à la mémoire : je rappel les points et j’effectue une synthèse de l’ensemble des points. C'est le produit de cette activité synthétique de l’entendement qui me donne la ligne, qui elle est représentation dans la sensibilité. Qu’est-ce que ça démontre ? Ca démontre deux choses : d'abord le fait qu’effectivement, mon entendement agit sur ma sensibilité, mon entendement affecte ma sensibilité. Et […] que ce que Kant va appeler le pouvoir d’aperception […] la véritable conscience, le véritable moi que je cherchais vainement dans la sensibilité, c'est dans l’entendement que je vais le trouver. Ce pouvoir d’aperception ne peut s’appréhender que de manière indirecte : je ne peux pas, à la faveur d’une inspection de mes états intérieurs, à la faveur d’une introspection, appréhender le je, qui ne se trouve pas dans la sensibilité. Il se trouve dans l’entendement : c'est la racine de mon pouvoir de synthèse. Mais je ne peux pas non plus l’appréhender directement dans l’entendement, puisque l’entendement ne me donne pas accès à la saisie de moi-même. Donc la voie de l’introspection est bloquée en deux sens. Le secret du moi est qu’il se trouve dans le jeu entre les deux facultés : la grande erreur de Descartes a été de croire que je pouvais m’appréhender moi-même de manière intuitive. Le « je », parce qu’il est un pouvoir de l’entendement, ne peut s’appréhender que de manière indirecte : je ne peux avoir conscience de moi-même, non pas dans la contemplation directe de mon intériorité, mais qu’à travers le contrecoup que mon activité, le travail de mon entendement, produit sur ma sensibilité : j’ai conscience de moi-même lorsque je connais, lorsque j’effectue des synthèses. On aura ainsi la solution du mystère, du statut du moi, mais une solution qui bouleverse totalement les théories classiques du moi, et qui possède apparemment un statut paradoxal : Kant soutient la théorie d’une conscience pure, mais qui n’est plus véritablement réflexive, ou caractérisée par une autosaisie transparente de soi. La conscience sera pensée beaucoup comme identité à soi que comme transparence à soi. Ca, c'est un tournant absolument

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La caractérisation de l’entendement comme pouvoir de juger permet de conclure des formes de l’unité dans le jugement aux formes d’unité transcendantale que sont les concepts purs valant comme catégories, i.e. comme concepts ayant un contenu transcendantal.

essentiel dans la philosophie contemporaine – et toute la philosophie allemande va basculer dans un nouveau champ de recherche : il faut cesser d’identifier la conscience à la transparence. La véritable conscience de soi ne possède qu’un faible degré de clarté, ne se saisit soi-même qu’indirectement à travers la conscience de son activité. On peut conclure que je me saisis en tant que je m’affecte, ça veut dire en tant que mon entendement agit sur ma sensibilité, en tant que mon entendement synthétise a priori en agissant sur mon intuition, donc je ne me saisis que par le canal de l’intuition, à travers la répercussion, i.e. en étant soumis aux conditions formelles du sens interne. Les conditions formelles du sens interne ne me permettent pas d’accéder véritablement au moi, mais seulement d’en saisir le ressac »].