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CULTURE ET DEVELOPPEMENT DES TERRITOIRES RURAUX QUATRE PROJETS EN COMPARAISON VINCENT GUILLON POLITOLOGUE, CHERCHEUR AU LABORATOIRE PACTE & PAULINE SCHERER COORDINATRICE DE L’ASSOCIATION M’ENTENDS-TU ? (SOCIOLOGIE DES ACTIONS COLLECTIVES & PROJETS SOCIO-ARTISTIQUES) EN PARTENARIAT AVEC : TRAVAIL DE RECHERCHE COMMANDITE PAR L’IPAMAC - JANVIER 2012 DANS LE CADRE DU :

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Cultura y desarrollo

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  • CULTURE ET DEVELOPPEMENT DES TERRITOIRES RURAUXQUATRE PROJETS EN COMPARAISON

    VINCENT GUILLONPOLITOLOGUE, CHERCHEUR AU LABORATOIRE PACTE

    &PAULINE SCHERER

    COORDINATRICE DE LASSOCIATION MENTENDS-TU ? (SOCIOLOGIE DES ACTIONS COLLECTIVES & PROJETS SOCIO-ARTISTIQUES)

    EN PARTENARIAT AVEC :

    TRAVAIL DE RECHERCHE COMMANDITE PAR LIPAMAC - JANVIER 2012

    DANS LE CADRE DU :

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    INTRODUCTION

    Une tendance gnrale la territorialisation des politiques culturelles

    Limpact croissant des logiques territoriales et la dynamique pluriculturelle de la socit mettent au dfi le modle franais de politique culturelle. Ces volutions qui affectent le domaine de la culture sont gnralement interprtes travers deux hypothses : la fin des cultures nationales et la fin des politiques culturelles nationales . Selon la premire, les cultures nationales seraient branles par la mondialisation et la transformation de socits confrontes aux problmatiques du pluralisme culturel. La seconde porte sur la transition territoriale des systmes politiques et lapparition de modes de gouvernance fonds sur une logique politique de territoire. Ces deux hypothses sappuient sur la remise en cause de ltat hrit du XIXe marqu par la fusion entre identit culturelle et identit nationale, dune part, et la cration des grandes institutions de la dmocratisation culturelle suivant les normes de ladministration centrale, dautre part. Elles se rejoignent sur le diagnostic dun nouveau rapport global/local, tmoignant du rle accru des territoires dans la production des identits culturelles et la formulation des politiques culturelles. Les volutions dans la manire de concevoir et de mettre en uvre lintervention publique ont conduit dlaisser le termes mme de politique publique pour celui daction publique , afin de mieux rendre compte de lensemble des interactions inhrentes sa production.

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    Les politiques culturelles sont de moins en moins dtermines par un pilotage et des enjeux nationaux. Limpact croissant des logiques territoriales nourrit la fois de nouvelles perspectives daction et de nombreuses incertitudes sur lavenir des politiques publiques de la culture. Le renforcement des autorits locales, la mise en place de structures politiques supranationales comme lUnion Europenne et lpuisement des identits nationales au profit de laccroissement de sentiments dappartenance non nationaux reposant sur des diffrences culturelles multiples, privent laction publique culturelle dune partie de ses fondements traditionnels. Ltat napparat plus aussi dominant et doit composer avec laffirmation dautres acteurs publics et privs, dans un jeu devenu plus collectif et ouvert. La promotion des logiques de projet qui en dcoule a reu une forme de conscration lgislative travers les lois Pasqua (1995), puis Voynet (1999), dans le but dorganiser lamnagement et le dveloppement des territoires.

    Dans ce contexte de recompositions territoriales, certains espaces ruraux saniment,

    devenant le terrain dinitiatives culturelles originales et remarques. On observe de plus en plus frquemment linstallation ou le retour dartistes et dentrepreneurs culturels en milieu rural. Il faut dire que les territoires ruraux sont en pleine mutation. Ils bnficient dun attrait nouveau qui se traduit par des mobilits accrues, larrive de nouvelles populations, le dveloppement des espaces priurbains et un solde migratoire devenu positif. Toutefois, la situation demeure profondment ingalitaire et contraste, mlant diffusion de productions manant du rseau des institutions culturelles classiques, pratiques amateurs souvent dynamiques, festivalisation de la vie artistique, conomie culturelle rudimentaire, volont politique parfois inexistante et relative absence dquipements appropris. Il faut dire que les caractristiques gographiques et morphologiques de certains territoires ruraux (enclavement, isolement, distances) sont particulirement contraignantes pour la diffusion des actions artistiques. Dailleurs, ds les annes 1970, les nouveaux outils de dveloppement local (PNR, contrats de pays) comprennent un volet culturel relatif aux aspects patrimoniaux et identitaires, mais galement attentif aux propositions artistiques en matire de cration vivante. Ils cherchent ainsi revisiter les modes dintervention publique fonds sur lnonc de solutions lchelon national et sur des normes professionnalises, pour questionner la faon dont chaque milieu dfinit ses missions culturelles.

    Territorialiser signifie donner un sens politique lespace (Ngrier et Teillet, 2008).

    La territorialisation met en valeur un ensemble de caractres propres aux territoires comme, par exemple, leur culture singulire, leur attractivit et leur pratique en matire de gouvernance territoriale, dans le but de produire des biens publics et datteindre des buts

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    collectifs. La recomposition des politiques culturelles procde dun mouvement gnral de territorialisation de laction publique qui induit une production intellectuelle singulire du local. Elle passe par un double processus qui reste vrifier empiriquement : tout dabord, une dfinition locale ou territoriale des problmes publics et des mesures adoptes ; ensuite, une prise en compte des territoires comme objets de politique publique, marquant le passage dune logique sectorielle une logique transversale (Douillet, 2003). Les annes 2000 confirmeront ce mouvement de transition des politiques publiques en matire daction artistique et de dveloppement rural, proposant comme alternative la distribution de productions artistiques plus ou moins formates, une meilleure prise en compte des populations et des territoires concerns. De ce point de vue, laction culturelle nest plus autant dconnecte des contextes locaux. Autrement dit, les projets artistiques et culturels sont davantage rattachs aux registres sociaux des lieux. Cette tendance dans la manire dont les initiatives culturelles sorganisent en milieu rural conduit un rapprochement croissant entre les problmatiques du dveloppement culturel et celles du dveloppement local.

    Culture et territoires : lments de problmatisation

    Les transformations rcentes des campagnes franaises posent de nombreuses questions sur la recomposition des liens sociaux en milieu rural. Le nombre dagriculteurs continue de diminuer. Pourtant, la campagne se repeuple ; un repeuplement dmographique en grande partie li la mobilit gographique : habiter un endroit et travailler ailleurs, dissocier ses lieux de vie le week-end et le reste de la semaine Ainsi la dichotomie urbain/rural est-elle moins oprante et lon parle volontiers dune homognisation des modes de vie (Banos et Candau, 2006). Paralllement, on assiste une diversification des pratiques et des perceptions de lespace rural espace de production, paysage, protection des ressources naturelles qui induit la ngociation dune nouvelle grammaire du vivre ensemble la campagne (Hervieu et J., 1996). Laction culturelle est de plus en plus invite contribuer la construction de ce nouveau lien social par les changes, les rencontres, les symboles et les reprsentations territoriales quelle peut produire. Cette construction culturelle des territoires est frquemment analyse sous langle de linvention de la tradition (Hobsbawm et Ranger, 2006) et de la formation dune communaut imagine (Anderson, 1996), tmoignant dun mode symbolique de cohsion des socits locales.

    Les relations entre cultures et territoires sont lobjet de nombreux travaux de

    gographie. Les productions culturelles y sont abordes dans une double perspective

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    didentification et dappropriation, qui met en jeu la fois le cadre gographique et la socit locale. Dun ct, les productions culturelles diffrencient les lieux et, de lautre, elles sont le produit de linscription dans un territoire ou de son appropriation. P. Claval (2003) confre trois ides directrices la gographie culturelle : (1) la culture est une cration collective et renouvele des hommes. Elle les dote de codes qui leur permettent de sadapter aux conditions changeantes du monde et dinnover ; (2) la culture donne aux hommes des moyens de sorienter, de dcouper lespace et dexploiter les milieux ; (3) les cultures sont dynamiques et elles varient dans le temps. Si la place de la culture dans le dveloppement des territoires est un objet central de la gographie la culture comme produit dun territoire , elle tend aussi le devenir dans les domaines de lconomie territoriale et de la gographie conomique.

    Une importance croissante est donne au sens de la localit, la capacit

    dattraction dune communaut, en fonction de critres culturels et du capital social dont elle dispose. Ancres sur un territoire, les programmations culturelles visent en redfinir les contours perus, par le geste artistique qui le marque et le qualifie, par la prsence de publics et dhabitants qui se lapproprient travers lexprience esthtique ou festive. On parle alors de la mise en culture dun territoire gographique pour en faire un espace vcu, appropri, pratiqu et socialis (Appel et al., 2008). Certains auteurs invoquent ce quils appellent le Genius Loci , travers lequel il sagit de clbrer lidentit locale et le caractre distinctif dun lieu (Landry et Bianchini, 1995 : 39). La culture dans les politiques territoriales est ainsi mobilise afin de recrer ce que les Anglo-Saxons appellent a sense of place . Lattention porte la culture locale met en jeu les qualits intrinsques dun lieu, quelles soient matrielles, physiques ou en lien avec des lments dordre symbolique, de rputation et de tradition. Elle interroge les critres culturels des entits spatiales correspondant ou non aux dcoupages administratifs et les logiques dinscription dans lespace des processus de diffrenciation et didentification culturelle. Dans un contexte marqu par la mondialisation des formes et des expressions culturelles, on observe que les diffrents lieux conservent de nombreux caractres distinctifs. Ces spcificits entrent dans la constitution des identits locales et gnrent la fois des processus didentification et dappropriation territoriales (Gravari-Barbas et Violier, 2003). Elles peuvent tre le rsultat de productions culturelles de longue date (par exemple, des traditions locales, danciennes structures culturelles) ou bien construites linitiative de politiques culturelles volontaristes (par exemple, des festivals, des vnements culturels et festifs, des traditions locales rinventes ). Le lieu marque par ses caractristiques les biens et services culturels, tout autant quil se voit qualifi par les attributs de ces produits. Les identits culturelles des territoires sont elles-mmes portes

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    au rang de marchandises, commercialises et consommes sous forme de valeur ajoute un produit. Les productions culturelles ont, en retour, un impact conomique, mais galement symbolique, sur les territoires (Gravari-Barbas et Violier, 2003).

    Action culturelle et dveloppement local : des rapports encore incertains

    La culture est dsormais reconnue comme un facteur majeur du dveloppement local. Un champ dexpertise sest constitu, mi-chemin entre le monde de laction publique et celui de la recherche scientifique, proposant un discours sur les vertus territoriales de la culture. Laccent est mis sur le lien, existant ou proclam, entre art, culture, territoire, dveloppement social et dveloppement conomique. Ces thses connaissent un succs sans prcdent en matire de dveloppement culturel local. Elles sont lorigine dun ensemble de concepts de plus en plus populaires auprs des dcideurs publics, qui mettent en avant les amnits culturelles des territoires. La culture est investie de rles divers et parfois contradictoires. Elle doit aussi bien assurer lattractivit et la comptitivit des territoires y compris ruraux -, participer au dveloppement conomique et touristique, renforcer des liens sociaux distendus, gnrer des points de rfrence identitaire pour les socits locales, etc. Le patrimoine nest pas laiss pour compte : tous les lments du pass des plus anciens jusquaux friches industrielles peuvent potentiellement tre utiliss dans llaboration de grands rcits sur les territoires et de projets mmoriels destins consolider le lien social entre les habitants et le sentiment dune identit locale. Il constitue aussi, au mme titre que lvnementiel culturel et les dmarches les plus diverses desthtisation du paysage, un levier pour lindustrie touristique locale et pour la cration demplois. Notre tude cherchera ainsi nourrir la comprhension de ce rapport entre action culturelle et dveloppement local en milieu rural partir de lanalyse de quatre projets culturels.

    Les travaux sur cette question ne sont pas nombreux. H. Cettolo a bien montr que

    larticulation action culturelle/dveloppement local qui est devenue une forme dvidence pour certains responsables locaux nest pas sans poser un certain nombre de difficults, du point de vue notamment dune srie de rapports dialectiques entre tradition et modernit, identit et ouverture, local et global, etc. Lauteur a notamment mis en exergue deux extrmits qui structurent laction culturelle dans les territoires ruraux. Dune part, une tendance un repli identitaire qui convoque une culture folklorique fonde sur la valorisation dune tradition ou dun pass rinvent. Dautre part, une perspective inverse de dilution des cultures locales, voire des valeurs rurales, dans un modle de dveloppement culturel uniforme, imprgn par le monde urbain et niant toute spcificit

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    territoriale. Entre ces deux ples, chaque configuration territoriale produit un quilibre diffrent articulant lici et lailleurs, lenracinement et lextrieur, la tradition et la modernit. Il en rsulte une vritable originalit de laction culturelle en milieu rural. Sous cet angle, H. Cettolo avance deux hypothses fortes. Dun ct, laction culturelle est troitement lie aux spcificits locales : autrement dit, le territoire fait le projet culturel. Dun autre, laction culturelle contribue la construction des territoires au niveau du sens de la localit quelle produit, mais aussi des dynamiques de dveloppement quelle engendre. Dans cette perspective, le projet cultuel fait le territoire.

    La radicalisation des rapports de concurrence entre territoires accrot le sentiment

    gnral chez les dcideurs publics que la croissance conomique dpend fortement de la mise en place combine de stratgies de comptitivit et dattractivit. Dans cette optique, le soutien aux activits culturelles investies dune forte valeur symbolique poursuit surtout des objectifs de marketing territorial. Le problme de lattractivit des territoires renvoie leur capacit attirer les entreprises et les personnes. Plusieurs facteurs sont prendre en compte. ct des critres quantifiables (taux de fiscalit, offre de locaux, dmographie, services), des facteurs comme limage, les reprsentations et lidentit jouent un rle important (Benko et Bouinot, 2003 ; Le Bart, 1999). Ce nouveau cadre du dveloppement territorial a un double effet sur la dfinition des politiques culturelles. Dun ct, il conduit une instrumentalisation toujours plus prononce de la culture et, de lautre, il oblige considrer les stratgies de dveloppement culturel en lien avec dautres objectifs territoriaux. Le termes dinstrumentalisation est employ ici sans aucune connotation moralisatrice ou pjorative. Les productions culturelles ont de tout temps t utilises des fins prcises, mais on observe aujourdhui que linstrumentalisation de la culture tend mobiliser un ventail de plus en plus large dacteurs, avec des objectifs de dveloppement conomique, de cohsion sociale, damnagement et de marketing territorial. Il semblerait que la culture permette de dpasser, pour partie, les cloisonnements et rigidits sectoriels, de faire cooprer des partenaires qui nont pas lhabitude de travailler ensemble.

    Au-del des stratgies de lgitimation, de communication et de marketing, les liens

    entre la culture et le dveloppement territorial demeurent assez flous et mal tays scientifiquement. Les impacts des amnits culturelles sur les territoires sont complexes et variables : ce qui se joue rellement en matire de dveloppement est encore insuffisamment renseign. Le dveloppement culturel constitue pourtant un objet dun grand intrt pour le questionnement sur linnovation dans les politiques publiques, les nouvelles modalits daction, les mobilisations territoriales et les nouveaux partenariats. Sintresser aux relations entre culture et organisation territoriale suppose didentifier les

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    acteurs et les objets culturels concerns, de mme que les conditions ncessaires pour que la culture puisse constituer une ressource dans le dveloppement des territoires et jouer un rle doprateur dans la mobilisation dautres ressources.

    Une approche de la culture comme ressource

    Il est ncessaire de faire une distinction entre la culture comme produit (output) et la culture comme ressource (input). Sur le plan gographique, nous pouvons distinguer deux catgories de produits culturels. La premire concerne les produits mobiles ou physiquement exportables qui sont fabriqus sur place (entirement ou en partie). Ils sont issus dun appareil productif souvent profondment ancr dans lconomie et la socit locale, mais ils sont ensuite commercialiss sur les marchs domestiques et trangers. Il peut sagir, soit de produits issus du domaine du divertissement, de linformation et de la culture, au caractre immatriel important (comme le cinma, la tlvision, lenregistrement musical, le design), soit des produits au caractre matriel plus prononc (comme les vtements, la joaillerie, les jouets, les produits gastronomiques). Ce type de produit mobile implique le dveloppement dinfrastructures et de services permettant leur distribution sur des marchs plus ou moins globaliss. La seconde catgorie, les produits immobiles, sont consommables uniquement sur place. Le produit final se confond avec le lieu, cest--dire quil fait partie des caractristiques ou des amnits dun territoire. Le consommateur doit se dplacer pour satisfaire sa demande, favorisant ainsi le dveloppement des infrastructures touristiques. Il sagit de produits culturels comme un lment du patrimoine, un festival, un quartier artistique, un lieu de culte, un parc dattractions, et de lensemble des richesses artistiques et architecturales dont disposent les territoires (Leriche et al., 2008 ; Scott et Leriche, 2005). Parmi les produits culturels immobiles, certains sont spcifiques un lieu : ils sont issus dun ensemble de savoir-faire, de cultures et dhistoires fortement lis un territoire qui sorganise pour conserver cet ancrage, notamment travers une implication importante des acteurs locaux (Landel et Pecqueur, 2005).

    Une autre perspective consiste sintresser la culture comme intrant dans les

    processus de production : la culture comme ressource. Nous prenons pour rfrence une srie de travaux rcents qui ont montr l'importance des ressources territoriales pour le dveloppement local, cest--dire des objets et des valeurs mobiliss par les acteurs participant la production de territoire. Le territoire nest pas uniquement un espace donn et prdcoup, sous lgide des collectivits territoriales, mais il est aussi le rsultat dun processus gographique de construction et de dlimitation par les acteurs. Le

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    dveloppement local rsulte dun mouvement dancrage territorial li des jeux dacteurs et des relations qui ne sont pas uniquement conomiques. Lide de ressource territoriale se rapporte une caractristique construite dun territoire spcifique, et ce, dans une optique de dveloppement.

    Un territoire peut tre considr comme un espace dlimit par des frontires, qui se

    construit ct, voire contre, les autres territoires. X. Greffe prcise :

    La science des marchs a fait des territoires les sous-ensembles dun espace totalement mallable, ce qui conduit ceux qui bnficient de fonctionnements moins bons que dautres vivre leurs situations sous le seul angle du retard et de la fatalit. Des partenariats locaux et des logiques dorganisation des territoires peuvent dpasser ici le march et construire les ressources du dveloppement (Greffe, 2001 : 498).

    Le dveloppement des territoires passe par leur capacit valoriser leurs ressources locales, transformer des ressources latentes en ressources actives (Greffe, 2006 ; Gumuchian et Pecqueur, 2007). Le territoire se caractrise par une double nature, matrielle et symbolique. La ressource territoriale peut ainsi tre construite sur des composantes matrielles (donnes matrielles, paysages, patrimoine) et/ou idelles (des valeurs comme lauthenticit, la convivialit, etc.). Dans certains cas, la valorisation dun lieu repose sur des ressources donnes (un patrimoine, un march local de main-d'uvre, un rseau) que les producteurs et les pouvoirs publics tentent de transformer en ressources construites (un ple touristique, un AOC., un cluster). Dans dautres cas, limage dun lieu peut tre mobilise comme une ressource culturelle idiosyncratique susceptible dattirer les touristes et les entreprises, mais aussi de renforcer cumulativement limage de ce lieu. Les territoires valorisent leurs ressources culturelles en tant quarguments concurrentiels, le nom dun lieu et plus forte raison sa labellisation pouvant tre compar celui dune marque dentreprise (Camagni et al., 2004 ; Daviet, 2008 ; Gravari-Barbas et Violier, 2003).

    Deux formes dutilisation de la culture locale sont envisageables. Dune part, une

    ressource culturelle territorialise peut se transformer en actif stabilis pour rentrer dans un processus de production dun bien. Lactif est un facteur en activit , cest--dire valoris sur un march, un territoire, etc. La ressource la diffrence de lactif constitue une rserve, un potentiel latent, voire virtuel, qui peut se transformer en actif si les conditions le permettent. Dautre part, la culture peut agir sur dautres ressources comme oprateur de leur mobilisation et de leur transformation, gnrant ainsi de nouvelles activits (Landel et Pecqueur, 2005). Cette dernire configuration implique des relations transversales et horizontales denses entre acteurs. En introduisant une qualit

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    spcifique, la culture peut aider diffrencier les ressources distinctives des autres ressources territoriales plus gnriques (Gumuchian et Pecqueur, 2007 ; Landel et Pecqueur, 2005). Si ces travaux soulignent le rle central de la culture dans la construction des territoires, ils insistent galement sur limportance de sa relation avec les modes dorganisation. Quel que soit le territoire concern, lactivation dune ressource culturelle dpend fortement du jeu des acteurs et des diffrents usages, non exclusifs, que ceux-ci souhaitent en faire.

    Les recherches se sont, jusqu prsent, principalement focalises sur la valorisation

    du patrimoine culturel ou sur la culture patrimonialise dans les secteurs traditionnels (artisanat, architecture, agriculture, tourisme), adoptant bien souvent une approche en termes de terroir. Les projets tudis pour ce travail prsentent quant eux une forte dimension artistique. En partant du principe selon lequel un attribut du territoire ne devient une ressource qu partir du moment o il est reconnu comme tel, nous verrons comment les porteurs de projets analyss jouent un rle dintermdiaire stratgique dans les processus de mobilisation des ressources culturelles prsentes dans les territoires et dactivation de ses potentialits. La notion de ressource culturelle territoriale est une notion mergente dont le contenu nest pas encore bien stabilis (Landel et Pecqueur, 2005). Dans ces conditions, il nous semble prfrable dopter pour une interprtation assez libre de cette notion et une dfinition peu restrictive du sens qui lui est donn, ne reposant pas sur lapplication systmatique dune grille danalyse prtablie qui ferait jouer, par exemple, les dcoupages en ressources gnriques et spcifiques, disponibles et latentes ou encore intentionnelles et non-intentionnelles. Cependant, la culture au service du projet de territoire ne peut tre mobilise en tant que tel ; ce nest qu partir doprateurs remplissant des fonctions telles que lidentification de la ressource culturelle, son articulation avec dautres ressources, sa prservation et sa valorisation, que peut tre conue la dfinition de cette ressource. Les modes de coordination qui lient les acteurs permettent ainsi de rvler les ressources territoriales et participent la cohsion dun projet de dveloppement territorial. Par ailleurs, laccent mis sur la capacit de coordination des acteurs et leur potentiel de mobilisation autorise la comparaison des quatre projets, en dpit du fait quils soient trs diffrents dans leur contenu.

    Plutt comment que pourquoi

    Ce travail renvoie une approche de sociologie processuelle qui apparait comme la plus adapte, tant donn la nature extrmement varie des projets tudis. En ce sens, nous avons choisi de mettre laccent sur les rseaux, les acteurs, les interactions, les

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    enchevtrements, pour montrer comment seffectue le passage dun projet culturel un projet de territoire.

    On peut distinguer deux types dexplications dune ralit sociale : lune montre

    pourquoi quelque chose tait ou est devenu ncessaire ; lautre comment quelque chose tait ou est devenu possible . Cest plutt ce second type dexplication que ce travail mobilise. travers lanalyse comparative de quatre cas, nous navons pas cherch les effets invariants de causes, mais montrer des histoires typiques o toutes les tapes rpondent une logique, une logique qui peut se rvler aussi efficace, de notre point de vue, que la logique de causes. Ce travail a donc pour objet principal la description des processus au cours desquels les vnements se produisent. Dans cette perspective, les projets tudis ne sont causs par rien dautre que lhistoire qui les a conduits tre ce quils sont : ce type de logique renvoie ce que les sciences sociales appellent les processus. Nous souhaitions connatre lenchanement des choses, dcouvrir comment telle chose avait men telle autre, comment telle chose ne stait pas produite tant que telle autre ne stait pas non plus produite. Cette approche nous fait comprendre lapparition dun phnomne en nous montrant les tapes du processus qui lont engendr, plutt quen nous montrant les conditions qui ont rendu son apparition ncessaire. Do galement limportance dune analyse diachronique, en long, et dune restitution assez linaire, qui ont des vertus explicatives parce quelles rvlent les diffrentes tapes dun processus. Ainsi, nous nous sommes intresss toutes les tapes de ces processus, la manire dont elles sont lies entre elles : autrement dit, comment chacune cre les conditions propices ou ncessaires la suivante.

    Mthode et terrains

    La mthode adopte vise reprer les similitudes et les diffrences partir dun nombre limit de cas. Cette dmarche se traduit par un fort ancrage dans lempirie. Les tudes de cas aboutissent une description intensive de situations concrtes. Nous chercherons travers les monographies de quatre projets reconstruire des cohrences localises et en extraire ventuellement la part de gnralit, plutt qu confirmer ou infirmer une srie dhypothses issues dun corpus thorique. La comparaison de plusieurs cas permet de mettre en avant des faits significatifs, dpassant leurs propres contingences locales. Le choix des terrains rsulte dune combinaison de lintrt objectif quils reprsentent, de leur actualit et de leur connaissance par le comit de pilotage. Ces projets devaient se drouler dans des territoires ruraux de diffrentes rgions franaises et, pour une part dentre eux, en dehors de Parcs Naturels Rgionaux. Nous avons galement

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    privilgi la varit des objets dtude, sans viser une reprsentativit des cas, au risque de rendre leur comparaison plus difficile :

    1/ Voix de Traverse est un projet de coopration culturelle international entre les

    Landes de Gascogne et la Province dEl Hajeb au Maroc. 2/ La compagnie du Thtre prouvette effectue ses mises en scne dans lespace

    social autour de Corbigny (Morvan). 3/ Le Centre des Rives se prsente comme un laboratoire dart contemporain,

    audiovisuel et documentaire en milieu rural, plus prcisment Vaillant en Haute-Marne. 4/ Lassociation De lAire, implante dans la Drme, mne des expriences

    originales damnagement urbain et de participation citoyenne travers notamment lintervention de collectifs dartistes.

    Nous sommes donc en prsence dune association intervenant dans le domaine de la

    voix, dune compagnie de thtre reconnue pour son implication territoriale, dun lieu culturel autour du cinma et du film documentaire et dun organisme spcialis sur les questions despace public : le seul dnominateur commun entre ces quatre projets est leur ancrage en milieu rural et leur propension sinscrire dans des dynamiques de dveloppement territorial plus large que leur strict domaine dactivit. La slection des terrains de ltude a t effectue de manire concerte avec le comit de pilotage, partir dune liste prtablie par lIPAMAC recensant un nombre important dinitiatives culturelles et artistiques dans les territoires ruraux.

    En conformit avec nos choix mthodologiques, ce sont essentiellement des

    matriaux qualitatifs qui ont t collects. Une premire source utilise a t les documents internes des structures et des partenaires publics que nous avons t autoriss consulter. Il sagit essentiellement de documents administratifs ou de communication tels que des comptes rendus et des procs-verbaux de runion, des prsentations de projets, des bilans dactivits, des tableaux budgtaires, des discours, etc. Nous avons galement examin la littrature grise produite par les institutions (mmoires, livres blancs, etc.).

    Le second matriau mobilis a t constitu partir dentretiens semi-directifs, une

    dizaine par cas, dune dure comprise entre une et deux heures. Les personnes rencontres correspondent aux principaux acteurs et observateurs des projets analyss. Il na pas t possible ni utile dhomogniser le panel des entretiens dun cas lautre. En effet, certains types dacteurs, de groupes et dinstitutions ont pu se rvler majeurs dans certains

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    territoires et absents dans dautres. La nature des projets culturels ntant pas identique, il tait somme toute normal de ne pas identifier les mmes participants.

    Les grilles dentretiens ont t ralises dans lobjectif de rassembler la fois du

    matriel factuel (qui, quoi, comment ?) et cognitif (pourquoi, quelle reprsentation, quelle signification ?). Mais il sest toujours avr fondamental de laisser une marge de libert importante aux interlocuteurs, afin quils disposent de suffisamment despace pour articuler leurs ides, leurs parcours et leurs expriences propres. Ce souci de ne pas fermer les changes a permis de rassembler un matriau dense et marqu par la spcificit des cas tudis. Ces entretiens sont donns entendre au moyen de nombreuses citations prsentes dans le corps du texte. Les sources orales ont t confrontes et croises, autant que possible, des sources crites. Le recueil de la documentation et les entretiens semi-directifs ont t complts par une revue de presse locale lorsque celle-ci tait disponible , et lobservation non participante dvnements publics et dateliers.

  • 14

    MONOGRAPHIES

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    COMPAGNIE LE TEATREPROUVETE

    Le TATr'PROUVTe est une quipe artistique installe l'Abbaye du Jour Corbigny

    (1800 habitants) dans la Nivre. Aprs un parcours engag mais plutt conventionnel pour ce

    qui est de l'esthtique, il pratique depuis plus de 10 ans un thtre sans h, dfini comme un

    thtre qui redescendrait de sa hauteur pour prendre en compte le quotidien et la proximit .

    Prsentation de la compagnie sur son site internet.

  • 16

    Engagement personnel et vnement constituant

    Jean Bojko est le chef dorchestre du Thtre Eprouvette. Il est n en France, en 1949, de

    parents rfugis ukrainiens. Aprs avoir exerc de nombreux mtiers (assistant de

    recherche en ocanographie, barman, enseignant) et vcu dans plusieurs pays, il

    sinstalle dans la Nivre en 1977. Il se prsente comme un artiste, pote, comdien et

    surtout un artisan de la vie en commun . Dans le cadre du Thtre Eprouvette, il

    travaille, selon les projets, en collaboration avec dautres artistes issus dhorizons et de

    disciplines multiples (thtre, musique, danse, photos, arts plastiques etc).

    Un thtre engag

    Jean Bojko a toujours fait du thtre, depuis le lyce, par monts et par vaux . Une fois install Corbigny, il cre lassociation COAC (association daction culturelle) au sein de laquelle, il dveloppe le Thtre prouvette, un thtre engag qui traite de problmatiques de socit. Le Thtre prouvette sautonomise en tant que compagnie professionnelle en 1982 et poursuit, par la cration et la diffusion de pices de thtre, son engagement social et politique dans la cit. En 1996, il met en scne une pice dArmand Gatti, la vie imaginaire de lboueur Auguste G. qui traite de la mort de son pre, tu par des CRS lors dune manifestation. Jean Bojko rencontre Armand Gatti cette occasion, une rencontre dterminante qui lui ouvre la voie pour dfendre un thtre en rupture vis--vis du thtre conventionnel et de la norme tablie. cette poque Armand Gatti, pote, auteur, metteur en scne, voyageur, travaille dj avec ceux quil appelle les loulous , des gens la marge, des prisonniers, des toxicomanes, des chmeurs cette poque, install Nevers, la prfecture de la Nivre, Jean Bojko souhaite monter un projet autour de la prise de parole des pauvres dans la cit. Il demande conseil Gatti, qui viendra participer au projet avec sa compagnie la Parole Errante. On retrouve dans la dmarche de Jean Bojko de nombreuses rfrences Armand Gatti.

    Cration pour une ouverture vraie

    Dans la ligne de cette rencontre, le projet qui fonde et ancre la dmarche de thtre sans h a lieu en 1998 et sintitule Cration pour une ouverture vraie . Cest la premire mise en scne dans lespace social du Thtre prouvette. Il sagit de la rponse une commande de la mairie de Nevers, qui souhaite voir se monter dans la ville un projet culturel dimension sociale impliquant des personnes en difficult. Il dtourne

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    alors la commande et met en place une usine dexpression pour voir comment les pauvres peuvent prendre la parole dans la cit. Il embauche 12 personnes (initialement au chmage), payes au SMIC, 35H par semaine, pour faire de la posie, de la danse, du thtre pendant 3 mois. Des annonces sont dposes dans la presse, lANPE et les gens sont recruts sur CV. Cest un vrai travail, qui demande rigueur et ponctualit. Toute la semaine, les pauvres , comme il les appelle, suivent les cours avec des artistes reconnus, embauchs eux aussi, qui viennent enseigner leurs disciplines. Chaque matin, ils suivent 1h de cours darts martiaux pour travailler la problmatique du corps. Tous les quinze jours, un cours continu de 7h de philosophie est dispens parce quil faut penser ce que lon fait mais aussi par provocation car normalement on na pas le temps de faire de la philosophie . Le Thtre prouvette ouvre galement ses portes aux gens de lextrieur, en tant quoffre culturelle gratuite. Plus de 400 personnes viennent travailler dans lusine. Pour rgler les problmes de pauvret, il fallait crer des rseaux avec dautres gens qui ne soient pas en difficult. Cest parce quon apporte quelque chose quon reste dans un rseau, sinon on est ject . Jean Bojko

    De nombreux vnements (crations, performances, installations) ont lieu dans le cadre du projet. Il est largement relay dans la presse locale, nationale et internationale et intresse de nombreux acteurs culturels.

    La construction dune dmarche

    Mise en scne dans lespace social

    Ce projet marque la naissance des mises en scne dans lespace social du Thtre prouvette. Cest lacte fondateur de la dmarche de thtre sans h . Celle-ci est caractrise par lidentification dun problme de socit traiter, limplication des acteurs que sont, dune part des personnes concernes par ce problme et dautre part, des artistes professionnels, dans le but de crer quelque chose ensemble, et enfin des actions drives complmentaires qui viennent alimenter le projet. Lensemble cre un vnement dans lespace social mis en scne par le Thtre prouvette.

    Cest une action qui implique des populations, une pice trs particulire o lon remet en

    cause lide de spectacle au thtre. Elle est joue dans lespace social par des acteurs qui ne

    sont pas tous comdiens. En ce moment, par exemple, on travaille sur le commerce itinrant

    donc on travaille avec des commerants itinrants. Sur lge, on travaille avec des personnes

    ges, sur le jardinage potager avec des gens qui font du jardin. Ils sont toujours acteurs, on nen

    fait pas des spectateurs de quelque chose. La diffrence est l. Ce quon propose dans le champ

    social, le champ du quotidien, a soulve des interrogations. Le rsultat dun projet ne se mesure

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    pas au nombre de spectateurs prsents mais au nombre de points dinterrogation soulevs . Jean Bojko

    Nous verrons plus loin, par le biais du projet les 80 ans de ma mre, une illustration concrte de ce schma daction.

    Sinscrire dans le champ du politique

    Je dfends la ncessit de lartiste prsent dans une communaut humaine, au mme titre

    quun commerant, un boucher, un charcutier. Personne ne dsire un pote quelque part. On

    manque de toubibs dans les campagnes, on leur fait des ponts dor, on leur paye des tudes.

    Imaginez quun territoire dise, on voudrait des potes, on voudrait financer des tudes

    artistiques pour avoir des artistes dans notre rgion parce quon en a pas assez. Les gens

    diraient, ils sont fous, on nen a pas besoin, mais cest une sacre inconscience de penser que

    lon a pas besoin des artistes . Jean Bojko

    Jean Bojko dfend une place pour le pote dans la socit, qui se rvle plus politique que sociale. Pour lui, le travail de lartiste nest pas de rgler les problmes dans les cits, danimer les foires, de faire passer le temps pour faire oublier les choses essentielles . Lartiste nest pas un travailleur social, mais il est l pour interroger et, sil se passe quelque chose, les gens se sentent mieux, ils ont une image valorisante deux-mmes . Le Thtre Eprouvette cherche interroger, crer le dbat sur le territoire, en utilisant le dtournement : dplacer le regard, renverser les perceptions communes portes sur le fonctionnement de la socit et les individus qui la composent.

    On a les lments du rel (lhumain, la matire sociale, larchitecture) et on peut les

    combiner pour crer dautres reprsentations que les reprsentations dominantes, dautres

    perspectives sociales sur la vie. tant enfants, quand on faisait une cabane, on ne se demandait

    pas quoi a servait, ni de quel budget on disposait, on trouvait les matriaux et on la faisait.

    On peut partir de quelque chose qui ne relve pas forcment de lutile, cest a lintrt des

    artistes . Jean Bojko

    Cette inscription dans le champ du politique nest pas revendique par le Thtre prouvette comme un engagement partisan affich. Nanmoins, la porte politique des actions mises en place peut dpasser le cadre de laction culturelle ou artistique pour concerner la socit civile de manire beaucoup plus large. Par exemple, la suite de Cration pour une ouverture vraie , un groupe de personnes ayant particip au projet, a dpos une liste aux lections municipales de Nevers. Pour Jean Bojko, cette liste lectorale, sur laquelle il figurait en dernier , faisait suite lexprience de lusine dexpression o lon avait dit aux gens quils taient en mesure de prendre la parole.

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    Finalement la liste en question fait 8% de voix, elle a mis le maire de Nevers en ballottage, ce qui a valu, selon Jean Bojko, au thtre prouvette dtre vir de Nevers .

    On retrouve galement le positionnement politique du Thtre prouvette dans la revendication de la gratuit. Sur tous les documents de communication de la compagnie, on peut lire tout est gratuit, mme pour les riches .

    Dune manire gnrale, le Thtre prouvette bouscule le jeu et donc les statuts. La

    dmarche peut par consquent faire peur , notamment vis--vis des responsables politiques. Cela peut crer quelques inimitis, quelques conflits, mais dans une proportion relative, lie la gnrosit des propositions.

    La dimension territoriale

    De Nevers Corbigny : le Thtre prouvette trouve son territoire

    Le Thtre prouvette quitte Nevers et Jean Bojko cherche sinstaller ailleurs dans la Nivre. Il connat Corbigny pour y avoir vcu et travaill comme professeur et barman. Il connat bien les habitants, les lus, notamment ladjoint la culture de la commune. Cette recherche de lieu concide avec un projet de la municipalit autour de labbaye de Corbigny, un btiment patrimonial que la mairie souhaite conserver et rhabiliter. Selon le maire actuel de Corbigny, il y avait eu une dcision du conseil municipal pour restaurer les toitures et il leur fallait chercher un contenu pour justifier la restauration. Cest une histoire dopportunit, de concidence entre deux histoires. Le Thtre prouvette installe ses locaux dans labbaye de Corbigny en 1999 et embrasse le nivernais Morvan comme territoire daction. Corbigny est une commune de 1681 habitants selon le dernier recensement. Elle borde le massif du Morvan et constitue une des cinq villes portes du Parc Naturel Rgional du Morvan. Elle appartient la rgion Bourgogne, au dpartement de la Nivre, au pays du nivernais Morvan et la communaut de communes du pays corbigeois. Corbigny est un point de passage important de la rgion, elle est perue comme une des communes les plus dynamiques et attractives des environs. Elle possde une cole maternelle, une primaire et un collge.

    Labbaye, centre de culture

    Par une convergence dintrts entre la commune de Corbigny et le Thtre prouvette, labbaye St Leonard fait donc lobjet dun projet de restauration patrimoniale et de cration dun lieu daccueil pour des artistes de spectacle vivant. Rapidement aprs

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    linstallation du Thtre Eprouvette, deux autres compagnies rgionales sinstallent dans les locaux disponibles labbaye : La compagnie Metalovoice (arts de la rue), prcdemment installe Nevers et la compagnie Dviation (musique, percussion, thtre) dont le fondateur vit prs de Corbigny. partir de la prsence des trois compagnies, une structuration se met en place. Un chef de projet est recrut par la municipalit, la DRAC repre le lieu et une salle de danse est construite pour faire venir un chorgraphe. Labbaye est identifie comme un centre de culture. Le maire de Corbigny revendique la volont de la commune, antrieure larrive des compagnies, de faire de labbaye un lieu de spectacle vivant. Une tude avait en effet t ralise, dont les rsultats allaient dans le sens de la cration dun lieu de culture vivante, de cration, de diffusion avec une partie touristico-culturelle. En termes de fonctionnement, il sagit dune mise disposition de locaux aux compagnies, par la mairie, assez informelle. Les diffrents financeurs ont missionn la municipalit pour proposer cet accueil et pour diffuser des spectacles. La mission du lieu et donc du chef de projet est de programmer, faire vivre le lieu et le faire connatre. Pour la municipalit, le projet de labbaye est aussi un outil de dveloppement culturel pour la ville, qui est dj un ple de commerces et de services. Labbaye participe la vie locale avec notamment un vnement important numriquement, les ftes de labbaye, qui rassemble jusqu' 3000 personnes. Le Maire observe les synergies existantes entre le commerce et la culture qui apportent de la vie, de lanimation et de la visibilit. Pour Laurianne Legeay, chef de projet du pays Nivernais- Morvan, labbaye naurait pas t rhabilite sans les artistes. Leur prsence est une lgitimation et permet de sensibiliser les lus la thmatique culturelle, ce qui reprsente un enjeu important localement car pour beaucoup cest plus quelque chose qui cote cher, que quelque chose qui a un intrt .

    Le projet de centre de culture Corbigny stoffe actuellement, avec la cration

    dun centre de cration des arts de la rue, port par la compagnie Metalovoice, qui investit une usine dsaffecte de Corbigny. Les deux lieux participent une mme dynamique culturelle sur le territoire. Ce lieu nomm La Transverse correspond aux besoins de la compagnie pour la construction doutils scniques grande chelle. Il accueillera galement dautres compagnies des arts de la rue en rsidence. Pour le Maire, ce projet est justifi politiquement par le fait que Metalovoice travaille beaucoup sur le terrain. Ils crent par exemple des manifestations avec les paysans autour du land art. Il y a un rel travail. Leur festival de thtre de rue commence se dvelopper. Ils sinvestissent localement, ils ne font pas que bricoler et exporter ailleurs. Dautre part lusine tombait en ruine, il fallait lui trouver une vocation . Au plan oprationnel, le centre de culture fonctionne avec un comit de pilotage qui associe ltat, le Conseil Rgional, le Conseil

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    Gnral, la municipalit et les compagnies. Il se runit deux fois par an et donne les orientations. Sur le plan local, la culture semble galement tre devenue un enjeu politique, qui a notamment gnr une vive controverse aux dernires lections. Cette opposition sappuie sur la dnonciation des dpenses lies au projet de la Transverse et une commande publique ralise sur labbaye : une uvre de Wiener mal reue par une grande partie de la population.

    Pour Jean Bojko, le regroupement des compagnies labbaye sest fait par bouche-

    -oreille avec des compagnies qui vivaient dj dans la rgion. Des artistes qui habitent ici. Larrive du chorgraphe a par contre t un dsir des financeurs, mais lui vit Paris et ne vient travailler que ponctuellement. Il observe que les compagnies ne travaillent pas beaucoup ensemble, mis part pour certains projets, notamment du Thtre prouvette, qui embauche parfois les artistes prsents labbaye. Pour lui, ce ne sont pas les mmes dmarches, notamment car lui ne fait pas de spectacle . Le chorgraphe a t financ pour venir ici, moi jhabite ici, je cherche des financements pour rester ici .

    Territoire daction : l o je suis avec ce que je vois

    Install Corbigny, le Thtre prouvette dlimite son territoire daction la Nivre et au Morvan, sans exclure la possibilit daller plus loin, dans la rgion, en fonction des demandes. Cependant les actions se dploient rarement dans le nord du dpartement et privilgient le Morvan. Ce dernier bnficie dune identit particulire, plus marque, lie lhabitat, aux pratiques (notamment dlevage), au paysage, aux habitants. Jean Bojko semble surtout concentrer son action sur un territoire quil connat , dans lequel il a lhabitude de circuler : on connat plus de gens pour faire des choses l o on est tous les jours . Il dfend le fait dtre l o jhabite , de faire l o je suis, avec ce que je vois . Il se positionne en contradiction avec les rsidences dartistes telles quelles existent dans le milieu culturel. Il interroge la facult dun artiste prsent sur un territoire pour 15 jours ou un mois, palper les choses, tre dans le fond, comprendre le territoire. Il questionne le fait de venir chercher sur un territoire rural, une matire artistique qui sera pense en fonction du contexte de lartiste, qui le plus souvent est un contexte urbain.

    Je ne suis pas en opposition par rapport ce que les gens produisent mais je dis, regardez a

    peut tre autre chose. Le thtre conventionnel, les objets artistiques souvent mennuient. Je

    prfre voir des gens qui travaillent avec un artiste de land art, pendant quelques jours, sur un

    truc phmre. Cest a qui permet limaginaire de dcoller collectivement. Cest toute

    lintelligence des gens un moment de leur histoire, la capacit sublimer le quotidien pour

    trouver du plaisir lexistence, la vie, cest un travail sur le bonheur . Jean Bojko

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    Regards sur le territoire

    Le Pays du Nivernais Morvan appartient la partie la plus rurale de la Nivre, voire de Bourgogne. Le Pays est une structure de coopration, qui regroupe 9 communauts de communes et 37 000 habitants. La densit de population est seulement de 14 habitants au km carr. La chef de projet du Pays, relate un problme didentit dans la Nivre, la nivrose , qui dsigne le sentiment de ne pas tre fier dtre ici , vcu par les habitants. Pour elle, le territoire part de loin et lobjectif de la politique du pays est den faire un territoire vivable , cest--dire aboutir un seuil correct de tous les services pour les habitants et tre organis pour accueillir les nouveaux arrivants. En termes de stratgie culturelle, on retrouve lide datteindre un seuil de service acceptable pour toute la population. Il existe un manque au niveau des pratiques artistiques et de lenseignement. La priorit donc t faite laccompagnement des compagnies professionnelles locales pour la mise en place dateliers de pratiques. Un appel projet annuel permet de financer 50% des projets des compagnies qui mettent en place des ateliers (thtre prouvette, Dviation, conte ). La prsence de ces compagnies se rvle indispensable.

    Le Prsident du Conseil Gnral de la Nivre, lu rcemment, est galement

    Prsident du Parc Naturel Rgional du Morvan et ancien maire de la commune dOuroux en Morvan. Il aborde le territoire sous langle de la politique daccueil de nouvelles populations, en lien avec la politique culturelle.

    Dans le Morvan, il y a un fort renouvellement de population. Sur mon canton, 16% des

    personnes qui taient l en 2006 ntaient pas l en 99, cest beaucoup. Il y a beaucoup de

    personnes trangres : 11 nationalits dans ma commune, sur 670 habitants. 50 rsidents

    permanents trangers et 100 rsidents secondaires trangers (amricains, australiens,

    hollandais...). Comment accompagne-t-on politiquement ce phnomne social ? Cela peut

    poser problmes dans le sens o les gens qui arrivent ont des niveaux culturels plutt moyens

    ou suprieurs, des niveaux de revenus et de formation plus levs. Il y a une impression de

    domination. Ils achtent le double, des maisons que les gens convoitaient depuis 10 ans. .. Mais

    les trangers ont galement une certaine simplicit relationnelle, ils narrivent pas en terrain

    conquis, a se passe bien entre voisins, mais a pose problme en termes de pression

    immobilire .

    Face cette ralit, le Parc a renforc sa politique culturelle pour accompagner ce phnomne, en faisant en sorte que les gens qui arrivent soit attentifs lidentit du territoire et participent son ouverture. Il sagit de leur permettre de sapproprier la culture locale tous points de vue, mais aussi de tirer parti de leur prsence pour attirer le regard

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    des locaux qui ont tendance gommer les caractristiques. Dans cette dynamique, le Parc a travaill plusieurs reprises avec Jean Bojko et le Thtre prouvette. Une agence culturelle lie au Parc a progressivement t mise en place. Elle travaille sur laccueil de nouvelles populations, lide tant de valoriser les productions locales, notamment culturelles et artistiques. Aujourdhui le Parc revendique la cration dune scne nationale territoriale avec une programmation itinrante et des rsidences dartistes.

    De son ct, Jean Bojko porte un regard vif et dcal sur son territoire. Il en identifie

    certains attributs, partir desquels il construit ses actions, toujours dans un esprit de dcalage . Tous ses projets sont intimement lis au territoire sur lequel ils se dploient. Son regard sur les territoires ruraux est un regard quon peut qualifier la fois de positif et de volontairement dtourn , une manire de regarder les choses autrement.

    On est riche de ce quon a, avant dtre pauvre de ce quon na pas. Regardons tout ce quon

    a. Dans les territoires ruraux, on a limpression quon est dans le manque de choses qui sont

    dans les villes mais on a dautres trucs (). Pour les vieux, javais entendu : les territoires

    sont handicaps par les personnes ges. Comment on peut renverser a, sadapter, et faire

    avec ? Cest normal de dvelopper des choses diffrentes des endroits donns. On peut se

    revendiquer comme ruraux . Jean Bojko

    Artisans de la vie en commun

    Les projets du Thtre prouvette

    Les projets du Thtre prouvette sont nombreux et protiformes. Forte de sa dmarche de mise en scne dans lespace social, la compagnie explore des sujets de socit en sintressant aux spcificits, aux attributs du territoire quelle habite : la vieillesse (Les 80 ans de ma mre), la pauvret (Cration pour une ouverture vraie), le jardinage (les jardins dtonnants ), lagriculture (le chur des agriculteurs), laccs la connaissance (luniversit des Bistrots), laccs aux nouvelles technologies (32+32=2000) etc En parallle des projets, la compagnie propose des activits lanne, qui se renouvellent rgulirement, sous formes dateliers, de rencontres, de ftes. Nous avons choisi dans le cadre de cette tude de nous arrter sur le projet Les 80 ans de ma mre .

    Les 80 ans de ma mre

    Les 80 ans de ma mre, a sappelle comme a parce que ma mre avait 80 ans ce moment-

    l. Je la voyais vieillir. Elle est ukrainienne, elle nest pas trs intgre dans le village. Mes

    parents ne sont pas dici, ils taient prolos, ma mre ne parle pas encore bien franais. Avec

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    elle, on se parlait toujours en ukrainien. Je lui ai propos dorganiser la projection dun film

    ukrainien dans sa vranda pour les voisins, mais pour elle ctait ridicule. Jean Bojko

    Lobjectif du projet Les 80 ans de ma mre tait de sintresser aux personnes ges en tant que richesse ou ressources du territoire, de les prendre en compte comme un attribut et non un handicap. Le dclenchement du projet est li une combinaison dlments. Tout dabord la dmarche du Thtre prouvette (transformer les regards et les perceptions sur des questions de socit, en crant des mises en scne dans lespace social), puis, lhistoire et lengagement de Jean Bojko (un regard sur sa mre) et enfin, lidentification dun attribut du territoire de la Nivre (la prsence de nombreuses personnes ges) partir duquel il est possible de travailler. Pour Jean Bojko, il sagit de donner une autre image de la vieillesse, remettre en avant limaginaire, la crativit, se projeter dans lavenir, sexprimer .

    Le projet a dmarr par la mise en place dun service dartiste domicile , dont

    lide est dinviter des artistes passer un temps chez des personnes ges, pour crer quelque chose avec elles. Il sest poursuivi par la ralisation de portraits photos dcals des personnes ges (toujours dans lide dun travail sur limage de la vieillesse), qui ont t valoriss via des cartes postales largement distribues, et des expositions diffuses lors de nombreux vnements. Ensuite, une proposition a t faite aux familles de raliser des films sur la vieillesse en filmant un membre g de leur propre famille. Enfin, de nombreuses actions drives ont t organises avec diffrents publics, en particulier des lves (par exemple des interventions des personnes ges dans les classes). Au dpart, le Thtre Eprouvette lance un appel, dune part des artistes (au niveau rgional, national et international) et dautre part des personnes ges (au niveau local) pour participer au projet. Une vingtaine dartistes sont slectionns et une vingtaine de personnes ges sont volontaires. Pour recruter les personnes ges, le Thtre prouvette a mis des affichettes dans les communes, les clubs de personnes ges, les maisons de retraite et activer les rseaux locaux (professionnels et amicaux). Pour crer la rencontre, Jean Bojko organise un voyage , en bus, la dcouverte du palais du Facteur Cheval dans la Drme, une uvre dinspiration populaire . Artistes et personnes ges se ctoient et sapprivoisent pendant 2 jours, durant la visite, les repas, les ftes. Une fanfare de jazz suit le convoi.

    Le point de vue de lartiste

    Une des artistes qui a particip au projet, Anne Devillele, vit dans la Nivre, elle est plasticienne. Suite lappel du Thtre prouvette, elle a fait une proposition qui a t slectionne. Le projet dmarre par le voyage en autobus, au cours duquel Anne Devillele

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    rencontre Marie et Saturnine, les deux personnes avec qui elle va travailler . Elle prend des rendez-vous rguliers chez les deux femmes pendant une petite anne : une aprs-midi par semaine, deux heures chez lune, deux heures chez lautre. Le cadre donn par le Thtre prouvette est la rencontre , un nombre dheures minimum et la possibilit dorganiser une restitution la fin.

    On discutait et on bricolait des trucs. Avec Marie, on a travaill partir de son vlo parce

    quelle a eu un vlo quand elle a eu son certificat dtude, son seul et unique, quelle avait

    encore. On la ressorti et on la remis au got du jour. Javais fait des pneus en tissus, fleurs,

    on a fait une installation dans son arrire-cuisine. Avec Saturnine ctait clairement un travail

    collectif, avec Marie moins. Elle disait je sais pas, mais elle tait trs bavarde donc on parlait

    beaucoup, on mangeait des gteaux. Saturnine tait timide, discrte mais il faut voir ce quelle

    a amen sur la table, ctait trs intressant et a a fondamentalement chang mon travail. Le

    plus intressant ce nest pas davoir fabriqu des choses, cest vraiment lchange humain .

    Anne Devillele parle des liens daffection qui la liaient Marie et Saturnine, des rcits de leurs vies quelles lui ont confie, de la fiert de Marie que lon parle de son vlo et donc delle. Elle raconte la confiance mutuelle qui sest installe malgr une certain forme dincomprhension pour son travail artistique. propos de ce qui a t produit, elle explique quelle navait pas dobjectifs artistiques. Je savais que ce serait bricol deux, phmre. La valeur de ce projet, ce nest pas lobjet artistique, cest la relation, que jai privilgie. Il ny avait pas de pression, je navais pas tre due ou satisfaite . propos de la place donne la cration artistique dans les projets du Thtre Eprouvette, elle rejoint la vision de Jean Bojko sur limportance de la rencontre et de la confrontation avec les gens . Elle explique nanmoins que, en tant quartiste, elle ne peut pas tre que dans le lien social. Lobjectif du Thtre prouvette cest la rencontre et le lien social et pour elle, a manque dartistique .

    Le point de vue du metteur en scne

    Lobjectif du Thtre prouvette est de travailler sur les rapports entre art et socit. Jean Bojko va jusqu' dire que si lart est prsent dans la socit et dans le quotidien, il ny a plus besoin dartistes . Souvent les objets produits dans le cadre de la compagnie sont dailleurs plutt phmres. Par contre, elle produit des traces nombreuses de ce qui a t fait (CD de chansons avec les personnes ges, livres, cartes postales etc).

    Dans le cas des 80 ans de ma mre , les artistes ont pass du temps chez les personnes ges, ce qui peut sapparenter une rsidence . Nanmoins la relation est diffrente. Jean Bojko illustre ce propos avec la relation quAnne Devillele a nou avec Saturnine : elle est alle son enterrement et, lors du discours au cimetire, le Thtre prouvette a t mentionn. Dautre part, les artistes et les personnes ges continuent de

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    sappeler de temps en temps, cest cette chose l qui est importante et qui diffre : la tentative dune rencontre aussi marquante pour lartiste que pour la personne qui a rencontr lartiste. Jean Bojko dfend le fait de prendre en considration la rencontre humaine avant la technique, il sintresse la capacit des artistes travailler avec les gens et la convivialit : Il faut toujours boire un coup, avoir envie dtre ensemble, travailler sur des choses qui font quhumainement on saccepte, on scoute. Lintrt cest lchange, cest ce qui amne le respect .

    Le Thtre prouvette exprimente, explore sa capacit inventer des formes inhabituelles en visant la mise en relation durable quelles peuvent engendrer. Les projets ont tendance mettre plus avant les participants, comme les personnes ges, que les artistes, ce qui peut se rvler dstabilisant pour ces derniers.

    Le point de vue des participantes

    Denise Ebel et Raymonde Blanchot sont deux personnes ges qui ont particip laventure des 80 ans de ma mre . Elles participent galement dautres activits proposes par le Thtre Eprouvette, notamment les ateliers de thtre et le laboratoire multimdias pour personnes ges qui est un prolongement du projet.

    Denise Ebel vit Moraches, une petite commune proche de Corbigny. Elle vit seule

    depuis longtemps, 4 enfants qui ne vivent pas dans la rgion. Elle tait cultivatrice, avec son mari. Elle raconte comment elle a rencontr le Thtre prouvette.

    Jean a fait des pubs, il les a fait distribuer dans toute la Nivre. Moi, curieuse comme je suis,

    jai appel Corbigny le lendemain, jtais srement une des premires minscrire. Jtais au

    club de Moraches, ctait le 22 octobre 2003. Ce jour-l javais 80 ans et a sappelait les 80

    ans de ma mre , je vais men rappeler longtemps. Aprs on a eu quelques correspondances et

    en janvier, Sylvie a fait les 16 photos, moi avec la robe rouge, je lai en grand dans le couloir .

    Elle a accueilli un photographe chez elle dans le cadre du service dartiste domicile . Au lieu daide mnagre ctaient des aides artistiques ! moi je suis tombe sur un

    photographe, Sergio, il est venu pendant 3 mois, une partie du printemps. Quand il tait l je sais

    plus ce quon faisait, il prenait des photos. Je lai fait enrager bien des fois. Ah a cest un

    photographe, cest pas de la gnognotte, je me rends compte que cest vraiment de la belle photo,

    cest un mtier .

    Suite aux 80 ans de ma mre , Denise Ebel a fait de multiples rencontres via le Thtre prouvette. Elle a t filme pour un documentaire sur la vieillesse pour Arte, fait

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    de la figuration dans un long mtrage de Patrice Leconte. Elle reoit rgulirement des gens qui sintressent la compagnie et entretient des correspondances avec eux, parfois pendant un temps assez long. Durant lanne, elle participe au laboratoire multimdias pour personnes ges , un atelier de cration, qui a un lieu le lundi matin labbaye de Corbigny, tous les quinze jours. Elle est galement sollicite pour se rendre dans des tablissements scolaires pour rencontrer des lycens, des collgiens : on a t invit pour montrer ce quon fait, enfin pour montrer comment quon est . Pour Denise Ebel, avec Jean, il y a tellement de rencontres que a change la vie, autrement jamais jaurais eu cette ide-l .

    Raymonde Blanchot a 86 ans, elle vit avec son fils dans une petite commune proche

    de Corbigny. Elle connat Jean Bojko depuis longtemps et fait du thtre depuis 25 ans. Elle suit les ateliers de thtre labbaye tous les mardis soirs et apprcie le thtre pour le mlange des ges qui nexiste pas ailleurs. 86 ans, vous passez dans la rue mais on ne vous voit pas, pas plus quon verrait une chaise ou un meuble. Cest important dtre vue, pas par prtention mais pour exister . Raymonde Blanchot a particip diffrentes tapes du processus des 80 ans de ma mre et en garde un fort souvenir.

    Sylvie a fait des photos. La mienne, il y a des gens qui lont aim et dautres qui lont fort

    dteste. Ma dernire petite fille Louise, avec mon dernier fils, ont fait un film sur moi o lon

    parle de thtre, jai bien aim les voir comme a. Sinon, avec mon artiste, a na pas trs bien

    t. Elle a voulu faire une robe en papier qui navait rien dextraordinaire. a ne ma pas

    drang mais a na pas beaucoup compt. Le film oui par contre .

    Raymonde Blanchot a galement particip aux interventions en milieux scolaires. Elle se dplaait deux fois par semaine dans une classe pour inventer et raconter des hisoitres, faire des gteaux, planter des fleurs

    Prolongements

    Participer dautres rseaux

    Si le but du Thtre prouvette nest pas de rgler les problmes sociaux des personnes ges, Jean Bojko observe leffet du projet sur ceux qui y participent.

    Au dpart on ne sait pas trop ce quon va apporter. Je crois que a fonctionne au niveau

    symbolique, comme des oeuvres. Les personnes se sentent mieux, elles dveloppent une image

    valorisante delles-mme. Et puis on donne une reprsentation du territoire qui reste artistique

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    mais beaucoup plus proche des gens que lobjet artistique traditionnel. Jaime confondre

    lartistique et le quotidien .

    Au-del des rpercussions individuelles dun tel projet, le Thtre prouvette dfend une vision diffrente de la vieillesse, il rinterroge les perceptions.

    Quand on a fait les photos, les gens disaient que ctait ridicule, que limage quon donnait

    de la vieillesse ctaient des trucs de gamins. Ils disaient les vieux cest pas a, cest le

    srieux. Les personnes ges, comme les pauvres par exemple, intgrent limage de ce quils

    doivent tre et que leur renvoie la socit, mais on nest pas oblig de leur proposer des

    activits pour personnes ges. Cest une sale habitude dans la socit. On nest pas oblig de

    shabiller en gris quand on est vieux . Jean Bojko

    Il rinterroge galement, par lart, les pratiques professionnelles lies la vieillesse. Les milieux professionnels de la vieillesse se sont intresss aux 80 ans de ma mre et au Thtre Eprouvette. Pour Jean Bojko, ces milieux-l commencent sapproprier les choses. Et le grand plaisir, pour nous, cest lappropriation par dautres! . Il intervient dsormais dans de nombreux endroits, colloques, rencontres professionnelles pour tmoigner.

    Je ne dis jamais ce quil faut faire, je dis regardez ce quon a fait. Nommer les choses

    autrement cest la premire chose. Par exemple, on monte un laboratoire multimdias pour

    personnes ges, pas un club de troisime ge. La question du langage est trs importante. Les

    professionnels de la sant, a les intresse. . Jean Bojko

    Le Thtre prouvette dclenche lintrt des rseaux professionnels. Il est invit au

    congrs national de la griatrie Paris, la cit des sciences sur les approches non mdicamenteuses de la maladie dalzeimer, luniversit de Bordeaux en Master daide la personne, dans des CCAS, mais aussi dans le rseau culturel. Pour Jean Bojko, cest intressant de voir comment en faisant du thtre tu peux intervenir dans un lieu hyper spcialis, o il ny a que des mdecins... voir comment le pote arrive prendre la parole dans un rseau qui nest pas le rseau des potes, de lentre soi .

    Quelle ressource pour le territoire ?

    Le projet des 80 ans de ma mre a eu des prolongements multiples, au-del du Morvan et de la Nivre, notamment en lien avec la thmatique qui est la sienne, savoir, la vieillesse. Il en a eu aussi sur le territoire quil habite. Ces prolongements semblent dcouler logiquement de la dmarche du Thtre prouvette et de la manire dont elle est

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    pense. Ils nous permettent de nous interroger sur la manire dont la compagnie constitue une ressource pour le territoire Nivre-Morvan.

    Les premiers prolongements du projet sinscrivent dans ce que la compagnie a appel

    les actions drives . Elles peuvent tre dclenches par le Thtre prouvette ou par dautres structures, interpelles par les projets. Par exemple, des coles les contactent pour organiser des rencontres avec des personnes ges, organiser des sances photos dcales pour poser la question de ce quon peut inventer ensemble, de comment on peut se prsenter les uns aux autres etc Dune manire gnrale le Thtre Eprouvette ne reproduit jamais les mmes projets mais il cre toujours des suites. Le prolongement du projet des 80 ans de ma mre est galement li une manire particulire de valoriser le territoire. Jean Bojko pose la question : Les personnes ges peuvent-elles valoriser un territoire? oui. Nous avec nos expos photos, les mdias qui viennent, le festival de cinma autour de la vieillesse . Il explique galement que la prsence des artistes cre lvnement. Dune manire gnrale, les gens sintressent plus aux vnements qu lordinaire et pour lui, les artistes servent aussi a. Le Thtre prouvette lhabitude de laisser des traces de ses actions, qui tmoignent des projets raliss et surtout des processus traverss. Mais, selon Jean Bojko, quand le prsident du Conseil Gnral de la Nivre dit a nous inspire dans notre manire de voir, cest a les traces importantes, celles qui peuvent dclencher des petites modifications. On change le monde mais de faon douce .

    Patrice Joly, le Prsident du Conseil Gnral a rencontr Jean Bojko en 1989

    loccasion de la co-organisation dune cration contemporaine pour le bicentenaire de la Rvolution franaise dans la commune dOuroux-en-Morvan. Il a galement particip, en tant que maire de cette commune, au projet 32+32 = 2000 et mme plus . Il a par la suite continu sinspirer du travail de la compagnie.

    On a fait des choses dans sa philosophie, sans que Jean Bojko intervienne. On sinspire de

    leurs interrogations, de ce quest ltat de la socit locale un moment donn, la manire dont

    on vit et dont on sent les choses, le rapport de lart et de la socit. Cest une approche dcale,

    cest un regard renouvel sur les choses. Par exemple, pourquoi les petites communes ne

    pourraient pas tre mises lhonneur ? pourquoi ce qui est petit est ngligeable? a renvoie

    un travail sur lestime de soi, lestime de son territoire, surtout ici .

    Le projet Les 80 ans de ma mre a particulirement marqu et inspir lhomme politique et, par lui, la politique du Conseil Gnral. Dans le cadre de llaboration dun programme daction publique intitul Nivre 2011, inventons demain , les lus se sont appropris le regard port sur la vieillesse par le Thtre prouvette ainsi que son approche

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    du troisime ge. Nivre 2011 est une dmarche stratgique et participative de dveloppement durable. Elle a un enjeu prospectif et vise construire une vision partage de la Nivre, engager une dynamique collective pour penser lavenir du territoire et construire un modle de dveloppement durable dans tous les champs dactivits. Un des axes de travail du programme concerne les personnes ges, il a t intitul revendiquer nos ans .

    Les 80 ans de ma mre, a nous a aid regarder le troisime ge dune autre manire, et a a

    aussi aid ce que les personnes ges se regardent autrement. Comment on pense lavenir,

    comment on ne renvoie pas forcment les personnes ges au pass, la mmoire, mais plutt

    comment on pense ensemble la socit du moment et lavenir ? . Patrice Joly

    Le Conseil Gnral invoque la population ge de la Nivre comme une caractristique dmographique de son territoire, prendre en compte comme un attribut et non un handicap , et transformer en ressource. Il souhaite revendiquer cette opportunit, notamment sur le plan conomique, sur le plan de lattractivit et sur le plan du lien social. En effet, dune part, laccompagnement des personnes ges constitue une niche demploi valoriser et, dautre part, la prise en compte de cette population et la qualit des services proposs peuvent inciter dautres personnes sinstaller sur le territoire (dont le climat est galement trs adapt), celui-ci connaissant une variation de population ngative selon le dernier recensement.

    Aujourdhui, on se dit que notre dpartement a une population ge et que ce nest pas un

    drame. Cest plutt une opportunit. Peut-on cultiver a pour participer rpondre notre

    problme dmographique ? Assumons aussi notre taille et notre population . Patrice Joly

    Ce retournement symbolique est inspir du travail du Thtre prouvette. La compagnie fait basculer les perceptions et laisse son approche sinscrire sur le territoire, des endroits parfois surprenants.

    Dune certaine manire, le Thtre prouvette incite tout un chacun, et notamment

    certains lus, regarder le territoire autrement. Lors de la cration en 2004 dune nouvelle communaut de communes, les lus devaient lui trouver un nom. La prsence des trois plus grands lacs du territoire les amne naturellement sorienter vers la Communaut de communes des lacs du Morvan , mais, dans la mesure o il existe dautres lacs dans le Morvan, cela posait problme. Dun autre ct la communaut de commune des Grands lacs du Morvan sous-entendait une promesse, une grandeur , voir une surestimation qui pouvait faire peur et provoquer des sourires en coin . L encore lapproche Thtre prouvette a fonctionn, dans le regard dcal quelle propose, la possibilit de faire de quelque chose de petit quelque chose dimportant, de savoir prendre en compte des

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    caractristiques pour les transformer en ressources valorises. Pour Patrice Joly, comme on est toujours un peu dans lauto-dvalorisation on naurait pas choisit ce nom l, mais heureusement on la fait et on a t labellis ple dexcellence rural. On doit regarder ce que lon est et se dire quon vaut les autres, pas plus, mais on les vaut .

    Pour postuler la russite du Thtre prouvette, le Prsident du Conseil Gnral

    insiste sur son ancrage local et sur la valorisation du processus, au dtriment du rsultat .

    Ce ne sont pas des coups. Il trouve des relais, des gens qui cautionnent. Il y a une proximit

    humaine qui arrive tre cre. Jean Bojko apporte a, il porte un discours, une prsence, un

    relationnel, qui peut tre repris par les autres. Les formes, les temps de convivialit sont

    importants. On ne vient pas au spectacle ou voir une expo, on ne vient pas voir un produit finit,

    on participe la construction. La participation aux diffrentes tapes de la cration, cest ce qui

    donne le sens global. Le sens est aussi important que la ralisation finale, le processus est

    primordial .

    Avec le temps, le Thtre prouvette a acquis une certaine reconnaissance, pour sa manire de bousculer les schmas traditionnels mais aussi pour sa facult enrichir, de manire multidimensionnelle, un territoire et sa population. Le travail de la compagnie a des effets deux chelles : au niveau local, mais aussi lchelle nationale par la large mdiatisation de ses actions. Il participe au dcloisonnement du territoire du Nivernais Morvan.

    Au niveau dun territoire cest la mme chose que dans la relation entre lartiste et la

    personne ge : comment tu prends lautre en compte dans sa ralit, pour ensuite lui

    proposer quelque chose ? . Jean Bojko

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    LASSOCIATION AUTOUR DE LA TERRE, LE

    CENTRE DES RIVES

    Autour de la Terre, qui tait base Auberive depuis 2003, a pris racine Vaillant en 2010

    (Haute-Marne / Champagne-Ardenne). Elle y ancre son Centre des Rives, un laboratoire

    dart contemporain, audiovisuel et documentaire en milieu rural dans un grand btiment qui

    permettra de dvelopper toutes ses dimensions (rsidences dartistes, projections, ateliers...).

    Autour de la Terre met en jeu diffrentes facettes de laudiovisuel (cration, diffusion et

    pdagogie), en associant dcouverte et convivialit, transmission du savoir, change,

    implication des habitants, lien inter-gnrationnel. Ces nombreux vnements, raliss dans un

    contexte difficile (faible densit dmographique), sont pourtant trs suivis (5800 personnes en

    2009, 6900 en 2010). Prsentation de lassociation sur son site internet.

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    Une association dartistes Paris, leur migration vers la campagne

    Lassociation Autour de la Terre a t cre en 1993 Paris par des artistes. Ermeline le Mzo pratique le montage de vidos dartistes, la musique lectro-acoustique et la ralisation. Francisco Ruiz de Infante, plasticien espagnol, est arriv en France en 1992 pour suivre un Master 2 aux Beaux Arts de Paris. Robert Cahen est un pionnier de lart vido en France, de dimension internationale. Le champ artistique des crateurs de lassociation est celui de laudiovisuel exprimental. Ils dfendent la cration pluridisciplinaire en crant des ponts entre la vido, la musique et la danse contemporaines, et les arts plastiques. Aux prmices du projet, est galement prsent le film documentaire le nom de lassociation vient dune commande pour la ralisation dun film sur lagriculture pri-urbaine en rgion parisienne-. En parallle de la production de film, le projet de lassociation est galement tourn vers la transmission (interventions dans des coles dart), et la diffusion (programmation dans des festivals, en France et ltranger).

    Dans sa pratique professionnelle, Francisco Ruiz de Infante dfend lide dun art contextuel.

    Je viens fondamentalement des arts plastiques, avec un intrt fort pour le texte, la musique

    et la vido. Je cre des installations audiovisuelles, sonores, des projets qui prennent en compte

    la notion din situ . Au dbut je travaillais beaucoup par rapport larchitecture des lieux,

    puis, petit petit, jai pris en compte une notion de contexte plus large .

    Il produit des films vido exprimentaux, sans histoire narrative. Il est galement enseignant lcole dart de Strasbourg (ESAD) o il anime un laboratoire dart hors format (performance, vido, art contextuel). Pour lui, ce champ artistique est relatif la production duvres quon ne peut ni mesurer, ni peser mais qui sobserve dans le temps . Ermeline Le Mzo soriente en 2000 vers lorganisation dvnements culturels. Pour se former lintervention artistique auprs de publics loigns de la culture, elle suit le Centre de Formation de Plasticiens Intervenants cr lESAD de Strasbourg

    Linstallation de Ermeline Le Mzo et Francisco Ruiz de Infante en Haute-Marne, dans le village dAuberive, une vingtaine de kilomtres de Langres, est lie une conjonction de facteurs personnels et professionnels.

    Francisco et moi nous tions maris et trs complices, et tous les deux dorigine rurale. On

    cherchait un endroit pas cher, dans un milieu trs rural. On a cherch plus prs de Paris, mais

    on est tomb amoureux dAuberive et on sy est install en 1998 . Ermeline le Mzo.

    Pour Francisco Ruiz de Infante, linstallation dans ce territoire rural, forestier et agricole, est la consquence de plusieurs facteurs : un ct pratique li la vie prive

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    (avoir un enfant, avoir de lespace pour vivre, aimer la campagne) et une vision plus sociale : Ici, il y a un ct cosystme, cest--dire un espace rduit, avec peu de gens, o tu arrives reprer tous les genres de relations que tu trouves au niveau mondial. Francisco Ruiz de Infante se dfinit comme un rural intermittent, puisquil travaille beaucoup en ville, en France et linternational.

    Francisco se dplaait beaucoup, moi je me suis dit, jhabite ici, jai envie dy faire quelque

    chose. On a eu envie de ramener ici des choses quon aimait, quon avait vues dans des muses

    ou quon avait programmes, mais sous une autre forme, vivante, accompagne. Parfois on

    tait quelques spectateurs dans une salle en ville mais ici on voulait runir un large public

    autour des mmes uvres exprimentales, tout en samusant. Par ailleurs, en travaillant avec

    des danseurs, on avait ressenti de faon pjorative la notion de spectacle vivant , par rapport

    au monde des images, qui lui, serait mort ? On avait envie de crer des situations o les

    images, les films, seraient investis humainement, vivants aussi ! Faire dcouvrir et partager ici

    les choses que lon aime et qui nous semblent importantes pour la comprhension du monde,

    dans la convivialit.. Ctait un dfi . Ermeline Le Mzo

    En 2000, lassociation Autour de la Terre commence simpliquer Auberive pour y dvelopper son projet artistique et culturel. Ce projet en milieu rural est inspir des expriences pralables de ses fondateurs. Il vise crer des vnements qui mettent en jeu le contexte daction et la rencontre (plutt que des expositions dans des formats traditionnels), et croiser des rseaux de publics.

    Auberive est une commune de 200 habitants situe dans le Pays de Langres, et le dpartement de la Haute-Marne, en rgion Champagne-Ardenne. Elle fait partie en 2000 de la communaut de communes dAuberive. Cette intercommunalit a fusionn en 2010 avec deux autres intercommunalits. La communaut de communes Auberive-Vingeanne -Montsaugeonnais , regroupe dsormais 53 communes, soit 8655 habitants). La Champagne-Ardenne est la seule rgion dont la population continue de dcliner. Le plateau de Langres est une des rgions les plus froides de France et offre un paysage principalement agricole et forestier. Dmographiquement, ce territoire a une faible densit de population et un renouvellement ngatif depuis quelques annes (pour le Pays de Langres, une densit moyenne de 21,46 habitants/km, qui descend 3 ou 4 habitants pour certaines zones rurales ; et un taux d'volution de 1999 2008 de -1,65 %). Ce territoire, bien que champenois, est plus proche de la Bourgogne, la grande ville la plus proche tant Dijon ( environ 1h de voiture). Un Parc National inter-rgional (autour de la fort feuillue de plaine) est en cours de construction sur ce territoire (depuis 2010). Au niveau conomique, les principales activits du Pays de Langres sont lagriculture (grande culture sur les plateaux, polyculture/levage axes sur la production de lait et de viande sur les

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    coteaux et valles), la fort (filire bois, chasse), lindustrie (plasturgie, transport, logistique), le commerce, les services la personne et le tourisme.

    Ici, les gens savent que cest beau, que la nature est prserve, que cest un milieu particulier.

    Par contre, il y a un ct un peu paum, dsespr. Les gens sen vont, car il ny a pas de

    boulot et de formations suprieures. Il y a de plus en plus de rsidences secondaires, il y a

    beaucoup de personnes ges et, dans certains villages, il ny a plus denfant. Cest aussi un

    endroit froid. Certains appellent a le dsert vert, la Sibrie ! Mais il y a une fiert lie au

    patrimoine naturel et architectural . Ermeline le Mzo

    Du projet artistique au projet de territoire

    Premiers contacts locaux

    En 2000, labbaye dAuberive est en vente. Ermeline Le Mzo et Francisco Ruiz de Infante sinvestissent dans la cration de lassociation A.B.I. (Abbaye, Btir, Innover). Cette dernire cherchera pendant deux ans, avec de nombreux adhrents (communes et habitants), proposer des solutions pour que cette abbaye soit acquise par la collectivit et puisse, dune part, continuer dy accueillir le Centre dInitiation la Nature (qui y recevait des classes vertes toute lanne), et, dautre part, y dvelopper de nouveaux projets culturels et de dveloppement local.

    Par ailleurs, Autour de la Terre suit avec beaucoup dintrt le mouvement des friches . Michel Duffour (secrtaire d'Etat au Patrimoine et la Dcentralisation culturelle), constatant le dveloppement, en dehors des champs institutionnels et marchand, de nombreux lieux et projets artistiques revendiquant leur inscription sur le territoire , avait command une tude Fabrice Lextrait. Le rapport, "Friches, laboratoires, fabriques, squats, projets pluridisciplinaires...Une nouvelle poque de l'action culturelle" est publi en 2001. Pour le ministre de la Culture et de la Communication, il s'agit de sensibiliser les acteurs publics sur l'ampleur du phnomne, et de mettre en place des mesures d'accompagnement de ces initiatives, qui jouent un rle majeur dans la vie culturelle locale et l'mergence des partiques artistiques . Cest dans ce contexte, et dans la dynamique dun projet collectif pour labbaye dAuberive, quAutour de la Terre a imagin son projet local, le Centre des Rives, comme un centre dart contemporain et documentaire en milieu rural. Les premiers liens avec les acteurs locaux (associatifs, lus, habitants et tutelles) se tissent dans le cadre de lassociation A.B.I. Le projet collectif et public naboutit pas, mais Autour de la Terre commence imaginer des actions de prfiguration dun centre dart sans lieu (aucun local ntant disponible dans les environs). Pour construire leur projet, Ermeline Le

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    Mzo et Francisco Ruiz de Infante observent dautres expriences sur dautres territoires. Ils cherchent aussi dans un premier temps crer des liens, et proposer de petits vnements conviviaux et inter-gnrationnels pour connatre mieux les habitants. Cette dmarche les amne proposer la cration dpouvantails ou de stands originaux pour la kermesse de lcole, et organiser un Grand Concours Mondial dAccordon des papis et mamies de Haute-Marne , finalement inter-gnrationnel, et au jury loufoque.

    Participation la construction de la charte du Pays de langres

    Les porteurs du projet sinvestissent rapidement dans le dveloppement local. Ermeline Le Mzo est alors lue de la commune dAuberive et participe activement aux runions pour la construction de la Charte du Pays de Langres.

    Les Pays ont t mis en place en 1999 pour dvelopper des projets de territoire qui partiraient de la base, grce un Conseil de Dveloppement Local. Ils permettent de faire travailler ensemble la socit civile et les lus. La charte du Pays de Langres a t labore pour 10 ans. Selon Sonia Gouessan, qui travaillait lpoque au Pays de Langres, la socit civile sest ici beaucoup implique, elle a t un vrai moteur. Elle explique quil a fallu croiser les visions pour aboutir un projet partag, ce qui ne sest pas fait sans douleur. La culture tait le deuxime pilier de la charte, mais paradoxalement les communauts de communes ne souhaitaient pas prendre cette comptence, pour privilgier le dveloppement conomique. Lassociation Autour de la Terre sest implique trs tt dans la charte, au moment o ses acteurs venaient juste darriver sur le territoire, ils ont eu un rle important qui leur a permis de tisser des liens, de connatre les acteurs et de se faire connatre. Leurs champs artistiques lart contemporain, laudiovisuel exprimental et documentaire - taient peu dvelopps sur le territoire. Pour les autres acteurs locaux, ce ntait pas vident au dbut. Le milieu culturel local tait plutt tourn vers le thtre -notamment burlesque- et le patrimoine -au sens des pierres et du bti-. Au niveau du cinma, il y avait quelques projections de films historiques dans des lieux historiques, lt, en plein air (qui sarrteront aprs quelques annes).

    La rception du projet dAutour de la Terre semble au dpart difficile, et objet

    de rticences de la part des lus et de certaines associations locales.

    On sest pas mal battu pour que, dans la charte, la culture ne soit pas restreinte au spectacle

    vivant et au patrimoine, et pour que le patrimoine soit largi au patrimoine naturel, humain,

    les savoirs-faire, les passions, les connaissances, le ct savant des gens. Diderot est n

    Langres, il y avait une volont dans la charte de valoriser lesprit encyclopdique, donc on a

    pas mal rflchi a, aux savoirs des gens du coin... On sest battu parce que les lus

    sintressaient plus au bti, linvestissement dans la pierre. Nous on disait quil fallait

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    investir dans lhumain, limage, crer des images...On avait du mal faire intgrer certains

    mots, comme rsidences dartistes ou le mot cration , qui a mme t retir de la

    charte. Au dbut du Pays de Langres, paradoxalement, la socit civile navait quune voix

    consultative . Ermeline le Mzo

    La construction de la charte du Pays est un des cadres importants du

    processus de rencontre entre lassociation et les acteurs du territoire. Processus qui

    inclut des formes de reconnaissance mutuelle mais aussi dincomprhensions.

    Au dpart on voulait faire trs vite, on tait trs excit. On tait parisien, tranger en plus

    pour ma part, on nous a dit a va vous prendre 10 ans et ctait vrai! .

    Francisco Ruiz de Infante

    On nous disait que lart contemporain, ce ntait pas pour les gens dici, quil ne fallait pas

    trop leur en demander. Nous on ntait pas daccord avec cette ide l. On nous disait quil

    faudrait 15 ans pour tre accept et reconnu, pour faire partie du milieu culturel, on tait

    effray de cette lenteur . Ermeline Le Mzo.

    Pour un des lus locaux, les dbuts de limplication de lassociation dans les dbats ntaient pas faciles, car leurs schmas taient urbains. Cela tait ressenti comme une forme de rapport de domination par rapport aux ruraux. Pour lui, cest au fur et mesure du temps que lassociation sest mise lco