cours de jacqueline morne sur le gorgias de platon
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Cours de Jacqueline Morne sur le Gorgias de Platon.
Mis en ligne le 27 mai 2003.
© : Jacqueline Morne.
Jacqueline Morne a été professeur de Philosophie au Lycée Émile Zola de Rennes.
Par des liens posés au début du cours puis dans le texte lui-même, le cours renvoie à 9
annexes que vous pouvez consulter et imprimer à part.
LIRE LE GORGIAS
Cet exposé propose une lecture suivie du Gorgias de Platon. Il s’intéresse plus
particulièrement à l’étude de l’entretien avec Calliclès et s’accompagne d’un système
d’annexes permettant de clarifier certains aspects du dialogue.
La traduction retenue pour ce travail est celle de Monique Canto dans la collection GF
Flammarion.
PLAN DE L’EXPOSÉ
PRÉSENTATION
Les étapes du Gorgias.
Les thèmes du Gorgias.
La rhétorique
- Art de la communication.
- Contrefaçon de la politique.
Pouvoir et justice.
Le choix d’une vie juste.
ENTRETIEN AVEC CALLICLÈS
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I - L’inversion des valeurs selon Calliclès :
- Un conflit entre la Nature et la Loi.
- Une apologie de la jouissance.
- Une théorie du pouvoir.
- Un mode d’argumentation rhétorique.
II - La réfutation par Socrate :
- Une réfutation globale.
- Une impossibilité pratique.
- Une confusion théorique.
- Un tout autre choix de vie.
III - Socrate seul :
- La définition de la justice.
- Défense et illustration de la philosophie.
- Critique de la rhétorique.
- La véritable politique.
- Socrate en procès.
- Le mythe final.
CONCLUSION :
- L’exigence du dialogue.
- Un dialogue de sourds.
PLAN DES ANNEXES
Annexe 1 : Plan du Gorgias et répartition des thèmes.
Annexe 2 : Les rapports entre démocratie et rhétorique.
Annexe 3 : La construction de la définition de la rhétorique dans l’entretien avec
Gorgias.
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Annexe 4 : La distinction de l’art et du savoir-faire dans l’entretien avec Polos.
Annexe 5 : La distinction entre rhétorique et sophistique.
Annexe 6 : Le pouvoir selon Socrate et selon Polos.
Annexe 7 : Plan de l’entretien avec Calliclès.
Annexe 8 : La généalogie de la morale selon Nietzsche.
Annexe 9 : Les rapports de l’âme et du corps selon Platon.
PRÉSENTATION DU DIALOGUE
Les étapes du Gorgias
Le dialogue du Gorgias est en fait composé de trois entretiens qui se succèdent sur le
mode d’une joute dont les participants succombent l’un après l’autre à la rigueur
implacable du questionnement socratique (voir annexe n° 1).
C’est tout naturellement d’abord à Gorgias, rhéteur célèbre, débatteur respecté, que
Socrate pose la question inaugurale du dialogue : Qu’est ce que la rhétorique ? Quel est
cet art, Gorgias, que tu pratiques et que tu enseignes aux Athéniens ? La réponse de
Gorgias est bien décevante. Il se perd en formules creuses sur la grandeur et la beauté
de son art dont il ne parvient pas à définir l’objet mais seulement la fonction ; et, faute
d’assumer le fait qu’on puisse pratiquer la rhétorique sans se soucier de son emploi juste
ou injuste, il s’empêtre dans les contradictions.
Surgit alors le jeune et bouillant Polos, reprochant à Gorgias son manque de courage
et se substituant à lui dans le débat. Lui au moins n’hésite pas à se débarrasser de tout
souci de moralité et de justice pour glorifier le pouvoir sans limite que confère l’art
oratoire ; et il comprend mal comment il se retrouve tout penaud, quelques instants plus
tard, en situation d’admettre que ce pouvoir n’est pas un véritable pouvoir.
C’est alors Calliclès qui entre en scène, et avec lui Socrate a à faire à un adversaire
d’une tout autre dimension. Non seulement Calliclès est un maître de l’art oratoire, mais
il a surtout cette fierté, cette assurance, qui ont manqué à Gorgias et à Polos. Lui
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assume clairement les conséquences les plus extrêmes de ses positions et les proclame
comme un défi à la face d’un ordre social pour lequel il n’a que mépris. Le débat change
de ton, c’est maintenant entre Socrate et Calliclès deux conceptions totalement
antagonistes de la vie qui s’affrontent. Tout oppose ces deux hommes : leur vision de la
justice, du pouvoir, du bonheur ; et à aucun moment ils ne trouveront de terrain
d’entente.
Calliclès excédé, incapable de l’emporter, finit par déclarer forfait, et c’est alors dans
une dernière étape Socrate qui continue seul et s’engage dans une magnifique plaidoirie
pour ce qui est pour lui la seule vie qui vaille, une vie tout entière consacrée à la
recherche du bien.
Les thèmes du Gorgias
La rhétorique
Le thème annoncé du Gorgias est donc la définition de l’art oratoire, de la
rhétorique.
Ce thème n’est pas choisi au hasard (voir annexe n° 2). À Athènes, au Ve siècle
avant JC, avec l’avènement de la démocratie, la question de la parole et celle du bien
parler est devenue une question centrale. Les citoyens reconnus tels deviennent de
véritables acteurs politiques siégeant dans les assemblées et les tribunaux. L’agora n’est
plus seulement lieu de commerce mais lieu de parole et de pouvoir. Tout au long de la
journée, les hommes libres – c’est-à-dire délivrés des tâches asservissantes du travail,
abandonnées aux esclaves – y débattent des décisions politiques.
Dans cette « civilisation de la langue », comme dit Aristophane, prolifère un nouveau
type de personnages : ceux qu’on appelle les Sophistes. Ceux-ci ont compris très tôt
que, dans un tel contexte, le pouvoir n’appartient ni aux mieux nés, ni aux plus forts ni
aux plus sages, mais à ceux qui savent parler. Puisque ce sont les citoyens qui décident,
c’est eux qu’il faut persuader. Ce ne sont plus les armes qui sont les instruments du
pouvoir, mais les mots. Ainsi les Sophistes se font-ils fort, moyennant finances,
d’enseigner aux jeunes Athéniens l’art oratoire, art de persuader de tout et de n’importe
quoi.
Socrate lui aussi parle, mais c’est pour s’interroger sur le pouvoir de la parole. Que
vaut ce déferlement de la parole s’il se met au service de la première cause venue,
quelle qu'elle soit ? Où est la vérité si le vrai et le faux se décident non par l’examen
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rationnel mais par les artifices des effets de style ? Il est urgent pour Socrate de
s’interroger sur ce dévoiement du discours, et de restaurer sa véritable fonction : celle du
logos, discours de la raison, cheminement dialectique vers la vérité.
La rhétorique : art de la communication.
Donc, « qu’est ce que la rhétorique ? », demande Socrate à Gorgias. Tel est le débat
qui occupe tout le premier entretien.
Dans un long développement qui est un modèle de ce qu’est un travail sur le
concept (voir annexe n° 3), les deux interlocuteurs tombent d’accord pour dire que la
rhétorique est l’art qui porte sur cette sorte de discours qui donne « le pouvoir de
convaincre dans n’importe quelle réunion le citoyen sur toutes les questions où il faut
savoir ce qui est juste ou injuste » (452 a). Gorgias ne résiste pas au plaisir de donner à
Socrate un exemple de cet incroyable pouvoir : «Je vais t’en donner une preuve
frappante. Voici. Je suis allé, souvent déjà, avec mon frère, avec d’autres médecins,
visiter des malades qui ne consentaient ni à boire leur remède ni à se laisser saigner ou
cautériser par le médecin. Et là où ce médecin était impuissant à les convaincre, moi, je
parvenais, sans autre art que la rhétorique, à les convaincre » (456 b). Et Gorgias de
s’extasier sur ce pouvoir de convaincre par la seule magie des mots, qui s’accommode
très bien de l’ignorance de ce dont on parle : « La rhétorique n’a aucun besoin de savoir
ce que sont les choses dont elle parle, simplement elle a découvert un procédé qui sert à
convaincre » (459 b).
Mais Socrate accuse : ce pouvoir que donne le discours rhétorique tient à son
adresse à faire croire et non à faire savoir. Il faut en effet distinguer croire et savoir. La
croyance est une impression, sensible à toutes les manipulations, alors que le savoir
suppose l’acquisition raisonnée d’une connaissance. La rhétorique fait donc de la
communication en elle-même une discipline autonome qui permet de parler avec un égal
pouvoir de persuasion de n’importe quel objet, indépendamment de la connaissance de
cet objet. Gorgias tente bien de soutenir que pour bien pratiquer la rhétorique il faut
connaître ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, mais ayant lui-même admis au préalable
que la rhétorique permet de défendre aussi bien les causes justes que celles qui ne le
sont pas, il est bien en peine de sortir de ses contradictions.
La rhétorique : contrefaçon de la politique
Socrate poursuit son réquisitoire contre la rhétorique dans l’entretien avec Polos en
affirmant que la rhétorique n’est pas un art mais un simple savoir-faire qui a pour but la
flatterie, une simple contrefaçon de la politique (voir annexe n° 4 et annexe n° 5).
Derrière chaque art en effet se cachent des contrefaçons qui prennent le masque des
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arts pour lesquelles elles veulent se faire passer : « Ainsi la cuisine s’est glissée sous la
médecine dont elle a pris le masque ; elle fait comme si elle savait quels sont les
aliments les meilleurs pour le corps » (464 d). Ces faux-semblants, ces contrefaçons
visent l’agréable sans souci du meilleur. De même la rhétorique, prenant le masque de la
politique, ne cherche pas à rendre les citoyens meilleurs, ce qui devait être le but de la
politique ; elle cherche seulement à les flatter, elle est l’école de la démagogie.
Pouvoir et Justice
Ainsi le pouvoir que donne la rhétorique n’est qu’une caricature du pouvoir. Reste à
déterminer ce qu’est le véritable pouvoir – ce qui est l’objet de la deuxième partie de
l’entretien avec Polos.
Parvenu à ce stade, on peut dire que le thème de la rhétorique est pratiquement
épuisé et qu’on entrevoit, au-delà de ce qui pouvait n’être au départ qu’une simple
question de définition, ce que devient la vraie préoccupation du dialogue : une réflexion
sur la Justice. La question du pouvoir sert d’articulation, car pour Socrate le véritable
pouvoir est indissociable de la justice. Avoir un véritable pouvoir, ce n’est pas pouvoir
faire tout ce dont on a envie, sans savoir si c’est pour le meilleur ou pour le pire. Il ne
peut y avoir de véritable pouvoir sans le savoir du bien et du mal, du juste et de l’injuste.
Dans ce cas, contrairement à ce que croit Polos ce n’est pas le tyran qui a le plus de
pouvoir, mais celui qui recherche le bien. D’où une série de principes que Socrate tente
de faire admettre à Polos médusé : qu’il n’y a pas de pouvoir sans justice ; que le tyran
n’est pas enviable mais digne de pitié ; qu’il vaut mieux subir l’injustice que la
commettre ; qu’il vaut mieux être puni que de rester impuni, etc. (voir annexe n° 6).
Cette réflexion sur la justice entamée avec Polos se poursuit avec Calliclès. Il s’agit
pour lui de trouver dans la nature les fondements d’une justice qui n’a rien de commun
avec la loi qui institue les normes morales et sociales auxquelles se réfère Socrate.
Brillant, provocateur, il condamne la médiocrité, la pusillanimité, l’hypocrisie des
moralistes, fait l’apologie de la force, développe une vision résolument élitiste de la
société fondée sur la supériorité naturelle des meilleurs, exalte l’épanouissement sans
entraves de toutes les formes de jouissance. Socrate le réfute point par point, traçant au
contraire les contours d’une vie tout entière vouée à la tempérance et au respect du
bien.
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Le choix d’une vie juste
Progressivement c’est ce thème de la vie juste qui devient le thème central du
dialogue. Cela apparaît très nettement dans les interventions de Socrate dans l’entretien
avec Calliclès, et devient évident dans la dernière partie où Socrate parle seul et a tout
loisir pour expliquer son choix de vie.
Loin des faux-semblants de la démagogie, son bonheur est tout entier fait de
sagesse, de modération. Parce qu’il sait où est pour l’homme l’essentiel, il ne se laisse
pas prendre au miroir aux alouettes du désir. Parce qu’il sait que le pouvoir sur les
autres est une illusion de pouvoir, il s’attache à acquérir le pouvoir sur soi-même qui est
le seul vrai pouvoir. Ce faisant, il estime être en mesure de se venir en aide à lui-même
et surtout aux autres. S’il est maladroit dans les affaires publiques, il sait par contre
rendre réellement service à ses concitoyens en les aidant à devenir meilleurs. C’est
pourquoi paradoxalement il prétend être le seul homme politique digne de ce nom qu’ait
connu Athènes !
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On voit ainsi que le Gorgias est construit sur un emboîtement de thèmes qui, partant
d’une simple question de définition, aboutit à une réflexion politique et en fin de compte à
une réflexion proprement morale sur l’art de conduire sa vie.
Cette progression est l’occasion de rencontrer chemin faisant une multitude de
thèmes qui viennent renforcer les thèmes principaux : le désir, le plaisir, le bonheur, la
nature, la loi, la punition, la croyance, la philosophie ; thèmes qui se croisent et
s’entrecroisent pour faire de la lecture du Gorgias un dialogue de pure morale et une
source toujours renouvelée de réflexion. (voir annexe n° 1).
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L’ENTRETIEN AVEC CALLICLÈS
(voir annexe n° 7)
I – L’INVERSION DES VALEURS SELON CALLICLÈS :
481b – 492e
Un conflit entre la Nature et la Loi
Calliclès aborde le débat en accusant Socrate de confondre sans cesse l’ordre de la
Nature et celui de la Loi. S’il est plus beau selon la Loi d’être puni quand on a commis
une faute, s’il est plus beau selon la Loi de ne pas commettre l’injustice, il en va tout
autrement selon la Nature. C’est que la loi de la Nature n’a rien à voir avec la loi des
hommes, celle qui règle l'ordre des cités. La loi des hommes instaure l’égalité,
condamne les manquements à ce qu’elle appelle la justice, elle dit qu’ « il est vilain, qu’il
est injuste d’avoir plus que les autres et que l’injustice consiste justement à vouloir avoir
plus » (483 c). Mais là est la supercherie. La Nature ne veut pas l’égalité, elle engendre
des forts et des faibles, des meilleurs et des moins bons, et ce qui est juste selon la
Nature c’est « que le meilleur ait plus que le moins bon, et le plus fort plus que le moins
fort » (483 d), ou encore : « Le juste selon la nature, d’après moi, c’est que l’être le
meilleur et le plus intelligent commande aux êtres inférieurs et qu’il ait plus de choses
qu’eux » (490 b).
De ceci Calliclès ne veut pour preuve que le monde animal, régi par la loi du plus fort,
et l’histoire des hommes, longue suite d’agressions et de conquêtes, où la raison du plus
fort a toujours été la meilleure : « Partout il en est ainsi, c’est ce que la nature enseigne,
chez toutes les espèces animales, chez toutes les races humaines et dans toutes les
cités » (483 d).
Brisant l’ordre de la Nature, c’est la loi des hommes qui est injuste
Cette loi qui prône l’égalité, qui fait des hommes ses esclaves, d’où vient-elle en
réalité ? Dans une analyse qui évoque ce que sera selon Nietzsche la généalogie de la
morale (voir annexe n° 8), Calliclès accuse les faibles et les médiocres d’avoir pris le
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pouvoir et d’avoir réduit à l’impuissance ceux qui avaient en eux une force, une
supériorité qui les destinait au commandement : « Certes ce sont les faibles, la masse
des gens, qui établissent les lois […] ; ils veulent faire peur aux hommes plus forts
qu’eux et qui peuvent leur être supérieurs. C’est pour empêcher que ces hommes leur
soient supérieurs qu’ils disent qu’il est vilain, qu’il est injuste d’avoir plus que les autres
et que l’injustice consiste justement à vouloir plus. Car ce qui plaît aux faibles c’est
d’avoir l’air d’être égaux à de tels hommes, alors qu’ils leur sont inférieurs » (483 b-c).
L’ordre moral qu’ils imposent n’est que la théorisation de leur propre impuissance.
Produite par les médiocres, la loi produit des médiocres
En imposant une règle commune, elle nivelle les personnalités, impose une norme
moyenne, fabrique des individus moyens, stéréotypés, conformes. Vis-à-vis de la loi,
l’idéal n’est pas d’être soi, mais de s’identifier aux normes sociales dominantes. La loi
neutralise nos désirs, canalise nos ambitions, désamorce nos passions. L’éducation que
dispense la cité n’est rien d’autre qu’un dressage qui vise à casser la nature noble et
généreuse des meilleurs comme « on fait pour dompter les lions » (483 e). Elle fabrique
un être soumis, docile, incapable d’assumer ses désirs, incapable de se porter secours à
lui-même ou aux êtres qui lui sont chers, honteux de se venger quand il est outragé,
incapable d’échapper au châtiment qu’on veut lui infliger. À l’inverse elle inculque l’idée
qu’il faut être modeste, tempérant, ne pas vouloir plus que les autres, désirer la punition,
etc.
Pour être juste, c’est donc à une véritable inversion des valeurs qu’il faut se
livrer.
Une apologie de la jouissance
Mais quelle est donc cette supériorité dont parle Calliclès ? Socrate a beau jeu
d’ironiser : que d’amalgames en effet dans le discours de Calliclès. Cherchant dans la
Nature le modèle sur lequel doit se fonder la loi humaine, il évoque le monde animal,
confondant ainsi la Nature comme principe organisateur et fondateur avec la Nature
physique. Mais en quoi la force physique, celle du caïd ou du chef de meute pourrait-elle
régler nos sociétés civilisées ? Et l’addition des forces même minimes du plus grand
nombre n’est-elle pas toujours supérieure à celle d’un seul ? « N’est-il pas conforme à la
Nature qu’une masse de gens soit supérieure à un seul individu ? Il faut donc que la
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masse impose aussi ses lois à l’individu » (488 d). Calliclès est contraint de reconnaître
que ni la brute épaisse, ni la foule déchaînée ne correspondent à l’idée qu’il se fait de
l’homme supérieur : « Crois-tu que je puisse dire qu’un ramassis d’esclaves, de sous-
hommes, de moins-que-rien – sinon peut-être qu’ils sont physiquement plus forts – crois-
tu que je dise que tout ce que cette masse peut raconter, ce sont des lois ? » (489 c). La
force ne suffit donc pas à définir la supériorité.
Aiguillonné par Socrate il en vient à préciser sa définition : « Je parle d’hommes
intelligents, qui savent s’occuper des affaires de la cité, qui savent comment bien les
gérer, des hommes qui non seulement sont intelligents, mais qui sont aussi courageux,
assez forts pour accomplir ce qu’ils ont projeté de faire, et qui ne peuvent pas y renoncer
par mollesse d’âme » (491 b), et ce que ces hommes de valeur doivent avoir en partage
ce n’est pas plus de chaussures ou de vêtements comme le suggère malicieusement
Socrate (490 d-e), mais plus de pouvoir. Alors sera rétabli l’ordre de la Nature. Alors
celui qui porte en lui une force d’âme hors du commun pourra aller jusqu’au bout de lui-
même, jusqu’au bout de la jouissance, jusqu’au bout de la passion : « Il faut être capable
de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et les
assouvir avec tout ce qu’elles peuvent désirer » (492 a).
Par cette apologie de la jouissance, cette exaltation du désir, Calliclès affirme
l’identité Nature / Vie / Désir, et se livre à une véritable réhabilitation des passions.
Loin de condamner les passions comme s’accordent à le faire les Moralistes antiques,
Calliclès voit au contraire dans l’abandon aux passions la source de l’accomplissement
de soi. C’est que cet abandon est loin d’être une passivité, n’est pas jouisseur qui veut ;
cela requiert de l’intelligence et du courage, pour être à l’écoute de soi-même, inventer et
raffiner le plaisir, braver les interdits. Dialectique de la passivité et de l’activité donc : plus
nous nous laissons guider par les passions et plus nous nous identifions à la source de
toute Vie, de tout Désir, et plus nous devenons actifs, créateurs, intelligents. Les
passions nous transcendent, nous subliment.
La force dont parlait Calliclès n’est donc pas la force physique, elle n’est même pas
seulement le courage et l’intelligence par laquelle il la définissait ensuite, elle est cette
force de la Vie, cette force du Désir qui parle en nous avec plus ou moins d’intensité.
C’est donc à une véritable pédagogie du désir que Calliclès nous invite. Il faut
transgresser les lois pour être soi-même, tels que la Nature nous veut. Mais cela n’est
pas donné à tout le monde : « Tout le monde n’est pas capable de vivre comme cela »
(492 a) et ceux qui ont cette nature d’exception sont l’objet de sarcasmes de la part de
ceux qui ne leur viennent pas à la cheville : « Ceux-ci, incapables de se procurer les
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plaisirs qui les combleraient font la louange de la tempérance et de la justice à cause du
manque de courage de leur âme » (492 a).
Le principe de cette jouissance c’est celui de l’instantanéité du plaisir. Ce qui importe
pour Calliclès c’est l’instant toujours renouvelé du plaisir, un plaisir en acte et non un
plaisir au repos qui naîtrait de l’absence de désir. Ce qui compte c’est l’instant de la
jouissance, le déferlement paroxystique du plaisir, et le bonheur est de pouvoir sans
cesse renouveler cet instant. Vie de jouissance, culte de l’éphémère où il importe peu de
garder, où c’est l’acte même du plaisir qui compte et non ce qu’il procure. Loin d’être
manque ou vide le désir est alors la force vitale de l’homme, sa puissance de
mouvement, de création. Il exprime la puissance d’être et non le manque d’être.
L’éternité du bonheur est dans la répétition de l’instantanéité, dans l’éternel
renouvellement du plaisir.
Ce discours, dans la bouche d’un homme de l’Antiquité a quelque chose de
surprenant. Alors que l’Antiquité est tout entière dominée par le modèle du Sage pour qui
la tempérance, la modération, la mesure définissent la vertu et le bonheur, la vie de
Calliclès évoque davantage le héros moderne, l’esthète jouisseur, le dandy, dont le XIXe
siècle fera une de ses figures emblématiques. Calliclès est certes plus proche de Dorian
Gray que de Socrate, plus proche aussi des Nourritures terrestres de Gide que du
Manuel d’Epictète.
Une théorie du pouvoir
Mais cette exaltation de la jouissance ne peut aller sans une théorie du pouvoir. À
l’encontre de ce qu’enseigne la loi des hommes, la Nature exige que le pouvoir
appartienne aux meilleurs, à ces hommes supérieurs qui sont nés pour le
commandement, c’est-à-dire qui sont, par nature, au-dessus des lois : « Comment
serait-on heureux quand on est esclave de quelqu’un d’autre » (491 e), esclave du
pouvoir de la masse des médiocres, esclave d’une loi castratrice, esclave des faibles,
des incapables, des envieux ? Contre « ces manières et ces conventions faites par les
hommes à l’encontre de la nature » (492 c), la vérité est au contraire de dire que « si la
facilité de la vie, le dérèglement, la liberté de faire ce qu’on veut demeurent dans
l’impunité, ils font la vertu et le bonheur » (492 c).
Or s’assurer de l’impunité, c’est s’emparer du pouvoir, du pouvoir absolu qui n’a de
compte à rendre à personne. Le modèle de Calliclès, c’est dès lors le tyran. Celui pour
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qui les lois n’existent pas, car il n’y a pour lui, comme pour les autres, aucune autre loi
que celle de son bon plaisir, et celle de la force pour la faire respecter. Comme
Archélaos le tyran qu’enviait Polos dans l’entretien précédent : « il a le pouvoir de faire
ce qu’il veut, il peut exiler, tuer et faire tout ce dont il a envie » (469 c). Il n’y a d’autre
droit respectable que celui qui triomphe par la force, il n’y a pas d’autre raison que celle
qui parvient à s’imposer. Rien ne peut justifier que l’on renonce à exercer une force que
l’on est capable d’exercer ; rien ne justifie que l’on renonce à un plaisir que l’on peut se
procurer. Seule la peur du châtiment pourrait conduire à un tel renoncement, et c’est
bien pourquoi il faut se placer au-dessus de tout châtiment possible en étant soi-même
celui qui punit.
Il faut remarquer cependant que cette justification de la tyrannie ne repose pas sur
une apologie du désordre et de l’irrationnel. Le souci de Calliclès – et ce n’est pas par
simple volonté de symétrie par rapport à Socrate – c’est bien de dire ce qui est vrai et ce
qui est juste. Il le répète à de très nombreuses reprises : « Veux-tu savoir ce qui est
beau et juste selon la Nature ? » (491 e) ; « Voici la vérité, voici la vertu et le bonheur »
(492 c) ; « Oui je l’affirme, c’est cela la vertu » (492 e) ; « La justice consiste en ce que le
meilleur ait plus » (483 d). Ce que valorise Calliclès n’est le désordre qu’aux yeux de
ceux qui comme Socrate ont oublié la voix de la Nature. Pour lui il s’agit bien de
promouvoir un ordre juste, une vie bonne, vertueuse et heureuse parce que conforme à
l’ordre que dicte la Nature. S’il y a du défi dans la position de Calliclès ce n’est pas celui
de Don Juan provoquant Dieu lui-même, ce n’est pas le « ni Dieu, ni Maître » que
proclame l’anarchiste au nom de la seule excellence individuelle. Ce que conteste
Calliclès, ce n’est pas qu’il y ait des lois, c’est que les lois ne soient pas celles de la
Nature. Ce qu’il conteste, ce n’est pas qu’il y ait un ordre, c’est que cet ordre ne soit pas
celui que dicte la Nature. La théorie du pouvoir de Calliclès ne va pas sans une
philosophie de la Nature.
Un mode d’argumentation rhétorique
Calliclès, brillant, provocateur, n’a pas manqué de séduire ; et ce, d’autant plus
que ses thèses flattent l’opinion : le culte de la Nature, la vénération de la force, le
mépris des masses et l’élitisme sont autant de thèmes dont le lecteur pourra aisément
retrouver la permanence dans de multiples idéologies politiques, y compris
contemporaines.
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La technique rhétorique de Calliclès consiste à affirmer ces thèses sur le mode de
l’évidence, du « cela va de soi », avec d’autant plus de force que cela lui permet de
masquer la faiblesse de leur fondement théorique.
La référence à la supériorité naturelle est de ce point de vue exemplaire.
Spontanément la Nature sur laquelle Calliclès fonde sa position est celle du monde
animal, dont il ne retient que la cruauté des rapports de force et qu’il projette
immédiatement dans l’histoire : le monde humain, mû par les mêmes mécanismes que le
monde animal, ne devrait lui aussi connaître que la loi du plus fort. Mais rien ne vient
étayer cette affirmation, posée comme allant de soi.
- Rien n’assure en effet que cette vision, par elle-même simpliste du monde animal,
soit pertinente pour décrire le monde humain rendu infiniment plus complexe du fait de la
conscience et de la raison.
- Rien ne prouve surtout qu’il y ait similitude ou continuité entre le monde animal et la
société humaine, entre la nature et la culture. Le propre de l’homme n’est-il pas de
produire sa propre règle là où l’animal est déjà réglé par la Nature ? Les travaux
ethnologiques de Lévi-Strauss par exemple, ont bien montré comment la rupture entre la
nature et la culture est justement ce par quoi s’affirme l’humanité.
- Rien enfin ne permet d’affirmer que la société devrait reproduire et non pas corriger
les inégalités naturelles. L’égalité que promet la démocratie n’est sans doute pas une loi
de la nature, mais plutôt une victoire sur la nature.
On voit ici à l’œuvre les ressorts de l’argumentation de Calliclès : affirmer plutôt que
démontrer, flatter plutôt que prouver, jouer sur les fantasmes et les idées reçues. Mais
on voit aussi comment cette argumentation résiste peu à l’analyse. Socrate a déjà mis
en évidence la faiblesse de la référence à la force ; il continue maintenant par une
réfutation systématique.
II – LA RÉFUTATION PAR SOCRATE : 492e – 500a
Une réfutation globale
« Une vie d’ordre qui est contente de ce qu’elle est et qui s’en satisfait » (493 c).
La réfutation par Socrate des thèses de Calliclès est d’abord globale. Elle consiste à
exposer une tout autre conception de la vie : « une vie d’ordre qui est contente de ce
qu’elle est et qui s’en satisfait » (493 c), une vie réglée qui se définit par la tempérance.
Plaisir, bonheur, vie, désir, aucun de ces termes n’ont le même sens pour Socrate et
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pour Calliclès. Le bonheur pour Socrate appartient à celui qui a su se libérer de la
tyrannie des passions ; le plaisir naît de la limitation des désirs et non de leur
multiplication. C’est un plaisir fait de sérénité, de paix. Comme l’homme qui a su remplir
ses tonneaux et n’a plus ensuite besoin de s’en préoccuper (493 e) le sage n’est pas
tourmenté en permanence par ses désirs. Son plaisir est dans le repos que procure
l’absence de troubles, sentiment de plénitude, plaisir au repos. Son bonheur est dans la
stabilité d’un état d’équilibre.
Au contraire, tyrannisés par le désir, nous sommes voués au malheur, car nous
sommes incapables, quel que soit notre pouvoir, d’exercer le seul vrai pouvoir, celui de
nous gouverner nous-mêmes. Nous sommes ballottés au gré des événements, jouets de
ce qui ne dépend pas de nous comme le disent les Stoïciens. Calliclès se prétend du
côté de la vie et le bonheur de Socrate, fait d’immobilité, lui paraît « le bonheur des
pierres » (494 a).
Mais Socrate interroge, imposant à l’entretien un nouveau retournement : « Qui sait si
vivre n’est pas mourir et si mourir n’est pas vivre ? » (492 e). En réalité, dit Socrate, « à
présent nous sommes morts, notre corps est notre tombeau et il existe un lieu dans
l’âme là où sont nos passions, un lieu ainsi fait qu’il se laisse influencer et ballotter d’un
côté et de l’autre » (493 a). Nous sommes morts parce que notre âme, notre raison, la
partie la plus noble de nous-mêmes, est prisonnière : prisonnière de nos passions,
prisonnière de notre corps, véritable tombeau qui nous enferme dans notre existence
sensible (voir annexe n° 9). Ce n’est que lorsque nous échapperons « à une telle
malfaisance » (Phédon 66 a) que nous naîtrons à la vie véritable, celle de l’esprit,
semblable au prisonnier qui échappe à la Caverne pour s’élancer vers la lumière (voir
l’allégorie de la Caverne dans le livre VII de la République de Platon).
Cette vie qui se contente de ce qu’elle est n’est pas une vie de résignation mais de
connaissance de ce qui est, et de lucidité. Elle dit oui au réel dont elle connaît l’ordre et
la nécessité, elle le veut tel qu’il est et non tel qu’il apparaît à travers les fantasmes du
désir. On ne doit pas substituer l’ordre individuel du désir à l’ordre universel de la Nature.
Mais Socrate ne se contente pas de proposer une autre conception de la vie et du
bonheur à Calliclès, il réfute point par point son argumentation, en en montrant les
difficultés à la fois pratiques et théoriques.
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Une impossibilité pratique : le désir est insatiable (492 e – 494 c)
Si, loin de conduire au bonheur, le désir est, pour Socrate, une impasse, c’est que
tout désir est insatiable et engendre l’insatisfaction. L’ivresse de la jouissance, que
toujours appelle le désir, toujours échappe, et sans cesse le désir renaît de lui-même.
L’exaltation de l’attente n’a d’égale que la déception de la satisfaction. Quête absurde
d’un absolu qui toujours se dérobe, le désir ne peut que sans cesse se renouveler dans
une sorte de répétition du même.
Comment ne pas évoquer ici cet autre héros mythique du désir qu’est Don Juan,
pour qui la femme conquise perd tout intérêt ? Réduite à ce qu’elle est, objet possédé,
démystifié, démythifié, elle disparaît comme objet du désir. La fuite en avant, la course à
la quantité (mil e tre !) dissimule mal l’impossible qualité, la perpétuelle inadéquation du
désir et de son objet. Si Calliclès est un héros de la démesure, c’est bien en ce sens qu’il
faut l’entendre.
Tonneau percé « de bons gros trous », qui se vide aussi vite qu’il se remplit (493 d-e),
« pluvier qui mange et qui fiente en même temps » (494 b) ou plus absurde encore
« malheureux qui devrait à l’aide d’une écumoire apporter de l’eau dans une passoire
percée » (493 b), toutes les métaphores évoquées par Socrate vont dans le même sens.
Jamais cette course sans fin ne conduira au bonheur, et c’est l’analyse même des
rapports entre plaisir et désir qui l’atteste : le plaisir naît de la satisfaction du désir, mais
en comblant le désir le plaisir l’annule, le fait disparaître. Si bien que le point culminant
du plaisir est aussi celui où il devient impossible : j’ai du plaisir à boire parce que j’ai soif,
mais plus je bois et moins j’ai soif, et si je continue à boire je finis par ne plus éprouver
que du dégoût. Le plaisir travaille à sa propre négation : « C’est au même moment que
chacun de nous cesse à la fois d’avoir soif et de prendre plaisir à boire » (497 c), c’est-à-
dire que plus j’ai soif plus j’ai de plaisir à boire, mais plus je bois moins j’ai soif donc plus
je bois moins j’ai de plaisir. Plus je satisfait mon désir, moins j’ai de plaisir.
Si la valeur de l’homme est, comme le prétendait Calliclès, dans sa capacité à jouir,
force est de reconnaître que cette force est construite sur le vide, le déséquilibre et la
contradiction.
Une confusion théorique : les rapports du bien et de l’agréable (494c – 499a)
La position de Calliclès selon laquelle la vie la meilleure est celle qui procure la plus
grande puissance, non seulement est irréalisable du fait de l’insatiabilité du désir, mais
elle ne peut être soutenue sans engendrer la contradiction.
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Calliclès lui-même est obligé d’admettre, contraint par l’ironie de Socrate, au terme
d’un long échange, qu’il y a une hiérarchie des plaisirs et donc que toute jouissance
n’est pas bonne. Car, demande Socrate, si toute jouissance est un bien, si satisfaire un
désir, quel qu’il soit, est synonyme de bonheur, est-on heureux quand on se gratte là où
ça démange « Passer tout son temps à se gratter est-ce là le bonheur de la vie ? » (496
c) ? Le distingué Calliclès voit bien à quelles extrémités de vulgarité il serait conduit s’il
devait continuer à affirmer qu’il n’y a pas de distinction à faire entre les plaisirs.
Ce que Socrate veut démontrer au contraire c’est qu’il faut distinguer entre ce qui plaît
(ce qui est agréable), et ce qui est bien ; que le bon n’est donc pas l’agréable.
C’est d’abord en s’appuyant sur le curieux rapport entre le plaisir et le désir que
Socrate développe sa démonstration (496 a – 497 d). Bien et mal s’opposent en tous
points comme s’opposent la santé et la maladie, la vitesse et la lenteur, le bonheur et le
malheur. En aucun cas ils ne pourraient coexister, croître en même temps ou décroître
en même temps. Or c’est ce que nous avons dit du plaisir et du désir : « On jouit en
même temps qu’on souffre » (496 e). Le plaisir et le désir croissent et décroissent
simultanément : plus j’ai soif, plus j’ai de plaisir à boire ; moins j’ai soif, moins j’ai de
plaisir à boire. On ne peut donc parler de ce qui est de l’ordre du plaisir
(agréable /désagréable) comme on parle de ce qui est de l’ordre du bien (bon/mauvais).
Nous sommes dans deux registres différents : « J’en déduis, mon cher, que le bien et le
plaisir ne sont pas une seule et même chose, non plus que le mal et la peine. Parce que
plaisir et peine cessent en même temps, mais ce n’est pas le cas du bien et du mal :
plaisirs et biens, peines et maux sont donc différents » (497 d).
b) Un dernier argument conforte cette distinction (497 e – 499 a) : les hommes
courageux ou intelligents, autres caractères par lesquels Calliclès avait défini les
meilleurs (cf. 491 b), éprouvent sensiblement les mêmes plaisirs et les mêmes
souffrances que les hommes lâches ou déraisonnables. Là encore la capacité de jouir
n’est pas le signe du bien.
La conclusion de Socrate est claire (499b – 500a) :
- Tous les plaisirs ne sont pas équivalents, et ne doivent pas être également
recherchés. Il y en a de meilleurs et de moins bons, il y a une hiérarchie des plaisirs.
- Le plaisir ne se confond pas avec le bien. Le plaisir est certes quelque chose
d’agréable, mais rien ne nous assure qu’il soit un bien pour nous.
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Pour être défini, le bien suppose un tout autre critère que la jouissance. Socrate
introduit une notion qui devient essentielle : le bien c’est ce qui nous est utile et non ce
qui nous est agréable : « Les plaisirs bons sont les plaisirs utiles, tandis que les mauvais
sont nocifs » (499 c). Or cette notion d’utilité suppose non seulement qu’on la dissocie
de l’agréable mais qu’on en juge par un savoir qui lui-même appelle un
expert : « N’importe quel homme est-il capable de sélectionner, dans les choses
agréables, celles qui sont bonnes et celles qui sont mauvaises ? N’a-t-on pas besoin à
chaque fois d’un expert ? » (500 a). Nous ne sommes plus du tout dans le domaine du
ressenti, du sensible ou de l’affectif, mais dans celui d’une pratique raisonnée. Ce qui est
agréable, c’est ce que j’éprouve comme agréable, mais ce qui est bon ce n’est pas ce
que j’éprouve être bon, c’est ce que je sais être bon. Pour sélectionner les choses
agréables il suffit de faire confiance à son instinct, à son flair (on dirait aujourd’hui son
feeling) ; pour sélectionner les choses bonnes il faut savoir ce que l’on fait.
Un tout autre choix de vie (509 a –506 b)
Si on admet – comme Calliclès a dû le faire à son corps défendant – qu’il faut
distinguer entre le bien et l’agréable, il faut alors aussi distinguer entre deux manières d’y
parvenir et en fin de compte entre deux types de vie. Selon qu’on consacre son action à
la recherche du bien ou à celle de l’agréable, on engage en effet deux pratiques
différentes dont Socrate avait déjà esquissé la description dans le dialogue avec Polos
(voir annexe n° 4).
L’une cherche essentiellement à susciter le plaisir, et cela par tous les moyens
qu’ils soient bons ou mauvais, c’est-à-dire qu’ils entraînent ou non une amélioration, là
où l’autre au contraire vise à produire des effets positifs. Ainsi la cuisine s’efforce-t-elle
de flatter le palais sans savoir si elle nuit ou non à la santé, à la différence de la
diététique médicale qui cherche d’abord ce qui est bon pour la santé avant d’exalter les
plaisirs des sens. Même chose pour les arts de la coiffure, du maquillage, du vêtement
qui soignent l’apparence, créent le faux-semblant et l’artifice, là où la gymnastique
travaille réellement à transformer le corps.
Agir en vue du bien suppose que l’on connaisse la nature de ce sur quoi on agit,
qu’on maîtrise les causes de l’action et qu’on puisse ainsi en rendre raison. L’action vise
alors à mettre de l’ordre et une bonne disposition dans les choses. Rechercher la santé
du corps par exemple, c’est, par des moyens adaptés et raisonnés, mettre de l’ordre
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dans le corps. Il s’agit là d’un art (technè) au sens où le définira Aristote : « Tout art est
une disposition accompagnée de raison tournée vers la création » (Aristote – Éthique à
Nicomaque, Livre VI, ch. 4). À l’inverse, la pratique qui ne cherche qu’à flatter n’est pas
un art mais un simple savoir-faire, incapable de fournir une explication rationnelle, c’est
« une pratique sans raison » (465 a), « chose malhonnête, trompeuse, vulgaire, servile,
qui fait illusion » (465 b). C’est une pratique de la séduction qui s’appuie sur une sorte
d’intuition de ce qui plaît et non sur un savoir.
Cette distinction entre recherche de ce qui plaît et recherche du bien peut tout aussi
bien s’appliquer aux rapports avec les hommes et à la vie de la Cité. Flatter, que ce soit
un homme ou toute une foule, pour lui faire entendre ce qui lui est agréable, c’est le but
par exemple de la tragédie, de la poésie ou de la musique. Leur critère, c’est le plaisir
qu’elles procurent à l’auditeur, c’est ce à quoi elles doivent être jugées, sans qu’on leur
assigne une quelconque fin moralisatrice ou éducative. Aussi est-ce à juste titre qu’on
peut accuser un acteur d’être ennuyeux, car son propos est de faire plaisir, alors qu’on
ne pourra pas faire ce reproche au philosophe dont le propos est tout autre. On sait par
ailleurs la méfiance que Platon aura vis-à-vis des poètes qui, par cette absence de
préoccupation du bien, représentent un danger pour le bon ordre de la Cité .
Cet objectif du poète c’est aussi celui de l’orateur (voir annexe n° 3). Quand il
s’adresse à la foule l’orateur n’a pas d’autre but que de lui dire ce qu’elle a envie
d’entendre. Par démagogie il ne se soucie pas de dire le vrai ou le juste mais seulement
de conquérir l’assentiment de celui qui l’écoute, quels que soient les moyens employés.
Et ces spécialistes de la communication savent très bien que dire le vrai et le juste n’est
pas souvent le meilleur moyen de persuader : « Leur objectif n’est pas de rendre le
citoyen aussi bon que possible. Ils sont plutôt lancés à la poursuite de tout ce qui peut
faire plaisir au citoyen. N’agissent-ils pas en faveur de leur intérêt privé sans faire aucun
cas de l’intérêt public ? Ne traitent-ils pas les peuples comme on traite les enfants ? »
(502 c).
Que devrait alors être l’art de la politique ? De même que la médecine et la
gymnastique visent un corps en bonne santé, de même la politique – art de produire de
bonnes lois (législation) ou d’en sanctionner justement les infractions (justice) – doit viser
une âme en bonne santé, c’est-à-dire une âme en ordre, une âme en équilibre : « Dans
l’âme l’ordre et la bonne disposition s’appellent loi et conformité à la loi. De là il résulte
que les citoyens se comportent selon l’ordre et selon la loi. C’est en cela que consistent
la justice et la tempérance »(504 d). Et si le citoyen déroge à cet ordre, s’il est injuste, si
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le désordre et la déraison s’introduisent en lui « il est mieux pour son âme d’être punie
que de rester impunie » (506b-c).
Arrivé à ce point, Calliclès mesure le chemin que Socrate lui a fait parcourir, le voilà
comme Polos et comme Gorgias prêt à admettre qu’il est préférable d’être puni, lui qui a
fait de l’impunité le signe même de la vie heureuse. Refusant de céder il rompt
brutalement le débat et prie Socrate de continuer seul : « À toi de parler mon bon et
achève » (506 a), « Continue à parler mon bon » (507 a), « Ainsi soit-il Socrate si tu
veux, cela pour que tu arrives au bout de ce que tu as à dire » (510 a). Désormais
Calliclès n’aquiesce plus que du bout des lèvres, ses interventions laconiques relèvent
plus de l’impertinence que de l’assentiment : « Oui si cela peut te faire plaisir » (514a),
« Qu’il en soit ainsi si tu veux» (513e) ou même « Souhaites-tu que je sois d’accord avec
toi? » (516 c), et « Vas-y, pose tes petites questions, tes questions de rien du tout »
(497c). Tout juste s’insurge-t-il encore de temps en temps quand il sent que Socrate
l’entraîne à des affirmations dangereuses : « Je ne sais comment il se fait que tu m’aies
l’air d’avoir raison Socrate. Mais malgré tout tu ne m’as pas tout à fait convaincu »
(513c).
III - SOCRATE SEUL 506b – 527e
Socrate ne dialoguant plus qu’avec lui-même, mais toujours selon la méthode
dialectique qui lui est familière, résume les points examinés dans l’entretien précédent :
- le bien est différent de l’agréable,
- il faut faire l’agréable (ce qui fait plaisir) en vue du bien (ce qui nous rend bon), et
non le contraire,
- rendre un être bon, quel qu’il soit, c’est faire en sorte que cet être soit constitué
selon une règle bien ordonnée : « La qualité propre à chaque être, qui le rend tel
qu’il est, résulte d’une règle, d’une norme, adaptées à chaque être » (506d).
La définition de la justice (506b – 508c)
Une âme bonne, une âme de qualité est, selon ces principes, une âme ordonnée
selon l’ordre qui lui est propre, c’est-à-dire une âme dont les parties sont ordonnées
selon une hiérarchie nécessaire, une âme où la partie rationnelle commande à la partie
désirante « une âme raisonnable est une âme bonne » (507d), une âme où la recherche
rationnelle du bien prime sur la satisfaction des désirs. Un homme dont l’âme est ainsi
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ordonnée est nécessairement un homme qui fait ce qu’il doit faire, il est juste avec les
hommes, pieux vis-à-vis des dieux et courageux. Un tel homme, qui vit conformément à
ce qu’il est, est nécessairement un homme heureux.
C’est le portrait du sage que Socrate tente d’imposer depuis le début du dialogue, à
l’inverse de l’homme sans mesure et sans règle dont Calliclès fait l’éloge et qui n’est
pour Socrate qu’un scélérat et donc un malheureux. Justice et tempérance sont les
conditions du bonheur, elles sont les conséquences de la droite connaissance de
l’ordre des choses. La Justice est à l’âme ce que la santé est au corps. L’une et l’autre
renvoient à la notion d’ordre, d’équilibre et de mesure, de proportionnalité et d’harmonie
qui sont pour les Grecs le principe même du Cosmos : « Le ciel, la Terre, les Dieux, les
hommes, forment ensemble une communauté, ils sont liés par l’amitié, l’amour de
l’ordre, le respect et la tempérance, le sens de la Justice. C’est pourquoi le tout du
monde les Sages l’appellent Cosmos, ou ordre du monde, et non pas désordre ou
dérèglement » (507d – 508a). Avant d’être une notion morale ou juridique la justice est
une notion mathématique. Elle est « l’égalité géométrique qui est toute puissante chez
les dieux comme chez les hommes » (508 a). C’est ce même ordre qui doit se retrouver
en toute chose. Le corps en bonne santé, c’est le corps en équilibre, en ordre, où
chaque organe joue son rôle en fonction de l’équilibre de l’ensemble. Dans l’âme en
bonne santé, la fonction de connaissance, la raison, doit par ses lumières guider la
conduite. L’affectivité qui nous pousse à désirer à aimer ou à haïr est en elle-même
incapable de nous désigner ce qui est bon pour nous. Il ne s’agit pas bien sûr d’éliminer
tout désir, la partie désirante est bien une partie de l’âme et elle y a sa place. L’âme en
bonne santé est celle qui est en mesure d’orienter son désir vers son véritable objet
grâce aux lumières de la raison. Inversement une âme en mauvaise santé, une âme
injuste est celle dans laquelle la partie désirante prend le pouvoir et conduit l’âme tout
entière sur le chemin du désordre et de l’aveuglement (voir annexe n° 9).
Défense et illustration de la philosophie (508c - 510a)
L’homme heureux – parce qu’il est juste et tempérant, parce qu’il a mis de l’ordre en
lui même – n’est ni un doux rêveur, ni un idéaliste, contrairement à ce que pense
Calliclès.
Celui-ci avait en effet reproché à Socrate d’être incapable de se diriger dans la Cité,
de tenir sa place dans la complexité des rapports humains sociaux et politiques (484c-
486d). Car « il ne sait plus du tout ce que sont les façons de vivre des hommes » … et
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« s’il arrive qu’il soit impliqué dans une affaire privée ou publique il s’y rend ridicule »
(484 d). Ignorant les passions humaines, ignorant les rapports de force qui sont le lot
quotidien des rapports sociaux, négligeant les conventions qui régissent la vie de la Cité,
le philosophe est comme un enfant, impuissant à se venir en aide à lui-même ou à ses
proches (486a). En cela, la philosophie, utile pour donner à un jeune homme bien né une
certaine aisance dans la discussion, une certaine liberté d’esprit, devient ridicule et
pernicieuse si on la prend au sérieux une fois venu l’âge adulte. Il y a quelque chose de
puéril, voire d’inconvenant, dans ces philosophes qui passent leur vie à « chuchoter
dans les coins avec trois ou quatre jeunes gens » (485d) plutôt que de s’intéresser « à la
musique des affaires humaines ». Le modèle pour Calliclès n’est pas « la réfutation
dérisoire » des philosophes, mais « les citoyens qui ont une vie de qualité, une
excellente réputation, et jouissent de tous les autres bienfaits de l’existence » (486d).
Cette attaque en règle contre la philosophie n’a bien sûr pas l’aval de Socrate, qui
tente au contraire une fois de plus de rétablir le véritable ordre des valeurs en allant
jusqu’au bout du paradoxe : non seulement le philosophe est tout à fait en mesure de se
venir en aide à lui-même et aux autres, mais il est le seul véritable homme politique.
Quel est en effet le plus grand mal qui peut advenir à un homme et dont il doit
absolument se prémunir ? C’est, comme Socrate l’a déjà établi, le désordre de l’âme
d’où naît l’injustice. L’homme le plus malheureux, celui qui est le plus incapable de se
venir en aide, c’est celui qui est incapable d’établir en lui l’ordre et la mesure conformes
à sa nature d’être raisonnable. Le plus grand des maux est alors de commettre
l’injustice, le plus grand des biens est d’être capable de se garder de la commettre, et le
plus grand bien qu’on puisse faire à autrui est de l’aider à s’en garder. Il est en fin de
compte moins grave de subir l’injustice que de la commettre, car lorsque nous la
subissons nous souffrons certes, mais nous ne sommes pas l’auteur de notre
souffrance : « Il existe deux sortes de mal, commettre l’injustice et la subir, et nous
déclarons que le plus grave de ces deux maux est de la commettre, alors que la subir
est un moindre mal » (509c).
Critique de la rhétorique (510a – 513e)
L’art qui nous permet de ne pas commettre l’injustice, voilà donc l’art qu’il nous faut
développer avant tout autre, voilà donc l’art qu’il nous faut acquérir. Cet art n’a
évidemment rien de commun avec celui dans lequel Calliclès est passé maître, celui qui
permet de ne pas subir l’injustice, et d’être injuste impunément. Acquérir cet art serait le
plus grand de tous les maux car « dans ce cas son âme sera misérable, souillée par
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l’imitation du despote et par l’exercice du pouvoir » (511 a). La rhétorique que Calliclès et
les sophistes prétendent enseigner nous rend peut-être plus puissant, elle ne nous rend
pas meilleurs. Ce n’est même pas un art mais une tromperie, poudre aux yeux,
démagogie qui flatte pour mieux tromper, falsifie la réalité pour mieux manipuler,
paralyse l’esprit critique, persuade au lieu de convaincre. En cela la rhétorique ne mérite
pas l’estime qu’on lui accorde. Rien en vérité ne distingue l’orateur de ces hommes de
métier pour lesquels Calliclès n’a que mépris : le pilote du bateau, le mécanicien,
l’ingénieur résolvent les problèmes de la vie quotidienne, ils veillent sur notre vie et nos
biens quels qu’ils soient. Mais là s’arrête leur compétence. Le pilote par exemple sauve
indifféremment du naufrage le bon et le méchant, l’homme pour qui la mort serait un
soulagement et celui pour qui elle est un bienfait, il sauvegarde nos biens sans savoir
s’ils sont mal acquis : « C’est pour cette raison qu’il n’existe ni loi ni usage qui fasse du
pilote un objet de vénération, même s’il nous sauve la vie » (512 b). Car ce qui vaut
véritablement ce n’est pas notre vie. Sauver sa vie ne justifie pas toutes les bassesses,
tous les renoncements, toutes les compromissions. C’est même « ce qu’un homme
vraiment homme doit laisser de côté, ce n’est pas à cela qu’il doit dévouer l’amour de
son âme » (512e). La rhétorique ne fait pas mieux. En disant aux hommes ce qu’ils ont
envie d’entendre, elles ne les rend pas meilleurs, elle ne leur rend donc pas service. Ce
n’est donc pas en apprenant aux citoyens les voies qui mènent vers le pouvoir qu’on leur
rend véritablement service ; si nous voulons véritablement être utiles à la Cité et aux
citoyens il faut les rendre meilleurs. Voilà la seule finalité qu’on doit assigner à la
politique.
La véritable politique (513e – 522b)
Dès lors le seul critère qui permet de juger de la valeur d’un homme politique est :
« Y a-t-il un citoyen qu’il ait amélioré ? Y a-t-il un homme qui avant de le rencontrer était
un homme méchant, injuste, déréglé, déraisonnable et qui grâce à lui soit devenu un
homme de bien ? » (515a). Périclès par exemple, s’il était un homme de bien, aurait dû
rendre les Athéniens plus justes et plus respectueux du bien. Or pour le remercier de
cette bonne politique ils l’ont au contraire accusé à la fin de sa vie. De deux choses
l’une : ou bien Périclès a été incapable de rendre les Athéniens plus justes et il a
échoué, ou tel n’était pas son propos. Dans un cas comme dans l’autre, il n’a pas été un
bon homme politique. Et le cas de Périclès n’est pas isolé, comme lui Cimon,
Thémistocle, Miltiade ont été bannis quand ils ont cessé de plaire, victimes de la
démagogie dont ils avaient fait leur système. Si ces grands hommes avaient été des
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hommes de bien leur action aurait rendu les citoyens plus respectueux de la justice et ils
n’auraient pas subi un tel sort.
La comparaison avec les soins du corps est ici encore fructueuse (voir annexe
n° 4). Comme le boulanger et le cuisinier comblent le corps de bons petits plats sans se
soucier de sa santé, de même ces hommes politiques ont pourri la Cité « de ports,
d’arsenaux, de murs, de tributs et autres vanités du même genre » (519 a). Ils ont
agrandi la ville mais elle est devenue « une cité toute enflée de pus » (518 e). Contre la
corruption, contre l’injustice, ils n’ont rien fait. Et en fin de compte, ce n’est qu’un juste
retour des choses si les citoyens ingrats se retournent contre eux, et ils n’ont qu’à s’en
prendre à eux-mêmes : « Le chef de l’État ne saurait injustement être mis à mort par
l’État dont il est le chef » (519 c). Il y a une lisibilité immédiate de la qualité de l’homme
politique, c’est la capacité du peuple non à l’aimer et à l’acclamer, mais à le juger. Il
serait illogique de se vanter d’avoir rendu un homme bon tout en l’accusant d’être un
scélérat. L’homme politique partage ce terrible privilège avec l’éducateur ; ils ne peuvent
renvoyer à une quelconque mauvaise nature la cause de leur échec, puisque leur tâche
était justement de rendre cette nature meilleure. Il n’y a pas de mauvais peuples, il n’y a
que de mauvais gouvernants ; de même qu’il n’y a pas de mauvais élèves, il n’y a que
de mauvais maîtres : « Ils n’ont pas le droit de reprocher à l’homme qu’ils ont éduqué de
ne pas connaître ce qu’ils ont eux-mêmes enseigné, ils ne peuvent donc pas dire que
c’est un scélérat, à moins qu’avec ce reproche ils ne s’accusent eux-mêmes » (520b). Si
les hommes politiques ont ainsi failli à leur tâche, c’est qu’ils ne s’intéressent pas
vraiment à l’art politique, plus soucieux qu’ils sont de leur ambition, de leur soif de
pouvoir et de richesses.
On comprend mieux alors que pour Socrate le véritable homme politique, le seul qui
ait vraiment le souci de ses contemporains, ce n’est pas Périclès ou Thémistocle, c’est
lui : « Je pense que je suis l’un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui
s’intéresse à ce qui est vraiment l’art politique et que, de mes contemporains, je suis seul
à faire de la politique » (521d). Certes il est bien peu expert dans l’art de se placer, de
recueillir les honneurs et les richesses. Mais il a inlassablement dans ses échanges avec
les Athéniens traqué le mensonge, les illusions, les faux semblants, les discours vides.
Comme un taon il les a sans cesse aiguillonnés pour qu’ils ne s’endorment pas sur le
chemin de la justice et de la vérité : « Si vous me faites mourir, vous ne trouverez pas
facilement un autre homme qui comme moi, ait été littéralement attaché à la ville par le
dieu, comme un taon à un cheval grand et généreux, mais que sa grandeur même
alourdit et qui a besoin d’être aiguillonné […], je suis le taon qui, de tout le jour, ne cesse
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jamais de vous réveiller, de vous conseiller, de morigéner chacun de vous et que vous
trouvez partout, posé près de vous » (Platon, Apologie de Socrate, 300d).
Socrate en procès (522b – 523b)
Socrate ne se fait pas d’illusion. Un tel discours ne peut avoir les faveurs d’un
peuple habitué à être flatté et non corrigé. Devant un public d’enfants, c’est le cuisinier
qui est acclamé et le médecin qui est hué (521 e - 522 a). Devant les Athéniens gorgés
de démagogie par les Sophistes, Socrate sait qu’il sera condamné, et pas plus que le
médecin ne peut se faire entendre quand il dit « mes enfants, ce que j’ai fait je l’ai fait
pour votre santé » (522 a), il ne pourra se faire comprendre quand il dira « j’agis dans
votre intérêt ô mes juges ! ». L’allusion au procès de Socrate est évidente. On sait
qu’effectivement Socrate sera traduit en justice par ses concitoyens, accusé de
corrompre la jeunesse. Au procès, fidèle à sa ligne de conduite, quand son tour viendra
de se défendre il refusera de faire appel aux arguties sophistiques des plaideurs,
transformant sa plaidoirie en profession de foi, affirmant haut et fort que sa vie entière a
été consacrée à la justice et au bien et que pour cela les Athéniens devraient lui attribuer
la plus haute des récompenses et le nourrir au Prytanée : « Quelle peine ou quelle
amende méritais-je parce qu’au lieu de mener une vie tranquille, j’ai négligé ce que la
plupart des hommes ont à cœur, fortune, intérêts domestiques, commandements
d’armée, carrière politique, charges de toute sorte, liaisons et factions politiques, me
croyant trop honnête pour sauver ma vie si j’entrais dans cette voie ? […] et parce que je
n’ai voulu d’autre occupation que de rendre à chacun de vous en particulier ce que je
déclare être le plus grand des services, en essayant de lui persuader de ne point
s’occuper des affaires de la cité avant de s’occuper de la cité et de suivre les mêmes
principes en tout le reste. Qu’est-ce que je mérite donc pour m’être ainsi conduit ? Une
récompense, Athéniens, s’il faut vraiment me taxer d’après ce que je mérite, et une
récompense qui puisse me convenir. Or qu’est-ce qui peut convenir à un bienfaiteur
pauvre qui a besoin de loisir pour vous exhorter ? Il n’y a rien, Athéniens, qui convienne
mieux à un tel homme que d’être nourri au prytanée » (Platon, Apologie de Socrate
366a). Bien entendu Socrate ne sera pas entendu et la mort viendra sanctionner ce
dialogue de sourds.
Mais les dernières pages du Gorgias répondent par avance à ceux qui verraient
dans cette mort l’échec de Socrate. Mourir n’est rien si on meurt en homme juste. Il
serait bien pire de vivre au prix de compromis avec l’injustice : « Si je devais finir ma vie
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faute d’avoir su montrer la complaisance de l’orateur, je sais bien que j’irais sans peine
au devant de la mort » (521d). Ce n’est pas l’idée de la mort qui fait peur au sage, mais
l’idée de ne pas avoir été juste.
Le mythe final ( 523a – 527c )
Le mythe final, celui du jugement dernier, le confirme. L’heure de la mort est pour tous
l’heure de vérité. L’âme se présente nue devant ses juges divins. Zeus veille en effet à
ce que les hommes soient jugés après leur mort, sans que l’instant de celle-ci leur soit
connu, quand ils ne sont plus enveloppés dans leurs vêtements, c’est-à-dire dans leur
apparence trompeuse : « Il faut que les hommes soient jugés nus, dépouillés de tout ce
qu’ils ont » (524 a). Et ils doivent être jugés non par d’autres hommes qui se laisseraient
impressionner par les apparences mais par des dieux impartiaux : « Rien qu’une âme
qui regarde une âme » (524 a). Alors l’âme apparaîtra telle qu’elle est, sans fard et sans
masque : « Dès qu’elle est dépouillée du corps, on peut voir tous ses traits naturels ainsi
que les impressions qu’elle a reçues, impressions qui sont telles ou telles selon le mode
de vie qu’a eu l’homme qui la possède et qu’en chaque circonstance il a éprouvées dans
son âme » (524 d). Alors leur puissance ne servira plus à rien à ceux qui ont vécu dans
l’injustice, car « c’est surtout chez les puissants qu’on trouve ces hommes qui peuvent
devenir absolument mauvais » (525 d). Tellement mauvais qu’ils sont devenus
incurables. Leur terrible châtiment ne leur sera d’aucun secours, mais au moins servira-t-
il d’exemple à ceux qui seraient tentés de commettre l’injustice : « Car ces hommes
qu’on voit là-bas dans l’Hadès, accrochés au mur de leur prison, sont, pour tout homme
injuste qui arrive, un effroyable exemple, à la fois un horrible spectacle et un
avertissement » (525 c).
À l’inverse de l’âme pleine de désordre « à cause de sa licence, de sa mollesse, de
sa démesure, de son absence de maîtrise dans l’action » (525 c), l’âme du sage, celle
qui a vécu « une vie de piété et de vérité » (526 c), est dirigée vers les Iles des
Bienheureux. Et ainsi la Justice, tant bafouée dans le monde des hommes, retrouve ses
droits.
Socrate voit là un dernier argument pour exhorter Calliclès à renoncer à la vie qu’il
mène et « à non pas avoir l’air d’être bon mais plutôt à l’être vraiment » (527 b) ; car « il
n’arrivera rien de terrible si tu es vraiment un homme de bien et si tu pratiques la vertu »
(527 d).
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CONCLUSION
L’exigence du dialogue
Ainsi s’achève le dialogue, sans que Socrate soit parvenu réellement à convaincre
son interlocuteur. Il est en effet trop exigeant pour se contenter des acquiescements
agacés de Calliclès. C’est que pour Socrate la vérité ne peut être établie que dans le
dialogue et la réfutation : « Moi je ne suis pas sûr de la vérité de ce que je dis, mais je
cherche en commun avec vous, de sorte que si on me fait une objection qui me paraît
vraie je serai le premier d’accord » (506 a). La vérité n’est pas toute faite, elle se
construit dans le dépassement des contradictions, dans le débat. C’est là le principe
même de la dialectique. Mais ce débat n’a rien de commun avec le débat d’opinion où
l’enjeu est de gagner en s’imposant par tous les moyens à l’adversaire. De tels débats
ne conduisent à rien, car les interlocuteurs « s’irritent l’un contre l’autre, et chacun d’eux
estime que son interlocuteur s’exprime de mauvaise foi pour avoir le dernier mot, sans
chercher à savoir ce qui est au fond de la discussion. Il arrive même, parfois, qu’on se
sépare de façon lamentable : on s’injurie, on lance les mêmes insultes qu’on reçoit, tant
et si bien que les auditeurs s’en veulent d’être venu écouter de tels individus » (457 d).
Le véritable dialogue suppose qu’il n’y ait pas deux adversaires désireux de l’emporter
mais deux hommes de raison également soucieux de s’effacer devant la vérité. Ce qui
est en jeu ce n’est pas le triomphe de l’un ou de l’autre mais la progression de la vérité,
ce n’est pas le pouvoir, mais le savoir : « Vois-tu, si je pose des questions, c’est pour
que notre discussion puisse se développer de façon cohérente, pas du tout pour te
mettre en cause » précise Socrate à Gorgias (454 c). C’est pourquoi la réfutation est non
un jeu mais l’essence même du dialogue, c’est pourquoi le travail est si long, rien ne doit
être avancé qui ne soit mis à l’épreuve, établi et reconnu vrai par chaque interlocuteur, et
ainsi « si nous sommes d’accord toi et moi cela veut dire que réellement nous avons
atteint une vérité définitive » (487 a). Socrate ne veut pas d’autre témoin de la vérité de
ce qu’il avance que son interlocuteur lui-même : « Si je ne parviens pas à te présenter toi
comme mon unique témoin, qui témoigne pour tout ce que je dis, j’estime que je n’aurai
rien fait » (472 b).
Tel est le principe de la maïeutique socratique, l’art d’accoucher les esprits.
Comme la sage femme dont le rôle est seulement d’aider la mère à mettre au monde
l’enfant qu’elle porte en elle, Socrate n’apporte pas la vérité à son interlocuteur, il l’aide
seulement à la découvrir en lui, à la mettre à jour. Ainsi le petit esclave du Ménon, guidé
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par Socrate, réinvente pour lui-même le théorème de Pythagore, qui est désormais pour
lui tout aussi vrai qu’il l’a été pour Pythagore et surtout beaucoup plus vrai que si on le lui
avait imposé comme tel.
Un tel principe impose une véritable éthique du dialogue. Dans cet échange chacun
se doit de refuser tous les effets rhétoriques qui ne visent que l’apparence de la vérité et
non la vérité elle-même. Longue patience, refus de l’éloquence gratuite, des formules
brillantes ou des jeux de mots faciles, respect de l’autre, non dans son opinion mais
dans son intelligence, c’est-à-dire dans sa capacité à apprendre et à comprendre : telles
sont les règles de cette recherche.
Ainsi la condamnation de la rhétorique sort du seul domaine public ou politique, ce
n’est pas seulement une façon malhonnête de l’emporter dans les assemblées et les
tribunaux qui est en cause. C’est du rapport à l’essentiel qu’il s’agit : le rapport au savoir,
le rapport au vrai. La faute majeure de Calliclès c’est d’asservir le savoir au pouvoir, de
falsifier le discours vrai, le logos, sous les apparences de la rhétorique, qui n’est que le
masque distingué du désir et de la force, seules valeurs qui comptent à ses yeux. La
faute majeure de Calliclès est une faute contre l’esprit.
Un dialogue de sourds
Mais cette qualité du dialogue n’est jamais véritablement atteinte dans le Gorgias.
Calliclès est trop sûr de lui, trop imbu de sa supériorité, trop soucieux de son pouvoir,
pour remettre quoi que ce soit en question. Quand il sent qu’il vacille, il se dérobe,
laissant à Socrate le soin de jouer les deux rôles.
C’est que ce qui se joue entre Calliclès et Socrate est plus qu’un simple débat, c’est
l’affrontement de deux conceptions de la vie. Pour que le débat puisse avoir lieu il
faudrait qu’il y ait une base commune, des points d’accord ou tout au moins de
compréhension. Ce n’est pas le cas. Ces deux hommes fondamentalement ne se
comprennent pas. De ce point de vue, l’échange à propos de la métaphore des tonneaux
est très significatif. Socrate croit avoir trouvé l’argument convaincant en montrant à
Calliclès l’absurdité qu’il y a à vouloir remplir un tonneau percé. Mais ceci n’ébranle en
rien Calliclès qui rétorque que ce qui fait son bonheur c’est justement de remplir le
tonneau et qu’un tonneau plein n’a pour lui aucun intérêt. Même incompréhension quand
Socrate, vantant la sérénité et la paix de celui qui est libéré du désir, s’entend répondre
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qu’une telle vie ne vaut pas la peine d’être vécue, qu’elle n’est même plus une vie mais
déjà la mort, un bonheur qui est celui des pierres.
Ainsi l’incompréhension entre Calliclès et Socrate n’est pas conjoncturelle, elle
est liée à des divergences insurmontables sur la conception de l’homme :
C’est d’abord une divergence profonde sur la place du désir. Pour Socrate, le désir
nous tyrannise parce qu’il est un manque, il nous détourne de notre véritable nature, il
nous enchaîne à notre corps. Il faut sinon le supprimer, du moins le contrôler de manière
à ce qu’il ne nous tyrannise plus. Pour Calliclès au contraire, le désir est la force vitale de
l’homme, puissance de jouir, puissance de création, puissance d’être et non manque
d’être.
C’est ensuite une divergence totale sur la nature même du bonheur. Le bonheur
pour Calliclès est une suite incessante de plaisirs, alors que pour Socrate il est dans la
stabilité d’un état. L’intemporalité du bonheur est atteinte par l’un et l’autre par deux
voies différentes : par la répétition de l’instantanéité pour Calliclès, par une sorte
d’éternité immobile au-delà du souci du temps pour Socrate.
C’est encore une divergence sur la définition même du pouvoir. Le pouvoir pour
Calliclès est pouvoir sur les autres, pouvoir d’échapper aux autres. Il est fait d’affirmation
de soi dans l’impunité ; pouvoir de faire au-delà de toute règle, de tout interdit. Ce
pouvoir est indépendant de toute justice, il est uniquement de faire ce qui plaît sans se
préoccuper de ce qui est juste ou injuste. D’où le fait que pour lui subir l’injustice est un
mal, commettre l’injustice est meilleur que la subir, et le mal absolu est d’être puni. Ce
pouvoir sur les autres est au contraire pour Socrate un pouvoir illusoire, car il ne délivre
pas de la seule véritable tyrannie : celles des passions. C’est pourquoi le seul véritable
pouvoir, c’est le pouvoir sur soi même, pouvoir de faire le meilleur. Le pouvoir s’identifie
à la vie juste. C’est pourquoi le tyran n’est pas enviable, et qu’il vaut mieux subir
l’injustice que la commettre. Là encore l’incompréhension est totale.
C’est donc aussi une divergence sur la notion même de justice. Pour Calliclès c’est le
pouvoir qui définit la justice parce que la justice est un mot creux sans la force pour
l’affirmer. La justice, c’est la voix du plus fort, il n’y a pas d’autre légitimité que celle qui
peut s’imposer. Telle est selon Calliclès la seule véritable loi, celle qu’impose la Nature.
Cette profonde divergence de vue entre nos deux protagonistes renvoie en fin de
compte à deux manières différentes de penser le rapport à la Nature. Il faut noter que
l’un comme l’autre, et en cela ils sont bien l’un et l’autre des hommes de l’Antiquité,
recherchent dans la Nature la norme de leur représentation du monde. C’est la loi de la
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Nature qu’il faut suivre, et comme on a déjà pu le remarquer le souci est constant chez
Calliclès de dire ce qui est vrai et juste selon la Nature. Même pour lui l’idée
prométhéenne d’un homme qui se donne à lui-même ses propres règles n’est pas
d’actualité. Mais ce qu’il trouve dans la Nature est à l’opposé de ce qu’y trouve Socrate
et avec lui tous les penseurs de l’Antiquité. Pour Socrate, pour les Stoïciens comme pour
les Épicuriens, la Nature est synonyme d’ordre et de mesure. C’est elle qui fixe les
bornes à ne pas dépasser, c’est elle qui apprend à se contenter des besoins naturels et
nécessaires et définit ainsi les limites à partir desquelles le désir devient tyrannie.
La Nature de Calliclès est toute autre : loin d’être source d’ordre et de mesure elle est
au contraire sauvage et déréglée, elle exalte la force du fort et stigmatise la faiblesse du
faible, loin d’être l’école de la modération elle est au contraire celle de la transgression.
Curieuse situation donc que celle de Calliclès. Sa règle est la dérégulation, sa mesure
la démesure, sa norme l’absence de norme, sa raison la déraison. Par l’affirmation de
l’exaltation de soi, par la dénonciation de la généalogie de la morale, il annonce la
violence de l’inversion nietzschéenne des valeurs, mais il ne s’agit en rien pour lui de
revendiquer la mort de Dieu pour proclamer le règne de l’homme. Il reste, et en cela il
est bien un homme de l’Antiquité, à la recherche d’un fondement extérieur de sa propre
volonté. Mais la Nature dans laquelle Calliclès trouve ce fondement n’est plus source de
mesure, elle est au contraire invitation à la démesure.
Jacqueline Morne