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Les Études du CERI N° 137 - juillet 2007 Côte d’Ivoire : les jeunes « se lèvent en hommes » Anticolonialisme et ultranationalisme chez les Jeunes patriotes d’Abidjan Richard Banegas Centre d'études et de recherches internationales Sciences Po

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LesÉtudesduCERI

N°137-juillet2007

Côte d’Ivoire : les jeunes « se lèvent en hommes » Anticolonialisme et ultranationalisme

chez les Jeunes patriotes d’Abidjan

Richard Banegas

Centred'étudesetderecherchesinternationales

SciencesPo

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Les Etudes du CERI - n° 137 - juillet 2007

RichardBanegas

Côte d’Ivoire : les jeunes « se lèvent en hommes » Anticolonialisme et ultranationalisme chez les Jeunes patriotes d’Abidjan

RésuméDepuis ledébutde la guerre en2002,unmouvement sociald’ampleur inédite s’est affirméenCôted’Ivoire,celui de la «Jeunesse patriotique», qui se mobilise dans la violence d’un discours ultranationaliste etanticolonialiste.Encadréspardesorganisationsdemassequiquadrillentl’espaceurbain,lesJeunespatriotessontdevenusdesacteurscentrauxdujeupolitiqueetunearmedechocauservicedupouvoir.Toutenreconnaissantcette instrumentalisation politique, l’Etude dépasse les lectures fonctionnalistes du phénomène des Jeunespatriotespour tenter d’en saisir les ressorts sociologiques et d’enmesurer laportée. Fondée sur des enquêtesinéditesmenéesàAbidjanauprèsdemilitantsdebasede la«galaxiepatriotique»,elledémontrequedans lagrande geste nationaliste se joue également l’émergence d’une nouvelle génération politique, passée par lesyndicalismeétudiantdelaFesci,quiaujourd’huiréclameviolemmentdesdroitsetunereconnaissancesociale. Le registre anticolonialiste apparaît, dans cette hypothèse, comme un langage d’énonciation d’une révolutiongénérationnelle, d’émancipation d’une fraction de la jeunesse ayant expérimenté la violence dans la luttesyndicaleetdans laguerre.Elles’interrogein fine sur l’influencedecephénomènequantauxperspectivesdesortiedecrise.Par-delàsesdimensionsinstitutionnelles,l’accorddeOuagadougoun’ouvre-t-ilpaslavoieàunchangement de génération politique, celles des «fescistes» – patriotes et rebelles confondus – qui aura sus’imposerauxhéritiersdel’houphouëtisme?

RichardBanegas

Ivory Coast: The Young Rise into Men. Anticolonialism and Ultranationalism among the Patriotic Youth in Abidjan

AbstractSincethewarbeganin2002,anunprecedentedsocialmovementhastakenholdintheIvoryCoast,the"PatrioticYouth," that rallies around a violent ultranationalist and anti-colonialist discourse. Supported by massorganizationsthatcontroltheurbanareas,thePatrioticYouthhavebecomecentralpoliticalactorsandashockweaponusedby thegovernment inpower. Whileacknowledging thispolitical instrumentalization, theEtudegoes beyond functionalist interpretations of the Patriotic Youth phenomenon in attempt to grasp the drivingsociologicalforcesandassesstheirscope.BasedonunpublishedsurveysconductedinAbidjanamonggrassrootsactivistsofthe"Patrioticgalaxy,"itdemonstratesthatalsoatstakeinthisgrandnationalistfervoristheemergenceofanewpoliticalgeneration,involvingFESCIstudentunionism,whichtodaymakesviolentclaimstorightsandsocialrecognition.Inthishypothesis,theanti-colonialistregisterisusedasavocabularyexpressinggenerationalrevolutionandemancipationofa fractionof theyouth thathasexperimentedwithviolence inunionstrugglesandinwar.Itconcludesbyexaminingtheinfluenceofthisphenomenonwithregardtoapossibleresolutionofthecrisis.Beyonditsinstitutionaldimensions,theOuagadougouaccordpavesthewayforachangeofpoliticalgeneration,the"Fescists"–bothpatriotsandrebels–whohavemanagedtoimposethemselvesontheheirsofHouphouetism.

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Côte d’Ivoire : les jeunes « se lèvent en hommes » Anticolonialisme et ultranationalisme chez les Jeunes patriotes d’Abidjan

Richard Banegas Université Paris I, CEMAf

INTRODUCTIONA Yopougon, comme dans les autres communes d’Abidjan, la situation était tendue àl’extrême ce mercredi 20septembre 2006. Ce soir-là, en effet, en marge de l’AssembléegénéraledesNationsunies,unsommetinternationaldevaitdéciderdelasuiteàdonneràlatransition politique en Côte d’Ivoire. Fallait-il prolonger encore le mandat de LaurentGbagbo,échufinoctobre2005etrenouvelépourunan,ouenvisagerunenouvelleformuleinstitutionnelledetransition,enoctroyantdespouvoirsrenforcésauPremierministre,voireen subordonnant, sur le mode du mandat international, la Constitution ivoirienne auxrésolutions du Conseil de sécurité et de l’Union africaine? Réunis en leur parlementinformeldeYopougon-Sideci, les«Jeunespatriotes» favorablesaurégimeharanguaient lafoule des «parlementaires debout», ces centaines de badauds et de sympathisants de la«cause patriotique» qui, tous les jours, se pressent dans les agoras, parlements et autrescongrèsdupayspourécouterdesorateursautoproclaméscommenterl’actualiténationaleetinternationale.Lechercheurfrançais,visiteurdujour,étaitluiaussiprisàpartie,associéàlapolitiquefrançaiseetonusienneenAfrique.Quantauxpartisd’oppositionetauxex-rebellesdesForcesnouvelles (FN), réunis au seind’une vastealliancepolitique, leG7, ils étaient

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voués aux gémonies pour avoir mené le pays à la guerre et s’être commis avec despuissances extérieures «néocolonialistes»1. La violence verbale des orateurs semblait,comme à d’autres occasions, préparer le pays à une reprise de la violence armée.«ProfesseurTanoh»,l’orateurprincipal,ledisaitsansdétourens’appuyantsurlediscoursva-t-enguerreprononcélaveilleparlechefdel’Etat:«[…]L’aboutissementdetoutceprocessusdeceuxquis’appellentcommunautéinternationale,c’est

queGbagboLaurentnesoitplusaupouvoir.Donc ilsont tentédenommerdesPremiersministres par le biaisdesquels ils pouvaientarracherunepartie dupouvoir quedétient lechefdel’Etat.Ilsontéchoué.[…]CommelaFranceellemême,deparsatentatived’évincerlechefdel’Etatdupouvoiraéchoué,alorsilyauncertainnombredepersonnes,ungroupedepersonnes,quipensentqu’ilspeuventveniretdireonproposequ’onenlèveletabouretsurlequelestassislechefparcequeLaurentGbagboestprésidentdeCôted’IvoireetdétienttouscespouvoirsdeparlaConstitutiondeCôted’Ivoire.Onditnon:onmetlaConstitutiondecôtéetonvavoterunerésolutiondepuisl’ONUquivadevenirdésormaislerepère, laboussoleenCôted’Ivoire!Ilyadespointsderupturequ’ilnefautpasatteindre.Ilsontfaitl’erreur de prononcer l’abrogation de la Constitution de Côte d’Ivoire. Gbagbo Laurent aappelésonarmée.L’armées’estrendue;lechefluiaparlé.[…]Sijamaisl’ONUsetrompededécider[…],beaucoupdechosesvontsepasserenCôted’Ivoire!Beaucoupdechosesvont se passer! Mais ça c’est vrai! […] Je dis à l’instant où Abidjan partout en zonegouvernementalec’estgâté,l’arméeaussirentreenactionparcequelechefleuradonnélefeu vert pour rentrer en action. […] Vous imaginez un instant, vous imaginez un instant,c’est-à-dire faisonsmême comme un rêve, voilààààà, rêvons unpeu et puis bon, on voitLaurent Gbagbo à la télévision: « Ivoiriens, Ivoiriennes, je vous demande, suite à larésolutiondesNationsuniessuspendantlaConstitutiondelaCôted’Ivoire,jevousdemandededéfendrevotresouveraineté».A l’instanttGbagbofinitdeparler,yaplusrébellionenCôted’Ivoire.Iln’yauraplusderébellion,iln’yauraplusdecasquesbleus,iln’yauraplusdeForceLicorne.LaCôted’Ivoireseraréunifiéedefaçoninstantanée.Jevousledisparcequ’àBouakémême,ilyauradesgensquivontsortir;àBouakémême.AMan,ilyauradesgensquivontsortir,àKorhogo,ilyauradesgensquivontsortir;àAbidjan,ilyauradesgensetilyaurasuffisammentdemonde.Toutlemondesortira!Doncilnefautpasquedesgenss’amusent;ilnefautpasqu’ilss’amusent!»2

Quelques mois plus tard, au même endroit à Abidjan, l’atmosphère avait radicalementchangé.Ce samedi21avril2007, aucomplexe sportifdeYopougon, les Jeunespatriotesorganisaient un grand «meeting de la réconciliation» en présence du ministre de laRéconciliationnationale, SébastienDanoDjédjé,duprésidentde l’Assemblée,MamadouKoulibaly, et de la Première dame, Simone Ehivet Gbagbo, tous deux considérés comme

1 Pour un verbatim de ces harangues, voir R. Banégas, «La France et l’ONU devant le "parlement" deYopougon.Parolesde"Jeunespatriotes"etrégimesdevéritéàAbidjan»,Politique africaine,n°104,décembre2006,pp.141-158.

2Proposrecueillisendirectparl’auteuràYopougonetretranscritsparAlainToh,assistantderecherchepourla mission réalisée en septembre 2006 à Abidjan auprès des Jeunes patriotes. Cette enquête, dont laméthodologieserapréciséeplusloin,abénéficiédusoutienduCERI,duFasopo(Fondsd’analysedessociétéspolitiques)etdel’Agencefrançaisededéveloppement.Elleaétérédigéeenjuin2007.

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des «faucons» du régime, mais aussi et surtout de représentants des Forces nouvelles,représentées par Sidiki Konaté (porte-parole du mouvement) et Souleymane Kamagaté,directeurduprotocoledeGuillaumeSoro,lechefpolitiquedelarébelliondevenuPremierministreaprèslasignaturedesaccordsdeOuagadougou(mars2007).Cetévénementétaitlepointd’orgued’une«caravanedelapaix»quiavaitparcourutoutlesuddupays,avecàsa tête le leader de l’Alliance des Jeunes patriotes, Charles BléGoudé.Dans le stade, lafouleétaitenliesse;unhélicoptèredel’arméelâchaitunepluiededrapeauxtricoloresvert-blanc-orange; les groupes de musique patriotique chauffaient l’ambiance avant que neretentisse l’hymnenational. LorsqueBléGoudé, le «généralde la jeunesse»,pritenfin laparole,lesilencesefit: Blé Goudé: […]Chers amis, la symboliquede ce soir, ... le symbole de ce soir, ennous

retrouvantdanslemêmestadeavecnosfrères,nousvenonsprouverquelaréconciliationestenmarche.JedisquejesoutienslesaccordsdeOuagadougou[cf. infra,NDA],parcequelesaccords de Ouagadougou ont redonné à la Côte d’Ivoire sa souveraineté. Pourquoi lesaccords de Ouagadougou ont redonné à la Côte d’Ivoire sa souveraineté? Chers amis,SeydouDiarra,PremierministreparlavolontédelaFrance.CharlesKonanBanny,Premierministre par la volonté de la France. SoroGuillaume, Premierministre par la volonté deGbagbo.(La foule applaudit très fort)

Blé Goudé: Donc le président de la république de Côte d’Ivoire a nommé son Premierministre.Et suiteauxaccordsdeOuagadougou,hier ilyaeuunConseildesministres, lePrésidentadéléguélespouvoirsauPremierministre,pourdemanderàSoroGuillaumedeprésider le Conseil desministres. C’est unemarque de confiance entre le Président et lePremierministre;ilfautsaluerça!(La foule applaudit)

Blé Goudé:Chersamis,toutcequejevoulaisvousdire,c’estquejevousremercie.Jevousremercieparcequevousavezacceptédefairelapaix;jevousremercied’avoiracceptéquelepayssoitréunifié.Jevousremercied’avoiracceptéd’avoirtournéledosàlahaine,parcequecommejel’aidit,parcequetutuestonfrère,desgensonteudutravail,parcequetutebats contre ton frère noir, des gens ont eu du travail. Il faut les mettre au chômage. Lameilleure manière de les mettre au chômage, c’est qu’on se réconcilie et qu’on refusedésormais qu’un Ivoirien tue un Ivoirien, qu’un Ivoirien lance des cailloux à un autreIvoirien.PlusjamaisçaenCôted’Ivoire! PlusjamaisçaenCôted’Ivoire!PlusjamaisçaenCôted’Ivoire!PlusjamaisçaenCôted’Ivoire!(La foule applaudit)

Blé Goudé:Voilà,chersamis,c’estçaquej’aivouluvousdire.Jenesuispasvenupourfaireunlongdiscours,jepensequeaveclaprésencedenosautorités,aveclaprésencedenotrefrère dans ce stade, nous sommes aujourd’hui réunis le 21avril au stade municipal deYopougon;aprèsici,nousallonsnousconcerteravecnosfrères;etaussi,nousallonsnousretrouvertrèsbientôtavecnosfrères,danslaferveur,danslajoie,nousallonsnousretrouverdansunstade,danslegrandstadeàBouaké.(La foule applaudit bruyamment)

Blé Goudé:Nousallonsnous retrouveràBouaké.Lesbouches lesmieuxplacéespour lediresontlà.Sidikiestlà!NevoyezplusjamaisKonatéSidikicommeunrebellecommeonal’habitudedeledire.KonatéSidikic’estvotrefrère.Sidikic’estvotre…?

La foule:frère! Blé Goudé:KonatéSidikic’estvotre…? La foule:frère! Blé Goudé:SoroGuillaume,c’estvotre…? La foule:frère! Blé Goudé:SouleymaneKamagatéc’estvotre…?

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La foule:frère! Blé Goudé: Ce sont des Ivoiriens, ce sont desNoirs. Ils sont revenus à Abidjan, ils sont

revenuschezeux.BonnearrivéechezvousàAbidjan!(La foule applaudit) Blé Goudé: Vous êtes chez vous à Abidjan. Et comme tu l’as dit dans la voiture, frère,

j’attendsqu’onmontedanslavoiture,onvapartiràBouakéensemble.Etilsviendrontlediretout à l’heure. En tout cas, chers amis journalistes, en ce qui nous concerne, dans notreaffaire,yapaseuaffairedeONU,yapaseuaffairedeFrance;GbagboLaurentleprésidentdeCôted’IvoireetSoroGuillaumesesontassis,ilsontsignéundocumententreIvoiriens,yapaseude tuteur.L’heuredu tuteurestpassée.L’heuredu tutoratestpassée.L’heureducolonialismeestpassée.L’heureducolonialismeest…?

La foule:passée! Blé Goudé:L’heuredututoratest…? La foule:passée! Blé Goudé: Les Ivoiriens savent désormais ce qui est bonpour eux, ils savent ce qui est

mauvais pour eux, ils peuvent se prendre en charge eux-mêmes.Nous étions enfant hier,maisaujourd’huinousavons…?

La foule:grandi. Blé Goudé:Aujourd’huinousavons…? La foule:grandi. Blé Goudé:Aujourd’huinousavons…? La foule:grandi. Blé Goudé:Dieuvousbénisse!Consolidezlapaix;soyezbénis,jevousremercie3.SidikiKonatépritalorslaparole,trèsému.Multipliantlessignesdeconnivenceavecsesanciens camarades de lutte du temps de la Fesci4 qui dirigent aujourd’hui l’Alliance desJeunespatriotes,ilassuraseshôtesquelesForcesnouvelles«vonttoutdroitàlapaixavecle président Laurent Gbagbo» et demanda «à chacun de prendre son bic et d’êtrel’observateurenmêmetempsquelecomitédesuividecequ’[il]vien[t]dedire».Lesgestesderetrouvaillesetlesdiscoursdelaréconciliationsepoursuivirentunlongmoment,justeinterrompusparquelquesphilippiquesdeMamadouKoulibalycontrelaFranceetlespartisd’opposition.Puislemeetingseclôturasuruneimagequepersonnen’attendait:soudain,laPremièredameselevapourinviterSidikiKonatéàdanseravecelle!Imagesurréalistequece pas de deux entre le porte-parole des ex-rebelles et celle qui, dans les coulisses dupouvoircommeauParlementoùelledirige lamajoritéprésidentielle,n’avaiteudecessecesdernières annéesde soutenirune « stratégiede la tension ».Tableau inimaginableentoutcasquelquesmoisplustôt,quandlaCôted’Ivoiresemblaits’enliserdanslacriseetlaviolence.

3ProposrecueillisetretranscritsparAlainToh,danslecadredelarechercheexplicitéeplusloin.

4 Fédérationestudiantineet scolairedeCôted’Ivoire.Néeen1990, la Fesci est vitedevenue laprincipaleorganisation de lutte sociale et politique sur les campus. Avec le Front populaire ivoirien (FPI) de LaurentGbagbo,ellefutl’undesacteursmajeursducombatcontrelerégimed’Houphouët-BoignyetdesonsuccesseurKonanBédié.Commeonvalevoirdanscetteétude,laFesciaétélecreusetcommundeformationdetouslesjeunesacteurs–patriotesetrebelles–quiarriventaujourd’huisurledevantdelascènepolitique.

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Préambule : l’accord de Ouagadougou (mars 2007), dernière chance pour la paix ?Que s’est-il donc passé, entre ces deux dates, pour que l’on passe ainsi de la veilléed’armes à l’euphorie de la réconciliation nationale? Pour que les anciens belligérants seretrouventmaindans lamaindansunélanunanimevers lapaix?Cen’étaitcertespas lapremière fois que l’optimisme était de mise à Abidjan ou dans les chancelleriesoccidentales.Depuisledébutdelaguerre–quis’estouverte,rappelons-le,le19septembre2002parunetentativeavortéederenversementdupouvoirdeLaurentGbagboetlereplides putschistes à Bouaké où ils se sont organisés en une rébellion structurée, celle des«Forcesnouvelles»5–,denombreuxaccordsdepaixontétésignésparlespartiesenconflitsous l’égidede l’ONUetde l’Unionafricaine: cessez-le-feud’octobre2002; accordsdeMarcoussis-Kléberenjanvier-février2003;accordsd’AccraI,IIetIIIen2003-2004;accordde Pretoria en juin 2005 et enfin accord de Ouagadougou signé en mars 2007. Desgouvernementsderéconciliationetd’unionnationale(celuideSeydouDiarrapuisceluideCharles KonanBanny) ont étémis sur pied, octroyant des portefeuillesministériels à desreprésentantsde la rébellion;desprogrammesdedésarmement-démobilisation-réinsertion(DDR) ont été adoptés à plusieurs reprises, assortis de chronogrammes formellementacceptés par toutes les parties; des procédures de délivrance des pièces d’identité(principale revendication de la rébellion) ont été lancées sur le mode des «audiencesforaines» locales; un processus électoral a aussi été enclenché et financé qui aurait dûaboutirauplustardenoctobre2006;denombreusesloisetdispositionsréglementairesontété adoptées – sinon appliquées – conformément aux accords de paix; des organes deconcertationetdescomitésdesuiviontétémissurpied;unembargosurlesarmesetdessanctionsinternationalesontétéappliquéspourcontraindrelesbelligérantsàfairelapaix...Las, jusqu’à récemment, la paix semblait toujours s’éloigner au fur et à mesure queprogressaientlesnégociations,chaquepartiereniantl’unaprèsl’autresesengagementsoufaisantensortedenepaslesappliquer.Depuisprèsdecinqans,eneffet,laCôted’Ivoireestdansunesituationde«niguerre-nipaix»,diviséeendeuxentitésterritorialesséparéesparune«Zonedeconfiance»surveilléepar des forces d’interposition onusiennes (ONUCI) et françaises (opération Licorne). LaFrance, l’Afrique du Sud, le Togo, le Ghana, le Gabon et le Congo, la Communautééconomique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), l’Union africaine, l’Unioneuropéenne et l’ONU: tous se sont, à un moment ou à un autre (voire parfoissimultanément),penchésurlechevetdelaCôted’Ivoireencrise.Maisaucunedessolutionsproposéesouimposéesn’avaitjusque-làpermisdedébloquerlasituation.Rappelons-en les derniers épisodes pour éclairer les développements actuels. Avant letermedumandatofficielduprésidentGbagbo,finoctobre2005,leConseildesécuritédesNations unies a tenté d’imposer, par la résolution 1633, une nouvelle formuleinstitutionnelleenmaintenantenposte le chefde l’Etat,maisen transférant l’essentieldu

5Enfait,letermede«Forcesnouvelles»naîtradelamagieperformativedesaccordsdeMarcoussis(janvier2003) qui, sous ce doux euphémisme, verra s’allier les trois mouvements rebelles qui occupaient le nord etl’ouestdelaCôted’Ivoire:leMPCI(MouvementpatriotiquedeCôted’Ivoire)sisàBouaké,leMJP(Mouvementpourlajusticeetlapaix)etleMPIGO(MouvementpopulaireivoirienduGrandOuest)établisdanslesrégionsdel’Ouest.

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pouvoir exécutif à un Premier ministre aux pouvoirs renforcés (Charles Konan Banny,ancien gouverneur de la Banque centrale des Etats de l'Afrique de l'Ouest –BCEAO–proche du PDCI6 et des vues de Paris). Ce compromis traduisait, fondamentalement, lesorientationsprisesdèslesaccordsdeMarcoussis(janvier2003),d’Accra(mars2003)etdePretoria (avril 2005). Mais il témoignait aussi d’une évolution notable dans la gestioninternationale du dossier ivoirien. La résolution 1633 (et son application ultérieure)traduisaiteneffetunglissementdansleprocessusdemédiation:entamésousl’égidedelaCEDEAOen2002,puisdelaFranceetdel’ONUàpartirde2003,celui-ciavaitétéconfié,après les événements de novembre 20047, à Thabo Mbeki, le président sud-africainreprésentant l’Union africaine. Il s’agissait d’un basculement important dans le centre degravité des négociations, avec un effacement progressif de la France qui allait passer ausecondplan (dumoins enapparencecar sonactivismeencoulisseestdemeuré intense).Désormais, les négociations se déroulaient en Afrique australe, avec des résultats assezspectaculaires(cf.l'accorddePretoria)maisaussidescritiquesdeplusenplusvivessurla«méthodeMbeki»etsonsoutientoujoursaffirméaurégimeGbagbo.Alafindel’été2005,les membres du G7 avaient même fini par désavouer cette médiation. Excédé par cesattitudes,leministresud-africaindesAffairesétrangèresjetal’épongefinseptembre2005.Apartirdecettedate,c’estOlusegunObasanjo,alorsprésidentdel’Unionafricaine,quirepritle dossier ivoirien en main, en s’appuyant sur l’ONU et une nouvelle structure decoordination: le Groupe de travail international (GTI)8. Cette structure de coordinationmultinationale allait devenir l’arbitre ultime des litiges locaux et internationaux. Cetteinnovationdanslemodedegestioninternationaledudossierivoirienn’étaitpasseulementformelle.Elletraduisaitaussiunchangementdenaturedel’engagementmultilatéralqui,àpartirdu30octobre2005,allait semuerenune formede régimede tutellequinediraitjamaissonnom.Ainsi,lorsqu’unnouveauPremierministrefutnomméle4décembre,aprèsdessemainesdeconsultation,c’estaunomdesrésolutionsduConseildesécuritéetnondelaConstitutiondeCôted’Ivoire(adoptéeparréférendumenjuillet2000)quecelui-cisevitconfier ses prérogatives. Mais le chef de l’Etat, s’appuyant sur une lecture strictementprésidentialiste de la Constitution et sur ses partisans mobilisés pour «défendre les

6Parti démocratiquedeCôted'Ivoire, l'ancienparti unique fondé parHouphouët-Boignyen1946commesectionivoirienneduRassemblementdémocratiqueafricain.LePDCI,soutenuparlaFrance,conservalepouvoirjusqu'aucoupd'EtatdugénéralR.Gueïendécembre1999.

7Quivirent,rappelons-le,uneexplosiondeviolences«anti-Blancs»etledépartdemilliersderessortissantsfrançais.Cettecrisefutprovoquée,rappelons-leaussi,parlamortdeneufsoldatsfrançais,bombardésparl’arméeivoirienneaucoursd’uneopérationde reconquêteduNord (opérationDignité). En rétorsion,ParisdécidadedétruirelaflotteaériennedesForcesdedéfenseetdesécurité.Aussitôt,lesJeunespatriotesprirentlaruederrièreleslogandeBléGoudé,«àchacunsonpetitFrançais».Lesaffrontementsdurèrentplusieursjours,conduisantàdevéritablesactionsdeguerreentrel’arméefrançaise,l’arméeivoirienneetlespopulationsciviles.CetépisodeacrééunprofondtraumatismeenFrancecommeenCôted’Ivoire.Ilestaujourd’huiaucœurdela«martyrologie»patriotiquedontilseraquestionplusloin.

8Crééle6octobre2005parl’UApour«évaluer,contrôleretsuivreleprocessusdepaix»,leGTIcomprenddes représentants de l’ONU, de l’UA, de l’Union européenne, de l’Organisation internationale de laFrancophonie,duFMIetdelaBanquemondiale,ainsiqueduCongo,del’AfriqueduSud,duBénin,duGhana,deGuinée,duNiger,duNigeria,delaFrance,duRoyaumeUnietdesEtats-Unis.

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institutionsde laRépublique», réussitàconserver l’essentieldesesattributionsetà restermaîtreduprocessuspolitique,commecelaavaitdéjàétélecasavecleprécédentchefdugouvernement,SeydouDiarra,nomméaprèslesaccordsdeMarcoussis.Selon lamême logique de «tutelle», leGTI avait aussi tenté, fin 2005-début 2006, desuspendre l’Assembléenationale,contrôléepar lamajoritéprésidentielle,ensignifiantauxdéputés que leur mandat était échu. Mais, devant cette volonté de «décapitation desinstitutions»9,lesJeunespatriotesdescendirentdanslarueet,pendanttroisjours(du16au19janvier2006)assiégèrentl’ONUCIàAbidjanetdansl’Ouest.LePremierministreBannylui-même fut attaqué par les manifestants alors qu’il se rendait à une réunion du GTI. AGuiglo, lesCasquesbleus finirentpar fuirdevant lesviolences,abandonnantsurplacedumatérieldeguerre, tandisqu’àAbidjan, leFPIannonçaitsonretraitduprocessusdepaix.Commeennovembre2004,laviolenceultranationalisterepritàl’initiativedesorganisationsde la «galaxie patriotique», contre le projet d’«Etat onusien» bafouant la souveraineténationale.Cesheurtsallaientconduirel’ONUàretirerunepartiedesonpersonneldupayset àdurcir le ton,enappliquantundispositifde sanctions individuelles10 contrecertainespersonnalités «responsables des blocages», en l’occurrence deux des chefs patriotes,CharlesBléGoudéetEugèneDjué,ainsiqu’undeschefsdeguerredelarébellion,KouakouFofié,l’hommefortdeKorhogo.Commencéesouscesviolentsauspicesdeluttecontrelesingérencesextérieures,l’année2006allaitvoirensuiteleprocessusdesortiedecrises’enliser–commeaprèslesaccordsde Marcoussis, d’Accra ou de Pretoria – dans une neutralisation réciproque des diversacteurs.Malgréquelquesdébutsprometteurs,la«méthodeBanny»d’évitementdesconflitsallaitvitemontrer ses limites.Laprincipalepommedediscordeportait sur laquestiondesavoirs’ilfallaitdonnerlaprioritéaudésarmement (exigencedupouvoir)ouauprocessusd’identificationdespersonnesenvuedesélections (exigencedes Forcesnouvellesetdespartis du G7 depuis le début de la crise). Début mai, un accord semblait trouvé sur laconcomitancedesdeuxprocessus,maislesretardsétaientdéjàtropimportantspourquelescrutinpuissesetenircommeprévuenoctobre2006.Lesaudiencesforainesprévuespouraccélérerladélivrancedespiècesd’identitéavaientbienétélancéesavantl’été2006,maiselles avaient vite été interrompues par l’intervention musclée des Jeunes patriotes qui yétaientopposés. L’objectifmêmedesaudiences forainesayantété revuà labaisse,débutaoût,sous l’influenceducampprésidentiel, leprocessusd’identificationallaitdenouveausebloquer,compromettant lasortiedecriseet la tenueduscrutinprésidentiel reportéenoctobre2006.C’est dans ce contexte de tension et de méfiance réciproques que l’Union africaine,l’ONU, la France et d’autresmédiateurs (dont leGabon et leCongo) reprirent l’initiativepoursortirde l’impasse.Diversessolutions furentalorsenvisagéespouraccélérer lasortiedecrise. Le8septembre2006, leGTI renditpublicuncommuniquéquidevait servirdecanevas aux discussions de l’Union africaine et du Conseil de sécurité pour établir unenouvelle résolution sur la Côte d’Ivoire. Rédigé sous l’influence directe de la diplomatiefrançaise, ce texte, inhabituellement ferme, appelait à «la définition de nouveaux

9Selon lemotd’unmanifestantcitépar l’AFP: «Mandatdesdéputés:Abidjanenpartieparalyséepardesmanifestations»,AFP,lundi16janvier2006.

10Déjàprévudanslarésolution1572endatedu15novembre2004.

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arrangementsinstitutionnelsetdegouvernancepourlapériodepostérieureau31octobre»et «l’adoption par le Conseil de sécurité d’une nouvelle résolution supprimant lesambiguïtés et renforçantdemanièredécisive l’exercicedespouvoirs attribuésauPremierministre»11.Lasolutionenvisagéepoursupprimerces«ambiguïtés»étaitenquelquesortede subordonner l’ordre constitutionnel ivoirien aux résolutions prises par l’ONU et l’UA,selonuneclairelogiquedetutelleoudemandat.Cetteoption,activementsoutenueparlaFranceàNewYork,suscitadesréactionsviolentesdespartisansduchefdel’Etatqui,depuisleshautessphèresdupouvoirjusquedanslesagorasdequartiers,seposèrentendéfenseursacharnés des institutions républicaines (cf. les violentes harangues citées ci-dessus). Le1ernovembre2006leConseildesécuritéadoptadoncunenouvellerésolution(n°1721)quiprolongeait d’un an la transition politique. La proposition française fut néanmoins rejetéepardeuxdesmembrespermanents(ChineetRussie),aboutissantàuntextedecompromisdonnant de nouveaux pouvoirs au Premier ministre Charles Konan Banny pour mener àbienlesopérationscrucialesdudésarmementetdel’identification.LeprésidentGbagboputalors se réjouir,dansundiscours à lanation,de «labellevictoire remportéepar laCôted'IvoireetavecelletouslesEtatsafricains».Ilsefélicitadufaitquel’ONUn’aitpasreprisàsoncompte leprojet françaisqui,encasde litige, entendait faireprévaloir les résolutionsinternationalessurlalégislationdupays. «Cette proposition, estimait-il, pose pour la première fois la double question de la

souverainetédesEtatsafricainsindépendantsetdel'égalitédecesEtatsaveclesautresEtatsdumonde.Surcettequestionfondamentale,laréponsedel'ONUesttombée:elleestclaireet sans ambages. Les paysmembres du Conseil de sécurité ont rejeté toute possibilité desubordinationdelaConstitutiond'unEtat,quelqu'ilsoit,àunedécisiond'uneorganisationinternationale,fût-ellel'ONU.[…]Notrepaysseréjouitd'avoirdonnél'occasionauConseildesécuritédel'ONUdetranchercettequestion.Nousnousréjouissonspournous-mêmesmaisaussipourtouslespaysdumondeéprisdeliberté.»

Ilendéduisit,commeiln’avaitcessédelefairedepuisMarcoussis,quelaConstitution–etelleseule–continueraitd’êtreappliquéeetajoutaque«touteslesatteintescontenuesçàetlàencoredansletextedelarésolutionetquiconstituentdesviolationsdelaConstitutiondelarépubliquedeCôted'Ivoireneserontpasappliquées.»Lemessageétaitclair:endépitdelapressioninternationale,lechefdel’Etatrestaitàlabarre;iln’entendaitriencéderdeses prérogatives constitutionnelles ni les partager avec le Premier ministre. En guise decodicille,ilaffirmaaussiqu’ilfixeraitpersonnellementle«nouveaucadrederèglementdela crise ivoirienne», comme si toutes les initiatives internationales prises jusqu’alorsn’avaientété,aufond,quegesticulationdiplomatique.Etc’estcequ’il fit.Prisdans les retsdecettenouvellecontrainte internationale, LaurentGbagbo«leboulanger»(surnomméainsiàAbidjanpoursacapacitéàroulersesadversairesdanslafarine)multiplialesinitiativespouraffirmersonpouvoiretviderlarésolution1721de tout contenu.En lieuetplace, ilproposaendécembre2006 la tenued’un «dialoguedirect»aveclarébelliondesForcesnouvellesetl’adoptiondemesuresnouvellespourallerverslapaix:adoptiond’uneloid’amnistie;suppressiondelaZonedeconfiance;miseen

11 «Xe réunion ministérielle du Groupe de Travail International sur la Côte d’Ivoire, Communiqué final»,Abidjan,8septembre2006,p.2.

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place d’un programme d’aide au retour des déplacés; instauration d’un service civiquenationalpouroccuperune «jeunessedésorientée» prenantencompte tous les jeunesdeCôte d’Ivoire, «y compris ceux qui sont actuellement dans la rébellion»12. Les FNrépondirent favorablementà lamain tendue, tandisque lesautrespartisd’oppositionsquin’avaient pas été appelés à la négociation gardaient un silence qui finit par se faireapprobateur.Prisdecourtetayantadmisl’échecdelasolutiononusienne,l’ONU,l’UA,laCEDEAO, la France et les autres pays engagés dans la médiation doivent se résoudre àaccepter le schéma de Laurent Gbagbo. Le GTI l’entérina mi-janvier en faisant mined’insérer le «dialogue direct» dans la continuité des formules précédentes, tout commeParisetlespaysdelaCEDEAOquisuivirentaussilemouvement.LesnégociationsentrelegouvernementetlesFNs’engagèrentdébut févrierauBurkinaFaso,sous l’égidedeBlaiseCompaoré – lequel, faut-il le rappeler, est l’un des parrains de la rébellion qui s’estconstituée en 2001-2002 dans la capitale burkinabè13. Les pourparlers, menés dans unegrandediscrétionpar les conseillersdeLaurentGbagboetGuillaumeSoro, aboutirentunmois plus tard, le 4mars, à la signature d’une nouvelle «feuille de route» pour la paix,l’accorddeOuagadougou.Ce nouvel accord de paix pose de manière renouvelée des problématiques qui étaientdéjà au cœur des négociations précédentes, notamment celles de l’identification despopulations, du désarmement et du redéploiement de l’administration sur l’ensemble duterritoire,maisilinnoveaussienposantlesprémissesd’uneréformedel’appareilmilitaire.Enapparence,ilconstitueuneconcessionauxFNdontlesrevendicationssurl’identificationetlacréationd’unearméeintégréesontentendues.Letextes’ouvreeneffetsurlethèmedel’identification–quiesticiofficiellementreconnucommelapierreangulairedelasortiedecrise–etcelui,corrélé,duprocessusélectoral.Denouvellesrèglesetméthodessontposéespour faciliter l’obtention de cartes nationales d’identité et l’inscription sur les listesélectorales de ceux qui ne sont pas recensés ou n’ont plus de papiers. Pour ce faire, onentend relancer la procédure des audiences foraines conduites dans les régions par desmagistrats qui délivreront uniquement des jugements supplétifs de naissance (et non descertificats de nationalité comme le réclamait l’opposition). Ce sont ces piècesadministrativesquipermettrontensuite ladélivranced’unecartenationaled’identitéselonlaprocédureclassique.L’accordprévoittoutefoisuneautreprocédure: «Dansunsoucid’accélérationdel’identificationetcomptetenudelasituationactuellede

l’administration en Côte d’Ivoire et des nécessités subséquentes de la sortie de crise, lesParties conviennent de privilégier l’identification basée sur la liste électorale» (Article1.3.2.1).

Ainsi, tout détenteur d’un acte de naissance ou d’un jugement supplétif pourra-t-ils’inscrire sur les listes électorales, et c’est cette inscription qui fera ensuite foi pourl’attributiondesnouvellescartesd’identité14.Curieuse inversionduprincipedenationalité

12«MessageàlaNation-LediscoursintégralduPrésidentLaurentGbagbo»,communiquédelaPrésidence,mardi19décembre2006.

13Surcesconnexionstransnationales,voirR.Banégas,R.Otayek,«LeBurkina-Fasodanslacriseivoirienne»,Politique africaine,n°89,mars2003,pp.71-87.

14Article1.3.2.3: «Tous les citoyensqui se seront fait enrôler sur la liste électorale se verrontdélivrerun

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quisubordonneainsil’acquisitiondustatutdecitoyenàceluid’électeuralorsquelathéoriedémocratique pose généralement le principe de nationalité comme condition préalable àl’acteélectoral.Enfait,lesprincipesontétéadaptésàl’exigenced’efficacitépourorganiserauplusviteunscrutindéjàreportédeuxfois.Cetteexigencedecéléritéaaussipoussélesparties à se fonder sur les listesélectoralesde2000plutôtqued’en établirdenouvelles,alorsmêmequeceslistesdel’an2000,marquéesdusceaudel’ivoirité,étaientjusqu’alorsrejetéesparlesForcesnouvellescommenonreprésentativesducorpsélectoral.Icirésideundes enjeux majeurs de la sortie de crise qui, selon toute probabilité, devrait susciter denouveauxconflits.Lesecondenjeumajeurtraitéparl’accorddeOuagadougouconcerneledésarmementetlaréformedel’armée.Lespartiessignatairess’engagentàprocéderàlarestructurationetàlarefondationdesdeuxarméesissuesducamployalisteetrebelle,encréantnotammentunCentredecommandement intégré (CCI),placésousdoubleautoritéetchargéd’unifier lesforces combattantes (articles 3.1.1 et 3.1.2). Le CCI se voit confier des missions desécurisationde trèsvasteampleur (notammentpour la tenuedesaudiences foraines).Desunités mixtes, composées à parité de soldats des Forces de défense et de sécurité (FDS)loyalistesetdesFN,sontégalementprévuespourpatrouillerdanslaZonedeconfiancequidoit être démantelée comme l'a annoncé le plan de Laurent Gbagbo. Les parties seréengagentégalementsuruncalendrierprécisdedésarmementet«conviennentd’accélérerle démantèlement des milices» (article 3.2.2. sans autre précision que cette formuleélusive).Enfin,cetteréformeglobaledel’appareilmilitaireenvisagelacréationd’unservicecivique, promis par le chef de l’Etat dans son discours de décembre2006. L’accord deOuagadougou concentre, en troisième lieu, son attention sur le processus complexe derestauration de l’autorité de l’Etat et de redéploiement de l’administration. Il prévoitégalement d’autres dispositions sensées faciliter la sortie de crise et la réconciliationnationale: loi d’amnistie15; suppression de la Zone de confiance et retrait des forcesinternationales d’interposition; levée immédiate des sanctions individuelles frappant lesacteursdelacriseivoirienne;levéeégalementdel’embargosurlesarmeset«autorisationspécialeimmédiated’importerlesarmementslégersnécessairesaumaintiendel’ordreetdelasécuritépublique»…Lasignaturedecetexteissudu«dialoguedirect»entrelepouvoiretlesForcesnouvellesa donné une autre tournure au processus de sortie de crise qui était bloqué depuisMarcoussis.Leschosesvont,eneffet, trèsvite: le16mars, leCCIestcréépardécret; le29mars,GuillaumeSoro,chefdesForcesnouvellesestnomméPremierministre;le7avril,ilformeson«gouvernementdemission»;le12avril,ordonnanceestsignéeparlechefde

récépissécomportantleurnumérod’identificationuniquequiseranécessairepourleretraitdelacarted’électeuret de la nouvelle carte nationale d’identité». Article 1.3.2.4.: «Après la procédure de validation de la listeélectoralepar laCommissionélectorale indépendante (CEI), undécretpris enConseil desministres autoriseral’attributionde lanouvellecartenationaled’identitéà tousceuxqui figurerontsur la listeélectoraledéfinitive.Celle-ciserviradebasededonnéescommunepourladélivrancedesnouvellescartesnationalesd’identitéetdelacarted’électeur.».

15«Couvrantlescrimesetdélitsrelatifsauxatteintesàlasûretédel’ÉtatliésauxtroublesquiontsecouélaCôted’Ivoireetcommisentrele17septembre2000etladated’entréeenvigueurduprésentAccord»(Article6.3).

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l`Etat avec valeur de loi d'amnistie; le 16avril, la Zone de confiance est officiellementsupprimée, ... jusqu’au5juinoùundécretestpassépour le redéploiementdespréfetsetl’affectationdesmagistrats enprovince. L’accorddeOuagadougoua indéniablement crééunnouveauclimatd’apaisementetd’espérancedans lepays.Pourtant, à l'heureoùnousécrivons, en juin 2007, de nombreuses interrogations restent en suspens et de nouveauxproblèmesapparaissent.Leredéploiementdel’administrationetlaréunificationduterritoiresontévidemmentlesenjeuxmajeursquiconditionnentlasuiteduprocessus:débutjuin,ilsn’ontguèreavancésurleterrainmalgrél’adoptiondetextes.Enconséquence,leprocessusd’identification est lui aussi bloqué alors que l’accord prévoyait un début d’exécution le21avril. Des conflits de compétence apparaissent déjà entre le ministre de la Justice,MamadouKoné,issudel’opposition(RDR16)etleclanprésidentielquidétientlepouvoirdenommer les magistrats en charge des audiences foraines17. Comme lors des audiencesforaines de 2006, les tensions portent en vérité sur l’ampleur de l’identification et desinscriptions sur les listes électorales. Certains agitent déjà le risque d’une identificationa minimaconsistantenunesimplemiseàjourdeslistesde2000(cequesouhaitelepouvoirdepuis les premières négociations de paix) qui obèrerait la reconnaissance du scrutin etpourrait relancer le conflit. Le volet militaire piétine également: le regroupement descombattantsquidoitprécéder ledésarmementn’avait toujourspasdébutédébut juin; ledémantèlementdesmilices,lancéofficiellementle19maiàGuiglo,atournéàl’opérationde communication politique et s’est limité à la destruction de vieilles armes rouillées; leservice civique est également au point mort, faute de structures et d’engagementsfinanciers;enfinetsurtoutlaréformedel’appareilmilitairecréedestensionsquimenacentdemettreenpériltoutl’édificedelasortiedecrise.LeCCIabienétémissurpied,avecuncommandement bicéphale (FDS/FN) et des brigades mixtes, mais il n’a acquis aucuneautoritéetn’apaspermisdeleverlesderniersobstaclesàlaréunification.Leprincipalgrieftient à la question de la reconnaissance des grades acquis par les officiers des Forcesnouvellesetàleurniveaud’intégrationdanslafuturearmée.Lesofficiersloyalistesrefusentqueceuxquin’étaientparfoisquedessoldatsdurangavantd’entrerdanslarébellionsoientreconnus dans leur statut de commandant, de capitaine ou de colonel; tandis que cesderniers refusent de céder un pouce de terrain sur cet enjeu. A travers cette «crise desgrades», cen’estpas seulement ledevenirde l’accorddepaixquiest en jeu,mais aussil’autoritédeLaurentGbagboetdeGuillaumeSorosurleurscampsrespectifs.Chacunpeutêtredéstabiliséparlesmouvementsd’humeurdesonarmée.Sur leplan strictementpolitique, l’accorddeOuagadougouaaussi constituéun séismequi continuede faire sentir ses effets.Vouluet imposéparLaurentGbagbo, le «dialoguedirect» a réduit le champ de la représentation nationale aux deux seules partiesbelligérantes(leclanprésidentieletlesFN),marginalisantlesautresacteursdel’opposition(RDRetPDCInotamment).Grandtacticien,lechefdel’Etataréussiàaffaiblirsesopposants

16Rassemblementdesrépublicains,lepartifondéparAlassaneOuattaraen1995àl'approchedesélectionsprésidentielles. Issu d'une scission d'avec le PDCI, dont le noyau historique fut le Centre-Est, le RDR estgénéralementconsidérécommele«partidesnordistes».

17Selonl’article1.1.1del’accord,«lesmagistratsappelésàanimerlesnouvellesjuridictionscrééespourlesbesoinsdesaudiencesforainesserontnomméspardécretprésidentiel».

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encooptantlepremierd’entreeux,lechefdelarébellionqui,nel’oublionspas,futdanssajeunessesyndicaleàlaFescile«petit»deGbagboalorschefduFPI.Ces«retrouvailles»auplushautniveausouslaformed’unecohabitationsingulièreontcréédevivestensionsdansl’opposition,maisaussiauseindesForcesnouvelles,dontunepartiedestroupesn’acceptepasqueleurchefsubordonneleursrevendicationsàsesambitionspersonnelles.ABouakéetàKorhogo, ladéfiances’affirmevis-à-visduPremierministrenotammentparmicertainschefsdeguerrequirefusentdedésarmer.LePDCIetleRDR,quantàeux,traversentl’unedes crises les plus graves de leur histoire, divisés en courants fratricides que le clanprésidentielencourageàgrandrenfortdecorruption18.LaurentGbagboadepuislongtempscomprisqu’ilnegagneraitpaslaguerreetqu’illuifallaitvaincreautrementsesopposants,en gagnant politiquement la bataille de la paix. L’accord deOuagadougou (et ses suites)semble,pour l’heure, luiouvrir lavoied’une reconductionà la têtede l’Etat. Faceàuneopposition laminée et à un Premierministre politiquement «ligoté » (de toute façon tropjeunepourseprésenteràl’électionprésidentielle),ilpourraseprésenteraufuturscrutinen«faiseurdepaix»19.Ilyalàquelquechosed’importantpourl’avenirduprocessusdesortiedecrise:auNordcommeauSud,lespopulationssont«fatiguées»20decettesituationde«niguerre-nipaix»etn’aspirentqu’àunechose: retrouverunevienormale. Il seditquemêmeleschefsdeguerredesFNsouhaitentunenormalisationafindepouvoirprofiterdeleurs fortunes amassées. Et aucun homme politique ne peut désormais manifester sonhostilitéauxaccordsdeOuagadougousouspeinedesedisqualifierauxyeuxdel’opinion.Bref,enquelquesmois,leregistredelapaixestdevenulanouvelledoxa duchamppolitico-militaire et semble s’imposer comme la ressource de légitimation principale des futuresbataillesélectorales.Endépitdesréservesémisesplushaut,ceteffetdecliquetpeutaugurerd’unecertaineconvergencedesambitionspolitiquesautourdecetenjeuetentretenirainsil’optimismed’unepacificationrelativedupays.D’autantquecettepaixdeOuagadougouse

18Ainsi,parexemple,peut-oncomprendrelacréationrécentedenouveauxcourantsauseinduRDRsouslahoulettedeFofanaZemogoetd’AdamaBictogo.L’unetl’autresesontvuproposerdefortessommesetautresgarantiesparDésiréTagrol’hommedeconfianceduPrésidentdevenuministredel’IntérieurdugouvernementSoro.

19Etsicelanesuffisaitpas, il s’estaussidonné lesmoyensdecontrôlercelui-cienplaçantdes fidèlesauxpostesclésdugouvernementSoro.

20 En témoignent,par exemple, lesnombreuses chansonsdezouglou patriotique reprenant ce thèmede la«fatigue»etdelalassitudedelaguerre.Lezouglouestunemusiquepopulairenéesurlescampusuniversitairesau tournant des années 1980-90 comme une musique de révolte sociale, exprimant les difficultés de la vieétudiante.Très vite, le registre s'est politisépour accompagner lemouvementde revendicationdémocratique.Aveclaguerre,ils'estmêmeradicalisé,unepartiedesartistessoutenantlerégimeenentonnantdeschansonsdeplusenplusnationalistes.Aujourd'hui,lezougloupatriotiqueestdevenuuncourantàpartentière.Ilesttoutefoisconcurrencéparunnouveaumouvementquis'estdéveloppédemanièrespectaculaireaudébutdeladécennie1990:le«coupé-décalé».NéàParisàl'initiativedeDJ,ils'estrapidementdiffuséenCôted'Ivoireetdanslemonde.Musiqued'ambiancesevoulantapolitique,le«coupé-décalé»véhiculenéanmoinsuncertainethosdecrise,valorisantunrapportà l'argentetà la réussite (par l'arnaque)qui traduitunbouleversementdesnormesmoralesenvigueur.VoirY.Konaté,«GénérationZouglou»,Cahiers d'Etudes africaines,n°168,2002,pp.777-796;D.Kolhagen,«Frime,escroquerieetcosmopolitisme.Lesuccèsdu"coupé-décalé"enAfriqueetailleurs»,Politique africaine,n°100,décembre2005-janvier2006,pp.92-105.

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nourritdusentimentderetrouvaillesnationales,acquisesparlaseulevolontédesIvoiriensqui par la vertu du «dialogue direct» auraient enfin pris leur destin en main. Cette fois,clamaitCharlesBléGoudéplushaut,«Yapaseudetuteur.L’heuredu tutoratestpassée.L’heureducolonialismeestpassée».LaurentGbagbo,«faiseurdepaix»,pourradoncaussiseprésenterauxélectionscommele libérateurde sonpays.A laveillede lasignaturedel’accorddeOuagadougou,ilrappelait: «Quandjediscuteavecleshommesd'Etatafricains,jemerendscomptequecequisepasse

enCôted'Ivoireaujourd'huimarqueunpointderupture,passeulemententrelaFranceetlaCôted'Ivoire,maisentrelesgrandespuissancesettoutel'Afriquenoire.Cequisepasseiciaujourd'hui, c'est une conception totalement différente des rapports entre nos anciennespuissancescolonisatrices et nous-mêmes. Je ne sais paspour quelles raisons ceuxqui ontdéclenché cette crise l'ont fait […]. Mais en la déclenchant en tout cas, ils ont donnél'opportunité à l'Afrique noire de poser le problème entre l'Afrique noire et l'Occident.Aujourd'hui,cedébatestposépartout.Doncleschosesnepeuventplusêtrecommeavant.Même si en Afrique noire francophone, nous avons des pays pauvres qui ont besoind'assistance quotidienne pour évoluer rapidement, vous voyez les points de vue qui sontdéveloppés. Les gens sont aujourd'hui totalement libres vis-à-vis de l'ancienne puissancecolonisatrice.EnAfriqueaustraleetorientale,lesgenssontgrands,puissants,etriches.Doncils sont libres. Ils n'attendent rien de ces forces. Ils discutent d'égal à égal avec leurspuissances colonisatrices. Mais tout ça c'est parce qu'ils sont libres dans leurs caisses. Jepensequ'endéclenchantcettecrise,ceuxquil'ontfaitontpenséquelaCôted'Ivoiren'étaitpaslibredanssacaisse.Ilsontpenséqu'ilsallaientnousessouffleretquenousnepourrionspluspayernos fonctionnaires.Mais nous payons etnous paierons nos fonctionnaires. […]Comme tous les pays au monde, nous avons signé des rapports de coopération pourconstruirenospays.Entantqu'hommed'Etat,j'aifaitdeuxdécouvertesdepuisl'avènementdecettecrise.Lepremier,c'estquelaCôted'IvoireetlesIvoirienspeuventfairefonctionnerleurEtatsansapportsextérieurs.Ladeuxièmedécouverte,c'estlesIvoirienseux-mêmes.LesIvoiriensontétémétamorphosés.[…]Cettecriseadoncfouettél'orgueildesIvoiriensquisesontbrusquementréveillés.»21

Pour une sociologie politique des Jeunes patriotes et de l’ultranationalisme ivoirienNotreambitionn'estpasderelater icipar lemenulachroniquedecescinqannéesdeguerre,detensionsetdeblocagesenCôted’Ivoire,pasplusquenousn’entendonsposerdepronostic sur les chancesduprocessusactuelde sortiedecrise.Par-delà lesquerellesdeprérogativesetlestactiquespoliticiennesquiobèrentdepuislongtempslapacification,nousproposons une réflexion sur la mobilisation du registre anticolonialiste de la libérationnationaleet,àtraverscelui-ci,nousnousfocalisonssurl’undesenjeuxmajeursduconflit,àsavoir: sa dimension générationnelle. Offrant une première analyse du phénomène des

21 «Aproposde la crise ivoirienne –Le Président LaurentGbagbo– "C`est unpointde ruptureentre lesgrandespuissancesetnous"»,Le Matin d'Abidjan,2mars2007.

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Jeunes patriotes, nous posons l’hypothèse que ce qui se joue dans l’affirmationultranationalisted’une«guerredelibération»,c’estaussiune«révolutiongénérationnelle»portée par de nouveaux acteurs issus du syndicalisme étudiant, celui de la Fesci, quicherchentàs’imposerdansl’espacepublicetàrenverserlesanciensrapportsd’hégémonie.Depuisledébutdesannées2000etsingulièrementdepuisledéclenchementdelaguerrele19septembre2002,laCôted’Ivoireaeneffetvunaîtreets’affirmerunmouvementsociald’ampleur inédite, celui de la «Jeunesse patriotique», qui se mobilise sur deux registresétroitementimbriqués:celui,ultranationaliste,deladéfensedel’identitéivoirienneetdelarésistancefaceaux«assaillants»venusduNord;etcelui,anticolonialiste,delaluttecontrel’hégémonie française (associée aux rebelles dans le discours des Jeunes patriotes) quidonneauconflitactuellesalluresd’uneguerredela«secondeindépendance».Guidéspardes chefs charismatiques, tel Charles Blé Goudé, Eugène Djué ou Damana « Pikass »(anciens leadersde la Fesci tout commeGuillaumeSoro, le chefdes FN)qui sontpassésmaîtres dans l’exploitation de la veine anticolonialiste, soutenus en haut lieu par lespremiers cercles du pouvoir présidentiel, encadrés sur le terrain par des organisations demasseassez structuréesqui leurprocurentdesespacesde socialisationetdemobilisationimportants(lesparlements,agorasetautrescongrèsquisesontconstituésdanslesquartierssur le modèle de la «Sorbonne» du Plateau – elle-même reproduction ivoirienne duspeaker’s cornerdeLondres),lesJeunespatriotessontdevenusenpeudetempsdesacteurscentraux de l’espace public ivoirien et une arme de choc au service du pouvoir. Leurdiscours ultranationaliste se nourrit d’un triple rejet: de l’ancienne puissance coloniale,accusée de faire la guerre à la Côte d’Ivoire pour défendre des intérêts commerciaux etstratégiqueshéritésde l’empire;desimmigrésqui,depuislesannées1930,sontvenusengrandnombredespays sahélienspour travaillerenCôted’Ivoire;maisaussidecertainescatégories d’Ivoiriens dont l’origine géographique, l’ascendance, la religion et surtout lepatronyme(àconsonance«nordiste»ou«étrangère»)enfont,àleursyeux,descitoyensde«secondezone»,à«nationalitédouteuse».Avantd’êtreunecriseinternationale,mettantauxprisesuneanciennemétropolecolonialeetunpaysqui,depuis1960,s’estconstruitdanslegironfrançais,laguerredeCôted’Ivoirec’estdoncd’abordcela:unconflitpolitiquequiporte,essentiellement,surlesfondementsde la nationalité et de la citoyenneté; une «guerre de l’identification» comme le disentcertains22 qui vise à trancher les questions – simples en apparence – de savoir «qui estIvoirienetquinel’estpas?»,«qu’est-cequelanation?»et«quienfaitpartie?».Ils’agit,banalement, d’un conflit sur les droits (politiques, économiques, fonciers, éducatifs,culturels, matrimoniaux, ...) que confère la détention de papiers d’identité, et qui– pour 22 «Cette guerre-là, c’est la guerre de l’identification. Le ministre d’Etat – paix à son âme – Emile BogaDoudou,ilavouluqu’onpuisseidentifiertouslesIvoiriens.Etçaacrééuntollégénéralparcequey’apleinquisontdesétrangers,desMaliens,desBurkinabèquisontvenusici.Ilsonttellementduré,ilsontlachanced’avoirlesmêmespiècesquenous,mêmelesextraitsdenaissancequenous.Ceux-là,c’esteux-mêmesquis’opposentàl’identification.Parcequeçalesarrangepas.Parcequelanouvelleformuledel’identification,quandtuvasfairetacarted’identité,ilfautdirequandmêmelenomdetonvillagepourqu’onpuisseallerfairedesrechercheslà-bas pour savoir si vraiment tu es de cette région. Parce que je prends le cas de nos frères dioula, quand ilsviennent,dèsqu’ilssonttrouvéunevilletellequeYamoussoukro,qu’ilss’installent,ilsfontlesenfantslà-bas,ilsfonttoutlà-basetilsrepartentplusdansleurpaysd’origine.DoncilssedisentIvoiriens.Onavuquec’estpasnormal,ilfaudraitqu’onpuissereconnaîtrequiestIvoirien,quin’estpasIvoirien.C’estpourçaqu’onnousfaitcetteguerre.»(Ferdinand,Jeunepatriotedu«parlement»deMarcory.Entretien,septembre2003).

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allervite–metauxprisesdeuxconceptionsdelacitoyenneté,l’uneouverte,cosmopolite,héritièred’unetrajectoirehistoriquepétried’extraversionetl’autre,fondéesuruneidéologiepolitiquedel’autochtonieetdel’ivoirité,porteused’exclusion–lesdeuxcourantsétant,onleverraplusloin,indissolublementliés.Autrementdit,c’estunecrisedelacitoyennetéquiauneprofondehistoricité,colonialeetpostcolonialetoutàlafois.Ceconflit,eneffet,n’estpasconjoncturel.Ilestcerteslerésultatindirectdesquerellesdesuccession qui n’ont pas été réglées à la mort d’Houphouët et de luttes pour le pouvoirentre seshéritiers.Mais il est aussi l’aboutissementd’unecrise structurellequiprend sonorigine dans l’histoire, notamment dans la formation d’une économie de plantation qui,depuislesannées1930-1950,aprofondémentconfigurélesidentitéspolitiques,lesrapportsdémographiques, les inégalités territorialeset lesmodesderégulationpolitiqued’un«Etatplanteur». Dans les pages qui suivent, on verra par exemple que le nœud gordien del’autochtonie et de l’allochtonie, qui polarise aujourd’hui les débats, se noue bien avantl’indépendancedanslesméandresdel’économiedetraiteetdesalliancespolitiquesquiendécoulent.Onverraaussiquelacriseactuelletraduitundébat,sanscessereportédepuislesannées 1960, sur les fondements de la souveraineté, de la nation et de l’accès à unevéritableindépendance.Onpourrafairel’hypothèsequel’étouffementdetoutmouvementnationalistedanslaCôted’Ivoired’Houphouëtn’estpassanslienaveclarésurgencedelamobilisationanticolonialiste.Notreargumentestquecedébatsurlesdroits,quis’exprimeaujourd’huidanslesrevendicationsambivalentesde«secondeindépendance»etleregistrenativistedel’autochtonie,estd’autantplusviolentqu’ilmanifeste,confusément,larevanchedecertainespopulations«autochtones»,longtempsmarginaliséesparlepouvoircolonialetpostcolonial,etsurtoutcelledesjeunes(urbainset ruraux)qui,parlaviolence,se«lèventenhommes»ets’affirmentcommecatégoriecentraledujeupolitique.Plusprécisément,notrehypothèseestque l’onnepeutpasvraiment faire ladistinctionentrecequiseraitunecrise«ivoiro-ivoirienne»mettantenjeulescritèresdespécificationdel’«ivoirité»oudelanationalitéauplaninterne;unecriserégionalemettantencauselaprésence des non-nationaux (notamment sahéliens) sur le territoire de Côte d’Ivoire etrevendiquantpourcelle-ciledroitderenégociersesrapportsavecsonétrangerproche;etenfin une crise internationale, franco-ivoirienne (voire franco-africaine), s’énonçant sur lemode d’une guerre de «libération nationale». Ces trois aspects nous paraissentindissolublement liés dans un processus de remise à plat des fondements et desreprésentations de l’altérité qui se sont historiquement construits dans l’extraversioncoloniale et postcoloniale. La plupart des observateurs avisés de la politique ivoiriennerefusent de prendre en considération les revendications anticolonialistes de la «galaxiepatriotique» au motif qu’elles seraient portées par une frange ultraminoritaire de lapopulationetneconstitueraientqu’unparaventàdesstratégiesdepouvoiretdeprédation.Seloncetteanalyse,l’existencedesgroupesdeJeunespatriotes–qualifiésde«ventriotes»àAbidjanpoursoulignerleurappâtdugain–netiendraitqu’auseulbonvouloir(notammentfinancier) de la Présidence qui les manipulerait pour faire pièce aux revendications del’opposition intérieure et aux conditionnalités de la communauté internationale. Lesharanguesultranationalistesdesprochesdupouvoir, leurvolontéaffichéede redéfinir surd’autres bases les relations entre la France et laCôte d’Ivoire, sont interprétées dans unemêmeperspectiveinstrumentalistecommeunregistredelégitimationfacilepourunrégimeenmal de soutiens.On peut évidemment s’accorder sur cette lecture fonctionnaliste des

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mobilisations nationalistes et considérer – sans doute avec raison – que ces discours netrompent pas grand monde en Côte d’Ivoire. Mais pour qui cherche à comprendre lesressortsdelacriseetsesperspectivesd’évolution,ceseraitunegraveerreurdes’enteniràcetteinterprétation.Malgré ses excès et ses dérives, il faut essayer d’entendre ce que cettemobilisation duregistre anticolonialiste par les Jeunes patriotes nous dit du passé, du présent etpossiblementdufuturdelasociétéivoirienne;ilfautlaprendreausérieuxpourtenterd’ensaisirlasignificationsociologiqueethistorique–et,éventuellement,entenircomptepourenvisager la sortiedecrise.Telle est la conviction et lapostureméthodologiquesqui, enseptembre 2006, ont présidé aux enquêtes que nous avons menées pour réaliser cetteEtude.Nousavonschoiside travaillerauprèsdesmilitantsetsympathisantsdebasede la«galaxiepatriotique»pourrecueillirauprèsd’euxdesrécitsdevieetdestémoignagesquipermettentdemieuxcomprendre lesmotifsde leurengagementet les résonancesde leurverbeultranationaliste.L’entréedanscemilieua priori hostileauxFrançaisaétéfacilitéeparl’entremise d’un assistant de recherche,Alain Toh, de l’universitéCocody d’Abidjan, quidisposaitdenombreuxetprécieuxcontacts.Unetrentained’entretiens(d’uneàdeuxheureschacun) ont été réalisés avec des membres des diverses organisations de la « galaxiepatriotique»etdesmilicesurbainesassociées(dontleGPP,Groupementdespatriotespourla paix). Ils constituent le matériau principal de cette contribution. Parallèlement à cela,nous avons aussi étudié in situ les structures patriotiques citées plus haut: les agoras,parlements et autres congrèsquiont fleuridans lesquartierspopulairesd’Abidjan sous laforme d’espaces de débats et de propagande de la grande geste patriotique. On a puobserver làdesformesdesociabilitédelaJeunessepatriotique,sesmodesd’expressionetde mobilisation, ainsi que les hiérarchies formelles et informelles qui structurent lemouvement.CesenquêtesontétémenéesprincipalementdanslescommunesabidjanaisesdeYopougon,Koumassi,Williamsville,Deux-PlateauxetAbobo23.Beaucoup d’articles de presse et de reportages ont été consacrés au phénomènespectaculaire des Jeunes patriotes. Mais paradoxalement, il existe très peu de travauxacadémiques – pour ne pas dire aucun – sur le sujet. A notre connaissance, seules lesrecherches (qui débutent) de Gnangadjomon Koné prennent directement pour objet lasociologiedesJeunespatriotes24.CellesdeJulienAtchouaetdesonancienprofesseurAghiBahi abordent le sujet essentiellementpar l’angledes stratégiesdecommunicationqui sedéploient dans les parlements et autres agoras25, tandis que les travaux de Karel Arnault 23 Signalons qu’unautre typedematériau a été collectépour tenter de pénétrer cet imaginairede la luttepatriotique:àsavoirlesfilms,documentaires,vidéos,musiquesetchansonsquisontvendusetdiffusésdanslesespacessusmentionnés.Ilsferontl’objetd’uneautrepublication.

24VoirG.Koné,«Comprendrel’engagementdes"jeunespatriotes"dansleconflitivoirienàtraversl’approche"conflict transformation" de Lederach John Paul, mémoire de DESS (sous la direction du Professeur FrancisAkindes),CERAP,Abidjan,2006,106pages.

25VoirA.Bahi,«La"Sorbonne"d’Abidjan:rêvededémocratieounaissanced’unespacepublic?»,Revue africaine de sociologie (Abidjan), Vol. 7, n° 1, 2003, pp. 47-63; J.N.Atchoua, «Facteurs dynamiques de lacommunicationdesgroupesdansles"Sorbonnes"d’Abidjan»,mémoiredemaîtriseensciencesettechniquesdela communication, université de Cocody, 2002. Voir aussi et surtout la thèse de Julien Atchoua : «Forumspopulaires etdynamiquedecommunicationdans les espacespublicsd’Abidjan: l’exempledes "grins" etdes«agoras»et"parlements"»,thèsededoctoratencommunicationpolitique,universitédeCocody,(n.d.).

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suivent principalement la piste des trajectoires militantes issues de la Fesci26. La présenteEtude du CERI propose quelques pistes d’analyse – partielle – de ce que recouvre cettemobilisation de la Jeunesse patriotique saisie sous l’angle d’une sociologie politique del’engagement ultranationaliste. Son argument principal, fondé sur les données d’enquêtessus-citées, estque l’affirmationdes Jeunespatriotesdans lacrisenedoitpas seulementselire, dans une perspective instrumentaliste, comme le simple décalque de stratégiespolitiques établies en haut lieu par le clan présidentiel, mais aussi comme un processusd’autonomisation d’une fraction de la jeunesse, formée sur les bancs du militantismesyndical dans les années 1990, et qui, aujourd’hui, réclame violemment des droits, unemploi et une reconnaissance sociale. Le registre anticolonialiste de la «secondeindépendance»,notamment,peuts’interprétercommeunevolontédesjeunesdesortirdutête-à-tête postcolonial avec la France, comme la résolution des générations montantes àassumerdenouvelles relationsavec l’anciennepuissancecoloniale.Mais aussi– etpeut-êtresurtout–commeunlangaged’énonciationd’unprocessus–sociologiqueetpolitiquetout à la fois – de reconfiguration des rapports intergénérationnels, d’émancipation d’unejeunesse«quineveutplusfairebanquette»commel’aécritYacoubaKonaté27.Peut-ondèslorsparlerd’une«générationpatriote»?Ilestévidemmenttroptôtpourseprononcer.Nousverrons, en revanche, que les structures de la mobilisation patriotique constituent desespacesdesocialisationetdesubjectivationpolitiqueoùs’affirmentdenouvellesconduitesindividuelleset collectives,denouvelles représentationsde soi etdesautresdans la cité,marquées par une culture de la violence expérimentée dans la lutte syndicale et dans laguerre.End’autrestermes,cequel’onobserveàtraverslamobilisationultranationalistedesJeunespatriotes,c’estunprocessusd’assujettissementaudoublesensfoucaldienduterme,c’est-à-direleurconstitutioncomme«sujets»auxdeuxsensdumot28.

26VoirK.Arnault,«Re-generatingthenation:Youth,revolutionandthepoliticsofhistoryinCôted'Ivoire»,inJ.AbbinkandI.VanKessel(dir),Vanguard or Vandals. Youth, Politics, and Conflict in Africa,Leiden,Brill,2005,pp.111-142.

27Y.Konaté,«Lesenfantsdelaballe.DelaFesciauxmouvementsdepatriotes»,Politique africaine,n°89,mars2003,pp.49-70.

28M.Foucault,Histoire de la sexualité. La Volonté de savoir,TomeI,Paris,Gallimard,1976,p.81.

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AUX SOURCES DE L’ULTRANATIONALISME IVOIRIEN : HISTORICITÉ COLONIALE ET POSTCOLONIALE D’UNE CRISE DE LA CITOYENNETÉAvant d’en arriver là, il nous faut essayer de comprendre d’où provient cette crise quis’énoncedanslestermesd’unpatriotismeultranationaliste.Nousnenousappesantironspasici sur les circonstances du déclenchement de la rébellion en septembre 2002, ni surl’enchaînement des faits qui, depuis lors, a produit les blocages que l’on sait dans leprocessusdesortiedecrise.Lachroniquedecescinqannéesdeconflitestdésormaisbiendocumentée29,mêmesisubsistentdenombreuseszonesd’ombre(notammentsurlagenèsedes mouvements rebelles, leur fonctionnement et les territoires qu’ils occupent). Nousreviendronsplutôtsurlesprolégomènesdecettecrisedelacitoyennetéquis’enracinedansle temps longdeshéritagescoloniauxetpostcoloniaux.Onverraainsique l’ivoiritéet lesmobilisations nationalistes du registre de l’autochtonie sont des figures récurrentes del’histoire ivoirienne, indissociables d’une trajectoire étatique et d’une économie politiquequi se sont forgées dans la continuité directe de la mise en valeur coloniale. Dans cettepremière partie, nous essaierons ainsi de comprendre comment, dans la moyenne duréehistorique,sesontcristalliséeslesfiguresdel’autochtoneetdel’étrangerdansunimaginairede l’Etat et du pouvoir qui s’est construit dans une valorisation systématique du principed’allochtonieetd’extraversion.Au cœur du pouvoir : le « principe de l’allochtonie triomphante»30EnCôted’Ivoirecommeailleurs, l’Etatcoloniala jouéunrôlecrucialdans la formationdesidentitésethniquesetleurtraductiondansl’espace–territorialetmental–dupouvoir31.Lesethnographescoloniaux–dontMarcelDelafossequifutl’undespremiersàdistinguerlesgrandesfamilleslinguistiques–enclenchèrentunprocessusdeclassementdesgroupesquiallaitdonnercorpsàdesstéréotypesculturelsdontontrouveencoredestracesdanslacrisedesannées1990-2000.Cettehiérarchisationreflétaitbiensûrlesreprésentationsquelecolonse faisaitdespopulations locales,maisaussietsurtout lesalliancesqu’ilavaitdûnouerpourassurerlamiseenvaleurdelacolonie.Lorsquecelle-cifutfondéeen1893,lesFrançais occupaient essentiellement la Basse-Côte (le littoral du sud-est du pays), dans la

29Voir,entreautres,ledossierdePolitique africaine,«LaguerreenCôted’Ivoire:dynamiquesdudedansetdudehors»,n°89,mars2003(coordonnéparR.BanégasetR.Marshall);T.Hoffnung,La Crise en Côte d’Ivoire. Dix clés pour comprendre, Paris, LaDécouverte, 2005; C. Bouquet,Géopolitique de la Côte d’Ivoire, Paris,ArmandColin,2005;J.Rueff,Côte d’Ivoire : le Feu au pré carré,Paris,Autrement,2004.

30SelonlaformuledeJ-P.Dozon,«L’allochtoneetl’étrangerenCôted’Ivoire»,inB.Contamin,H.Memel-Fotê,(dir),Le modèle ivoirien en question,Paris,Karthala,1997.

31 Voir J-P. Chauveau, J-P.Dozon, «Au cœur des ethnies ivoiriennes,… l’Etat», in E. Terray, (dir.), L’Etat contemporain en Afrique,Paris,L’Harmattan,1987,pp.223-224.

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continuitédescomptoirsétablisprécédemment.Leursregardsseportaientalorsverslazoneforestièredel’Ouestquisemblaitpotentiellement laplusrichepourl’exploitationdubois,del’huiledepalme,del’ivoirepuisducaféetducacao,maisquiprésentaitledésavantage,auxyeuxducolon,d’êtreoccupéepardespopulations jugées«primitives»et rétivesà lapénétrationcapitaliste impériale.Pour résoudrecedilemme, l’administration fit appel auxgens du Nord, notamment les Dioula, réputés pour leurs traditions commerciales, quimigrèrent en grand nombre vers le sud. «Bref, résume Dozon, au moment même où seconstituaitlaCôted’Ivoireentantqu’entitégéopolitique,larégionquiétaitcenséedevenirle principal pôle de la mise en valeur coloniale, le Sud, fut l’objet à la fois d’unedisqualification des autochtones et d’une valorisation de l’allogène duNord ainsi que del’auxiliaireafricainnon ivoirien»32.Très tôt,donc,seconstruisitauseinde lacolonieunedistinctiond’ensemblesethnorégionauxfondéesurunehiérarchiefonctionnelle,établieenregarddecomportementsquiétaientdéfinisprincipalementàl’auned’unedocilitéetd’unedisponibilité de la main-d’œuvre pour la mise en valeur coloniale. Dans ce tableauethnographique,plusieurs figures archétypiques se sontprogressivement constituéesavec,aufaîtedupanthéon,lesAgniduSud-EstetcertainespopulationslagunairesquifurentlespremiersinterlocuteursdesEuropéens.LesAgni,eneffet,bénéficiaientd’uneconsidérationcertainedel’administrationcolonialequivoyaitdansleurroyaumed’utilesrelaisdepouvoiretunfacteurdetempérance.Leurattitudefavorableàl’implantationdel’agriculturederenteen fitdesalliésprivilégiésdupouvoir auxdébutsde la colonisation.Celachangeapar lasuite,au furetàmesureque lesBaoulégagnaientde l’influenceetque lemondeagni serepliait sur ses «traditions» aristocratiques. Les nordistes quant à eux occupaient uneposition singulière dans les représentations coloniales du «bon sauvage»: «bonsmusulmans»,«bonscommerçants»(pourcequiestdesDioula),et«bonstravailleurs»(lesSénoufo),disposésàmigrerpourallertravaillerdanslesplantationsetleschantiersduSud,ils étaient plutôt bien considérés par l’imagerie impériale. Cantonnés dans des rôlessecondairesdeforcesd’appointdansunsystèmeoùlesclivagessestructuraientplutôtsurlemode Est-Ouest, occupant une position excentrée dans le dispositif symbolique desreprésentationscolonialesde l’indigèneetde l’évolué,cesnordistes furentnéanmoinsdesacteursmajeursdelagouvernementalitécoloniale(etpostcoloniale)encequ’ilspermirentlamiseenvaleuragricoledesrégionsdel’Ouest,réputéeshostiles,etledéveloppementdescentresurbainsdanstoutlesuddupays.Enfin,aupieddel’échelledevaleursimpériale,setrouvait lagrande famillekrouduSud-Ouest,piètrementconsidéréepoursonmanquedestructuration sociale et d’organisation politique. Parmi ces sociétés « anarchiques » del’Ouest, certains groupes pouvaient trouver grâce aux yeux du colon, tels les Bakoué,réputésintelligentsetvigoureux,maisauxquelsonattribuaitpourl’essentieldescaractèresnégatifs. Les Bété en particulier – création coloniale par excellence33 – ont toujoursconstitué la figure ethnosocialede lanégativité,de l’Afriquedes ténèbres,paroppositionauxgensdel’EstetduNord.Cesreprésentationsquiontlaviedureontconsidérablementimprégnélespratiquesetlesimaginairesdupouvoir:souslerégimed’Houphouët,lesBétéontconstammentétéstigmatiséspourleurindocilitéetleuroppositionaurégime,incarnées

32J-P.Dozon,«L’allochtoneetl’étrangerenCôted’Ivoire»,chap.cit.,pp.786-787.

33VoirJ-P.Dozon,La Société bété, histoire d’une « ethnie » de Côte d’Ivoire,Paris,Karthala,1985.

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par Laurent Gbagbo natif de Gagnoa. Cela s’est parfois exprimé avec violence. Ce futnotammentlecaslorsdelarépressiondusoulèvementsécessionnisteduGuébié,menéparKragbé Gnagbé en 197034, qui est devenu aujourd’hui un épisode de référence, quasimythique,delagrandegestenationaliste35.Mais làn’estpas l’essentiel.Cequiest crucialpournotrepropos, c’est lamanièredontcetteethnogenèsecoloniales'esttrèstôtarticuléeàuneproblématiquedel’autochtonieetde l’allochtonie qui a constitué, dès les années 1930, la matrice de l’ivoirité et dunationalisme. Pour le comprendre, il est nécessaire de replonger dans les méandres del’économiedeplantationetdesalliancespolitiquesquisesontnouéessousl’empire.Dansle système de représentation et de classement évoqué ci-dessus, les Baoulé (appartenant,commelesAgni,àcequiseraplustarddésignécommelegrandgroupeakan)occupaientune place ambivalente36: faiblement organisés sur le plan politique, mais occupant uneposition géographiquement et économiquement centrale dans le développement del’économie de plantation, ils semblaient échapper aux typologies sommaires de l’Etat-ethnographe.C’estquelesBaoulé,fortmobiles,neselaissaientpassaisiraisément.Danslesannées1920, ilssedéplacèrentennombrevers lesplantationsdupaysagni,où ils furentaccueillis comme des cousins puis suscitèrent les premières manifestations d’uneautochtonie agni qui allait devenir le registre principal des revendication sociales et levecteur des premières organisations politiques. S’inaugurait ainsi (dans l’Est, il faut lepréciser) le premier modèle des migrations de travail et des rapportsautochtones/allochtones. Dans les années 1930, c’est vers l’ouest que les Baoulé sedirigèrent, suivant le développement de la caféiculture; à l’instar desDioula, Sénoufo etVoltaïques venus nombreux des régions de savane, ils y apparaissent comme desallochtones.Danslesannées1940,enfin,lecentredegravitédel’économiedeplantationglissa progressivement du pays agni au pays baoulé (région de Dimbokro notamment),faisantdecedernierl’axeautourduquelallaitdésormaiss’organiserledéveloppementdelacolonieetl’imaginationidentitaireafférente. «L’intéressant, dans le cas baoulé, notent Chauveau et Dozon, réside dans ce

polymorphismefonctionnelparlequellespopulationsduCentreivoiriensesontforgéuneplaced’autochtones[…]etd’allochtonesessaimantdanstoutelazoneforestière(ycomprisenmilieuurbain). En cela, lesBaoulé ont-ils euune vocation éminemment nationale; encelaégalementont-ilsproduitautant l’ethnicitédesautresque la leur.Parcetéclairageon

34VoirJ.GadjiDagbo,L’Affaire Kragbé Gnagbé. Un autre regard 32 ans après,Abidjan,Nouvelleséditionsivoiriennes,2002.

35 Et l’on constate que, depuis les débuts de la crise, ces représentations stigmatisantes sont de nouveaumobiliséespourparlerdu«FarWestivoirien»,ycomprisparlesacteursetobservateursextérieursquidésignentparunacronymepourlemoinssignifiant–«BAD»!–lespopulationsbété,attiéetdidaqui,dansl’entendementgénéral,constituent lacolonnevertébraledurégimeGbagbo.De la«CôtedesMalesGens», redoutéepar lespremiers explorateurs, aux «BAD» des militaires de l’ONUCI et de Licorne (qui pour nombre d’entre euxreprennent à leur compte les stéréotypes ci-dessus), en passant par les Bété «querelleurs» et «indociles» del’administrationcolonialeetpostcoloniale,lescontinuitéssontainsifrappantes.

36 Voir J-P. Chauveau, «La part baule. Effectif de population et domination ethnique: une perspectivehistorique»,Cahiers d’études africaines,n°105-106,1987,pp.185-213.

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comprend dès lors les enjeux de la vie politique ivoirienne après la guerre. Au-delà desconflits idéologiques, le Syndicat agricole africain (SAA) et le PDCI-RDA37 ont traduitpolitiquementcettepositiondumondebaoulé;positiond’autantplusforteque,contrelesdéfenseurs de l’autochtonie, elle a l’appui de ceux qui pratiquent les migrations etl’«allochtonie»(principalementlesDioula).»38

On connaît la suite qui a vu ce groupe démographiquement dominant assurer sonhégémonie économique et politique sur un Etat postcolonial organisé autour de la figured’un président-planteur issu du monde baoulé39. Dès avant l’indépendance, en fait, lesdignitaires du monde akan (principalement baoulé) qui, avec Houphouët avaient pris lecontrôle des principaux lieux de pouvoir (au sein du SAA d’abord, puis du PDCI-RDA),reprirentàleurcomptelesreprésentationsethniquescolonialespourasseoirleurhégémonienaissante et fonder le fameux mythe d’une propension naturelle des Akan (et plusspécifiquement des Baoulé) à diriger les autres et à contrôler l’Etat. Memel-Fotê a bienmontré que ce mythe n’avait aucun fondement historique et qu’il avait fallu attendrel’épisodecolonialpourquelesAkanfassentvéritablementl’expériencedupouvoird’Etat40.Néanmoins,cettefablepseudo-anthropologique,habilemententretenue,aétéconstammentmobilisée pour nourrir une croyance collective en une supériorité baoulé et uneprédestination desAkan à gouverner41. Ce faisant, le système de classement colonial quiplaçait en sonapex lesAgnidu Sud-Est et lesMalinkéduNord seraassezprofondémentmodifiéauprofitdesidentitésdominantesduCentre-Sud. «Cette construction positive d’une représentation de soi par rapport aux autres, note

Akindes, a contribué à la sédimentation d’une batterie d’histoires imaginaires et demarqueurspsychosociologiquesdesgroupessociaux.Elleestvéhiculéenaïvementàtraversdes chansons populaires et finit par constituer un stock de connaissances structurant lamanière dont lesmembres des communautés en présence se perçoivent. Elle devient, cefaisantunecompétenceordinaireausensethnométhodologiquedu terme.La forcedecespréjugésethniquesconditionnejusqu’àprésentl’imaginairepopulaireetrégitlerapportdesimaginairessociauxcollectifsaupolitique.»42

Ilfautcertessegarderdetoutesurinterprétationenlamatière,maisilestunfaitquecettemythologie ethnopolitique, érigée en idéologie quasi officielle de l’Etat houphouëtiste, aprofondément marqué la trajectoire du pays et continue de structurer les imaginaires du

37PartidémocratiquedeCôted’Ivoire-Rassemblementdémocratiqueafricain.

38J-P.Chauveau,J.-P.Dozon,«Aucœurdesethniesivoiriennes,...l’Etat»,chap.cit.,p.286.

39VoirM.Amondji,Félix Houphouët Boigny et la Côte d’Ivoire,Paris,Karthala,1984.

40VoirH.Memel-Fotê,«UnmythepolitiquedesAkansenCôted’Ivoire:lesensdel’Etat»,inP.Valsecchi,F.Viti(dir),Mondes akan. Identité et pouvoir en Afrique occidentale,Paris,L’Harmattan,1999,pp.21-42.

41 Voir F. Akindes, Les Racines de la crise militaro-politique en Côte d’Ivoire, Dakar, Monographie duCODESRIA,2004,p.14.

42Ibid.,p.17.

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pouvoir.Pourneprendrequ’unseulexemplequiestaucœurdelacrise,onpeutreleverquec’estprécisémentdanscecreusetque s’est forgée lanotiond’ivoiritédurant le règned’HenriKonanBédié.Sousle«blancmanteaudel’ivoirité»,eneffet,c’étaitbeletbienune«baoulité» ou une «akanité» que les idéologues de la Curdiphe43 et Bédié lui-mêmedécrivaient.Defait,onpourraitavancerl’hypothèsequelesharanguesanticolonialistesdesJeunespatriotesde l’Ouest, à travers ladénonciationde l’ex-métropoleetde ses suppôts,visentaussi(etpeut-êtresurtout)unealiénationendogène,maintenantlespeuplesdelaforêtdans une position de subordination ancienne, inscrite dans un système de représentationethniquetrèshiérarchiquehéritédelamiseenvaleurcolonialeetredoubléparl’hégémoniebaoulé des régimes Houphouët et Bédié. Il ne faut certes pas s’en tenir à ce niveau delecture ethnorégionale,mais c’est un fait que l’accession d’unBété à la présidence de laRépubliqueestclairementvécueparsespartisanscommeunerevanchedel’Histoireetunpieddenezàcettemythologieculturalistequiassuralongtempsl’hégémonied’unerégion.Ilestd’ailleursassezsignificatifque,depuisquelquesannées,onassisteàuneréécrituredecetteethnographieclassiquedespeuplesdel’Ouest(voire,danscertainscas,àunenouvelleethnogenèse,commeentémoignel’exempledelamobilisationsoudainedu«peupleWê»)quiviseàrestaurerleurdignitéhistorique44.D’emblée,donc,senouadansleSudetsurtoutdansl’OuestdelaCôted’Ivoireunlienintrinsèque entre, d’une part, l’intensification de l’économie de rente et l’exercice de ladomination politique (exogène et endogène) et, d’autre part, la disqualification despopulations autochtones au profit d’éléments allogènes qui allaient devenir des alliésprivilégiés du pouvoir (d’abord colonial, puis postcolonial). Ce modèle, inauguré parl’administration coloniale pour exploiter les régions de l’Ouest, sera reproduit lors del’indépendance par un Houphouët-Boigny qui se coulera dans le moule des pratiquesimpériales.Contrairementàl’imagequelerégimehouphouëtisteapudonnerd’unpouvoirsudisteet«autochtone»,essentiellementbaoulé, il fautsoulignerquecelui-ci futaussi (etpeut-êtresurtout)unrégimefondésurl’allochtonie–c’est-à-direfondésurunealliancedes«allogènes»(duCentre,duNordmaisaussi,nel’oublionspas,despaysvoisins,lesimmigrésjouantunrôlecentralcommeon leverraplus loin)contre les«autochtones»de l’Ouest.Toutaulongdesonrègne,leprésident-planteurbaouléveillaàmaintenircetaxepolitiquestratégique entre les représentants de sa région et ceux du Nord. La place éminentequ’occupaparexempleGonCoulibalydanslerégimeduPDCIentémoigneéloquemment.Dèslesannées1950,enfait,cettealliances’étaitforgéeauseinduSAAetduPDCI-RDA.AuseinduSyndicatagricoleafricain,les«allogènes»issusdesrégionsseptentrionalesetdupays baoulé étaient surreprésentés, par contraste avec le faible nombre d’originaires del’Ouest et du Sud-Est.Demêmepour le PDCI-RDA: faute de personnel local propre, lastratégiedesfondateursdupartifutdes’appuyerd’unepartsurlesagentsdel’Etatcolonial(chefsdecantons, fonctionnaires territoriaux) etd’autrepart sur les ressortissantsduNordquiétaientdevenusmajoritairesdanslescentresurbainsdelazoneforestière45.Lesréseaux

43 La Cellule universitaire de recherche et de diffusion des idées et actions politiques du Président HenriKonanBédié (sic), qui édita en 1996unouvrage-manifeste intitulé:L’Ivoirité, ou l’esprit du nouveau contrat social du Président Henri Konan Bédié,Abidjan,Pressesuniversitairesd’Abidjan,1996.

44Sansdouten’est-cepasunhasardsilelivredeLaurentGbagbosurlesBété,tiréd’unerecherchemenéeen1975,aétérééditéen2002:L.Gbagbo,Sur les traces des Bété,Abidjan,PUCI,2002.

45VoirA.Zolberg,One-Party Government in the Ivory Coast,Princeton,PrincetonUniversityPress,1964,pp.

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que les petits commerçants et petits planteurs dioula avaient établis sur l’ensemble duterritoire de la colonie, mais aussi en direction des pays sahéliens voisins où le RDA semettait en place simultanément, en faisaient des relais précieux pour l’appareil du parti.«Parconséquent,résumeDozon,leSAA,ainsiquelePDCI,quifutfondéen1946etdontHouphouët devint tout naturellement le leader, incarnèrent tous deux le mouvement del’allochtoniecontrel’autochtonie;etilsl’incarnèrentd’autantmieuxqued’autressyndicatset d’autres partis émergèrent à la même époque, dont les plus importants représentaientprécisémentlemouvementinverse.»46Dozon va même plus loin dans son interprétation des rapports entre autochtones etallochtones, en inscrivant cette problématique dans la longue durée des processus depeuplementdanslesuddupays.«Laquestiondespremiersarrivantsetdesnouveauxvenusyconstituaitunressortpolitiqueessentiel»qu’ilrésumeparlapropositionsuivante: «Compte tenu des vagues migratoires successives, les nouveaux venus ont toujours eu

tendance àprendre le pas sur les premiersarrivants; et tout en enclenchant unprocessusplusoumoinsnetd’assimilation,cesonteux,lesnouveauxvenus,quiplacèrent,tantôtparla violence, tantôt par la négociation ou le contrat, les premiers arrivants en positiond’autochtones,c’estàdiredansunepositiondesubordination.Assezsouvent,dureste, lesnouveaux venus en tant que "gens du pouvoir" réservaient aux premiers arrivants desfonctionsrituellesentantque"gensoumaîtresdelaterre".Maiscettemaîtriseenmatièrereligieuse n’était, en fait, que l’envers d’une subordination en matière politique. […] Enfavorisant l’allochtonie (dioula,baoulé,burkinabè), l’Etatcolonial, trèsprobablementà soninsu,etlerégimeivoirienplusdélibérémentn’ontfaitqueperpétuerunressortpolitiquequiexistait de longue date au sein des sociétés précoloniales. C’est dire, du même coup, lecaractèreinéditdesrevendicationsautochtonesquiontvulejourdèslafindesannées1920enpaysagnipuis,plustard,dansl’Ouest[…].Ilmesemblequel’onnepeutcomprendrececaractère inédit qu’en le référant à la formation d’une identité ivoirienne, ou mieux à laformationd’unEtat-nation.Danscetteperspective,onpourraitdirequelavéritablerupturequ’a instaurée la colonisation au regard des ressorts de la longue durée, c’est d’avoirprécisément contribué à la formation d’une entité géographique ivoirienne qui s’estcristalliséedanslarégionforestièreparledéveloppementdesplantationsindigènesetparlesrapportsetconflitsentreautochtonesetallochtonesquil’ontaccompagné.Desortequelesrevendications d’autochtonie ne furent jamais strictement des revendications ethniques outribalistes.C’estentantqu’IvoiriensquelesAgni,Bétéouautress’enprirentauxallogènes;et c’est comme profondément ivoirienne, affichant un sens aigu du bien national, quel’oppositions’enpritaurégimed’Houphouët-Boigny.»47

On mesure mieux, au regard de cette histoire, l’intensité des luttes actuelles et lasignificationdesharanguesultranationalistesdesJeunespatriotesquiseparentdesatoursdel’autochtonie.Sileconflitestsiprofondetviolent,c’estpeut-êtreaussiparcequ’ilporteen

101et119.VoiraussiY.Person,«ColonisationetdécolonisationenCôted’Ivoire»,Le Mois en Afrique,n°188-189,1981,pp.15-30.

46J-P.Dozon,«L’allochtoneetl’étrangerenCôted’Ivoire»,chap.cit.,p.792.

47Ibid.,p.796.

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germe ladifficile recompositiondesbases sociales historiquesdupouvoir et la remise enquestion d’une gouvernementalité fondée sur l’extraversion et l’allochtonie. Contre le«principe de l’allochtonie triomphante» mâtiné d’une hégémonie baoulé qui structural’exercicedupouvoirdesannées1950auxannées1990,leFrontpopulaireivoirien(FPI)deLaurentGbagbo a cultivé dans l’opposition un «nationalisme civique» en s’appuyant surd’autresbasessocialesquelePDCI:prioritairementles jeunesetlescatégoriespopulairesdesgrandesvilles,maisaussilespopulationsautochtonesdesrégionsruralesduSud-Ouest.De fait,onpeut avancer l’hypothèseque laviolencenationalistedespartisansdeLaurentGbagbo n’exprime pas seulement la revanche historique de ces catégories socialesmarginalisées par les alliances de l’houphouëtisme et parvenues au pouvoir avec lui enoctobre2000.Elletraduitaussilaremiseencaused’unvieuxprincipestructurantlechamppolitique ivoirien depuis la colonisation (et même avant, si l’on suit Dozon), la mise àl’enversdu«principedel’allochtonietriomphante»auprofitduprinciped’autochtoniequis’estimposé,depuisquelquesannées,commeleprincipecardinaldelarevendicationdesdroitsetdel’affirmationdesoi.Migrations, autochtonie et nationalisme En vérité, les revendications (et les violences) qui se parent des vertus de l’ivoirité, del’autochtonie et du nationalisme ont également une vieille histoire – en large partiecoloniale. Elles sont, derechef, indissociables de la trajectoire d’une économie politique,celle de l’économie de plantation, qui a produit, on l’a dit, un développement inégal duterritoire,maisaussietsurtoutunemodificationsensibledeséquilibresdémographiquesparl’appelmassifàunemain-d’œuvre«étrangère»(sitantestquel’onpuisseparlerd’étrangersdu tempsde lacolonisationoù lesEtats-nationn’étaientpasconstitués).Cettehistoiredesmigrations en Côte d’Ivoire est aujourd’hui bien connue48. Nous passerons donc assezrapidementsursarelationpoursoulignerplutôtseseffetssurlacristallisationdesfiguresdel’étrangeret lamanièredont, encontrepoint,s’est affirméeuneconceptionnativistede lacitoyenneté, sous l’influence des mobilisations politiques de l’ivoirité et du nationalismeguerrier. Lacolonisationaencouragéàpartirdesannées1920devastesmouvementsdepopulations à destination de la Côte d’Ivoire. Pour fournir en bras valides les grandschantiersd’infrastructureset satisfaire lesbesoinsdesexploitationsagricoleseuropéennes,unepolitiquederecrutementdelamain-d’œuvrefutengagéeparl’administrationdansles«réservoirs demain-d’œuvre» que constituaient les colonies sahéliennes voisines.Dès ledébutdesannées1930,onobservaitdanslesrégionsforestièresdel’Ouestlaconstitutionde villages de travailleurs agricoles originaires de Haute-Volta, futur Burkina Faso. Il fautnoter à cet égardque la colonisationa fortement réorienté les fluxmigratoiresvoltaïquesqui,historiquement,étaientplutôttournésverslaprospèreGoldCoast.Cetteimmigrationse

48 Voir entre autres S. Bredeloup, «La Côte d’Ivoire dans les stratégies migratoires des Burkinabè et desSénégalais», in B. Contamin, H. Memel-Fotê, (dir), Le Modèle ivoirien en question, Paris, Karthala, 1997,pp.707-737.

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fit sous la contrainte jusqu’en 1946, moment où les flux semblent s'être libéralisés sousl’effetdelasuppressiondutravailforcé.Ledifférentieldedéveloppemententre lacoloniedeCôted’Ivoireetlesterritoiresvoisinscontinuad’attirerengrandnombrelestravailleurssaisonniers et permanents. A partir des années 1950, les migrations volontaires serenforcèrent et s’institutionnalisèrent avec la création, en 1951, du SIAMO (Syndicatinterprofessionnel d’acheminement de la main-d’œuvre) qui visait à rationaliser lerecrutement.CesmigrationsneconcernaientpasseulementlesoriginairesdeHaute-VoltaetduSoudan français.LaCôted’Ivoireattiraitdespopulationsde toute l’Afriqueoccidentalefrançaise (AOF)dontdenombreuxSénégalais,Togolais etDahoméensqui s’investissaientplutôtenmilieuurbain,danslesactivitéscommercialesetdansl’administration.Lesséjourss’allongèrentprogressivement,poursetransformerencolonisationagraire.Lephénomène,déjààl’œuvresouslacolonisation,s’intensifiaaprèsl’indépendanceavecl’encouragementdesautorités ivoiriennesqui s’inscrivaient icidans ladroite lignede lapratique impérialed’exploitationdelamain-d’œuvre«Aofienne».Le fameux mot d’ordre d’Houphouët-Boigny – «la terre est à celui qui la travaille» –accentua en effet le phénomène et produisit des mutations majeures dans les équilibreséconomiques, démographiques et politiques du pays. Dans les années 1970, celles dufameuxmiracle ivoirien, les immigrés représentaient déjà près du quart de la populationtotaledupays(ledernierrecensementde1998établità26%letauxd’immigrés,maislesestimationstendentenréalitéplutôtversles30%).Leurprésencesemanifestait,enpremierlieu,danslastructurationdutissuurbainaveclacréationdenombreuxquartierspropresoude campements peu perméables aux autres groupes (ici aussi, l’héritage colonial étaitindéniable). En fait, contrairement à l’idéecommune,quelquepeu irénique,d’une «Côted’Ivoire-paysd’accueil»,ilfautrappelericiquelaréalitédesrapportsintercommunautairesétait plus tendue qu’il n’y parait: plutôt qu’un melting-pot, on avait affaire à unecohabitation spatiale et à une division du travail entre communautés, chaque groupeoccupantcequeDembeléaappeléune«nicheécologique». «Ladivisioncommunautairedeshabitatsurbains,écrit-il, sedoublede la formationd’une

structure binaire résultant des affinités ethniques et migratoires. Les groupes culturelsforestiers mettant leurs quartiers côte à côte, et les groupes de savanes, agissant selon lemêmearrangement,constituentfinalementunensembledeSénoufo,deMalinké,deMossi,deMaliens,d’IvoiriensduNord,etunautreensembledeBété,deBaoulé,d’Agni.(…)Dansce système humain, il n’y a pas de fusion sociale véritable, d’assimilation, mais uncosmopolitisme extrêmement fin de groupes ethniques dont le degré d’intégration le pluspoussésetraduiraitparl’imaged’unétatdeforteémulsionsocialeetspatiale. (…)Danscenouvelagencementsocialetspatial,leshommess’entrecroisentmaisnesemêlentpas.»49

Outrecettestructurationspatiale,laforteprésencedesimmigrésenCôted’Ivoiresoulèvedeuxautresenjeuxmajeurspourlacompréhensiondelacrise:celuidel'intégrationsocio-économique et celui de la citoyenneté, qui en sont venus à se confondre dans lagouvernementalité houphouëtienne. Le domaine foncier est sans doute le lieu où cette

49O.Dembele,«Laconstructionéconomiqueetpolitiquedelacatégorie"étranger"enCôted’Ivoire»,inM.LePape,C.Vidal,Côte d’Ivoire, l’année terrible. 1999-2000,Paris,Karthala,2002,pp.140-141.

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problématique s'exprime avec le plus d'acuité50. Avec l'accélération des migrations etsurtout leur transformation en migrations permanentes, les migrants qui étaient arrivéscommemanœuvresagricolessontdevenusplanteursàleurtour.Ilsontétédeplusenplusnombreux à accéder à la propriété foncière, en lieu et place des autochtones détenteurs«traditionnels» de la terre. Des accords juridico-politiques et des arrangements sociaux(notammentlafameuse institutiondu«tutorat»)ontétépassésaveccesderniersquiyontplusoumoins trouvé leurcompte.L’«Etat-paysan»(commel'aappeléChauveau51)ajouéun rôle majeur d'arbitrage. Les conflits entre autochtones et allogènes n'ont certes pasdisparu,maisilsontétéréguléspartoutunensembled'institutionssocialesetdestructuresd'intermédiationqui,parlasuite,sontentréesencrise.Delamêmefaçon,enmilieuurbain,l'intégrationéconomiqueetsocialedesétrangerss'est faitedemanièrerelativementaisée,sous la forme d'une division sociale du travail qui, de façon très schématique, peut serésumer à la formule suivante: aux Ivoiriens «de souche» (selon les mots en vigueuraujourd’huipourdésignerlespopulationsduSud),lesemploissalariésdansl'administrationet lesgrandesentreprisespubliquesouparapubliques («Ivoiriencontentbureau»disait-ondansl’argotd'Abidjan);auxétrangersetauxressortissantsduNord(notammentdioula),lepetit commerce, le transport et tous lespetitsmétiersde l'informel.Cettedivision socialedes tâches s'est inscrite, ici aussi, dans la droite ligne de la politique de mise en valeurcoloniale qui reposait, on l'a dit, sur une répartition des fonctions entre autochtones etallogènes. Elle allait aussi de pair avec une économie morale et des imaginaires de laréussitevalorisantlescarrièresdutravailsalariéetlecapitalscolaire.Cemodèled'ascensionsociale, organisé autour de la figure centrale du fonctionnaire ou du «DG» del'administration,étaitparticulièrementvivacechezlespopulationsoriginairesduSudetduCentredupaysqui–ons'ensouvient–ontétélespremièresintégréesdanslesarcanesdel'Etat-colonial. Notons d’ailleurs au passage qu’aujourd’hui la volonté affirmée de solderl’héritage colonial s’accompagne d’une remise en question de ces modèles d’ascensionsociale et de ces représentations anciennes du «succès » et de la réussite, hérités de lagrandegesteimpériale52.ParmilesJeunespatriotesquenousavonsinterrogés,onconstate,par exemple, une remise en cause assez fréquente du modèle social du fonctionnaire,associé au legs colonial et à l’Etat houphouëtiste, et en contrepoint une valorisation del’entrepriseprivéeetdel’initiativeindividuelle,vuescommelelieudel’émancipationetdelaréalisationdesoi.Ici,lestyledevie(vécuouimaginé)estaussiunlangagepolitique.Il faut dire que cette intégration économique – urbaine et rurale – des populationsimmigréessedoublaitaussid'unpactepolitiquequiétaitaucœurdelagouvernementalitéhouphouëtienne:àsavoir,un«deal»entre,d'unepart,unrégimepratiquantlelibéralismeenmatièremigratoireetfoncièreet,d'autrepart,desimmigrésqui,encontrepartiedeleurlibreactivitésurleterritoire,sedevaientdesoutenirlepouvoir.Cecompromistacite,passé 50 Cet aspect est également assez connu, aussi passerons-nous rapidement. Pour de plus amplesdéveloppements,voirlestravauxdeJ-P.Chauveauetdesonéquipedel’UMRMoïsadeMontpellier.

51Voir J-P.Chauveau,«Question foncièreetconstructionnationaleenCôted'Ivoire.Lesenjeuxsilencieuxd'uncoupd'Etat»,Politique africaine, n°78,juin2000,pp.94-125.

52Voirsurcethème,ledossierdePolitique africaine,«Figuresdelaréussiteetimaginairespolitiques»,n°82,juin2001(coordonnéparR.BanégasetJ-P.Warnier).

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avec lesétrangers, ressortissaitdonc lui aussi au «principede l'allochtonie triomphante».Autrementdit,etpourallervite,onpeutconsidérerquelesétrangersbénéficiaientenCôted'Ivoire d'une forme de «citoyenneté économique»: était considéré comme IvoirienquiconquetravaillaitenCôted’Ivoireetparticipaitaudéveloppementdupays.Houphouët,d'ailleurs, avait voulu en 1966 étendre juridiquement cet arrangement en octroyant ladouble nationalité aux ressortissants des pays de l'Entente (Dahomey, Togo,Haute-Volta,Niger).MaisleParlements'yétaitopposé.Fautedepouvoirl'inscriredanslalégislationdupays, lePrésidentqui voulait faire «lepanafricanismedansun seulpays» s'était résoluàoctroyer des «droits» à ses alliés étrangers dans l'informalité des petits arrangementsclientélistes. Ces arrangements politiques se renforcèrent même avec l'ouverture aumultipartisme en 1990 et surtout à l'approche du scrutin présidentiel de 1995: pours'assurerdessoutiensdansuncontextedeconcurrencepartisaneaccrueetdecontestationsocialegrandissante,lePDCIdistribuaavecbeaucoupdelargessedescartesd'identitéàdesressortissantsétrangersdansunepurelogiquedepatronage.Celasuscitadevivesréactionsde l'opposition – FPI en tête qui dénonça l'usage scandaleux de ce «bétail électoral».Depuis lors, lepartideLaurentGbagbon'aeude cessede réclameruneclarificationdel'état-civil et du processus d'identification53 pour sortir de l'informalité de lagouvernementalité houphouëtiste (incluant son successeur) pour refonder un Etat et unenationmodernes.Unegrandepartieduconflitactuel,on l'auracompris, trouvedoncsonoriginedanscespratiquesquinerelevaientpassimplementdelanécessitépolitiquemaisplusfondamentalementd'unetrajectoirehistoriquebâtiesurlesrentesdel'allochtonieetdel'extraversion.La fin du pacte colonial et l’affirmation ethnonationaliste de l’ivoiritéCemodèled'intégrationdesallogènesafonctionnécahin-cahajusqu'àlafindesannées1970où,sousl'influencedediversfacteurs,ilestentréencrise.Lararéfactiondessurfacescultivables et l'augmentation de la pression sur la terre; la baisse des prix agricoles et lacrise du système pionnier d'exploitation; la crise fiscale et la réduction des ressourcespubliquesquihuilaientcesystème;lafaillitedumodèled'ascensionsocialeparl'éducationetl'exoderural;lesmesuresd'ajustementstructureletlamiseenœuvredespolitiquesdeprivatisation des filières: tout cela, et bien d'autres facteurs, ont sapé les bases de cemodèled'intégrationetgrippélesrouagesdecetterégulationpolitico-clientélistequis'étaitmiseenplacedèsavantl'indépendance.Commeonpouvaits'yattendre,cetépuisementdusystèmehouphouëtiste, fondé sur l'économiedeplantationet lamain-d'œuvre immigrée,s'est accompagné d'une remise en cause de plus en plus ouverte d'un des principesstructurantsdu«miracleivoirien»–l'accueildesétrangers–etd'unedynamiquedeplusenplusfortedemobilisationdel'autochtonie.Envérité,ceprocessusétaitdéjààl'œuvredansles années 1970-1980, poussant le pouvoir à engager une politique d’«ivoirisation» en

53Quidésigne,enCôted'Ivoire,leprocessuspolitiqueetadministratifdedélivrancedespiècesd'identité.

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matièrederecrutementdelafonctionpublique.Maislestensionssesontsurtoutaggravéessous le mandat du président Henri Konan Bédié qui, en partie pour des raisonsélectoralistes,ouvrit laboîtedePandorede l'ivoirité54.Conceptualiséeet instrumentaliséepar les intellectuelsorganiquesduPDCIpourécarterAlassaneOuattaradupouvoir, cettethématiquedel'ivoirités'estimposéeenquelquesannéescommeunredoutableinstrumentd'exclusion,servanttouteslesmanœuvresdestigmatisationetdediscrimination,àtousleséchelons de la société. Laurent Gbagbo, qui fut comme on l'a dit l'un des premiers àmobiliser ce registre pour dénoncer l'utilisation électorale que faisait Houphouët desimmigrés,alui-mêmeenfourchécechevaldel'ivoiritépourservirsesdesseins(sansjamaisutiliser le terme, faut-il le préciser). Au point que le FPI et ses organes de presse (les«journaux bleus») sont devenus, depuis 2000, les principaux thuriféraires de ce discoursquivéhiculeunevisionradicalementnativistedelacitoyenneté.Depuisl'éclatementdelacrise de 2002, ce langage de l'autochtonie a pris un tour résolument xénophobe etultranationaliste,désignantles«étrangers»etlesnordistesàlavindictepopulaire.Enfait,cequ'ilfautbiencomprendrec'estqueladiffusiondecettethématiqueivoiritaire,quis'énonceaujourd'huidanslestermesd'unethnonationalismeradical,neserésumepasàsadimensionpoliticienneetinstrumentale.Sicettethématiqueafiniparprendreunetelledimension, c'est qu'elle se nourrit de la crise de l'emploi urbain et d'une «crise de laruralité»55quise traduitparde trèsgraves tensions foncières.Elleestdevenueun langagesocial de revendication et d'expression des frustrations des laissés-pour-compte d’un«miracle ivoirien» fondé sur le principe de l'allochtonie triomphante. Dans les années1990, la crise du système éducatif a jeté à la rue des cohortes de jeunes diplômés sansemploietdejeunesensituationd'échecscolaire.Nombred'entreeux,issusdumonderuraletquiespéraient faire carrièreà la villeconformémentaumodèled'ascension socialeenvigueur,ontdûretournerauvillage.Ne trouvantplusde terredisponibleparceque leursparents l'avaient «bradée auxMossi», ils se sont évidemment emparés de ce registre del'autochtoniepour revendiquer leursdroits.Aujourd'huiorganisés enmilices rurales56, ilssont lespremiers à se réclamerde la «tradition» (parfois contre leurspropresaînés)pourcontester aux allogènes la propriété foncière. De même, en milieu urbain, l'ajustementstructurela jetéà la ruedescentainesdemilliersd'IvoiriensduSudquiavaientprivilégiél'emploi salarié. Lorsque,pour subvenir à leursbesoins, ils se sont tournésvers lespetitsmétiers du secteur informel, ils se sont heurtés au monopole desmodestes commerçantsdioula et étrangers qui, on l'a dit, occupaient depuis longtemps déjà ces nicheséconomiques57. On comprend ici aussi aisément que la thématique ivoiritaire ait pu

54 Voir le dossier de Politique africaine, «Côte d’Ivoire, la tentation ethnonationaliste», n° 78, juin 2000(coordonnéparB.Losch).

55 Selon l’expression de J-P. Chauveau, «Question foncière et construction nationale en Côte d'Ivoire»,art.cit.

56VoirR.Banégas,«Costad’Avorio,loStatodellemilizie»,Limes,n°3,2006,pp.181-194;etR.Banégas,R.Marshall,««Côted’Ivoire:Negociatingidentityandcitizenshipthroughthebarrelofthegun»,inM.BoasandK.Dunn,African Guerrillas. Raging against the Machine,Boulder,LynneRienner,2007,pp.81-112.

57Voir lesenquêtesdeM.LePape,L’Energie sociale à Abidjan : économie politique de la ville en Afrique

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facilementsediffuserauseindecescatégoriessociales.Phénomèneclassique,dira-t-onenconséquence, de désignation d'un bouc émissaire – l'immigré – dans un contexte depaupérisationéconomiqueetdecrisesocialemultiforme.Certes.Maisilyaplus,commel'indiquelapriseencomptedelalonguedurée.Auregardde ce qui précède, on mesure en effet combien l’ivoirité et ses succédanésethnonationalistesplongentleursracinesdansl’histoire,colonialeetpostcoloniale.Onavu,eneffet,quecetteproblématiques’inscritdansletempslongdelaformationdel’Etatetdela colonisation agraire. Il ne faut pas oublier, en effet, que la question des rapports entreautochtones et étrangers est, depuis les années 1930, une constante du débat politiqueivoirienquis’esthistoriquementconfiguréautourdecetteproblématique.Lasociétécivileelle-mêmes’estforgéedanscecreusetdel’autochtonie,commeentémoignelacréationdespremièresassociationspolitiquesavant-guerre, telles l’ADIACI (Associationdedéfensedesintérêts des autochtones de Côte d’Ivoire, créée en 1937, qui donnera naissance à laMutualité bété58) et l’UFOCI (Union fraternelle des originaires deCôte d’Ivoire, créée en1939)dontleleitmotivseraladéfensedelacausedes«Côted’Ivoiriens».Cesassociationsrevendiquaient la spécificité ivoirienne par contraste avec les autres colonies de l’AOF etsurtout la priorité à accorder aux «Côte d’Ivoiriens» dans l’accès aux postes del’administrationcolonialeetdesentreprisesdenégoce.Lapolitiqued’ivoirisationdescadresde la fonction publique remonte à cette époque. Ce qu’il convient de noter pour notrepropos, c’est que ces manifestations d’un patriotisme virulent s’accompagnaient d’unecritiquetouteaussivivedel’aliénationcoloniale,lelangagedel’autochtonieetceluidelalibérationnationaleserejoignantenuneseuleetmêmegesteémancipatrice–àl’instardecequel’onobserveaujourd’huichezlesJeunespatriotes.Cetteinclinationultranationaliste,récurrentedans l’histoirede laCôted’Ivoire,adoncconduitàdemultiples reprisesàdesviolencesxénophobescontre les immigrés.Ainsi, en1958assista-t-onàuneexplosiondeviolence contre les Dahoméens et les Togolais. Mais jamais cet enjeu n’avait été autantpolitisé et radicalisé. Depuis le déclenchement du conflit en 2002, en effet, les rapportssociauxsesontexacerbésaussibienàl’échellenationalequ’àl’échellelocale,encouragéspar la mobilisation ultranationaliste du régime. Avec la guerre, les tensionsintercommunautaires ont changé de nature: d’économiques et foncières, elles sontdevenues politiques et culturelles. Aujourd’hui, les motifs de la haine ne sont plusseulementsocioéconomiques,ilsseparentd’atourspolitiques,militairesetmêmereligieux.Laperceptiondes étrangers s’estpourainsidire « ethnicisée », les critèresd’identificationfondés sur le terroir, l’autochtonie, la «culture», voire la religion, prenant le pas sur lescritèreséconomiqueset sociauxquiprésidaient auparavantà l’affirmationdesdifférences.Leglissementn’estpasanodincar,désormais,l’étrangercen’estplusseulementl’immigré,c’estle«Dioula»,lenordisteoulemusulman.C’estaussil’allochtonequelqu’ilsoit,c’estlevoisin.En fait, comme nous l'avons indiqué en introduction, ce qui est en jeu dans le conflitactuel,cenesontpasseulementlesfrontièresentrelesgroupes,maisc’estaussilaréponseà laquestion«qu’est-ceque lanation?»et «quien faitpartie?». Il estsignificatifqu’une

noire,1930-1995,Paris,Karthala,1997.

58VoirJ-P.Dozon,La Société bété,op. cit.

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partieduconflit actuel se soit cristalliséeautourdesmodalités techniquesd’établissementdes nouvelles cartes d’identité. Loin de clarifier le débat sur la citoyenneté, ce processusd’identification a, au contraire, aggravé la fracture communautaire. La polémique sur lescartes d’identité et l’«usurpation de citoyenneté» est ancienne mais centrale pourcomprendre la guerre actuelle: comme on l’a vu plus haut, cette problématique del’identification et de la citoyenneté s’est nouée dès les années 1960, dans le cadre desrelationsclientélistesétabliesparlerégimeaveclesimmigrés.Elles’estcristalliséedanslesannées1990avecl’introduction,parlegouvernementOuattara,delacartederésidentpourles immigréset la controverse sur leur rôledans le scrutinde1995.Puis s’est enveniméesousBédiéetGueï59qui,chacun,ontvouluréglerleproblèmedes«vraies-fausses»cartesd’identité(et,in fine,des«vrais»oudes«faux»Ivoiriens)dansuncontextedepolitisationdel’ivoirité.Enfin,elles’estexacerbéelorsqueleFPI,parvenuaupouvoiren2000,avouluimposer un nouveau processus d’identification, fondé sur une idéologie politique del’autochtonie,reprenant,onl’auracompris,unevieilleantiennedunationalismeivoirien.Enréalité,lesproblèmesrésidaientmoinsdanslesnouveauxtextesdeloi–sommetouteassezclassiques – que dans les dérives de l’administration en charge de leur application.Avecl’assentimentdesautoritéspolitiques(dontleministredel’Intérieurdel’époque,EmileBogaDoudou,tuélorsdel’attaquedu19septembre2002),lesfonctionnairesdel’Officenationalde l’identification (l’ONI,créépar legouvernementGbagbo)ont imposédans lapratique,une «jurisprudence» exigeant de tout demandeur de carte d’identité qu'il prouve sanationalité en faisant établir celle-ci par une commission locale, celle de son «villaged’origine». De fait, le processus d’identification tel qu’il a été mis en œuvre par legouvernement Gbagbo a contribué à faire du «terroir ancestral», le premier lieu deproduction de l’identité et d’attestation de la citoyenneté. Dans une société ivoiriennefortement urbanisée, où les liens avec le «village d’origine» se sont pour le moinsdistendus, où les individus et les groupes ont fait la preuve de leur mobilité sociale etgéographique, on mesure bien l’inanité de ces procédures administratives. On constateaussileseffetsperversdecesmesuresquirejettentauxfrangesdelacommunauténationaleceuxquinepeuventainsifairelapreuvelocaledeleurappartenancenationale,notammentceuxdont lepatronymenordiste s’accordemalavecuncertificatdenaissanceétablidansune localité du Sud60. Il n’empêche: assénées par le discours officiel et ancrées dans lespratiquesduquotidien,ellesontcontribuéà l’affirmationd’uneconceptionnativistede lacitoyenneté,fondéesurl’appartenanceauterroir,quis’estprogressivementimposéecommeprincipe structurant de la «Refondation nationale», le programme du FPI. Cette«jurisprudenceBogaDoudou»etsoncortègedecommissionsvillageoisesd’identificationont été formellement abandonnés dans les projets de loi postérieurs aux accords deMarcoussis, d’Accra et de Pretoria. Mais elles continuent de peser sur les imaginairespolitiques et les pratiques administratives, comme en témoigne la pratique des audiencesforaines relancée par le gouvernement Banny en 2006 et prévue dans l'accord de

59Quipourtants’emparadupouvoirparuncoupd’Etatendécembre1999pour,officiellement,«balayerlepays»dupoisondel’ivoirité.Surcetteséquence,voirM.LePape,C.Vidal,Côte d’Ivoire, l’année terrible. 1999-2000,op. cit.

60VoirletémoignagedujugeE.Zoro,Juge en Côte d’Ivoire,Paris,Karthala,2004.

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Ouagadougou.Danscecontexte,lesglissementssémantiquesdudiscourspolitiquenesontpas anodins: depuis le début de la guerre, en effet, on ne parle plus d’ivoirité, mais de«patriotisme»–desdeuxcôtés,gouvernementalet rebelle.Orcepatriotismesemesureàl’aunede ladéfensed’unecommunauté imaginéequi se réfère formellement au territoirenational,maisquise fondehistoriquementsur l’appartenanceau terroir.Autrementdit, laguerre contribue à l’affirmation progressive d’une «citoyenneté de terroir» et d’unnationalismefondéssurleprinciped’autochtoniequirejettelesallogènesauxfrangesdelacommunauté et repose avec une acuité nouvelle la question plus globale du rapport àl’Etranger.LIBÉRATION NATIONALE ET ÉMANCIPATION JUVÉNILE : LA RÉVOLUTION SOCIALE DES JEUNES PATRIOTESOnconstateeneffetque,depuisledébutdelaguerre,cettefiguredel’Etrangercondense,en une même topique, un chambardement des rapports à l’Autre, qu’il s’agisse du petitplanteurbaouléinstallédepuistroisgénérationsdansune localitéruraleduSud-Ouest,dutaximan dioula,conducteurde«gbaka»àAbidjan,du«Mossi»venutravaillerlaterredanslesplantationsde laboucleducacaooude l’opérateuréconomique français,doublementassimiléàunesurexploitationdesrichessesdupaysetàunepolitiquechiraquiennehonniepar la Jeunessepatriotique.Commenous l'avonsdit,notrehypothèseestqu’il estvaindevouloir distinguer entre ces trois niveaux de représentation qui renverraient à une crise«ivoiro-ivoirienne» portant sur les critères de la nationalité au plan interne; une criserégionalemettantencause laprésencehistoriquedes immigrésdans l’économiepolitiqued’uneCôted’Ivoirequientendrenégocierses rapportsavecsonétrangerproche;etenfinune crise internationale, franco-ivoirienne (voire franco-africaine), s’énonçant sur lemoded’une guerre de la «seconde indépendance». Etroitement liés, ces trois aspects quis’emboîtent et se télescopent traduisent chez certains acteurs (notamment les jeunes) lesentiment d’une aliénation ancienne et la volonté d’émancipation d’un système qui s’esthistoriquementconstruitdansl’extraversioncolonialeetpostcoloniale.Danscettedernièrepartie,nousnousfocaliseronssurcediscoursanticolonialistedesJeunespatriotesd’Abidjanpouressayerd’encomprendrelessignificationspolitiques,sociologiquesethistoriques.

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Une guerre de la seconde indépendance ?Pournombred’Ivoiriens,partisansduprésentrégimeousimplescitoyens,leconflitactuelest en effet vécu sur ce mode agonistique d’une lutte de libération nationale et,simultanément,d’une luttepour l’émancipationpolitiqueet ladémocratisation.Depuis ledébutdelacrise,onlesait,cethèmeestdevenuleregistreprivilégiédelégitimationd’unrégime en mal de soutiens internes et externes. Une véritable propagande d’Etat s’estconstruitedanscetteveine,attribuantàlaFrancechiraquiennelapaternitédelarébellionetvoyantdansl’aliénationcolonialelasourcedetouslesmauxdupays.MamadouKoulibaly,le président de l’Assemblée nationale (et, à ce titre, numéro deux du régime devantsuccéder à LaurentGbagbo en cas de défaillancede celui-ci), économiste (néolibéral) deformationethérautdesJeunespatriotes,s’estimposéenparangonradicaldecediscoursdela libération.Dansunpetitopus intituléLa guerre de la France contre la Côte d’Ivoire, ilécrivait: «Celivreestunlivredecombat,c’estpourquoiilprésentelaguerrequelaFranceadécidée

demenercontrelaCôted’Ivoire.LeseulcrimedesIvoiriensestd’avoirvouluconstruireunEtatmoderneconformeà l’idéaldans leprocessusdemondialisationencours.C’est-à-direunEtat issud’unesociétédedroit,ouverteetdémocratique.La libertéestmiseenprocèspouravoirconduitàdesissuesnondésiréesparlaFrancedeChiracdontl’axiomepréféréestceluiselonlequell’Afriqueneseraitpasencoremûrepourladémocratie.LesEtatsafricainsseraient juste bons pour la corruption d’Etat, le recyclage de l’aide publique audéveloppementpour financer lescampagnesélectoralesenFrance.Nousn’avons lechoixqu’entreladémocratiecacaoyèreetlepartiuniquecolonial.[…]Aucunpaysn’ad’amismaistous ont des intérêts. LaCôte d’Ivoire aussi a des intérêts qu’elle souhaite garantir et voirrespecter par tous ses partenaires. Après cette guerre, la coopération ne sera plus commeavant.[…]Ledestindenotrepeuplesejoueetsedéterminemaintenant.[…]LepeupledeCôted’Ivoirealedroitdesedéfendrecontren’importequelagresseur.Personnenepeutluiretirer son droit à l’autodétermination. […] Nous voulons redevenir des hommes libres.Patriotes de tous les partis et de toutes les nations, conjuguons nos efforts pour aller encroisadecontrelesdéstabilisateursdenotrebelleCôted’Ivoire.Ilnes’agitpasd’uneoptionpournous.Ils’agitd’unenécessitévitale.»61

CharlesBléGoudé,leleaderdel’AlliancedesJeunespatriotes,surenchéritdansunlivretémoignage dont la nouvelle édition est préfacée par Aminata Traoré, ancienne ministremalienneetfiguredel’altermondialismeafricain: «[…]Jem’insurgecontretoutpaysquipensepouvoirdisposerd’unautre.[…]C’estlaraison

pour laquellemescamaradesetmoinousnousbattonspourque laFrance respectenotresouveraineté. J’insiste sur le fait que je n’ai rien contre les Français. Je désapprouvesimplement lesméthodesnéocolonialesde leursdirigeantsactuels. Je refuserai toujoursce"biberonisme"politique,c’est-à-direcettepolitiqued’asservissementdanslaquelleParisveutmaintenirlespaysafricains.JetrouveintolérableslessommetsFrance-Afrique:ilssont,pour

61 M. Koulibaly, A. Ahua Jr, G. K. Bush, La Guerre de la France contre la Côte d’Ivoire, Abidjan, LaRefondation,mai2003,pp.8-9.

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notre continent, une insulte suprême. Comment tant de pays peuvent-ils accepter des’humilierdansunemascaradederencontresquiressemblenttantàlacélébrationdumaîtreblanc?[…]ToutuncontinentquisemetàgenouxdevantlaFrance!C’estfiniletempsdescolonies!LesdirigeantsactuelsdelaFrancedoiventcomprendrequedemainneseranihierniaujourd’hui,etqueceXXIesièclecommençantvasonnerleglasdeleurvisionpasséisteetrétrograde.Nous, nous refusonsaujourd’hui, et nous refuserons demaindeplier le genoudevantlaFrance.[…]Dequeldroitl’anciencolonisateurs’immisce-t-ildansnosaffaires?Sinousleslaissonsfaire,lesdirigeantsfrançaisirontjusqu’àdéciderdenotrehabillementetdenotrecomportementde tous les jours. Il fautque JacquesChiracet les sienscomprennentenfin que nous avons grandi et que nous voulons, nous pouvons et nous devons nousprendrenous-mêmeenmain.»62

TiémokoCoulibaly,unhistorienforméàlaSorbonnequirêvededestinpolitique,n’adecesse, depuis son exil américain, de faire le procès de cette France coloniale etnéocoloniale. Régulièrement, il publie sur Internet des lettres ouvertes qui appellent à«combattrelatutellefrançaiseetàsemobiliserpourlaseconde indépendancedelaCôted’Ivoire»,pour«enfiniravecl’humiliationdelaservitudenéocoloniale».Dansl’unedesesmissives,postéesurlesiteAbidjan.netle13mars2006,ilécrivait: «[…] Il reste désormais à mener frontalement le combat fondamental contre la tutelle

françaisequiempêchelaCôted’Ivoiredesedéveloppertantelleestprisonnièredesserresd’un système néocolonial qui l’humilie et l’appauvrit. Les vieux accords néocoloniauxinégaux sont caducs. […]D’emblée, disons-le nettement et très fort: les relations entre laFranceet laCôted’Ivoireneserontplus jamais lesmêmesà l’issuedecettegravecriseetdevront être revisitées sur la base des intérêts de la Côte d’Ivoire, de l’Afrique, et desimpératifsde la transparenceetde lamodernisation. […]Lamondialisationoffreà laCôted’Ivoireuneénormepossibilitédeconstruiresurtouslescontinentsdenouveauxpartenariatsprofitables et de mettre fin à un tête-à-tête défavorable avec une ancienne puissancecoloniale en perte de vitesse sur la scène internationale mais nostalgique de son passéimpérial.

[…] Une révolution est en cours en Côte d’Ivoire, c’est celle de la lutte pour cetteindépendance que les Houphouët et le PDCI ont constamment combattue entre 1946 et1960.Cetterévolutionauraunimpacténormenonseulementdanslasous-régionmaisenAfriqueoulesaspirationsàlasouverainetéetàladignitésontdeplusenplusfortesparmilesnouvelles générations. Cette révolution ivoirienne est porteuse de renaissance pour toutel’Afriqueetdoitbénéficierdusoutiendetouslesleadersafricainsvisionnairesetdespeuplesafricainsquirefusentl’humiliationnéocoloniale.

La crise actuelle, au-delà de la question de l’ivoirité, de la démocratie, est donc unemobilisation patriotique des Ivoiriens, toutes tendances confondues, pour la souveraineté,l’indépendanceetlafindelatutellefrançaise.C’estdirequ’ils’agitd’unemobilisationcontrelenéocolonialismefrançaisetsesvaletslocaux.Cettelutteestaussiuneluttepourl’Afriquefrancophone dont la plupart des pays demeurent sous tutelle de la France. Ce sentimentpatriotiquedes Ivoiriens s’est accrud’autant plus qu’ilsont le sentiment que tropdepaysétrangers, trop de mains étrangères profitent de leur traversée du désert pour vouloir

62C.BléGoudé,Crise ivoirienne : ma part de vérité,Abidjan,LeadersTeamAssociated/FratMatEditions,2006(réédition),pp.142-143.

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contrôlerleursrichesses,pourleurimposerleurdiktat,pourlesrabaisser,lesridiculiser,leshumilier.Aveclacomplicitésurleplanlocaldeleadersd’opérette,sanséthique,sansvision,corrompus,prêtsà toutpour s’emparer dupouvoir et de la richesse.Hier le colonialismetrouvait ses valets indigènes sur lesquels il s’appuyait, aujourd’hui on assiste au mêmephénomène de ces politiciens immatures prêts à vendre leur pays pour quelquesmiettes.L’histoireneleurestjamaisclémente.Ilsdevrontjustifierleurtrahisondevantlepeuple.»

Paroles d’intellectuels nationalistes dira-t-on de ces libelles qui constituent désormais lefonds de commerce de toute une frange de militants de la cause patriotique. Oui,évidemment. La plupart des Ivoiriens ne sont d’ailleurs pas dupes de la rhétoriqueantifrançaise qui tient désormais lieu de paratonnerre politique aux différents acteurs duconflit.Tout lemondeabiencomprisque lesviolencesverbales régulièresdeMamadouKoulibalyoud’autresresponsablesduFPIcontrel’anciennepuissancecolonialetiennentenpartiedurituelpolitico-diplomatique.AParis,àNewYorketailleurs,ellesnesuscitentplusquehaussementsd’épaulesblasés,saufquandlavirulencedudiscourssetraduit,commeennovembre 2004, par desmenaces physiques sur des ressortissants français. Tout se passecomme si, d’un côté comme de l’autre, on avait désormais intégré ce paramètre de lastigmatisation antifrançaise commeune donnée parmi d’autres du jeu politique: soit unecontrainte de plus pour la diplomatie française, qui n’en manque pourtant pas, et uneressourcede légitimation toujoursutilepourunrégimesouspression internationale.C’estainsi,parexemple,quel’onapuinterpréterlavaguedeviolencesquiafaitsuiteàl’échecdel’opérationDignitéennovembre2004.Enretournantl’opinionpubliquecontrelaFrancequitiraitsurlafoule,enusant–etabusant–delamartyrologiepatriotique,lerégimeapu–untemps–transformerunedéfaitemilitaireenvictoirepolitique.Lesusagespolitiquesdecette rhétorique sont donc assez évidents. Il n’empêche. On peut aussi constater unediffusion de cette thématique nationaliste qui est assénée quotidiennement par la presse,celledes«journauxbleus»prochesdupouvoir(laquelleinterprètetoutévénementliéàlacriseàl’aunedel’aliénationcoloniale),parlaradio-télévisionquifutlongtempsauxordres,maisaussiparde trèsnombreuxartistes–chanteurs,musiciens,DJ–quisesont faitunespécialité: celle du zouglou ou du «coupé-décalé» patriotique63. En fait, ce qu’il fautcomprendre,c’estqueceregistredelaluttedelibérationnationalen’estpasseulementundiscoursd’élite.Ilestévidemmentdifficiledemesurersonaudience,maisonconstatequecet argument est devenu en quelques années un registre assez communément partagé, ycomprispardesindividusquinesontpasdessympathisantsdurégimedeLaurentGbagbo.

63 Voir l’enquête d’A. Kamaté, La Côte d’Ivoire en crise. Musique populaire et pouvoir de 2000 à 2006, mémoire demaster d’études africaines, université Paris 1, 2006.On trouvemême aujourd’hui dans les ruesd’Abidjan,unebandedessinéeintitulée:Côte d’Ivoire. Indépendance économique, l’ultime combat, publiéeenaoût2006paruncaricaturistesurnommé«l’Impérial».

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« Agoras » et « parlements » : espaces de socialisation à la parole patriotiqueUn des lieux privilégiés de diffusion de ce registre de la libération nationale et de lasecondeindépendanceestconstituédesparlements,agoras,sénatsetautrescongrèsquisesontmultipliésdans lepaysdepuis ledébutde lacriseenseptembre2002.Commeleursnoms l’indiquent, ces structures se sont édifiées comme des espaces de «débatdémocratique»surlemodèledela«Sorbonne»duPlateauquiexistedepuislongtemps64.Espaces de discussion, de mobilisation et de socialisation politique, ils se sontprogressivement imposés comme des courroies de transmission majeures de la parolepatriotique et desmots d’ordre du régime dans la société urbaine.Ayant compris depuislongtempsquelabataillepolitiquedelasortiedecrisesegagneraitdanslarue,lepouvoirafortement encouragé ce mouvement en soutenant financièrement, techniquement etpolitiquement lacréationdeces structures informelles.Leshommes fortsdurégime,dontMamadouKoulibaly,sontrégulièrementinvitésàlesparrainer,ycomprislesplusmodestesd’entreselles.Ainsi,parexemple,dupetitparlementEspaceLumumba65deWilliamsville,créé par trois amis, Constant, Dominique et Salomon, de jeunes étudiants, chômeurs etanciensmilitantsdelaFescietdelaJeunesseduFPIqui,unbeaujourdejuillet2005,sesontditqu’ilspouvaient«créeruntrucàeux,ici».Aprèsavoirnégociél’accèsàunespacevacant,àuncarrefour,etélaboréleurrèglementintérieur,ilspurentlancerleurparlementavecl’assentimentdeleurs«aînés»etl’appuiduprésidentdel’Assembléenationale,venuenpersonneinaugurerlelieu.DescentainesdeparlementssesontainsicréésàAbidjanetailleurs dans le pays. Ces structures sont de taille et de nature très différentes: certainsréunissent juste quelques «titrologues»66 autour d’un kiosque à journaux, d’autresrassemblentdesmilliersde«députés»etde«parlementairesdebout»commeauparlementdeYopougon-Sideciouau«ToutpuissantCongrèsd’Abobo»(enpleinfiefdel’opposition),lesdeuxplusgrandesstructuresavecl’ancienne«Sorbonne»qui,bienquediviséeendeuxfactions, continue d’attirer des foules au cœur du quartier administratif du Plateau.

64 L'espace désigné comme la Sorbonne au cœur du quartier administratif du Plateau, à deux pas de laPrésidence,aétécrééaumilieudesannées1980commeunespacedelibreexpressiontoléréparlerégimecaranimé par des orateurs que personne ne prenait au sérieux. Les débats qui s'y tenaient se sont ensuite trèsfortementpolitisésdurantlapériodederevendicationdémocratique,certainsdesesanimateursétantviolemmentrépriméspar le régimeBédié.Depuis lechangementderégimeen2000, laSorbonne–bienquescindéesendeuxailesrivales–estdevenueundeshautslieuxdelaparolepatriotiqueoùs'énoncentetsetestentlesmotsd'ordre du pouvoir. Voir A. Bahi, «La "Sorbonne" d’Abidjan: rêve de démocratie ou naissance d’un espacepublic?»,art.cit.;J.N.Atchoua,«Facteursdynamiquesdelacommunicationdesgroupesdansles"Sorbonnes"d’Abidjan»,mémoiredemaîtriseensciencesettechniquesdelaCommunication,universitédeCocody,2002,etthèsecitée.

65Baptiséainsi,selonsesresponsables,«pourdirequedePatriceàGbagbo,laluttecontinue(…);ças’inscritdanslemêmecadre»(EntretienavecConstantBeugré,PrésidentduparlementLumumba,Abidjan,14septembre2006).

66 On désigne ordinairement par «titrologues» ceux qui commentent l'actualité autour des kiosques àjournaux sansmême acheter la presse ni lire le contenu des articles. VoirA.Bahi, «L’effet "titrologue": uneétudeexploratoiredans les espacesdediscussiondes ruesd’Abidjan»,Revue Enquête (PressesUniversitairesd’Abidjan),n°8,2002,pp.13-35.

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L’ensembleformeunquadrillagetrèsétroitduterritoireurbain,soumisainsiàuncontrôlevigilantdesmilitantsde la causepatriotique.Cemouvement s’est institutionnaliséenuneFédérationnationaledesagorasetdesparlementsdeCôted’Ivoire,laFonaproci(dirigéeparIdrissOuattara),quiestunpilierdela«galaxiepatriotique»,etamêmevulacréationd’uneFédérationnationaledesorateursdesagorasetparlementsdeCôted’Ivoire.Al’échelledesparlements, on constate aussi une bureaucratisation du mouvement qui dans chaquequartier compte son président, ses vice-présidents, ses secrétaires à l’organisation, à lamobilisation,etc.Lesdébatsysontaussiassezstrictementorganisés.AuparlementSidecideYopougon,parexemple,lesjournéesobéissentàunemploidutempsbienétabli.Lematin,lesmembresactifsduparlement,etnotammentlesorateurs,seréunissentpourlarevuedepresse.Onlitlesjournaux,onlescommenteetl’onpréparelesargumentationsquiserontprésentéesaupubliclesoir(entretemps,lesorateurslesplusenvueaurontprislepoulsdelaligneofficielleendeslieuxtenussecrets:ilsyfont,commeilsdisent,«leursorcellerie»).Entremidietquinzeheures,pourcomblerlevidedelapausedéjeuner,oninvitelaplupartdu temps un pasteur d’une église évangélique (parfois un prêtre catholique ou un imam,mais c’est très rare) qui tente de capter l’attention des passants. Enfin, à partir de quinzeheures trenteet jusqu’àdix-neufheures,se tiennent lesdébatspolitiques.Cesdébatssontgénéralement animés par un orateur invité pour l’occasion67 qui est précédé d’autresorateurs, souvent membres du lieu, qui «chauffent l’ambiance» en proposant leurscommentairessurl’actualitédujouroudelasemaine.Lesdiscourssetiennentsurunterrainvague (prêté par un commerçant) qui a été nettoyé et organisé à cette fin. Il s’agit d’unespacecarrédecentmètresdecôtéenviron,bornépardesruespassantes.Dansuncoin,lefameuxkiosqueàjournauxoùsepressentdonclestritrologuesainsiquelasono,del’autrecôté unmarché-cantine qui s’est créé progressivement autour de l’espace de débat et aucentre,ungrandarbreautourduquel sontdisposésen rectangledesbancsenboisetdeschaisesenplastiqueplusconfortables. Lesdéputésetparlementairesquiviennentécouterlesdiscourspayentdoncpourcela(50francsCFApouruneplacesurunbanc;100francsCFApourunechaise).Iln’estpasraredevoirsepresserplusd’unmillierdepersonnes,enfinde journée, auparlementSidecideYopougon. En septembre2006, aumomentoù latransition politique était en débat à l’ONU, nous avons assisté en direct à ces débats.«Michel Barnier», l’un des orateurs qui tient son surnom de ses talents diplomatiques,chauffaitainsilafouleavantquen’interviennel’invitédujour: «[…]Toutechoseaunefin.NoussommesdécidésàmenerlabatailledeKirina68,parceque

laFranceellemêmeaacquissonindépendance.LaFrancemêmeaconnusoninvasionetaprès,elles’estdéfaite…desenvahisseurs.LesnazisetHitlerontmarchésurlaFrance.Ilssont allés déjeuner à Bastille. Nous, on n’est pas là-bas…mais on connaît votre histoire.Voilààà,ilsontmarchésurlaFrance.EtlegénéraldeGaulleaappeléàlarésistancedepuisLondres;…ilaappeléàlarésistance.Delamêmefaçon,leprésidentLaurentGbagbonousappelle…àlarésistance.Etvousnoustraitezaujourd’huidepatriotesàlasoldeduprésident

67Cesorateurssontdevenusdevrais«professionnels»de laparolepatriotiquequicirculentetsont invitésrégulièrementd’unparlementàl’autre.Ilsneviventpastoutefoisdecetteactivitéquin’estguèrelucrative.

68 Célèbre bataille au cours de laquelle Soundjata Keita, le fondateur de l’empire mandingue, battitSoumahoroKantéletyran.

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LaurentGbagbo!Nous ne sommespas… à la soldeduprésident LaurentGbagbo!Noussommes des résistants! Voilààà! Nous sommes des résistants à la solde de notreRépublique,… qui est en train d’être tenaillée par des colons des temps anciens.(Applaudissements).Noussommesdesrésistants… Ici, làpersonnen’aunearme ici.C’estparlaparolequenousallonsdésarmerlaFrance…Parlaparole,…nousallonsdésarmerlaFrance.Nousallonsmettrefinàtoutça,…etnousallonscoopérermaintenantaveclaFranced’égalàégal.Lestempsdescontratsjuteux,descontratsàunfrancsymbolique,àlafamilleBouygues sont terminés. Maintenant, c’est appel d’offres. Thabo Mbeki vient avec sondossier,VladimirPoutine, JacquesChirac,TonyBlair,GeorgeBush, tout lemonde!Avecnotrepétrole,vousnousproposezcombien?AfriqueduSud,44%,bon toi tuattendsunpeu; France20%:mets-toi derrière; Russie 50%, EtatsUnis 52%, çameplaît: tenez!(Applaudissements). C’est comme ça nous allons maintenant discuter et donner au plusoffrant.Nousallonsdonnermaintenantauplusoffrantparcequec’estpasnormalquenoussoyonspauvresdansunpaysriche…LeprésidentGbagboadécidédemettrefinàtoutça.On louait lepalais présidentiel que vous voyez auPlateau là, on louait.On le louait à laFrance. Le palais présidentiel, le palais de l’Assemblée nationale, la primature, le blocministériel,leterminalàconteneurdeVridi,…toutçaétaitloué.Etonversaitdel’argentàlaFrance.EtleprésidentGbagboLaurentestarrivé;ilditbon!Votreaffairedelocationlà,çac’estavecHouphouët-Boigny…Votreaffairede location,çac’estavecHouphouët-Boigny.[…]Onlouaitmêmelesroutes.Asavoirmêmesilalanguefrançaisequejeparlen’estpaslouée(Rires et applaudissements).Entoutcas,l’indépendancevraie,nousn’avonspaseu,onnous a menti. Nous n’étions pas indépendants. Nous étions libres avec des chaînes auxpieds,trèssuivisdeprèsparlemaître.Est-cequ’avantonpouvaitparlerdevantunmaître?On tremblait. Maintenant, on se salue: salut comment ça va? Beaucoup de choses ontchangé et la démocratie véritable a commencé à naître. C’est pour cela, il est mieux decomposer avec le Président au lieu de chercher à le combattre. […] Chez nous, en paysgouro,ilyaunadagequiditqueceluiquimangeunpeulànemaigritpas,c’estceluiquiestgourmandlàquimaigrit.SiChiracacceptaitdemangerunpeu,ilnevapasmaigrir.Commeil veut être très gourmand, il veut prendre même,… l’assiette du propriétaire pourl’emporter.C’estpourcelaçavasecasserdanssamainetilvamourir.[…]Nousdénonçonsune politique: l’impérialisme, le néocolonialisme, c’est ce que nous dénonçons et si leschosessontréparées,FrançaisetIvoiriensmarcherontcôteàcôte,maindanslamain.Chersamis,c’estparcesmotsquejevoudraisterminer.QueDieubénisselaCôted’Ivoire!Etqu’ilvousbénisse!»69

Au parlement Inch’Allah de Koumassi, une autre commune populaire d’Abidjan, lesproposquenousavonspurecueillirétaientdelamêmeveine. «Aujourd’hui,laFranceaamenécetteguerre-làenCôted’Ivoire,silaFrancenousfaitcette

guerre-là,c’estparrapportauxintérêtsdelaFrance.LaFranceditqu’elleainvestidanscepays-là,etqu’ellenepeutpasrepartirsiellen’apascequ’elleveut.L’accorddedéfensequiaétésignéen1961,où…onditquel’air,laterre,leciel:toutcelaappartientàlaFrance;

69ProposrecueillisauparlementdeYopougon-Sidéci,lemercredi20septembre2006,parl’auteur.Pourunverbatim quasi complet de ces débats, voir R. Banégas, «La France et l’ONU devant le "parlement" deYopougon. Paroles de Jeunes patriotes et régimes de vérité à Abidjan», Politique africaine, n° 104,décembre2006,pp.141-158.

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qu’aujourd’huiLaurentGbagboestarrivé, ilaarrachétout… toutçaàlaFrance.LaFrancenevapasgommer,laFrancenevapaspartir facilement. […]Nousdevonsrestersolidaire,carlaFrancequinousavolésyalongtemps,veutcontinueràvoler;leBlancquinousamisleschaînesauxpieds,veutcontinueràmaintenirceschaînesànospieds….LaurentGbagboestentraindedire…qu’ilfautqu’oncoupeceschaînes-là,LaurentGbagboestentraindedireauxAfricainsquesionsemetensemble,onvacouperceschaînes-là,etsioncoupeceschaînes,commel’Afriqueestriche,l’Afriqueestplusrichequel’Europe.…onseradevantcesgars-là,maislesBlancsneveulentpasqu’onsoitdevanteux….Ilsneveulentqu’onsoitdevanteux.»70

A l’échelle nationale comme à la petite échelle des agoras de quartiers, on pourraconsidérerquecettemobilisationduregistredelalutteanticoloniale(coupléeparfoisàceluidelamémoiredel’esclavagecommeci-dessus)n’estqu’unartificemasquantlesvéritablesintérêtssociaux,économiquesetpolitiquesdesJeunespatriotesquiusentdecettelogorrhéenationalistepourservirleursintérêtsdansunelogiquede«politiqueduventre».Certes.Enmilieuurbain,commedanslescampagnes,onpeutaisémentconstaterquecediscourssertdeprétextecommodeaux stratégiesdeprédationetdecaptationdes rentesdeceuxquel’on appelle communément des «ventriotes» ou des «patriotes alimentaires». Dans lescampagnes de l’Ouest, on sait par exemple que l’argument nationaliste de l’autochtonie(soutenu, de surcroît, par un code foncier rural adopté en 1998 qui institutionnalisaitl’ivoiritéenréservantlapropriétédelaterreauxseulsIvoiriens)aservidecouvertureàdenombreuses opérations d’expropriation foncière menées souvent au profit d’unbig manlocal.LesgroupesdeJeunespatriotesvillageois,organisésencoopératives,enassociationsouenmilices,n’hésitentpasàprendre les terresdes «allogènes» auprétextequ’ellesneleur appartiennent pas selon le «droit coutumier». Comble des paradoxes, ce sont cesJeunespatriotesqui,désormais,seposentengardiensdes«traditionslocales»,enaccusantleurs parents d’avoir bradé la terre aux «étrangers».On voit bien, dans le cas d’espèce,comment les divers registres de l’autochtonie, du nationalisme et de la tradition(évidemmentréinventée) secombinentpourservirdesstratégies localesdepouvoir, entre«primo-occupants» et allochtones,mais aussi entre générations. Il en est évidemment demêmeàl’échellenationale:letraindeviedesBléGoudé,KonatéNaviguéetautresEugèneDjué,«lesseulspatriotesquinousrestent»71,indiquentbienque laveineultranationalisteest devenue, en quelques années, un puissant vecteur d’accumulation économique etd’ascensionsociale.Laplupartdeces leadersdelagalaxiepatriotiqueroulentaujourd’huidansderutilanteslimousinesoudes4X4demillionnaires,disposentd’unearméedegardesducorps,investissentdansdiverssecteursd’activité(leshydrocarbures,parexemple,pourBléGoudédontonditqu’ilpossèdeunesomptueusepropriétésur laCôted’Azur)etontaccumulé, pour certains d’entres eux, une importante fortune personnelle. Cetenrichissementdeschefspatriotesestunfaitavéréquisuscited’ailleursdesjalousiesdanslemilieu–unepartiedestensionsetdesscissionsquisemanifestentrégulièrementauseindelagalaxiepatriotiquepeutd’ailleurss’expliquerpardesrivalitésdecettenature.

70ProposrecueillisauparlementInch’AllahdeKoumassi,le17septembre2006,parAlainToh.

71Pourreprendrelestermesd’unechansonde«coupé-décalé»,intitulée«Marcoussis».

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Eschatologie de la délivrance et occultation de l’histoire nationalePeut-onpourautantenresteràceniveaud’interprétation,ensecantonnantderechefàlathèse instrumentaliste d’un «patriotisme alimentaire», usant de la rhétorique nationalistepour légitimer des stratégies de prédation et de pouvoir? Notre conviction est que cettethèse,conjuguéeàlacertitudequelesentimentantifrançaisestultraminoritairedanslepays(ce qui est sans doute juste, mais difficile à prouver chiffres à l’appui), contribue à unemauvaise compréhension de la mobilisation anticolonialiste, de ce qu’elle recouvresocialement,etdesaportéeéventuellesurledevenirdesrelationsfranco-africaines.Certes,on conviendra volontiers que la «politique du ventre» est une dimension cruciale de lamobilisation patriotique et que les chefs patriotes ne sont pas exclusivement mus parl’éthiquede laconviction–c’estuneuphémisme.Maispeut-onacceptertoutunimentcetargument pour le commun des militants de la cause patriotique, pour le «parlementairedebout» qui vient tous lesmidis écouter les débats à laSorbonne duPlateau ou le petit«membre statutaire» d’une agora de quartier? Certains d’entre eux trouvent dans cetteactivité politique une part de leur pitance quotidienne, mais le train de vie fastueux desdirigeantsde lagalaxiepatriotiquenedoitpasmasquer lamisèrerelativede leurs troupescommenous avons pu le constater sur le terrain. Les enquêtes que nous avons réaliséesdans les quartiers populaires d’Abidjan montrent que le patriotisme vindicatif des Jeunespatriotesnepeutpasseréduireàsesdimensionsinstrumentales,qu’ellessoientpolitiques,économiques ou administratives. Comme toute mobilisation nationaliste, il trouve sesressorts dans les imaginaires sociaux, lesquels ont été profondément affectés par lagénéralisationdelaviolence.Notrehypothèseestquel’usageduregistreanticolonialisteetdu thème de la «seconde indépendance» est d’autant plus opératoire qu’il s’articule(notamment mais pas exclusivement) à trois dimensions sous-jacentes à la mobilisationpatriotique: une eschatologie religieuse et quasi prophétique de la délivrance; uneoccultationdel’histoirenationale;enfinetsurtoutunelutteindividuelleetcollectivepourl’émancipation juvénile dans un contexte de bouleversement des rapportsintergénérationnels.Silerépertoirenationalisteetpatriotiquemobilise,eneffet,c’estqu’ilprocureunregistrefacile d’explication du malheur, dans un contexte de crise multiforme, de violence etd’effondrementdesrepères.EnCôted’Ivoirecommeailleurs,le langageultranationalisteacettefacultédefournirunestructurenarrativecommodepourinterpréterlesproblèmesquiseposentàlasociététoutentièreetpointerdesresponsables.Acetitre,ilremplitenpartieles fonctions anthropologiques du procès en sorcellerie, avec lequel il présente quelquessimilitudes.Pointn’estbesoindecherchertrèsloinlescausesdelacrise:les«assaillants»,l’anciennepuissancecoloniale et ses affidés locaux sont lesboucsémissaires facilesd’undésarroi généralisé. Dans cette rhétorique ultranationaliste, l’ennemi est souvent désignésouslestraitssataniquesdumalin,dudiableetduvampire.L’analysedeschampslexicauxutilisésparles«journauxbleus»,etparcertainsleaderstribuniciensdansleursharangues,

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soulignel’importancedecettesymboliqueetdecesstructuresrhétoriques72.Onreconnaîtévidemment là l’influence d’un registre qui, ces dernières années, a pris une importancemajeureenAfrique, à savoir lediscoursdesnouvelleséglisespentecôtistesquiont fondéleur prospérité sur la lutte contre les forces du Mal et la promesse d’un avenir meilleur.Point n’est besoin d’entrer dans le détail de ce phénomène73. Il suffit ici de relever quel’ultranationalisme ivoirien, nourri du répertoire socialiste révolutionnaire du FPI, s’inscritsimultanémentdansun imaginaire religieuxde ladélivrancevéhiculéentreautrespar leséglisesderéveil–quicomptent,parmileursadeptes,lechefdel’EtatetlaPremièredame.Onconstate,d’ailleurs,quelespasteurssonttrèsprésentsdanslesespacespatriotiques.AuparlementdeYopougon-Sideci,commenous l'avons indiquéplushaut, la tranchehorairedemidià15heuresleurestréservée.Onytrouveégalementdenombreusespublicationsdeséglisesévangéliquesdontlestitressemblentavoirétéconçusexpressémentpourservirlalutteanticoloniale.Surtout,àécouterdiscourirlesjeunesorateursdesagorasdequartier,àentendre les confidencesdesmilitantsdebase sur le sensde leurengagement,onnotel’influencedesréférencesbibliques.Lalutteémancipatricecontrelesassaillantsarmésetlapuissancecolonialeyprendunetonalitémessianique:larédemptionindividuelleetlesalutcollectif de la nation supposent des épreuves, une «traversée du désert», un esprit desacrificedeceuxquisontprêtsà«offrir leurpoitrine»pourdéfendre les institutionsde laRépublique.Lepatriotisme,icicommesousd’autrescieux,apparaîtbeletbiencommeunereligion séculière.Dans un paysoù le prophétisme a une longue tradition d’interventiondans les affaires publiques74, les échos sont évidemment très puissants entre le registrepolitique de la «libération nationale» et de la «seconde indépendance» d’une part, etd’autrepart,cet idiomereligieuxde ladélivrancequi«mise sur lapuissanceagressivedel’Espritetlaguerredéclaréeaux"forcesdumal"»75pourfaireadvenirlaJérusalemterrestre.Cettejonctionn’estpasanodinecar,danscetteéconomiesymboliquedeladélivrance,lesalutnepeutvenirqued’uneéradicationdesforcesmaléfiques,d’untravaildecurationdesmétastases qui minent le corps social76. C’est un conflit à mort qui prend l’allure d’uneguerretotalecontrel’ennemiintérieuretextérieur.Lecompromisn’yaguèredeplace. 72VoirE.Chabasseur,«Laconstructiondesfiguresdel’"assaillant"etdu"patriote"danslapresseivoiriennedepuisle19septembre2002»,mémoiredeDEAd'étudesafricaines(optionsciencepolitique),universitéParis1,2004,125p.

73 Parmi de très nombreuses publications, voir sur ce thème, le numéro spécial de Politique africaine,consacré aux «Sujets de Dieu» (n° 87, octobre 2002). Voir aussi la thèse de Ruth Marshall, The Politics of Pentecotalism in Nigeria (1975-2000), UniversityofOxford,StPetersCollege,2006.

74VoirJ-P.Dozon,La Cause des prophètes,Paris,LeSeuil,1995;R.Bureau,Le Prophète de la lagune, Paris,Karthala,1995.

75A.Mary,«Prophètespasteurs.Lapolitiquede ladélivranceenCôted’Ivoire»,Politique africaine,n°87,octobre2002,p.92.

76D’oùlafréquence,danslesdiscoursdeLaurentGbagbonotamment,desmétaphoresdelamaladieetdelaguérison.Voir le«médicament»et lapotionamèredeMarcoussis.D’oùpeut-êtreaussi laprésence fréquentedestradipraticiensdanslesagorasetparlementsoùilsviennentfairel’articlepourdespotionscenséesguérirdetouslesmaux.

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Cetteeschatologiebelliqueusedeladélivranceestd’autantplusopératoirequ’elles’inscritdansune longuehistoired’occultationde lamémoirenationale.Commenous l’avonsvutoutaulongdecetteétude,laviolencedudiscoursultranationalisteactuelexprime,eneffet,unealiénationancienneettrèsprofondedelasociétéivoiriennequi,àl’instardenombredesesvoisinsd’Afriquefrancophone,n’ajamaisvéritablementcoupélecordonombilicalavecla «mère patrie». Cette relation «osmotique», maintes fois dénoncée, a été encore plusprononcée en Côte d’Ivoire qu’ailleurs en raison du choix, politique, économique etstratégique tout à la fois, du président Houphouët-Boigny de rester dans le giron del’anciennepuissancecoloniale.Contrelesavocatsdupanafricanisme,onlesait,«leVieux»défendit l’option de la Communauté et du maintien de liens privilégiés avec Paris aprèsl’indépendance.A l’opposé de son voisinNkrumah, il bâtit la prospérité de son pays enrenforçant ces relations dans tous les domaines: militaires, économiques, politiques,culturels…S’ilestunpaysoù,effectivement,l’indépendancenefutguèreplusquecelledudrapeau,c’estbienlaCôted’IvoireoùtouteslesfonctionsdesouverainetéétaientexercéespardesFrançais,oùlasécuritédupaysétaitassuréenonparunearméenationalemaisparle 43e Bima, où l’essentiel de l’économie était tenu par des intérêts de l’Hexagone. Lavigueurdunationalismeactuelestévidemmentliéeàcettehistoiredesouverainetéaliénée;il traduitbeletbienunerevendicationdeseconde indépendance.Celaestconnu.Cequil’estmoins, c’estque, tout à leuréconomiede renteet leur alliancepolitiqueavecParis,Houphouëtet lessiensontsciemmentocculté tout référenthistorique localquiauraitpu,comme end’autres lieux, coaliserunnationalisme patelin. En témoigne la répressiondesmouvements nationalistes dans les années 1950-1960, et surtout celle de la mobilisationsécessionniste du Guébié qui, sous des accents autochtones, articulait un discoursclairementanticolonialiste.Le27octobre1970,danssa«Proclamationdel’Etatd’Eburnie»,GnagbéKragbé,leleaderdumouvement,s’adressaitainsiàsescompatriotes: «Depuisdixansvousaveztousservietsouventavecunehargnebestialeungouvernement

indélicatetantinationaliste;vousavezadorécommeundieuunchefquiavendulepays.[…] Il est trop tard à présent pour rêver d’élections. Il faut se battremaintenant. La vraiediscipline vous rangera aux côtés du gouvernement nationaliste pour arracher le pays àl’exploitationdesétrangers.[…]L’arméefrançaisedoitquitterlepaysetnedoitenaucuncasprendrepartànosquerelles.[…]Jedécrètelamobilisationdetouteslesforcesvivesdupayset invite paysans, travailleurs, soldats, policiers, gendarmes, chômeurs, élèves, étudiants,ancienscombattants,à semettre sans tarderà ladispositiondugouvernementnationalisteétabliàGagnoa.»77

LemouvementdeKragbé,dontseréclameunepartiedes troupesdeLaurentGbagbo78aujourd’hui,fut,onlesait,violemmentécraséparlasoldatesqued’Houphouëtsoutenueparla France. La violence actuelle a sans doute aussi à voir avec cette occultation de lamémoirenationale,cequiexpliquerait le retouren forcedans ledébatpublicdecertainsépisodesdouloureuxcommeceluiduGuébié.Cettetrajectoiredeformationdel’Etat(etdel’économie ivoirienne) dans l’extraversion et la «consanguinité» françafricaine fait

77CitéparJ.GadjiDagbo,L’Affaire Kragbé Gnagbé...,op. cit.,pp.64-65.

78Lui-même,rappelons-le,originairedeGagnoaethistoriendunationalisme.

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qu’aujourd’hui nombre d’Ivoiriens estiment souffrir d’un «déficit de représentation desoi»79.Trèsclassiquement,laguerrequis’énoncesurlemodedelalibérationcontribueàlecombler.Maisilyaplus.Paradoxalement,onpourraitavancerl’hypothèsequel’ultranationalismebelliqueuxdesJeunespatriotesestaussileproduitdérivé(etmortifère)d’undébatd’essencedémocratique:unecontroversesurlaquestiondesavoir«qu’est-cequelepeuple?»,«quileconstitue?»et,aufond,«quiestlesouverain?».Jean-PierreDozon,danssonanalysedunationalismeivoiriennotaittrèsjustementquesouslerégimedupartiunique,cettequestionneseposaitpas: «Durantcettepériode,eneffet, lepeuple ivoiriennecessad’êtreuneémanationdecelui

qui, à l’encontre de toute démocratie […], occupa largement la place de l’instancesouveraine.Endonnantàcelle-ciunedimensionpolitico-religieuse,ouencoreunelégitimitécharismatique,Houphouët-Boignyneconçutjamaisautrementlepeuplequecommecequidevait être sa propre mesure. […] Par conséquent, dans la mesure où, du point de vued’Houphouët-Boigny,lepeuplen’étaitpasvéritablementsouverainetqu’illuiappartenaitaucontraire de le façonner à sa manière, la question de l’immigration étrangère ou de ladistinctionentre"étrangers"et"nationaux"n’avaitpourainsidirepasd’objet»80.

Il n’est pas étonnant, dès lors, que cette question ait resurgi en parallèle de larevendicationpluralisteetqueleFPI,hérautdelaluttedémocratique,enaitfaitsonchevalde bataille, sous le doux euphémisme d’un «nationalisme civique». On connaît la suite,notammentlamanièredontlesbataillespolitiquespourlasuccessiondu«Vieux»,laguerreetlavolontéduFPIdecomblersondéficitdelégitimité,ontprogressivementfaitglisserledébat vers un nationalisme «ethnique» et une conception nativiste de la citoyenneté. Ilreste que cette histoire complexe du nationalisme ivoirien comme matrice de larevendicationdémocratiquedoitêtrepriseencomptepourcomprendreleconflitactueletsaisirlesrésonanceshistoriquesentred’uncôtéleregistrenationaliste-anticolonialisteetdel’autre,larevendicationdesdroitsd’unejeunessequiclamesonaffranchissement.

79Selonl’expressiond’OusmaneDembélé(communicationpersonnelle).

80J-P.Dozon,«LaCôted’Ivoireentredémocratie,nationalismeetethnonationalisme»,Politique africaine,n°78,juin200,p.60.

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« De grâce, on est grands ! »81Car là est bien l’essentiel. Si la rhétorique de la libération nationale a pris une telleampleurdanslepaysetsingulièrementparmilessympathisantsdelacausepatriotique,cen’estpassimplementpourlesraisonshistoriquesévoquéesci-dessus.C’estaussietsurtout–selon notre hypothèse – parce qu’elle fournit le cadre interprétatif d’une autre lutted’émancipation, celle d’une jeunesse urbaine fortement politisée, formée au moule dumilitantismesyndical,quiréclamedésormaissondûetuneplacereconnuedanslasociété.Les Jeunes patriotes d’Abidjan sont très souvent présentés comme de simples affidés dupouvoir,desserviteurszélésauserviced’unrégimequi,pourcompensersonmanquedelégitimité,s’estprogressivementstructurésurlemoded’un«Etat-milicien».Cephénomènede «milicianisation» de la société ivoirienne est évidemment important comme nousl’avonsmontréailleurs82.Ilconstituemêmeunehypothèquemajeurepourleprocessusdesortiedecriseetdepacification.La«galaxiepatriotique»elle-mêmes’estconstruitesurlemodemilicien,avecdevéritablesstructuresarmées,telleGPP(Groupementdespatriotespour la paix, de Touré Zéguen et Bouazo Yoko Yoko), qui côtoient des organisationscommelaFesci(FédérationestudiantineetscolairedeCôted’Ivoire)qui,depuislesannées1990,faitrégnersonordresurlescampus.Nombred’observateursestimentd’ailleursquelaFesci est devenue aujourd’hui l’une des principales milices du pays. Au sein de cesstructures syndicales et/ou paramilitaires, tout comme dans les autres organisationspatriotiques,c’estunehiérarchietrèsmartialequirègne–aveclesappellationsetmarquesderespectafférentes.Onpeutévidemmentsouriredestitresronflantsquesesontdonnésleschefspatriotes–le«généraldelajeunesse»BléGoudéoule«maréchal»EugèneDjué–,maisilstraduisentbienleprocessusd’enrégimentementdesjeunesurbainssouslabannièrepatriotique. Jusqu’au plus bas niveau de l’échelle, les grades militaires sont en vigueur.Mimétismeclassiqued’une sociétéenguerre,dira-t-on,mais aussi expressionplus subtiled’une martialisation des rapports sociaux au sein d’une fraction de la jeunesse issue dusyndicalisme étudiant où l’important,depuis les années 1990, était de «poser des actes»poursevoirreconnaîtreunstatutdanslemouvement.C’estainsiquel’onprenaitdugalonau sein de la Fesci et c’est sur ce même mode que désormais s’évaluent les qualités duvéritablepatriote.Lesorganisationspatriotiquesetlesstructuresparamilitairesassociéessontdonccertesdesinstruments au servicedupouvoir.Maiselles sont aussi le lieuoù l’onpeut seconstruireunestaturede«garçon»(selonl’expressionenvigueuràAbidjanpourdésignerceluiquiestvaillant).Lesparlementsetagoras,notamment,constituentdesespacesd’encadrementetdesocialisation collective, pourvoyeurs de repères, où celui qui «grouille» et qui «se

81 Selon lemot d’Eloi, Jeune patriote président du parlement desDeux Plateaux. «EnCôte d’Ivoire, nousvivonsuneguerreéconomique;onn’estpasindépendant.Ilnousfautchoisirunedatedel’indépendanceaprèsla guerre. Lepremier indice de la dépendance de notrepays, c’est le gouvernement actuel, avecunPremierministreimposéetdesrebellesdansungouvernementtoutfaitparlaFrance.Onnousridiculise.Degrâce,onestgrands!».

82VoirR.Banégas,«Costad’Avorio,loStatodellemilizie»,art.cit.

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cherche»83peutdonnerunsensàsonaction.Dansunesociétédéstructuréeparlaviolenceetlesannéesdecrise,oùl’écolenejoueplussonrôled’ascenseursocial,c’estun facteurimportantquiexpliquesansdouteunepartiedel’engouementqueconnaissentcesgroupes.Maiscesstructuresd’encadrementquesontlesorganisationsdejeunespatriotes(urbainsetruraux)neprocurentpasseulementunrefugecontrelaprécarité;ellessontaussilelieuoùles jeunes s’imposent en tant qu’acteurs de poids sur la scène publique. Au sein desparlementsetdesagoras,cesontlaplupartdutempslesjeunesquitiennentlaparole;cesont eux qui organisent les débats et imposent leurs arguments. Ces organisations de lagalaxie patriotique constituent une forme d’Etat dans l’Etat par l’influence qu’elles ontacquise sur la politique nationale. Mais elles constituent aussi et surtout une forme decontre-société où des étudiants en échec scolaire pourront être appelés «professeur», oùdes jeunes chômeurs, voire des petits voyous, deviendront «député» ou «général» – etserontreconnuscommetelsparleurspairs.Unecontre-sociétéavecsalangue–lelangagepatriotiquemâtinéde«nouchi»,cefrançaisargotiquedesjeunesdelarue–etsescodesissus notamment de la culture du ghetto84, où se forgent denouvelles subjectivités et denouvelles représentations de la citoyenneté. Ce processus que l’on pourrait nommer«subjectivationpatriotique» senourrit simultanémentd’une réflexion trèspolitique sur ledevenirdelanation,dedébatsconstitutionnelségalementtrèssérieuxetdocumentéssurlescritères de la nationalité et de l’éligibilité; il s’énonce dans les termes héroïques d’une«résistance»nationalepourladéfensedesinstitutionsdelaRépublique;maisilsevitaussietsurtoutdanslestermesd’uneculturedelarueauseindelaquellelesstatuts,lesidentitéset les droits de chacun s’affirment dans le passage à l’acte, l’illégalité et la violence. «Lepouvoirestdanslarue»disait-onenoctobre2000aumomentdesélectionsprésidentiellesqui avaient vu Laurent Gbagbo parvenir au pouvoir en s’appuyant sur les immensesmanifestationsdesesmilitantsquidéfilaientsurlesboulevards.Septansaprès,onpeuteneffetconsidérerquelasouverainetéestaumoinsautantdanslaruequedanslesinstitutionsofficielles, les Jeunespatriotess’imposantpeuouproucommeles«nouveauxsouverains»de l’espace public urbain. Que Charles Blé Goudé se proclame le «président de la Ruepublique»n’estpas,àcetégard,qu’unjeudemot.Ilyalàquelquechosed’important.Par-delàlephénomènedesJeunespatriotes,eneffet,onobserveuneaffirmationdeplusenplusfortedesnouvellesgénérationsquise«lèventenhommes», secouent le joug des rapports d’aînesse et revendiquent leurs droits. Ceprocessus d’autonomisation et d’émancipation n’est bien sûr pas nouveau, mais il estaccéléréparlaguerrequifaitdelajeunesseunecatégoriepolitiqueàpartentière.Commel’indiquentdesenquêtesdansl’ouestdupays85,cemouvementestsensibledanslesarènesvillageoises où les jeunes se voient confier les armes des aînés et la responsabilité dedéfendrelacommunauté.Uneactivitéde«barragiste»quileurprocure,parleracket,une 83Cesdeuxexpressionspopulairesnedésignentpasseulement laquêtedesens,maisplusglobalementetprosaïquementtousleseffortsquisonteffectuésparunindividupoursortirdesaconditionprécaire.

84VoirE.deLatour,«Lesghettomen.Lesprocessusd’identificationparl’illégalitéàtraverslesgangsderueàAbidjanetSanPedro»,Actes de la recherche en sciences sociales,n°129,3etrimestre1999,pp.68-83.

85VoirS.Bobo, J-P.Chauveau,«Lasituationdeguerredans l’arènevillageoise»,Politique africaine,n°89,mars2003,pp.12-33.Maisaussi lesenquêtesplusrécentes (avril2007)menéesparnotrecollègueAlainTohdanslecadred’unerechercheavecl'auteur(publicationàvenir).

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certaineautonomie financière,maisqui leurconfèreaussiuneautoritésouverainedans lagestiondesfrontièresdelacité.Maiscephénomèneestaussimanifesteenmilieuurbainoùlesstructuresdela«galaxiepatriotique»sesontimposéesenquelquesannéescommedesacteurs incontournables.Onobjecteraencoreque cesmouvementsdepatriotes sont à lasoldedupouvoir, instrumentaliséspar laprésidence.Mais le rôleque tiennentdésormaisleurs leaders–Charles BléGoudé,EugèneDjué,DamanaPickass, Jean-YvesDibopieu–dans le jeu politique national, et celui acquis par leurs lieutenants à l’échelle desmunicipalités,montrentqu’ilsont aussi gagnéune influenceconsidérable sur la conduitedesaffairespubliques.Ducôtédelarébellion,dontnousn’avonspastraitéici,onconstateégalement l’apparition de nouvelles figures politico-militaires, jeunes pour la plupart, quitendentdésormaisàéclipser lesvieuxpoliticienshéritiersde l’houphouëtisme.De fait,cequi se joue aujourd’hui dans la guerre de Côte d’Ivoire, c’est aussi l’affirmation d’unenouvelle génération politique, qui, si elle ne rompt pas fondamentalement avec lespratiquesantérieures,estporteused’autresréférentsetd’unnouveaustylepolitique.Al’échelleindividuelle,nosenquêtesindiquentplusprécisémentquelesjeunesquisontengagésdanslacausepatriotiquetrouventdanscelle-cilavoiedeleurautonomisation.Toutsepassecommesilediscoursdelalibérationnationaleservaitderegistreprivilégiéàuneautreformedelutted’émancipation,sociale,économique,familiale,communautaireet,in fine,politique.Encesens,lediscourssurlaFranceetsonhéritagecolonialqu’ilfautsoldern’est pas que le vernis d’une attitude mercenaire de «ventriotes», ou le reflet d’unepropaganded’Etat.Ilestaussietsurtoutlevecteurprivilégiéd’unerevendicationdesdroitsetd’uneaffirmationdesoiquiprendl’allured’unerévolutiongénérationnelle.SoroAdama,jeuneorateurduparlementdeYopougonexprimeàsafaçonceprocessusdesubjectivationmoraleetpolitique: «Jem’appelle SoroAdama. Je suis dunordde laCôted’Ivoire; je suis sénoufo et je suis

chrétien. […] Et ma position dans la crise est d’autant plus… complexe que, c’estpratiquementmesparentsquisont…partieprenantedanscequisepasse.Doncjenepeuxpasavoirlamêmepositionqueceuxquisontici.Parcequechezmoilesgensmeurent,yapas demédicaments, y a pas d’eau potable, […] je pense àmes parents,mais enmêmetemps je saisque lecombat,c’estuncombatqui,quivam’emmener…vers la liberté. […]Noussommesentrain…noussommesdanscecombatparceque…,enfaitnoussommesunenouvellegénération,noussommesunenouvellegénérationetnouspensonsque…ceuxquiontenseignéladémocratie,ceuxquinousontenseignélaliberté,nousleurdemandonsseulementuneseulechose:notredroitd’existerentantquenation,etnotre,notredroitdechoisirlibrementceuxàquinousvoulonsconfierlepouvoird’Etat.Voilàle…leproblèmequenousavons.Maisceuxquinousontcolonisés,jeveuxdirelaFrance,apeutêtreunpeuétéprisedecourtparcequ’ellen’apasvulebébégrandirpeut-être;c'est-à-direonestallétropvite,peutêtredesortequelemaîtren’apasvuvenirl’élèvequiatropviteassimilélesleçons,etquivoudraitmaintenantfairecommelemaître.[…]

Il faudraitquelaFranceaccepte…denousprendreavecnotrefaçondepenser, il faudraitque lesgens respectentnoschoix. […]Eux ilsdoivent seulementprendreacte,et faireensorteque les lois,… les fondementsélémentairesde ladémocratie soient respectés […] Ilfautpermettreauxgensdes’exprimer; il fautpermettre auxgensdes’exprimer.Etquandnousallonstravaillerdecettefaçon,simaintenantlesdirigeantsfontpreuvedemauvaisefoi,quelepeuplen’apascequ’ilveut,nousallonsleschanger.[…]Donc,lesgensdoiventnouspermettredenousexprimer.Onveutcollaboreraveceux; laFrance,c’estquandmêmele

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premierpartenaireaudéveloppementde…laCôted’Ivoire.Ladernièrefoisj’étaissurprisdevoirl’ambassadeurvenirdirequelaCôted’Ivoirereprésente0,008%delacoopérationqueeuxilsontdanslemonde.Nousondit«bon,sionreprésenterienpourvous,lâcheznousalors».Voilà, si vous pensezquenous onne représente rien à vos yeux, donc redonneznous la liberté. Et puis quandnouson va se rendre compte qu’onnepeut pas vivre sansvous, on reviendra vous voir. C’est aussi simple que ça. Mais nous sommes obligés decollaborer. Nous pouvons peut-être comprendre que nos arrière-grands-parents ont signépeut-êtredesaccords,parcequej’aiunamiitalienunjourquim’adit,lorsquenousétionsquittés à unemanifestation, il dit, "mais Soro est ce que vous savez pourquoi vous vousbattez"; je lui ai dit, "nous on se bat pour la liberté». Il dit «mais il s’agit de quelleliberté?"; je dis "notre liberté,ça veutdire nous voulons disposer denous-mêmes". Ildit"maispeut-êtrequelesgensontvenduvotreCôted’Ivoireavantquevousnesoyeznés";jedis"maisledébatn’estpasàceniveau".[…]Etcequinousréjouitaujourd’hui,c’estquelespetits pays qui nous entourent, qui aident la métropole, à…à…à faire cette politiquenéocolonialisteenCôted’Ivoire,maistoutlemondevapasserparlà, làoùnousonestentraindepasser;parcequelaliberté,lavraie,nesedonnepas.Lalibertés’arrache.Parcequemonamiitalienmedisait,d’autrespaysontacquisleurindépendancedanslalutte;"vousvotre indépendance,onvous l’a…donnée.Maisonvousadonnévotre indépendanceenéchange de quoi?" J’ai pas pu répondre à cette question, parce que évidemment je lesavais.»

Prolongeant cette réflexion par une discussion sur l’évolution de ses rapports avec safamillelorsqu’ils’estengagédanslemouvement,SoroAdamaajoute: «Toutçapournepasdépendredequelqu’un.Pournepasquequelqu’unnousdicteune

conduite.Voilàc’estça. […]Maisjedoisdirequ’audébutc’étaitdur,parcequequandonvenaitaudébutauparlement, lesparentsvoyaientennousdesenfantsquineveulentrienfaire,quiviennentjustepasserleurtemps…àdéfendreceuxquisontdéjàbien.Doncaufuretàmesure,onafiniparlesconvaincrequesanscecombat,onneserarien,etqueeux-mêmesl’investissementqu’ilsontfaitseravainparceque,onneserapasenmesuredelesprendre en charge. Il faut bienque les gens aient unbon salaire, il faut bienque tout lemondeaitdutravail…maisnoussavonsqueleseulcombatquipeutdonnertoutça,c’estlecombatquenoussommesentraindemener.Doncnousleuravonsditqu’ilsontintérêtànous soutenir dansce combatqu’à nous dénigrer; et de toute façon, nousonn’allait pasrenonceràcela.»

Professeur Ecko, un autre Jeune patriote, orateur « professionnel », lui fait précisémentécho lorsqu’il se rappelle le jour où ses parents, protestants méthodistes «qui n’avaientjamais pensé que j’allais prendre position dans la politique et surtout être un hommepublic», l’ont découvert sur l’estrade du « Tout puissant congrès d’Abobo ». Les rapportsavecsonpèreenontétéchangés: «Aujourd’huiilestrestéunpilierpourmoi…auniveaudelagestiondelasituation.Quand

je suisunpeudansunesituationconfuse, je leconsulte.Donc ilestdevenupourmoiunconsultant(Rires).»

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LamobilisationultranationalistedelaJeunessepatriotiquepeutdoncaussiselirecommeune forme d’«assujettissement affranchissant»86, un processus de subordination à ladoxapatriotiquedu régime,mais aussideprisedepouvoir etd’autonomisationdescadetsquitentent de s’imposer dans l’espace public comme catégorie politique à part entière.Quoique ambiguë, elle participe à (et de) la reconfiguration des rapportsintergénérationnels,àl’affirmationd’unenouvellegénérationpolitiquequiréclamesondûetpèsedeplusenplusfortementsurlaconduitedesaffairespubliques.Mêmesirienn’estencore fait, il faut prendre la mesure de cette transformation sociologique de la classepolitique ivoirienne etdecette affirmationdes jeunesdans l’espacepublicpour saisir lesenjeux de la violence actuelle et envisager l’avenir du pays. A l’image de ces nouveauxdirigeantspolitiquesissusdelaFesci,oubiendesjeunesmiliciensdel’Ouestquiimitentlesrebelleslibériens,lesjeunespatriotesd’Abidjanoulesadolescentsayantrejointlesrangsdelarébellion,expérimententuneformedesubjectivationpolitiqueparlaguerrequileurfaitprendre conscience de leur influence et de leurs droits. Revendiquant tout à la fois unpouvoir dans la société et une «place-dans-le-monde»87, cette jeunesse-là est aujourd’huidéterminéeàfairerespectercesdroits–fut-cesurlemodedelaviolence.Lespillagesquiont accompagné lesmobilisationspatriotiquesdenovembre2004 témoignentbiendecephénomène. Ici, le registre ultranationaliste et celui du pillage se sont conjugués en unemêmematricede l’appropriationdesbiensetde l’affirmationdesdroits,quis’inscrit elle-mêmedanscequ’AchilleMbembéappelaitune«culture inéditede la libertéen tantquemode de domination», et d’accumulation. «Cette domination, ajoutait-il, consiste àprendre,às’approprieretàprofiter,dansunelogiqueoùlecoursdelavieestassimiléàunjeudehasard,etoùl’horizontemporelestdominéparleprésent.Lalibertéd’empiétersurautruietsurcequiluiappartientneparticipepasseulementd’uncertainrapportdeforce.Elleparticiped’unartdevivreetd’uneesthétique.»88

86J’empruntecettenotionsousformed’oxymoreàXavierAudrainqui,s’appuyantsurFoucault,désigneparce terme la situation des jeunes disciplesmourides de CheikhModou Kara au Sénégal: en se subordonnantcorpsetâmeaumarabout,cesdernierss’affranchissentdestutellesfamilialesets’affirmentcommesujetsmorauxetpolitiques.VoirX.Audrain,«Devenir"baay-fall"pourêtresoi.Lereligieuxcommevecteurd’émancipationindividuelleauSénégal»,Politique africaine,n°94,juin2004,pp.149-165.

87 Selon la formule de James Ferguson qui entend par cette idée à la fois une catégorie géopolitique,économique,stratégiqueetune représentationcommunedu«rang»de l’Afriquedansun systèmemondialisé.Voir J.Ferguson,Global Shadows. Africa in the Neoliberal World Order,DurhametLondres,DukeUniversityPress,2006.

88A.Mbembe,«Aproposdesécrituresafricainesdesoi»,Politique africaine,n°77,mars2000,p.42.

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EPILOGUE : GÉNÉRATION PATRIOTES OU GÉNÉRATION FESCISTES ? Cettesubjectivationparlaviolenceouvredoncauxjeuneslesportesdel’autonomieetdupouvoir,maisellevéhiculeaussides«stylesdevie»guerriersquin’augurentpas,àmoyenterme, d’une renégociation pacifique des contours de la nation et du contenu de lacitoyenneté.CarcesJeunespatriotesquiaspirentaupouvoirsont,pournombred’entreeux,marquésparuneculturepolitiquedelaviolenceexpérimentéenotammentdanslecadredusyndicalisme étudiant où les différends se réglaient déjà par le «machettage» et lesaffrontements armés. Ce qui frappe, lorsque l’on enquête sur les Jeunes patriotes, c’estl’importance de cette socialisation secondaire au sein de la Fesci qui fut, pour la plupartd’entreeux,«l’écoledelapolitique»89.Onsaitquecefutlecaspourtousleschefsdela«galaxiepatriotique »:CharlesBléGoudé fut le secrétairegénéraldu syndicat étudiantde1998à2001,toutcommeEugèneDjué(1994-1995),Jean-YvesDibopieu(2001-2005),ouDamana«Pickass»,unautre leader influent,quioccupa lepostede«numérodeux»dumouvement et prit ensuite la tête de la Jeunesse du FPI.Guillaume Soro, lui aussi, a étéformé à l’école de la Fesci qu’il a dirigée juste avant Blé Goudé. Et l’on sait que cetteexpérience fut déterminante pour la formation du chef de la rébellion devenu Premierministre90.Denombreuxcadresde la rébellion sontégalementpasséspar là, tel leporte-paroleSidikiKonatéqui fut leprincipalnégociateurdesForcesnouvellesdans la capitaleburkinabè, devenu lui aussiministre.C’est à cette époque que tous ces hommes se sontconnusetfréquentés,lesunsétantles«petits»desplusexpérimentés(onmesured’ailleursencore aujourd’hui l’importance de ces relations hiérarchiques établies entre «petits» et«grands» au sein du mouvement). C’est dans les chambres de cités universitaires où ils«cambodgeaient»91, dans la lutte clandestine et parfois dans la touffeur des cachots durégimeBédiéqu’ilsontnouédessolidaritésoudes inimitiéspuissantes.C’estaussiàcetteépoque,autournantdesannées1990-2000,quelestensionsauseindusyndicat–liéesàdespositionnementspartisans(FPIvsRDR)–allaients’accroîtrepourfinalementdégénéreren une «guerre des machettes» qui ensanglantera les campus en 200092. Nos enquêtesconfirmentquecetépisodeconstitueunmomentfondateurdelaculturedelaviolencequistructureaujourd’huilesmodesdefairelapolitiqueparmilesjeunesgénérations.Lapluparts’yréfèrentdansleurcursusmilitant.Carcenesontpasseulementleschefspatriotesquisesont formés au sein de la Fesci. Jusqu’au plus bas niveau de la galaxie patriotique, onconstatequel’écrasantemajoritédesmilitants,orateurs,secrétaires,présidentsoumembresactifsdesparlementsetagorasdequartierssontpassésparlesyndicatdontilsreproduisentencorelesvaleurs,lelangageetlesrépertoiresd’action.Desvaleursmarquéesenpremier

89SelonlemotdeBléGoudé.VoirC.BléGoudé,Crise ivoirienne : ma part de vérité, op. cit.

90Voirsontémoignage,G.Soro,Pourquoi je suis devenu un rebelle,Paris,Hachette,2005(avecS.Daniel).

91Leverbe, inspirédudramedesréfugiéscambodgiens,désignaitdans lesannées1990le faitdedormiràunedizainedansunechambreprévuepourdeuxcolocataires.

92VoirY.Konaté,«Lesenfantsdelaballe.DelaFesciauxmouvementsdepatriotes»,art.cit.

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lieuparlasolidaritéentreétudiantsqui,danslesannéesdeclandestinité,avaientprispourhabitudedesereconnaîtreentreeuxcomme«parents»,membresd’unenouvelleetgrandefamilleélargie,cellede laFesci,qui remplaçaitbiensouvent leur famillebiologiqueaveclaquelle ils étaient souvent contraints de couper les ponts93.Dans cet espacemilitant, ontrouvait toujours quelqu’un sur qui compter pour faire face aux difficultés matérielles oupolitiques. Les témoignages recueillis par Karel Arnault soulignent l’importance de cedoubleprocessusderupturefamiliale/reconstitutiond’unespacedesolidaritépolitiquedansla trajectoire des dirigeants fescistes94. Nos enquêtes montrent que cette dynamiqued’émancipation juvénileest également sensibleparmi lesmilitantsdebasequiont trouvédansl’assujettissementhieràlaFescietaujourd’huiauxstructuresdelagalaxiepatriotiqueunevoieprivilégiéedesubjectivationpolitiqueetmorale.Unprocessusd’«assujettissementaffranchissant»qui s’effectued’ailleurs sur lemodede l’enrôlementmartialdesmilitants.Cette«culturefesciste»–quiestaucœurdelaJeunessepatriotique–esteneffetmarquéepar l’organisation quasi militaire du mouvement qui s’exprime par l’application d’unedisciplinetrèsstrictedanslesrangsdecequiestaujourd’huidevenuunequasi-milice,pardesentraînementphysiquesaucombat,parl’usageanciendepseudonymesetdenomsdeguerredetypemilitaire95,parladénominationégalementguerrièredescitésuniversitairesetdesterritoiresdesection(Kwazulunatal,Kosovo,Kivu),etc.Elleest,enfin,marquéeparunusagedelaviolencephysiquequis’estbanaliséàpartirde2000danslacompétitioninterneetparunetendancetouteaussiviolenteaurèglementdesclivagespolitiquesparlapurgeetladiscriminationdesopposants.Inscritedanslamoyenneduréedesprocessusdesocialisationsecondaireetdansletempscourt de la mobilisation de guerre, fondée sur de complexes relations de solidaritéhorizontaleetdesubordinationverticaleauseindumouvement,marquéeparunhéritagede la violence, cette économie morale des militants «fescistes» est une donnée majeurepour comprendre les orientations du mouvement des Jeunes patriotes, sa cohésion, maisaussisesdivisionsinternesparfois liéesàdevieillesrivalitéspersonnellesoudesquerellesdesuccessionsnonréglées.C’estaussiunparamètremajeurpourenvisagerlasortiedecriseetl’avenirdupayscaraujourd’hui,avecl’accèsàlaprimaturedeGuillaumeSoro,cesontaussilesanciensfescistesquiaccèdentaupouvoir–oudumoinsàsescoulisses,danslescabinetsetlesadministrationsdunouveaugouvernement.Qu’enavril2007,SidikiKonatéaitesquisséquelquespasdedanseaveclaPremièredameàYopougonétaitsansdoutelesymbole le plus marquant du nouveau climat d’apaisement créé par l’accord deOuagadougou. Mais ce n’était sans doute pas le plus significatif de ce meeting de la

93Unedescaractéristiques importantesdumilitantismeétudiantauseinde laFesci (etdesarépression)esteffectivementd’avoirproduit denombreuses ruptures familiales: que les jeunesmilitants aient été rejetésparleursfamillesquisevoyaientmenacéesparlerégimeoutoutsimplementqu’ilsaientrompuvolontairementaveccesfamillesquisymbolisaientàleuryeuxl’ordregérontocratiquedel’Etathouphouëtiste.

94VoirK.Arnault,«Re-generatingthenation:Youth,revolutionandthepoliticsofhistoryinCôted'Ivoire»,chap.cit.

95Depuislesgradesde«général»pourlessecrétairesgénérauxdesection,de«capitaine»oude«colonel»pourlessecrétairesadjoints,jusqu’augradede«sergent»pour lesmilitantsordinairesetles«antichambristes»quiattendentpatiemmentdegrimperdanslahiérarchiedelaFesci.

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réconciliation mis en scène par Charles Blé Goudé. La date choisie – le 21 avril,anniversairedelacréationdelaFesci–,lessignesdeconnivenceéchangésparlesjeunesdirigeantspatriotesetrebelles,tousanciensfescistes,lerappeldeleurssouvenirspartagésàla cité de «Yop» («C’est ici, rappelait Sidiki Konaté que j’ai connu Zouzou» – un dessurnomsdeBléGoudé,renvoyant,enbété,àsonespritinsaisissable),lelangageemployé,tout disait que la «réconciliation nationale» était d’abord et avant tout une affaire deretrouvaillesgénérationnellesentre«parents»delaFesci.Làrésidesansdouteundesenjeuxmajeursdel’avenirduprocessusdepaix.Certes,avecl’accorddeOuagadougou,LaurentGbagboaréussiàmanœuvrerhabilementpouraffaiblirsonoppositionetsegarantirunsecondmandat.Maispar-delàcescénario,c’estbeletbienunchangementdegénérationpolitiquequiseprépare.L’arrivéesurledevantdelascèned’une génération de fescistes – patriotes et rebelles confondus – qui, lassée de «fairebanquette»,aurasus’imposerauxhéritiersdel’houphouëtismeparlemaniementdesarmesetduverbe–fût-ilcelui,ultranationaliste,delalibérationnationale.