conservatoire de lausanne - claude ferrier arpista ... · tous les cas par un couple de musiciens....

12
1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 l 1 Con s ervatoire de Lausanne 1 997 L ' APPRENTISSAGE PAR IMITATION Travail de pédagogie générale de Claude Ferrier Classe de M. T. Bolliger .... .

Upload: phungtuyen

Post on 11-Sep-2018

213 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 1 l 1

Cons ervatoire de Lausanne

1 997

L ' APPRENTISSAGE PAR IMITATION

Travail de pédagogie générale de

Claude Ferrier

Classe de M. T . Bolliger

.....

-1-

L'APPRENTISSAGE PAR IMITATION CHEZ LES HABITANTS DES HAUTS-PLATEAUX ANDINS

 notre grand étonnement , il nous faut reconnaître que les Quechuas et les Aymaras (les deux principales ethnies andines vivant en com-munautés ayant survécu à la Conquête espagnole,basée sur le pillage organisé des richesses et ressources économiques et culturelles de ces peuples) possèdent aujourd ' hui un système musical très élaboré, complet et développé. Comme le dit fort judicieusement A. Besson, dans son article " À propos de l 'analyse d ' une musique de tradition orale" (Marsyas no 2) " .. • une musique populaire ou " savante" d'une grande perfection peut se développer dans des cultures que nous avons tendance à méconnaître, ... , alors que nous devrions plutôt nous mettre à l'écoute de l'ordonnancement qu'elles déploient. "

A~artir ~e i'occupation espagnole, le -système a été transmis de père en fils uniquement par la tradition _ orale.

Après avoir présenté les principales caractéristiques de la mu-sique quechuaymara par l ' étude d ' une expression musicale tra-ditionnelle, nous verrons comment se déroule la transmission du savoir collectif à travers les générations. L'examen des avantages et des limites de ce système d ' apprentissage, nous permettra d ' éva-luer en quoi l ' imitation peut enrichir notre enseignement.

Les instruments/ Le système musical

L'instrument dont les Aymaras, spécialistes des aérophones, ont su tirer le meilleur parti est sans doute le siku, ou flûte de pan . La particularité de son utilisation chez ce peuple réside en plu-sieurs facteurs: -élément original et peut-être unique : l ' instrument est partagé en deux moitiés complémentaires qui doivent être interprétées dans tous les cas par un couple de musiciens . - la flûte de pan n ' est jamais considér~comme un instrument soliste (d'ailleurs , chez les Aymaras, l'idée même du soliste sur lequel tous les yeux sont braqués n ' existe pas), elle est essentiellement interprétée par des groupes ou de véritables orchestres de dif-férentes familles de flûte de pan (seulement dans la région du lac Titicaca, j ' en ai recensé plus de 15, dont plusieurs, dont la nôtre, se subdivisent en styles régionaux) .

Approfondissons l ' examen de cet instrument "à deux moitiés " : prenons comme échantillon deux flûtes de pan " jaccha-sikuri", de

-2-la famille des "Lakitas" (de la communauté Huancané , canton d ' Ilabaya, province de Larecaja , départ. de La Paz, Bolivie), style musical que nous allons étudier . L ' instrument présente une gamme diatonique parta-gée comme suit, sur quatre octaves :

Flûtes de pan ( sikus) "Jaccha-sikuris", de la fa~lille des " Lakitas"

l RA

L.

• i • • • lo,., ......... ,.

1 ;, <-"» • • * t:J

.._

.. ... ~· 7-. 7

Flûte " guia " , guide , jouée par les musiciens les plus âgés

• • ',)= • * ût)· • tl

~ -,

Flûte "k'allu guia", f l ûte principale, jouée par les adultes mariés

• • ·oo· •• tf • • 7

Flûte "mala" ou "malta" , jeune, jouée par les jeunes célibataires

r· ..L.

1 9 .. ~ • • T

• • • • (4}+

Flûte " ch'uli " , son aigu qui harmonise, jouée par les enfants .

e:::

-3-

Nou~oyons que chaque instrument est accordé par tierces (remarquons que les notes graves, contrairement à la musique occidentale, sont placées sur la droite). La flûte présentant 7 bambous est appelée "ira" (celui qui conduit, ou élément masculin) , et celle qui en pré-sente 8 ,"arca" (celui qui suit, ou élément féminin) . Cela ne veut absolument pas dire que les interprêtes sont un couple mixte : les femmes ne jouent pas de flûte de pan, elles ont simplement un autre rôle au sein des manifestations artistico-religieuses.

La gamme utilisée par les habitants des Andes avant l'arrivée des Espagnols était la gamme pentatonique: 4 • ~ • • •

fin .. ~

Cet usage a survécu jusqu ' à nos jours, mais le rveet le VII~degré (de la gamme majeure) ont été assimilés peu à peuparla musique quechuaymara, bien que leur utilisation soit somme toute encore limitée. LesdB$rés fondamentaux restent ceux de la gamme pentatoni-que; c ' est sur eux qu ' est construit l'essentiel de la mélodie, comme nous pouvons le remarquer sur la partition ci-contre . Nous remarquons que le siku "ira" (porteur de 4 degrés pentatoniques "de suite" mi sol si ré) se charge des appuis principaux,souvent des temps forts, etc . Le rôle du siku "arca " est plus ornemental , si l'on veut (contre-temps .. . ) ; il complète en quelque sorte le jeu du siku " ira", qui n ' aurait aucun sens sans cet apport nécessaire et indispensable . Remarquons toutefois que lorsque la mélodie se dé-place dans le registre aigu de l ' instrument, les rôles sont inversés ,

,, 1\ ce qui rend le musicien encore plus multifacétique.

L'observation de cette partition nous permet également de per-cevoir la complexité de ce dialogue musical créè par les deux musi -ciens, chargés d'interprêter ou mieux encore, de construire une mélodie à deux . Les difficultés de coordination sont énormes, et

so"r l ' écoute et l ' harmonisation avec le partenaire fondamentales, pour rendre la ligne fluide et homogène . Une union de volonté et d'expres -sivité est nécessaire entre les deux musiciens pour obtenir un bon résultat musical. Ce couple se place à son tour dans l ' orchestre (formé la plupart du temps de 6-7 couples), qui représente l ' unité de la communauté . Americo Valencia Chacon, musicologue péruvien, a établi un rapport très pertinent entre cette technique de dialo-gue musical amérindienne et celle du "hoquetus" médiéval occidental.

Les "jaccha-sikuri" présentent une autre particularité, soit la présence d ' une paire de flûtes de grandes dimensions, qui correspon-dent à l ' octave la plus grave reportée dans le schéma précédent (remarquons que les octaves centrales peuvent être doublées x fois, tandis que l ' octave aigÜe l ' est rarement). Ces flûtes sont jouées

j =10 Tk;IM.( ~ Jo,cc'-'q- Ç; L,,'f l, { C.O<.u'<-~'-'~~'"·•J/ t-\'1C\V'I<o.w~, 'Eo\;vic) Cn ) ( ,_.:, .,) ...... ... 1 1 1 >tf--

" 1l. ..,. T _,..

'

IY<>. -+-

( c..:.-. gC:L) 1 v (r+n (rTl) (rrl) ( m) (n) u. • -. • ~ <nJ • ...... _,.

~ ~ .ç -f. ~ .. -f 1 1 1 " " 1 '

f (_(C .

.. l "'" "'1.) ~~~;p~'ri;. 1 1 1 1 1

• 1 . .-1.-. \ 1 1 l t. 1 1 (. .. , 1 t 1 l~,;,<f\r.() - ) ,__ ~, ï 3-, r- '~--. r-J\3 -, r-..... ~ ., r- !. ï r--.... :!. ~ _,-} 1 r--; :.. 1 r-,....!. --, ,_ 2 -, r-..> ..., r- ,.}> l ..... "

/1. "

AH"

13"-JKl ( ; ~ .. + . )

Cl. '(la.

~ l'

( ,.- ""J, -.) 1 1 1 r- ?, -, (11) ( ,...~..., )

1 1 1 ( r- 1 r-}

~ ,... __ u "

' !... 1

1 rn) 1 ..........

(n) ( 1 n ) ~

,..-;, 1 1'-. 1 l\ l' ,--'3-,

1 - 1 1 ., • r . , ,

1 r

. ' - 1 L

l f T 1 1 1 1 1 1 r 1 1 c. r r-"" ') ~ .-. __ -; -? r-A) -, ,_> --, , ,... ') ..., r-~ "!- ~ r .... ~ --. ï .._'?>.., l ,.... J: 'ï r ~ ..., r- ""'J. ï _r ,3- '1 r-"') --,

~ ?

' ' ' ' L

- r- , 1 Il Il 1 1 1 1 l 1 J {'. ,, l' 1 " .,.,. ~'"'

' ,. ~(~

'J ( t,...." 'ji)

1 1

r- '!> """'~ r- ~ .... (n)

!' r- ~-, ., 1 1 1 1'-. ' .

, , , , . , l 1 _L

- --+ r l \ \

~~}..., 1 l r , l -r 1

r-f'\'> --. • r-"~ -., ,.. ,..> .., ,.. J ., ,... ~> ï r- ~1 -r r 1 -. r- 1 '1 r J .., r--J r-"''3 ._., r- (

'" ~ -

' - r '

' •' icl[ .. ~ ' l fc"'''-".tc pa..y .(_' c.v.. ... l~a.~c ~S .... c"locVc; ~ 5 -b

~~ --

-5-

?ar les anciens de la epmmunauté , soit les musiciens (et les êtres ~umains) avec l e plu s d'expérience . Leur interprétation est très l ibre , et l'improvisat!on y joue un rôle prépondérant, car eux seuls ~aîtrisent parfaitement~ l a matière musicale (il s ' agit d'improvi-ser à deux ... en dialoguant ! ) .

Les rythmes base de la musique quechuaymara sont binaires (2/4, 2/2) , une subdivision ternaire (6/8, 6/4) pouvant apparaître de t emps à autre.(En réalité , nous sommes souvent "à cheval" entre 1l ne subdivision binaire et ternaire) . Les rythmes ternaires ont été i mportés par les Espagnols, et n ' ont pas (ou peu) été assimilés ~u système musical autochtone. Comme exemple , je citerai la remar-~uable diff- iculté éprouvée par un joueur de harpe du nord du Pérou, ~aître absolu de son instrument et de sa musique (toujours binaire), lorsqu'il m' a demandé de lui enseigner "Le beau Danube bleu" , qu ' il s'obstinait à convertir en binaire avec ses basses . Et pourtant , ~n ce qui concerne la musique de harpe du nord du Pérou, j'ai énor-mément appris avec lui , par imitation bien entendu.

Encore un mot à propos de la percussion ( il s'agit de grands tambours allongés) : elle est jouée en même temps que les flûtes, en général par les interprètes du s .iku " ira"; et si nous songeons que les flûtistes sont égal ement danseurs, chaque musicien devient alors une complète et merveilleuse machine à musique!

Fonction des Lakitas

La !akita est une danse de fertilité , avec laquelle on célèbre l ' éternel féminin, la femme et sa mission sur la Terre. Ce n ' est pas un hasard que les orchestres de lakitas accompagnent les fêtes patronales consacrées à la Vierge : la Vierge du Candélabre le 2 février , de l ' Assomption le 15 août, de la Nativ~té de la Ste Vierge le 8 septembre, et l'Immaculée Conception le 8 décembre . Ces dates, tout en coincidant avec d ' importantes fêtes du calendrier catholique , ont aussi uns signification dans le calendrier agricole aymara ; elles correspondent en effet à l ' époque des pluies et des neiges qui doivent préparer la terre à donner ses fruits, à l'époque de la préparation des champs, tout de suite avant les semailles de la pomme de terre . A cette époque en particulier, le paysan aymara observe attentivement la lune, parce que ses mouvements annoncent la suite ou la fin des pluies. Voilà pourquoi les lakitas portent souvent l ' emblème de l a lune sur leur dos: à travers la danse et la musique , ils deviennent des êtres lunaires, et ils induisent l'astre sacré et féminin à être clément avec ses fils, par le tru-chement de leurs prières musicales .

1 1

-6-

En effet, dans les représentations aymaras de la Vierge, on la voit souvent assise sur une demi-lune , tandis qu'elle tient dans sa main le destin des naissances et des déc~s. L'équivalent de ~a Vierge dans ce syncrétisme religieux est représenté par la Lune, " Pajsi " , et par la Terre, "Pachamama", qui sont les deux faces de la même médaille, les deux aspects du principe féminin aymara. La premi~re, c'est la m~re pleine d'attentions qui s'occupe du foyer domestique; l ' autre, c'est la m~re q u i engendre, capable de porter la vie dans son sein et de proc réer: pour l'aymara,ce sont ces di-vinités qui sont les plus proc hes de l'Homme; ce sont aussi celles

r

qui ont le plus besoin d ' attention et de respect. (Ce dernier paragraphe a pu voir le jour grâce à une série d ' entre-tiens avec Marcelino Chuquimia, chaman aymara et prêtre catholique bolivien) .

Cet exposé , que nous concluons ici, a pour but de nous familiariser avec la réalité musicale d'une civilisation fort élagnée à tous les points de vue de la nôtre. J ' ai essayé de montrer que, chez les Aymaras (et dans bien d'autres cultures qualifiées souvent de "pri-mitives" ou de " sous - développées"), la musique fait partie inté-grante d'un ensemble socio-religieux-culturel indivisible, que l'enfant va appréhender dans sa globalité , et assimiler lentement au cours de son développement en tant qu'être humain:"C ' est à une sorte d ' imprégnation progressive de tout l ' être à laquelle nous assistons et à l ' intégration naturelle des lois et des données musicales, non pas en tant que schémas spéculatifs intellectuels, mais comme réalité concr~te reliée au développement harmonieux de la personnalité" (A. Besson, op.cit . ).

L'IMITATION

Lorsqu'une sociéte se base sur ~a tradition orale en tant que syst~me de transmission des valeurs intrins~ques à cette même société, des actes ident~ques sont répétés à travers les généra-tions, avec une acceptation sans réserves des lois qui régissent la vie en commun. Ce syst~me présente d ' un côté une rigidité qua-si absolue, car les fondements socio-religieux ne sont jamais remis en question ; d'autre part, il est assez souple pour s'adapter à l'évolution constante du monde qui l'entoure et duquel il fait partie intégrante. Les membres du groupe sont habitués d~s l'en-

fance -à intégrer cette dualité au sein d'une unité englobante: Premi~rement: l ' enfant accompgne l'adulte dans tout~ ses activités,

-7 -

et il y participe au fur et à mesure de ses possibilités de développement Là -bas , i l n' y a pas de fêtes d ' enfants , de musique d ' enfants , etc ; l'enfant est considéré d'emblée comme un individu à part entière, un véritable être humain en devenir . La confiance des adultes en ses capacités d ' ~qœrir les notions que les générations antérieu-res ont elles-mêmes assimilées pendant des siècles est absolue . Deuxièmement: la musique fait partie de la vie , il ·n'y a pas d'art pour l'art , pas de manifestations gratuites ; la musique a toujours une fonction bien définie dans la sphère rituelle- s pirituelle- sym-bolique . Elle est utilisée pour communiquer avec les divinités ou entités supérieures, ou tout simplement pour leur rendre hommage ... La musique va donc être sentie, comprise et acceptée par l'enfant comme un élément du Tout intimement lié à l a v ie ; une forme d ' expres-sion et de communication différente, mais c o mparable au langage . Il va être mis d'emblée en contact avec u n e ~us ique fin ie, complète et complexe , tout comme chacun d ' entre nous l 'a été a vec l e langage . " La musique n ' est-elle pas la langue ma ter nel le de l ' :::.::::1a:ü té? " ("Imiter-Varier-Improviser" deR. Pagan i ni , Ca hiers s u i s ses de pé -dagogie musicale , mars 1990) .

Le musicien andin est tellement i mb ibé d e globalité , que lors~on lui demande de jouer seul la mélodie précédemment jouée par le groupe, celle-ci est méconnaissable : "J'ai eu beaucoup de mal, dans le cas de musiques de groupe, à faire jouer séparément chaque mu-sicien. Cela heurte visiblement leur bon sens, leur conception et leur perception de la musique; .. . le plus souvent, le musicien ne jouait jamais la même chose .. . " ("L'expression musicale spontanée chez les descendants des grandes ethnies andines " , R. Parejo, Marsyas no 9) . Pour le musicien andin, c'est l'ensemble qui est clairement perceptible, car lui seul est en mesure d~exprimer la collecti-

vité. Troisièmement : dans ce contexte , comment définir l ' apprentissage? " Apprendre" revient à assimiler les structures du système, dans lequel on baigne dès l'enfance . Les mères de famille se chargent, par leurs chants , de parfaire le travail d'assimilation dans le foyer familial . La foi en le temps, qui accomplit silencieusement son travail, est totale . Plus tard, l ' enfant devra en effet pouvoir prendre sa place à côté des adultes, et remplir son rôle dans la communauté, dans la famille , dans l'orchestre de " sikus " .

Par l ' observation, le futur musicien (l'enfant) va comprendre peu à peu la fonction de chaque note (ou mieux , de chaque bambou : la note en tant que concept abstrait n'existe pas) , et la place qu'elle occupe au sein de la mélodie . Dans le cas des jaccha-sikuris, les enfants auxquels est confiée dès l ' âge d e 6-7 ans l'octave sur -

1 1

-8-

aigüe (flûte "chuli") de l ' orchestre de "sikus", auront tendance à imiter le jeu des anciens avec leurs flûtes graves (partie la plus libre et improvisée de l ' expression musicale, rappelons-le) . Ils vont se créer peu à peu des points de repère à partir des ap-puis mélodiques principaux (note finale .. . ) . Ce processus va s'ac-complir presque inconsciemment au cours de la phase d'interiorisa-tion ou mémorisation (cf . R. Paganini, op . cit . ).

L ' exteriorisation (ou réalisation) commence rapidement, et atteint sa pleine maturité lorsque le jeune homme prend sa place attitrée au sein de l'orchestre, comme lors d ' une sorte de majori-té ...

A un moment donné , le jeune peut opérer un choix, et décider de suivre en tant que disciple un maître d'un instrument, du violon ou de la harpe par exemple . Mon beau- frère , excellent joueur de harpe, a ainsi suivi pendant des années un maître harpiste lors de ses pérégrinations dans les Andes . Ma femme m' assure qu ' il l'écou-tait et le regardait simplement jouer . Ensuite , seul, il essayait de reproduire ce qu'il avait vu et entendu .

On peut presque dire que , là-bas , " enseigner n ' est pas français "; on apprend, certes, mais recevoir un enseign ement en termes occiden-taux est inconcevable. Quatrièmement: la liberté est totale dans le sein du système musical, chacun apprenant et s ' exprimant par la suite à sa manière : c ' est pour cela qu ' il existe des styles si différents d'interprétation des mêmes musiques. "Imiter ne veut pas dire copier ", dit justement R. Paganini (op . cit.). Mais ces interprétations peuvent toujours être ramenées à la structure globale qui ne se modifie pratique-ment pas, et qui ainsi sécurise , comme une sorte de "zone proté-gée"; c'est un phénomène qui se reproduit à tous les niveaux, qu'ils soient socio-affectifs, culturels ou artistiques. Les fautes de style , les erreurs stru~~œlles n ' existent pas, car la macro-structure musicale n ' est jamais remise en question. D'autre part, il n ' y a pas d ' interdictions, de limitations clairement exprimées (elles sont plutôt senties) ; le moment bien délimité du " cours" n'existe pas , ce moment où l ' enfant sait qu ' il "doit" apprendre : il le fera malgré tout , inconsciemment, par l'expérience directe lors des fêtes, des semailles , de la récolte, etc.

-9-

EVALUATION DE L'ENSEIGNEMENT PAR IMITATION

L'enseignement par imitation peut générer :

1) Une grande confiance en soi-même: en effet, les adultes ont eu dès le début la même confiance en leurs enfants et en leurs pos-sibilités et potentialités . L'enfant qui a appris par imitation ne doute pas; le trac n ' existe pas, tout comme la notion d ' examen ou de concert .. . Les consommateurs passifs de musique sont rares. Faire de la musique est tout à fait naturel, c'est une forme d'ex-pression qui accompagne la vie quotidienne.

2) De la créativité: beaucoup d'inter~êtes sont aussi compositeurs; le répertoire traditionnel est ainsi constamment renouvelé, tout en restant toujours semblable à lui-même, car ces créations, bien

que présentant parfois une originalité et une liberté extrêmes , font partie intégrante du système musical existant qui a été par-faitement assimilé.

3) L'improvisation est un élément important au sein de l'interpré-tation ; elle enrichit considérablement l ' expression musicale. En effet, chaque phrase est souven t répétée à _l'infini avec des di-zaines et des dizaines de micro-variantes, toujours en harmonie parfaite avec les règles que c haque interprête s'est appropriéts.

4) Les musiciens jouissent d' une détente intrinsèque, conséquence de l ' absence de jugements de va l e ur, gui peuvent engendrer des crispations et des sentiments d ' insécurité . 5) L'absence de l ' écriture permet à l'enfant de se laisser guider essentiellement par sa musicalité naturelle, son instinct artisti-que, son sens du rythme . . . C ' est l'oreille qui prime, les yeux jouant un rôle secondaire. Grâce à l'absence de l'écritur~ tout est appris et assimilé automatiquement par coeur, ce qui facilite une plus grande spontanéité dans _l'interprétation. 6) La musique est conçue avant tout comme musique dlensemble; sans

lès · autres, le musicien n ' existe pas. Chaque individu est une pièce de l'échiquier indispensable à la

1

réalisation de l'ensemble, du Tout, et présente par conséquent un bon équilibre entre ''égocentrisme" et nance au groupe.

fort sentiment d'apparte-

7) Le système musical est accepté en bloc, et cela peut inhiber un certain type de créativité . Notons toùtefois que rares sont les cas de critique du système (musical ou autre), même chez ceux qui

sont entrés en contact avec la civilisation occidentale dans les villes .

1 1

-10-

8) On est en quelque sorte " prisonnier" e t limite par ce système et les instruments diatoniques , et il est difficile de s'~proprier d ' autres langages musicaux (cf le harpiste dont j ' ai parlé précé-demment ). D'ailleurs , ce même problème e x iste après une formation traditionnelle dans un conservatoire ...

9) Le phénomène de la dépendance peut apparaître, si la copie passive prend la place de l ' imitation active; l'élève sera désem-paré lors de la disparition du modèle. I l faudra tenir compte de ce problème lors de l ' apprentissage musical d ' un adulte ( j ' en a i fait l ' expérience lorsque j'ai voulu enseigner la flûte de pan à des gens de mon 8ge). Mais je crois que , en ce qui concerne les enfants, le processus global d ' émancipation que suit tout être humain concerne aussi la musique.

10) Aucune explication n ' étant donnée à l ' élève, il ne peut , dans la plupart des cas , expliquer lui-même ce qu'il fait. "Rien de plus instructif que l'av~nture de ce folkloriste qui essayait d ' appren-dre les rythmes que frappait un virtuose macédonien du tambour. Mais son professeur ne pouvait que les produire, non les expliquer " (A . Besson, op.cit.). Dans la musique des Andes, il y a à la fois inconscience i ndividuelle et conscience de groupe; à l'auditeur, la musique apparaît comme complète, ac~evée : chaque musicien a fait

exactement ce qu'il fallait . Mais la transmission du savoir ne pourra avoir lieu qu ' en suivant ·toujours le même processus "inexplicahle" et " indicible" . En tout cas, là-bas, "ça marche" depuis 500 ans . . .

11) Au fur et à mesure que la tradition perd sa force et son inté-grité au contact avec la civilisation occidentale, tout le patri-moine socio-religieux-culturel est en péril. L ' absence de l ' écritu -re peut provoquer la disparition de plus en plus de musiques, si personne n ' est présent au rendez-vous pour recueillir l ' héritage des ancêtres . Par exemple, mon beau-père tisse d'admirables ponchos, et ma bell~mère connaît les vertus médicinales des plantes de ses montagnes : aujourd'hui, aucun de leurs 14 enfants ne possède mal-heureusement ces ·connaissances. Des phénomènes analogues ont lieu avec la musique ...

L'apprentissage musical par imitation présente une série d ' avan-tages indiscutables , mais en ce qui concerne notre pédagogie occi-dentale, il devra être complété par l ' usage de la lecture et de l'écriture musicale . Cette méthode devra entre autres être appli-quée à toutes sort~de musiques, et le professeur devra être atten-

-11 -

tif au problème de la dépendance .

En ce qui concerne les traditions musicales des Quechuayma-ras , une découverte récente nous a donné la preuve que ces tradi-tions sont devenues orales par obligation .

Dans un manuscrit du XVIes . (oeuvre d ' un jésuite qui accompagnait l'Inca Garcilaso de la Vega) découvert en Italie, on a en effet trouvrprétation des "qu ipus", système d'écriture des Incas fondésur des cordelettes colo rées et nouées, que les Espagnols se sont empressés de détruire systématique ment. Peut-être découvrirons-nous un jour que les Incas a vaient leur propre système d ' écriture musicale, et que par conséquent l ' enseignement se basait sur la lecture ...