concours du second degré – rapport de jury 2008

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Concours du second degré – Rapport de jury Session 2008 AGREGATION LETTRES MODERNES Concours externe Rapport de jury présenté par M. Philippe LE GUILLOU Inspecteur général de l’éducation nationale Président du jury Les rapports des jurys des concours sont établis sous la responsabilité des présidents de jury Secrétariat Général Direction générale des ressources humaines

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Page 1: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Concours du second degré – Rapport de jury

Session 2008

AGREGATION

LETTRES MODERNES

Concours externe

Rapport de jury présenté par M. Philippe LE GUILLOU

Inspecteur général de l’éducation nationale

Président du jury

Les rapports des jurys des concours sont établis sous la responsabilité des présidents de jury

Secrétariat Général

Direction générale des ressources humaines

Page 2: Concours du second degré – Rapport de jury 2008
Page 3: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Sommaire :

Composition du jury 2008

Observations générales par le Président du Jury

Epreuves écrites :

Première composition française

Deuxième composition française

Etude grammaticale d’un texte antérieur à 1500

Etude grammaticale d’un texte postérieur à 1500

Version latine

Version de Langue Vivante

Anglais

Espagnol

Italien

Allemand

Portugais

Russe

Epreuves orales

Leçon

Explication Hors Programme

Explication de Littérature comparée

Explication sur Programme

Question de grammaire

Page 4: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

COMPOSITION DU JURY

Président : M. Philippe Le Guillou, Inspecteur général de l’Education nationale, doyen du groupe des

lettres de l’inspection générale

Vice-présidente suppléante : Mme Monique Léonard, Professeur des Universités

Vice-Présidente : Mme Sylvie Guichard, Professeur de chaire supérieure

Secrétaire général : M. Henri Marguliew, Inspecteur d’académie-inspecteur pédagogique régional

Correcteurs de littérature française :

Mme Dominique Bertrand, Professeur des Universités

M. Guillaume Bridet, Maître de conférences

M. Emmanuel Bury, Professeur des Universités

Mme Marie-Françoise Delecroix, Professeur de chaire supérieure

M. François Didier, Inspecteur d’académie-inspecteur pédagogique régional

Mme Catherine Doroszczuk, Professeur de chaire supérieure

M. Sébastien Douchet, Maître de conférences

M. Alexandre Duquaire, Professeur agrégé en classes préparatoires

M. Renaud Ferreira de Olivera, Professeur agrégé en classes préparatoires

Mme Marie-Annick Gervais-Zaninger, Maître de conférences

M. Emmanuel Godo, Professeur agrégé en classes préparatoires

M. Romain Lancrey-Javal, Professeur de chaire supérieure

M. Patrick Laudet, Professeur de chaire supérieure

Mme Evelyne Martini, Inspectrice d’académie-inspectrice pédagogique régionale

M. Pierre Miscevic, Professeur de chaire supérieure

Mme Claudine Poulouin, Professeur des Universités

Mme Myriam Safatly, Inspecteur d’académie-Inspecteur pédagogique régional

Mme Nadine Toursel, Professeur agrégé de classes préparatoires

M. Luc Vigier, Maître de conférences

M. Jean Vignes, Professeur des Universités

Page 5: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Correcteurs de littérature comparée :

Mme Ariane Bayle, Maître de conférences

M. Emmanuel Bouju, Professeur des Universités

Mme Anne Duprat, Maître de conférences

M. Vincent Ferré, Maître de conférences

Mme Anne-Isabelle François, Maître de conférences

Mme Florence Godeau, Professeur des Universités

Mme Anne Larue, Professeur des Universités

Mme Claudine Le Blanc, Maître de conférences

M. Philippe Marty, Maître de conférences

Mme Danielle Perrot-Corpet, Maître de conférences

Mme Anne Teulade, Maître de conférences

M. Pascal Vacher, Maître de conférences

Correcteurs d’Ancien français :

Mme Sylvie Bazin-Tacchela, Professeur des Universités

Mme Annie Combes, Maître de conférences

Mme Elisabeth Gaucher, Professeur des Universités

Mme Danièle James-Raoul, Professeur des Universités

Mme Françoise Laurent, Maître de conférences

M. Xavier Leroux, Maître de conférences

M. Stéphane Marcotte, Maître de conférences

M. Pierre Nobel, Professeur des Universités

M. Michel Quéreuil, Professeur des Universités

Mme Christine Silvi, Maître de conférences

Correcteurs de grammaire du français moderne :

Mme Fabienne Boissieras, Maître de conférences

Mme Brigitte Buffard-Moret, Professeur des Universités

Mme Violaine Géraud, Professeur des Universités

M. Etienne Karabétian, Professeur des Universités

M. Gilles Magniont, Maître de conférences

Mme Florence Mercier-Leca, Maître de conférences

M. Denis Miannay, Maître de conférences

Mme Françoise Rullier-Theuret, Maître de conférences

M. Xavier-Laurent Salvador, Professeur agrégé

Page 6: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Correcteurs de la version latine :

M. Guy Cherqui, Inspecteur d’académie-inspecteur pédagogique régional

M. Philippe Derule, Professeur de chaire supérieure

M. Olivier Devillers, Professeur des Universités

Mme Marie-Hélène Giraud, Professeur agrégé de classes préparatoires

Mme Marie-Karine Lhommé, Maître de conférences

Mme Anne Maurel, Professeur de chaire supérieure

Mme Géraldine Puccini-Delbey, Maître de conférences

M. Renaud Viard, Professeur agrégé de classes préparatoires

Correcteurs de la version allemande :

M. François Brisson, Professeur agrégé

M. Alain Rouy, Professeur de chaire supérieure

Mme Catherine Torres, Inspecteur d’académie-inspecteur pédagogique régional

Correcteurs de la version anglaise :

Mme Hélène Adrian, Inspectrice d’académie-inspecteur pédagogique régional

Mme Isabelle Boof-Vermesse, Maître de conférences

Mme Patricia Boughaba, Professeur agrégé

M. Jean-Louis Habert, Inspecteur d’académie-inspecteur pédagogique régional

Mme Marie-Laure Legroux, Professeur agrégé de classes préparatoires

M. Jérôme Lepioufle, Professeur agrégé

M. Thierry Robin, Maître de conférences

Mme Pascale Vieu, Professeur agrégé de classes préparatoires

Correcteurs de la version arabe :

M. Hachem Foda, Maître de conférences

M. Michel Neyreneuf, Inspecteur d’académie-inspecteur pédagogique régional

Correcteurs de la version chinoise :

M. Rainier Lanselle, Maître de conférences

Mme Valérie Lavoix, Maître de conférences

Page 7: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Correcteurs de la version espagnole :

Mme Christine Aguilar-Adan, Professeur agrégée de classes préparatoires

M. Frédéric Brévart, Inspecteur d’académie-inspecteur pédagogique régional

Mme Carole Dartai-Maranzana, Maître de conférences

Mme Marie-Hélène Garcia, Maître de conférences

Correcteurs de la version hébraïque :

Mme Monique Ohana, Inspectrice d’académie

Mme Michèle Tauber, Professeur agrégé

Correcteurs de la version italienne :

Mme Gabrielle Kerleroux, Professeur agrégé

Mme Brigitte Olivieri, Professeur de chaire supérieure

Correcteurs de la version polonaise :

Mme Marie Bouvard-Furman, Professeur agrégé

Mme Kinga Joucaviel, Maître de conférences

Correcteurs de la version portugaise :

M. Pierre Blasco, Maître de conférences

M. Bernard Emery, Professeur des Universités

Correcteurs de la version roumaine :

M. Gilles Bardy, Maître de conférences

Mme Hélène Lenz, Maître de conférences

Correcteurs de la version russe :

Mme Hélène Henry, Maître de conférences

M. Michel Niqueux, Professeur des Universités

Correcteurs de la version tchèque :

Mme Catherine Servant, Maître de conférences

M. Dagmar Hobzova, Maître de conférences

Page 8: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

OBSERVATIONS GÉNÉRALES

90 postes étaient mis au concours cette année, 1529 candidats s’étaient inscrits et 883 ont

effectivement participé aux épreuves écrites.

La moyenne générale de l’écrit est de 7,12, la moyenne des candidats admissibles est de 10,90

et le dernier des 213 admissibles avait une moyenne de 9,93. Elle était à la précédente session de 9,33.

La hausse de la moyenne s’explique évidemment par la restriction du nombre de candidats admis à

l’oral.

La moyenne des admissibles aux épreuves orales a été de 9,34 et celle des candidats admis de

11,03, ce qui est tout à fait honorable. La 90e admise a une moyenne de 9,29 et les résultats des quatre

premiers reçus méritent d’être salués, la première du concours 2008 ayant une moyenne de 14,43.

ADMISSION

Répartition par sexe après barre Concours EAE AGREGATION EXTERNE Section/option 0202A LETTRES MODERNES Nbre admissibles Nbre Présents Nbre Admis Femme 170 170 69 Homme 43 42 21

ADMISSION Date de naissance après barre

Concours EAE AGREGATION EXTERNE Section/option 0202A LETTRES MODERNES Année de naissance Nbre admissibles Nbre Présents Nbre Admis

1961 1 1 1 1970 2 2 1 1979 3 3 1 1980 7 7 4 1981 12 12 5 1982 18 18 11 1983 30 30 17 1984 65 64 26 1985 56 56 20 1986 10 10 4

ADMISSION Répartition par académie après barre

Concours EAE AGREGATION EXTERNE Section/option 0202A LETTRES MODERNES

Académie Nbre admissibles

Nbre Présents

Nbre Admis

AIX-MARSEILLE 6 6 1 CAEN 2 2 0 CLERMONT-FERRAND 2 2 2

Page 9: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

DIJON 1 1 1 GRENOBLE 3 3 1 LILLE 6 6 2 LYON 49 48 25 MONTPELLIER 1 1 1 NANCY-METZ 1 1 0 POITIERS 2 2 2 RENNES 3 3 0 STRASBOURG 2 2 0 TOULOUSE 5 5 2 NANTES 4 4 3 ORLEANS-TOURS 4 4 1 REIMS 3 3 1 AMIENS 2 2 0 ROUEN 3 3 1 PARIS-VERSAILLES- CRETEIL

114 114 47

ADMISSION Répartition par profession après barre

Concours EAE AGREGATION EXTERNE Section/option 0202A LETTRES MODERNES

Profession Nbre admissibles

Nbre Présents

Nbre Admis

Elève IUFM 1ère année 17 17 6 Elève d’une ENS 38 37 31 Etudiant Hors IUFM 120 120 42 Pers. Enseignant Titul. Fonction Publique

1 1 0

Certifié 29 29 10 Stagiaire IUFM 2e degré Col/Lyc. 4 4 0 Assistant d’éducation 2 2 0 Sans emploi 2 2 1

ADMISSION Répartition par Titres-Diplômes requis après barre

Concours EAE AGREGATION EXTERNE Section/option 0202A LETTRES MODERNES

Profession Nbre admissibles

Nbre Présents

Nbre Admis

DOCTORAT 2 2 1 DIP. POSTSECONDAIRE 5 ans ou + 18 18 7 CAPES, CAPET, CAPLP2, CAPEPS 26 26 8 CERTIFIES, PLP2, PTAENSAM 2 2 1 MAITRISE 160 159 71 DIPLOME POSTSECONDAIRE 4 ans 5 5 2

Page 10: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

La lecture de ce rapport et de ceux des précédentes sessions sera d’un précieux recours pour tous ceux

qui désirent obtenir le titre prestigieux et convoité de professeur agrégé.

Qu’il nous soit permis d’attirer l’attention des futurs candidats sur les points suivants qui nous

semblent essentiels.

Les deux compositions françaises doivent être préparées avec attention et intensité. La

dissertation, telle qu’elle est exigée à l’agrégation, n’a rien d’insurmontable. Elle demeure un exercice

hautement sélectif qui exige une maîtrise de l’art de la composition et aussi une connaissance intime et

approfondie des textes au programme. Il convient de redire à quel point il est périlleux de faire des

impasses dans sa préparation de l’écrit. Les paris et les supputations n’ont pas ici leur place - et sont

toujours déjoués -. Rappelons, à cet égard, que tous les auteurs inscrits au programme peuvent être

soumis à la réflexion des candidats, ceux des deux questions de littérature générale et comparée et

tous ceux du programme de littérature française du Moyen Age au XXème siècle.

On est en droit d’attendre des candidats qu’ils respectent la langue qu’ils sont censés enseigner

après leur succès au concours. Trop souvent le jury a déploré la piètre qualité stylistique et littéraire

des travaux qui étaient proposés à sa lecture. Le jargon, le galimatias, les incorrections et les

concessions aux facilités des modes langagières doivent être proscrits. A l’écrit comme à l’oral,

l’aisance, l’élégance, le souci de la correction lexicale et syntaxique, la précision sont toujours

récompensés. On peut raisonnablement attendre d’un candidat une maîtrise du vocabulaire technique

et de la langue de l’analyse littéraire et une adaptation naturelle du ton au sujet donné.

Redisons, une fois encore, à quel point la leçon, qui demeure l’épreuve phare de l’oral - par la

durée de sa préparation, par son coefficient - exige qu’on s’y intéresse très en amont dans l’année, et

de façon régulière. La leçon est un exercice critique impliquant, à partir du sujet proposé, qu’on en

induise une problématique qui sera développée au cours d’un exposé de facture argumentative et

explicative. On ne saurait, en aucune manière, se limiter à un relevé d’occurrences, à un exposé

descriptif, à un montage de souvenirs de cours ou de fiches apprises. Les candidats doivent également

dans le cadre de leur préparation pratiquer l’étude littéraire qui a trop souvent tendance à les dérouter.

On doit encore, pendant les mois de la préparation, ne pas négliger l’explication de texte hors

programme. Nous persistons à penser qu’il s’agit d’un exercice essentiel qui exige des candidats qu’ils

rassemblent en une heure leurs connaissances méthodologiques et qu’ils soient capables de lire et

d’interpréter des textes qui sont le substrat de l’enseignement des classes de lycée.

Page 11: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Il convient sans doute de réaffirmer avec force que le jury attend des candidats des connaissances, des

repères, des réflexions qui vont au-delà du seul programme de l’année.

Il faut avoir lu, beaucoup, avec ferveur et attention, le crayon à la main et il est indispensable de s’être

constitué les années précédentes une vaste culture littéraire, mais aussi historique,

esthétique, philosophique.

Aucune des autres épreuves ne doit être négligée : ancien français, grammaire moderne,

version latine, version de langue vivante. Mais un préparationnaire intelligent saura prendre en compte

les différents coefficients et organiser son travail en fonction de ceux-ci.

Notons une innovation importante : à partir de la session 2009, les candidats auront

désormais le choix entre une version latine et une version grecque. Ce choix se fera évidemment

au moment de l’inscription.

Les résultats de la session 2008 sont très encourageants et il faut saluer les efforts et les

résultats d’une promotion resserrée -90 postes- et méritante. La littérature française et européenne, la

langue passionnent encore des jeunes gens, qui révèlent au moment de l’oral une vocation de passeurs

et on ne peut que s’en réjouir.

Qu’ils trouvent ici l’expression de nos félicitations et de nos vœux pour la longue et belle

aventure intellectuelle dans laquelle ils s’engagent.

Philippe LE GUILLOU Président du jury de l’agrégation externe de Lettres Modernes Doyen du groupe des lettres de l’inspection générale

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Page 14: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

RAPPORT SUR LA PREMIÈRE COMPOSITION

(LITTÉRATURE FRANCAISE)

BILAN DES RÉSULTATS I. Résultats de l’épreuve

926 copies ont été rédigées et corrigées (sur 1529 inscrits), avec une moyenne de 06, 44 sur 20, la

moyenne des admissibles se situant à 10, 53. Les notes attribuées se répartissent de la manière

suivante :

Notes Nombre de copies Nombre d’admissibles

Notes inférieures à 10 :

moins de 01 19 0

1 et 1,5 77 0

2 et 2,5 48 1

3 et 3,5 60 0

4 et 4,5 95 1

5 et 5,5 118 4

6 et 6,5 102 12

7 et 7,5 101 18

8 et 8,5 71 24

9 et 9,5 55 29

Notes supérieures à 10 :

10 et 10,5 55 28

11 et 11,5 25 13

12 et 12,5 33 21

13 et 13,5 31 29

14 et 14,5 16 13

15 et 15,5 11 11

16 et 16,5 6 6

17 et 17,5 2 2

18 et 19,5 1 1

Page 15: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

II. Critères d’évaluation

Le rappel des critères d’évaluation permettra d’orienter les modalités de travail des agrégatifs de la

session 2009, en mettant l’accent sur les questions de méthode qui doivent guider la préparation des

étudiants. Le jury a noté, cette année encore, que les copies ne mettent pas suffisamment en œuvre les

règles d’écriture canoniques de la composition française, qui ne diffèrent pas, à l’agrégation, de celles

qui guident la rédaction d’une dissertation, exercice que les candidats ont forcément pratiqué dans leur

cursus universitaire.

Il existe de nombreux ouvrages de méthode pouvant aider ceux qui rencontrent des difficultés dans la

mise en pratique de règles dont la maîtrise est nécessaire pour réussir une copie d’agrégation. Je me

permettrai de renvoyer à mon propre ouvrage, La composition française aux concours, Méthodes et

modèles, Classes préparatoires, CAPES, agrégation, Hermann, 2006.

Quels que soient l’auteur et le sujet, la connaissance de l’œuvre est inopérante si le candidat peine à

mettre à jour les enjeux du sujet et à organiser son propos selon un plan concerté. Les copies

défaillantes sur ce point ne peuvent jamais obtenir une note convenable et le jury a l’impression que

certains candidats n’ont pas acquis l’art de la dissertation au cours de leurs études. Rappelons que la

préparation à l’agrégation ne saurait se limiter aux quelques mois qui séparent la publication du

programme du début des épreuves écrites, mais qu’elle parachève tout un cursus universitaire,

sanctionnant des années de lectures, d’apprentissage des méthodes propres aux études littéraire,

d’entraînement aux exercices, en particulier à la dissertation, qui réclame de multiples compétences.

Afin de mettre en valeur les performances des bonnes copies, nous citerons, dans ce rapport, au moyen

d’un caractère typographique spécifique, des fragments de celles-ci.

1. Connaissance de l’oeuvre et traitement des références

Le jury s’est étonné du nombre d’abandons et de copies résiduelles ou très faibles, de la part de

candidats ayant « fait l’impasse » sur les oeuvres de Julien Gracq au programme. Sans doute parce que

le sujet de dissertation de la session 2007 portait sur une œuvre d’un auteur du XXe siècle, Saint-John

Perse. Or, ce type de pronostic est à la fois hasardeux et injustifiable, aucune règle n’imposant une

rigoureuse alternance, ni des siècles, ni des genres. Et comment prétendre au titre d’agrégé en

choisissant de négliger sciemment l’œuvre d’un écrivain majeur du XXe siècle comme Gracq ? L’on

peut se réjouir, à ce propos, que l’agrégation de Lettres honore de leur vivant des écrivains

contemporains (après le poète Philippe Jaccottet en 2004) ; précisons que la disparition en décembre

2007 de Gracq (qui avait très favorablement accueilli l’inscription de ses oeuvres à l’agrégation) n’a

d’ailleurs pas influé sur le choix du sujet (décidé antérieurement).

Page 16: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Il est par ailleurs indispensable d’avoir quelques éléments d’information sur le contexte historique, par

exemple sur la « drôle de guerre » ; il est rédhibitoire d’affirmer qu’Un balcon en forêt se situe « juste

avant la première guerre mondiale ».

Une connaissance approfondie de l’œuvre au programme implique plusieurs lectures au terme

desquelles le texte devient un territoire aux chemins balisés, où l’étudiant circule avec aisance, en

connaissance de cause, en accord avec le type d’approche (au sens fort qui implique la connivence

d’une rencontre) que préconise Gracq dans ses ouvrages critiques, en particulier En lisant en écrivant

dont la (re)lecture ne pouvait qu’être féconde (tout particulièrement les pages sur la création

romanesque). La lecture, on le sait, est pour Gracq réponse individuelle à l’investissement pulsionnel de

l’acte d’écriture. Reprenant le point de vue développé par André Breton à propos de la peinture, il

considère la lecture comme une affaire d’amour (ce que met en relief le fréquent recours à des

métaphores érotiques). Ce qui est en jeu dans la lecture, c’est l’engagement subjectif du lecteur aux

côtés de l’auteur : la lecture, qui relève du seul principe de plaisir, est une rencontre de l’ordre du coup

de foudre, de la magnétisation, une émotion produisant un enchantement inexplicable et magique.

Certes, le candidat à l’agrégation ne peut se limiter à cette lecture-plaisir engageant une expérience

affective ; la relecture (renouvelée) de l’œuvre permet la mise en œuvre de mécanismes de

compréhension intellectuelle, selon une démarche de mise à distance (qui n’exclut pas forcément, on

peut le souhaiter, la proximité d’une connivence).

Un programme imposé exclut une lecture de préférences (selon le titre du recueil d’essais publié par

Gracq en 1961) ; toutefois, si déroutante que puisse être la première lecture (lorsque l’étudiant découvre

une œuvre jusqu’alors inconnue ou peu fréquentée), si étrangère qu’elle puisse être de prime abord,

comment imaginer que la préparation à l’agrégation ne permette précisément un apprivoisement

progressif de l’œuvre proposée, par-delà les réticences ou incompréhensions initiales ? L’œuvre de

Georges Bernanos Sous le Soleil de Satan, au programme de l’agrégation 2009, exigera tout autant une

initiation à un univers qui se déroule sur un double plan, sensible et surnaturel, nourri en profondeur par

les convictions chrétiennes de l’auteur. La relecture doit permettre de multiplier les parcours, en variant

les angles d’approche (en fonction des axes d’étude mis en évidence par les cours suivis par l’étudiant

comme par ses lectures critiques), d’approfondir sa lecture personnelle, de repérer enfin les pages et

même les citations significatives illustrant tel ou tel aspect de l’œuvre.

Une bonne connaissance de l’œuvre au programme implique par ailleurs qu’on procède sur un mode

concentrique, élargissant ses lectures aux autres récits de Gracq (la méconnaissance du Rivage des

Syrthes rendait impossible la perception d’une différence entre ce roman qui met en place un trajet

initiatique et les récits du corpus où ce modèle est problématique) et à ses textes critiques 1. Le jury a

été surpris par la rareté des allusions aux essais de Gracq En lisant en écrivant, Lettrines et Lettrines 2,

qui constituent une mine souvent exploitée pour les sujets de dissertations (en classes préparatoires et

1 Il est, de même, indispensable, de lire d’autres œuvres de Bernanos que Sous le Soleil de Satan, en particulier Le Journal d’un curé de

campagne et Nouvelle histoire de Mouchette.

Page 17: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

au CAPES en particulier). Comment lire les œuvres au programme en ignorant les pages de Gracq sur

les rapports entre « Paysage et roman » (Œuvres complètes II, Gallimard, La Pléiade, p. 616-621), sur

l’écriture romanesque et ses modalités (p. 631-656) - la voix narrative, le traitement des personnages, la

« multiplicité des relations – partiellement clandestines – établies entre les divers éléments d’un

ouvrage de fiction (qui) en constituent la richesse » (p. 632-633), la « force d’attraction constamment

croissante, et finalement toute-puissante du tout sur la partie, qui fait de la composition d’un roman

quelque chose de moins proche d’un libre voyage de découverte, que plutôt du comportement

délicatement guidé d’un véhicule spatial qui s’apprête à alunir » (p. 638). Gracq évoque,

immédiatement après, la « route » du romancier, opposant la « liberté désinvolte des premiers

chapitres » à « la navigation anxieuse, nerveusement surveillée, de la phase terminale, où le sentiment

du maximum de risque se mêle à l’impression enivrante d’être attiré, aspiré (…)» ; il précise qu’il a

souvent éprouvé le sentiment, « en achevant un livre, d’« atterrir » - dangereusement – plutôt que de

terminer. » Ces commentaires sur la « dynamisation » du roman (sa « caractérisation » essentielle selon

Gracq), étaient directement utilisables pour la compréhension et le traitement du sujet proposé. Tout

aussi importantes l’affirmation bien connue « Tout ce qu’on introduit dans un roman devient signe

(…) » (p. 638) ou les pages sur la lecture romanesque (dans les sections « Roman » et « Lectures »).

On le voit, les mots-clefs de la citation renvoyaient implicitement au propre discours de Gracq ;

l’ignorer, c’était se priver de pistes essentielles pour le traitement du sujet. On sait gré à un candidat,

par contre, d’avoir su faire référence à d’autres textes de Gracq à propos de la métaphore de

l’aimantation : « Notons l’isotopie cinétique et énergétique, voire électrique, du propos, qui semble

faire écho à celle-là même à laquelle a recours l’auteur dans Lettrines ou dans En lisant en écrivant. En

effet il commente stylistiquement les signes typographiques comme des procédés propres à dynamiser

la phrase, les deux-points étant notamment utilisés par lui pour leur valeur de « court-circuit », de

« mini-effondrement » du discours. Et la route dépourvue de destination, où dont le terme est

secondaire, n’est pas sans rappeler le principe de la « phrase déferlante », qui cumule les propositions

dans une sorte de léger déchaînement de l’écriture. »

Par ailleurs, le traitement des exemples, références ou allusions est un critère décisif révélant

l’indispensable proximité avec l’œuvre au programme. En ce domaine, la qualité prime sur la quantité ;

certaines copies sont truffées de citations, révélant un grand effort de mémorisation, mais le recours

massif, à visée évidente d’auto-réassurance (c’est bien Gracq que l’on cite), ne peut cacher les

défaillances de la réflexion et de l’argumentation. La citation n’a pas de valeur en tant que telle : elle

intervient dans un parcours démonstratif et doit être à la fois le point d’aboutissement (illustratif) et le

tremplin d’un commentaire, même bref, qui assure la suture entre le propos du candidat et l’œuvre de

Gracq ainsi citée.

Page 18: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Les micro-lectures, proposant une analyse stylistique de la citation, sont beaucoup plus efficaces que

des citations, parfois d’ailleurs approximatives, ou même totalement déformantes. Les correcteurs ont

apprécié les copies qui ont fait preuve d’originalité dans le choix des citations, sans se contenter des

segments les plus souvent commentés (au palmarès des citations les plus fréquentes, la dernière phrase

de « La Presqu’île »: « Comment la rejoindre » ? », souvent privée du dernier segment « pensait-il,

désorienté. »)

3. Compréhension du sujet et choix d’une problématique

La compréhension des enjeux du sujet dépend d’une fine analyse de la citation, du repérage des termes-

clefs et de l’analyse de leur mise en relation ou plus exactement de leur mise en tension.

La position du critique doit être élucidée dans ses présupposés, à partir de la perception des valeurs

connotatives attribuées à tel ou tel terme (tels remagnétiser ou aimantation, affectés d’un coefficient

fortement positif). Une copie repère ainsi avec justesse « la nuance légèrement dépréciative apportée au

« sens » spatial (ou non-sens aporétique) par les adjectifs « seule » et « dérisoire », l’adverbe

« seulement », le groupe prépositionnel « sans importance » et le verbe « se limiter à». »

La problématique ne se réduit pas à une seule question, selon une lecture schématique : elle consiste en

un faisceau de questions auquel la réflexion doit tenter d’apporter des éléments de réponse ; ce choix est

décisif puisqu’il engage l’ensemble de l’argumentation. Les problématiques proposées par les copies

sont plus ou moins pertinentes, en fonction précisément de leur aptitude à favoriser des effets de

convergence et de complémentarité, à relier les différentes facettes du sujet. Par facilité, beaucoup de

candidats opèrent une lecture réductrice de la citation, ignorant parfois purement et simplement les

termes qui leur posent problème (ici, par exemple, « mystique », « philosophique », « initiation »,

« révélation »), alors que les éléments a priori obscurs d’une citation sont souvent les points

névralgiques à partir desquels il conviendra d’engager le travail de réfutation ; tel terme déroutant

révèlera le paradoxe sur lequel se fonde la position du critique. La copie précédemment citée note ainsi

dans son introduction la présence, dans la citation, d’« une isotopie du mystère au sens sacré du terme,

constituée de termes comme « fascination », au sens fort de « ravissement », « initiation »,

« révélation » et « promesse » - les deux derniers termes étant investis d’une teneur religieuse prégnante

à travers le synonyme (grec) d’« Apocalypse » et le sens de l’Evangile, « bonne nouvelle » apportée par

le Messie ou « promesse » de Rédemption. » Les copies réussies ont toutes repéré la dimension cruciale

(et problématique) des notions d’« initiation », de « révélation » ou de symbolisation, abordées dès

l’introduction. En voici deux exemples : « Ces œuvres, note un candidat, ne s’accomplissent pas dans

une dimension diégétique horizontale mais verticalement, en cherchant à accueillir le tout autre d’une

vérité épiphanique. » Ou encore : « Le problème est bien celui d’un symbolisme gracquien, promettant

un signifié transcendant mais ne le livrant jamais ; la notion de symbole est d’autant plus problématique

que Gracq dénonce la « niaise fantasmagorie symbolique », appauvrissement « bouffon » de la part de

contingence et d’insignifiance que recèle la vie réelle. »

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La méconnaissance du sens des termes névralgiques de la citation s’explique par l’absence flagrante de

bagage religieux chez beaucoup de candidats : ignorance à combler impérativement pour aborder

l’œuvre de Bernanos.

4. Mise en œuvre de la rhétorique de l’argumentation

La valeur de la copie dépend pour une large part du choix du plan, étroitement lié à la problématisation

du sujet et au repérage des éléments de validation comme de contestation de la thèse développée par la

citation. L’annonce claire du plan fait souvent défaut, et rares sont les copies qui proposent un plan

pertinent, doté d’une valeur dialectique, c’est-à-dire élucidant la thèse de la citation, avant de la mettre à

distance, en remettant en question certains de ses aspects, puis en tentant, dans un dernier temps,

d’opérer un changement de plan (ou passage à un autre niveau de réflexion). Beaucoup de copies se

contentent d’un assentiment à la thèse du critique, avec une réfutation minimale, voire inexistante. Les

meilleures copies se démarquent fréquemment par le choix d’une troisième partie intelligente qui

constitue un véritable approfondissement de la réflexion, dans une stratégie de déplacement et

dépassement, de prolongement et d’ouverture, seule façon d’échapper à la clôture d’un plan en deux

parties antithétiques (sur le modèle thèse / antithèse), suivies d’une troisième redondante ou écourtée,

par manque d’éléments nouveaux à apporter. Une mauvaise gestion du temps imparti semble souvent

amener une fin hâtivement rédigée, qui tourne court (rappelons qu’il est indispensable de s’entraîner

plusieurs fois à l’exercice en temps limité dans l’année de préparation).

Voici les plans proposés par quelques copies très bien notées (entre 16 et 19), tels qu’ils sont annoncés

à la fin de l’introduction :

Copie 1 : « Il nous faudra donc d’abord rassembler tous les possibles métaphoriques offerts par ce fil

conducteur du « chemin » (objet d’une utilisation fortement polysémique dans le propos), avant

d’envisager l’« ailleurs » primordial comme le résultat fécond – très gracquien – d’une conjonction de

l’espace et du temps, pour définir au terme de notre analyse les modalités de la « révélation », moins

« mystique » sans doute que poétique. »

Copie 2 : « Si les œuvres de Julien Gracq consistent bien à initier le personnage et le lecteur à un

parcours sans terme ou à un cheminement dont la « révélation » est sans cesse différée, néanmoins il y a

une finalité à l’œuvre dans l’écriture : c’est la découverte de la contingence et de l’insignifiance du réel

qui tient lieu de finalité, bien plus que le symbolisme. Ainsi, l’écriture gracquienne fait signe vers la

puissance évocatoire du monde pour elle-même et en révèle la poésie. »

Copie 3 : « (Comment comprendre l’idée d’initiation alors même que celle-ci suppose une évolution,

une progression et que nos œuvres semblent opter pour la toute-puissance de l’instant, du décrochage

tant temporel que spatial ?) Afin d’approfondir cette question, nous observerons que La Presqu’île et

Un balcon en forêt présentent moins des personnages cheminant vers un point d’aboutissement que des

personnages en chemin, c’est-à-dire dans un état qui porte l’initiation plus qu’il n’y conduit. Toutefois

il nous faudra remarquer les failles de cette initiation dont le « but géographique » hante nos récits et

Page 20: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

dont l’aboutissement incertain confronte le lecteur à des déceptions. Or cette faiblesse de l’initiation

nous permettra de prendre une autre route, celle du récit portant une autre révélation, toute poétique et

propre à satisfaire le lecteur. »

Copie 4 : « (Les routes d’Un Balcon en forêt et des récits de La Presqu’île sont-elles initiatrices et vers

quel « essentiel », quel « ailleurs » tendent-elles ? Les récits gracquiens sont-ils infinis ou refusent-ils la

fin ?) Nous interrogerons les fonctions et les sens des routes dans Un Balcon en forêt et le recueil La

Presqu’île en analysant tout d’abord la dimension initiatique des récits ; mais, si les routes sont

promesse de révélation, il n’en reste pas moins que les récits sont tentés par la fin, par le bout du

chemin. Enfin, le désir de mettre un point final semble ambigu et les routes s’ouvrent vers un ailleurs

qui semble se construire dans un refus de la fin. »

On rappellera aussi l’importance de ces « charnières » de la dissertation que sont les transitions, à

fonction de récapitulation en fin de partie ou d’annonce au début d’une nouvelle partie ; dans ce dernier

cas, préciser les futures orientations du propos est très efficace, comme le montre un exemple emprunté

à la copie 1 (notée 19), au début de la seconde partie : « Les « routes » de Julien Gracq ouvrent donc sur

un « ailleurs », essentiellement « innommable », que Jean-Yves Magdelaine circonscrit dans une quête

mystique dont la « promesse » tient lieu de « révélation ». On s’attachera à montrer en quoi le

« mysticisme » de Gracq a un caractère tout profane, après avoir montré que l’« essentiel » réside dans

la quête herméneutique, à laquelle, sur les traces de la lecture phénoménologique bachelardienne, on

peut concéder une « révélation » dans la ténuité. »

5. Maîtrise des références théoriques et critiques

Beaucoup de candidats, n’osant hasarder une lecture personnelle des œuvres (ou dans l’incapacité de le

faire) s’en remettent au discours « autorisé » des nombreux ouvrages critiques que suscite le

programme d’agrégation ; mais il est inutile de multiplier ces lectures si on n’effectue pas un travail

personnel de compréhension et d’assimilation, permettant de différencier des modes d’approche parfois

hétérogènes et de les confronter à sa propre lecture des textes. Les copies révèlent souvent des

souvenirs très confus et approximatifs, où se mêlent des bribes de discours venus d’horizons divers,

souvent non référencés ou avec des attributions erronées, alors qu’une préparation à l’aide de fiches de

lecture méthodiques permettrait une réutilisation plus efficace de ces auxiliaires de lecture. Apprendre à

lire les critiques et à les utiliser avec pertinence est également requis à l’agrégation.

Le jury a également été surpris du manque de références théoriques de beaucoup de candidats qui

devraient les avoir assimilées au terme de leur cursus. Bien des notions vues et revues tout au long des

années universitaires, et en particulier dans la préparation à la dissertation sur un sujet général du

CAPES, semblent mal maîtrisées, ce manque de soubassement théorique engendrant bien souvent des

copies médiocres. Comment traiter le sujet proposé si l’on est incapable d’interroger la pratique

gracquienne à l’aune d’une « poétique du récit » (telle que la développe Vincent Jouve, dans un utile

ouvrage du même titre, publié chez Sedes, coll. « Campus Lettres » en 1997)) : le rôle de l’incipit et du

Page 21: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

desinit, les structures de la fiction (intrigue, personnages…) comme du récit (voix narrative,

focalisation, traitement du temps et de l’espace, narration, description, discours rapporté), prise en

compte du lecteur… Autant d’éléments auxquels réfèrent, dans la citation, les « mécanismes du récit »,

souvent négligés par les candidats, obnubilés par les termes « mystique » ou « révélation », sans être

capables d’en examiner la validité en fonction des dits mécanismes.

6. Qualités de rédaction

Le jury a apprécié l’amélioration de l’expression écrite par rapport aux années antérieures (et une

correction orthographique meilleure), même si certaines copies étonnent par la multiplicité des

défaillances dans la maîtrise de la ponctuation (et du recours aux guillemets en particulier), de la

syntaxe et du registre de langue. L’exercice de la dissertation impose un cahier des charges qu’il

convient de respecter ; il est déconseillé au scripteur de manifester trop lourdement sa présence en

multipliant les indices d’énonciation, comme de recourir au ton de la conversation familière ou d’user

d’un style verbeux, multipliant les formules alambiquées : la profondeur de l’analyse n’exclut pas la

clarté de l’expression.

EXAMEN DU SUJET ET PROPOSITIONS D’ANALYSE

Mise en contexte

La citation proposée est extraite de la dernière page, à fonction conclusive, d’un article de Jean-Yves

Magdelaine publié dans le volume 1 intitulé « Une écriture en abyme » de la série Julien Gracq,

dirigée par Patrick Marot, dans la revue des Lettres modernes, chez Minard, en 1991. Dans la préface

de ce volume collectif, Patrick Marot rappelle l’extrême méfiance dont Gracq a toujours fait preuve à

l’égard de la critique littéraire qui se livre selon lui à « une tâche de vivisection assez peu ragoûtante ».

On connaît la phrase célèbre de Lettrines : « Que dire à ces gens qui , croyant posséder une clef, n’ont

de cesse qu’ils aient disposé votre œuvre en forme de serrure ? » La formule « écriture en abyme » est

révélatrice du dessein global du premier volume de la série, tributaire d’une notion à la mode dans les

années 1990, celle de spécularité, selon laquelle certains textes « (exposeraient) de l’intérieur leur

propre procès de signification, leur propre interrogation de la littérature » (p. 3). Selon P. Marot,

l’écriture gracquienne « se désigne elle-même comme procès paradoxal de signifiance et d’aporie ».

C’est bien la question du sens, on le voit, qui est posée, l’article de Jean-Yves Magdelaine, au titre

sybillin (peu éclairant pour les candidats), envisageant cette problématique à partir de la question du

symbolisme, dans une perspective bachelardienne (qui analyse en particulier l’ambivalence vie / mort

des images de l’eau et de la route).

Peu d’indices paratextuels, on le voit : le nom de l’auteur de la citation, qui a publié un essai intitulé

Figures de la popularité et pensée mythique dans les deux premiers récits de Gracq, Presses

Page 22: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Universitaires du Septentrion, 1996, ne permettant pas de le situer dans l’horizon d’une perspective

critique définie.

Détachée de son contexte d’origine, et située de surcroît au terme de l’argumentation, la citation

acquiert une force d’affirmation, appuyée par un mode d’énonciation affirmatif et généralisant qui

appellera une stratégie de réfutation. D’autant que l’auteur a choisi pour sa réflexion un corpus de textes

où ne figure qu’une seule des œuvres au programme, « La Route », les deux autres étant Les eaux

étroites (1976) et « La Sieste en Flandre hollandaise » (Liberté grande, 1946). Le rapprochement de ces

trois récits se justifie par l’attention exclusive portée à un lieu où s’effectue un voyage qui est une

quête : « le centre focal de cette errance initiatique ne peut être que la route (…) ou la rivière » (l’Evre,

la rivière de l’enfance dans les Eaux étroites, texte à composante autobiographique). « Chacune de ces

routes - note le critique (il reprendra cette formule dans notre citation) - qui ne mènent « nulle part » (la

formule est une citation de « la Sieste » (p. 115), dont le but géographique est sans importance, où

l’arrivée, parfois, est un retour au point de départ, n’a de rôle à jouer que dans la mesure où elle suggère

une direction qui creuse l’horizon et court vers une « frontière mystique » (Les Eaux étroites, Corti, p.

19). Elle ne sera jamais atteinte mais elle se justifie assez de susciter la marche en avant. » (p. 90) Mais

le critique souligne surtout dans cet article la « multivocité des signes » ; et en particulier la labilité des

images qui opèrent « un glissement déroutant des significations ». (p. 91) Au terme de la lecture, le

lecteur des textes gracquiens pressent toutefois que « dans la révélation de la densité de son mystère, la

vie sera rédîmée ». (p. 92)

Analyse de la citation

L’analyse du mode de fonctionnement de la citation permet un certain nombre de repérages

préliminaires. Un réseau lexical associe ici le substantif « route » au pluriel (la formule « les routes de

Julien Gracq » est présente au début et au milieu de l’énoncé), puis au singulier (la route), et des termes

voisins, tels « chemin » et « parcours », la citation opérant un glissement vers un double sens, littéral et

figuré. La route, c’est en effet (selon son acception concrète) la voie de communication terrestre

aménagée, plus importante que le chemin, située hors d’une agglomération ou reliant une

agglomération à une autre (opposé à la rue dans les villes ou villages, comme celles du petit port breton

de Kergrit, dans « La Presqu’île », qui comporte aussi des ruelles aux « noms plaisants », telle « la

Venelle du Sourd », ou celles du village de Braye-la-Forêt dans « Le Roi Cophetua », où « les venelles

campagnardes se transforment sans transition en ruelles villageoises » (p.194)). « La Route » (qui en

inscrit la thématique dès le titre) propose bien d’autres synonymes comme « chaussée » (empierrée ou

pavée). Le tracé des routes, droit ou sinueux, permet de conduire d’un point à un autre, et c’est leur

point d’arrivée que met en relief la citation, plus que les accidents du parcours. Or, la route, au sens

matériel du terme, offre la possibilité de croisements, bifurcations, embranchements et carrefours à

partir desquels s’offrent des orientations différentes ; et, en ce sens, elle peut être la métaphore du jeu

Page 23: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

des possibles narratifs, avec ses choix successifs, qui réduisent progressivement le champ de ces

possibles. Gracq évoque ainsi, dans En lisant en écrivant, « la somme de décisions sans appel (…)

qu’implique toute première page, (…) à donner le vertige. » (Œuvres complètes II, p. 631)

Mais ce n’est pas ce sens-là que privilégie la citation, bien que soit évoqué le trajet narratif, à travers la

formule : « le récit se limite à déclencher des mécanismes ». Mais plutôt un sens existentiel (on

remarque d’ailleurs l’ambiguïté de la formule « les routes de Julien Gracq », à prendre au sens

métonymique : les routes de ses récits ou de ses personnages ; et non les routes, empruntées par Gracq

dans ses voyages et promenades qu’évoque les Carnets du grand chemin, 1992). Car la route est aussi,

au sens figuré, « ligne de vie » - formule présente dès les premières lignes de « la Route » où « l’étroit

chemin pavé » est défini comme « la dernière ligne de vie, vingt fois tronçonnée et ressoudée » (p. 9).

Ce sens-là lui-même semble dépassé au profit d’une lecture herméneutique des récits gracquiens et de

l’itinéraire qu’ils mettent en œuvre ; on est alerté par la présence de termes qui engagent une tout autre

perspective : « révélation », « finalité d’ordre mystique, à tout le moins philosophique », « initiation »,

ou encore « promesse ». On pourra se demander dans quelle mesure une lecture « philosophique » des

récits de Gracq est possible et s’interroger sur la légitimité de termes comme « révélation »,

« mystique » ou « promesse », dotés d’une connotation religieuse. Comprendre la citation impliquait

une analyse lexicale approfondie, souvent absente des copies.

La révélation, au sens courant, est le fait de révéler ou découvrir ce qui était caché, secret ; c’est une

prise de connaissance soudaine, une expérience personnelle qui révèle des sensations nouvelles (ce sens

étant actualisé dans nos récits). Au sens religieux, la révélation est, plus précisément, le phénomène par

lequel des vérités cachées sont dévoilées aux yeux d’une manière surnaturelle ; ou encore l’illumination

individuelle à laquelle accèdent dans une vision extatique les mystiques.

Le terme mystique qui figure dans la citation a posé problème aux candidats qui, soit l’ont ignoré, soit

en ont proposé des définitions insuffisantes ou même totalement inadéquates. On qualifie de

« mystique », rappelons-le, ce qui est relatif au mystère, supérieur à la raison ; le mysticisme qualifiant

la disposition psychique se donnant pour objet un accès fusionnel au divin. Le seul « mystique » évoqué

dans le corpus, plus précisément dans Un balcon en forêt, est le philosophe suédois Swedenborg, qui

fonda une secte mystique, opposant à la science l’illuminisme : Grange (en lequel Gracq a transposé ses

propres lectures durant la « drôle de guerre ») a emporté dans sa cantine, à côté de romans policiers,

d’un Shakespeare de poche et du Journal de Gide, les Mémorables dans une édition anglaise. » (p. 94)

La théorie baudelairienne des correspondances (illustrée en particulier par le sonnet des Fleurs du Mal

« Correspondances » (souvent considéré comme un programme poétique), est inspirée par les thèses de

Swedenborg, qui fondent une mystique selon laquelle la réalité concrète (dans ses composantes

sensitives en particulier) est en correspondance avec le « monde spirituel », ce principe d’universelle

analogie faisant du monde une « forêt de symboles », un hiéroglyphe.

Ecartant un possible sens religieux, on retiendra de ce réseau de termes un sens plus profane, définissant

le mysticisme comme la quête d’une union intime de l’homme et du principe de l’Etre (la nature par

Page 24: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

exemple, dans une perspective sensualiste ou phénoménologique), cet accès à l’Etre s’établissant par

d’autres voies que la raison (l’imaginaire en particulier). Ce qui nous permet de retrouver certains des

objectifs de la quête surréaliste. Gracq, on le sait, a été particulièrement sensible au projet surréaliste de

dépasser les frontières entre le réel et l’imaginaire, pour atteindre ce point où les contraires se

réconcilient, tel que le formule la phrase célèbre de Breton (dans le Second Manifeste) : « Tout porte à

croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le

futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement.

Or c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination

de ce point.» Ce qui conduit à réfuter toute antinomie entre le réel perçu à l’état de veille, et le rêve :

« Je crois, écrit Breton, à la résolution future de ces deux états,en apparence si contradictoires, que sont

le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut dire. » Le « surréel »,

précise-t-il, est ce qui « montre (le réel) sous un jour tout nouveau. Il unit en lui, en effet, toutes les

formes du réel. Il y intègre même ce qu’on nomme trop facilement l’irréel, car l’irréel est pour le moins

un élément de l’imaginaire, et l’imaginaire, une forme de l’existence humaine. » C’est cette tension

maintenue entre les contraires que retient Gracq pour définir l’œuvre surréaliste.

D’autres pistes restent à explorer : la question de l’ailleurs, qui relève (comme la route dont il constitue

l’horizon) de la problématique du lieu, mais la dépasse largement, dans une bipolarisation structurante

entre l’Ici et l’Ailleurs (dont la nature reste à déterminer), l’Ailleurs étant auréolé depuis le Romantisme

de tous les prestiges de l’inconnu, Ailleurs plus imaginaire que géographique ; mais aussi celle de

l’innommable. L’innommable ne doit pas être confondu avec l’« indicible » ou l’« ineffable »,

qualifiant tous deux une réalité ou une expérience qui se situeraient au delà du langage. In-effable et in-

dicible ont le même préfixe négatif, associé à deux verbes qui signifient parler (for, fari et dico,

dicere) ; ineffable est doté d’une valeur euphorique (une joie ineffable). Proche sémantiquement de

l’ineffable, l’indicible, par contre, peut recevoir une double coloration affective : il désigne ce qui est

au-delà de la langue aussi bien dans le registre de l’horreur que du bonheur, ou même de l’extase (l’on

retrouve ici l’allusion à un ordre « mystique »).

L’innommable désigne ce qui ne peut être nommé (parce qu’inconnu : on ne sait ce qui peut advenir

d’inquiétant ou horrible) ; mais aussi ce qui est trop vil, trop laid pour être désigné, ce qui suscite un

sentiment de répulsion. Dans son usage courant, le terme est porteur d’une forte connotation négative,

indice d’une réprobation morale. Si indicible et ineffable évoquent un domaine au delà des mots,

innommable suggère plutôt le refus de dire ce qui serait trop noir, trop lourd (ou trop fort, trop intense)

pour accéder à l’expression linguistique, ce qui devrait demeurer en-deçà de la parole.

Le terme « innommable » renvoie aussi, rappelons-le, à un usage moderne du terme, philosophique :

qui fait de l’innommable le signe d’une impuissance ontologique de l’homme, liée aux insuffisances du

langage qui le traverserait sans l’éclairer, dans la perspective d’un Blanchot en particulier. On peut

également penser au titre de l’essai du philosophe allemand Martin Heidegger Chemins qui ne mènent

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nulle part (Holzwege), publié en 1950, recueil de six textes où figurent en particulier « L’origine de

l’œuvre d’art » et « Pourquoi des poètes » (1946), dont le titre est tiré du vers de Hölderlin « A quoi bon

des poètes en un temps de détresse » (Wozu Dichter in dürftiger Zeit ?), réflexion sur l’histoire de la

métaphysique occidentale et tentative pour appréhender l’art comme manifestation éminente de l’Etre

en dehors des catégories de la métaphysique occidentale.

La notion d’innommable, comme la référence à « quelque part dans l’inachevé » (c’est le titre d’un livre

de Vladimir Jankélévétich) semblent emprunter à la pensée de Maurice Blanchot, pour qui l’écrire est

« l’incessant », « l’interminable », « l’inachevé », et qui met en évidence les apories du langage, défini

à la fois comme le possible absolu et la négation absolue, comme présence / absence conjointes. La

thématique de l’attente, si prégnante chez Gracq, est abordée dans un livre de Blanchot intitulé

L’Attente l’oubli (Gallimard, 1962). C’est aussi à Georges Bataille que peuvent renvoyer les notions

d’innommable et d’initiation : fascination de la mort ; double thématique de la souillure et de l’extase

mystique ; vertige de la perdition sans lequel la sexualité est lettre morte ; lien entre l’extase amoureuse

et la quête mystique, fondant une mystique érotique. : « Pas de mur entre érotisme et mystique », écrit

Bataille dans Sur Nietzsche. La notion de transgression occupe dans sa réflexion une place stratégique,

ses récits retraçant tous d’étranges itinéraires initiatiques. Mais le schème double de la transgression et

de l’initiation semble beaucoup plus actif dans les romans antérieurs de Gracq, en particulier Le Rivage

des Syrtes. Les textes au programme correspondent à un tournant de l’écriture gracquienne, sur lequel

les critiques ont beaucoup insisté, mais dont les copies se sont, en définitive, peu fait l’écho, malgré les

récents ouvrages critiques sur la question2 (faute, sans doute, de bien connaître l’ensemble de l’œuvre

de Gracq, et ses romans antérieurs en particulier).

La citation, on le constate, convoque des notions qui peuvent être considérées comme étrangères à

l’œuvre gracquienne : il faut avoir conscience de cette extériorité et du coup de force opéré par le

critique, dans un acte d’importation-réappropriation (du moins dans ce fragment décontextualisé, que

pourrait infirmer la lecture de l’article en son intégralité).

Pour clore ces propos préliminaires, on insistera sur les diverses acceptions selon lesquelles on peut

faire jouer le terme « route » (le jury a évidemment crédité les copies qui ont su en déployer les

virtualités sémantiques) :

- la route comme voie de passage (au sens très matériel du terme, fortement actualisé dans les textes du

corpus)

- la route comme ligne de vie, trajectoire d’un sujet, où le hasard se fait destin, série d’épreuves

rencontrées, suite des activités et décisions qui caractérisent la vie d’un sujet agissant (tel Grange

refusant de quitter la maison-forte et la forêt ardennaise, quitte à arrêter définitivement son parcours

2 En particulier, Julien Gracq 5, les dernières fictions, « Un Balcon en forêt », « La Presqu’île », textes réunis par Patrick Marot, Minard,

coll. « Lettres modernes », Caen, 2007.

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dans ce lieu de hasard, d’abord imposé, avant d’être reconnu par lui comme son « lieu », au sens fort du

terme : « Je suis bien ici. »).

- le parcours narratif ; qui appelle la question du sens, au double sens de direction et signification

(comme le précise Gracq dans En lisant en écrivant), donc celle du dénouement, de la clôture des récits,

comme lieu privilégié du sens.

- le parcours de lecture, sur lequel Gracq engage son lecteur (qui peut être un parcours interprétatif,

plus ou moins guidé, plus ou moins hasardeux, dont le terme serait l’accès à une signification arrêtée -

ce à quoi se refusent les récits gracquiens.

On citera, pour terminer cette exploration, Gracq lui-même, qui, dans la préface des Carnets du grand

chemin, souligne la richesse sémantique de l’expression grand chemin, sa féconde polysémie

métaphorique : « Le grand chemin auquel se réfèrent les notes qui forment ce livre est, bien sûr celui

qui traverse et relie les paysages de la terre. Il est aussi, quelquefois celui du rêve, et souvent celui de la

mémoire, la mienne et aussi la mémoire collective, parfois la plus lointaine : l’histoire, et par là il est

aussi celui de la lecture et de l’art. » (Œuvres complètes II, p. 939)

DÉVELOPPEMENT RÉDIGÉ

Introduction

Le motif thématique de la route est récurrent dans l’œuvre de Gracq, comme le montrent le titre de la

première nouvelle du recueil La Presqu’île ou encore Carnets du grand chemin, et plus

particulièrement dans les textes au programme. Un balcon en forêt, comme les nouvelles de La

Presqu’île, accordent aux lieux et paysages une place prépondérante : beaucoup plus qu’un simple

décor ou une toile de fond, ils jouent un rôle décisif de révélateur pour les personnages ; de longues

descriptions leur accordent souvent le devant de la scène, au point que les personnages deviennent ces

« grands transparents » dont parle Gracq. Cette relation de la « plante humaine » (Préférences, in

Œuvres complètes I, p. 878) au lieu qu’elle habite ou traverse joue un rôle fondamental dans

l’œuvre, «façonnée par une formation de géographe, et par une philosophie de la nature héritée du

Romantisme » (Michel Collot). Il n’est guère étonnant que le motif de la route, voie de traverse et

« chemin de vie », ait souvent retenu l’attention des critiques, de par la fréquence de ses occurrences et

sa richesse sémantique, d’autant que Gracq a lui-même souvent commenté son amour des routes,

« pente de (sa) rêverie » (Carnets du grand chemin, in Œuvres complètes II, p. 970-971), qui s’ouvrent

comme un « lever de rideau » ou une « porte », lieu où « la possibilité explose » (Un balcon en forêt).

Jean-Yves Magdelaine s’intéresse ainsi, dans la citation proposée, à la finalité des routes, au terme de

leur trajet, dans un sens plus abstrait et symbolique que concret : « Les routes de Julien Gracq ne

mènent nulle part. Si elles ont un terme, il est sans importance, et jamais le récit n’y aboutit parce que

l’essentiel est ailleurs. Mais cet ailleurs, seule la route peut le désigner. Elle ne le nomme pas, il est

innommable. Elle le fait seulement pressentir et le récit se limite à enclencher des mécanismes, à faire

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jouer des déclics qui remagnétiseront l’espace pour mieux nous aimanter. » C’est le motif de la quête

qui est ici mis en relief, une quête dont l’objet reste indéterminé (c’est « l’innommable »), suggérant,

dans le contexte de la citation, ce qui est au-delà des mots (et engageant donc la problématique de

l’écriture). Une relation d’analogie s’établit entre la route et le récit, dont les modalités sont évoqués à

travers les termes « déclics » et « mécanismes » dont le caractère presque technique semble

contrebalancé par la double idée (chère à Gracq) de champ magnétique et d’aimantation – dont les

effets peuvent concerner à la fois le mouvement de la narration, les personnages et le lecteur (il s’agit

de « nous aimanter »). La suite de la citation précise cette double implication, sur le mode de

l’initiation, des personnages et des lecteurs : « Sur les routes de Julien Gracq s’inscrit le trajet d’une

fascination. Le but géographique est dérisoire, la finalité est d’ordre mystique, à tout le moins

philosophique, c’est d’initiation qu’il s’agit.

La révélation est au bout du chemin, mais au fil du parcours, chacun comprend que le chemin, jamais,

ne finira et que tout tient dans la promesse. (…) »

L’inachèvement semblerait donc concerner à la fois le parcours (diégétique et narratif) et la

signification, conférant aux textes gracquiens une fondamentale ambiguïté. Il convient de confronter ces

propos aux deux oeuvres de Gracq au programme, le roman Un balcon en forêt (1958) et le recueil La

presqu’île (1970), composé de trois récits (« La Route », « La Presqu’île », « Le Roi Cophetua »). Or,

seul le premier de ces derniers, « La Route », au titre programmatique, coïncide avec la proposition de

la citation ; on sait que ce texte au statut déroutant est le fragment d’un roman avorté auquel Gracq a

travaillé de 1953 à 1956, ce qui rend son début et sa fin aléatoires, la destination du voyage restant

énigmatique dans ce récit sans intrigue. Il n’en va pas tout à fait de même pour les autres récits, et la

réflexion devra s’attacher à différencier le degré d’adéquation de chacun de ces textes (dont le statut

générique diffère) avec le jugement du critique, qui postule une continuité fédératrice de l’œuvre

gracquienne (à travers en particulier la formule généralisante qui en constitue l’attaque « Toutes les

routes de Gracq »). En faisant jouer les diverses acceptions du terme route, on s’interrogera sur la

légitimité de ce jugement qui en appelle à des catégories peut-être étrangères à la pensée et à l’écriture

gracquiennes. Les dernières fictions opèrent un tournant dans l’œuvre, et le schéma du récit initiatique

qui peut éclairer Le Rivage des Syrtes n’est sans doute plus d’actualité - ces œuvres proposant un autre

type de configuration symbolique. L’attirance vers un Ailleurs symbolisé par la route est

contrebalancée, dans une perspective dialectique, par un ancrage dans l’ici tout à fait évident dans les

textes du corpus. Après avoir analysé cette attirance vers l’Ailleurs, il nous donc faudra examiner

comment s’opère l’aimantation de récits qui opèrent une déréalisation des signes diégétiques au profit

de signes plus « poétiques ». C’est le sens de cet adieu à la fiction qu’il faudrait enfin interroger à

travers le schème du retour, vers l’origine et vers l’ici.

Page 28: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

-I- L’attirance vers l’Ailleurs 3

1. La route, image matricielle

a) La forte récurrence du motif, « pente de la rêverie »

Dans ses Carnets du grand chemin, Gracq a explicité la sorte d’exaltation particulière que suscite en lui

l’appel de la route : « Presque aucune des routes où j’ai aimé m’engager, et qu’aujourd’hui encore

j’aime reprendre, qui ne m’ait été, qui ne me demeure, comme une ouverture musicale, qui n’ait remué

devant moi, au bout de sa perspective, les plis et les lumières d’un rideau tout prêt à se lever. » (Œuvres

complètes II, p. 970). Il prête à ses personnages cette fascination pour la route, le « grand chemin » lui

semblant doté, autant que le rêve, d’un pouvoir de déconnexion par rapport au réel.

Le lecteur est frappé, à la lecture des textes au programme, par la richesse du champ lexical de la route.

En géographe, Gracq utilise toute une série de termes techniques qui précisent les qualités propres des

voies empruntées : laie, layon, sente, sentier, trouée, chemin de contrebandier (dans Un Balcon en forêt

où la forêt ardennaise si compacte et impénétrable qu’elle semble est toute pénétrée de voies

multiples) ; routes de terre ou d’asphalte, rues, chemins ou venelles, pour « La Presqu’île » ; chaussée,

coulée, percée pour « La Route », cavée ou chemin cavalier (pour « Le Roi Cophetua »). La route est

caractérisée très précisément dans sa matérialité, sa configuration, en particulier dans « la Route » et

« La Presqu’île » où elle aimante le récit, le narrateur notant avec une extrême précision les

modifications de nature de ces voies et leurs qualités propres (par exemple, dans « La Presqu’île »,

lorsque la route « n’(est) plus qu’un sentier d’asphalte entre ses banquettes d’herbe » ou « (tourne) au

chemin de douanier. »)

Différents modes de locomotion sont évoqués : la marche, le cheval, le train, l’automobile, configurant

autant de façons différentes d’éprouver le chemin, quelle que sa nature, dans sa matérialité, et de

percevoir l’espace, souvent à partir de la perspective orientée d’un personnage qui joue le rôle de foyer

visuel, le recours à la focalisation interne étant récurrent, même dans les récits hétérodiégétiques,

comme Un balcon en forêt ou « La Presqu’île » (les autres récits au programme étant tous

homodiégétiques). Ceci étant particulièrement évident dans « La Presqu’île » où les paysages changent

de visage en fonction des variations d’humeur de Simon, ces « petits précipices intimes » comme les

appelle le narrateur.

Le corpus présente différents lieux où se dessine le parcours des personnages : lieux naturels comme la

forêt, ou lieux configurés par l’homme comme les villages que traverse Simon, avec une très forte

prédominance des sites naturels, telle la forêt ardennaise ou la mer, la route étant le moyen d’accès

privilégié et en tant que tel valorisé à ces espaces qui s’offrent à la découverte. Avec peut-être une

orientation différente pour « La Route » où celle-ci focalise l’attention, plus que les paysages qu’elle

3 Pour faciliter le repérage du parcours argumentatif, nous indiquerons titres et sous-titres, qui ne doivent bien évidemment pas figurer dans

une copie de dissertation.

Page 29: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

traverse, ce que montre l’extrême précision des notations descriptives qui détaillent ses différents

aspects, en fonction de son état de conservation.

b) La route comme parcours (parcours de vie, parcours du récit)

L’entrée dans le récit s’effectue souvent au cours d’un trajet qui mène le personnage dans un lieu connu

(tel le Bocage pour Simon) ou inconnu (la forêt ardennaise pour Grange), et se voit d’emblée doté d’une

fonction diégétique et symbolique, la route figurant un chemin de vie, hasard ou destin : « Chaque

tournant du chemin pousse une porte précautionneuse, et derrière vous une autre se referme. Paysage

traversé comme une maison compliquée, une chambre après une chambre (…) » (« La Presqu’île », p.

64). Ce parcours est à l’image de l’existence, faite de bifurcations, tels les choix décisifs de l’aspirant

Grange, refusant le poste à l’arrière que lui propose le capitaine Varin, et choisissant sa façon de

« déserter », en restant à la maison-forte même après le déclenchement des hostilités. Ou encore Simon

qu’enivrent les possibilités qui lui sont ouvertes, dans le dédale des routes qui sillonnent la presqu’île

guérandaise et pour qui la route est un « ruban enchanté » (p. 134).

Deux positions sont offertes au sujet : soit l’avancée sur la route, sur un mode actif (tels le « nous »

anonyme des voyageurs à cheval de « la Route »), soit l’attente, plus passive, de ce que la route (ou son

substitut) va vous apporter, Simon cumulant les deux postures puisqu’il occupe le délai entre les deux

trains à circuler sur les routes bretonnes ; de même que Grange, attendant l’ennemi qui arrivera par la

route dont il scrute, fasciné, le vide qui semble « s’ouvrir sur un autre monde » (p. 35), ne cesse

d’explorer la forêt ardennaise, pour son plaisir beaucoup plus que pour les raisons du service.

Le schéma récurrent du départ ou de l’arrivée se retrouve, avec des modalités différentes, dans tous les

récits du corpus, en fonction de plusieurs critères : tels le moyen de locomotion (le train, la voiture, le

cheval de « La Route », la marche) ou la position (ou posture) du personnage qui constitue le foyer

visuel, lui-même mobile ou immobile, actif ou passif. Le train qui doit amener Irmgard, par l’écheveau

des rails, semble à Simon ouvrir vers des destinations inconnues et divergentes ; Grange, d’un lieu fixe,

la maison-forte surveille le layon par où « quelque chose doit arriver ». Quant au héros du « Roi

Cophetua », il arrive à La Fougeraie, y séjourne quelques heures, puis repart, refusant de rester et

d’occuper la place laissée vacante par l’absence de Neil. Le schéma que met en scène « La Route »,

fragment d’un récit dont on ne connaît ni le début ni la fin, a un statut différent : les personnages qui la

suivent (parmi lesquels le « je » du narrateur anonyme) sont en chemin, sans qu’on sache leur

destination ni la durée du parcours (l’imparfait fige le temps). Le Perré a ceci de particulier qu’il est

désancré d’une topographie réelle (même reconfigurée par la fiction) ; non seulement il ne va « nulle

part », mais ne vient de « nulle part » : nulle origine, nul terme, ce qui lui confère une autre dimension.

Le récit décrit un monde sans attache, dépourvu de point de départ comme de point d’arrivée, toute

l’attention se concentrant sur « l’étrange – l’inquiétante route ! le seul grand chemin » jamais suivi par

le narrateur, et qui « (creuse) encore sa trace dans (sa) mémoire comme un rai de diamant sur une

vitre. » (p. 9)

Page 30: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

2. L’ailleurs comme but et enjeu

La route est aussi un enjeu existentiel, un support de rêverie et une inclination à l’action, une « ligne de

vie ». La fascination des personnages gracquiens pour la route (et pour l’horizon, cette ligne de fuite qui

aimante le regard) s’étend à la carte routière, support d’un itinéraire mental à travers lequel ils prennent

symboliquement possession du paysage, ou du moins en anticipent la découverte : c’est pour Simon «

un avenir clair et lisible qui pourtant restait battant, une ligne de vie toute pure et encore non frayée

qu’il animait d’avance et faisait courir à son gré au travers des arborisations des chemins. » (« La

Presqu’île », p. 51) Le réseau des routes, avec ses panneaux indicateurs, ou des simples chemins dans le

Marais Gât, démultiplie les embranchements du carrefour. Lieu d’une bifurcation, le carrefour, la

croisée des chemins, opère le passage d’une à au moins deux voies, avec ouverture éventuelle d’un

choix entre élection et rejet de l’une ou l’autre.4 Le carrefour minimal fait fourche, c’est un Y, signe

alphabétique. La croisée de deux routes peut figurer la nécessité d’un choix qui engage décisivement la

vie. Choix entre ce qu’on élit et ce qu’on abandonne, ce à quoi on renonce. « Il y a chez Gracq une

vieille fascination de la route, souligne très justement Philippe Berthier, parce qu’elle propose

spatialement l’expression la plus simple et la plus activement invitante, aspirante (…), de la partance

vers la ligne d’horizon du désir, à moins que, renversant la perspective (…), ce ne soit elle qui, de très

loin, nous apporte celui (ou ce) qui doit venir. » (« Faire l’amour, faire la guerre », in Roman 20-50,

1993, p. 11). L’image de l’horizon, cette ligne de fuite analysée par Michel Collot dans L’Horizon

fabuleux et dans La Structure d’horizon, est présente dans nos récits : elle est ce qui aimante le regard,

suggère la possibilité d’un ailleurs, à la fois attirant et angoissant (c’est aussi la ligne que franchira

l’armée allemande dans Un balcon en forêt). L’horizon de « La Presqu’île », c’est évidemment la mer.

« Ce que les personnages laissent ressentir, ce vers quoi on devine qu’ils sont en marche compte

infiniment plus que ce qu’ils sont », précise Gracq, « (…) en fait ils n’existent véritablement que sur

leur lancée. » (En lisant en écrivant, Œuvres complètes II, p. 646) Simon, dans « La Presqu’île », est

ainsi aimanté par un mouvement d’aller vers la mer, symbole du départ vers le grand large : « Again to

sea », pensa-t-il encore, et il sentit tout à coup que le mot pour lui ne s’était jamais embarrassé de

justification. » (p. 83-84). Le récit est ponctué de rappels qui font de la mer l’objet de la quête : « Il

irait revoir la mer avant elle ; une fois encore il la précéderait dans son plaisir. C’était une ouverture

qu’il allait jouer pour lui tout seul. Qu’il aimait jouer pour lui tout seul. « (p. 52) C’est avec la mer qu’il

a rendez-vous, plus encore qu’avec Irmgard ; elle exerce sur lui un sentiment de fascination, désir et

angoisse mêlés face à l’inconnu : « la mer, qui le fascinait le jour, se repliait pour lui la nuit comme

l’éventail dans un poing fermé. » (p.157)

« J’avoue que pour moi ce qui compte, tout ce qui vraiment en vaut la peine, note Gracq, se présente

toujours en imagination au bout d’un voyage ; - il n’y a que là qu’il peut vraiment être question, il me

semble que le rideau se lève. Je n’y mets, je n’y cherche pas de sens symbolique, c’est un pli de

l’imagination, voilà tout, qui joue à peu près régulièrement. Je remarque d’ailleurs que les grandes 4 Voir Patrick Née, Poétique du lieu chez Yves Bonnefoy, PUF, coll. « Littératures modernes », 1999, p. 59.

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légendes qui me parlent directement sont toujours celles qui placent au centre un voyage magique ou

angoissant, de l’issue duquel tout va dépendre : celle du Graal, bien entendu, en tout premier lieu.

Remarquez qu’il ne s’agit pas d’exploration ni de dépaysement. Il est question avant tout de partir,

comme Baudelaire le savait bien. Il s’agit de voyages très incertains, de départ tellement départs

qu’aucune arrivée ne pourra jamais les démentir. » (« Les yeux bien ouverts », Préférences, Œuvres

complètes, La Pléiade, tome I, p. 849) A travers la route, l’ailleurs vient hanter l’ici, soit qu’on cède à

son appel et l’ailleurs se change en ici, soit qu’on y renonce. D’où une expérience de clivage, par la

possible dévaluation du chemin choisi, que torture le spectre de l’autre chemin, peu présente en fait

chez Gracq (malgré les hésitations de Simon quant à son parcours). La route gracquienne emprunte aux

propriétés qu’André Breton assigne à la rue, lieu de passage où se concentrent hasards et merveilles :

« La rue, que je croyais capable de livrer à ma vie ses surprenants détours, la rue avec ses inquiétudes et

ses regards, était mon véritable élément : j’y prenais comme nulle part ailleurs le vent de l’éventuel. »

(« La Confession dédaigneuse », 1923, repris dans Les Pas perdus). Une aimantation guide les pas du

marcheur, sans direction a priori, disponible à tous les possibles, « sans rien de décidant que cette

donnée obscure, à savoir que c’est là que se passera cela. » (Nadja) « Les pas savent ce que nous

ignorons d’eux, ils nous portent, nous conduisent ». C’est pourquoi il n’y a pas selon Breton de « pas

perdus », titre du recueil de 1924, évoquant « la plus ou moins longue mais merveilleuse suite de pas

qu’il est permis à l’homme de faire désenchaîné (…). Pour moi, je l’avoue (conclut-il), ces pas sont

tout. » La route gracquienne, sur ce modèle, s’ouvre aux possibles, soit la droite ligne, soit la voie de

traverse qui bifurque du grand chemin - celle que préfèrent les personnages.

Le trajet de ceux-ci est aimanté par un désir d’ailleurs, au sens fort du mot, directement inspiré d’André

Breton. Le terme réfère à l’idée, chère à Gracq, de champ magnétique, et à l’image de l’aimant, corps

ou substance qui a la propriété d’attirer irrésistiblement. Car il existe dans l’aimantation un irrésistible

mouvement d’attirance involontaire, qui n’est pas dénué d’ambivalence – sur le même modèle que la

« fascination », mixte d’attirance et de rejet effrayé, comme sous l’effet d’un maléfice ou d’un

envoûtement.

Ce désir d’ailleurs qui anime les personnages gracquiens trouve une expression privilégiée dans la

présence d’échos intertextuels à Rimbaud (le poète errant, le nomade, celui du Bateau ivre, qui prône le

« Départ » dans les Illuminations, met l’accent sur l’appel tonique de l’ailleurs) ou à André Breton (on

pense au slogan surréaliste « Partez sur les routes ! », en écho au « Lâchez tout » dadaïste), mais aussi

dans des références disséminées (dans Un balcon en forêt en particulier) à des contrées ou peuplades

lointaines, parées d’un prestige exotique : le « reg saharien » (p.16), la « tribu berbère » (p. 22), les

« îles désertes » (p. 23), la « forêt canadienne » (p. 30), les « seringueros des Amazones » (p. 28), ou

encore « la race des nomades du désert » (p. 84).

Mais le « bout du monde », l’ailleurs exotique fascine finalement moins que l’« autre côté » des choses,

un ailleurs plus vertical qu’horizontal, accessible, selon les fantasmes de Grange à travers les « failles »

ou brèches » : « (…) il devait y avoir dans le monde des défauts, des veines inconnues, où il suffisait

Page 32: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

une fois de se glisser. (…) Je suis peut-être de l’autre côté « songea-t-il avec un frisson de pur bien-

être. » (p. 211) Mais l’autre bout du chemin comme l’autre côté sont-ils accessibles ?

3. Une révélation inaboutie

Selon Jean-Yves Magdelaine, « la révélation est au bout du chemin, mais, au fil du parcours, chacun

comprend que le chemin, jamais, ne finira et que tout tient dans la promesse. » Or, la « révélation »

postule un chemin d’initiation, l’expression de récit initiatique ayant souvent été utilisé par la critique

pour désigner le parcours des personnages gracquiens. Mais si le schéma initiatique est sans doute

pertinent pour Le Rivage des Syrthes, il l’est moins pour les œuvres au programme. Et d’abord à cause

du statut générique des récits brefs de La Presqu’île, l’initiation exigeant un trajet long, s’inscrivant

dans la durée, ce qui est incompatible avec la temporalité brève des nouvelles.

Par ailleurs, la « révélation » (comme accès au sens caché ou à la vérité, comme résolution d’un

mystère) peut avoir pour agent (ou du moins siège du procès, car la révélation peut être « donnée »,

dans le cas d’une révélation d’ordre mystique) aussi bien les personnages que les lecteurs : il s’agit là de

deux modes différents de révélation qui engagent l’issue du parcours des personnages et le parcours

herméneutique du terme ; dans les deux cas, la clôture narrative joue un rôle essentiel.

a) La clôture des récits

Se pose ici la question du dénouement, fin aux multiples sens du terme, faisant jouer des effets de

finalité et de finition, la fin étant clôture de la diégèse et souvent lieu névralgique de la révélation d’un

sens. La fin des récits au programme ne propose pas une vraie clôture, laissant le lecteur sur un

sentiment d’incomplétude ou d’inachèvement, ou plutôt l’invitant à poursuivre sa rêverie. L’analyse des

desinit permet de repérer un effet de chute accentué, le narrateur prenant brusquement congé. Dans Un

Balcon en forêt, qui se termine par la phrase (« Puis il tira la couverture sur sa tête et s’endormit »), on

ne sait si Grange meurt vraiment, en dépit de plusieurs signaux létaux, telle la gravité de sa blessure ; ce

sommeil final laisse le récit en suspens (Grange s’est-il réfugié dans la maison de Mona pour y

mourir ?). De même, dans « Le Roi Cophetua », la mort de Nueil, suggérée par divers indices, n’est pas

une certitude pour le personnage-narrateur (ni pour le lecteur) quand il quitte la Fougeraie après la nuit

avec la servante-maîtresse ; notons que, dans ce récit rétrospectif, le narrateur n’apporte nulle

confirmation à l’hypothèse de la mort de Nueil, maintenant l’incertitude. Dans « La Presqu’île », qui se

termine sur la phrase (« » Mais comment la rejoindre ? » pensait-il, désorienté. »), la conjonction entre

Simon et Irmgard reste improbable (même si elle a matériellement lieu) ; la fin de l’attente n’apporte

pas le plaisir escompté, mais un curieux sentiment de trouble et de déception. « Tout le récit, tendu vers

sa fin, se dérobe finalement à ce que le lecteur aurait pu attendre. C’est que la fin a déjà eu lieu, la

« silhouette » est déjà apparue dans les pages précédentes, au sein d’une projection fantasmée (principe

de plaisir), qui tient lieu de réalité. Le même phénomène s’opérait dans la « gloire des plages », moment

d’extase que Simon avait tari par son imagination (« le spectacle est fini »). Quant à « La Route », le

récit se clôt sur l’évocation rêveuse des femmes, les « converses du grand voyage », comme si le terme

Page 33: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

de celui-ci, jamais précisé, était indifférent. Le principe de la « pression cumulative » dont parle Gracq

dans En lisant en écrivant (Œuvres complètes II, p. 608), celle « que vient exercer sur la dernière scène

d’un roman la série engrangée et sans rupture des épisodes qui la précèdent » semble donc inopérant

dans les œuvres au programme. 5

b) Le drame de l’attente : quelle initiation pour les personnages ?

L’inachèvement des fins nous amène à nous interroger sur la nature et la finalité de l’attente, dans les

récits au programme. Le « drame de l’attente » peut s’entendre aux deux sens du terme : comme drama,

action, et comme expérience déceptive, voire tragique (quant l’issue est catastrophique en particulier).

Mais chez Gracq, le thème contemporain de l’attente vaine (tel qu’on le retrouve chez Samuel Beckett

ou Dino Buzzati) s’infléchit vers le sens que lui donne Breton dans L’Amour fou : « Indépendamment

de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique. » L’attente coïncide avec le temps de la

vacance, de l’otium : « La neige un peu fée qui fermait la route ouvrait la porte des grandes vacances. »

(Un balcon en forêt)

Qu’attendent les personnages de nos récits, selon quelles modalités (comme l’attente est-elle vécue au

double sens, sensoriel et affectif) et quelle finalité (l’objet de l’attente est-il finalement atteint ?) Dans

Un balcon en forêt, c’est le déclenchement effectif de la guerre, avec l’offensive allemande, qui est

l’objet de cette attente. Tout le récit est fondé sur l’imminence sans cesse retardée d’un événement dont

Grange rejette par déni l’éventualité (« Il ne se passerait rien ? Peut-être ne se passerait-il rien. »). Très

différent de l’Aldo du Rivage des Syrtes, qui provoque par son action transgressive (le franchissement

de la ligne) le réveil de la guerre avec le Farghestan, Grange s’évertue à nier l’attente de la guerre ; son

attente est d’un autre ordre (faut-il dire « mystique » ?) : c’est « une attente pure qui n’état pas de ce

monde » (p. 225). La guerre, elle, n’a jamais « pris corps » (p. 250), même après qu’elle a effectivement

été déclenchée.

C’est dans « La Presqu’île » que l’ambivalence de l’attente est la plus explicite : l’attente se révèle

plénitude, et non la fin de l’attente, toujours déceptive, comme s’il fallait que soit maintenu à distance

l’objet du désir pour que la ferveur de celui-ci perdure : « Il faudra qu’attendre, pensa-t-il encore.

Seulement attendre. Mais il y a quelque chose de défendu à attendre cela. » (p. 171) L’attente dans

l’ordre du réel, la venue d’Irmgard, est doublée par une tout autre quête, dont le mouvement d’attraction

vers la mer est la figuration : Simon s’ouvre au paysage, avec « un sentiment d’accueil profond,

initiatique. » (p.143) C’est pourquoi l’arrivée d’Irmgard est une petite catastrophe (« Comment la

rejoindre ? ») Dans « Le Roi Cophetua », on observe aussi une substitution de l’objet attendu : le

personnage-narrateur, rendu indifférent à l’arrivée de Jacques Nueil, est aimanté par l’attirance érotique

qu’exerce sur lui la servante-maîtresse, et le sentiment puissant qu’il est, par elle, attendu. Pour lui, l’on

pourrait parler de trajet initiatique, même si la nature de la révélation reste imprécise, et le but

5 Je ne développe pas ce point, assez bien traité par les copies. Voir mon ouvrage, Julien Gracq, Un balcon en forêt, La Presqu’île, Atlande,

coll. « Clefs concours », 2007, p. 86-89.

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énigmatique : « Je commençais à marcher sur une route qu’elle m’avait ouverte, et dont je ne savais

trop encore où elle me conduisait. » (p. 249) Cette autre voie peut renvoyer au modèle archétypal de la

quête initiatique (dont le Graal est l’incarnation privilégiée) ; l’expérience érotique a redonné au

personnage, qui en sort régénéré, le sentiment que la vie s’est « remise en ordre » (p. 250), que la

matinée est « radieuse », d’une « fraîcheur baptismale ; quelque chose de l’ordre d’une initiation a bien

eu lieu. Au terme de sa brève aventure, le personnage reprend la route, comme « lavé », à l’image de la

« forêt matinale », « rafraîchie, apprivoisée, comme si la vie pour un moment était devenue plus aérée,

plus proche » (p. 251) ; image sur laquelle il projette le sentiment exaltant de vie révélée qui l’envahit.

La femme (selon, une fois de plus, le modèle surréaliste) joue un rôle initiatique. « L’initiation suppose

des aventures et des rencontres. Ainsi, les femmes, qui dans les récits sont rencontrées sur les routes,

comme dans « La Route », sont comme un passage obligé, des adjuvantes sur le chemin de la quête.

Mona est à la fois la femme-fée qui aide Grange et la femme fatale, menaçante. Les personnages

féminins montrent le chemin aux hommes, à l’image des femmes de « La Route » qui apparaissent

comme des anges bibliques sur le bord du chemin, pointant le doigt. »

Un trajet initiatique suppose, d’autre part, la traversée d’une série d’épreuves, sur le modèle de la

descente aux Enfers dans La Divine Comédie de Dante ou du « franchissement d’un couloir obscur »

que comportent, selon Gracq « presque tous les rituels d’initiation, si modeste qu’en soit l’objet » (Les

Eaux étroites, in Œuvres complètes II, p. 532) ; celles-ci constituent autant d’étapes qui permettent une

mort symbolique et l’accès à un « autre monde », un paradis transcendant, lieu de béatitude, à la « vraie

vie », dans un processus de nouvelle naissance, de régénération (on dépouille le « vieil homme »).

Gracq, dans Les Eaux étroites, évoque « l’image d’une autre vie pressentie qui ne peut se montrer à

nous dans tout son éclat qu’au-delà d’un certain « passage obscur », lieu d’exil ou vallée des ténèbres. »

Ce schéma initiatique est-il présent dans nos récits ? « Parler d’initiation à propos des récits gracquiens

peut sembler problématique, du moins en ce qui concerne les personnages : de fait, si initiation il y a,

elle est bien négative – voire témoigne d’une certain ironie du narrateur – si on la compare aux premiers

récits de Gracq qui se modèlent sue le schéma de la quête du Graal. Ainsi, malgré la dimension

initiatique de l’amour vécu par le narrateur du « Roi Cophetua », le temps d’une soirée, et la découverte

par Grange de ce sentiment de « lâcher-tout » au contact de Mona, les récits s’achèvent tous sur un

constat d’insignifiance. Dans Un balcon en forêt, Grange, blessé, dresse un bilan de son expérience de

guerre et en conclut : « Rien n’avait pris corps. Le monde restait évasif. » Bien plus qu’une expérience

« mystique », le personnage semble traverser une crise de doute, notion relayée par la figure du « Jardin

des Olives ». De même, Simon, dans « La Presqu’île », n’a pas répondu à la question qui l’agitait

durant son trajet : « Comment rejoindre ? » La fin du récit, par la réécriture de cette même question,

semble souligner l’incapacité du cheminement à déboucher sur un sens. Dans « Le Roi Cophetua », le

narrateur en première personne indique à la fois un parcours orphique et le sentiment que ce moment

vécu n’a été qu’une parenthèse (« La parenthèse s’était refermée. ») »

Page 35: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

c) Une quête du sens aporétique ?

Si le modèle initiatique semble inopérant pour décrire le parcours des personnages, peut-on dire qu’il y

a, pour le lecteur, au terme des récits, « révélation » d’un sens final ? Ne s’agit-il pas plutôt de la

« promesse » d’un sens qui n’est pas donné, que le lecteur est invité à chercher selon la propre pente de

sa rêverie ?

Il existe bien de l’innnommable dans ces récits : quelque chose n’est pas nommé, qui excède de toute

évidence la clôture diégétique. L’écriture gracquienne cultive le mode de l’allusif ou de l’évasif (d’où

l’hermétisme qu’on lui prête). Le chemin du sens n’est pas donné, il reste à frayer, à partir des signes,

eux bien présents, si ambigus soient-ils. Gracq, dans ses essais et entretiens, insiste sur la nécessaire

« part de non-dit » dans un livre, qui laisse libre « l’élan seul de la lecture , à la manière de la

suggestion musicale » et crée un « pouvoir d’évocation » (« Entretien avec Jean Carrière », Œuvres

complètes II, p. 1252). Ces récits installent en effet un climat d’étrangeté, particulièrement dans le

premier récit de La Presqu’île du fait de son statut fragmentaire, où la signification symbolique de la

route est indécidable, suggérée qu’elle est par exemple par la phrase « Les anges passent aussi sur les

grandes routes. » (p. 44).

L’indétermination, maximale dans « La Route » (où les repères spatio-temporels sont brouillés et le

sens du cheminement des voyageurs jamais indiqué), est présente à des degrés divers dans tous les

récits au programme. Ainsi, les personnages gardent « toute l’indécision du profil perdu », à l’instar de

la servante-maîtresse, Gracq ne se souciant pas d’expliciter leur comportement. Les êtres, comme les

choses (que tentent de déchiffrer des personnages sensibles à leur caractère énigmatique, telle la forêt

pour Grange) dérobent leur secret, si secret il y a. « Pourquoi le monde se prêterait-il au désir, pense

Simon. Les signes ne sont pas donnés. » (p.157) Ce qui est vrai pour les signes émis par la nature l’est

aussi pour les signes culturels ; on a beaucoup glosé sur la signification des deux tableaux évoqués dans

« Le Roi Cophetua », la gravure de Goya, la Male Noche, objet d’une remémoration et le tableau

représentant le roi et la servante-maîtresse (identifié par Gracq comme un tableau du peintre pré-

raphaëliste anglais Burne-Jones), images iconiques objets d’une double ekphrasis, sans que le lien

spéculaire qui les rattache au récit et leur valeur emblématique soient définitivement mis en évidence

(sur cette question, voir Bernard Vouilloux, De la peinture au texte. L’image dans l’œuvre de Julien

Gracq, Genève, Droz, 1989). « La tentation herméneutique se referme comme un piège sur le narrateur

du « Roi Cophetua ». L’interprétant est pris dans un piège optique, une maison de verre, sous le regard

du lecteur, lequel mène parallèlement le travail d’interprétation. » On peut aussi penser à la figure

ambivalente du miroir qui initie une interrogation sur le rapport entre le réel et son double (à la fin du

Balcon en forêt, Grange aperçoit « une faible ombre grise », son reflet dans un miroir, qu’il ne peut

« rejoindre »).

Cette ambiguïté des signes est également donnée à voir dans la pratique gracquienne de l’italique,

empruntée à Breton, et commentée dans son essai sur celui-ci : un terme est signalé graphiquement à

l’attention du lecteur, et comme doté d’une réserve de sens particulière, d’un « coefficient algébrique

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fait pour multiplier magiquement sa puissance », sans que celle-ci soit révélée, par exemple

l’expression « faire nuit » ou le verbe « rejoindre » dans La Presqu’île ; l’expression « profil perdu »

dans « Le Roi Cophetua » ou le « grand chemin » cité dans « La Route ».

Le jeu récurrent des échos intertextuels, qui procède par allusions beaucoup plus que par références

explicites ou citations, relève enfin de la même stratégie : Gracq fait signe vers un ailleurs intertextuel,

un bagage littéraire que le lecteur, « capteur de signaux » (Dominique Viart), « guetteur aux yeux

tendus » (comme Simon), est supposé partager, sans que soit explicitée la signification d’un

rapprochement plus oblique que direct. Ainsi en va-t-il de la citation déformée de Saint-John Perse dans

Un balcon en forêt (« Et le sommeil n’est pas nommé, mais sa présence est parmi nous ») qui suggère la

possibilité d’un rapprochement interprétatif sans qu’il y ait vraiment de « révélation » herméneutique.

La diversité des allusions intertextuelles plus ou moins cryptées (les romans arthuriens, les romans de

Jules Verne, les contes de fées) comme des références historiques (telle la Guerre de cent ans) produit

un effet de palimpseste, laissant au lecteur la possibilité de faire jouer ces associations.

L’inachèvement du sens permet ainsi aux récits au programme de continuer à résonner dans

l’imagination du lecteur au-delà de leur fin effective. Gracq a, on le sait, toujours refusé de répondre à

la question sur la mort de Grange : on peut, selon lui, comprendre la fin du livre « comme on veut : le

lecteur reste libre, de toute façon, si le héros du livre se réveille, c’est une autre saison de sa vie qui

recommencera. » (Givre, 1 976)

Mais l’aimantation d’un sens laissé en suspens est aussi tributaire des stratégies narratives mises en

place dans nos récits. Une autre lecture est possible, par exemple, de la figure du carrefour déjà abordée

: non pas image d’un choix d’existence, mais figuration de la construction du texte, avec ses choix

successifs.

-II- L’aimantation du récit

Pour l’auteur de la citation, « le récit se limite à enclencher des mécanismes, à faire jouer des déclics

qui remagnétiseront l’espace pour mieux nous aimanter ». Il semble ici minorer l’importance de la

configuration narrative des récits gracquiens, tout en soulignant leur pouvoir d’aimantation : ce que

nous allons tenter de développer dans un second temps. L’initiation subie est aussi celle d’un lecteur

invité à décrypter des indices, dans un trajet de lecture tributaire du trajet d’écriture. La « révélation »

n’est pas forcément à entendre au sens « mystique », mais dans sa composante narrative, comme

avancée du récit vers un terme (le terme « sens » selon Gracq signifiant, on l’a déjà précisé, à la fois

direction et signification).

1. La structure des récits : un chemin balisé qui mène « quelque part ».

Le récit est aimanté vers un ailleurs à venir, au terme du parcours (à moins qu’il ne soit rejeté dans un

au-delà du texte, dans le cas de dénouements ouverts). D’où l’importance de sa composante temporelle,

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bien mise en valeur par Paul Ricoeur dans Temps et récit. Le temps vectorise le récit comme il vectorise

l’attente – non sans retours en arrière qui semblent en contrarier le mouvement prospectif, la linéarité

temporelle (qui orienterai le récit vers sa fin, comme dans Le Rivage des Syrthes) étant ici contrariée

par un mouvement rétrospectif.

Ce n’est pas la droite ligne, mais des chemins de traverse que privilégient les récits au programme. Le

trajet narratif y connaît des accidents de parcours, des déviations, et l’attente peut changer d’objet. On

retrouve fréquemment le schéma de l’attente déviée, avec la substitution d’un objet à l’autre. Dans Un

balcon en forêt, au déclenchement réel des hostilités, sans cesse retardé, se substitue un autre

événement, la rencontre entre Grange et Mona. De façon analogue, dans « Le Roi Cophetua », la

rencontre attendue entre le héros-narrateur et Nueil laisse place à la rencontre avec la servante-

maîtresse. Dans « La Presqu’île » , on attend la rencontre avec Irmgard, mais l’essentiel du récit se

concentre sur la promenade de Simon vers la mer, selon un principe de déplacement du centre d’intérêt

du récit (et de l’objet du fantasme).

Mais si le trajet diégétique présente des tours et détours, l’avancée du récit n’en est pas moins produite

par les mécanismes du récit qui installent un rythme syncopé, un effet de continuité et de cohérence

étant assuré par de nombreux phénomènes de reprises et répétitions qui peuvent affecter différents

plans, telles les multiples descriptions qui jalonnent le récit (et permettent dans Un balcon en forêt de

décrire la forêt au fil des saisons), ou encore la reprise à distance de syntagmes, comme l’expression

« lumière frisante » dans « La Presqu’île ».

L’attraction magnétique qu’exerce le texte sur le lecteur est fondé sur les nombreux effets d’analogie,

sur le retour d’images cardinales, comparaisons et métaphores. Un effet d’aimantation opère la mise en

réseau des mots, particulièrement sensible dans le processus de métaphorisation, et tout

particulièrement lorsqu’une métaphore filée assure, de phrase en phrase, la forte cohérence sémantique

d’un fragment descriptif ou narratif. Les métaphores filées constituent un « faufil sémique » (selon la

formule d’Elisabeth Cardonne-Arlyck6), la logique des échos lexicaux qui s’organisent en réseaux

sémantique se superposant à la logique narrative : « Le buissonnement continu du récit gracquien, note

P. Marot, qui donne toute leur épaisseur à des histoires par ailleurs peu chargées de matière, tient à

l’intensité germinative dont le figural est le lieu privilégié, mais aussi aux échanges incessants entre les

figures et la diégèse. » (« Plénitude et effacement de l’écriture gracquienne », Julien Gracq 1, une

écriture en abyme, Revue des lettres Modernes, Minard, 1991, p. 141).

La vectorisation des récits s’opère aussi, sur un plan microstructurel, à travers la concaténation des

phrases. La route peut aussi métaphoriser le trajet de la phrase gracquienne, et, dans cette perspective,

se voit partiellement invalidée la thèse de l’auteur de la citation. Loin de ne mener « nulle part », la

phrase est mue par une énergie qui la propulse vers son terme, suscitant un effet de complétude (et non

d’inachèvement). Gracq a analysé dans son essai sur André Breton (André Breton. Quelques aspects de

6 Elisabeth Cardonne-Arlyck, La Métaphore raconte. Pratique de Julien Gracq, Kliencksieck, coll. « Bibliothèque du XXe siècle », 1984, p.

32-34.

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l’écrivain) cette dynamique d’appel et de relance qui anime le texte de Breton, explicitant du même

coup sa propre pratique d’écriture : « Insoucieuse de tout ce qui ressemble à la somnolence d’une route,

fuyant comme la mort tout ce qui pourrait la coaguler trop vite, dénouée, déliée, et n’aimant rien tant

que de se laisser soulever de bout en bout au passage de grands trains d’ondes qui viennent d’on ne sait

quel ailleurs, chacune de ces phrases aux souples et prenants mouvements d’algues se jette à l’eau

comme aucune autre. » (Œuvres complètes I, p.486)7 La phrase se voit ici comparée à une route,

porteuse d’un mouvement d’en avant qui suscite une nouvelle image : celle du courant aquatique,

associée à un élan de vie, loin de toute « coagulation ». On le voit, la route est bien métaphore du

parcours d’écriture, avec ses tours et détours, la succession des départs et arrêts qui scandent le

parcours, comme autant de « déclics ».

2. La double polarité : Eros / Thanatos : une attraction sur le lecteur d’ordre

fantasmatique.

A cette aimantation d’ajoute une attraction d’ordre pulsionnel dont le lecteur ressent les sortilèges. Les

récits gracquiens sont aimantés par une double postulation entre éros et thanatos, qui relève d’une autre

logique, de l’ordre de la fantasmatique. L’innommable au bout du chemin dont parle Jean-Yves

Magdelaine, ce pourrait bien être cette double polarisation entre pulsion de vie et pulsion de mort, qui

aimante la quête - celles-ci incarnant l’énigme du sujet humain, et constituant les figures d’un ailleurs

inconnaissable, de l’ordre de l’Inconscient, réfractaire aux catégories de la raison.

La pulsion érotique est fortement présente dans l’ensemble du corpus, l’image de la femme animant les

fantasmes des personnages masculins. La route, dans le récit éponyme, est assez explicitement

figuration d’un désir érotique, à travers les « aubaines » que sont les « converses du grand voyage », la

route se prêtant au hasard heureux des rencontres et rendez-vous. C’est la voie qu’empruntent les

amants pour se rejoindre dans Un balcon en forêt où se dit sans cesse une rêverie de pénétration dans la

forêt (à travers des voies de percée) qui transforme celle-ci en un corps désirable, doublant celui de

Mona, avec laquelle « le mariage ne s’était pas consommé » (p. 43), pas plus qu’avec la guerre (des

termes comme « croupe » ou « mamelon », ou encore « toison vorace » féminisent explicitement le

paysage). Dans « La Presqu’île », l’image d’Irmgard ne cesse d’accompagner le périple de Simon,

incarnant un ailleurs féminin, terra incognita qui n’est pas sans inquiéter Simon, le lien entre Eros,

cette « ombre vénéneuse » (selon la formule de Breton) et Thanatos étant à plusieurs reprises suggérée

(par ex. p. 175). Car le continent féminin (et en particulier le mystère de la sexualité féminine) constitue

bien un ailleurs fascinant et inquiétant tout à la fois, pour Grange qui voit en Mona une femme-fée qui

semble dotée de pouvoirs magiques, pour Simon, pour le héros du « Roi Cophetua ou le narrateur de

« La Route », récit qui s’achève significativement sur l’évocation des « bacchantes inapaisées dont le

désir essayait de balbutier une autre langue » et sur le geste tendre du baiser sur le front.

7 Cité par Patrick Marot, « Un balcon en forêt, La Presqu’île, un tournant dans l’écriture », in Julien Gracq, les dernières fictions, CNED,

PUF, 2007.

Page 39: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Quant à la mort, elle constitue souvent un horizon du récit, aboutissement possible sinon probable du

Un balcon en forêt où, au bout du chemin, Grange trouve sans doute la chose sans nom, la mort,

l’« innommable » fascinant. « C’est l’indétermination qui prévaut dans la dénomination de la guerre si

toutefois on accepte d’en parler. Grange parle de « ça » et lorsque les premiers coups retentissent, il

s’interroge : « Qu’est-ce que c’est », enfin lorsque le blockhaus est touché, il déclare : « c’est dedans. »

Il existe chez Grange un désir ambivalent de l’événement, la guerre, même s’il est apocalyptique, un

désir qui monte en lui en crescendo, avec l’attente des chars dont il a longuement observé les images

sur catalogue, avec la peur d’être surpris par ses camarades, comme s’il s’agissait de clichés

pornographiques. De cette apparition retardée, il pressent un accomplissement, une révélation, avec

l’émotion du passager de l’arche de Noé quand les eaux commencent à se soulever (p. 219). A la fin du

récit, Eros et Thanatos se rejoignent sous le signe d’hypnos (frère jumeau de Thanatos), ce sommeil

dont le lecteur pressent qu’il est terminal. « La Route », pour sa part, « met en œuvre un symbolisme de

la mort » (Jean-Yves Magdelaine, p. 68) qui s’incarne dans les images de « décombres » (p. 18),

d’« épaves » (p. 20), dans les traces d’une vie abandonnée, dans les « pierres tombales » (p. 21) qui

jalonnent le tracé de la route ; le rite qui consiste à ajouter un caillou sur les « petits tas de pierre » déjà

déposés, « geste d’absolution distraite », a pour but de conjurer l’angoisse de mort : « la mort avait

cessé de poser des questions. » (p. 25) La route est ainsi porteuse de signes mortifères, elle peut susciter

le vertige (le trajet de Simon lui semble une « glissade panique »), voire une forme d’angoisse qui

alterne avec les moments de jubilation ; les « embellies » sont des moments d’autant plus jubilatoires

qu’ils alternent avec des moments où l’humeur comme le ciel s’assombrissent.

Une pulsion de vie et une pulsion de mort (souvent intriquées) innervent ainsi les récits gracquiens, leur

conférant une composante « innommable » : un « impossible à raconter » (Michel Murat, L’Enchanteur

réticent. Essais sur Julien Gracq, José Corti, 2004, p. 87), un impossible à nommer, qui s’exprime sur

un mode oblique, à travers des images iconique (la gravure et le tableau du »Roi Cophetua »), la

projection sur les paysages des affects ambivalents des personnages (qui fait par exemple de la forêt un

milieu matriciel et un espace angoissant), le rêve (le rêve du pendu de Grange) ou la figuration

métaphorique. Une logique de l’inconscient sous-tend les récits, sollicitant de la part du lecteur un

investissement d’ordre fantasmatique.

3. L’inscription double du réel et de l’imaginaire

L’aimantation des récits, au sens de séduction opérée sur le lecteur, est aussi assurée dans ces récits par

la tension entre les indices diégétiques clairement lisibles (il y a dans Un balcon en forêt une

composante réaliste absente des précédents romans), et d’autres signes plus équivoques, qui suscitent

un autre régime de lecture.

a) Le congé donné à la fiction : effacement des signes diégétiques et effets de

déréalisation

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Pour rendre compte du congé donné à la fiction et des effets de déréalisation qui l’accompagnent, trois

points peuvent être ici abordés : la mise en intrigue, le traitement du temps et celui de l’espace, celui

des personnages (nous glisserons plus rapidement sur ce dernier point, correctement analysé par les

candidats).

Les textes au programme sont des « récits », Gracq appelant « récit » « une fiction plus longue qu’une

nouvelle, mais qui se développe de façon linéaire au fil du temps, sans donner lieu à l’intrigue plus ou

moins enchevêtrée qui passe pour caractériser le « roman » traditionnel. » Ce qui l’intéresse, plus que la

«fable », l’ « histoire » ou « l’intrigue », « c’est plutôt la mise sous tension d’un lieu ou d’un groupe de

personnages. Exactement comme un champ est mis sous tension par un aimant ou un courant électrique.

Il se produit des attractions, des répulsions. Et c’est cela qui entraîne pour moi le courant de la lecture et

l’intérêt de la lecture. »8

On a souvent parlé, à propos des récits gracquiens et plus particulièrement des « dernières fictions », de

« carence événementielle » (E. Cardonne-Arlyck, La Métaphore raconte, 1984), de « congé donné par

Gracq au romanesque » (Patrick Marot)9. L’effet de suspens est en effet quasi inexistant dans les récits

du corpus, où la dynamique narrative est contrariée par une forme de statisme, un ralentissement ou une

suspension de l’action que rendent flagrants les nombreuses descriptions. La tension vers l’événement

dans « La Presqu’île » se limite à l’attente de l’arrivée, probable, d’Irmgard, et de la conjonction des

deux amants. La certitude (d’ordre historique) du déclenchement de la guerre, dans Un balcon en forêt a

un effet paradoxal : si l’aspirant Grange, acteur malgré lui, ne connaît pas l’issue d’une situation qui, de

son point de vue, est imprévisible, le lecteur (qui n’ignore pas la défaite de 1940), est attentif aux signes

de cet échec, et déchiffre le récit comme la chronique d’un désastre annoncé ; contrairement à Aldo

dont l’action intentionnelle produit l’événement, Grange n’intervient pas dans le déclenchement du

conflit. 10 Quant à « La Route », l’attente de ce qui pourrait advenir se limite au hasard des rencontres,

aux « aubaines » du grand chemin, le motif du voyage (selon le manuscrit lu par B. Boye), le

déplacement d’une délégation militaire qui vient prêter main-forte à une ville assiégée, n’étant pas

inscrit dans le texte.

Les scenarii qu’imaginent les personnages, et qui pourraient constituer l’amorce d’autres possibles

narratifs, ne trouvent jamais d’actualisation, restant objet d’une fantasmatisation, tel le projet qui

effleure Simon de vivre avec Irmgard dans une petite maison au bord de la mer (p. 93-94), ou celui de

Mona d’aller vivre à Spa (p. 118), identifiée à quelque « cité interdite » ou « terre promise » (p. 117).

Mona est à elle seule une possibilité romanesque non réalisée : de même que son passé est à peine

ébauché, elle disparaît de la fiction en même temps qu’elle quitte les Falizes.Toutefois, comme le

souligne encore P. Marot, « cette littérature du non-événement ne refuse pourtant pas l’événement, elle

le postule au contraire, mais elle le tient en retrait comme lisière du texte – et cela d’une manière

8 F. Vrigny et C. Giudicelli, Entretiens avec Julien Gracq, Cassette Radio France, 1981. 9 Patrick Marot, , Julien Gracq 5, les dernières fictions, op. cité, p.12. 10 Cf Grange : «(…) il essayait un moment de s’imaginer la guerre qui venait, c’est-à-dire qu’il s’efforçait de bâtir un canevas d’événements à peu près plausible qui comportât la continuation indéfinie du camping en forêt." (p. 94)

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toujours plus prononcée d’un récit à l’autre, de l’aveu même de Gracq. (« Une esthétique de la

transition dans la description gracquienne », in L’ordre du descriptif, PUF, 1988, p. 121) Les

promenades de Grange dans la forêt ardennaise comme de Simon dans la Presqu’île de Guérande sont

riches en menus événements (que signale l’emploi d’adverbes signalant un changement comme

« soudain », « tout à coup », « brusquement ») ; l’accessoire (les variations géographiques ou

météorologiques) devenant « l’essentiel », les modulations du paysage comme des impressions du

personnage produisant un « diorama incohérent et syncopé, de coq-à-l’âne affectifs continuels »

(Carnets du grand chemin, Œuvres complètes II, p. 971)

Le congé donné au romanesque se manifeste aussi par le traitement du temps. Les récits au programme

ne racontent pas une vie, mais un moment, un épisode, une « saison », qui est souvent un « entre-

deux », un intermède, comme pour le héros du « Roi Cophetua ». Ils ne retracent pas l’ensemble d’un

périple, un « chemin de vie » dans son intégralité, mais plutôt un fragment, bulle temporelle ou

parenthèse dans l’existence des personnages. 11 On retrouve ici le modèle narratif de la nouvelle comme

« tranche de vie » : il ne s’agit pas de raconter le devenir des personnages au fil d’une existence, mais

de concentrer l’intérêt sur des moments de leur vie, en conférant un sens puissant à des éléments qui

pourraient apparaître insignifiants (tel incident, tel geste, tel détail, telle nuance dans le paysage ou la

physionomie d’un personnage). La logique narrative, dans « La presqu’île » comme dans Un balcon en

forêt, en tension avec la progression diégétique, est celle de la juxtaposition de moments12, « La

Presqu’île » faisant ainsi alterner moments de dépression (qui donnent à Simon l’impression que le

monde est « une planète éteinte, où toute promesse (est) condamnée », p. 74) et moments d’exaltation,

selon une météorologie intime. Les « événements » sont intérieurs, d’ordre mental, sur le mode du

souvenir ou de la rêverie, que stimulent les sensations, à l’image de Simon qui, à l’approche de la mer

« (retrouve) en lui toute neuve la sensation d’étourdissement qu’il avait connue tout au long de son

enfance » au début des vacances (p. 58).

Dans Un balcon en forêt, de même, presque rien n’a eu lieu, la dilatation temporelle de l’attente n’étant

rompue que par la fulgurance d’instants privilégiés, comme hors du temps. Le contraste entre le temps

intérieur du personnage et le temps extérieur dont la mesure est donnée par le bruit de fond de la

canonnade est ainsi fortement marqué : deux temporalités entrent en collision, l’expérience sensorielle

et affective l’emporte sur la folie de l’Histoire. Gracq a précisé lui-même l’importance qu’il accorde à

cette perception du temps dans un entretien avec Gilles Ernst : « Quand vous dites qu’il ne se passe rien

dans Un balcon en forêt, c’est vrai : rien ou presque, sauf à la fin où tout de même a guerre se

déclenche, mais pour moi, il se passe quelque chose qui est très important, quelque chose qui fait

surface : l’écoulement du temps, l’écoulement du temps et des saisons. J’y suis extrêmement sensible.

(…) Si l’on n’admet pas que l’homme est constamment influencé par la nature, la terre, les saisons, le

11 « Une parenthèse s’était refermée, mais elle laissait derrière elle je ne sais quel sillage tendre et brûlant, lent à s’effacer », commente le

narrateur du « Roi Cophetua » (p.251). 12 Patrick Marot, Les dernières fictions, Série Julien Gracq, n°5, op. cité, p. 45.

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sol, la forêt, (le livre) est tout à fait vide d’événements, et même de contenu événementiel. » (Coelo et

al., Julien Gracq écrivain, 1988, p. 141)

La déréalisation concerne aussi l’espace, comme le souligne la modification des toponymes dans « La

presqu’île ». La place accordée aux paysages (et aux descriptions), constante de l’écriture gracquienne,

dans le domaine du fictionnel comme du non-fictionnel, augmente sensiblement dans les œuvres au

programme, corollaire de la mise en suspens de l’action. Le lieu (la route, la forêt, la mer) acquièrent un

statut mythique, l’effet de déréalisation étant pour une bonne part liée au procédé généralisé de

métaphorisation qui opère un décrochement par rapport aux réalités décrites, faisant jouer

dialectiquement la présence et l’absence, le connu et l’inconnu. Ainsi, la route du récit éponyme est

comparée à « un rai de diamant sur une vitre », à une digue, à la marque d’un fer rouge, à un ruban, à

une cicatrice.

Le traitement des personnages subit une évolution parallèle (mais inverse à l’inflation de la description

des lieux : « (…) les figures humaines qui se déplacent dans mes romans sont devenues graduellement

des transparents, écrit Gracq dans Lettrines 2, à l’indice de réfraction minime, dont l’œil enregistre les

mouvements, mais à travers lesquels il ne cesse d’apercevoir le fond de feuillages, de verdure ou de mer

contre lequel ils bougent sans vraiment se détacher. » (Œuvres complètes II, p. 293) Les héros de nos

récits répondent tout à fait à cette définition et se fondent dans un décor qui est bien davantage qu’un

arrière-plan, alors que leur caractérisation est souvent lacunaire, quant à leur aspect physique ou leur

passé en particulier.

b) La composante réaliste des récits et les signes du « contingent »

La composante réaliste constitue toutefois un contrepoint aux effets de déréalisation, se manifestant par

l’ancrage dans l’Histoire et la présence du monde moderne à travers les signes du réel. La Presqu’île

situe le périple de Simon dans un paysage breton familier (même si certains toponymes sont

transformés ou inventés). Quant au Balcon en forêt, il réfère à un cadre historique, la « drôle de

guerre », clairement identifiable par le lecteur, qui peut suivre la progression des indices annonçant

l’invasion allemande, et il multiplie lui aussi, dans la description de la vie quotidienne aux Falizes, les

détails réalistes, telles les scènes de repas ou les discours rapportés (en particulier le recours aux

sociolectes tel l’argot militaire). La pensée magique à laquelle s’accroche Grange (le fantasme de l’« île

enchantée » au milieu de la tourmente) n’empêche pas l’avancée allemande, annoncée par de nombreux

signes avant-coureurs auxquels le lecteur peut prêter attention. Le réel se rappelle à l’ordre à travers des

détails réalistes qui font l’effet de « piqûres » dégonflant les fantasmes des personnages : le réel résiste.

Dans nos récits, on mange, on boit, on fume, on achète un savon ou un bouquet de roses, selon le

principe d’un réalisme quotidien (en particulier dans la description de la vie militaire dans Un balcon en

forêt). Les récits sont jalonnés de détails qui constituent des signes gratuits, ni proleptiques ni

symboliques mais valant pour eux-mêmes. Ainsi, les voix des petites filles qui émeuvent Grange aux

larmes, comme la torche de la raffinerie qui accompagne le trajet de Simon dans « La Presqu’île »,

semblent mentionnés pour elles-mêmes, sans finalité. « Les signes gratuits deviennent le reflet de la

Page 43: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

contingence du quotidien : l’écriture lui restitue sa part d’insignifiance. » « Sélectionner des détails

symboliques, c’est déjà poser sur le réel une grille d’interprétation, et la gratuité des signes peut

démentir cette sélection. Ainsi, dans « La Presqu’île », le narrateur indique la présence, dans la gare de

Brévenay, d’une vieille femme sur un banc, attendant « un peintre qui cherchât le caractère » : cette

femme ne fait pas signe vers autre chose, mais témoigne de la contingence du quotidien dont l’auteur

entend rendre compte. »

Une modification décisive s’opère, selon Bernard Vouilloux, avec Un Balcon en forêt, dans le

traitement des signes culturels, qui laissent place à des signes référentiels, lestant les récits d’une part de

réalisme nettement plus importante ; le critique y voit une « mutation décisive dans le traitement de la

référence », « les éléments infraculturels s’y taill(a)nt la part la plus large » (p.159) : la quasi absence de

références picturales est compensée par la présence d’affiches, photographies, journaux, cartes postales

« galantes », calendrier illustré, etc, qui « traduisent la prépondérance d’une culture populaire, (...)

l’emprise du mineur. » Dans « La Presqu’île », le lecteur observe également une large prédominance

des signes du réel quotidien, « signes vides du monde moderne » (Bernard Vouilloux, p. 161) : tels

l’affiche Shell, la cruche-réclame ou l’armoire Lévitan…

L’équivocité des signes, « l’emprise du mineur » et du contingent rend ainsi improbable une lecture

symbolique : « La finalité symbolique du récit est critiquée par Julien Gracq qui y voit une

interprétation forcée de la réalité, alors que celle-ci est indissociable d’une grande part de contingence ;

la finalité n’est peut-être pas tant à rechercher dans la symbolique que dans la découverte paradoxale

que toute « révélation » est illusoire. »

En ce sens, la conception gracquienne du signe que dévoile notre corpus semble relever, davantage que

du modèle initiatique (révélation d’un secret au terme d’une quête, accès à une vérité cachée), d’un

code de signaux d’appel analogues à ces signes que continue à faire la Route dans le récit éponyme :

« comme ces anges énigmatiques des chemins de la Bible qui, loin devant, du seul doigt levé faisaient

signe de les suivre, sans daigner même se retourner. » (p. 12) L’énigme n’est pas le mystère : liberté est

laissée au lecteur de saisir ces signes et de « suivre » un narrateur qui dédaigne toute explication

univoque, en appelant à la complicité du lecteur. Gracq, dans ses dernières fictions, s’éloigne du modèle

du récit symbolique tel que le mettait en œuvre avec Le Rivage des Syrtes. Les grands mythes que

réactualisaient les premiers romans, tels l’Apocalypse ou la Quête du Graal, ne fournissent plus un

cadre de référence aux dernières fictions, sinon sur le mode de la dérision, de la mise à distance

ironique, bien présente dans nos textes et contrepoint à tout sérieux « philosophique »..

-III- Le sens de l’adieu à la fiction : un double retour à l’origine et à l’ici ?

On peut alors s’interroger sur le sens de cet « adieu à la fiction » dans des récits qui mettent une place

une double orientation : vers le futur et le présent mais aussi le passé, vers l’ailleurs et l’ici.

Page 44: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

1. La tension entre la poussée prospective du récit et le mouvement rétrospectif

Les récits au programme représentent un moment-charnière dans la carrière littéraire de Gracq : la fin

de la fiction, l’arrêt du romanesque. Un Balcon en forêt est le dernier roman publié, « La Route » est le

vestige d’un roman de Gracq inachevé ; quant aux deux nouvelles qui accompagnent ce récit et qui

relaient l’écriture romanesque, ils constituent les dernières fictions de Gracq qui se tourne ensuite vers

d’autres formules d’écriture.

Pourquoi l’abandon de la fiction ? N’y a-t-il pas déjà dans les textes au programme une contradiction

entre l’avancée prospective du récit et la tentation d’un retour à l’origine (évidente dans les Cahiers du

grand chemin ou « La Sieste en Flandre hollandaise »), une pulsion régressive, peut-être en

contradiction avec la conception du récit que développe Gracq dans ses textes métapoétiques, et qui

correspondrait à un dispositif inconscient (dont il n’a peut-être donc nulle conscience, du moins au

moment où il a écrit ces récits). La propulsion vers l’avant auquel s’attache l’imaginaire de la route est

loin d’être le seul mouvement qui anime les récits au programme ; ils proposent également des

dispositifs de retour en arrière, sur le double plan spatial et temporel. Gracq lui-même relie

fréquemment la route à la mémoire et au rêve ; ainsi, le « serpentement » de la route, dans le récit

éponyme, « quand bien même tout s’effacerait autour de lui de ses rencontres et de ses dangers –

creuserait encore sa trace dans (la) mémoire comme un rai de diamant sur une vitre. » (p. 9)

a) Les figures du retour

Les récits au programme combinent deux modèles : la quête prospective surréaliste (qu’emblématise le

slogan de Breton « Partez sur les routes »13), et un mouvement rétrospectif inverse, qui se manifeste

par la récurrence des figures du retour. Le régime d’écriture mixte, à la fois romanesque et poétique,

instaure une autre logique que celle, métonymique, de la route, du mouvement linéaire vers l’avant :

une logique de la répétition, des échos, reprises et retours. « La Presqu’île » suit un parcours circulaire,

Simon revenant à la fin du récit à son point de départ, la gare de Brévenay, parcourant les routes de la

presqu’île sur ses propres traces. « Simon chemine à l’aune d’une temporalité sans cesse perturbée, lui

pour qui le présent semble n’avoir aucune existence réelle. Son voyage intérieur n’a de cesse de se faire

tantôt souvenir, en particulier souvenirs d’enfance, tantôt anticipation, sur le mode du fantasme. Obsédé

par le pressentiment, le personnage est tendu entre une temporalité achevée (« C’est fini ») et l’attente

impatiente, qui va croissant : « j’ai le temps », ne cesse-t-il de se répéter. »

La linéarité temporelle (un temps vectorisé en direction du futur) fait place à un autre traitement du

temps : arrêt dans un présent éternisé ou retours en arrière, dans le passé du personnage ou un passé

immémorial, tel celui qu’incarne la forêt qui porte les « signes énigmatiques d’on ne savait quel retour

des temps – un temps de grandes chasses sauvages et de hautes chevauchées. » (p.71) Tout un passé

mythique ressurgit dans les descriptions de la forêt où s’enfonce Grange. Dans « La Route », le paysage

porte les empreintes de l’Histoire, au sens le plus matériel du terme puisque les dalles du grand chemin

13 « Pardonnez-moi de penser que, contrairement au lierre, je meurs où je m’attache (…) Lâchez tout. (…) Lâchez vos espérances et vos

craintes. (…) Partez sur les routes. »

Page 45: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

portent les « traces anciennes d’ornières », « signes d’un trafic ancien (…) à une époque très reculée. »

(p. 11) La Route est vestige (ce qui demeure d’une chose détruite ou disparue), « fossile » (trace de ce

qui a existé dans une ère passée et a été conservée, par enfouissement ou infiltration), ou encore

cicatrice (métaphore qui évoque la trace laissée par une blessure) : autant d’images qui mettent en relief

l’inscription d’un passé historique, dont le souvenir ne s’est pas complètement effacé, la route portant

trace de la civilisation qui l’a construite. La Route est un palimpseste où se recouvrent des écritures

anciennes, attestant une volonté humaine : « car la trace d’un chemin d’homme est plus longue à

s’effacer de la terre que la marque d’un fer rouge » (p. 12).

b) La pulsion régressive

Mais le retour vers l’arrière concerne également le passé des personnages qui sont animés par une

pulsion de régression, évidente dans la fréquente réminiscence des souvenirs d’enfance (les « grandes

vacances » en particulier), mais aussi la plongée dans les couches les plus archaïques de l’inconscient, à

travers le fantasme (les fantasmes érotiques de Simon) ou le rêve (le « voluptueux » rêve de pendaison

dans Un balcon en forêt, p.147-148). La mémoire des personnages les porte souvent vers leur enfance.

Le trajet vers la mer, dans « La Presqu’île », est ponctué de réminiscences, comme si la quête spatiale

(aller vers la mer) se doublait d’une autre, inversement orientée, vers un ailleurs temporel : le monde de

l’enfance. Le « cantique du Bocage » « (ressuscite) de ses souvenirs d’enfance, et tel qu’il n’était déjà

plus » : « un songe profond, élu, plutôt qu’un paysage, une tanière protégée, où les échos du monde

n’arrivaient pas. » (p. 63-64) Un monde loin de la rumeur de l’Histoire : « La vie est ailleurs, très loin.

Ici, on repose. » (p. 65) La Bretagne est pour Simon « une réserve à laquelle il n’était pas question de

toucher. » (p. 66). Elle représente un territoire, celui de l’enfance, qui eût dû rester inviolé, d’où sa

tristesse devant les signes de défiguration, la laideur des maisons neuves en parpaings, toutes

semblables : « « La lèpre s’y met, à présent », pensa-t-il, brusquement déprimé. » Les allusions à

l’enfance abondent de même dans Un Balcon en forêt, à travers les fréquentes références à l’univers des

contes merveilleux, peuplés de figures plus ou moins inquiétantes, tels La Belle au bois dormant et Le

Petit Poucet. Un balcon en forêt illustre un fantasme de regressus ad uterum (régression dans le ventre

maternel), que représentent à la fois la forêt (milieu matriciel qui satisfait le désir préoedipien de

fusion avec le corps maternel), la maison-forte (dans laquelle Grange se sent à l’abri, bulle enchantée,

petit îlot de résistance semblable aux châteaux de sable de l’enfance - en particulier au fond du

blockhaus qu’il perçoit comme un « bloc étanche, soudé autour de vous », où l’envahit «une sensation

intense de dépaysement », une « impression de réclusion » à la fois « oppressante » et sécurisante), et

enfin le lit de la maison de Mona où il s’endort d’un sommeil létal : « J’arrive, songeait-il, je rentre ! » -

figure d’un ici qui est aussi un ailleurs temporel, le corps maternel.

2. L’extase dans l’ici

En fait, il n’existe sans doute pas chez Gracq de véritable opposition entre l’ici et l’ailleurs. Ces deux

pôles se rejoignent dans l’immersion dans l’originaire, en opposition avec la quête aimantée de

Page 46: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

l’inconnu, du prospectif, empruntée à André Breton. Le désir d’appareillage, de « lâchez-tout », qui se

manifeste par la volonté de couper les amarres (et que Gracq rattache, dans Préférences 14, au souvenir

du lancement d’un paquebot vu dans l’enfance) n’exclut pas un fantasme en apparence contraire

d’immobilité dans l’ici-maintenant (comme si le vœu de nomadisme s’inversait en désir de sédentarité).

Si la route et le chemin sont valorisés, c’est peut-être précisément qu’ils conjuguent l’ici et l’ailleurs, le

proche et le lointain, le connu et l’inconnu : à la fois le contact avec le seul plaisir de la marche

(« Marcher lui suffisait : le monde s’entr’ouvrait doucement au fil de son chemin comme un gué », écrit

le narrateur à propos de Grange, p. 212) et les « lointains bleus » vers lesquels fuit

« merveilleusement » la route (p. 210).

Dans Un balcon en forêt, c’est bien l’ici qui est réhabilité, loin des prestiges et mirages de l’ailleurs.

L’ici-maintenant est valorisé, le contact fusionnel avec la terre, le paysage : « si intensément il vivait à

l’écoute du paysage – pareil à un sourd qui lit sur les lèvres, il l’épelait distinctement dans la grisaille

immobile des nuages, dans l’herbe des bas-côtés et les branchettes figées qui faisaient la haie (…). » (p.

67) C’est dans l’ici que Grange découvre son lieu, la forêt ardennaise ; s’« il se demandait pourquoi de

seulement se tenir là lui paraissait si extraordinairement important », c’est que se tenir là implique la

grande rêverie phénoménologique gracquienne de l’être là, comme suprême dimension de l’existence,

dans sa capacité d’extase d’ailleurs tout à fait matérielle et athée.15. Il s’agit d’un leitmotiv du roman :

« Comme un poisson dans l’eau, se disait-il – j’ai trouvé mon bien […] – je suis bien là pour toujours »

(p.67) ; « Je suis bien là… » [il est grièvement blessé, assis à terre…], section finale, p. 244). On

observe là un désancrage radical de la situation concrète : « Les Allemands vont venir, mais réellement

je n’y suis pour personne ». Prolonger indéfiniment la situation présente, tel est le vœu de Grange.

« Dans Un balcon en forêt, semble régner le pur présent, comme le montre la locution conjonctive

« maintenant que », quelque peu décalée dans un récit au passé, et la prédominance de l’imparfait, dont

l’aspect sécant ne borne le procès ni « ad quo » ni « ad quem » - pour reprendre des termes d’analyse

grammaticale. Une citation implicite de Rimbaud peut nous conforter dans cette appréhension du

présent pur, dégagé de l’impérialisme du passé et du futur qui ancrent les êtres dans le cours de

l’événement : « Le meilleur maintenant, c’est un sommeil bien ivre sur la grève » (tiré de Une Saison en

enfer). »

Le lieu originel, c’est pour Simon (comme pour Gracq), le monde celtique, la Bretagne vers laquelle il

revient comme à une terre-mère. Si le trajet de Simon est orienté par l’appel de la mer, il traverse aussi

un autre lieu, le Marais Gât, qui représente symboliquement un lieu matriciel. Simon, qui a du temps

une perception cyclothymique, éprouve le désir de retarder son écoulement, pour vivre le présent, pour

s’accorder à l’instant, dans de soudaines embellies. Par exemple, lorsqu’il est bouleversé par les voix

d’une mère et de sa fille, qui s’échappent de la « maisonnette » éclairée comme une « lanterne

japonaise » et reste à « guetter », « immobile », dans une sorte de « stase ». Le récit poétique est tissé

14 In Œuvres complètes I, p. 850. 15 Patrick Née, « Gracq phénoménologue ? », Julien Gracq 2, un écrivain moderne, Minard, 1994, p. 163-182.

Page 47: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

de moments privilégiés, au détriment de la durée linéaire, abstraction faite des « moments nuls » de la

vie ; comme en poésie, l’intensité de certains moments, à valeur d’illumination, fonde un rythme

propre, fait d’échos et de retours, indifférent au devenir historique. La fin de la journée est ainsi pour

Simon (comme pour Gracq) le moment de la plus grande jubilation, « l’embellie tardive », associée à

l’image légendaire du « rayon vert » : « (…) jamais de fin de journée tardivement visitée par le soleil

qui n’eût été pour lui comme une promesse mystérieuse » (p.96) – promesse non mystique mais

intensément sensible. Moment glorieux de « fête complète » où le temps semble « presque étale », où

toute idée de déclin et de mort semble conjurée dans l’exaltation de l’instant. La stase dans l’ici produit

en effet fréquemment un sentiment d’extase, de « présent comblé » (Gaëtan Picon16), où s’efface la

frontière entre le « dedans » et le « dehors », analogue à celui que décrit Gracq, à son propre sujet cette

fois, dans « La Sieste en Flandre hollandaise » de Liberté grande.

A Simon enivré par le sentiment du lâchez-tout, dans la « glissade sans fin » que lui procure la fusion

avec un paysage aimé, comme à Grange qui s’immerge dans la forêt comme dans un milieu aquatique,

Gracq a sans doute prêté le pressentiment qui est le sien d’une communion possible avec le monde de

l’homme, cette « plante humaine » (La Sieste, p. 120). Dans les nombreuses descriptions du paysage

affleure un « corps du monde » qui s’accorde avec le sujet humain, ce que montrent la métaphore

omniprésente de l’eau et le motif récurrent d’une absorption aquatique qu’on retrouvera dans les

oeuvres ultérieures. La mise en suspens de l’action laisse une place privilégiée à la description des

décors et paysages, l’espace étant le lieu d’un itinéraire, orienté vers un but indéterminé, et doté d’une

valeur symbolique. Récit et description finissent par se confondre, tant cette dernière envahit le roman,

privilégiant une écriture métaphorique qui métamorphose notre représentation du réel (comme le fait le

poème). La description ne se limite pas à « une série de prises de vues qui constamment se ressourcent à

leur foyer. En littérature, toute description est chemin (qui peut ne mener nulle part), chemin qu’on

descend, mais qu’on ne remonte jamais ; toute description vraie est une dérive qui ne renvoie à son

point initial qu’à la manière dont un ruisseau renvoie à sa source : en lui tournant le dos et en se fiant –

les yeux presque fermés – à sa seule vérité intime qui est l’éveil d’une dynamique naturellement

excentrée. (…) La description, c’est le monde qui ouvre ses chemins, qui devient chemin, où déjà

quelqu’un marche ou va marcher. » (En lisant en écrivant, Œuvres complètes II, p. 564-565) Le lieu,

site d’une rencontre pour le héros, telle la mer pour Simon ou la forêt pour Grange, acquiert un statut

mythique, laissant pressentir un sens obscur, qui se dérobe, l’imminence d’une révélation : « Jamais

encore, écrit Gracq à propos de Grange, il n’avait autant que dans cet hiver du Toit, senti sa vie battante

et tiède, délivrée de ses attaches, isolée de son passé et de son avenir comme par les failles profondes

d’un livre. » (p. 110) L’« idée de bonheur » a « toujours été liée (pour lui) aux sentiers qui vont entre les

jardins. » (p. 37) L’ici-maintenant est privilégié, au détriment de tout ailleurs, spatial ou temporel :

l’« autre côté » est un ailleurs immanent, non transcendant. C’est pourquoi il est possible d’envisager

16 Gaëtan Picon, « Un récit de Julien Gracq », in L’Usage de la lecture, Mercure de France, 1961.

Page 48: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

une lecture phénoménologique de l’être-au-monde gracquien, ce qui peut être considéré comme une

question « philosophique », mettant en jeu à la fois le rapport subjectif au temps (à travers l’expérience

de l’événement, de la durée et de la mémoire) et le rapport au monde sensible. L’œuvre de Gracq ne se

soucie pas d’apporter une réponse à la question de l’être ; toutefois, les textes au programme, à travers

la mise en fiction, s’intéressent à la question des rapports entre le sujet et le monde, dans une

perspective proche de Bachelard ou du Merleau-Ponty de Phénoménologie de la perception. 17 Ce

décentrement du sujet vers le monde, explicitée par Gracq à travers la théorie des « grands

transparents », pourrait expliquer l’adieu à la fiction de l’auteur, désireux de s’orienter vers un autre

type d’écriture dont le pré-texte est le monde, dans sa matérialité sensible. Ce décentrement étant plutôt

un recentrement sur la matière même du réel. Jean-Yves Magdelaine postulait une finalité « d’ordre

mystique, à tout le moins philosophiques », dans l’oeuvre de Gracq. Or, celui-ci a exprimé dans

Préférences sa méfiance à l’égard de la métaphysique qui, avec l’existentialisme sartrien, « a débarqué

dans la littérature avec ce roulement de bottes lourdes qui en impose toujours » ( Œuvres complètes I,

p. 542) Mais l’on pourrait à la limite parler, à propos de son oeuvre d’« une métaphysique de

l’immanence »18qui s’incarnerait en particulier dans la volonté d’ « habiter en poète » le paysage, dans

le pressentiment d’un « arrière-monde » au-delà du perçu, d’un invisible au-delà du visible (voir

Grange, qui « déserte » le réel poétiquement19, imaginant qu’« il devait y avoir dans les monde des

défauts, des veines inconnues, où il suffisait une fois de se glisser » (Un balcon en forêt, p. 211), un

« autre côté » du sensible). Si « philosophie » il y a, celle de Gracq repose sur l’assentiment au monde,

loin des « bannis de liesse » (comme Pascal ou Sartre).

3. Du romanesque au poétique

Si « les routes de Gracq ne mènent nulle part », au sens restreint d’un but (matériel ou non) à atteindre

et qui résout un manque, c’est aussi parce que le caractère poétique du récit remplace la fiction

exploratrice d’un à-venir, tendue vers l’éventuel de ce qui peut arriver, au profit du développement de la

stase descriptive. La linéarité d’un récit tendu vers l’avant est constamment interrompue, dans le récit

gracquien, par des pauses descriptives, qui semblent dénuées de toute fonction diégétique, ouvrant à

l’espace de la rêverie.

« Le récit est refus du hasard pur, la poésie négation de tout vouloir-écrire défini et prémédité », écrit

Gracq dans En lisant en écrivant ; « il faut accepter de se mouvoir dans ce clair-obscur trompeur, savoir

passer sans cesse des chemins à suivre aux chemins à frayer. » L’écriture gracquienne, dans les œuvres

au programme, récuse à maintes reprises le clivage établi par la poétique entre récit et poésie, pour

pratiquer un « entre-deux » entre régime narratif et régime poétique.20. Gracq, qui n’a pas écrit de

poèmes, défend l’idée, qui lui semble l’« une des nouveautés du vingtième siècle », héritage du dix-

17 Voir Patrick Née, « Julien Gracq phénoménologue ? », op. cité, p. 163-182. 18 Michel Murat, Julien Gracq 5, Les dernières fictions, op. cité, p. 15. 19 Julien Gracq 5, Les dernières fictions, op. cité, p. 83. 20 Pour reprendre une formule de Dominique Combe dans Poésie et récit, une rhétorique des genres, Paris, José Corti, 1989).

Page 49: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

neuvième siècle (avec Baudelaire et Nerval en particulier), d’« un continuum sans lacune, quant à la

charge possible de poésie » d’un genre à l’autre : la poésie est soluble dans le récit. » « En matière de

poésie, il y a longtemps que Rome n’est plus dans Rome, et qu’elle a commencé à nomadiser. »

(Entretien avec Jean Carrière, in Œuvres complètes II, 1995, p. 1273) Dans l’essai qu’il consacre au

« récit poétique », Jean-Yves Tadié, considère les romans de Gracq comme exemplaires de cette

écriture de l’hybridité (Le Récit poétique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1994). La définition du « récit

poétique » que propose Tadié insiste surtout sur des éléments thématiques, la poéticité du style étant

peu abordée, sinon à travers la référence aux descriptions qui sont effectivement chez Gracq le lieu

privilégié de cette écriture poétique, comme à travers le travail de métaphorisation, qui fait jouer le dit

et le non-dit, le réel et l’imaginaire, la présence et l’absence. C’est la modalité récurrente du « on eût dit

que », qui maintient le décalage entre le référent et l’image, dans une rhétorique du presque.

L’« initiation » du lecteur est poétique : « C’est finalement le jaillissement poétique de l’image, la

métaphore, qui offre une initiation au lecteur. La métaphore elle-même forme une route, décrochée du

tems, de l’espace, sans aboutissement, elle mêle les contraires ; elle résout poétiquement ce que le réel

oppose. L’exemple le plus saisissant de nos textes est sûrement la métaphore de l’eau qui réunit la mer,

la forêt, la femme, le désir, dans des images semblables, qui établit des systèmes d’équivalences faisant

exploser les contraintes linguistiques traditionnelles. (…) L’explosion des possibilités, telle est bien la

poésie propre à Gracq, (…) expé rimentation d’un autre ordre du monde, qui dé-payse. »

Mais sans doute nous faut-il également chercher ailleurs la poésie de ces récits : dans une certaine façon

de poser sa voix, ce que Gracq appelle le « ton » ou le « timbre », et dans le choix d’« habiter le monde

en poète » (selon la formule de Hölderlin), avec le souci de ré-intensifier (ou de « remagnétiser ») notre

rapport au « monde extérieur », « puissant recours naturel », même « au bord de la catastrophe »

(comme les personnages de Jünger dans Les falaises de marbre), contre la déraison de l’Histoire. Mais

aussi, dans le souci de maintenir l’ambiguïté, de laisser indécidable le sens de ces récits, à la manière

des signes poétiques qu’il est impossible de « (résoudre) intégralement dans l’intelligibilité », comme

l’écrit Gracq dans son « Enquête sur la diction poétique » (Œuvres complètes II, 1995, p. 1041) : « Un

poème, tout en nous apportant le pressentiment du contraire, nous met toujours en état

d’incomplétude », affirme Gracq dans le même texte : tel pourrait être également le sens de ses récits.

Conclusion

La citation proposée, dans son caractère fragmentaire, pouvait prêter à confusion, invitant à une lecture

transcendantale de l’œuvre de Gracq. La connaissance approfondie des textes au programme permettait

aux candidats d’éviter cette dérive herméneutique : il n’y a pas de finalité transcendante pour Gracq, le

secret de l’être-au-monde étant bien plutôt de l’ordre de l’immanence. Le modèle initiatique de l’accès

à une révélation d’ordre transcendant est un schéma d’interprétation auquel les œuvres de Gracq

Page 50: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

réfèrent non sans le gauchir ou le travailler « à rebours »21 Etape décisive dans l’œuvre gracquienne,

ces « dernières fictions » mettent en place une poétique de l’ambivalence plutôt que de l’ambiguïté,

dans une fidélité à l’esprit surréaliste de coexistence des contraires, ou de réversibilité, entre la fiction et

le réel, le moi et le monde, la présence et l’absence. L’aimantation de l’ailleurs est remplacée par

l’attraction magnétique, la « puissance d’envoûtement » (Les Eaux étroites) qu’exerce le monde, hic et

nunc. C’est vers le réel que s’orientera ensuite l’œuvre, privilégiant la forme fragmentaire, le réel du

monde comme le vécu autobiographique, tel qu’il apparaît déjà, obliquement, à travers l’expérience de

la guerre vécue par Grange (qui emprunte aux souvenirs de Gracq) ou la passion de la route prêtée à

Simon. Oui, « l’essentiel est bien ailleurs » que dans le seul trajet diégétique, on peut l’accorder à Jean-

Yves Magdelaine ; les dernières fictions, qui ont pu décevoir certains lecteurs, séduits par l’écriture

hermétique des trois premiers récits, mènent à d’autres voyages, associant, sans jamais renoncer ni à

l’une ni à l’autre, la littérature (« l’épais terreau de la littérature » dont portent trace, dans nos textes, les

allusions intertextuelles) et, tout autant, la vie, le réel, ce que Gracq appelle « la face du monde ».

Pour conclure…

Les candidats de la session 2009 retrouveront le motif de la route dans l’œuvre de Georges Bernanos, et

en particulier dans le roman au programme Sous le Soleil de Satan, avec une configuration symbolique

spécifique. Dans Lettrines, Gracq cite d’ailleurs Bernanos (de mémoire, comme il le fait souvent) :

« Quiconque n’a pas regardé s’allonger devant lui une route au petit matin, dit, je crois, Bernanos, ne

sait pas ce que c’est que l’espérance. »22

Marie-Annick Gervais-Zaninger Université de Nancy II

21 Selon la formule d’Anne-Marie Amiot à propos de l’excursion sur l’Evre dans les Eaux étroites (« Les Eaux étroites aux sources de la

« haute mémoire », Julien Gracq 3, « Temps, Histoire, souvenir », Minard, 1998, p. 75. 22 La citation exacte est la suivante : « Qui n’a pas vu la route à l’aube, entre ses deux rangées d’arbres, toute

fraîche, toute vivante, ne sait pas ce que c’est que l’espérance. » ( Monsieur Ouine, Œuvres romanesques, Bibliothèque de La Pléiade, p. 1409).

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Rapport de la Deuxième composition française (littérature comparée)

« Le lieu de naissance du roman est l’individu dans sa solitude, qui ne dispose plus d’expression

exemplaire de ses intérêts les plus vitaux et qui, n’étant conseillé par personne, est lui-même incapable

de conseiller qui que ce soit. »

Dans quelle mesure cette réflexion d’un critique du vingtième siècle permet-elle d’éclairer votre

lecture des textes au programme (le Tiers Livre de Rabelais, Don Quichotte de Cervantès et Vie et

opinions de Tristram Shandy de Sterne) ?

Moyenne de l’épreuve : 06.1/20

Notes de 00 (copies blanches) à 17

Chaque année, les rapports dénoncent le niveau de langue de nombreuses copies, promettent des

notes désastreuses à celles qui comportent des fautes de grammaire et d’orthographe indignes de

futurs enseignants ; malgré cela, les candidats donnent l’impression de ne pas se sentir

personnellement concernés par de telles mises en garde, alors que presque aucune copie sur 900,

même les meilleures, n’est exempte de telles erreurs.

Sur ce point, nous nous bornons à répéter que des fautes lamentables appellent une note

très basse, et nous renvoyons aux deux précédents rapports pour un relevé précis et utile de

fautes de conjugaison (en particulier exclure/inclure et résoudre), de grammaire ou d’orthographe :

ces fautes sont récurrentes et peuvent facilement être corrigées pendant l’année de préparation de

l’agrégation – elles auraient dû l’être bien avant.

On rappellera aussi les problèmes posés par une présentation peu claire (certaines copies ne

comportent aucun saut de ligne entre l’introduction et la première partie) ou une graphie peu

lisible : tels mots clés, dans plusieurs copies, étaient indéchiffrables, ce qui rendait presque

caduque une partie de la démonstration…

I. Rappels et conseils méthodologiques

On lira le présent rapport en relation avec le rapport 2007, tous deux concernant un sujet qui

porte sur le même programme.

La première remarque sera un regret désolé : le nombre de copies trop brèves23 ou au contenu

indigent révèle l’ampleur de l’impasse faite sur ce programme. On ne commentera pas

23 Les candidats s’interrogent souvent sur la « bonne longueur » d’une copie. Si la réponse ne peut être

Page 54: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

l’aveuglement des candidats qui se livrent à des calculs absurdes ; on rappellera seulement qu’une

question « tombée » une année peut très bien « retomber » l’année suivante, et que le sujet est choisi

par le seul président du jury, pas par les comparatistes composant ce jury – en fonction

d’hypothétiques dadas ! Inutile, donc, de spéculer : il faut lire et travailler tous les textes afin de

parvenir à une connaissance personnelle des œuvres, de se les approprier dirait Walter Shandy (mais

en le faisant mieux que lui !).

Or la connaissance des œuvres s’est révélée particulièrement désastreuse cette année, a

fortiori pour une question du programme reconduite une seconde année. On ne pourra alléguer la

longueur des œuvres comme excuse : ne peut-on attendre de candidats à l’agrégation de lettres qu’ils

aiment lire de longs textes ? Rappelons que le nouveau programme est connu avant l’été, ce qui laisse

plusieurs mois pour le lire (impérativement) avant que ne commencent les cours.

On se reportera avec profit au rapport 2006, qui expose toute l’importance d’une connaissance

précise des œuvres et de son utilisation lors de l’épreuve écrite. Un bon moyen peut être, au cours de

l’année, de préparer régulièrement, pour soi, des commentaires composés en vue de l’oral : pour ne

pas découvrir cette épreuve au dernier moment (en mai ou juin, pour certains !), mais aussi pour

entretenir la connaissance du texte et disposer d’exemples précis. Cela permettrait également aux

candidats de saisir les particularités de chaque œuvre : les copies ne montrent presque jamais les

différences qui les séparent, préférant s’en tenir aux ressemblances, au besoin en aplatissant les textes

– ce qui est particulièrement désolant dans le cas des textes de Rabelais, Cervantès et Sterne,

confondus en une seule œuvre à trois têtes.

Les correcteurs attendent moins des citations (qui sont toutefois importantes) que des preuves,

des exemples étayant des assertions, quand les copies ressemblent le plus souvent à une récitation de

cours. Cette récitation est parfois marquée par la volonté de bien faire mais elle n’est jamais

pertinente, parce que sans lien réel avec les termes du sujet. Les rapports se succèdent, répétant que

le sujet prime, le jour de l’épreuve écrite, sur la question au programme : cette année, une

réflexion indispensable sur l’expression lieu de naissance du roman qui ouvre la citation de Benjamin,

a ainsi été remplacée par une récitation de cours, plus ou moins déguisée, sur la genèse (l’histoire) du

roman moderne. Qui peut s’imaginer que les correcteurs ne verront pas un procédé aussi grossier ? et

que ce stratagème puisse donner rien de bon ?

Le ton blasé de nombreuses copies est à cet égard très frappant : on a souvent eu l’impression

d’entendre le candidat s’exclamer « c’est ça qu’ils veulent » avant de débiter des propos attendus et

généraux, sur un mode fréquemment allusif qui semble indiquer « pour plus de détails, cf. le cours » et

qui vire à la caricature du cours en question, quand il faudrait prouver, argumenter, envisager de

quantitative (les copies les plus longues, dépassant 20 pages, sont rarement bien notées, car trop peu structurées et maîtrisées), et s’il convient de tenir compte de la graphie ou encore de la « mise en page » de chaque copie, on conviendra qu’analyser et discuter un sujet de manière satisfaisante demande au moins une douzaine, et le plus souvent une quinzaine de pages… denses et concises, sans délayage ni remplissage. Dans le contexte d’un concours, il convient d’utiliser pleinement les sept heures imparties à l’épreuve.

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manière neuve et avec conviction les problématiques soulevées par le sujet… on parle tout de même

d’œuvres littéraires majeures de la littérature européenne ! De telles copies ne peuvent dépasser 06/20,

et tombent à 05, 04 ou 03 en fonction de la correction de la langue et de la présence d’exemples plus

ou moins développés et pertinents.

Un tel sujet présuppose, bien entendu, des connaissances relatives à l’histoire des idées et à

l’histoire littéraire : à la question de l’émergence de l’individu (Montaigne pour la question de son

caractère irréductible, Descartes pour la notion d’expérience personnelle et de conscience, Hume et

Locke pour l’empirisme et les états de la conscience – voir Ian Watt sur le genre romanesque lu à la

lumière des travaux de Descartes et Locke), à la crise des valeurs auxquelles l’homme ne peut plus se

rapporter : l’ordre hiérarchisé se défait, son sens auparavant garanti par Dieu n’est plus lisible (cf.

Jeanneret, Koyré, Foucault, Kundera, etc., sur le scepticisme et la crise de la conscience). Avoir lu un

peu de littérature médiévale – au moins une chanson de geste, un roman de Chrétien de Troyes – aurait

invité un certain nombre de candidats à plus de prudence lorsqu’ils se sont risqués à des

généralisations stupéfiantes sur le roman arthurien, le roman « d’avant la rupture » (expression

récurrente dans les copies), qui ne jouerait pas avec la fiction, n’aurait pas conscience de sa

littérarité… Certains candidats se sont montrés d’une condescendance regrettable, y compris à l’égard

de Rabelais, Cervantès et Sterne.

Mais alors que les bonnes copies savent (entre autres choses) bien utiliser un cours, en

mobiliser les éléments pertinents pour les relier au sujet, beaucoup de candidats semblent croire

qu’accumuler des connaissances répond aux attentes des correcteurs. Il n’en est rien : se gaver de

connaissances « érudites » est un contresens sur l’épreuve – la lecture de Rabelais (par exemple du

chapitre XX de Gargantua) constitue pourtant une mise en garde contre le gavage... On se prépare à

cette épreuve en lisant les œuvres et en s’entraînant à analyser des sujets de dissertation possibles, à

bâtir des plans et à rédiger en sept heures en mobilisant des exemples précis. Il faut accepter de sortir

d’un cadre rassurant (le cours, des idées générales) pour affronter le sujet, sous peine de courir à

l’échec.

Ce rapport direct au sujet passe évidemment par l’analyse des termes. Il s’agit non de se

contenter de dire deux mots pour régler rapidement la question, mais de réfléchir sans a priori, avec

toutes les ressources dont peut disposer un candidat le jour de l’épreuve. Même si l’origine précise de

la citation n’est pas toujours indiquée (on verra plus loin pourquoi), même si les candidats ne

possèdent pas le dictionnaire qui leur permettrait de cerner tous les sens d’un mot et de parler avec

autorité, on attend d’eux qu’ils se posent les bonnes questions, sans feindre que le sujet aille de soi, et

qu’ils jouent de la polysémie des termes au lieu de privilégier de manière arbitraire un sens qui

apparaît (faussement) comme le seul possible, car c’est celui qui vient à l’esprit en premier !

Il faut expliquer tous les termes importants et ne pas considérer comme un bloc une

expression comme « le lieu de naissance du roman est l’individu dans sa solitude », que l’on a

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retrouvée charriée d’un bout à l’autre des copies sans qu’elle soit jamais expliquée : elle n’était qu’un

prétexte à des développements thématiques, dans les copies, sur la solitude des personnages. Il ne faut

pas non plus tomber dans l’excès inverse : tous les termes ne sont pas essentiels, et une traduction mot

à mot transforme l’analyse en une paraphrase du sujet en des termes approximatifs qui serviront de

points de repères (forcément faussés) à la copie, qui aura perdu de vue le vrai sujet : cela explique

nombre de catastrophes. Faire ressortir la relation logique entre les éléments du sujet, même si elle est

implicite ou semble aller de soi (quel rapport, par exemple, entre l’absence d’expression exemplaire et

l’absence de conseil ?), vaut mieux qu’une analyse pseudo-grammaticale sans pertinence. De même,

on évitera de mêler analyse des termes et discussion de la citation à ce stade de l’introduction.

Sans cette analyse rigoureuse, les candidats ne parviennent pas à maintenir la distinction entre

ce que dit le sujet et ce qu’ils proposent comme ajouts ; ils finissent par confondre les deux et perdre

de vue la thèse (posée par le sujet). Ainsi, la citation de Benjamin ne présente pas explicitement le

roman comme une réponse à la solitude, mais les candidats peuvent défendre cette idée à condition de

la prendre à leur compte – sous peine de gâcher, par ailleurs, une piste possible.

Définir les termes du sujet s’impose naturellement pour tout sujet, mais plus encore dans le cas

d’une citation laissant dans l’indécision des formules centrales (lieu de naissance du roman,

expression exemplaire) qui ne sont pas des pièges pour les candidats mais une invitation à réfléchir :

refuser l’obstacle est le plus sûr moyen de condamner la copie à la récitation de cours, où le sujet ne

revient que de loin en loin, sous forme de bribes rappelées artificiellement. La plupart des copies n’ont

traité (en première partie) que de la solitude d’un individu, oubliant tout le reste de la citation pour

retrouver un sujet plus simple… mais déformé. Faire un catalogue d’individus solitaires, décrire leur

solitude de manière plate en évacuant toute réflexion sur le lieu de la naissance du roman, n’est pas

traiter le sujet de manière satisfaisante. D’une manière générale, les candidats devraient être conscients

qu’un sujet de dissertation, à l’agrégation, ne peut jamais être simplement thématique, et qu’il engage

systématiquement des problèmes « littéraires », d’écriture (pour le dire simplement).

De même, la formule ne dispose plus d’expression exemplaire… a souvent été réduite à un

simple et vague problème d’expression… Les termes apparemment moins complexes ont, eux, été

sous-estimés : la solitude est-elle une caractéristique définitoire du personnage ? est-elle définitive ou

temporaire ? Le terme d’individu renvoie-t-il au personnage, à l’écrivain, à une image de l’auteur ? Il

est indispensable de préciser dès l’introduction le sens donné par le candidat à ces termes, au lieu

d’effectuer une pirouette au cours de la copie, qui fait penser que le candidat s’est frappé le front dans

une illumination tardive. On suggérera en effet de procéder à l’analyse des termes en introduction

plutôt qu’en première partie, faute de quoi l’introduction risque d’être trop peu efficace et dense.

De cette analyse découle la problématique, trop souvent imprécise ou incomplète. Il faut,

après avoir analysé les termes, dégager le problème posé par le sujet, en assumant une part de risque

(est-ce la « bonne problématique » ?) : tout vaut mieux qu’une absence de problématique réelle (et non

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un « nous verrons si cela est vrai » où le cela ne renvoie à rien de bien clair, et qui a été décliné sur

tous les modes), même une problématique perfectible – tout est une question de degré. Elle servira de

colonne vertébrale à la copie, lui évitant d’être une succession de moments peu articulés. Une

problématique synthétique et pertinente permettra de ne pas tronçonner le sujet : de même que la

question de la totalité a souvent été délaissée en 2007, au profit de la seule réflexion sur la

conversation, les candidats ont préféré cette année aller au plus simple en ne retenant de la première

partie du sujet que la question de la solitude d’un individu, déroulant une « fiche » thématique (parfois

étoffée par la prise en compte du contexte, « un monde sans repères ») plutôt que de réfléchir au lien

avec la naissance du roman.

Ce qui conduit à évoquer, pour terminer, le plan. Un sujet ne « colle » jamais

qu’imparfaitement aux œuvres au programme : c’est pour cette raison, parce qu’il offre des pistes de

discussion, qu’il est choisi ; mais il est tout de même recevable en partie. Le travail du candidat est de

montrer en quoi, dans quelle mesure, à quelles conditions, le sujet peut être recevable ou discutable.

On comprend donc pourquoi il est impossible de concevoir un plan de dissertation comme une

suite de paragraphes dont l’enchaînement ressemblerait aux associations d’idées évoquées dans

Tristram Shandy, ou comme une simple mécanique dans laquelle la première partie et la seconde

s’opposent frontalement : affirmer en I que les personnages sont en proie à la solitude pour estimer en

II que cette solitude est une fausse solitude si l’on regarde les textes de plus près relève d’une

pirouette qui ne fait pas honneur à la logique ni à l’exigence d’honnêteté intellectuelle que l’on est en

droit d’attendre d’un candidat. Les liens entre parties doivent relever d’une nécessité logique, pas de la

convenance du candidat ; ils ne doivent pas non plus être remplacés par des chevilles rhétoriques,

toujours très visibles. Il faut, à force d’entraînement, parvenir à une copie témoignant de la plus grande

rigueur possible, corriger au maximum les imperfections sans se dire que ça va passer ; ce qui

passait en Licence n’est plus toléré au niveau de l’agrégation, a fortiori dans un contexte de forte

concurrence entre candidats, du fait de la baisse du nombre de postes.

Cette nécessité rejoint une exigence éthique : on ne peut qu’attendre d’un futur enseignant la

plus grande honnêteté intellectuelle ; il ne s’agira pas de faire preuve de roublardise devant une classe

d’élèves pour maquiller les faiblesses d’une explication de texte ou d’un cours. Ainsi, répéter une idée

n’est pas la prouver ; passer d’une question à une affirmation (« le lieu de naissance du roman est-il

l’individu dans sa solitude ? » puis « le lieu de naissance du roman est donc l’individu dans sa

solitude ») par un mauvais tour de passe-passe ne fait pas illusion – le sujet devient un argument

d’autorité, au lieu d’être l’objet d’un examen critique ! –, pas plus que la répétition de la coordination

donc, destinée à masquer l’absence de preuves. Ou encore : décrire de manière rapide la solitude d’un

personnage puis présenter comme évident le fait que, « par conséquent, le personnage ne peut

conseiller ni être conseillé » n’est pas satisfaisant si le sens attribué aux termes de solitude et de

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conseil est implicite et si la forme que prennent ces notions dans les textes n’est pas précisée par des

exemples développés.

On visera au contraire à la plus grande clarté : il n’est pas d’argument, aussi subtil soit-il, qui

ne puisse être exprimé nettement, au début d’un paragraphe (voir les rapports précédents sur le

principe d’une idée par paragraphe), au lieu d’être perdu au milieu d’assertions peu précises. Encore

faut-il que cet argument soit étayé par des exemples tirés des œuvres, et de toutes les œuvres : même

s’il n’est pas possible d’accorder la même place à tous les auteurs au sein de chaque paragraphe, ils

doivent être présents dans toutes les sous-parties – on tolérera une absence ponctuelle, mais pas

davantage. Et l’on évitera de commencer (ce qui s’est souvent vu, aussi illogique que cela puisse

paraître) par exposer le contre-exemple venant invalider la thèse développée dans un paragraphe, avant

d’en venir aux preuves…

Pour le dire brutalement, en espérant être entendus : il est illusoire d’espérer un succès à

l’agrégation si la technique de la dissertation n’est pas acquise.

II. Analyse du sujet

[Cette analyse suit les principes énoncés précédemment, et répète, par conséquent, quelques

idées déjà énoncées.]

En préambule, on invitera les candidats à ne pas s’amuser à deviner qui est l’auteur de la

citation s’il n’est pas précisé, le jour de l’épreuve et à ne pas prendre de risques inconsidérés en

affirmant de manière péremptoire qu’il s’agit de Kundera, ou en essayant plusieurs options successives

au fil de la copie. Si le libellé n’indiquait pas le nom de l’auteur de la citation, c’était cette année, entre

autres raisons, pour ne pas inquiéter les candidats peu familiers de la pensée de Walter Benjamin.

L’essentiel était bien le décalage historique, souligné par la précision temporelle (« un critique du

vingtième siècle ») mais que peu de copies ont signalé : il faut se méfier des évidences qui n’en sont

pas et qui peuvent se révéler comme des pistes de réflexion possibles. Cette dernière remarque vaut

aussi pour les commentaires, à l’oral.

Par souci d’exactitude, mais en insistant sur le fait que le sujet n’appelait pas ces

connaissances, rappelons ici le contexte de la citation, tirée de « La crise du roman. A propos de

Berlin Alexanderplatz de Döblin » [1930] :

Pour l’épopée, l’existence est un océan. Rien n’est plus épique que l’océan. Bien entendu, on

peut adopter à son égard toutes sortes d’attitudes. Par exemple, s’allonger sur la plage, écouter

le ressac et ramasser les coquillages qu’il rejette. C’est ce que fait le poète épique. On peut aussi

voyager sur l’océan. On peut le faire pour de nombreuses raisons, ou même sans aucune. On

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peut partir en mer et puis, au large, aucune terre en vue, rien que la mer et le ciel, entreprendre

une croisière. C’est ce que fait le romancier. Il est vraiment solitaire et muet. L’homme épique

se contente de se reposer. Dans l’épopée, le peuple se repose après sa tâche journalière ; il

écoute, rêve et cueille. Le romancier, quant à lui, s’est isolé du peuple et de ses faits et gestes.

Le lieu de naissance du roman est l’individu dans sa solitude, qui ne dispose plus d’expression

exemplaire de ses intérêts les plus vitaux et qui, n’étant conseillé par personne, est lui-même

incapable de conseiller qui que ce soit. Ecrire un roman, c’est pousser l’incommensurable dans

la représentation de l’existence humaine à son extrême.

(Walter Benjamin, Œuvres, II, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2000, p. 189-197 [p. 189

pour la citation], nous soulignons)

Dans l’article, Benjamin évoque la figure du romancier, du créateur, alors que la citation, hors

contexte, désigne aussi les personnages, au sein de la fiction. Indiquons également que l’écart

existant entre la traduction de Rainer Rochlitz et une traduction plus littérale de la citation

allemande24 ne pouvait ni être connu des candidats, ni les gêner. Les candidats ont traité le sujet qui

leur était soumis afin de permettre une réflexion et une discussion fécondes.

Remarques générales

Cette citation, tirée d’un article sans rapport avec le programme, possède une visée générale,

visible dans la portée des formulations peu définies. Il y a du jeu dans les notions « lieu de naissance

du roman », « expression exemplaire », « intérêts les plus vitaux » : un travail est à faire pour cerner

leur sens et dégager leurs différents niveaux de compréhension ; la réussite passe, pour le candidat, par

ce travail et par une prise de risque, sous peine de tomber dans la récitation de cours. Cette citation,

qui se situe dans une perspective à la fois générale et générique, intègre l’intitulé de la question (la

naissance du roman) mais en opérant un déplacement, de la genèse (historique) du genre vers les

conditions de possibilité de son écriture. De nombreux candidats, malheureusement, n’ont pas tenu

compte de cet infléchissement manifeste.

Au-delà de son apparente objectivité – valeur descriptive du verbe être, caractérisation

générique –, le caractère péremptoire et radical du propos est visible dans son rythme binaire (jeu des

24 « Die Geburstkammer des Romans ist das Individuum in seiner Einsamkeit, das sich über seine wichtigsten Anliegen nich mehr exemplarisch aussprechen kann, selbst unberaten ist und keinem Rat geben kann. » (« Krisis des Romans. Zu Döblins »Berlin Alexanderplatz« », in Gesammelte Schriften. Band III Kritiken und Rezensionen [1912-1940], Francfort, Suhrkamp, 1972, p. 230 sq. – première publication : Die Gesellschaft, 7, 1930, I, p. 562-566 »). Ainsi, « Ne dispose plus d’expression exemplaire de ses intérêts les plus vitaux » traduit « … das sich über seine wichtigsten Anliegen nicht mehr exemplarisch aussprechen kann… » qui signifie littéralement : « ne peut plus exprimer de manière exemplaire ses désirs les plus importants » ou « ne peut plus se prononcer de manière exemplaire sur ses désirs les plus importants ». Vitaux et disposer sont en fait absents de la citation allemande, ce qui modifie profondément la « thèse » de Benjamin… mais n’a pas d’importance pour le sujet proposé aux candidats.

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relatives qui.. et qui…, et parallélisme syntaxique) ainsi que dans son usage du superlatif, qui mettent

en valeur une vision de l’origine de l’œuvre formulée sur un mode négatif (coupure, isolement,

solipsisme, déréliction) voire tragique. Le roman est défini ici en relation avec une rupture

(épistémologique, axiologique), une crise, l’accent final étant mis sur l’incapacité et l’impuissance.

N’est toutefois pas exclue la possibilité d’une certaine valorisation de cette solitude. Sont interrogés à

la fois l’écriture et la situation du sujet (une voix singulière, marginale ?), l’objet de l’écriture (est-ce

le parcours d’un individu ?), le rapport avec les savoirs, ou encore l’exemplarité du genre romanesque

et les modalités du rapport au lecteur (notamment la question de l’autorité).

Cette représentation de la relation entre le moi et le monde, où le sujet créateur est coupé des

autres, si elle révèle des accents néo-romantiques, est surtout ancrée dans une période précisée par le

libellé et bien connue des candidats : le XXe siècle – et plus précisément le premier tiers du XXe

siècle25. Au lecteur français, elle évoquera peut-être (entre autres références) le Proust du Temps

Retrouvé, pour qui « […] les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie

mais de l’obscurité et du silence. » (IV, 476) ; mais qu’ils fassent ou non ce rapprochement, les

candidats devaient bien sûr noter le décalage chronologique avec les œuvres au programme, encore

plus évident si on le rapprochait du sujet de l’année dernière, tiré, lui, de Tristram Shandy. Cette

datation était confirmée, de manière interne, par la modernité de la conception du roman proposée par

la citation, en particulier par l’importance accordée à l’individualité, la question des « intérêts vitaux »

supposant un sujet constitué.

Ce sujet n’étant pas très paradoxal (au-delà de paradoxes ponctuels), il ne permet pas de

multiplier les renversements ; mais il invite à réfléchir aux formules vagues qu’il mobilise, à travers

une analyse plus détaillée, qui ne va pas morceler la citation mais essayer de comprendre les relations

entretenues entre les éléments qui la composent.

Elément d’une analyse plus détaillée :

[à faire au brouillon le jour de l’épreuve, sous forme encore plus télégraphique]

« Le lieu de naissance du roman est l’individu dans sa solitude,… »

- insistance sur la dimension intime du processus créatif : le lieu de naissance peut être compris

comme l’origine, la source d’inspiration, le sujet choisi – comme (le reste de la proposition invite à

faire le lien) la transposition fictionnelle de l’individu solitaire, à travers les personnages et leur

parcours jalonné d’expériences personnelles, dans lequel se forge une conscience individuelle. Ce sens

peut valoir, mais il ne faudra pas réduire la citation au seul niveau des personnages.

25 Précisons que l’article, consacré à Berlin Alexanderplatz de Döblin (1929) évoque également Gide et le roman

pur.

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- l’individu, qui désigne (cf. l’étymologie : individuum) un être distinct, singulier, renvoie en effet

autant à l’auteur et sa transposition dans l’écriture, le narrateur, qu’à l’image de l’auteur, mis en scène

dans le prologue chez Cervantès et Rabelais ou les dédicaces (Sterne) ; la piste strictement

biographique est peu exploitable.

- la création comme un processus peut rappeler chez Rabelais (prologue) le temps nécessaire à entrer

en vin ; ou un processus biologique chez Sterne (l’idée de gestation est mise en scène pour le

protagoniste comme pour le texte, avec l’accent sur le temps de l’écriture) et Cervantès (intervalle

entre les 2 prologues)

- la solitude comme condition du sujet créateur : ne pas la prendre comme une évidence ni une donnée

psychologique, mais s’interroger sur les modalités de cette solitude dans les textes, sur sa

représentation : est-ce une solitude réelle, temporaire (don Quichotte dans la Sierra Morena),

mentale (la philautie de Panurge) ? un sentiment de solitude si le sujet en a conscience (le même

Panurge, Tristram) ? jusqu’où va-t-elle : jusqu’à l’autarcie ?

Ce lien entre activité créatrice et solitude renvoie à l’inspiration, au génie créateur (voire à la

mélancolie) : il convient de s’interroger sur sa valeur. Est-elle valorisée (cf. romantisme) ou connotée

négativement (manque, déréliction) ?

Mais la solitude renvoie aussi à une rupture avec la littérature orale : l’origine du texte est

assignée à un individu singulier et non à une collectivité aux contours indéfinis dont il serait

l’émanation – l’accent est mis sur la propriété littéraire (à qui appartient le texte ?). L’écriture ne serait

plus le reflet d’une société et de ses valeurs, mais l’expression d’un point de vue particulier,

éventuellement en rupture avec ces représentations collectives et unifiées du monde (cf. l’épopée et

ses représentations politiques ou sociales codifiées).

- la désignation générique roman a souvent été déformée par les candidats en roman moderne. Il aurait

pourtant été souhaitable d’accorder plus d’attention à ce terme (sans le transformer) pour montrer la

différence entre la fiction créée par tel personnage (fiction au sens large d’invention) et le roman en

tant qu’œuvre littéraire, dont la création est mise en scène chez Cervantès et chez Sterne. Or les

candidats ont souvent confondu le niveau de l’auteur et celui du personnage : si don Quichotte invente

une fiction sous la forme de péripéties qu’il décrit comme des aventures chevaleresques, si Sancho

crée également de la fiction lors de l’épisode des trois paysannes (II, 8), sans parler du duc et de la

duchesse, aucun ne donne littéralement naissance à un roman. On pourrait objecter que dans la

seconde partie du Quichotte, un roman (à savoir la première partie) est né de la solitude du

protagoniste, mais ce n’est pas ce dernier qui lui a effectivement donné naissance : on ne peut accepter

une telle approximation dans la réflexion, qui confond don Quichotte, Cid Hamet (origine fictive) et

Cervantès (auteur réel). Fictivement, Tristram Shandy est l’auteur de l’autobiographie intitulée Vie et

opinions de Tristram Shandy et Cid Hamet fixe les aventures nées de l’esprit de don Quichotte ; ces

remarques, simples, font apparaître une différence avec le Tiers Livre, centré sur Panurge sans que le

rapport entre le héros et l’auteur mis en scène dans le prologue soit aussi explicite.

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A noter que le sujet suppose réglée la question de l’identification du Tiers Livre, du Quichotte et

de Tristram Shandy comme des romans, ce qui évitait aux candidats d’avoir à affronter ce délicat

problème dans le cadre de cette épreuve : aucune copie n’a d’ailleurs remis en question cette

identification.

« … qui ne dispose plus d’expression exemplaire de ses intérêts les plus vitaux … »

- on peut comprendre le groupe nominal expression exemplaire comme une référence à des écrits

littéraires ou à des savoirs institutionnalisés, religieux, sociaux, intellectuels, et à une tradition. La

relative désigne ainsi la disparition de formulations paradigmatiques reflétant ce dont le sujet a besoin

pour vivre – ce qui paraît logique en raison de la suite de la citation (n’étant conseillé par personne).

- une rupture historique s’est donc produite avec la période (le Moyen Age, comme ont pu le soutenir

la totalité des copies) où l’homme trouvait de telles formulations auprès d’instances antérieures,

d’auteurs ou de personnes incarnant une forme d’autorité, de transcendance. Désormais, l’homme doit

tenter d’apporter lui-même des solutions à ses interrogations, en raison de la vanité des savoirs.

- l’adjectif exemplaire, négligé par la plupart des copies, renvoie (pour le dire simplement) à un

modèle, un paradigme, une référence universelle. Est visée une institution qui édicte des normes,

propose des modèles de comportement, ou bien des écrits qui s’en font le relais ; ce sont ces certitudes

antérieures que la rupture historique rend caduques. Dans cette perspective, plus rien de ce qui précède

(dans la culture et la littérature), frappé de doute par le relativisme et le scepticisme, ne peut être utile ;

chaque roman est un début absolu et chaque individu vit une expérience singulière, coupée de

représentations toutes faites. Faut-il alors conclure au caractère obsolète des formes antérieures – du

roman de chevalerie chez Cervantès ; du dialogue philosophique, en particulier, chez Rabelais ? – ou

plutôt à une forme d’impuissance de l’écriture, si l’on considère que le texte revient à son point de

départ chez Cervantès, tourne en rond chez Rabelais, et aboutit au constat qu’il est impossible de tout

dire chez Sterne ? Aux candidats d’argumenter et de développer la thèse qui leur semblait la plus

recevable.

- beaucoup d’entre eux ont été déroutés par l’absence de précisions concernant les « intérêts les plus

vitaux ». Ils se sont dérobés devant l’obstacle, alors qu’il était possible de partir d’un sens premier, le

plus simple et le plus exploitable (en relation avec la formule précédente), pour y voir une référence

aux questions essentielles engageant la vie du sujet, ses désirs les plus importants, dont la liste n’était

pas close. Dès lors qu’un candidat s’est appuyé sur les textes, ont été acceptés aussi bien le rapport à

autrui, l’amour, que l’affirmation de soi, la destinée, le sens à accorder à son existence, etc.

« … et qui, n’étant conseillé par personne, est lui-même incapable de conseiller qui que ce soit. »

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La chute de la citation fonctionne comme un écho de la première relative (« qui ne dispose plus

d’expression exemplaire de ses intérêts les plus vitaux ») et insiste, par la répétition avec variation du

verbe « conseiller », sur l’absence de relation intersubjective, de lien entre deux subjectivités.

Conseiller, qui vient du latin consulere (réfléchir, examiner, s’occuper de quelqu’un, consulter),

désigne le fait de recommander, de suggérer, d’inciter ou encore de guider, d’inspirer. Le rythme

binaire, dans son balancement, évoque donc la rupture d’une chaîne entre individus qui pourraient

échanger des recommandations et des savoirs, au profit de petits mondes isolés ; il renvoie ainsi au

début de la citation, à ceci près que l’échec est ici explicite, quand le début de la citation laisse la

possibilité d’une valorisation de la solitude.

Parmi les subjectivités mises en relation, celles du narrateur et du lecteur, ou celles de l’auteur

et de ses prédécesseurs, peuvent être évoquées, en soulignant l’absence de hiérarchie entre l’individu

(l’auteur, l’image de l’écrivain dans le récit, le personnage) et son interlocuteur, du fait de cette

absence de conseil, donc d’autorité. Cette remarque amène à envisager la valeur de cette parole

adressée : quelle forme prend-elle, si ce n’est celle d’un conseil ? L’exemplarité ne peut-elle être

redéfinie ?

Problématique générale

L’analyse d’ensemble, visant dans un premier temps à saisir les enjeux, est complétée par une

analyse de détail qui permet de dégager la thèse contenue dans la citation ; de ces deux temps découle

la formulation d’une problématique.

Quelques propositions de formulations (parmi d’autres possibles) :

[thèse] Dans cette perspective, le roman est l’expression d’une rupture qui se formule dans une

écriture de l’incertitude : le sujet se trouve dans un état de déréliction, en rupture avec le passé et les

représentations universelles de l’existence.

[Problématique] Le rapport entre les sujets (lecteur et narrateur ou auteur), entre un sujet et un texte,

doit-il être pensé sur le mode de la rupture et de l’absolue singularité ?

Pistes de discussion et dépassements possibles :

L’analyse de détail a également permis de cerner les limites de l’assertion de Benjamin, qu’il

s’agit de nuancer ou de discuter dans son écart par rapport au corpus.

Ecart de par son aspect radical et paradoxal, tout d’abord : un tel diagnostic d’échec est-il

tenable, dans le cas des trois œuvres ? Comment un mutisme tel que celui décrit par Benjamin

pourrait-il déboucher sur un texte ? La citation présente bien le paradoxe d’une parole muette,

apparemment solitaire mais en réalité destinée à être entendue, puisqu’elle est évaluée en termes de

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performativité (et d’absence de conseil). Ce paradoxe mérite d’être souligné, pour envisager l’écriture

comme une expression de l’incapacité, le roman accueillant la crise pour la mettre en fiction – entre

autres procédés – dans des personnages fous qui témoignent non seulement d’une impasse, mais

également d’une productivité de l’incertitude (cf. l’éloge paradoxal de la folie). Le roman serait donc à

même de refléter une crise du sens et de présenter une alternative au savoir clos et fini : il ne serait pas

simple échec ou incapacité, mais un échec mis en œuvre, donc dépassé, qui nourrirait tout à la fois

création et réflexion (ce que les candidats évoquaient parfois sous le nom de sagesse de l’incertitude).

Plus simplement, la solitude du sujet n’apparaît pas aussi nette si l’on considère que l’individu

désigne le héros. Toutes les copies ont songé aux couples présents dans les textes : Panurge et

Pantagruel, Sancho et don Quichotte, Tristram et son alter ego Toby ou encore Walter Shandy, comme

repoussoir. Mais on ne pouvait s’en tenir à cette seule idée, à une seule idée, pour discuter le sujet, en

la délayant sur plusieurs pages ! Au couple on pouvait en effet rattacher, par exemple, une réflexion

sur l’imitation d’un double (don Quichotte répétant les gestes d’Amadis ou de Roland), ou encore le

jeu entre identité et dédoublement au sein des couples, ou entre un personnage central et un

personnage secondaire : Panurge et le fou Triboullet, Tristram et Toby, etc. Les trois romans ne se

réduisent donc pas à l’expression d’un point de vue individuel, d’une marginalité, mais se donnent à

lire comme la confrontation de points de vue, comme dialogisme et ouverture du sens – par quoi l’on

rejoint les considérations précédentes.

La prise en compte de l’imitation permet une transition vers une analyse des modèles, chaque

protagoniste tentant manifestement de renouer avec des paradigmes, à travers leurs lectures ou les

comportements qu’ils règlent sur les enseignements qu’ils en croient pouvoir dégager de la tradition.

Envisager la notion d’exemplarité devait permettre de montrer qu’elle n’est pas figée, dans les trois

œuvres, mais que les termes dans lesquels elle apparaît évoluent au fil de la diégèse : Sancho, présenté

de manière simpliste dans de nombreuses copies, n’est-il pas exemplaire lorsqu’il rend la justice

comme gouverneur (II, 45), tout comme l’est Toby, d’une certaine grandeur d’âme ? Panurge ne

parvient-il pas à une forme d’exemplarité à la fin du Tiers Livre (et si oui, en quoi ?) ? A rebours,

l’exemplarité apparente de la mort de don Quichotte est-elle justiciable d’une lecture à la Avellaneda,

meurt-il d’une mort conforme au dogme chrétien ou convient-il d’être un peu plus prudent ?

Ecart historique, ensuite. La citation ayant pour horizon le premier XXe siècle, il serait erroné

de transformer l’univers fictionnel des trois œuvres en des mondes marqués par l’absurde ou le

nihilisme. Loin de se réfugier dans l’autarcie, le solipsisme et l’intransitivité, les romans tentent

d’embrasser le monde et sa totalité, affichent leur ambition de romans-sommes : la confrontation est

donc permanente de la singularité avec le monde, même si elle se fait sur le mode du conflit, de

l’incompréhension, de l’aporie (car la tentative de refléter et de saisir le monde dans sa globalité

échoue : refléter tous les savoirs, toutes les visions du monde aboutit à l’incommunicabilité, au

désordre, à l’absence de sens – cf. le sujet de l’année dernière). La possibilité d’une réflexion sur

Page 65: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

l’exemplarité montre bien la permanence de valeurs partagées – chez Cervantès (justice, charité), chez

Rabelais (le Pantagruélisme, la croyance en une transcendance religieuse) comme chez Sterne (la

liberté, la magnanimité) –et invite à envisager la finalité affichée des textes : les raisons expliquant la

genèse du roman sont explicitement, plutôt que la solitude, la lutte contre le spleen et la mort

(Tristram Shandy), une croyance en l’utilité du texte (prologue du Tiers Livre), une dénonciation

d’une certaine littérature (les romans de chevalerie, dans Don Quichotte)… autant de raisons affichées

à prendre avec prudence, mais que l’on peut rappeler en même temps qu’on les interroge.

Il serait également inexact de transformer les textes en des œuvres mélancoliques ; les trois

romans sont en effet marqués par une dimension comique qui apparaît comme une réponse possible à

la solitude, aux incertitudes, dans le rire, le plaisir, l’amitié. La relation avec le lecteur peut alors être

envisagée, non pas comme une relation d’enseignement, de conseil (où l’instance de l’auteur serait en

surplomb du lecteur), mais sur le mode de la participation active et critique, et du plaisir, même si dans

un premier temps, la disparition d’une position auctoriale ferme, garantissant le sens de l’œuvre,

produit un effet déstabilisant sur le lecteur.

Dépassement de l’échec par la mise en œuvre, dépassement de la solitude et de l’incapacité à

conseiller le lecteur par une relation plus égalitaire, voire une perspective ludique et comique, qui

propose une autre forme d’exemplarité, mise en évidence du décalage historique... ces pistes sont

quelques-unes des perspectives retenues dans le plan qui suit.

On saura, toutefois, lire cette proposition avec la prudence qui s’impose : non seulement le

plan ci-dessous n’est qu’une possibilité parmi d’autres – le jury ayant attribué de bonnes notes à des

copies très diverses –, mais il n’était pas, non plus, nécessaire qu’une copie contienne autant

d’éléments de réflexion (comme l’exige le genre même du corrigé) pour être réussie.

III. Proposition de plan

1. Le roman comme lieu de représentation de l’individu solitaire et comme origine de

l’œuvre ?

La citation proposée nous invite à réfléchir sur les conditions d’écriture du genre romanesque ;

l’expression « lieu du naissance du roman » peut renvoyer à la fois à l’origine de l’énonciation et aux

représentations qui la modèlent. L’accent est mis sur l’isolement et la rupture, l’écriture romanesque

étant définie comme un processus émanant d’un individu solitaire et éventuellement comme une

représentation de l’individu solitaire.

Page 66: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

A. La mise en scène de l’individu écrivant

Nos romans témoignent d’une rupture à l’égard de l’épopée, de la littérature orale ou du roman

courtois. Ces écritures médiévales, qui n’étaient pas toutes d’origine collective ou anonyme, tendaient

néanmoins à effacer l’émanation individuée de la narration au profit des matières relatées, afin de

véhiculer des valeurs et une tradition. A l’opposé de cette création effectivement ou fictivement

collective du récit, l’origine de la voix romanesque est dans les trois œuvres au programme assignée à

un individu singulier.

- Chez Cervantès et Rabelais, l’auteur est mis en scène dans les discours liminaires. Dans son

premier prologue, Cervantès montre l’écrivain isolé, à son bureau. Il revendique la paternité de son

œuvre, proposant une métaphore de la création romanesque reposant sur la filiation : l’image de

l’œuvre enfant de son auteur coïncide avec celle de « naissance du roman » utilisée par Benjamin. Les

réflexions sur l’écriture insistent sur sa singularité : l’auteur dévalue l’« enfant sec » produit de son

« esprit stérile et mal cultivé », et met l’accent sur ses pensées « jamais imaginées de personne ». Dans

le second prologue, il réaffirme sa paternité et se différencie de l’usurpateur Avellaneda. De son côté,

Rabelais se désigne, pour la première fois dans la chronique pantagruéline, comme autheur, et définit

son roman comme une entreprise solitaire (« je delibere, je discours, je resoulz et concluds »)

accomplie en marge des activités du royaume, comme le montre l’analogie entre l’écriture et le

trimbalement de son tonneau par Diogène, isolé pendant la guerre des Corinthiens contre la

Macédoine.

Dans le cours des romans, la présence du narrateur est affirmée, de manière évidente chez

Cervantès (il se met en scène dans la juiverie de Tolède, le je écrivant commente régulièrement son

propos), sous une forme plus limitée chez Rabelais. Dans le Tiers Livre, le narrateur encadre la

fiction : l’énoncé est pris en charge par le je au début et à la fin du roman (Ch. 1 « je ne vous

allegueray », et dans l’épisode du Pantagruélion, à partir du Ch. 50 : « je trouve », « je ne dis », « je

dirai plus »).

- Chez Sterne, les fictionnalisations de l’auteur et du narrateur se rejoignent dans l’écriture à la

première personne, et l’intégration du prologue dans le texte procède d’un glissement qui ne suppose

pas de différenciation de niveau. Cette fusion est essentielle. Le « lieu de naissance du roman » est

constamment réaffirmé, par la représentation directe du je dans le texte qui prend en charge l’écriture ;

le je est confronté à ses critiques et commente sa pratique, mais aussi par le regard qu’il porte sur le

monde. La singularisation de l’énonciation romanesque y est plus nette encore que chez Rabelais et

Cervantès, car elle prend cette fois la forme d’une vision « subjective » : on suit les méandres d’une

pensée, le fonctionnement d’un esprit au filtre duquel le récit est composé. Le processus créatif prend

d’ailleurs bien la forme d’une naissance, le récit du difficile accouchement de la mère pouvant être lu

comme une métaphore du travail créateur.

Avec ce roman, on est plus proche de la vision de Benjamin, qui tendrait à faire du roman le produit

d’une subjectivité séparée (même si l’on se trouve encore en deçà de la représentation romantique de

Page 67: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

l’artiste marginal ou du flux de conscience), tandis que chez les deux prédécesseurs de Sterne, la mise

en scène du processus créateur et l’accent mis sur la figure singulière de l’auteur ne font émerger

aucune « intériorité ».

Cette représentation individuée du « lieu de naissance du roman » est doublée de

représentations plus subreptices de l’auteur dans la fiction : de manière inattendue, le je rabelaisien se

fait à deux reprises témoin des actes des personnages (dans l’épisode de la Sibylle, et lors des

préparatifs du voyage en mer) ; la figure cervantine est intégrée dans le monde de la fiction (Cervantes

est un ami du curé en I,6, et Saavedra un compagnon d’infortune du captif en I, 40) ; enfin, le pasteur

Yorick peut être perçu comme un double fictionnel de l’écrivain pour le lecteur, qui reconnaît là le

pseudonyme de Sterne auteur de sermons. Il s’agit d’une nouvelle manière, ludique, d’affirmer cette

présence, sous le jeu du masque ou de la fusion entre mondes de l’écriture et de la fiction.

Les trois œuvres du programme créent des dispositifs où la figure auctoriale est sans cesse

mise en jeu et définie comme une entité individuée, et le processus créatif se trouve personnalisé,

notamment chez Cervantès et Sterne, à travers la métaphore de la paternité et de l’accouchement.

B. Héros solitaires et parcours originaux

Mais « l’individu dans sa solitude » est tout aussi bien, dans ces œuvres, le héros de chaque

fiction. Ces personnages ne constituent pas des reprises ou des imitations de fictions antérieures ou

traditionnelles, mais se distinguent des figures légendaires et des types romanesques héroïques.

- La construction de ces personnages repose sur un processus de singularisation. Panurge qui n’est pas,

à la différence de Pantagruel, un héros traditionnel de chronique, ne relève pas d’un héroïsme épique

codifié, mais renvoie davantage à une forme d’humanité moyenne. Si l’on rappelle ses hauts faits au

combat, ceux-ci s’accompagnent d’une paillardise et d’une sexualité débridées qui le dotent d’une

irréductible singularité. Il défend des positions inattendues (l’éloge des dettes), se caractérise par

l’originalité de ses goûts et de ses choix. En attestent le travail sémiotique original sur son vêtement,

qui laisse Pantagruel sceptique, et sa conception très particulière du mariage comme certitude d’avoir

des relations sexuelles. Enfin, l’amour de soi, la philautie qui caractérise Panurge, implique un

recentrement privilégié de l’individu sur lui-même.

Paradoxalement, don Quichotte le rejoint : malgré sa volonté de réincarner le héros typique de roman

de chevalerie, il échoue parce qu’il demeure un simple individu ancré dans un univers immanent,

confronté à un réel cru et parfois cruel. Sa singularité est défendue dans l’ensemble du deuxième tome,

après qu’Avellaneda a tenté de se l’approprier dans une suite qui rappelle celles occasionnées par le

roman de Montalvo. Cervantès s’oppose à la reprise de son personnage ; Don Quichotte n’est pas

Amadis de Gaule, et Alvaro de Tarfe se voit sommé d’authentifier devant greffier que le héros

d’Avellaneda n’est pas celui face auquel il se trouve : l’unicité irréductible de don Quichotte est

prouvée (II, 72). Enfin, toute l’entreprise romanesque de Sterne repose sur la tentative de définir ce qui

caractérise un individu (I, 23 sq.) : le narrateur théorise la singularité irréductible de chacun de ses

Page 68: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

personnages, défini par un hobby-horse, et il travaille à faire le portrait de ces figures originales.

Chimère de l’écriture, du savoir encyclopédique, des fortifications et de la reconstitution, sont autant

d’obsessions qui permettent de cerner au plus près non seulement un, mais plusieurs individus.

- Ces personnages singuliers conditionnent des récits qui constituent des quêtes inédites et solitaires,

dans la mesure où elles sont sans précédent, et parce que les héros s’enferment rapidement dans une

logique obsessionnelle qui confine à la folie. Si Pantagruel accepte d’aider Panurge dans sa quête, il

l’avertit d’emblée qu’il n’obtiendra pas de réponse sur le choix à faire (I, 9) ; la structuration répétitive

du récit où chaque entrevue se solde par un échec confirme l’isolement d’un Panurge incapable de tirer

profit de ses aventures, replié sur lui-même et sourd aux autres. Il en va de même pour don Quichotte,

chez qui l’isolement est plus proche de la folie : non seulement il ne tient pas compte des avis de ceux

qui le décrètent fou, mais il est incapable de voir le monde tel qu’il est, comme le révèlent les épisodes

des moulins à vent, du heaume de Membrin ou du troupeau de moutons. La progression du roman

montre un héros de plus en plus replié sur lui-même : à partir de la visite chez les Ducs, il n’est pas

tant en proie aux délires de son imagination que souffrant de ses péripéties et de ses échecs, et

fréquemment qualifié de mélancolique.

Le roman de Sterne constitue ici encore un cas à part : il présente non un individu solitaire en bute à

l’incompréhension ou à la critique, mais plusieurs individus isolés, qui se côtoient abondamment sans

pour autant se comprendre. C’est vrai de Walter aux prises avec sa Tristrapédie (au détriment de

l’éducation de son fils et de son environnement familial), de Toby engagé dans la reconstitution du

siège de Namur, et du personnage narrateur enfermé dans le combat de la retranscription impossible

des infinis détails du réel par l’écriture. La solitude et l’incompréhension réciproque des personnages

ne se manifestent jamais avec autant d’éclat que lors des fameux dialogues cacophoniques qui

jalonnent le roman.

Que les romans représentent des parcours d’individus solitaires semble donc tout à fait avéré ;

Sylvie Ballestra-Puech a d’ailleurs pu montrer de manière très précise (Loxias, 15, 2007) que chacun

de ces héros est caractérisé par une mélancolie qui, depuis les traités antiques, se traduit précisément

par une propension à la solitude et, depuis le XVe siècle, une conscience exacerbée de soi (Klibansky,

Saturne et la mélancolie, p. 375 ; voir aussi les travaux d’Anne Larue). Si l’écriture romanesque est

bien régie, dans les trois œuvres du programme, par l’« individu dans sa solitude », on ne peut

cependant pas ignorer la place importante qu’elles accordent au dialogue et au dialogisme.

C. Dialogue et dialogisme : de la solitude au conflit

Le recentrement sur l’individu solitaire n’implique pas une focalisation exclusive sur un point

de vue unique. Cela est d’abord perceptible dans la fiction, qui met en jeu plusieurs personnages

défendant leurs opinions à travers des conversations. L’importance des couples romanesques est à cet

égard déterminante : les auteurs inscrivent leurs héros dans des relations amicales fixes (chez

Cervantès, où le couple don Quichotte/Sancho prédomine) ou à géométrie variable (Panurge a des

Page 69: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

discussions essentielles avec Pantagruel, mais aussi avec Frère Jean et Epistémon, Tristram Shandy

joue sur la variation et multiplie les couples à l’envi, Walter/Toby, Toby/Trim, Walter/Dr Slop, etc).

- Le dialogue entre les personnages structure les œuvres. C’est particulièrement net dans le Tiers Livre

où le mode dialogué prédomine, que ce soit entre Pantagruel et Panurge, dans les épisodes consacrés

aux divers modes de divination ou dans la consultation des savants, dans la forme élargie du dialogue

symposiaque auquel participe un nombre étendu de locuteurs. De la confrontation des interprétations

qui émerge de ces dialogues ne découle aucune vision unifiée, car aucun arbitrage n’est proposé, la

voix narrative étant suspendue. Si Panurge et sa destinée sont bien au cœur de la quête, les conflits

d’opinion se déploient autour des diverses rencontres qui essaiment son cheminement. Dans Don

Quichotte, une part plus importante est dévolue au récit, mais les discussions entre don Quichotte et

Sancho, qui jalonnent les aventures, les échanges à plusieurs dans les auberges, au château des Ducs et

dans les forêts, intègrent en permanence la folie du héros dans un champ conflictuel. Sa position est

sans cesse évaluée : le plus souvent remise en cause, elle est parfois admirée, par le curé après le

discours des armes et des lettres, ou encore par Diego de Miranda. La discussion amicale entre don

Quichotte et Sancho propose, quant à elle, deux regards sur le monde, travaillés par des valeurs et des

ordres de nécessité différents – les idéaux chevaleresque et littéraire, et le corps et sa survie. Avec

Sterne, on retrouve une prédominance du dialogue qui, comme chez Rabelais, confine au théâtral, la

maison des Shandy devenant le lieu de discussions permanentes à propos de tout et de rien : modalités

de l’accouchement, raisons de la déformation du nez, circoncision impromptue du héros, etc. De ces

discussions agitées ressort une impression de confusion vertigineuse (II,14 ; V,28 ; VI,18). Aucune

opinion n’est privilégiée, chez Sterne encore moins que chez Rabelais et Cervantès, puisque l’on ne

trouve pas dans Tristram Shandy de héros singulier opposé aux autres, mais une multiplication des

points de vue de tous sur tous.

- Cette énonciation instable qui repose sur la tension et le dialogue se retrouve dans la conduite et la

composition des récits. Bien que les narrateurs revendiquent l’originalité et la singularité de leur

œuvre, ils ne prennent pas le parti radical de la tabula rasa, et sont en discussion constante avec des

auteurs et des genres antérieurs : le Tiers Livre se réfère au dialogue philosophique, aux historiens

antiques, à des épisodes épiques (la Sibylle et les préparatifs de l’odyssée maritime), Cervantès au

roman de chevalerie, au romance et au roman pastoral, Sterne à Erasme, Montaigne, Cervantès.

L’intertextualité, autre forme de dialogisme, est au cœur de l’écriture romanesque : elle n’apparaît pas

de manière incidente, mais comme une structure sous-jacente des œuvres. Une telle polarisation de

l’écriture est le symptôme d’un renouveau romanesque qui ne procède pas de la rupture mais d’un

dialogue polémique et durable avec les formes antérieures (Thomas Pavel, La Pensée du roman, p.

43).

Ce dialogisme permanent montre que le recentrement sur l’individu solitaire ne constitue pas

exactement une focalisation sur l’intime, au détriment de la tradition ou de la confrontation des points

Page 70: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

de vue. Si l’on retient une interprétation radicale de la citation, faisant du roman le lieu de la

subjectivité pure, elle apparaîtra certainement anachronique, et plus à même de refléter les enjeux

d’œuvres romanesques du XXe siècle que de nos romans. Toutefois, et même si elles demeurent en

deçà de l’interprétation la plus stricte des propos de Benjamin, les œuvres du programme tendent bien

à écrire la singularité et à exprimer un positionnement problématique par rapport aux autres discours et

au monde. Autrement dit, le dialogisme n’invaliderait pas la thèse proposée : il constituerait une

expression paradoxale de la rupture évoquée par W. Benjamin, et serait susceptible de révéler

l’inexemplarité foncière des œuvres.

2. Le paradoxe de l’inexemplarité romanesque

La mise au premier plan des individus originaux, saisis dans leur parcours immanent et

irréductible, permet de souligner la nécessité d’inventer une voie originale lorsque les modèles font

défaut ou se révèlent insuffisants. Toutefois, loin d’abolir ou de nier simplement ces modèles

défaillants, les auteurs les utilisent et les représentent dans leurs œuvres.

A. Les apories du savoir et de la lecture : des personnages désorientés

Cet usage est d’abord perceptible à l’intérieur de la fiction, dans le rapport que les personnages

entretiennent avec les expressions supposées exemplaires de leurs intérêts les plus vitaux. Chacun

d’entre eux recourt à des savoirs et des valeurs préexistants pour modeler son existence, que ce soit sur

le mode de la rencontre ou de la lecture. Dans tous les cas, la tentative d’imiter ces modèles ou de les

utiliser échoue.

Il est vrai que Pantagruel, guidé par l’Evangélisme, met d’emblée Panurge en garde. Les

savoirs ne peuvent se substituer à la volonté, et une fois sa décision prise, l’homme doit s’en remettre à

Dieu : il ne peut maîtriser la totalité de sa vie. Mais les vaines rencontres qui se succèdent ne

témoignent pas seulement de l’erreur sur laquelle repose la philautie, elles dévoilent également la

caducité de certaines croyances et l’incompétence des savants. La consultation de la Sibylle révèle une

rupture par rapport à l’univers de l’épopée : contrairement à Enée qui reçoit effectivement un avis

divin par la médiation de la Sibylle de Cumes, Panurge est confronté à une pauvre sorcière paysanne et

grotesque, dans une scène parodique du livre VI de l’épopée virgilienne. Aucun sens transcendant

n’est délivré, l’individu est bel et bien livré à lui-même. La rencontre avec les savants, qui est

organisée sur le modèle du banquet philosophique, est également subvertie jusqu’à devenir un banquet

burlesque : médecin, théologien et philosophe déploient une parole jargonnante, accumulent les

références érudites et les sophismes, se dérobent. Plus tard, lors du procès de Bridoye, le propos érudit

devient encore plus incompréhensible, notamment à cause du recours constant au latin et aux

Page 71: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

abréviations, aux interprétations toujours littérales ou simplificatrices des sentences traditionnelles. La

scholastique médiévale ne ressort pas indemne de ces aventures.

Le dispositif est différent dans le roman de Cervantès : don Quichotte s’est imprégné des

valeurs anachroniques et idéalistes de la chevalerie errante par la lecture. Le récit ne consiste pas dans

la rencontre vaine entre le héros et les savoirs qu’il pourrait utiliser, mais dans la confrontation entre le

héros modelé par un savoir livresque inopérant et des situations concrètes qui déjouent ses attentes.

Toutefois le résultat est similaire : chaque épisode démontre le peu de validité des représentations

littéraires que don Quichotte s’est appliqué à adopter, que ce soit face aux chevriers, aux moulins à

vent ou aux galériens. Le constat de cet échec, qui impliquerait la nécessité pour l’individu de

s’inventer une démarche propre et adaptée à l’univers nouveau qu’il traverse, ne concerne pas

seulement le protagoniste. Plus largement, tout au long du roman, apparaissent les indices d’une crise

plus globale. Le motif de la perte de l’Âge d’or traverse l’œuvre notamment lorsque, dans l’épisode

des noces de Camacho, le monde pastoral se voit définitivement miné par le mensonge et la tromperie.

Le discours de don Quichotte sur les armes et les lettres, dont la pertinence est saluée par tous, montre

que la carrière militaire, courageuse et noble, n’apporte plus aucune reconnaissance à celui qui s’y

dévoue. Son propos est immédiatement attesté par le récit du captif qui déploie tout un monde de

souffrances endurées et propose également une vision tragique des conflits militaires. L’univers dans

lequel vivent les personnages est en mutation, leurs vies se déroulent sur le mode de la rupture et de la

redéfinition des identités. Le récit du captif, abondant en renégats de toutes sortes, révèle cette

instabilité grandissante des identités, tout comme le montre l’impossibilité pour les convives de

décider si la jeune femme qui l’accompagne est chrétienne ou musulmane. La reconversion de Ginés

de Pasamonte devenu homme de théâtre est un exemple supplémentaire de cette mutabilité. Les

personnages ne peuvent pas trouver d’expression exemplaire de leur destinée dans la littérature ou

dans les idéaux anciens parce que le monde change, oblige chacun à s’inventer, voire à se réinventer

des identités.

Dans le roman de Sterne, c’est sans doute la figure du père qui incarne le mieux l’impossibilité

de trouver des avis utiles dans les savoirs existants : ses lectures obstétriques et philosophiques

n’empêchent pas un catastrophique et déformant accouchement au forceps, ses connaissances érudites

sur les prénoms n’ont pas un meilleur effet, ses lectures sur les nez ne le consolent pas de l’accident,

sa volonté de compiler ses connaissances en matière d’éducation dans la Tristrapédie ne prévient ni ne

guérit la circoncision inopinée de son fils, etc. Tentant d’organiser la vie familiale en fonction de ces

multiples expressions savantes, Walter ne réussit qu’à la plonger dans le chaos. Comme chez Rabelais,

le dispositif met en relief le contraste entre la pompe de l’érudition accumulée et son inutilité foncière.

Comme chez Cervantès, la lecture isole le personnage du réel au lieu de lui servir de guide – Toby est

d’ailleurs assimilé à don Quichotte lorsqu’est évoquée sa compulsion lectrice, qui l’isole du monde

(II,3).

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L’impossibilité de dégager des modèles de comportement dans les savoirs et les écrits

existants s’inscrit sans doute dans le cadre d’une rupture avec un monde ancien fondé sur un ordre

hiérarchisé et des valeurs fixes, d’un changement d’épistémè. La rupture est humaniste dans le cas de

Rabelais, baroque dans celui de Cervantès, le roman de Sterne étant encore modelé par de constantes

références à la pensée renaissante. L’échec des personnages à puiser des exemples efficaces dans les

représentations antérieures ne possède pas toujours la même résonance à l’échelle de l’œuvre : si le

dénouement du Tiers Livre relance, tel la chanson de Ricochet, la quête d’un savoir impossible –

comme si la vanité de l’entreprise n’avait pas été prouvée –, le constat d’échec se teinte peu à peu de

tragique chez Cervantès, et l’image de l’impuissance se décline sous des formes variées chez Sterne,

au point de contaminer l’écriture.

B. La nécessité de rénover les genres périmés : le problème de l’exemplarité

La composition des romans illustre clairement le refus d’imiter des formes littéraires jugées

périmées. Dans le Tiers Livre, la déconstruction de la progression linéaire reflète l’impossibilité de

relater le parcours doté de sens, exemplaire, et univoque que portait par exemple la forme

traditionnelle de la chronique. La construction répétitive qui inclut des allées et venues en forme de

retour au point de départ (pour consulter la Sibylle, Raminagrobis et Her Trippa) ainsi que la

prédominance des scènes de parole statiques élaborent un récit de la stagnation, qui reflète

parfaitement les errances intellectuelles du héros. Ce récit atypique intègre cependant de nombreuses

formes traditionnelles (anecdotes historiques, contes, fables, apologues) qui possèdent un sens simple

et pourraient assumer la fonction d’exemplarité que le livre dans son ensemble refuse. Mais ces

histoires enchâssées sont tissées dans un récit discontinu, et leur valeur didactique s’en voit travestie

ou obscurcie : ainsi en va-t-il de l’histoire de l’homme de Sidoine rapportée par Pantagruel, dont la

morale demeure indécidable en regard de la rencontre avec la Sibylle. Leur nombre contribue en outre

à feuilleter un texte déjà éminemment équivoque. Par ailleurs, comme l’a montré Michel Jeanneret, le

Tiers Livre invite à repenser la question du sens hors des cadres de l’allégorie. Si le récit médiéval

recèle sa propre élucidation, un sens transcendant fixé et une lecture univoque, le Tiers Livre témoigne

du démantèlement de la lecture allégorique : en prenant pour objet la question de l’interprétation dans

un dispositif alternant histoire et commentaire (notamment lors de la série divinatoire), Rabelais

explore les potentialités du commentaire de la fiction et met en évidence la mobilité du sens et la

pluralité de lectures qu’occasionne chaque texte. Ainsi, la composition originale du roman permet une

prise en charge par la fiction de sa propre inexemplarité : le problème de l’interprétation est posé à

travers la fictionnalisation de la rupture avec une lecture allégorique qui garantissait un sens stable.

Cervantès travaille également à congédier des formes qu’il considère comme obsolètes et

porteuses d’illusions dangereuses. Il affiche dès le prologue sa volonté de ruiner l’autorité qu’ont

acquise les romans de chevalerie. Par là, il entend lutter contre les croyances fabuleuses que celui-ci

véhicule, mais il souhaite également montrer la caducité des valeurs aristocratiques et héroïques sur

Page 73: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

lesquelles il repose. De fait, le récit s’empare de cette question qui devient, de manière réflexive, sa

matière même. L’ensemble du roman s’emploie à démontrer la dangerosité des genres romanesques

idéaux à travers l’échec de don Quichotte, et des épisodes plus ponctuels, tel celui de la mort de

Chrysostome, y concourent également : la croyance dans une exemplarité possible de ces formes

pétries d’invraisemblance mène toujours les personnages à leur perte. Mais le dépassement de ces

genres faussement exemplaires ne dessine pas pour autant une ligne argumentative claire,

contrairement à ce qui est affirmé dans le premier prologue. L’abandon du roman chevaleresque

suppose en effet l’ouverture du sens. A l’unité stylistique du roman médiéval, Cervantès préfère la

confrontation des discours, qui s’incarne tout particulièrement dans l’opposition entre le langage élevé

de don Quichotte et celui de Sancho, populaire et proverbial. La forme romanesque qu’il déploie

permet donc de refléter la diversité des points de vue et des axiologies, et de rompre avec l’esthétique

monologique. A l’exemplarité univoque du roman de chevalerie se substitue une mosaïque de styles

porteuse d’une multiplicité de morales et de valeurs. Le relativisme axiologique qui en découle,

associé à l’ironie fréquente du narrateur, contribue à rendre le parcours de don Quichotte ambigu. En

outre, la structuration discontinue favorisée par l’enchâssement des récits courts permet de redéfinir la

forme romanesque sur le mode de la proposition : la nouvelle du Curieux impertinent ou le récit du

captif, dont les mérites esthétiques sont soulignés par tous les auditeurs, peuvent être lus comme des

exemples de récits possibles alliant plaisir, surprises en cascade et vraisemblance. L’architecture

complexe de l’œuvre permet de saisir le nouveau projet esthétique à des niveaux divers, sans que ne

s’en dégage une vision homogène. Cervantès prétend produire une nouvelle exemplarité (anti-

)romanesque, mais son projet s’avère infiniment plus complexe.

Vie et opinions de Tristram Shandy s’inscrit en apparence dans une perspective générique

claire : le roman se rattache au genre des pseudo-mémoires, du récit de vie à la première personne tel

que le pratique déjà Daniel Defoe. Mais le genre est là encore détourné, sur un mode déceptif, le

narrateur alléguant la nécessité de cerner au plus près les mouvements de la pensée et les agissements

successifs de ses personnages. Le récit linéaire est démembré au profit de la digression, car il n’est pas

à même de traduire avec précision les mouvements de la vie et les motivations qui régissent les

personnages. Mouvements progressif et digressif se combinent, l’adventice prend progressivement le

pas sur le sujet principal au point de le diluer : le retard du récit sur l’action s’accroît et le récit de vie

se voit fragmenté au profit d’une constellation d’autres histoires, progressivement noyé dans le flot des

opinions, et finalement laissé en suspens. On observe une contradiction permanente entre ce que le

narrateur prétend écrire et ce qu’il délivre finalement au lecteur. Sterne réinterprète donc le récit de

vie, il le recompose dans le sens d’un éclatement de la forme et du sens, davantage susceptible de

restituer la complexité du réel, mais souvent proche du chaos : le défi du narrateur confine à l’aporie.

Le mouvement centrifuge qui anime le roman est également dû à une autre ambition : le narrateur

affiche une volonté de délivrer une somme de connaissances à ses lecteurs, il se soucie des savoirs et

de l’érudition autant que des péripéties et espère que « l’exemple enseignera » (I, 20). Ce projet

Page 74: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

légitime l’insertion de documents non fictionnels, de développements sur l’histoire, les climats, la

nature du temps et de l’infini. Cette propension à l’érudition revêt un tour burlesque quand les savoirs

sont vainement récités ou quand le sérieux du ton contraste avec l’objet évoqué (les nez, les

moustaches, les boutonnières). C’est donc une exemplarité ironique qui s’élabore ici. La double

ambition de restituer la vie dans ses mouvements les plus intimes et de faire œuvre d’érudition, qui

motive un profond remaniement de la forme romanesque, est constamment contredite par l’écriture.

La réinvention de la forme narrative tend chaque fois à valoriser une complexité de sens que

les expressions existantes ne permettaient pas de traduire. La volonté de dépasser ou de remettre en

cause une certaine forme d’exemplarité (que le récit linéaire progressif, la voix narrative homogène et

le dénouement clair permettent de forger), pose la question de l’interprétation et de la réception du

texte, et implique une considérable redéfinition du rapport entre narrateur et lecteur.

C. L’incitation à une lecture active et critique

De fait, ces choix d’écriture impliquent un refus du didactisme : la voix narrative n’assume

aucune fonction de guidage, et les dénouements ouverts ne permettent pas d’assigner

rétrospectivement un sens clair au déroulement du récit. Chez Rabelais, l’effacement du narrateur et la

place presque exclusive accordée aux dialogues supposent une absence absolue d’arbitrage entre les

différentes postures incarnées par les personnages. Chez Cervantès et Sterne, la place du narrateur est

plus importante, mais l’ironie mine toute possibilité de lui accorder une véritable autorité. Cette

absence de positionnement clair, qui laisse effectivement le lecteur démuni, ne prend pas la forme

d’une simple impuissance de la fiction à conseiller, et ne fait pas du roman un espace replié sur lui-

même et sur ses incertitudes. De même que l’inexemplarité ne repose pas sur une simple rupture avec

les formes antérieures, elle n’est pas le symptôme d’une incapacité à nouer une relation avec le lecteur.

Bien au contraire, une place importante est assignée au lecteur, dont la participation est appelée et

programmée dans les textes.

Dans le Tiers Livre, la prise en compte du lecteur dans le récit est rare, elle apparaît

essentiellement dans le premier et les derniers chapitres : le lecteur est qualifié de « Beuveur » au

chapitre 1, et on observe une récurrence du vous à partir du chapitre 50. Le prologue est le lieu qui

détermine le plus précisément la place accordée au lecteur, les modalités de la réception étant

envisagées à travers plusieurs images. L’analogie entre la moquerie suscitée par le chameau et

l’esclave bigarré et la possible réaction de ses lecteurs permet à l’auteur de définir l’esthétique de son

œuvre, fondée sur le mélange et la copia, et d’envisager que cette innovation formelle suscite

l’incompréhension ou le dédain. La réception de l’ouvrage n’est pas aisée, en raison de son originalité,

mais l’auteur fait confiance aux lecteurs buveurs, car il les dote de qualités telles qu’ils ne peuvent que

prendre en bonne part son « loyal propos » – judicieuse manière de sélectionner un lectorat affûté et

ouvert. L’analogie entre l’écriture et l’offre du vin, le livre et le tonneau, la lecture et la boisson,

enrichit encore la représentation de la relation entre l’auteur et le lecteur. Il accorde la liberté de ne pas

Page 75: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

boire/lire (« si bon ne vous semble, laissez le »), et il instaure un rapport fondé sur l’échange, le

partage. Le tonneau « inexpuisible » invite à considérer le livre comme un texte ouvert, en continuelle

expansion, une réserve d’autant plus féconde qu’elle est davantage sollicitée. Par les modulations qu’il

impose dans l’échange, le lecteur est susceptible de renouveler et de remodeler le sens du texte.

Chez Cervantès, le prologue offre également une image de collaboration, l’ami de l’auteur qui

vient l’aider à mettre la dernière main au texte liminaire pouvant constituer une image du lecteur

amené à participer à l’élaboration du texte. Dans le cours du roman, les apostrophes à l’« ami lecteur »

sont récurrentes et il est parfois fait appel à son jugement critique. Ainsi, dans le chapitre 10 du

deuxième volume, le narrateur retranscrit les doutes de Cid Hamet à propos de la véridicité du faux

enchantement de Dulcinée, et se garde de trancher. L’appel au lecteur est plus net encore dans les

passages supposés apocryphes, la discussion entre Sancho et Teresa, et l’aventure de la caverne de

Montesinos. Ainsi, au chapitre 5 du deuxième volume, le narrateur rapporte les hésitations du

traducteur à croire possible que Sancho parle une langue subtile ; au chapitre 24, ce sont les doutes de

Cid Hamet que le narrateur rapporte, avant de conclure : « je l’écris simplement, sans affirmer qu’elle

soit fausse ou vraie. Lecteur, puisque tu es un homme sage, tu en feras le jugement que tu voudras ».

Le lecteur est donc appelé à statuer sur le degré de véridicité du texte, et sans doute aussi sur son sens,

dans un passage qui précède directement la discussion entre don Quichotte et l’auteur de l’Ovide

espagnol, témoignant de l’absurdité de la réduction allégorique des fables (surtout quand le sens

allégorique consiste dans un retour au littéral et à l’historique).

L’intégration du lecteur dans la fable se généralise chez Sterne. Le lecteur est apostrophé :

tantôt il l’est de manière indifférenciée, tantôt il est singularisé par un prénom. Ses réactions supposées

sont anticipées et prises en compte, notamment le fait qu’il pourrait contredire le narrateur ou mal

comprendre (I, 1 ; I, 13). Dans cette œuvre, la participation du lecteur n’est pas seulement souhaitée,

elle est fictionnalisée dans des dialogues mimant un véritable échange entre le narrateur et son

auditoire. Un tel exprime ses doutes ou sa mauvaise compréhension du récit (I, 20 ; IV, 1), tel autre

exprime des réticences, des jugements. Le narrateur s’offre même le luxe d’inviter à sa table un groupe

de critiques qui lui opposent successivement leurs questions, et auxquels il répond. L’ironie du

procédé tient bien sûr à sa réversibilité : prétendant offrir une tribune à son lecteur, le narrateur le fige

paradoxalement dans l’écriture. Toutefois, l’intégration du dialogue avec le lecteur dans l’élaboration

du récit entérine l’inachèvement de l’œuvre et illustre la nécessité d’une réception active et critique.

Le narrateur se retrouve donc dans une position paradoxale : énonçant clairement son refus de

conseiller le lecteur, de le guider de manière directive et de lui livrer un sens univoque, il ne cesse de

s’adresser à lui et de forger des représentations qui témoignent d’une relation continue entre instance

narrative et instance réceptrice. Loin d’abolir toute relation, une telle posture redéfinit le rapport entre

le texte et son public, d’une manière qui tend à affaiblir la maîtrise de l’auteur sur son texte et sur son

récepteur, et à entamer l’autorité que l’on considère traditionnellement comme sienne. L’inexemplarité

Page 76: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

assumée n’est pas une simple incapacité, elle ne signale pas un échec de l’écriture romanesque, mais

constitue le symptôme d’une redéfinition de l’autorité littéraire.

3. Pour une redéfinition de l’autorité : la pensée paradoxale, le jeu et le plaisir

A. L’énonciation paradoxale et l’éloge de la folie

La forme romanesque propose une énonciation instable, et l’inexemplarité devient le foyer

d’une écriture du paradoxe particulièrement à même de refléter les ambivalences axiologiques. Les

œuvres manient à des degrés divers la forme de l’éloge paradoxal, héritée d’Erasme : c’est

particulièrement évident dans le Tiers Livre où l’éloge paradoxal contamine tous les niveaux de

l’écriture. Il encadre le livre, à travers les deux « digressions » que constituent l’éloge des dettes et

l’éloge du Pantagruélion. Intenable en apparence, la défense des dettes par Panurge a pu être lue

comme l’apologie de la libre-circulation des biens, des idées et de l’amitié, contre la vision

gestionnaire, figée et conservatrice du sage Pantagruel. Plus largement, la position de Panurge peut

être décryptée à travers ce filtre ambivalent : sa copia verbale et les sophismes qui nourrissent sa

pensée seraient porteurs d’un double sens –on a pu dire que l’éloge des braguettes permettait de

ridiculiser les théories de Galien sur les organes génitaux, que sa défense des ordres mendiants

fonctionnait a contrario comme une critique implicite. Rabelais se servirait de ce personnage pour

formuler des critiques sur un mode voilé. La philautie, puissance trompeuse qui enferme le sujet dans

le syllogisme et la complaisance de son imagination, ne serait pas une simple et folle logique du repli

sur soi. Elle permettrait de dépasser les frontières de la pensée rationnelle, et constituerait une apologie

de la liberté et de l’hétérodoxie. Cet éloge paradoxal de la folie de Panurge serait à relier au blason du

fol et à la consultation de Triboulet : tous s’en remettent finalement au fou, et Panurge lui-même

revendique ce qualificatif au nom de l’idée que « tout le monde est fol ». La folie peut être créatrice, et

elle peut constituer la voie d’une certaine liberté. Le traitement paradoxal du héros instaure une

incertitude totale qui illustre l’impossibilité de fixer des savoirs ; son parcours ne témoignerait pas tant

d’un échec que de la nécessité de prendre conscience de l’ambivalence de la sagesse.

L’ironie cervantine à l’égard de don Quichotte peut elle aussi être lue comme un éloge

paradoxal de la folie : la réversibilité de la folie en sagesse est au cœur du roman. Les diverses

situations où les contradicteurs du héros semblent moins sages que lui (notamment, dans le dans la

deuxième partie, les Ducs et leur chanoine) et où ses discours suscitent une certaine admiration (Diego

de Miranda en II, 17 ; le curé I, 38 ; les Ducs II, 44) incitent à relativiser la folie du héros. Il semble

que sa folie apparaisse seulement dès qu’il est question de chevalerie : il serait donc, comme l’affirme

don Lorenzo, un « fou bigarré plein d’intervalles lucides » (II,18). Mais derrière ses discours les plus

étonnants peut également se dissimuler une sagesse humaniste remarquable. Ainsi, au-delà de l’erreur

manifeste que constitue la libération des galériens, le discours de don Quichotte, qui témoigne

apparemment d’une incompréhension de la dangerosité de la situation, traduit une défense de la liberté

Page 77: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

individuelle contre le système absolutiste de la monarchie, de la justice naturelle contre la justice

considérée comme un appareil de répression. De même, dans son discours aux chevriers, certes décalé

par rapport à la réalité rurale de ces derniers, la promotion d’une société idéale antérieure à l’Âge de

fer peut apparaître comme une critique à peine voilée des guerres impérialistes contemporaines. Chez

Cervantès, l’éloge paradoxal de la folie prend la forme baroque d’une anamorphose, dévoilement

progressif d’un sens caché sous les apparences.

Le cas du roman de Sterne est un peu différent. La folie des personnages est d’emblée posée

comme une norme : chacun est enfermé dans un système de pensée obsessionnel qui fonctionne

comme un univers clos. La subjectivité est une forme de folie. Le narrateur relate les dommages qui en

résultent (surtout pour Walter), mais les personnages formulent rarement des jugements les uns sur les

autres, car ces bizarreries sont inhérentes à l’individualité de chacun (II, 2, Locke). L’éloge paradoxal

de la folie ne procède donc pas d’une reprise directe de la forme humaniste (comme chez Rabelais) ou

du dévoilement progressif d’un double niveau de lecture (comme chez Cervantès), mais du constat

permanent que la folie est la qualité la mieux partagée parmi les personnages. Ponctuellement, le

narrateur est amené à saluer avec tendresse la folie quichottesque de son oncle Toby (III, 34) : après

avoir évoqué sa manie absurde, il produit un éloge vibrant de sa simplicité et de son innocence,

souligne les vertus de son repli dans un monde imaginaire, et les « éclairs de science » qui

transparaissent soudain « dans la bizarre simplicité » de ses questions (II, 41). La folie se retourne en

sagesse, et elle devient le foyer d’une créativité précieuse.

Tout comme l’éloge humaniste, ces éloges paradoxaux de la folie n’affirment pas la

supériorité de celle-ci sur les savoirs ou la sagesse, mais posent une éthique du doute et de la critique.

Ils incitent le lecteur à se garder du dogmatisme, et à ne pas considérer la raison comme un absolu.

L’éloge paradoxal de la folie synthétise la double inexemplarité dégagée précédemment : il repousse à

la fois les vérités imposées par l’ordre médiéval et les certitudes de la raison moderne. Cette esthétique

paradoxale, qui renforce les effets de suspension du sens que nous avons observés, opère une

dissolution de l’autorité du narrateur dans la réversibilité. Le refus de l’autorité péremptoire constitue

un parti pris esthétique et philosophique ; il reflète une redéfinition des rapports au savoir et à la

pensée, nourrie de scepticisme. On retrouve le refus de conseiller évoqué par Benjamin, mais il est

dépassé par l’incitation à adopter une posture critique (on pourra renvoyer à la fameuse « sagesse de

l’incertitude » décrite par Kundera). La forme romanesque ne témoignerait alors plus d’un simple repli

sur l’individu solitaire : l’examen de sa folie ou de sa mélancolie permettrait de refléter une rupture

épistémologique majeure, et d’en proposer une formulation complexe à travers la vision paradoxale.

Le repli sur l’individu solitaire deviendrait le symptôme d’une ouverture maximale au monde et au

sens.

B. L’écriture comique et le plaisir du partage

Page 78: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Cette esthétique paradoxale recèle une part importante de comique, qui contribue également à

redéfinir l’autorité du narrateur. Dans le nouveau rapport, interactif et critique, qu’elle instaure avec le

lecteur, l’instance auctoriale propose un rapport égalitaire et ludique avec le récepteur.

Dans les textes liminaires, qui correspondent à ce que Jeanneret qualifie de « prologue

comique », le pacte qui s’élabore repose sur le jeu et renonce au discours de maîtrise. Ce lieu du

métadiscours se voit contaminé par l’univers de fantaisie de la fiction. Chez Rabelais, le mélange des

tons, la pratique de la copia verbale et l’intégration de la vitalité joyeuse menée par la fureur bachique

témoignent de ce refus de l’esprit de sérieux. Auteur et lecteur ont le même profil que les personnages

animés par le Pantagruélisme. Le premier prologue cervantin témoigne également de la contamination

des principes de la fiction dans le métadiscours. On relève d’abord l’application de l’ironie

romanesque à la posture de l’auteur qui se dénigre et dénigre son « enfant sec » tout en revendiquant

l’efficacité de son « insuffisance et peu de lettres ». On note également la parenté entre le couple

auteur/ami et celui que formeront don Quichotte et Sancho tout au long du roman, chaque couple

opposant un mélancolique obsédé par les livres à un esprit positif qui démystifie la littérature ; enfin,

l’apologie de l’imagination et de ses mensonges, formulée à propos de la forgerie des poèmes

liminaires factices, renvoie à la problématique essentielle du roman. La préface de Sterne,

littéralement absorbée par la fiction au sein de laquelle elle est intercalée, est elle aussi travaillée par la

tonalité désinvolte, la prétérition et la dérive digressive qui anime tout le roman : la dramatisation

ironique de la souffrance et l’accumulation d’érudition sur les climats, sapée par une chute qui montre

son inutilité, s’inscrivent dans le droit fil du roman. Ces trois prologues, perméables aux principes de

l’écriture romanesque, opèrent un renversement de la fonction auctoriale qu’ils sont censés façonner,

et instaurent un régime de lecture où le jeu, la démystification et le refus de l’esprit de sérieux sont

essentiels.

L’importance du jeu et du comique est évidemment manifeste dans les œuvres. Si le rapport

ludique au lecteur apparaît comme une solution esthétique à l’impossible exemplarité du texte, les

ingrédients comiques de la fiction constituent à bien des égards une réponse à la solitude et à la

mélancolie des personnages.

- Le prologue du Tiers Livre présente l’ouvrage comme une « cornucopie de joyeuseté et raillerie ». Le

rire est indéniablement moins présent dans ce volume que dans le reste de la chronique pantagruéline,

mais les jeux langagiers qui essaiment l’œuvre (notamment les doubles sens sexuels et les

interprétations fantaisistes) font dériver l’ouvrage de son enjeu en apparence sérieux. Certains

passages reconduisent la tonalité débridée de Gargantua ou Pantagruel. L’épisode le plus probant à

cet égard est la discussion de Panurge avec Frere Jean (ch. 26-28). Le blason du couillon, qui

progresse sur un mode associatif où prédominent les jeux de sonorités, met en évidence la gratuité du

signe et son utilisation cumulative pour le pur plaisir de la jouissance verbale. Les plaisirs du corps ne

sont pas oubliés, à travers l’évocation récurrente des « couilles pleines » de Panurge qui se compare

implicitement à Priape, les doubles sens qu’il manie (« toujours bas et roide opérer »), la description

Page 79: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

de ses exploits sexuels. Frere Jean, qui semble avoir conservé sa paillardise légendaire, n’est pas en

reste : le conte de l’anneau de Hans Carvel et sa chute obscène réinscrivent le passage dans la tonalité

joyeuse de Gargantua. Dans un moment critique de la quête (c’est la fin de la série divinatoire), le rire

et le plaisir apparaissent comme une consolation efficace aux échecs et à la mélancolie qui en résulte.

- Dans Don Quichotte, le rire est clairement présenté comme un remède, dès le prologue où l’ami de

l’auteur le conseille : « Tâchez aussi qu’en la lecture de votre histoire le mélancolique soit ému à

rire ». Et il est vrai que tout au long du roman, la mélancolie du héros se voit contrebalancée par les

rires qui l’entourent. Tout d’abord, Sancho est capable de tempérer l’humeur de son maître, qu’il

qualifie non sans raison de « chevalier à la Triste Figure » : par ses défauts langagiers, sa naïveté

mâtinée de bon sens, ou sa capacité à faire ressortir le caractère burlesque de leurs aventures, l’écuyer

arrache fréquemment un sourire à son maître (I,20 : le rire de Sancho entraîne celui de don Quichotte).

Même quand il ne parvient plus à faire rire le héros gagné par une mélancolie persistante, Sancho

assume une fonction comique qui produit son effet sur d’autres (les Ducs, les habitants de Barataria,

etc.). Le rire qu’il suscite n’est d’ailleurs pas seulement moquerie du ridicule, il se teinte d’admiration

pour la finesse indécidable de cette simplicité. Globalement, les multiples groupes qui se forment et se

déforment au cours de l’œuvre communient par le rire et le plaisir : c’est particulièrement net dans

l’auberge de Juan Palomeque où les tablées joyeuses succèdent aux aventures douloureuses des uns et

des autres (amants séparés, familles éloignées, captif en exil, etc.).

- Tristram signale lui aussi que le rire qui imprime des secousses au diaphragme permet d’expulser le

« flot des noires passions » (IV, 22) : là encore, le remède joyeux qui est proposé au lecteur se retrouve

dans l’univers des personnages. Comme dans les deux autres romans, certains n’échappent pas à

l’esprit de sérieux, mais le rire peut procéder de leurs ridicules (les prétentions de Walter sans cesse

annihilées), de l’atmosphère euphorique qui émerge de la cacophonie, de l’incompréhension entre les

personnages, du rythme endiablé de la narration, ou de la présence de personnages ouvertement

comiques tels que Trim ou le docteur Slop.

C. L’amitié et sa valeur métafictionnelle

En somme, dans les trois œuvres, la solitude et les échecs personnels des personnages se

voient atténués (sinon tout à fait soignés) par le rire qui s’ébauche en contrepoint. Dans cette tension

réparatrice, le groupe, la communauté et l’échange apparaissent comme un remède salutaire à la

mélancolie et à la solitude des héros. En somme, c’est l’image de l’amitié qui prédomine : Panurge ne

trouve pas de réponse, mais il parvient à agglomérer à sa quête l’ensemble de ses amis, qu’il fédère au

dénouement, autour du projet de voyage en mer. Les plaisirs de l’aventure à plusieurs prennent le pas

sur la recherche de réponse précise. Don Quichotte n’est pas devenu un vrai chevalier, mais son

cheminement lui a permis de tisser un dialogue riche avec Sancho, dialogue amical qui n’est pas

demeuré un dialogue de sourd, les préoccupations et les valeurs de l’un et de l’autre s’étant déplacées,

comme par contamination, dans l’échange permanent qui a été le leur. Chez Sterne, les échecs cuisants

Page 80: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

des uns et des autres sont toujours prétexte à des réunions familiales lors desquelles, certes, personne

ne s’entend vraiment, mais où prédominent la bonne compagnie et le partage, notamment lors des

lectures à voix haute.

Or ce motif du partage amical qui traverse les œuvres peut aussi constituer une image du lien

que le narrateur entend nouer avec son lecteur. En rappelant qu’il attend de ce dernier qu’il possède les

qualités essentielles du Pantagruélisme, bon compagnonnage et goût pour le vin, l’auteur du prologue

rabelaisien dresse une analogie évidente avec le monde de la fiction qui culmine dans une apologie du

Pantagruélion et du pantagruélisme mis en scène tout au long de l’œuvre (banquet et amitié). Il en va

de même chez Cervantès, qui fait de son lecteur un ami, et chez Sterne qui reconduit l’image de la

convivialité en invitant les critiques à sa table. Le bon compagnonnage devient l’étalon du rapport

entre narrateur et lecteur, et se substitue définitivement à une relation hiérarchisée dans laquelle

l’autorité s’imposerait au lecteur. La relation qui se noue ainsi pourrait être lue comme un remède à la

solitude de l’individu écrivant : s’il ne peut rien énoncer de stable sur le monde, s’il ne peut

transmettre des savoirs, il a du moins la possibilité de créer une communauté ludique, et d’entretenir

un échange de plaisirs. Le rapport du lecteur au texte ne fonctionnerait plus sur le mode de l’imitation,

mais sur celui de l’immersion. La fantaisie et le monde de l’imagination deviennent alors un remède à

la perte du sens.

Si le roman est le lieu où s’appréhende l’individu isolé, en rupture avec le monde et les

discours exemplaires, cette représentation ne se traduit pas par le mutisme ou l’intransitivité.

L’écriture romanesque se nourrit de cette crise qui entraîne un renouvellement des formes et,

paradoxalement, une ouverture sur le monde saisi dans sa totalité contradictoire. Par ailleurs, en

redéfinissant la relation au lecteur sur le mode du jeu et de l’amitié, les instances auctoriales proposent

une échappatoire fondée sur le seul plaisir : l’immersion dans le monde de la fiction, de la fantaisie,

voire de la folie, relève alors d’une véritable nécessité.

Pour le jury de littérature comparée, Anne Teulade, université de Nantes

Vincent Ferré, université de Paris 13 (Paris-Nord)

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Étude grammaticale d’un texte antérieur à 1500.

Rapport présenté par Pierre Nobel, à partir des corrigés élaborés par Elisabeth Gaucher

(traduction), Danièle James-Raoul (phonétique), Annie Combes (morphologie), Stéphane

Marcotte (syntaxe), Christine Silvi (vocabulaire).

I. Présentation générale

Bilan chiffré des notes obtenues pour l’année 2008

Les 912 copies corrigées ont obtenu les notes suivantes :

Copies blanches : 0

Copies notées 0 : 0

]0-2[ (0 exclu, 2 exclu) : 109

[2-4[ (2 inclus, 4 exclu) : 108

[4-6[ : 161

[6-8[ : 177

[8-10[ : 168

[10-12[ : 115

[12-14[ : 49

[14-16[ : 21

[16-18[ : 4

[18-20[ : 0

La moyenne de l’épreuve est de 7,40 sur 20, les copies dites « résiduelles » (leur note est inférieure à 1,5) n’étant pas prises en compte pour ce calcul. Chaque question de l’épreuve est notée sur 16, le total sur 80.

Remarques générales

Les questions étaient tout à fait traditionnelles et n’auraient pas dû poser de problème majeur. En outre, l’évolution phonétique de villanos à vilains a sans doute été traitée fréquemment dans les cours, au vu des résultats obtenus.

On constate cependant une baisse de la moyenne de l’épreuve par rapport à celle de l’an passé où elle était de 7,81. Il y a plusieurs raisons à cet état de choses. En premier lieu, le texte au programme était d’un abord plus difficile que la Suite Merlin. Visiblement, les candidats ont souvent eu du mal à le comprendre et à le transposer en français moderne. Certains contresens, assez grossiers, témoignent cependant d’une méconnaissance totale de

Page 84: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

l’œuvre, de sa langue, mais souvent aussi de l’action des personnages ou de la mise en scène. Quelques interprétations relèvent de l’absurdité totale.

S’ajoutent d’autres raisons inhérentes à la façon d’aborder les questions posées. La plupart du temps, pour traiter la seconde partie de la question de phonétique, les candidats ont commencé par établir la valeur des graphies en français moderne, distinguant les cas ou ain/ein transcrivent une voyelle nasale et ceux où nous sommes en présence d’une séquence voyelle orale suivie de consonne nasale. Il s’agit, bien au contraire, de rendre compte des graphies du texte, à partir de l’étymologie latine, qui est donnée, et d’examiner ensuite seulement les différences avec le français moderne. Le système de l’ancienne langue n’est pas celui que nous connaissons actuellement, où l’on constate l’intrusion de nombreuses graphies étymologisantes. Répétons-le : les questions portent sur la graphie de lexèmes du texte dont il faut rendre compte à partir de l’étymon. On conduira ensuite une étude diachronique jusqu’à la langue moderne.

La question de morphologie n’est en aucun cas un avatar de la question de phonétique. Il n’était pas demandé de conduire l’évolution du latin bovem à bœuf, en passant par l’ancien français buef. L’intitulé du sujet est clair : « Étude diachronique du paradigme de buef ». Il s’agit bien de restituer le système du latin classique, de l’ancien français et du français moderne, en rendant compte de l’évolution de l’un à l’autre sur le plan de la distribution des formes.

La question de syntaxe ne saurait pas non plus être traitée comme s’il s’agissait d’une question de morphologie. Il ne s’agissait pas de dégager la structure des formes verbales mais de déterminer leur valeur. On est assurément en droit d’exiger de la part d’un candidat à l’agrégation de Lettres modernes qu’il fasse la différence entre phonétique, morphologie et syntaxe. Ces notions sont normalement acquises en première année de faculté et ne doivent pas se perdre en cours de route.

L’agrégation est un concours de recrutement pour l’enseignement et le futur professeur a le devoir de connaître la langue qu’il va apprendre à ses élèves. L’épreuve d’ancien français permet de vérifier ses connaissances grammaticales et son aptitude à construire une étude linguistique cohérente qui rend compte du système d’un état de langue donné et de son évolution.

II Proposition de corrigé développé

1• Traduction

Conseils de méthode Pour être bien traitée, cette question, comme tout exercice de version, suppose une

réflexion personnelle sur le texte, et non pas la récitation d’un « modèle » appris par cœur. Il faut se rappeler en effet que les traductions publiées, qui, tout au long de l’année, sont utilisées pour faciliter la préparation à l’épreuve, ont souvent été élaborées pour répondre à un public plus large que celui des concours.

Le jury attend des candidats une restitution littérale de l’extrait proposé, qui éclaire avec rigueur et élégance tous les aspects du texte. Il convient, chaque fois que le français moderne le permet, de respecter les constructions de l’ancien français. Les erreurs d’analyse conduisent à des faux sens (ainsi l’orse (v.684) traduit par « l’ours ») voire à des contresens (faute de reconnaître un cas régime en fonction de complément du nom dans la proposition

Page 85: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

peres fu Martin d’Orliens (v.689), on a parfois compris « le père Martin d’Orléans » alors qu’il s’agit du « père de Martin d’Orléans »…).

Le candidat doit toujours veiller à éviter les deux écueils de l’omission et de l’addition : la traduction doit être intégrale (les lacunes font perdre des points, même si les vers semblent se répéter, comme c’était ici le cas aux v.684-685) et exclusive (chaque vers, chaque groupe de mots, doit être traduit une seule fois, sans glose explicative). On veillera à proscrire le décalque, dû souvent à un manque d’effort dans la recherche de l’équivalent en français moderne : « il déchire son cuir », « il se casse la tête », sont des expressions ambiguës, qui auraient pu être évitées, tout comme « il s’étend la peau à grand-peine », qui, elle, altère complètement la signification du texte. Il faut aussi s’interdire tout archaïsme, le style « moyenâgeux » n’ayant pas sa place dans un exercice de version : vilains ne peut être conservé, mais doit être remplacé par « paysans », tout comme tinel (v.698) par « bâton » ou « massue ». En revanche, l’anthropomorphisme du Roman de Renart autorisait à traduire piez (v.679) par « pieds » au lieu de « pattes » et vis (v.682) par « visage » au lieu de « face ».

La part respective de fidélité au texte et d’initiative personnelle exige du traducteur une bonne connaissance des mécanismes propres à l’ancienne langue, dont certains sont inconciliables avec les usages modernes. La coordination des phrases par l’emploi répété de et (v.686, 688, 692), aujourd’hui ressentie comme une lourdeur, peut être remplacée par des enchaînements plus précis (« puis », « à son tour »…). On veillera au traitement des temps verbaux : une hétérogénéité systématique, comme ici l’alternance entre présent et temps du passé, demande parfois à être supprimée au profit des règles actuelles de la concordance. Certaines périphrases sont à prendre en compte dans leur spécificité : ainsi le tour duratif le vont batant (v.698) ne signifie pas « ils vont le battre ».

Enfin, les familiarités (« la tête écrabouillée », « il s’enfila à travers bois », « ils lui crient après »…) coûtent très cher, tout comme les barbarismes, voire de fâcheuses substitutions (« gredins » à la place de « gourdins »), qui témoignent d’une méconnaissance de la langue contemporaine. Il en va de même pour les fautes d’orthographe, de ponctuation (la virgule qui sépare les v.678-679 avait son importance) et de construction (« il n’avait plus assez de peau pour pouvoir… » ne signifie pas la même chose que « il ne lui restait plus assez de peau pour qu’on pût »), inacceptables chez des candidats appelés à enseigner le français : on peut aisément les éviter lors de la relecture.

Traduction proposée Quand l’ours entend la fureur des paysans, il tremble et pense en son for intérieur qu’il

vaut mieux pour lui perdre le museau plutôt que de permettre à Lanfroi de l’atteindre, qui vient en tête avec une hache. Brun se recroqueville, tire et tire encore ; il a tant tiré qu’au prix d’immenses souffrances sa peau se distend, ses veines se rompent, son cuir craque et sa tête se brise ; il laisse sur place une grande quantité de sang, ainsi que la peau des pattes et de la tête. Jamais on ne vit si hideuse bête : il avait le museau couvert de sang et sur sa face il ne lui restait pas assez de peau pour qu’on en fît une vieille bourse. Le fils de l’ourse prend la fuite. Il s’en va en fuyant à travers le bois tandis que les paysans le poursuivent en criant. L’ours se dirige vers un rocher. Le prêtre de sa paroisse, qui était le père de Martin d’Orléans, revenait d’épandre son fumier : il le frappe en plein sur les reins. Puis le frère de Chèvre de Reims, celui qui fabrique des peignes et des lanternes, atteint l’ours entre deux citernes : d’une courroie de cuir de bœuf qu’il porte, il lui a complètement froissé l’échine. Et il y a là tant d’autres paysans qui s’acharnent à le battre avec leurs gourdins qu’il ne leur échappe qu’à grand-peine.

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2•Phonétique Cette année encore la question proposée s’articulait en deux volets : une évolution de

mot et une question de synthèse portant sur une graphie du texte. Rappelons que cette bipartition n’a rien d’obligatoire et que les exercices proposés peuvent être fort divers (voir le rapport du jury sur le Concours de l’Agrégation externe de Lettres Modernes, 1999, p. 50).

L’on se bornera ici à quelques rappels essentiels. Le jury accepte les différents alphabets phonétiques en usage, les différentes interprétations (notations possibles et commentaires afférents) retenues par la communauté scientifique ; il demande avant tout aux candidats d’être cohérents. Il est indispensable que l’évolution phonétique dans la diachronie fasse apparaître pour chaque étape une image phonétique entre crochets, une date ou une périodisation, un commentaire. Quand un commentaire présenté dans une question peut être utile dans une autre question, il est de bonne méthode de s’y référer sans le reproduire, ce qui présente le double avantage de l’élégance et de la rapidité : c’était le cas cette année où l’examen de la graphie ain (question b.) faisait intervenir des points de l’évolution de vilains précisément étudiés dans la question précédente (question a.). Réfléchir aux graphies d’un texte, c’est toujours prendre la mesure qui sépare le code oral et le code écrit ; cela permet de comprendre, grâce à la convocation des connaissances phonétiques, d’où viennent certaines des conventions orthographiques du français actuel : il est donc absolument nécessaire de passer d’un plan à un autre et de ne pas escamoter une partie des commentaires.

a. Donner l’évolution, du latin au français moderne, de villanos à vilains (v. 669)

LC [ wI l lÀ no s ] Ce mot de trois syllabes est paroxyton.

Ier s. [ B I l l Àn os ] Spirantisation précoce de la bilabio-vélaire initiale.

IIIe s. [ v i l l àn os ] Renforcement du [B] bilabial initial en [v] labio-dental. Bouleversement vocalique et quantitatif. D’une part, un accent d’intensité se substitue à l’accent de hauteur qui allonge la voyelle tonique libre : le moment venu, celle-ci pourra se diphtonguer. D’autre part, on enregistre le passage d’un système vocalique fondé sur la durée à un système vocalique fondé sur le timbre : il n’existe plus qu’un seul [a] ; [I] long > [i].

IVe s. [ v i là no s ] Placée derrière voyelle initialement longue, la géminée [ll] se simplifie. (NB : On peut tout aussi bien simplifier cette géminée au VIIe s.)

VIe s. [ v i làÊ no s ] Diphtongaison française supposée de [à] tonique libre ; allongement, segmentation puis différenciation de la diphtongue obtenue dans sa partie finale : [à] > [àa] > [àÊ].

VIIe s. [ v i là în os ] La nasale exerce son influence fermante sur l’élément diphtongal qui précède et le ferme de deux degrés.

VIIIe s. [ v i là în s ] Amuïssement de la voyelle finale [o].

Xe s. [ v i là În s ] Nasalisation précoce de l’élément diphtongal au contact de la nasale subséquente, par abaissement anticipé du voile du palais.

XIe s. [ v i lÁ În s ] Nasalisation du premier élément de la diphtongue.

XIIe s. [ v i l« Î ns ] Sous l’influence fermante du [Î] diphtongal nasal, le [Á] se ferme de deux degrés en [«] (ou d’un seul degré en [»] pour certains phonéticiens).

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Fin XIIe s. [ v i l« n s ] Au moment de la bascule de l’accent, la diphtongue se monophtongue, l’accent ne pouvant pas passer sur le second élément [Î], plus fermé.

XIIIe-XVIe s. [ v i l» n s ]

[ v i l» n ( z ) ]

Ouverture d’un degré de la voyelle nasale, plus tôt dans la langue populaire (XIIIe s) que dans la langue savante (XVIe s.). Disparition de la consonne finale qui subsiste, sous sa forme sonore [z], à la pause (seulement jusqu’au XVIe s.) et en cas de liaison.

XVIIe s. [ v i l» ( z ) ] Allègement de nasalité : le [n] implosif disparaît et la voyelle nasale précédente garde sa nasalité, un temps allongée par la disparition du [n].

Commentaire graphique : La forme vilains subsiste inchangée dans sa graphie de l’AF au FM (la géminée

présente dans l’étymon latin n’a pas été réintroduite au XVIe s.). Elle témoigne aujourd’hui de plusieurs conventions graphiques : — le v initial, qui n’existe pas en latin, date du XVIe s. pour noter en position explosive le u consonne, soit le phonème [v] labio-dental (c’est une lettre ramiste) ; — le trigramme implosif ain transcrit de façon conservatrice le son [»] (voir infra la question b.)

b. Étudier l’origine et l’évolution de la graphie ain dans les mots suivants : vilains (< villanos), vaines (< venas), rains (< renes), paine (< pœna).

Le français n’est pas une langue phonologique, contrairement au latin qui lui a donné naissance : la question proposée témoigne de cette caractéristique sensible dès l’AF. La graphie ain, uniforme dans chacun des quatre mots considérés, traduit à la fin du XIIe siècle, à l’époque du RR, une même prononciation en [«n], si l’on considère comme acquis la bascule de l’accent sur les diphtongues, ou [«În] si l’on considère que ce phénomène n’est pas encore acquis. Cette graphie, qui enregistre dès cette époque un décalage avec la prononciation, est soit conservatrice, puisque le digramme ai devant n traduit une diphtongue [aî] qui n’existe plus (mais a existé, du haut Moyen Âge jusqu’au cours du XIIe siècle, date à laquelle elle a évolué), soit analogique, parce que ain figure à la place de ein, de même prononciation.

L’uniformité graphique affichée masque une relative diversité des origines, bien illustrée par les exemples du texte, comme on va le voir : elle tient à la voyelle tonique présente en latin tardif devant la nasale ; elle tient aussi au fait que les graphies ne sont pas stables en AF et que ain alterne assez librement avec ein à la fin du XIIe siècle. Quant à l’évolution qui mène au FM, elle rompt cette belle uniformité, au plan tant phonétique que graphique. Le plan adopté suivra ce cadre.

I. Aux origines de ain : du latin à l’AF Le trigramme ain provient dans les quatre mots d’une diphtongue qui peut avoir des

origines différentes et dont l’évolution a été conditionnée par la nasale subséquente. 1°) La graphie ain prononcée [«n] vient de [à] tonique libre devant [n] C’est le cas de vilains.

• Au plan phonétique Voir supra question a. pour l’évolution phonétique de [à] tonique libre devant [n].

• Au plan graphique

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La graphie de vilains est étymologique et conservatrice : à l’époque du RR, à la fin du XIIe s., elle calque une prononciation révolue.

D’autre part, il faut noter que le passage phonétique de [ÁÎn] à [«În] puis [«n], dans la seconde moitié puis à la fin du XIIe s., a entraîné, au plan graphique, une instabilité de la notation ain ou ein dans les mots : c’est ce qui fait que l’on observe einz (v. 672, de *antius) plutôt que ainz dans l’extrait proposé.

Les trois autres mots retenus dans le sujet témoignent aussi de cette instabilité graphique.

2°) La graphie ain prononcée [«n] vient de [É] tonique libre devant [n] C’est le cas des trois autres mots : vaines, rains et paine.

• Au plan phonétique Du LC au bas latin En LC, on a deux cas différents qui se résolvent en un seul cas en bas latin, suite au

bouleversement vocalique et quantitatif. — Dans pœna, bissyllabe nécessairement paroxyton, la diphtongue latine [œ] se

monophtongue en [É] au Ier s. — Dans renes et venas, eux aussi bissyllabes nécessairement paroxytons, le [È] long

passe à [É] fermé au IIe s. En bas-latin, la voyelle tonique libre fermée [É], identique dans ces trois mots, subit un

allongement du fait du nouvel accent d’intensité qui la frappe, ce qui lui permettra de se diphtonguer, le moment venu.

Du bas latin à l’AF Une seule et même évolution de la voyelle tonique dans les trois mots. — Au VIe s., [É] > [Éê] > [Éî]. Diphtongaison française : allongement, segmentation

de la voyelle tonique libre, puis différenciation d’aperture, avec fermeture sur l’arrière de l’élément diphtongal.

— Au Xe s., [Éî] devant [n] > [ÉÎn]. Nasalisation précoce du deuxième élément diphtongal en contact avec la consonne nasale (par anticipation de l’articulation nasale ou abaissement anticipé du voile du palais).

— Au XIe s., [ÉÎn] > [«În]. La nasalisation gagne le premier élément tonique ce qui bloque le processus d’évolution de la diphtongue ([«Î] ne passera pas à [-Î]).

— À la fin du XIIe s., à l’époque du RR, [«În] > [«n]. Au moment de la bascule de l’accent, la diphtongue se monophtongue, l’accent ne pouvant passer sur le second élément, plus fermé. • Au plan graphique

La graphie ain adoptée dans les trois mots du texte n’est pas étymologique, puisqu’elle se substitue à la graphie ein que laissait attendre l’évolution phonétique de l’étymon, elle est analogique de mots dont l’étymon possédait un a, comme vilains. Du fait de leur évolution phonétique respective, les graphies ain et ein ont été dotées d’une même prononciation en [«În] puis [«n], ce qui a généré les échanges entre elles. On peut ainsi remarquer que deux autres mots dans le texte enregistrent, de même, cette graphie ain au lieu de ein attendue : estraint (v. 674, de stringit) et Rains (v. 692, de Remus).

Sans doute la domination graphique en ain dans ce texte, où elle remplace ein, peut-elle être appréciée comme un trait proprement picard (voir Th. Gossen, Grammaire de l’ancien picard, Paris, Klincksieck, 1970, p. 68-69).

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II. Évolution de ain : de l’AF au FM L’évolution ultérieure, au plan phonétique, est conditionnée par l’allègement de

nasalité, qui dépend de la position de la consonne nasale dans la syllabe et, au plan graphique, par un retour à l’étymologie.

Dans les quatre mots, certains phonéticiens enregistrent un phénomène similaire, aux XIIIe-XVIe s. (voir supra question a.) : l’ouverture d’un degré de la voyelle nasale [«] en [»] devant [n]. D’autres considèrent que le [Á] nasal, sous l’influence du [Î], ne s’était fermé que d’un degré en [»] ouvert au XIIe s. et qu’il subsiste ainsi, au moins jusqu’à l’époque de l’allègement de nasalité.

1°) La graphie ain subsiste prononcée [»] C’est le cas de vilains.

• Au plan phonétique Au XVIIe s., [»n] > [»] : voir supra question a.

• Au plan graphique La graphie demeure inchangée, de l’AF au FM : elle est donc étymologique,

conservatrice et, aujourd’hui, témoigne de l’une des conventions de notre orthographe qui fait que le trigramme ain en fin de syllabe se prononce [»].

2°) La graphie ain cède la place à ein, prononcé [»] ou [Ãn] C’est le cas des trois autres mots : vaines, rains et paine. On étudiera cette fois, selon

la chronologie, le plan graphique avant le plan phonétique. • Au plan graphique

Les trois mots sont refaits au XVIe s., conformément au mouvement de relatinisation de notre langue, sur une forme plus en accord avec leur étymon : la séquence ain cède la place à ein, qui restitue le e du latin, présent dans chacun de ces mots. D’où veines, reins et peine.

Dans reins, le trigramme ein est une convention du français pour noter en fin de syllabe le phonème [»] ; dans veine et peine, la séquence ein ne constitue pas un trigramme : on la décompose en un digramme ei, qui note en français par convention le son [Ê] ouvert, et une consonne nasale intervocalique qui se prononce avec la voyelle suivante (ei-n). • Au plan phonétique

Deux cas se présentent. — Au XVIIe s., [»n] > [»] dans rains, refait en reins. Comme dans vilains, allègement

de nasalité avec disparition de la consonne nasale implosive et conservation du timbre nasal de la voyelle.

— Au XVIIe s., [»n] > [Ãn] dans vaines refait en veines et paine refait en peine. L’allègement de nasalité conduit cette fois à ce que la consonne nasale intervocalique subsiste ; la voyelle perd son caractère nasal et redevient orale.

3• Morphologie La question portait sur les noms masculins du passage, à l’exclusion des noms propres.

Une telle question n’était pas difficile, bien au contraire. En effet, la morphologie des noms masculins est étudiée, même si c’est de façon simplifiée, dès les premiers cours de langue médiévale ; elle est souvent approfondie en troisième année de Lettres, et toujours traitée lors des préparations aux concours de l’enseignement. Aussi le jury a-t-il été étonné par les erreurs, assez nombreuses, qu’il a pu rencontrer, en particulier dans le relevé (ou lacunaire, ou surabondant) des noms à deux bases. La partie diachronique, surtout, a donné lieu à des plans souvent confus, où la part de phonétique, mal maîtrisée et excessive, brouillait l’analyse au lieu de mettre en évidence l’évolution morphologique des paradigmes.

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a. Classement synchronique raisonné des occurrences du passage Introduction On rappellera tout d'abord qu'un nom « en texte » comporte un morphème lexical, le

plus souvent unique (c'est son « radical » ou sa « base ») auquel s'accroche un morphème grammatical.

Pour les noms masculins, les morphèmes grammaticaux dépendent de deux paramètres dans la langue médiévale écrite :

– l'un, syntaxique, correspond à la distinction entre la fonction sujet et la fonction complément, ce qui fournit une opposition entre un cas-sujet (CS) et un cas-régime (CR) ;

– l'autre, plus proprement morphologique, est fourni par une opposition de nombre entre singulier et pluriel.

Le croisement de ces paramètres donne une flexion bicasuelle sur le schéma suivant : – cas-sujet singulier (CSS) cas-sujet pluriel (CSP) – cas-régime singulier (CRS) cas-régime pluriel (CRP) Les oppositions entre les différents cas sont marquées par deux morphèmes

grammaticaux seulement : le morphème -s et le morphème zéro (ø), autrement dit le système fonctionne sur la présence ou l'absence du morphogramme -s.

Cependant, pour certains noms, l'existence de deux bases (un radical variable) prend une valeur morphologique dans la mesure où l'une des bases se trouve exclusivement associée au cas-sujet singulier.

Traditionnellement, c'est à partir de ce critère du nombre de bases que l'on établit le classement synchronique des noms masculins. On distingue donc deux grandes classes :

– les noms à une base – les noms à deux bases Mais cette répartition ne permet pas d'expliquer rationnellement toutes les formes des

noms masculins. Il faut encore tenir compte des deux points suivants, qui affinent le classement et permettent d'expliquer le fonctionnement de toutes les formes présentes dans le corpus :

- à l'intérieur de la première classe, on distingue un sous-groupe pour lequel le morphème -s n'est pas forcément présent au CSS.

- l'adjonction du morphème -s à la base peut produire une transformation de la base, ce que l'on appelle une variante combinatoire, qu'il ne faut pas considérer comme une base différente. Il existe diverses catégories de variantes combinatoires.

Le plan suivi est donc le suivant : I. Les noms à une base

1. avec -s désinentiel constant au CSS (étude des variantes combinatoires) 2. avec -s facultatif au CSS 3. avec base terminée par -s (noms invariables)

II. Les noms à deux bases. Remarques : il n'est pas utile d'indiquer la fonction du nom, à moins que l'on constate

un écart entre la forme exigée par la fonction et celle fournie par le texte. Par ailleurs, il n’est pas nécessaire de fournir un relevé complet des occurrences avant de commencer l’étude : ce sont les formes classées et commentées qui importent pour les examinateurs.

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Étude I. Le type à une base

1. avec -s désinentiel constant au cas-sujet singulier Ce type concerne la grande majorité des noms masculins. Il regroupe tous les noms dont

la base se termine par une consonne (sauf s'ils comptent deux bases), et presque tous les noms dont la base se termine par une voyelle, à l'exception de quelques noms se terminant par -e (cf. I. 2). Sa déclinaison se caractérise par la présence du morphème -s au CSS et au CRP, et du morphème zéro au CRS et au CSP:

Schéma de déclinaison Singulier: CS B + s CR B + ø Pluriel: CS B + ø CR B + s Relevé buef v. 695 corage v. 670 cuir v. 677 fil v. 684 musel v. 671, 681 piez v. 679

pingnes v. 693 rains v. 691 sanc v. 678, 681 tiniex v. 698 vilains, v. 669, 697, vilain v. 686

remarque: on attendrait la forme filz au CSS, comme on la trouve ailleurs dans le texte, mais ici le syntagme en fonction sujet n'est pas marqué (le fil).

Des altérations de la base peuvent se produire lors de la mise en contact du s désinentiel avec la consonne finale de la base. La graphie rend compte alors d'un phénomène phonétique. Les occurrences du corpus illustrent les cas suivants (on considère toutes les possibilités offertes par le relevé, qu'elles soient ou non actualisées dans l'extrait. Par exemple, pour le mot sanc, on évoquera la variante sans).

Effacement de la consonne finale avec le s désinentiel Cela se produit lorsque la base se termine par une consonne labio-dentale ou vélaire : buef / bues (cf. v. 1096) sanc / sans (cf. v. 726) Combinaison de la consonne finale avec le s désinentiel Ce phénomène concerne les bases terminées par une dentale, surtout par [t], réalisé ou

latent. La consonne finale de la base se combine avec le [s] pour donner un phonème unique, une consonne affriquée prononcée [ts] et graphiée z :

pié / piez . Ici, la dentale finale de la base (issue de l'étymon pede) s'est amuïe dans la prononciation aux cas non marqués. Au contact de [s], elle a formée une affriquée graphiée z.

fil / filz (forme présente dans Renart). Entre le [l] palatal de la base et le [s] de la désinence, s'est dégagé un élément dental. La combinaison est transcrite par le graphème z, d'où la forme filz. On trouve aussi une graphie fiuz (cf. Renart, v. 662) qui témoigne de la vocalisation du [l].

Vocalisation de [l] devant le s désinentiel La consonne latérale, après voyelle, a pu se vocaliser en [u] au contact du [s]. Cette

vocalisation se produit vers le XIe siècle et provoque la formation d'une diphtongue de coalescence, qui peut parfois évoluer en triphtongue.

tinel / tiniex = tinieus puisque le graphème -x est mis pour -us en fin de mot,

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musel / musiaus (cf. dans le texte au programme la forme musiau, v. 1274). Absence de variante combinatoire Pour les mots suivants, le -s s'ajoute simplement à la base : corage, cuir, pingne, rain,

vilain. Avec les explications que l'on vient de fournir, il est possible de décliner sans erreur tous

les noms relevés pour ce premier type. 2. avec -s désinentiel facultatif au cas-sujet singulier

Ce type concerne très peu de mots, mais ce sont des mots courants. Par analogie avec les noms du premier type, un -s est très souvent ajouté, ce qui est le cas pour les deux occurrences du corpus employées en fonction sujet :

freres v. 692 peres v. 689

3. à base invariable terminée par -s Ces noms échappent à la déclinaison car le morphème -s ne peut s'ajouter à la base. bois v. 685 fiens v. 690 ors v. 669, 687, 694, 701 vis v. 682

II. Le type à deux bases Ce type concerne des noms présentant une alternance de bases, une base courte, B1,

employée seulement en fonction sujet au singulier, et une base longue, B2. A la finale de B1 peut facultativement s'ajouter un -s, par analogie, à nouveau, avec le

type le plus courant. Le schéma de déclinaison est donc le suivant : Singulier: CS B 1 + ø (s) CR B 2 + ø Pluriel: CS B 2 + ø CR B 2 + s Seule occurrence du corpus : prestres (v. 688) en fonction sujet, qui comporte un -s

analogique. La base courte est donc prestre et la base longue est provoire (cf. Renart, v. 864 et v. 893) ou prevoire (v. 1069).

Le jury regrette d’avoir rencontré des couples erronés de bases, du type *vil-vilain ou, pire encore, *buef-bovain.

b. Étude diachronique du paradigme du buef Le nom buef a pour étymon bovem. Ce substantif latin était à l'origine un

imparisyllabique (bos, bovis), mais il a été refait en parisyllabique à la suite d'une forme de nominatif *bovis qui a supplanté bos.

Paradigmes en latin et en ancien français :

latin classique ancien français (XIIe) Nominatif singulier Accusatif singulier Nominatif pluriel Accusatif pluriel

*bovis bove boves boves

CSS CRS CSP CRP

bues buef buef bues

En français moderne, ne subsiste plus qu'une opposition de nombre, mais qui a la particularité de fonctionner non seulement à l'écrit (morphème ø / morphème -s) mais aussi à

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l'oral, fait rare pour les noms masculins (ouverture de la voyelle + prononciation de la consonne finale / fermeture de la voyelle + consonne finale non prononcée). Soit :

Singulier : boeuf [bYf] Pluriel : bœufs [bX] Il faudra justifier parfaitement cette particularité. I. Evolution du paradigme du latin à l'ancien français 1. Les désinences En latin tardif, la désinence du nominatif pluriel -es est refaite en -i, sur le modèle de la

deuxième déclinaison. Avec la chute des voyelles finales au VIIe siècle, on a donc des désinences qui

n'évoluent plus jusqu'au XIIIe siècle. A cette époque, le -s final cesse d'être prononcé. On a donc l'évolution suivante :

Latin classique VIIe-XIIe XIIIe Nominatif singulier Accusatif singulier Nominatif pluriel Accusatif pluriel

-is -e -i -es

-s -ø -ø -s

-ø -ø -ø -ø

2. La base Les formes bove et *bovi du latin tardif donnent phonétiquement [buef] vers les XIe-

XIIe siècle. Phénomène important, à cause de la présence du –s désinentiel, le f final de la base

s'amuït dans les formes issues de bovis et boves : [bues]. On obtient ainsi le paradigme donné plus haut pour la période médiévale, avec une

opposition entre deux formes graphiques : buef et bues et deux prononciations [buef] et [bues].

II. Evolution du paradigme de l'ancien français au français moderne Les phénomènes intéressants associent maintenant base et désinence : Dans la forme buef, le f final se maintient au XIIIe siècle, période d'affaiblissement des

consonnes finales (cf. aussi vif, nef...). Au XVIe siècle, la graphie du mot est refaite en bœuf au singulier et bœufs au pluriel. On oppose toujours, dans la prononciation, [bXf] et [bX] (les œ sont fermés). Vers le début du XVIIe siècle, la loi de position fait qu'en syllabe fermée, la voyelle

s'ouvre devant la consonne articulée. Dès lors, et jusqu'à nos jours, la prononciation du mot oppose [Y] ouvert dans bœuf à [X] fermé dans bœufs ; on retrouve la même opposition dans œuf / œufs.

conclusion Si l'on considère la base du mot, on voit qu'en terme de système, elle présentait en

ancien français une opposition de formes à la fois dans la graphie et dans la phonie, tandis qu'en français moderne, l'opposition est seulement phonique car la graphie a été retouchée par l'adjonction d'un f.

4• Syntaxe La question posée, qui ne pouvait être considérée comme marginale, en principe

étudiée dans les cours de grammaire tant moderne qu’ancienne, n’était pas insurmontable, et l’on pouvait supposer que tout candidat, même non excellent médiéviste, saurait tirer son épingle du jeu pour y avoir été déjà confronté au cours de ses études ; de surcroît, les formes

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du texte n’offraient guère de difficulté d’identification. Tel ne fut cependant pas le cas, et l’on a pu s’étonner, en de certaines copies, de voir la question traitée sous divers angles morphologiques sans pertinence ici. Étant donné le grand nombre d’occurrences, il convenait d’en fournir le relevé exhaustif ou de proposer un échantillon significatif de celles-ci, sans omettre les plus intéressantes ou les plus délicates d’entre elles. De façon générale, le jury fut surpris par la faible maîtrise technique – encore que ses attentes sur ce point fussent modestes - des outils descriptifs en ce domaine, qui conduisait assez souvent à un mélange hasardeux de critères de classement. Il est bien certain qu’un tel sujet offrait plusieurs prises, mais il convenait, autant que possible, de choisir un parti cohérent, en sachant que certains aspects seraient sacrifiés au profit d’une approche intégrale de la question.

Contrairement à ce que pourrait laisser supposer le nom que leur a donné la tradition grammaticale française, les 'temps' verbaux n'ont pas pour fonction exclusive de situer le procès dans une chronologie ; leur rôle est tout autant d’évoquer le déroulement interne du procès, et l’on parle alors de valeur aspectuelle. Pour cette raison, les grammairiens Damourette et Pichon proposèrent de remplacer le terme ambigu, ou trop restrictif, de temps par celui de tiroir verbal, qui n'induit rien d'autre qu'une taxinomie du système verbal. Le terme d'indicatif lui-même, désignant un mode, est sujet à caution. On l'oppose parfois (après G. Guillaume) aux modes quasi-nominal et subjonctif, en suggérant que ces trois modes se différencient par la manière (lat. modus) dont ils introduisent le procès, et plus particulièrement l'image-temps de celui-ci, en discours : le mode quasi-nominal de manière nue, sans le 'temps' ni la personne ; le subjonctif, sans le 'temps', avec la personne ; l'indicatif, avec l'un et l'autre. De ce fait, l'indicatif, mode le plus complet, poserait le procès comme actuel, le subjonctif comme virtuel (référé à une personne mais non encore envisagé factuellement dans le temps). Ce point de vue, dont la validité n’a pas lieu d’être contestée, requiert nombre de nuances. Une simple comparaison, par exemple, même limitée aux langues romanes, révèle que dans un groupe de langues très étroitement apparentées on ne fait pas — dans des conditions identiques — le même usage de l'indicatif et du subjonctif. L'ancien français et le français contemporains eux-mêmes se distinguent sur ce plan, par exemple en interrogative indirecte. Il convient donc de souligner que l'opposition actuel/virtuel n'est légitime qu'à la condition de ne pas poser, entre ces deux positions, de frontière étanche. En dernier ressort, c'est le psychisme des locuteurs, certes souvent fixé dans une langue donnée, qui, en fonction de ce qui est plus ou moins actuel ou virtuel, sollicite l'indicatif ou le subjonctif.

Constatons d'abord que la différence entre indicatif et subjonctif est avant tout morphologique, et que seule la forme nous permet d'effectuer notre relevé. C'est en particulier pour des raisons sémiologiques, plus que sémantiques ou syntaxiques, que l'on est aujourd'hui convenu de considérer le conditionnel, hybride de futur et d'imparfait, comme un 'tiroir' de l'indicatif, voire que certains linguistes considèrent l'impératif comme une forme de l'indicatif dévolue à une situation locutoire particulière. Nous n'oublierons pas néanmoins qu'il existe des formes ambiguës (par exemple en afr. les IP/SP 4 et 5), qui ne s'identifient, dans une langue dont on a la compétence ou dont on possède assez de variantes phrastiques, que par la commutation, c'est-à-dire par le remplacement des formes dans une situation syntagmatique donnée ; mais ce procédé est lui-même limité, en raison des fluctuations qui existent dans l'emploi respectif du subjonctif et de l'indicatif. La part de l'intuition et de l’expérience n’est donc pas négligeable.

Une fois relevées les 31 formes d’indicatif, il convient de les classer, en fonction de leur valeur temporelle et aspectuelle. Plusieurs théories sont disponibles sur le sujet, stimulantes pour l'esprit, mais aucune ne paraît à ce jour apte à rendre compte simplement — et surtout à la satisfaction de tous les spécialistes de cette question — de la totalité des cas. De surcroît, on est fondé, sur un aussi court extrait, à privilégier les effets de sens, parti qui offre l'avantage

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d'être abordable par tout un chacun, puisqu'il ne requiert qu'un peu de perspicacité, le sens de l'observation et un minimum de sensibilité littéraire. D'autre part, et ce n'est pas son moindre mérite, il permettra de faire ressortir clairement la spécificité de l'usage de l'ancien français par rapport à la langue contemporaine.

Une première distinction vient à l'esprit, qui oppose les emplois de l'indicatif en récit et en discours, mais cette distinction est ici sans pertinence car notre texte est (presque) entièrement narratif. Nous tenterons donc de décrire la grammaire du récit qui nous est ici proposé. L'un des classements qui s'offre à nous oppose les formes dénotant des procès de premier plan à celles qui dénotent des procès d'arrière-plan (opposition plus commode à manier que l'opposition aspectuelle entre formes à valeur sécante/non sécante, qu'elle ne recoupe qu'en partie et qui est problématique pour les présents ou les 'passés composés'.) Un récit conventionnel (ce qui est le cas ici), en effet, se construit généralement par des enchaînements de procès auxquels est momentanément dévolue une fonction proprement narrative, sur fond de procès auxquels est momentanément dévolue une fonction plutôt descriptive. C'est donc cette approche textuelle, non exclusive de telle ou telle autre, que nous choisissons ici. (Sur ce point, voir G. J. Barcelò et J. Bres, Les Temps de l’indicatif en français, Paris, 2006, p. 30 et p. 51).

I - LES PROCÈS NARRATIFS Un récit progresse, dans le temps, par une suite de procès qui évoquent autant

d'événements (au sens large) situés par rapport à un repère temporel. Les passés dits simples ou définis (appelés aussi prétérits ou parfaits) sont — par la vue non sécante, globale, qu'ils procurent du procès — particulièrement adaptés à cette progression, laquelle se fait comme une succession de points sur la ligne abstraite du temps ; mais tout récit s'accommode aussi, pour ce même emploi, du présent (historique, narratif). On notera d'emblée que l'ancien français présente la particularité de pouvoir associer, dans une même phrase, le passé (simple, défini) et le présent, attestant ainsi leur interchangeabilité, au moins apparente.

A - Cas simples 1 - Formes dénotant des procès de premier plan a - Au passé défini (simple) À propos de ce tiroir se pose une question de terminologie ; en français moderne, en effet,

on oppose le passé simple au passé composé, car ce dernier tiroir est, le plus souvent, sinon toujours, un passé. En ancien français, cette opposition est moins opérante, voire ne l’est pas du tout, le 'passé composé' ayant parfois la valeur d'un présent accompli (où le participe passé est moins verbal qu'adjectival). Nous parlerons donc ici de passé défini, ce terme même étant discutable mais ayant l’avantage de souligner que ce tiroir représente ordinairement les limites (lat. fines) initiales et finales du procès. Nous ne relevons qu'une occurrence de passé défini pour l’expression du premier plan narratif dans notre texte, en rapport on ne peut plus régulier avec un imparfait (v. 690) :

v. 691 feri b - Au présent (simple) Le 'présent' — terme particulièrement inapproprié ici si l'on songe qu'il alterne avec le

passé qui lui donne sa valeur temporelle — est un tiroir verbal dont G. Guillaume a démontré la composition chronotypique complexe. Loin de toujours coïncider avec le présent de l'énonciation (laisse-moi tranquille : je mange), il s'emploie pour référer à des événements passés, comme on va le voir, ou futurs (demain, je viens). La suggestion de G. J. Barceló et J. Bres de traiter le présent de l’indicatif comme neutre, du point de vue de l’instruction temporelle, en fr. mod., paraît entièrement justifiée (op. cit., p. 123). Dans son emploi le plus restreint, ce tiroir réfère à l'instant précis où le futur se convertit en passé et traduit ainsi

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l'incessant déplacement du curseur marquant le temps de l'énonciation. C'est cette propriété qui lui permet d'évoquer exclusivement le passé ou le futur, par ablation quasi complète de sa portion de futur ou de passé. Ce qui lui donne ici sa valeur de 'passé', c'est sa relation d'équivalence avec le passé défini qui, lui, est totalement inapte à référer au présent de l'énonciation.

Dans le rôle de 'présent' employé comme tiroir du passé narratif, on relève : v. 669 ot (oïr) v. 670 fremist, panse v. 674 restraint, sache, resache v. 676 estant, ronpent v. 677 fant, quasse v. 678 laise v. 694 ataint v. 699 s'en eschape

Ces formes verbales au présent égrènent, tout comme le ferait le passé défini, une succession d'actions qui font avancer le récit ; la question qui se pose est celle-ci : étant donné la composition du présent, non représentable par un point, non 'défini' par essence, ces formes donnent-elles une vision sécante du procès ? Leur valeur d'emploi est certes identique à celle du passé défini, puisque toutes pourraient être traduites ou remplacées par ce tiroir, mais l'image interne qu'elles livrent du procès n'est pas exactement similaire, puisqu'elles montrent celui-ci en écoulement. Reste aussi à s'interroger sur la valeur stylistique de cet emploi, qui, en première approche, peut être considéré comme une façon de rendre plus 'vivant' (parce qu'accolé au présent du lecteur) le récit.

Notons qu'au v. 699 l'occurrence apparaît probablement dans une consécutive sans subordonnant introducteur.

c - Au présent accompli ou passé composé Comme nous l'avons dit, les formes composées correspondent encore fréquemment, en

afr., à des formes simples accomplies. Structuralement, à date ancienne, on peut poser les équivalences suivantes :

Présent – présent accompli (puis passé composé) Imparfait – impft acc. (puis PQP) Passé défini – passé déf. acc. (puis PA) Futur - futur acc. (puis FA) En raison de l’évolution du système, il est difficile de trancher dans certains cas. Ce que

l'on peut dire pour les deux formes du texte c'est que (1) ces formes composées, comme les présents simples précédemment, commuteraient aisément avec du passé défini, ce qui conduirait à y voir des formes très proches de notre passé composé, mais que, apparaissant au milieu de présents simples (à valeur de passé), (2) elle ont bien une valeur de présent accompli (au v. 696, l’intercalation du complément entre « a » et « torte » accrédite cette suggestion) :

v. 675 a sachié v. 696 a […] torte

2 - Formes dénotant des procès d'arrière-plan C'est ordinairement à l'imparfait, à cause de sa valeur sécante (il montre le procès vu en

coupe), qu'est dévolu le rôle de dresser l'arrière-plan, concret ou abstrait, des événements. Mais, comme on va le voir, le présent est tout autant disponible pour ce rôle et, plus étrange au regard de nos habitudes en français moderne, le passé défini. Précisons que l'opposition entre procès de premier plan et d'arrière-plan n'a de sens que dans une situation provisoire donnée : un procès d'arrière-plan n'est pas nécessairement qu'un 'décor' et peut fort bien

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participer pleinement de la narration (par ex. revenoit, au v. 690) ; simplement, il se trouve momentanément utilisé pour constituer l'arrière-plan sur lequel d'autres actions, plus importantes à tel moment, vont se dérouler.

a - À l'imparfait L'imparfait est, classiquement (entre autres usages), le tiroir du procès d'arrière-plan ; il est

donc remarquable de n'en trouver ici, dans cet emploi, qu'une seule occurrence : v. 690 revenoit

Elle n'offre aucune difficulté : feri (v. 690) prend effet sur le fond de procès revenoit, qui a débuté avant et se poursuivra après le procès de premier plan.

b - Au présent (simple) Le présent de l'indicatif est lui aussi utilisable avec cette valeur descriptive, propriété qu'il

doit à son spectre étendu, qui l'habilite à traduire des procès sécants ; chacune de ces formes commute avec l'imparfait sans difficulté et paraît bien être une forme d’arrière-plan, même si 697 et 698 commuteraient peut-être également avec du passé défini de premier-plan :

v. 695 porte v. 697 (i) a (tant) v. 698 vont batant

La périphrase aspectuelle 'progressive' (aller + gérondif) du v. 698, où le verbe aller n'est plus qu'un auxiliaire désémantisé (c'est évident ici où les frappeurs ne se meuvent pas), n'ajoute rien à la forme simple batent, apte par elle-même, comme l'imparfait et la forme en -ant, à signifier l'aspect continu du procès. Sa présence est ici liée à la rime ou à l'intention de souligner par une forme longue la durée et l’intensité de l'action.

v. 693 fait Ce présent commute avec un imparfait. Il est 'descriptif', en ce sens qu'il permet d'identifier

un personnage par une activité à laquelle il s'est livré, se livre et se livrera après son geste (ataint au v. 694), mais il ne fournit pas à proprement parler d'arrière-plan du récit ; tout au moins, le personnage n'est-il pas en train de fabriquer des peignes et des lanternes au moment où il atteint l'ours. Nous avons ici une simple caractérisation et la relative pourrait sans dommage être remplacée par un SN : 'le fabricant de peignes et de lanternes'.

c - Au passé défini La particularité la plus remarquable de l'emploi du passé défini en afr. est sans nul doute

son aptitude à référer à des procès d'arrière-plan : aux v. 681, 682, 689, l'ours est décrit (ces procès sont amenés par le verbe vit au v. 680). Sans proposer ici une analyse approfondie de ce phénomène, peut-être « simple marque de discours poétique ou du moins littéraire » dès les premiers textes français (v. H. Bonnard et C. Régnier, Petite grammaire de l’ancien français, Paris, 1989, pp. 132-133), que connaît aussi le latin, on notera que cet emploi du passé donne une vision non sécante de procès imperfectifs (ou atéliques), qu'il traite comme des événements insérés dans une chaîne narrative, ce qu'ils sont d'ailleurs d'un certain point de vue. Notons aussi que cet emploi est peut-être aussi lié parfois à un impératif syllabique (ot/avoit) :

v. 673 vint v. 681 ot v. 682 ot v. 689 fu La forme vint est sur un plan légèrement différent mais elle dénote bien un procès

d'arrière-plan, car il est clair que Lainfroit est bien 'en train de venir' et que c'est pendant qu'il vient qu'auront lieu et que doivent avoir pris fin les procès énoncés aux vers suivants. Ce

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procès est similaire au revenoit du v. 690 ; le passé défini est peut-être employé pour des raisons syllabiques (vint/venoit).

B - Cas ambigus Les présents suivants sont plus délicats ; le premier, qui fait suite aux efforts de l'ours pour

se dégager et à la description de son état au terme de ses efforts, me paraît inscrire une nouvelle étape narrative : "le fils de l'ourse s'enfuit" ; en revanche, les suivants me paraissent plutôt fournir le nouvel arrière-plan de ce qui va suivre au v. 691 : "L'ours fuyait à travers le bois et les paysans le poursuivaient. L'animal se dirigeait vers un rocher...", car c'est pendant sa fuite qu'il sera frappé. Mais on ne saurait être catégorique :

v. 684 fuiant s'an va v. 685 s'an va fuiant v. 686 [s'an va] huiant v. 687 s'an va

II - PROCÈS EXTRANARRATIFS Deux cas échappent plus ou moins nettement à l'opposition définie plus haut.

v. 680 vit Le procès que porte ce passé défini ne participe en aucune manière à la narration.

L'imparfait serait ici impossible, mais le présent également. En revanche, le plus-que-parfait ou le présent/passé composé seraient possibles : 'nul n'avait jamais vu d'animal aussi laid : il avait le museau couvert de sang' ou 'nul n'a jamais vu d'animal aussi laid : il a le museau....'. Mais vit n'est pas un accompli par rapport aux procès qui suivent ; cette proposition vise en effet un autre univers que celui du texte et non les personnages de la narration (elle serait du reste fausse pour li prestres et pour li freres Chievres de Rains qui auront affaire à l'ours). Énoncée par le narrateur à l’attention du narrataire-lecteur, cette forme est à mon sens un 'aoriste', c'est-à-dire une forme dont la valeur temporelle est indéterminée et dont le contenu se vérifie à n'importe quel moment de son énonciation.

v. 671 vient Cette forme apparaît en subordination, dans une complétive sans subordonnant dépendante

de panse (v. 3) ; si l'on convertit au passé, cela donne : "il pensa [...] qu'il valait mieux pour lui perdre son museau plutôt que..." ; ce procès n'est pas narratif à proprement parler ; certes, il pose ce qui sera le résultat ("le musel perdre") des actions qui suivent (vv. 674-679), mais il s'agit surtout d'une forme de discours (mental) indirect.

On conclura en soulignant la rareté des tiroirs verbaux qui, en fr. moderne, peuvent être considérés comme prototypiques d'un récit au passé : le passé défini pour dénoter un procès de premier plan (1 sur 31) et celle de l'imparfait pour dénoter un procès d'arrière-plan (1 sur 31). C'est le présent (simple) qui assume, à lui seul, la plupart du temps cet emploi (13 sur 31 pour le premier plan, 4 pour l'arrière-plan), fait qui est peut-être à mettre en rapport avec les performances orales auxquelles devaient donner lieu de tels textes (l'histoire renardienne se raconte comme 'en direct'). La principale curiosité est néanmoins que le passé défini s'emploie dans un rôle dévolu en fr. contemporain à l'imparfait, pour dénoter des procès non événementiels et nettement descriptifs (4 sur 31). C'est sur ce point que le fr. contemporain se sépare le plus nettement de son lointain ancêtre.

5• Vocabulaire Les questions portaient sur les mots corage et vis. Le jury attend du candidat qu’il

donne l’étymon des termes à étudier, leurs sens en ancien français et tout particulièrement

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dans le passage et dans le texte au programme, l’évolution du sens jusqu’en français moderne, les paradigmes morphologique et sémantique auxquels ils s’intègrent.

L’étude proposée ci-dessous est complète et se situe au-delà des attentes du jury qui ne saurait exiger un développement aussi détaillé.

CORAGE (vers 670) Substantif masculin, au CR dans le texte et présent dans l’expression panser en son

corage. L’histoire sémantique de corage est indissociable de celle de cuer, le substantif corage n’acquérant son indépendance qu’assez tardivement.

I. Étymologie On suppose que l’origine de corage est le bas latin *coraticum, formé de cor, cordis,

qui traduisait le grec kardia, « entrée de l’estomac » et du suffixe à valeur collective aticum. Cor est extrêmement polysémique en latin, caractéristique qu’il gardera tout au long de son histoire.

1. Le premier sens de cor est « viscère », dont dérivent les deux suivants, le cor pouvant être plus spécifiquement « l’organe de la circulation sanguine » ou encore « l’estomac ».

2. À partir de la représentation qu’avaient de ce viscère les anatomistes grecs, le cor en vient à désigner « le siège des sentiments (et notamment de l’amour et de la bonté), de la vie intérieure, des puissances affectives, de la sensibilité, de l’intelligence, du bon sens, du courage, de la volonté, de la conscience morale, de l’intuition, des pensées, de la mémoire…»

* Coraticum désigne ainsi « l’ensemble des sentiments et des pensées supposés contenus dans le cœur », sens étymologique que le mot corage gardera jusqu’à l’époque classique.

II. Étude synchronique en ancien français Il convient tout d’abord de noter que corage, dont la connotation est toujours positive,

est synonyme de cuer (qui garde toutes les acceptions qu’il avait en latin) dans tous ses emplois figurés jusqu’au XVIIe siècle. Afin d’ordonner les sens de ce lexème, on peut partir de l’idée d’une tension (sens 1) qui se développe (sens 2 et 3).

1. a. « Siège de la vie intérieure, des sentiments, des pensées » : en mon corage, « en moi-même ».

b. Par métonymie, et comme en latin, corage est apte à fonctionner comme un hyperonyme pour toute disposition intérieure, quelle soit intellectuelle ou affective. Il désigne alors « l’ensemble de ce que l’on a dans le cœur », autrement dit « les sentiments eux-mêmes, les pensées »: avoir bon corage, « être généreux », dire son corage, « avouer ses sentiments », venir a corage, « venir à l’esprit »…

2. Le cor étant aussi le siège de la volonté et les pensées pouvant être prospectives, le corage désigne « l’intention », « le désir », « l’envie », « la volonté », sens qui se retrouvent dans les dérivés encoragier et descoragier : avoir corage, « avoir envie de », mettre en corage, « inspirer le désir de ».

3. a. « Tension du côté de l’énergie et de l’ardeur qui peut se traduire par une force d’âme » (dans toutes sortes de domaines).

b. Par restriction du sens précédent, « tension du côté de l’énergie et de l’ardeur qui peut se traduire par une force d’âme, mais ici spécifiquement devant le danger », d’où « fermeté devant le danger », « bravoure ».

III. Paradigme morphologique Nous commencerons par quelques dérivés par suffixation : l’adjectif corageus (XIIe

siècle), « désireux, plein de désirs », « qui a du courage », l’adverbe corageusement (XIIIe siècle), « avec courage », un autre substantif corageuseté, « le courage », mot d’emploi et de

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sens plus restreints que corage dont il dérive et le verbe coragier, « animer, exciter, encourager ».

Signalons enfin deux verbes formés à l’aide des préfixes en et des, encoragier (XIIe siècle), « avoir à cœur », mais aussi « inciter à faire quelque chose, donner de l’envie », « donner de l’énergie, de la force d’âme », « rendre vaillant » et descoragier (XIIe siècle), « enlever à quelqu’un sa force d’âme », « rendre quelqu’un sans énergie ou bien sans désir, sans envie », «faire perdre courage » (à noter que descoragement s’applique à l’état d’une personne découragée et, qu’en moyen français, le terme prend le sens accessoire de « nausée, répugnance qu’on éprouve à la vue d’un mets dégoûtant », alors qu’encoragement (XIIIe siècle) désigne « la colère de la personne remplie de courage », valeur qui disparaît lorsque, au XVIe siècle, le mot, qui devient substantif d’action d’encourager, prend le sens d’ « action d’encourager ».

L’étude du paradigme morphologique montre que, dès l’ancien français, les dérivés actualisent essentiellement les significations 2 et 3 du lexème corage, tendance qui sera d’ailleurs confirmée en français moderne.

IV. Paradigme sémantique Dans le champ lexical du désir, on peut signaler apetit, desir, volonté, porpens et, bien

sûr, talent (de bon talent, « de bon cœur », avoir en talent, « désirer », faire son talent, « agir à son gré»), ce dernier mot entrant aussi en concurrence avec corage lorsque celui-ci a le sens de « disposition d’esprit, du cœur ».

Pour ce qui est du sens restreint de « courage », la langue dispose des lexèmes proece qui renvoie à « l’exploit courageux », confort qui désigne « l’encouragement » aussi bien que le « courage », vaillance, « action de valeur, exploit », vaillandie, « vaillance », d’un emploi plus rare que le précédent, vasselage, « acte de bravoure » et surtout vertu, « courage, force physique ou morale ». On signalera enfin l’antonyme coardie.

V. Sens dans le texte Au vers 670, Brun panse en son corage, tour fréquent en ancien français (on trouve

aussi doter ou bien encore prisier en son corage) et dans lequel le lexème corage, renvoyant à l’intériorité du sujet (tout comme le verbe panser qu’il vient en quelque sorte redoubler ici), désigne « le siège de la vie intérieure ».

VI. Evolution ultérieure jusqu’en français moderne C’est dans le courant du XVIIe siècle que courage et cœur se dissocient, courage, qui

connaît une restriction de sens, servant alors essentiellement à désigner : 1. « la fermeté et l’audace dans le danger et l’adversité », « l’énergie morale, la force

d’âme qui permet de résister aux épreuves, d’affronter le danger ou la souffrance » (voir notamment l’expression, apparue au XIXe siècle, prendre son courage à deux mains, « faire effort sur soi-même pour accomplir un acte pénible, devant lequel on a hésité longtemps »), cette force d’âme, cette énergie déployée pouvant aller jusqu’à désigner une « dureté de cœur » (cf. ne pas avoir le courage de) ;

2. « l’énergie, l’ardeur appliquée à une tâche » ; 3. à noter l’apparition, depuis le XVIe siècle, de l’interjection d’encouragement

courage ! Quant à l’adjectif courageux, il jouit toujours d’une grande vitalité, sans doute parce

que, comme le substantif courage, il a un sens plus général que certains de ses synonymes (brave, hardi, vaillant, valeureux) et peut être utilisé pour dénoter la force d’âme, quel qu’en soit le degré et quelles que soient les circonstances où elle s’exerce.

Nous citerons, attestant eux aussi de la vitalité de ce paradigme morphologique, les lexèmes courageusement, et surtout les préfixés verbaux décourager, encourager, (« enlever la force d’âme à quelqu’un » / « donner de la force d’âme ») qui portent encore témoignage

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des valeurs originelles de courage et leurs dérivés découragement, décourageant, encouragement, encourageant…

Le mot cœur a, contrairement à courage, conservé la plupart de ses acceptions médiévales, certaines d’entre elles n’étant cependant plus guère attestées que dans des locutions : avoir mal au cœur, dire tout ce que l’on a sur le cœur… (sens que l’on retrouve également dans les dérivés écoeurer, écoeurement…), mettre du cœur à l’ouvrage, avoir à cœur de, à contre-cœur, de gaieté de cœur, par cœur, aimer de tout son cœur, donner son cœur, cœur d’artichaut, de tout cœur, avoir le cœur léger (lourd, gros…),un bourreau des cœurs, joli cœur, etc.

VIS (vers 682) Substantif masculin au CR dans le texte. De l’ancien français au français moderne, ce

mot a subi une restriction d’emploi et même une éviction puisqu’il a été supplanté par certains des lexèmes appartenant à son paradigme sémantique et par son dérivé visage.

I. Étymologie Vis est issu du latin visus, dérivé de visum, supin de videre, « voir ». Le latin visus

désigne d’abord « l’action ou la faculté de voir, le sens de la vue, la vue », puis, le trait sémantique de la vue passant au domaine concret, « ce qui est vu », d’où « l’aspect, l’apparence » ;enfin, en latin populaire et par spécialisation de sens, « la partie antérieure de la tête », c’est-à-dire « le visage », sans doute parce que cette partie anatomique est celle qui est vue et regardée, celle que l’on remarque en premier (à noter que, pour désigner le visage, c’est le lexème vultus qui a la prédilection du latin).

II. Étude synchronique en ancien français Vis (attesté pour la première fois au XIe siècle) est très employé en ancien français. Il

hérite du latin l’essentiel de ses sens : 1. Dès les premiers textes, il désigne la « partie antérieure de la tête de l’homme », le

« visage », la « face », mais aussi « tout ce qui peut être perçu et lu sur un visage ». Il apparaît souvent dans les textes en vers, notamment dans les épopées où il figure dans des formules stéréotypées comme au vis clair (pour les femmes) ou bien encore au vis fier (pour les hommes).

a. A noter sa présence dans des expressions où il prend un sens figuré comme dans tourner le vis, « réponde d’une façon indirecte, par faux-fuyant ».

b. On le trouve également dans la locution vis a vis (attestée à partir du XIIIe siècle), littéralement « visage à visage », modelée sur l’expression face a face, plus courante.

2. « Sens de la vue, faculté de voir ». 3. À partir du trait sémantique de l’apparence et après transfert dans le domaine

intellectuel, « opinion » puis avec ajout du trait sémantique de la parole, « avis » : ce sens est dérivé de l’expression latine mihi est visum, « il me semble », qui, en ancien français donne ço / ce m’est vis, tour très rapidement concurrencé par ce m’est a vis (début XIIe siècle), dans lequel vis est d’abord pris pour un substantif précédé de la préposition a avant que avis soit, à son tour, pris pour un substantif signifiant « opinion », d’où la locution à mon avis.

III. Paradigme morphologique - Le dérivé visage (apparu lui aussi au XIe siècle), qui remplace peu à peu vis et qui

devient dominant au XVIe siècle, actualise plusieurs significations de vis. Comme vis, visage désigne d’abord « la face de l’homme », mais aussi « l’air, la mine », « l’apparence », ce dernier trait sémantique étant très développé. On le trouve employé dans de très nombreuses expressions, pour la plupart figurées : faire un visage de bois, « faire une mine peu accueillante », a grant visage, « ostensiblement, fièrement », faux visage ou fol visage, « masque porté afin de protéger sa figure couverte de fard », montrer visage puis tenir visage,

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« faire face, tenir tête, résister ». Puis, par extension, le mot en vient à ne plus seulement désigner « la partie antérieure de la tête », mais la « partie antérieure d’une chose », « la face d’un objet » et il se dote alors de sens annexes et spécialisés : « portrait », « façade d’une maison ou d’un monument », « facette d’une pierre précieuse »…

-Signalons encore la visiere (appelée aussi visagiere), lexème dans lequel le sème « vue » est prédominant et qui désigne la « pièce du casque qui se hausse et se baisse et au travers de laquelle l’homme d’armes voit et respire ». Par la suite, visiere a pris toutes sortes de sens dérivés et techniques : « échauguette » (XVIe siècle), « pièce de fer percée d’un trou dans une arbalète à travers lequel on vise » (XVIIe siècle) et même « vue » en moyen français, notamment dans les expressions avoir la visiere nette, trouble ou prendre sa visiere, « s’efforcer de voir ». À noter qu’est visuré, celui « qui a le visage couvert d’une visière ».

NB : nous n’avons donné ici que les mots dont l’existence est attesté dès l’ancien français, ce qui explique l’absence de dévisager (XVIe siècle), formé du préfixe négatif dé, littéralement « déchirer le visage, défigurer » (à ne pas confondre avec dévisager, autre composé de visage, mais formé avec dé préfixe intensif, d’apparition plus tardive (XIXe siècle) et signifiant « regarder en plein visage, comme pour reconnaître quelqu’un », « regarder avec insistance ») et de envisager (XVIe siècle), d’abord « regarder quelqu’un au visage », sens par la suite assumé par dévisager, puis « regarder en esprit », « prendre en considération quelque chose », « avoir en vue un événement qui doit se produire ».

IV. Paradigme sémantique Comme en latin, le substantif vis appartient à un champ lexical très riche. Il entre de ce

fait en concurrence avec de nombreux autres mots dont nous ne donnons ici que les plus représentatifs :

- chiere (du bas latin *caram, « visage », du grec kara, « tête ») qui désigne « le visage » ainsi que « l’expression du visage, l’air, la mine », d’où, par extension, le sens d’ « accueil », puis, plus particulièrement « l’accueil fait à table », « la manière de traiter les convives », d’où, par une nouvelle extension, le sens de « repas », évolution sémantique que l’on peut suivre dans celle de l’expression bien connue faire bonne chiere.

- face (du bas latin *faciam), terme qui signifie d’abord « visage » (on le trouve souvent employé pour le visage de Dieu), puis qui s’applique à « la physionomie et à l’aspect de la personne, à son apparence » et qui, par métonymie, peut aussi désigner « l’ensemble de la personne ».

- façon : ce mot, rare en ancien français, disparaît en moyen français. On le trouve surtout dans les chansons de geste où il est utilisé comme un doublet du précédent.

- viaire : ce substantif, d’origine incertaine, signifie lui aussi « visage ». Rare en ancien français, il disparaît au XVe siècle. À noter qu’il concurrence également vis dans le sens de « avis, manière de voir, opinion » (cf. la locution estre viaire) et visage au sens de « façade ».

-vout (du latin vultum, « visage »), terme rare dès le XIIIe siècle et qui n’est plus usité en moyen français. C’est au XIIIe siècle qu’il prend le sens de « représentation figurée » (le sens d’ « image » date quant à lui du XIIe siècle) et en particulier le sens de « figure de cire servant à l’envoûtement », d’où, ses dérivés envoûter, envoûtement, toujours présents en français moderne (ainsi d’ailleurs que l’adjectif envoûtant, d’apparition beaucoup plus tardive).

V. Sens dans le texte Le sens contextuel de vis ne présente ici aucune difficulté puisqu’il désigne le

« visage » de l’ours. Si le terme teste (vers 677, 679), qui entre lui aussi dans le champ notionnel désignant la partie supérieure du corps (humain ou animal) joue sur la double nature de Brun, à la fois homme et bête, en revanche le lexème vis le rapproche de l’humain (inutile de revenir sur l’anthropomorphisation à l’œuvre dans le texte). Mais l’assimilation est de

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courte durée, le musel sanguinolent (vers 681) ou les expressions laide beste (vers 680) ou fil a l’orse (vers 684) rappelant bien vite qu’il s’agit d’un animal.

VI. Évolution ultérieure L’histoire ultérieure de vis est celle d’une disparition, le terme, qui ne se conserve en

français que jusqu’au XVIIe siècle, étant évincé par son dérivé visage (terme qui connaît cependant un certain vieillissement, comme en témoigne la disparition de la plupart des expressions figurées dans lesquelles il était employé), mais aussi et surtout par certains des mots entrant dans son champ sémantique comme figure (pourtant rare en ancien français où il a d’abord signifié « forme extérieure », puis, par métonymie, « personne », avant de s’employer, dans le courant du XVIe siècle et par spécialisation de son premier sens, pour désigner « la forme de la face humaine » ; on dira plus volontiers se laver la figure, pourtant plus familier, que se laver le visage), face (qui s’emploie surtout dans des locutions comme se voiler la face, faire face, à la face de, en face de, dans des expressions familières comme face de rat ou régionalement) ou bien encore tête qui, par métonymie, désigne le visage quant à ses expressions (avoir une drôle de tête, faire une drôle de tête). Signalons enfin mine et minois, le premier renvoyant à « l’ensemble des traits du visage, reflétant l’état général du corps, l’humeur, les sentiments », le second n’étant plus guère utilisé de nos jours que pour désigner le visage d’un enfant ou d’une jeune femme.

Le terme vis n’est plus représenté que dans le tour vis-à-vis, qui a d’abord pris les sens de « à l’égard de quelque chose » (XVIe siècle) et de « envers quelqu’un » (XVIIIe siècle), avant de signifier « face à face » ; la locution prép. vis-à-vis de, « en face de », « à l’égard de » est encore bien vivante. Quant au substantif vis-à-vis, ses acceptions sont multiples, puisqu’il peut désigner aussi bien « le fait, pour des personnes ou des choses, d’être situées en face l’une de l’autre », que « la personne qui se trouve en face d’une autre » ou bien encore et dans un emploi spécialisé, « un petit siège disposé de façon que les deux personnes qui y ont pris place se trouvent côte à côte assises en sens inverse ».

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Etude grammaticale d’un texte postérieur à 1500

1- Lexicologie

a- Étude des mots suffixés dans le premier quatrain Définitions On rappelle que la perspective de l’étude est synchronique. On considérera donc comme suffixés les

mots du quatrain qui sont relativement motivés, c'est-à-dire qui ont un radical que l’on peut rattacher à

une base existant à l’état libre dans la langue. Ici, on considérera la langue du texte, à savoir : mi-

XVIe.

Définition de la dérivation

Les mots dérivés que nous étudions ici appartiennent à un type de formation appelée dérivation

progressive. Ce sont des mots construits à partir d’un radical, lié à un affixe (préfixe qui se soude à

gauche du radical, ou suffixe, qui se soude à sa droite). La base à laquelle correspond le radical existe

à l’état libre dans la langue (« morphème libre »), alors que l’affixe est toujours un morphème lié ( [-

ment] n’existe pas tout seul dans la langue)

Les radicaux Radical et base peuvent être isomorphes : c’est le cas de « doulce », radical et base de « doulcement »,

mais pas des autres dérivés suffixés du quatrain. Les radicaux de, « voyageur » et « ombrage » sont

des radicaux liés. [voyag-] et [ombr-] sont des allomorphes de leurs bases respectives, mais la

variation est légère : suppression du [e] final atone devant la voyelle qui commence le suffixe

(«ombre ») et de la désinence verbale (« voyager »).

Définition du suffixe

Deux caractéristiques le distinguent du préfixe : sa place à droite et le fait que le suffixe puisse être

transcatégoriel, c'est-à-dire qu’il puisse changer la catégorie grammaticale du mot auquel il s’adjoint

alors que le préfixe laisse presque toujours cette catégorie inchangée. Dans notre corpus, deux suffixes

induisent un transfert catégoriel : [-eur] et [-ment]. Pour « ombrage », on n'a pas de changement

grammatical.

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Corpus : « doulcement », v. 3 ; « voyageur », v. 4 : « ombrage », v. 4. + cas problématique de

« arbrisseau », v. 3.

Suffixation sans transfert catégoriel

� Le suffixe [–isseau]^

On identifie une base « arbre », et un suffixe diminutif non transcatégoriel [-isseau] (voir : voir

« vermisseau» ; « ruisseau »], cependant, ce suffixe [-isseau], à valeur diminutive dans tous nos

exemples, n’est pas attesté dans les dictionnaires puisque tous ces termes sont empruntés directement

au latin et que le suffixe [-iscellus] n’a pas donné de suffixe français ayant à son tour engendré de série

flexionnelle. Pas d’autres mots en « isseau » attestés.

Le suffixe perçu est néanmoins à rapprocher du suffixe diminutif [-eau], issu de [-ellus]

(« éléphanteau », « souriceau »)

[Il semble que deux analyses puissent être admises : celle ci-dessus, et une autre où le mot serait

analysé comme un mot simple, hérité du latin, vu le peu de fécondité du suffixe [-isseau], non relevé

dans les ouvrages spécialisés comme suffixe français. Historiquement, « arbrisseau » vient de

« arbrissel », lui-même issu d’une forme latine, « arboriscellus » qui est une réfection sur « arbor » de

« arbuscellus », lui-même issu par changement de suffixe du latin classique « arbuscula »]

• Le suffixe [-age]

Base nominale : « ombre », nom féminin.

Origine : issu d’un suffixe latin adjectival [-ticus], devenu [-aticus] à cause des nombreux radicaux en

« a » auxquels il était accolé. Au XVIe siècle il formait encore des adjectifs (« ombrage » comme

adjectif est d’ailleurs attesté : « endroit ombrage »).

Valeur : il permet de former des substantifs exprimant une action, à partir d’une base verbale

(« laver »=> « lavage »), ou des substantifs à valeur collective, à partir d’une base nominale. Il peut

aussi former des substantifs désignant un état, une condition, quand la base est un nom désignant une

personne (« esclave »=> « esclavage »). Il est très productif pour former des substantifs à valeur

collective, comme celui de notre corpus. Ss signification est assez lâche : « ensemble des caractères

relatifs à la base, ou collection des choses qui en font partie » (Dauzat, 1940, cité par le TLF).

Productivité : la formation de substantifs en [-age] à valeur collective est très forte en AF. Feuillage,

cordage, grillage, vitrage.

Sens de « ombrage » : non pas « ensemble d’ombres » mais « ensemble de branches et de feuilles qui

donnent de l’ombre ». Le sens du dérivé est lui-même dérivé par rapport au sens de la base (sens

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métonymique), à la différence de « feuille » => « feuillage » où ce dernier désigne bien un ensemble

de feuilles.

Suffixation avec transfert catégoriel

• Le suffixe [-eur]

Base verbale : « voyager »

Origine : [-eur] vient du suffixe latin [-or] des noms d’agents. Avec l’amuïssement de la consonne

finale, [-eux] s’est fréquemment substitué à [-eur], d’où le féminin « voyageuse » et non

*« voyageresse » (comparer : « enchanteur », « enchanteresse »).

Valeur : Forme des noms d’agents sur une base verbale la plupart du temps. Forme des noms de

personnes, le plus souvent, mais parfois des noms d’inanimés (« amortisseur » ; « ralentisseur »).

Le substantif formé désigne la personne qui exerce le métier, la fonction, l’activité, exprimés par le

verbe. « Voyageur » => « personne qui voyage ».

Productivité : suffixe très fécond. Exemples de la série flexionnelle : balayeur ; professeur ; déserteur ;

farceur.

• Le suffixe [-ment]

Base adjectivale : « doulce »

Origine : issu de l’ablatif latin « mente », de « mens », « esprit, disposition d’esprit ». Il a fini par être

senti comme un suffixe, l’ensemble « adjectif + mente » signifiant alors la « manière d’être ».

Valeur : s’ajoute à la forme féminine de l’adjectif pour former des adverbes de manière (le plus

souvent), mais aussi de quantité, d’intensité, ou des adverbes portant un jugement sur l’énoncé ou

l’énonciation (finalement, justement…). Ici, « doulcement » a les différentes valeurs de l'adjectif, mais

surtout celle qui concerne l'intensité sonore

Productivité : suffixe extrêmement fécond. C’est le seul suffixe productif pour les adverbes en français moderne, l’ancien suffixe [-ons] ayant pratiquement disparu. b- Étude de « canicule » Canicule est emprunté fin XV° au latin canicula, diminutif de canis « chien » (canin). Le mot latin

signifiant littéralement "petite chienne" est à l’origine de notre canicule « période de forte chaleur ».

Pour comprendre cette dérive sémantique, il faut se placer dans un contexte astrologique : le mot est

employé depuis Varron comme terme d'astrologie désignant Sirius, l'étoile principale de la

Page 109: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

constellation du grand Chien, d'après le grec kunos "chien" (cynique). Sirius est l’étoile la plus

brillante du ciel, bien visible en hiver dans les régions méditerranéennes, les Anciens l’ont vue dans

son rôle de chien fidèle qui revenait avec la saison chaude, les Grecs ont appelé cette étoile seirios

kuôn « chien brûlant ». La constellation du Chien annonçait les très fortes chaleurs, elle fut accusée de

maligne influence car on pensait qu’elle donnait la fièvre aux hommes et la rage aux chiens.

Le sens latin de "chienne" n'a pas vécu. Le mot s'est spécialisé en astronomie (1539, constellation de

la Canicule). Par métonymie, il s'est dit de la période de chaleur pendant laquelle cette étoile se lève et

se couche en même temps que le soleil (1660). Par extension, il s'est répandu au sens de "très forte

chaleur", son origine étant oubliée, et la première syllabe pouvant évoquer par étymologie populaire

celle du latin calor.

dér. Caniculaire.

Certaines copies ont pensé à faire le rapport avec l’anglais dog days.

L'occurrence de notre texte est doublement intéressante, parce qu'elle met canicule en relation avec

chaud, et dans le même temps en relation avec rage.

2- Morphosyntaxe

a- La transitivité verbale

Remarques liminaires

Un tel libellé obligeait les candidats à se placer plutôt du côté du verbe que des compléments

distinguant ainsi une analyse linguistique d'une analyse grammaticale traditionnelle. C'est en effet en

grammaire scolaire (comme le montre la thèse d' A. Chervel) qu'on a pris l'habitude de tout définir en

termes de fonctions. Ce terme de fonction va d'ailleurs mettre du temps à s'installer dans les pratiques

et il faudra attendre le développement de la seconde grammaire scolaire appelée grammaire

traditionnelle pour voir le lien rompu avec la Grammaire générale et raisonnée dite de Port Royal

(1660). Un système pédagogique de questions va permettre d'identifier mécaniquement les diverses

fonctions : complément direct, indirect, circonstanciel. Le même système permet d'identifier les

propositions subordonnées qui ont les mêmes natures et les mêmes fonctions que les termes analogues

des parties du discours. Ainsi se caractérise la seconde grammaire scolaire qui voit son apogée avec la

Terminologie de 1910.

Il convient de définir la transitivité d'une autre manière que la grammaire scolaire qui parle de

« personne ou d'objet » sur laquelle passe l'action exprimée par le verbe conformément à l'étymologie

du mot « transitif ». Pour D. Denis et A. Sancier-Chateau (Grammaire du français, p. 516), la notion

de transitivité est d'abord une notion syntaxique, elle désigne tantôt une propriété intrinsèque des

Page 110: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

verbes permettant d'en proposer un classement, « tantôt un type de construction, fait de discours et non

de langue ». Dans le dictionnaire La grammaire d'aujourd'hui (Arrivé, Gadet, Galmiche, Flammarion,

1986), on peut lire : « Dans une acception plus neutre, l'adjectif transitif sert à désigner un type de

construction caractérisée par la présence d'un complément d'objet, ou bien une classe de verbes, à

savoir ceux qui se construisent avec un complément d'objet .» (p. 674)

Certains linguistes (par exemple P. Monneret et R. Rioul) vont plus loin en considérant que les

compléments du verbe sont des constituants immédiats du groupe verbal, « c'est-à-dire aussi bien les

attributs que les COD et COI » tout en reconnaissant que les constructions attributives requièrent une

traitement séparé, « du fait de la spécificité de la relation morphosyntaxique entretenue entre le sujet

(ou le COD) et son attribut.

Sur le plan linguistique, les outils de description et d'analyse ne manquent pas et le choix consiste à

retenir les outils les plus adéquats. Les candidats ont souvent fait référence aux travaux de L. Tesnière

(sans s !) et en particulier aux Eléments de syntaxe structurale (1959) publiés cinq ans après la mort de

leur auteur avec la notion de valence qui réfère au concept technique de valence d'un atome ou nombre

d'atomes d'hydrogène auxquels il doit être uni pour constituer avec eux un composé stable. En

grammaire, ce terme de valence d'un verbe désigne le nombre de compléments à lui donner pour

construire un énoncé simple et complet. Ces compléments sont les actants du verbe, dits quelquefois

compléments verbaux. Les actants désignent les êtres participant directement au procès et les

circonstants, la situation où le procès a lieu. L'inconvénient majeur d'un recours aux concepts de

Tesnière réside pourtant, contre toute apparence, dans le fait que ce grammairien évite de faire

intervenir toute considération de sens (structural et sémantique s'opposent). Dans le cas présent, l'étude

de la transitivité nécessitait de faire appel au sens.

Comme le suggère la Grammaire méthodique du français (p. 217 et sqq) une bonne méthode consiste

à partir de la notion de « classe d'emplois de verbes » en assignant à chaque verbe ou a chacune de ses

acceptions « un profil lexico-syntaxique particulier ». Les notions de transitivité ou d'intransitivité

recoupent ainsi celle de construction verbale, expression préférable à celle de « programme

sémantique ». On signalera aux candidats l'existence d'un petit opuscule fort utile intitulé Les

constructions fondamentales du français (P. Le Goffic et N. Combe Mc Bride, BELC, Hachette et

Larousse, 1975) et qui repose sur le principe clé qu'il existe pour un verbe plusieurs constructions et

pour une construction donnée, plusieurs verbes disponibles.

Achevons ces remarques en indiquant que le candidat peut, à sa guise, faire précéder l'analyse de détail

d'un petit exposé théorique ou disséminer ces remarques au cours du traitement de la question.

Page 111: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Un plan simple pouvait décrire les occurrences de constructions directes puis indirectes et les cas de

double (voire triple) complémentation en considérant, en outre, le cas des constructions intransitives.

Un soin particulier devait être apporté, toutefois, aux cas où les compléments d'un verbe peuvent avoir

la forme d'un GN ou d'un GP et, dans ce dernier cas, à distinguer compléments d'objet et compléments

circonstanciels. Ces cas pouvaient être examinés dans une rubrique spéciale d'occurrences

problématiques.

a1- Les compléments de construction directe indiscutables

appelle-appercoy – montre- enchante

Dans ces quatre cas, les principaux « tests » fonctionnent de façon inégale (non suppression –

pronominalisation – possibilité de cliver – sous la portée de l'interrogation – sous la portée de la

négation) à examiner au cas par cas. On distinguera par exemple le cas de « apperçoy », « montre »,

qui ne peuvent fonctionner sans complément et celui de « appelle » et « enchante » ou la suppression

du complément modifie la construction et donc le sens. Même remarque pour le teste de

pronominalisation qui donne des résultats inégaux : « l'arbrisseau l'appelle » vs « ses lèvres les

montrent » ou « elle les enchante ».

Les compléments des verbes transitifs peuvent être considérés comme un prolongement externe du

sémantisme du verbe et saturent une ou plusieurs variables prévues dans la structure profonde de ce

verbe.

On peut qualifier ces compléments de vrais compléments d'objet à la suite de P. Le Goffic

(Grammaire de la phrase française, p. 244). Ils peuvent en effet être tous décrits en fonction du

schéma d'une relation agentive «Agent -Action – Patient. Ce schéma fonctionne de façon diverse,

satisfaisante dans le cas de « le voyageur appelle l'arbrisseau » (l'arbrisseau est appelé par le

voyageur), plus discutable dans les cas suivant : « j'appercoy l'angelique visage » (*l'angelique visage

est apperçu par moy), « ses levres coralines montrent deux rancz de perles cristalines » (* deux rancz

de perles cristalines sont montrés par ses lèvres coralines), « elle enchante tous mes ennuiz » (*tous

mes ennuiz sont enchantés par elle).

a2- Complément d'objet après un infinitif

« la canicule ne faict trouver la fresche onde si belle »

Page 112: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

« Trouver » fonctionne ici comme un verbe transitif direct dans une construction du type (faire)

trouver Qqch + à qqn ( COD + datif non exprimé ici). Le cod est suivi d'un attribut de l'objet. Il y a

double prédication.

a3- Cas particuliers ou le complément d'objet n'est pas strictement un objet

On retient, à commenter : « sa voix accorde avec le son de la parlante corde », « l'arbrisseau appelle le

voyageur au fraiz de son ombrage », « la canicule ne faict trouver », le plaisir en moy se renouvelle ».

« sa voix accorde avec le son de la parlante corde » : accorder est un verbe transitif direct ou indirect

et comporte des emplois pronominaux qui se substituent à l'emploi synchronique du texte (s'accorder

qqch – s'accorder avec qqn...). En FM, on trouverait « sa voix s'accorde avec ». Les différents test

donnent des résultats inégaux : pronominalisation (sa voix accorde avec elle ou s'y accorde) ;

suppression (*sa voix accorde). La construction indirecte « accorder avec qqch » peut être considérée

comme une sous catégorisation du verbe « accorder ». Il n'est pas évident de considérer ce

complément prépositionnnel comme un complément circonstanciel.

« l'arbrisseau appelle le voyageur au fraiz de son ombrage »

Construction proche des constructions en FM, du type : appeler qqn à qqch. On pourrait paraphraser

en * l'arbrisseau appelle le voyageur à profiter de la fraîcheur de son ombrage plutôt qu'à considérer

« au fraiz de son ombrage » comme un complément de lieu. Il y a donc une construction figurée avec

une ellipse. Le test de suppression modifie le sens de « appeler ». Ici « appeler » est plutôt proche des

constructions du type « inviter qqn à qqch ». On pourra retenir la qualification en complément indirect

et il y a donc double construction de « appeler ».

a4- Verbes intransitifs

« elle parle », « elle danse », « elle bâle », « elle chante »

On parle de verbe intransitif lorsque le verbe n'a jamais de complément. Or, dans toutes les

occurrences ci-dessus, les verbes peuvent offrir des emplois transitifs dans d'autres contextes (est par

conséquent transitif tout verbe transitivable) : « Elle chante un air, Elle danse un tango, Elle parle le

français... ». Certains grammairiens (P. Le Goffic) parlent d'emploi transitif absolu où le procès se

boucle sur le sujet, l'objet n'étant qu'une place vide mais la présence d'un sujet animé s'interprète

comme plus agentive, avec une participation plus active au procès même si ce procès se boucle sur lui.

Dans tous les cas, il n'y a pas de correspondant passif.

Page 113: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

« en riant » est sans doute le seul cas de verbe proprement intransitif car on ne peut adjoindre aucun

complément manifeste ou interne à la structure.

a5- Cas problématiques

« faict trouver »

Une claire dissociation des noyaux verbaux est difficile mais il y a une légère subduction et le factitif

peut être considéré comme outil de diathèse et semi-auxiliaire. Il est difficile cependant de considérer

« trouver » comme complément car il n'y a pas de pronominalisation possible.

« se renouvelle »

En théorie, on rencontre dans les constructions transitives la gamme complète des pronoms et

adverbes clitiques dont le réflexif « se » à l'accusatif. Les actants doivent toutefois, bien que

coréférents, être distincts, avec deux rôles actanciels distincts (le réflexif devrait pouvoir commuter

avec un non réflexif (Marie se coiffe = coiffe elle-même vs Marie coiffe son amie = la coiffe ). Le

clitique « se » peut prendre la fonction accusatif dans certains cas d'emploi réciproque ou réfléchi

comme le signale P. Le Goffic (Grammaire de la phrase française, p. 310, § 220) : « Paul et Marie se

regardent » ou le réfléchi peut recevoir une interprétation et réciproque et réfléchie.

En revanche, dans de très nombreux cas, il n'est pas possible de distinguer des rôles actanciels

distincts. Il se forme une unité sémantique. « Se » est ici un clitique coréférent, mais le verbe

fonctionne comme un verbe pronominal autonome. Le pronom réfléchi ne peut être interprété comme

saturant une variable du prédicat.

On terminera en indiquant que quelques types d'occurrences de transitivité verbale ne figuraient pas

dans le présent corpus, il s'agit de :

-occurrences de pronom COD (le cas de « se » renouvelle a été étudié)

-complétives : conjonctives, interrogatives, infinitives ayant leur sujet exprimé...).

b- Remarques nécessaires

Page 114: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

L'énoncé à analyser, première partie négative d'un système comparatif complexe, est l'occasion de

faire la part entre des faits relevant d'un état de langue particulier et des phénomènes syntaxiques plus

généraux.

Il pose d'abord le problème de l'expression de la négation. Or celle-ci ne constitue pas une modalité au

même titre que l'assertion, l'interrogation et l'injonction. La négation se définit comme une polarité

ayant pour rôle d'inverser la valeur de vérité d'une proposition. Le signifié négatif en français moderne

se présente généralement sous la forme d'un signifiant discontinu. L'emploi dans le texte du seul

marqueur ne (non en position proclitique) devant le groupe verbal fait trouver ne s'expliquant pas ici

du fait de la coordination de deux énoncé négatifs dans le premier quatrain : ne fait

trouver...ny...appelle comme il peut se faire en français moderne (ex. je ne l'estime ni ne l'aime). En

moyen français, l'adverbe ne nie complètement la proposition, sans avoir besoin du renfort des

adverbes forclusifs pas ou point. On peut d'ailleurs faire remarquer que chez Du Bellay, le forclusif

point est davantage usité que le forclusif pas. Ne, quoique précédant directement le groupe verbal, ne

porte pas ici sur l'ensemble de l'énoncé ; l'adverbe négatif ne apparaît plutôt comme niant le mot

gradué si belle ; c'est du moins ce que semble suggérer le test de la mise en relief par présentatif : ce

n'est pas aussi belle que la canicule fait trouver la fresche onde.

Le deuxième problème majeur est celui de la comparaison : l'adjectif belle est ici affecté par le

comparatif d'égalité (degré de comparaison). Cette variation est liée à l'emploi de l'adverbe si (qui

vient de sic), adverbe d'intensité. Elle est l'expression d'un jugement mental d'accommensuration,

permettant de comparer deux sensations différentes concernant deux manifestations d'une même

qualité. L'emploi du corrélatif si ne s'explique pas ici par la structure négative de proposition comme

cela peut se faire en français moderne (Dans La Deffense : La Langue française ... recherche

cependant, pourquoi elle n'est pas si riche que les langues grecque et latine). Cet adverbe si est en fait

l'équivalent en français moderne d'un aussi (réfection de aliud sic). La répartition d'emploi entre si et

aussi ne sera systématisée qu'à partir du XVIIe. Chez Du Bellay, les emplois de aussi sont rares et

apparaissent surtout dans la Deffense.

Il fallait ensuite donner la fonction de belle : attribut du complément d'objet direct la fresche onde.

Cette fonction est permise par l'emploi particulier du verbe trouver , verbe transitif direct dont dépend

le groupe nominal la fresche onde. L'ensemble verbe-COD-attribut du COD forme un syntagme

ternaire que caractérise la solidarité de ses éléments, l'attribut s'accordant avec le COD. Ce qui

distingue l'attribut du COD de l'épithète avec laquelle il y a un risque de le confondre, c'est le fait

qu'en principe l'attribut n'est pas effaçable, et surtout le fait que l'attribut ne peut être antéposé au nom

auquel il se rapporte. En outre, seul le syntagme nominal est pronominalisable sous la forme d'un

pronom porteur des catégories grammaticales du groupe : la fait trouver si belle. On peut au reste

Page 115: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

rétablir une copule : fait trouver que la fresche onde est si belle. Enfin l'adjectif attribut si belle est

porteur de l'information essentielle de l'énoncé. Il en constitue le prédicat ou rhème.

Le groupe verbal fait trouver pose le problème de la périphrase verbale. Il s'agit d'une forme verbale

complexe où le verbe faire se distingue d'autres verbes entrant dans des constructions infinitives. Il

entre en effet en coalescence avec le verbe infinitif qui le suit. Cette coalescence se traduit par

l'impossibilité de toute insertion entre faire et l'infinitif (à l'exception de l'impératif positif, ex; fais-le

sortir). Si l'infinitif est un verbe transitif direct, l'agent exprimé de cet infinitif apparaît sous la forme

d'un syntagme nominal précédé des prépositions à ou par. Ces prépositions évitent l'hiatus

grammatical provoqué par la succession de deux groupes nominaux ayant des fonctions différentes. Le

verbe faire peut donc être analysé comme un semi-auxiliaire, opérateur de diathèse dans une

construction qui distingue un agent causatif et un agent effectif. Le sujet exerce sa volonté sur un

autre sujet alors amené à effectuer un procès (il y a donc un actant supplémentaire). En ce qui

concerne notre occurrence, il y a effacement de l'actant agent effectif (l'actant agent causatif étant la

canicule). Soit l'agent implicité est me, soit il est indéterminé (on).

Enfin, on peut commenter le superlatif relatif au plus chault de sa rage. Sa fonction est celle d'un

complément circonstanciel de temps régi par la locution prépositive. Au plus chault = au moment où

sa rage atteint sa plus forte intensité. On note la conversion de chault en substantif, substantivation

sans doute directe à partir d'un concept gradué. Cette origine justifie le genre masculin et le nombre

singulier comme sa combinaison exclusive avec l'article défini. Elle est une variante de l'autre locution

prépositive au chaud de, donnée par le Littré comme ayant été fabriquée sur le modèle au fort de

signifiant au plus fort de.

3- Stylistique : les figures d’analogie

Si un certain nombre de candidats donnent l’impression de découvrir le texte le jour de l’épreuve, on a

pu remarquer d’excellentes copies de candidats qui ont su convoquer le savoir acquis pendant

l’année.

Que tous les candidats retiennent bien ce conseil, qui se fonde sur l’observation des pratiques des

candidats tant à l’écrit qu’à l’oral : aussi bien en stylistique qu’en explication de texte à l’oral, il

faut sans cesse utiliser toutes les connaissances engrangées dans les cours, dans les ouvrages

critiques, (sans oublier les notes et introductions des éditions des œuvres, qui peuvent être fort

riches, et c’était le cas pour l’édition retenue pour les œuvres de Du Bellay au programme) et les

mettre en relation avec le texte donné !

Page 116: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Pour ce sonnet, il était en outre nécessaire d’établir un lien entre la Deffence et l’Olive. Certains l’ont

fait judicieusement en rappelant que la 2e Olive avait été publiée un an après la Deffence et en citant

celle-ci – parfois longuement et avec une mémoire parfaite ! – à propos des moyens d’enrichir la

langue française (I, 3), de la notion de nouvelle poésie (II, 1), de la rime riche (148 II, 7) et des figures,

en particulier de celles d’analogie (métaphores, comparaisons, similitudes) propres à donner à la

langue française sa perfection (I, 588).

Ont été parfois convoqués d’autres traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, comme

l’Art poétique de Pelletier du Mans pour ses remarques sur la structure ingénieuse du sonnet, qui

trouvaient leur application précisément dans ce poème.

Les sources d’inspiration de Du Bellay ont souvent été mentionnées par les candidats, parce que s’y

trouvaient déjà des figures d’analogie, reprise par le poète français : Pétrarque, l’Arioste (Orl Fur VII,

13,3 et VII, 16, 2), Bembo. Plusieurs ont aussi montré en quoi l’influence du néoplatonisme, plus

sensible dans la seconde Olive, se répercutait sur la thématique des métaphores, la femme étant

assimilée à un être idéal et divin.

Etudier le style d’un écrivain, c’est, comme l’écrit Georges Molinié dans Eléments de stylistique

française, « scruter et isoler les diverses composantes verbales de la littérarité » : la démarche de Du

Bellay est précisément dans l’écart qu’il veut créer par rapport à la langue française commune, jugée

« pauvre » et « sterile ». Mais relever des faits de langue sans en dégager des effets de sens ne peut

constituer un travail achevé : les unités linguistiques doivent être perçues comme vecteurs d’un sens.

Un certain nombre de candidats ont su articuler le relevé et l’interprétation, et ont ainsi fait la

démonstration que, chez un écrivain, la « technique » est indissociable de la « vision » – pour

reprendre autrement des mots de Proust (qui déclarait que le style, « pour l’écrivain, aussi bien que la

couleur pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision »…) – et que le travail du

stylisticien est de faire le lien entre le langage et la pensée individuelle : l’analyse stylistique doit

s’ouvrir sur celle de la littérature.

Tenant compte des reproches souvent formulés par les candidats, qui estiment que les rapports de

concours offrent des corrigés idéaux auxquels eux-mêmes ne peuvent prétendre, cette étude

stylistique s’appuie uniquement sur tous les éléments de qualité trouvés dans les copies : cela

devrait montrer aux futurs candidats qu’un bon commentaire stylistique est à leur portée et que leurs

connaissances sont amplement suffisantes pour arriver à un très bon résultat, puisque la meilleure

copie a obtenu 19 et un nombre important de copies a obtenu plus de 15.

En gras souligné figurent quelques conseils de méthode.

Page 117: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Introduction

Situer l’œuvre.

Le sonnet 78 de l’Olive fait partie de la seconde publication de l’Olive en 1550. La première édition de

l’Olive est contemporaine de celle de la Deffence (1549). Le recueil de sonnets du jeune poète de la

brigade peut être perçu comme une tentative de renouvellement poétique suivant les principes qui ont

été détaillés dans le livre 2 de la Deffence.

Mettre en rapport les figures d’analogie et l’œuvre.

Il s’agit pour du Bellay de donner du lustre à la langue vulgaire en s’appuyant notamment sur

l’imitation des anciens. Pour que l’éloquence du poète égale l’élocution de l’orateur, il faut que le

premier recoure aux figures, « aux Methaphores, Alegories, Comparaisons, Similitudes, Energies, et

tant d’autres figures, et ornemens, sans les quelz tout oraison, et Poëme sont nudz, manques, et

debiles ». La plupart des figures citées par Du Bellay sont des figures d’analogie qui, en faisant jouer

plusieurs réseaux isotopiques ensemble, constituent des procédés d’amplification et génère la

« copie », l’abondance, dans la logique poétique d’« illustration » de la langue française.

De plus, l’analogie est un lieu de la rhétorique épidictique, catégorie de l’éloge, qui a sa place dans un

recueil de poèmes d’amour : les figures de l’analogie sont mises au service de la célébration de la

dame aimée par le poète. C’était déjà un trait de l’écriture pétrarquiste, que reprend Du Bellay : le titre

même du recueil confond la femme et l’olivier, comme Pétrarque dans son Canzoniere assimile Laure

au laurier, et la rivalité avec le modèle s’établit dès le sonnet liminaire où le poète s’adresse au « tige

heureux» qu’il espère rendre égal un jour au laurier immortel.

Définir les termes « figures d’analogie ».

On rappellera pour commencer quelques définitions qui permettront d’éviter quelques imprécisions.

1. Le terme de figure est préférable à celui d’image, comme le soulignent quelques réflexions de

Meschonnic : « Ce qu’on appelle image semble à la fois le plus évidemment significatif d’une vision

du monde, et le plus insaisissable » (Meschonnic, Pour la poétique, Gallimard, 1970, p. 101). Le

noyau dur des figures est constitué par les figures de signification ou tropes, que Fouquelin dans sa

Rhétorique française de 1555 définit ainsi : « Trope, est une élocution [c’est-à-dire un « ornement et

enrichissement de la parole et oraison » ibid.] par laquelle la propre et naturelle signification du mot

est changée en une autre : ce que déclare ce mot Trope qui signifie en français, mutation ». Il fait

entrer dans cette rubrique « Métonymie, Ironie, Métaphore, Synecdoque ».

Page 118: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

2. Le terme d’analogie vient du grec « analogos » qui signifie « qui est en rapport avec ». Donc parmi

les tropes cités ci-dessus, on devait s’intéresser à la métonymie, à la métaphore, à la synecdoque.

3. La comparaison, elle, est une figure non-trope. Elle est classée par Fontanier « parmi les figures de

style par rapprochement ». Dans les traités de la Renaissance, chez Fabri ou chez Du Bellay, elle est

appelée « similitude » ou confondue avec elle et citée à côté de la métaphore (cf. Deffense, I, 5).

Annoncer le plan.

Une première partie montrera comment ces figures s’agencent à l’échelle du sonnet, donc au niveau

macrostructural, et une deuxième partie analysera le fonctionnement de l’analogie à un niveau

microstructural, celle-ci saturant l’ensemble du sonnet.

C’est ce plan qui a été le plus souvent retenu par les candidats. On rappellera que, certes, un plan en

trois parties est plus satisfaisant pour l’esprit, mais si la 3e partie n’est qu’un « croupion » pour citer

une saine remarque d’un rapport de CAPES sur la même épreuve, mieux vaut deux parties bien

équilibrées.

I- Au niveau macrostructural : un sonnet structuré par l’analogie

Le sonnet s’organise autour des figures de l’analogie.

Etudier le système comparatif.

Les 2 quatrains constituent une seule et même phrase composée :

- d’une série de propositions principales comportant toutes une négation (ne faict…, ny…,

ny…) ; ces parallélismes de construction (hypozeuxe) entrent dans les conventions oratoires de

l’éloge (voir ci-dessous), et la répétition des structures négatives est très fréquente chez Du

Bellay (cf. F. Rigolot « Du Bellay et la poésie du refus », BHR XXXVI 1974, p. 489-502) ;

- d’une proposition comparative (que le plaisir en moy se renouvelle) dont dépend une

proposition de temps (quand j’appercoy…).

Les deux quatrains établissent une comparaison (avec le système corrélatif si – qui a ici le sens de

« aussi » – que qui opère comme un outil de comparaison) entre la situation du voyageur (on

remarquera l’article défini à valeur généralisante) qui, au sein de la canicule, goûte avec délices la

fraîcheur, et le plaisir qu’éprouve le je lyrique en revoyant l’être aimé.

La canicule est ainsi associée à la cruelle ardeur du désir chez le poète séparé de sa dame et à

l’apaisement de ce désir lorsqu’il se retrouve face à elle.

Dégager le motif de la comparaison.

Page 119: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Le motif commun à tous les éléments décrits est l’intensité de la peine et celle du plaisir. Il y a dans les

6 premiers vers une lecture du réel conçu comme une allégorie, qui est dans la tradition de

l’herméneutique médiévale : l’observation du macrocosme permet de comprendre le microcosme.

S’interroger sur le rapport établi entre les éléments comparés : de la litote à l’hyperbole.

Mais le système comparatif d’égalité (si l’on réfléchit bien, le comparé est constitué par les 3 premiers

éléments et le comparant est l’aimée) n’est amorcé que pour mieux être nié : les négations soulignent

la supériorité de l’effet de la femme aimée, et dans le sens profond de la structure, il y a alors

renversement entre le comparant et le comparé : rien n’est aussi plaisant que celle que j’aime, donc

celle que j’aime est plus plaisante que tout. En effet si X n’est pas aussi fort que Y, cela veut dire que

Y est plus fort que X. Ce qui pourrait à première vue être une litote (rien n’est aussi plaisant que

l’aimée) est en fait une hyperbole (l’aimée est plus plaisante que tout) : il y a une fonction

argumentative de la comparaison et de la litote. Il est donc évident que le poète n’évoque la nature que

pour servir la figure de l’aimée.

Attention ! Contrairement à ce qui a été écrit par plusieurs candidats, il n’y a pas dans les tercets la

figure de l’adynaton, cas particulier de l’hyperbole, qui aboutit à un énoncé de réalités « impossibles »

(sens du mot adynaton) ou irréalistes : la poésie pétrarquiste (et Du Bellay dans l’Olive) use de ce lieu

commun selon lequel l’amour du poète pour la femme ne s’éteindra que lorsque des phénomènes

impossibles se produiront. Mais ce n’est absolument pas le cas ici.

Montrer la subtilité de construction du sonnet.

La construction des quatrains

La supériorité de la dame est également suggérée par divers autres procédés de construction des

quatrains :

• 3 propositions principales coordonnées énumèrent (créant un effet de copia : voir Deffence, I,

3, 8, 12) les bienfaits de la nature et de la vie (onde, ombrage, santé) qui sont tous inférieurs à

ceux que cette dernière apporte ;

• les jeux antithétiques contenus dans les deux premières propositions (chaud/frais) insistent sur

la force du soulagement procuré à chaque fois et font paraître encore plus extraordinaire l’effet

de la femme aimée ;

• il y a jeu entre parallélisme et variété :

- chaque proposition principale occupe deux vers , de même que la proposition comparative

dont dépend la temporelle occupe les vers 7-8 ;

- en même temps il y a variété des tournures (périphrase factitive dont le verbe à l’infinitif ne

Page 120: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

comporte pas d’agent exprimé (fait trouver) pour la première proposition ; structure avec

verbe transitif + COD nominal pour la seconde (appelle le voyageur) ; structure attributive

(n’est de si joyeux présage) pour la 3e) ;

- il y a aussi variété des thèmes : on passe du macrocosme (éléments de la nature) au corps

(santé) et à l’âme (plaisir) ; les antithèses du premier quatrain (chaud/frais) ne se retrouvent

pas dans le second, séparé par la ponctuation semi-forte des deux points, très fréquente à la

Renaissance et ayant des fonctions variées, mais qui marque toujours une pause dans

l’organisation du discours.

• les échos sonores à la rime mettent en parallèle « ombrage » et « visage » : l’effet du visage

aimé sur le poète dépasse celui de l’ombrage sur voyageur, et la femme est associée à la nature

et notamment à l’arbrisseau, ce qui va de soi, compte tenu du nom de la femme aimée (Olive)

et du parallélisme que Du Bellay établit sans cesse avec la Laure (laurier) de Pétrarque. Le

diminutif « arbrisseau » est parfaitement justifié, les muses des poètes étant l’une et l’autre

associées à des arbres de petite taille.

En fait la variété (à la fois des éléments thématiques et des structures), ordonnée dans les

parallélismes, fait ressentir encore plus fortement le caractère unique de la femme.

• la longue protase qui occupe les six premiers vers, produit un effet de tension et fait attendre

l’apodose. Celle-ci clôt le système comparatif par l’affirmation de la supériorité de la dame,

et introduit le je lyrique lié à la dame : je (sujet) / angélique visage (synecdoque) :

complément. Cette tension va de pair avec l’idéal sonore exposé dans la Deffense : « Que les

periodes soient bien joinctz, numereux, bien remplissans l’oreille » : l’énumération d’éléments

(les diverses comparaisons) va dans ce sens, avec ses répétitions de structures négatives et de

l’adverbe (si).

Importance de la volta et de la pointe finale dans le système des analogies

Du Bellay reprend ici les préceptes de Pelletier du Mans dans son Art poétique concernant

l’importance d’une première pointe au milieu du sonnet. Elle permet de renchérir pour aboutir à une

nouvelle pointe : « il doit être fait comme de deux ou de trois conclusions. Car celui-là emportera le

prix, qui au milieu de son écrit, contentera le lecteur de telle sorte, qu’il semble que ce soit un

achèvement : puis rechargera, et couronnera son ouvrage d’une fin heureuse, et digne des beautés du

milieu ». La volta se fait au vers 8, lorsque le comparé (qui du point de vue du sens est en fait

comparant) fait place au comparant (en réalité l’élément comparé). Et la femme qui était absente

jusqu’au 2e hémistiche du 8e décasyllabe, occupe désormais le devant de la scène, puisqu’elle est

Page 121: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

dorénavant toujours en fonction sujet (« elle » ou, métonymiquement, un élément de sa personne :

« ses lèvres », « sa voix »).

La première chute (v. 8), après un long effet d’attente, se fait sur le visage de la dame, la seconde sur

sa personne tout entière (elle enchante, v. 14). Les deux éléments sont sublimés par la métaphore les

associant au divin, au surnaturel (adjectivale : angélique visage / verbale : elle enchante, cette dernière

relayant la métaphore adverbiale : divinement accorde).

L’effet de pointe finale (concetto) est créé par le lien établi entre deux éléments antithétiques : ennuiz

qui clôt le premier hémistiche du décasyllabe (et porte l’accent de la césure) et enchante qui clôt le

second (et porte l’accent de la rime) : le poète se présente ici malheureux avec discrétion, puisque ses

tourments ne sont que suggérés par les comparaisons des quatrains et qu’ils n’apparaissent dans ce

derniers vers que pour être effacés dans la pointe finale.

Parallélisme entre quatrains et tercets

Les tercets font écho aux quatrains sur différents points :

• même tension, avec de nouveau une longue protase comportant une structure ternaire, avec

l’hypozeuxe de soit que : tout l’univers des possibles semble pris en compte, qui montre à

chaque fois la vertu bienfaisante de l’aimée. La résolution ne se fait que dans le dernier vers

qui constitue l’apodose. Parallèlement le je lyrique, apparaît dans l’apodose, de nouveau lié à

la femme aimée, mais dans un rapport syntaxique inversé par rapport à la fin des quatrains

(« tous les ennuis » (sorte de synecdoque) = complément / « elle » = sujet).

• analogies, puisque la femme qui est associée à l’onde dans les quatrains par le biais de la

comparaison, l’est à la mer par la métaphore adjectivale coralines et la métaphore nominale

perle.

• termes appartenant au même champ lexical (joyeux repris par riant, angélique par divinement)

ou répétition d’un même terme : doulcement qui, présent dans la première et la dernière

strophe, produit un effet de bouclage.

II. Au niveau micro structural, les analogies saturent poème

Montrer que le genre épidictique est codifié et appelle les figures d’analogie.

Dans ce sonnet qui appartient au genre épidictique de l’éloge, Olive est célébrée sur le mode du

blason : l’hyperthème du visage est décliné dans une série d’éléments : lèvres, dents, voix. La

Rhétorique à Herrenius est un traité de rhétorique qui a contribué à la codification du genre

Page 122: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

épidictique. La louange est normée, c'est-à-dire que les qualités à louer sont énoncées et disposées

d’une certaine façon. Il faut célébrer le physique puis les qualités morales de la femme aimée.

Or la métaphore occupe une place privilégiée dans le genre épidictique.

Etudier la structure des métaphores.

Parce qu’il y a une volonté d’idéaliser la femme, dans une perspective néoplatonicienne, les

métaphores associent la femme :

- aux figures divines (angélique, divinement) : la figure de l’ange est directement importée du

Canzoniere de Pétrarque et les sonnets 2 et 11 l’ont déjà campée comme une déesse ;

- aux matières précieuses (coralines, perles cristalines).

Les structures des métaphores sont variées :

- métaphore adjectivale avec antéposition de l’adjectif qui prend le statut d’une épithète de

nature dans la métaphore in praesentia « angélique visage ». Le motif n’est pas donné mais

aisément restituable : ainsi que l’ont montré les comparaisons des premiers vers, l’aimée est

bienfaisante, comme le sont les créatures divines. L’autre métaphore adjectivale présente une

postposition de l’adjectif qui a une valeur descriptive (lèvres coralines) : le motif est la

couleur rouge, commune aux lèvres et au corail. Les métaphores adjectivales sont très

présentes dans la poésie de la Pléiade : Du Bellay souhaite (II, 9) que les adjectifs soient très

présents dans le discours poétique, et les exemples qu’il donne dans la Deffence sont

précisément des métaphores : flamme dévorante, soucis mordants.

- Métaphore nominale in absentia (deux rangs de perles cristalines), et dans ce cas, le

comparant – perles, élément plus noble que le comparé dents – occulte le comparé, mais le

comparé est aisément restituable : c’est un topos pétrarquiste que cette métaphore des dents-

perles. Il y a surenchère métaphorique puisque les perles sont assimilées au cristal : il y a

encore un effet de « copie » dans cette accumulation méliorative de matières précieuses de

toutes sortes.

- Métaphore adverbiale (divinement).

Les métaphores ont une valeur ornementale mais également argumentative, puisqu’il s’agit de prouver

l’excellence de la femme aimée : comme le dit Pierre Fabri dans Le Grand et vrai art de pleine

rhétorique (1521) à propos de la similitude : le poète l’utilise « pour mieux orner son langage ou

prolonger ou mieux déclarer », c'est-à-dire pour amplifier ou éclairer sa pensée.

Page 123: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Associer les figures d’analogie avec un autre procédé de rapprochement d’éléments langagiers :

la rime.

Les rimes dans le sizain, soutiennent les analogies, en reliant des termes qui réfèrent aux qualités de

l’aimée. Elles soulignent ces qualités, les faisant se renforcer l’une l’autre.

On trouve :

- la rime grammaticale, très fréquemment pratiquée à la Renaissance, qui rapproche ici deux

adjectifs descriptifs évoquant des matières précieuses (coralines, cristalines) ;

- la rime dérivationnelle du mot simple avec le composé qui est critiquée par Du Bellay sauf si

les composés « ne changent, ou augmentent grandement la signification de leurs simples »

(Deffence, II, 7), ce qui est le cas pour « chante » et « enchante » : en associant ces deux

verbes, elle souligne la vertu magique du chant de l’aimée (et cette métaphore est à mettre en

relation avec la comparaison avec la santé du 2e quatrain : il y a là aussi bouclage entre le

début et la fin du poème) ;

- la rime riche liant « chorde » et « accorde » met en relation harmonieuse la voix de l’aimée (sa

voix accorde) avec la lyre désignée par la périphrase (ou antonomasie) « parlante corde » : la

voix, par la métaphore verbale « accorde » (au sens du pronominal moderne « s’accorde »),

devient instrument, tandis que l’instrument poétique par excellence qu’est la lyre (désignée

par la synecdoque : corde) devient une voix , par le biais de la métaphore adjectivale

(parlante). Parler et chanter ont été mis en parallèle précédemment dans le vers 11, comme

danser et chanter, puisque les 4 verbes coordonnés par ou fonctionnent en fait deux à deux par

le sens (bâle et danse sont proches de sens, comme parle et chante) et par les sonorités (parle/

bâle : allitération en [l] et assonance en [a], sons proches des labiales [p] et [b] ; chante/

danse : assonance en [ã] : après la beauté du corps, ce sont les aptitudes artistiques qui sont

mises en relief, qualités essentielles chez la femme aimée, qui font d’elle un être supérieur.

Montrer que les figures de l’analogie vont de pair avec une vision pétrarquiste et

néoplatonicienne.

Macrocosme et microcosme apparaissent liés dans tout le poème : Du Bellay anthropomorphise le

cosmos par les métaphores verbales, avec la périphrase factitive (fait trouver), les verbes de paroles

(appelle), de mouvement (montrent). Parallèlement la technique du blason entraîne un procédé de

réification : la femme est assimilée à la nature, quoique ce soit un portrait en action (cf. les verbes

riant, parle…). Il y a un brouillage entre animé et inanimé.

Le dernier tercet développe le champ lexical de la musique et du chant, ce qui permet de faire de la

femme une source du lyrisme et une muse : la rhétorique du blason amoureux est indissociable d’un

discours sur la poésie, le chant lexical du visible fait place à celui de l’audible, et la parlante corde

introduit l’analogie implicite avec Orphée, tandis que les assonances en [ã], faisant écho à la parlante

corde, se multiplient en fin de poème (riant, rancz, danse, chante, divinement, parlante, ennuiz

Page 124: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

doulcement, enchante) : dans la 2e édition de l’Olive, Du Bellay, plus marqué par le néoplatonisme, se

tourne vers le céleste et le monde des idées.

Conclusion

La particularité de structure du sonnet favorise la pensée rare et raffinée qui s’exprime dans la pointe

mais aussi dans les figures d’analogie ingénieuses. Ici, ces dernières structurent et saturent le poème

en un dispositif savant. L’Olive apparaît ainsi comme une véritable illustration des principes de la

Deffence.

Page 125: Concours du second degré – Rapport de jury 2008
Page 126: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

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VERSION LATINE

Héroïsme de deux Carthaginois

Au temps où Carthage était maîtresse de la plus grande partie de l’Afrique, elle avait en Cyrène une rivale aussi riche que puissante.

3Ager in medio harenosus, una specie ; neque fl umen neque mons erat, qui fi nis eorum dis-cerneret ; quae res eos in magno diuturnoque bello inter se habuit. 4Postquam utrimque legiones, item classes saepe fusae fugataeque et alteri alteros aliquantum adtriuerant, ueriti ne mox uictos uictoresque defessos alius aggrederetur, per indutias sponsionem faciunt uti certo die legati domo profi ciscerentur : quo in loco inter se obuii fuissent, is communis utriusque populi fi nis haberetur. 5Igitur Carthagine duo fratres missi, quibus nomen Philaenis erat, maturauere iter pergere : Cyrenen-ses tardius iere. 6Id socordiane an casu acciderit parum cognoui. Ceterum solet in illis locis tempes-tas haud secus atque in mari retinere : nam ubi per loca aequalia et nuda gignentium uentus coortus harenam humo excitauit, ea, magna ui agitata, ora oculosque implere solet ; ita prospectu impedito morari iter. 7Postquam Cyrenenses aliquanto posteriores se esse uident, et ob rem corruptam domi poenas metuunt, criminari Carthaginiensis ante tempus domo digressos, conturbare rem, denique omnia malle quam uicti abire. 8Sed cum Poeni aliam condicionem, tantummodo aequam, peterent, Graeci1 optionem Carthaginiensium faciunt ut uel illi, quos fi nis populo suo peterent, ibi uiui obrue-rentur, uel eadem condicione sese quem in locum uellent processuros. 9Philaeni, condicione probata, seque uitamque suam rei publicae condonauere : ita uiui obruti.

Salluste, Guerre de Jugurtha.

(1) Graeci : Cyrène est une colonie grecque.

Page 127: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

VERSION LATINE

Rapport présenté par Guy Cherqui

Epreuve de Latin - Session 2008

0

20

40

60

80

100

120

140

<1,5 de 2 à

3,5

de 4 à

5,5

de 6 à

7,5

de 8 à

9,5

de 10

à 11,5

de 12

à 13,5

de 14

à 15,5

de

16à

17,5

18 et

plus

Répartition des notes

No

mb

re d

e c

op

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Série1

Bilan de l’épreuve 2008

La moyenne des copies corrigées s’établit cette année à 9,76 /20, ce qui représente 0,5 point de

plus que l’année précédente. Si l’on en retranche les copies résiduelles (notes inférieures à 1,5/20) la

moyenne monte à 10,28. Les notes se répartissent de la manière suivante : moins de 01,5/20 : 51

copies ; entre 02 et 03,5 : 119 copies ; entre 04 et 05,5 : 103 copies ; entre 06 et 07,5 : 92 copies ; entre

08 et 09,5 : 88 copies ; entre 10 et 11,5 : 100 copies ; entre 12 et 13,5 : 96 copies ; entre 14 et 15,5 : 77

copies ; entre 16 et 17,5 : 102 copies ; 18/20 et plus : 77 copies. Le nombre de copies ayant atteint ou

dépassé la moyenne est de 48,6 %. Cette répartition est visualisée dans le tableau ci-dessus, qui fait

apparaître clairement à la fois la chute des copies dites résiduelles (on passe de 118 en 2007 à 51 en

2008), et la forte augmentation des bonnes ou très bonnes copies (179 copies notées de 16 à 20, qui

étaient 102 lors de la session 2007). 19,79 % des candidats ont une note supérieure à 16, mais 24,86%

(225 copies) obtiennent un résultat inférieur à 5. Au total, 49,94% des copies ont obtenu une note

supérieure à la moyenne.

Si l’on considère maintenant les notes inférieures à 8 (365 copies), entre 8 et 12 (284 copies), et

supérieures à 12 (352 copies), il apparaît clairement que l’épreuve a été assez sélective: elle a en effet

Page 128: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

permis aux candidats qui savaient du latin, et qui avaient travaillé leur épreuve, d’obtenir un résultat

satisfaisant voire très satisfaisant (une copie a été notée 20/20), tandis que les notes moyennes sont

moins nombreuses que lors des sessions précédentes. Parmi les candidats notés sévèrement, un trop

grand nombre confond encore l’exercice de version avec un exercice d’invention, d’autres ont abdiqué

devant le simple travail d’analyse que requiert la lecture du texte, enfin quelques-uns montrent une

ignorance totale de la langue latine. L’ensemble reste très contrasté et souvent surprenant : une phrase

difficile peut être parfaitement traduite, et être suivie d’un contresens total sur une phrase assez

limpide; en outre, certaines bonnes intuitions sont suivies d’erreurs grossières dues à l’ignorance

grammaticale. Cependant, le jury peut exprimer sa satisfaction devant la réussite d’un nombre

important de candidats, qui montre que l’épreuve de latin, loin d’être une épreuve piège, est au

contraire une aide et un soutien précieux pour ceux qui l’ont préparée avec le sérieux et la rigueur

voulus.

Conseils généraux

Pour la petite histoire, ce texte fut jadis donné au baccalauréat en 1908 (sic transit…) ; le dictionnaire

Gaffiot en donnait d’ailleurs de nombreuses citations, ce qui n’a pas forcément aidé les candidats.

Ainsi voudrions-nous revenir sur les points suivants, qui d’ailleurs se répètent d’année en année.

- Une utilisation du Gaffiot souvent rapide et erronée.

Nous avons pu vérifier une fois de plus que de nombreux candidats lisent les articles du

Gaffiot avec rapidité, ce qui provoque des erreurs souvent graves, quelquefois cocasses,

ou bien considèrent la proposition du dictionnaire, qui n’est justement qu’une proposition,

comme une traduction de référence, qui conduit quelquefois au contresens. Par ailleurs,

l’édition actuelle du Gaffiot contient d’ailleurs un certain nombre de cartes, s’y reporter

eût permis à de nombreux candidats de situer Cyrène et Carthage, et de comprendre, par

exemple, l’ensemble de la première phrase.

Le dictionnaire Gaffiot est un outil d’aide et de vérification, non pas un sésame qui

permettrait d’ouvrir toutes les portes du sens, il ne doit jamais être le premier recours :

dans un premier temps, le candidat doit toujours s’efforcer de lire, d’analyser et de

comprendre le texte avec ses propres forces et ses propres connaissances.

- La maîtrise de la langue suppose une pratique régulière

L’apprentissage du latin, comme de toute langue moderne ou ancienne, demande

entraînement et pratique régulière. Les candidats ne peuvent se faire d’illusions, ils

n’obtiendront pas une note satisfaisante au concours en attendant l’année de préparation à

Page 129: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

l’agrégation pour se (re)mettre au latin. Il n’y a pas d’apprentissage de langue sans lecture

de textes variés, entraînement à la version, révision des points de grammaire essentiels. Le

jury ne s’interdit aucun type de texte, pourvu qu’il soit dans une langue accessible, et

qu’on puisse le décrypter à l’aide d’une analyse rigoureuse. L’entraînement au latin est

payant en termes de résultats puisque l’épreuve de latin est l’une de celles dont la

moyenne est la plus haute au concours. Ainsi, les candidats qui ont commencé l’étude du

latin au début de leurs études supérieures doivent aller au-delà de l’apprentissage

grammatical et s’entraîner à la traduction et à la version.

- Les points grammaticaux et lexicaux dolents

Quelques difficultés de langue reviennent d’année en année et ont été l’occasion dans la

version de graves fautes ou de regrettables maladresses.

Le latin – et notamment celui de Salluste - aime les verbes sous-entendus, il faut en

tenir compte, d’autant que dans la traduction française il est nécessaire le plus souvent de

les rétablir.

Certaines formes communes semblent si ignorées des candidats qu’ils les prennent

pour des erreurs d’impression (et le signalent naïvement sur leurs copies), ainsi des formes

d'accusatif pluriel des noms parisyllabiques de la 3ème déclinaison en –IS (finis,

Carthaginiensis) ou des formes de 3e personne du pluriel du parfait en –ERE (maturavere,

iere, condonavere)

La traduction de res par « chose » doit être évitée, et dans le texte, il ne pouvait s’agir

du mot « événement », puisque la situation durait depuis longtemps.

On conseillera aux candidats de revoir attentivement les déponents, leur conjugaison

et leur construction : trop de fautes ont été faites sur ueriti ne ou criminari.

On reverra avec profit la règle des relatifs de liaison, qui semble très souvent ignorée

(comme celle de la relative au subjonctif), l’expression du lieu (domi, domo, humo, n’ont

pas été vus par de très nombreux candidats) et enfin l’usage des pronoms réfléchis

quasiment ignoré de la très grande majorité des candidats.

Enfin, systématiquement, nous conseillons aux candidats de relire les règles qui

régissent l’interrogative indirecte ou le style indirect. Il est bien rare qu’un texte de

version n’en présente pas d’exemple.

- La version est un exercice de langue française

La traduction du texte proposée doit l’être dans un français clair, sans ambiguïtés, et si

possible élégant ; nous avons d’ailleurs fortement valorisé les efforts de certains candidats

pour proposer des solutions originales aux problèmes de traduction. Trop souvent les

candidats proposent un texte lourd, calqué sur le latin, et souvent fautif. Il est inadmissible

Page 130: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

qu’un candidat à l’agrégation de Lettres modernes écrive * « ils suivèrent », * « ils

craignèrent », * « ils veuillassent » sans parler de la singulière graphie * « les grecqs »

(rencontrée dans plusieurs copies). Nous rappelons aussi que « après que » en français est

suivi de l’indicatif et non du subjonctif et nous suggérons aux candidats de revoir le passé

simple, le subjonctif imparfait, l’accord du participe passé, et les règles d’invariabilité du

participe présent. Enfin, de nombreuses erreurs sont dues à un survol du Gaffiot, ainsi les

mots « cyrénéen » ou « Cyrène » se voient-il transformés en « cylènes », ou « cyrènes »,

« silènes », ou même « Cythère » ! Les candidats doivent savoir que des points nombreux

sont perdus à cause de fautes de français même mineures : accents, ponctuation,

majuscules, et ils gagneraient fortement à être un peu plus attentifs dans leur relecture.

Commentaire du texte

Le texte, d’un auteur classique et fréquemment proposé dans les classes, ne pouvait désarçonner un

candidat sérieux. Il présentait certes quelques phrases délicates, mais la plupart du temps des

difficultés d’analyse dont rigueur et jugement pouvaient triompher; au total le jury a sanctionné plus

sévèrement les erreurs de culture ou de bon sens et le manque de connaissances linguistiques que les

analyses fautives de phrases difficiles.

L’histoire formait un tout, et le chapeau donnait le nom des deux camps en présence et expliquait les

premières phrases.

Ager in medio harenosus, una specie; neque flumen neque mons erat, qui finis eorum discerneret;

quae res eos in magno diuturnoque bello inter se habuit.

Le territoire entre elles était sablonneux, uniforme ; il n’y avait ni fleuve ni montagne pour déterminer

leurs frontières; et cette situation les entraîna dans une guerre sévère et prolongée.

Cette première phrase ne contenait aucun piège et pouvait aisément être comprise en tenant compte du

« chapeau » du texte, et en consultant les cartes contenues dans Gaffiot.

Les erreurs ont été de plusieurs types : d’abord, le verbe esse sous-entendu dans la toute première

proposition n’a souvent pas été restauré. Ensuite, Gaffiot proposait de traduire ager par « champ »,

alors qu’il s’agit évidemment d’un « territoire », vu la distance qui sépare les deux villes. Une autre

mauvaise lecture de Gaffiot a porté certains candidats à traduire harenosus par « montagne de

Bétique » (Hareni,orum), ou par « étable à porcs » (hara, ae). L’erreur provient de ce que Gaffiot ne

donne pas le mot harenosus, mais le mot harena qu’il renvoie à arena. Certains candidats, ignorant

Page 131: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

d’où provient le mot français arène, ont été arrêtés par cette absence de référence et ont cherché des

possibilités dans les rubriques voisines, au prix de propositions peu pertinentes. Voilà un exemple

typique d’utilisation mécaniste et non raisonnée du dictionnaire.

La seconde proposition était aussi donnée en traduction par Gaffiot, mais cela n’a pas empêché

certains candidats de faire des erreurs sur discerneret, en le prenant pour un subjonctif plus-que-

parfait, ou en ignorant la relative au subjonctif, et de prendre finis pour un nominatif ou un génitif

singulier alors que c’est une forme commune de nominatif ou d’accusatif pluriel (voir plus haut).

Enfin, nous l’avons vu, res a souvent été traduit de manière erronée, il s’agit ici d’une situation qui

dure depuis un certain temps, et le relatif de liaison quae n’a pas été vu.

Nous attirons l’attention des candidats sur la nécessité de ne jamais laisser les pronoms quels qu’ils

soient sur le bord du chemin, sans les traduire. Eos devait être traduit avec précision, et la référence

clarifiée, pour ne pas créer d’ambiguïté (le pronom renvoie aux deux villes). Enfin les sens du verbe

habeo restent mal dominés (ici « occasionner, entraîner »).

Postquam utrimque legiones, item classes saepe fusae fugataeque et alteri alteros aliquantum

adtriuerant, ueriti ne mox uictos uictoresque defessos alius aggrederetur, per indutias sponsionem

faciunt uti certo die legati domo proficiscerentur: quo in loco inter se obuii fuissent, is communis

utriusque populi finis haberetur.

Après que de part et d’autre leurs troupes, de même que leurs flottes, furent souvent mises en déroute

et en fuite, et que les deux camps se furent l'un l'autre passablement affaiblis, de peur qu’un troisième

n’attaquât bientôt vaincus et vainqueurs épuisés, à l'occasion d’une trêve, ils prennent l’engagement

qu’en un jour fixé leurs représentants partiraient de chaque ville : l’endroit où ils se seraient

rencontrés serait reconnu comme la frontière commune de chacun des deux peuples.

Cette phrase a donné lieu à de nombreuses erreurs de construction, et par conséquent à de graves

incompréhensions : l’accumulation de propositions, l’absence de verbes clairement identifiés par les

candidats, l’ignorance de la construction des déponents ont provoqué de nombreux contresens. De plus

cette phrase a été souvent rendue illisible en français à cause de l’absence de verbe principal dans la

traduction. Il convient, même si la phrase est mal comprise ou mal traduite, d’utiliser un français

grammaticalement correct.

Postquam n’a pas toujours été vu comme une conjonction de subordination ; par ailleurs, ne s’agissant

pas de Romains, le mot legiones ne pouvait pas être traduit par « légions » mais par « troupes » ou

« armées », ce qui logiquement devait amener le candidat à traduire classes par « flottes ». Les mots

accessoires sont souvent oubliés, c’est le cas ici de saepe, qui était important pour le sens général du

texte. L’expression fusae fugataeque a souvent été très mal vue : beaucoup de candidats ont traduit

fusae par « les armées déployées », ou ont considéré qu’il s’agissait d’une redondance, alors que le

sens de fusae ici était « mises en déroute » et celui de fugatae, « mises en fuite ». Les candidats ne

Page 132: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

connaissent pas non plus quelquefois le sens du redoublement alteri alteros (« les uns…les autres »)

(alteri sujet de adtriuerant, alteros complément d’objet, et adtriuerant dépendant de postquam), qui

donne un mot à mot du type (après que) les uns eurent passablement affaibli les autres. Veriti ne n’a

pas été vu alors que c’est un exemple qui court les manuels (ne après les verbes de crainte) parce que

de trop nombreux candidats n’ont pas identifié le participe de uereor, mais en ont fait une forme de

ueneror ou un improbable adjectif dérivé de uerus : on a pu trouver alors des traductions du type les

*« les vénérés vainqueurs ». De même le participe passif uictos (de uinco, « vaincre ») n’a souvent pas

été identifié, même accolé à uictores (« vaincus et vainqueurs »), et a été pris pour uictus, « la

nourriture », en faisant fi de la grammaire puisque uictus est un mot de la 4ème déclinaison qui ne

pourrait en aucun cas donner uictos à l’accusatif pluriel. En conséquence, la construction ueriti

ne…alius aggrederetur n’a pas été vue, non plus que le déponent aggredior, souvent traduit comme un

passif.

Per indutias a quelquefois été traduit au pluriel, alors que l’expression, d’ailleurs donnée dans Gaffiot,

est à traduire singulier (« au cours d’une trêve »), et certains candidats ignorent que uti est l’équivalent

de ut, ainsi l’expression sponsionem faciunt uti n’a donc pas été comprise, ni identifiée comme le

verbe principal de toute la phrase. Domo, non vu comme l’expression de l’origine, a été l’occasion

d’innombrables traductions aberrantes (« et plus loin, de même »)… Par ailleurs, c’est le symptôme

d’un défaut d'attention aux cas, on mélange lieu où l'on est, d'où l'on vient, où l'on va.

Notons aussi que le mot legati doit être traduit avec exactitude : il s’agit de délégués, de représentants,

non de légats : en français, le mot légat s’emploie exclusivement lorsqu’il s’agit d’un représentant du

Pape.

Enfin la dernière partie de la phrase a elle aussi été l’occasion de traductions lourdement fautives,

d’abord par l’ignorance très fréquente des règles des relatives antéposées (relatives avec inclusion de

l'antécédent dans la relative), figure utilisée plusieurs fois dans ce texte : loco, repris plus loin par is,

est l’antécédent de quo, le mot à mot donne donc à peu près ce tour : le lieu où ils se seraient

rencontrés (obuii fuissent), celui-ci (is) serait considéré comme la frontière commune (communis finis)

de chacun des deux peuples (utriusque populi). Le sens de haberetur (« être tenu pour, être considéré

comme ») n’est pas connu de nombreux candidats, qui auraient intérêt à revoir tous les sens possibles

de habeo. Enfin, certains candidats confondent le relatif/interrogatif uter avec uterque, qui signifie

« chacun des deux ».

Igitur Carthagine duo fratres missi, quibus nomen Philaenis erat, maturauere iter pergere :

Cyrenenses tardius iere. Id socordiane an casu acciderit parum cognoui. Ceterum solet in illis locis

tempestas haud secus atque in mari retinere : nam ubi per loca aequalia et nuda gignentium uentus

coortus harenam humo excitauit, ea, magna ui agitata, ora oculosque implere solet ; ita prospectu

impedito morari iter.

Page 133: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Ainsi donc deux frères envoyés de Carthage, qui s’appelaient les Philènes, firent la route très vite mais

les Cyrénéens allèrent plus lentement. Légèreté ou accident, je ne le sais pas. Du reste dans ces

contrées la tempête, comme sur mer, retarde souvent le trajet: en effet dans des régions uniformes et

dépourvues de végétation, lorsque le vent qui s’est levé a soulevé le sable du sol celui-ci, mu par une

énorme force, a l’habitude de remplir les yeux et la bouche. Ainsi l’impossibilité de voir empêche

d’avancer .

Ce passage a été également l’occasion de nombreuses fautes, souvent nées de l’ignorance de règles

grammaticales de base: ainsi de Carthagine, un banal ablatif exprimant le lieu d’où l’on vient, comme

on en rencontre fréquemment. Trop de candidats l’on traduit au contraire par un lieu où l’on va, voire

comme un adjectif (« deux frères carthaginois »). On a aussi trouvé d’étranges transcriptions de

Philaenis (entre autres Les Philomènes !), mais certains candidats ne voyant pas que Philaenis était un

datif pluriel l’ont simplement transcrit Philaenis (fautif) et non Philaeni (transcription admise par le

jury) ou simplement Philènes. Nous avons déjà signalé l’ignorance fréquente des formes maturauere

et iere au lieu de maturauerunt et ierunt. Plus évitable encore, le comparatif tardius non reconnu a

souvent été traduit comme un calque du français (tard) et donc été l’occasion d’un lourd faux-sens. Le

verbe cognoui, parfait à sens présent pourtant clairement indiqué dans Gaffiot (savoir), n’a pas été vu

non plus que parum, comme simple négation, ignorée d’une majorité de candidats ; la construction de

l’interrogation indirecte avec ne.. .an n’a en revanche pas posé trop de problèmes aux candidats, à

l’inverse de l’ensemble de la phrase suivante, qui était en quelque sorte l’explication proposée par

Salluste.

Beaucoup de candidats ont pris la phrase suivante, de portée générale comme se rapportant aux deux

frères, et n’ont pas vu ceterum comme adverbe, mais l’ont souvent pris pour une forme de ceteri, ae,

a, en dépit de l'impossibilité d'une telle solution (à cause des cas, genre et nombre) ; avec surprise

également, nous avons constaté qu’un verbe aussi fréquent que soleo (solet) posait de sérieuses

difficultés de traduction. Sans se laisser guider par les trois « chevilles » (ceterum…nam…ita) qui

aidaient à comprendre le cheminement du raisonnement de l’auteur, les candidats ont buté sur

tempestas, pourtant clair dans le contexte, et l’ont souvent traduit comme tempestates (temps,

circonstances) indifféremment au nominatif ou à l’accusatif ; de même haud secus a donné lieu à

d’étranges propositions (« pas sec » !) alors que l’expression haud secus atque (mot à mot «non

autrement que ») était donnée par Gaffiot. Il suffisait alors de se laisser porter par les mots, sans

aucune difficulté de construction, pour arriver au sens, même si l’emploi de retinere sans complément

demandait peut-être en français plus de précision, on pouvait alors proposer un complément (le trajet,

ou les voyageurs comme le suggère la vieille [1909] édition de Lallier pour les classiques Hachette, p.

239). Les copies qui ont proposé des compléments ont d’ailleurs été valorisées.

Le passage suivant, commençant par nam, a créé des difficultés d’abord par des lectures erronées du

Gaffiot qui pourtant en citait plusieurs expressions, d’abord (loca) nuda gignentium (« lieux privés de

Page 134: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

végétation »), puis ailleurs per loca aequalia (« à travers un terrain uni ») : certains candidats ont

pratiqué une fusion des deux citations. Lorsque ces exemples n’avaient pas été vus dans Gaffiot, le

mot aequalia a donné lieu à des confusions regrettables (« aquatique » !). L’organisation de la phrase a

posé problème, certains candidats ne construisant pas la subordonnée [ubi…excitavit] avec la

principale [ea…solet], ou prenant [magna ui agitata] comme un ablatif absolu, possible

grammaticalement, mais faux dans le contexte. Les solutions souvent aberrantes sont nées d’une

absence de rigueur dans l’analyse d’une phrase certes complexe, mais dont on pouvait venir à bout :

est-il possible, lorsque l’on a uentus et coortus juxtaposés, et que Gaffiot propose plusieurs exemples

de l’emploi du verbe coorior « en parlant de phénomènes naturels » (sic), que certains candidats

n’aient pas vu qu’il était question de vent qui s’est levé ? Est-il encore possible que ora ait été identifié

comme une forme de ora,ae « le rivage », ou aures, « les oreilles », et non comme l’accusatif pluriel

de os, oris, « la bouche », alors que le mot voisine dans le texte avec oculos ? Certaines copies en

revanche ont parfaitement suivi le rythme de la phrase et compris que Salluste expliquait les tempêtes

de sable qui aveuglent, ce qui a du même coup permis de comprendre la dernière partie de ce long

passage, qui posait une difficulté par l’infinitif morari qui semblait employé absolument, alors qu’il

fallait y sous-entendre le solet de la phrase précédente. Beaucoup de candidats n’ont pas vu l’ablatif

absolu prospectu impedito et ont cherché à mettre tous ces mots en liaison avec iter notamment, au

prix de contorsions inutiles ou d’étonnantes confusions (morari traduit par * « les Mores », avec la

faute d’orthographe !) quelquefois dues encore une fois à la lecture erronée du Gaffiot (morari traduit

par « chardon » et la phrase devenant : le chemin de chardon étant impraticable).

Postquam Cyrenenses aliquanto posteriores se esse uident, et ob rem corruptam domi poenas

metuunt, criminari Carthaginiensis ante tempus domo digressos, conturbare rem, denique omnia

malle quam uicti abire.

Comme les Cyrénéens voient qu’ils sont sensiblement en arrière, et qu’ils craignent une fois revenus

chez eux d’être punis pour avoir échoué, ils accusent les Carthaginois d’être partis en avance de chez

eux, ils embrouillent l’affaire, en somme ils préfèrent tout plutôt que repartir vaincus.

Après les considérations générales sur le climat de ces contrées et les risques encourus quand on y

voyage, Salluste revient à son récit. Les candidats ont été arrêtés par l’ignorance des règles de la

proposition infinitive [posteriores se esse], et par la succession d’infinitifs de narration

(criminari…conturbare…malle) qu’ils n’ont pas identifiés comme tels (on se reportera à la Syntaxe

d’Ernout-Thomas, p. 270, § 281). De nombreuses copies font donc dépendre conturbare et malle de

criminari, ou bien, confondant avec des infinitives, font dépendre ces verbes de metuunt.

La phrase était structurée comme suit :

[Postquam…uident] et [(postquam)…metuunt] subordonnées conjonctives sur le même plan

Page 135: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

+ accumulation de trois infinitifs de narration dont les conjonctives ci-dessus dépendent, en facteur

commun :

1- [criminari + infinitive [Carthaginiensis…digressos(esse)]] 2- [conturbare rem] 3- [denique omnia malle…uictos]

La proposition infinitive posteriores se esse a rarement été vue (sans doute à cause de se), et d’ailleurs

le pronom réfléchi et son usage restent très mal connus, on le vérifiera encore dans le passage suivant.

La mise en facteur commun de la conjonction postquam n’a pas été non plus bien vue (rôle de et dans

et ob rem corruptam) ni l’expression ob rem corruptam, enfin le locatif domi pourtant si fréquent

(« chez soi ») n’est pas toujours identifié et quelquefois pris pour un génitif (« le châtiment de leur

patrie » ). De nombreuses copies qui en comprennent la construction proposent une traduction littérale.

Certains se calent sur le français et parlent de « corruption » alors qu’en son sens premier corrumpo

signifie « détruire, anéantir », et c’est bien d’échec de l’opération qu’il s’agit ici. L’expression ante

tempus (« avant l’heure, avant le moment fixé ») n’a pas toujours été comprise, l’ablatif d’origine

domo non plus (d’où notre insistance sur une nécessaire révision de l’expression du lieu et notamment

de domi, domo, domum) . Le esse sous-entendu accompagnant digressos (esse) a occasionné des

confusions de même que l’absence d’identification de l’infinitive, et donc du sujet à l’accusatif pluriel

Carthaginiensis. L’infinitif malle n’est pas très connu, d’autant que la construction était un peu

délicate : il fallait comprendre que quam met sur le même plan omnia et uicti abire [« préférer (malle)

tout (omnia) à (quam) repartir vaincus (uicti abire) »], et cela était rendu d’autant plus difficile si,

comme plus haut, les candidats n’identifiaient pas la forme uicti, prise de nouveau pour uictus, us (« la

nourriture ») !

Sed cum Poeni aliam condicionem, tantummodo aequam, peterent, Graeci optionem

Carthaginiensium faciunt, ut uel illi, quos finis populo suo peterent, ibi uiui obruerentur, uel

eadem condicione sese quem in locum uellent processuros. Philaeni condicione probata seque

uitamque suam rei publicae condonauere: ita uiui obruti.

Mais comme les Carthaginois demandaient de fixer une autre condition, qui fût seulement équitable,

les Grecs leur proposent l’alternative suivante : soit les Carthaginois seraient enterrés vivants là où ils

réclamaient pour leur peuple la frontière, soit en s’appliquant la même règle eux-mêmes avanceraient

à l’endroit qu’ils voudraient. Les Philènes, ayant approuvé cette proposition, firent don de leur

personne et de leur vie à leur cité: ils furent donc enterrés vivants.

Ce passage, notamment la première phrase, a occasionné nombre de problèmes à certains candidats :

dès le début, condicionem et aequam, même lorsque la fonction est reconnue, ont donné lieu à des

traductions bien peu adaptées au contexte, puis, dans le corps de la phrase, l’alternative illi…sese n’a

pas toujours été vue, essentiellement à cause de l’ignorance des pronoms réfléchis. Puisque le sujet est

Page 136: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Graeci (« les Grecs ») (Cyrène est une cité grecque), sese représente forcément Graeci, et ainsi illi

renvoie aux Carthaginois. La relative [quos…peterent] avec inclusion de l’antécédent finis (type de

relative rencontré aussi au début du texte) n’ayant pas été analysée avec exactitude (non plus que la

suivante [quem in locum vellent]), de nombreuses copies lient quos à illi au lieu de finis, ce qui

empêche alors de lier quos finis à ibi (d’autant qu’une fois de plus, finis n’est pas toujours analysé

comme un accusatif pluriel) .

Par ailleurs, le ut n’a pas été analysé comme il se devait, l’équivalent de nos deux points (solution la

plus élégante, on pouvait aussi proposer des solutions plus lourdes du type à savoir que). D’autres

inexactitudes ou erreurs ont porté sur uellent, forme pourtant très fréquente, que des candidats, ne

reconnaissant pas uolo, ont traduite par « arracher » (!), ou même sur eadem dont la forme et le sens

sont visiblement souvent ignorés. Quant au participe futur, il semble lui aussi ne pas avoir été perçu

comme tel, alors que les formes et sens du participe futur font partie des bases de la grammaire latine,

non plus que esse sous entendu (processuros esse).

L’analyse de la phrase est la suivante

[Sed cum…peterent] subordonnée conjonctive introduite par cum

[Graeci…faciunt] principale

Vt = deux points (en français)

[Vel illi….obruerentur] choix 1, les Carthaginois se font enterrer là où ils sont arrivés

Ou bien (si les Carthaginois refusent)

[Vel..sese..processuros] choix 2, les Grecs avanceront là où ils voudront et s’y feront enterrer (eadem

condicione).

La conclusion du texte justifiait le titre du passage, Héroïsme de deux Carthaginois. Cette dernière

phrase ne comportait pas de difficulté majeure si ce qui précédait avait été globalement

compris. Pourtant, l’expression res publica est encore trop souvent traduite par « la République »,

condonauere n’a pas toujours été identifié (3ème personne du pluriel du parfait non vue), le esse final

sous-entendu [ita uiui obruti] n’a pas toujours été restauré, et surtout, le plus souvent, seque n’a pas

été traduit alors que le groupe seque et uitam suam devait être rendu avec précision, les Carthaginois

font don « et d’eux-mêmes (seque) et de leur vie (et uitam suam) » : une fois de plus, l’utilisation du

réfléchi a fait problème, et suam a aussi quelquefois été rendu par « sa vie », alors qu’il renvoie aux

deux frères. Mais avoir rendu l’expression condicione probata par « ils conditionnent du bétail » ou

ita uiui obruti par « ils débordent de vie » restera un des mystères de la version latine…

En conclusion, ce texte convenait à ceux qui avaient une connaissance solide de la grammaire latine et

qui savaient reconnaître des tournures idiomatiques fréquentes : esse sous-entendu, relative avec

inclusion de l’antécédent, emploi du réfléchi, formes d’accusatif en is ou de parfait en ere. Certains

passages demandaient de l’attention, mais le texte ne résistait jamais à une analyse rigoureuse. Cette

rigueur, il fallait aussi l’appliquer, nous le répétons, à l’utilisation du dictionnaire : même si Gaffiot

Page 137: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

donne une traduction – et c’était fréquemment le cas dans ce texte -, il faut savoir la replacer dans le

contexte, et un futur professeur de Lettres devrait à tout le moins maîtriser l’usage du dictionnaire.

Enfin, les candidats devraient faire montre d’un peu de sang-froid avant d’écrire délayé pour retardé

ou de proposer des absurdités du type « on meurt avec l’air embarrassé » pour ita prospectu impedito

morari iter, et plus généralement, gagneraient à rendre un texte qui soit écrit dans une langue

compréhensible et claire, et qui n’évoque ni flottes toujours flottantes (sic) ou qui avaient tendance à

s’étendre de manière fugace (sic) ni des malheureux Carthaginois engloutis vivants.

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– 1 –

Tournez la page S.V.P.

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VERSION ALLEMANDE

Stillers Porträt

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– 3 –

Tournez la page S.V.P.

VERSION ANGLAISE

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– 6 –

VERSION ESPAGNOLE

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– 8 –

VERSION ITALIENNE

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– 10 –

VERSION PORTUGAISE

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VERSION RUSSE

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Rapport sur la version anglaise Texte de la version He had met the girl, Vanessa, on his first weekend of shoreleave after a long tour of duty in the

Arctic. It was unlike him to bring home a girl, particularly one he had known for no more than a few

weeks. Sensing something momentous, Muriel had gone out of her way to extend a welcome. But her

overtures towards Vanessa - a pallid girl with a loose, large mouth, and long fingers varnished pink at

the nails - were received with what appeared to be a mixture of suspicion and amusement, and it had

soon become apparent that the weekend was going to be a trial.

By Saturday night the young lady had distinguished herself by lounging around the house with next

to nothing on, sitting on Billy’s lap at mealtimes, spoonfeeding him, cooing babytalk at him while

Muriel attempted to make conversation with him about his tour of duty, until with a sheepish grin he

had sidled off after the girl and followed her upstairs.

It was as she had suspected. On Sunday morning Billy took her aside to ask what she thought of

Vanessa. She had begun to make a reply, choosing her words carefully, with an equal view to truth

and tact, when Billy burst out that he had proposed to the girl and that they were going to get married

on his next leave.

So that Muriel had felt it her uncomfortable duty to take them to the Sandbourne Hotel, at

lunchtime, for a celebratory glass of champagne…The girl’s idea of dressing up had been to exchange

her négligé for a lederhosen outfit with a loose, sleeveless top that seemed designed to draw every

male eye. It had certainly caused a stir in the lounge of the Sandbourne.

Shortly before they left the hotel, something behind Muriel caught the girl’s attention. Her eyes

kept moving slyly to a point just over Muriel’s shoulder, then sliding back to Billy’s with a look of

suppressed mirth. A few times, Billy looked covertly over at the bar, then met Vanessa’s glance with

expressions that changed gradually from perplexity to the same reined-in hilarity as if he were slowly

cottoning on to some private game. Muriel did her best to ignore it, but at last turned round to see

what they were looking at. There was an elderly man in a brass-buttoned blazer sitting at the bar: red-

faced, white-haired and with long, stiff, white moustaches twirled and waxed at the ends and sticking

out absolutely horizontally above his lip.

Muriel turned reproachfully to Billy, but before she could speak, Vanessa broke out with a peal of

giggles, and after a feeble attempt at self-restraint, gave in to a fit of wild and rather terrifying

laughter which seemed to Muriel, however mysterious its precise cause, to be formed unmistakably of

an inseparable cruelty and dirty-mindedness, and which twisted and crumpled the girl until, with tears

streaming down her face, she had run off to the Ladies’ Room.

Page 146: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

James Lasdun, “The Coat”,

Besieged, 2000.

Analyse liminaire.

La version de cette année était tirée d’une nouvelle de James Lasdun, « The Coat », publiée dans un

recueil intitulé Besieged. James Lasdun, poète, écrivain et scénariste, né à Londres, vit maintenant à

New York et enseigne à Princeton et Columbia.

It was a light summer coat of yellow velvet with a silk lining. The velvet was soft and

smooth. It might have been cut from the petals of an enormous primrose.

It had been given to Muriel by a dear friend (this was the term she had settled on), a

veterinary surgeon, who had treated Muffy, Muriel’s dog, for the numerous ailments she was

suffering from when Muriel had first taken her in.

C’est par une minutieuse description du manteau évoqué par le titre que s’ouvre la nouvelle. Mais,

en filigrane, c’est la vie assez monotone et solitaire de son propriétaire, une veuve « in good health,

not yet sixty » qui est narrée. De plus, sous le couvert du traditionnel récit au passé, à première vue

selon la convention du narrateur omniscient, c’est à travers le point de vue de Muriel que les

évènements sont rapportés et les protagonistes présentés :

The dear friend was a gentle, quiet soul called Donald Costane. Their attachment was more

consolatory than passionate… He cherished a notion that the two of them were each other’s

reward for maintaining dignity in the face of unspecified suffering. It was understood that if

they were not ‘above’ other people, they were at least ‘apart’ from them, in possessing virtues

too subtle and discreet for the world to recognise. Such, at any rate, was how she interpreted

his attentions… So that their friendship had acquired the air of an eternal courtship…

‘Subtle’ et ‘discreet’ caractérisent non seulement le comportement des deux quinquagénaires, mais

également les non-dits et les réticences de Muriel dans ce récit tout en demi-teintes.

Their outings occurred perhaps once every six weeks, more in summer, a little less in

winter. They had quickly established themselves as the high point in Muriel’s routine,

becoming downright necessary after her son Billy joined the navy and was out of the country

for most of the year; so that, aside from the trivial solace of gossiping with the neighbours,

there was effectively nothing but Donald between herself and whatever it was pressed upon

Page 147: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

one during the quiet afternoons when there were no letters to write, no cardigan about to go at

the sleeves, nothing to weed or prune in the garden, and one could see as if through glass

straight into the empty ocean of the day.

But the coat.

“Mais, et le passage à traduire?”, de s’insurger le candidat impatient de comprendre pourquoi il n’a

pas obtenu la note escomptée. Nous y sommes pourtant déjà, si ce n’est littéralement, puisque

l’épisode de la rencontre avec Vanessa n’intervient qu’au milieu de la nouvelle, du moins dans

l’esprit. Les remarques qui précèdent ne sont pas une digression dans le rapport, pas plus que ne l’est

l’épisode avec Vanessa dans l’intrigue de « The coat », mais visent à attirer l’attention du candidat sur

certaines caractéristiques du texte pas toujours prises en compte dans sa traduction. Une analyse

liminaire du passage à traduire révèle pourtant la même facture que celle discrètement et subtilement

évoquée au début de la nouvelle. L’analyse du texte met en évidence de façon tangible le contraste

détonant entre le raffinement délicat de Muriel et la vulgarité criante de cette jeune femme qui semble

vouloir s’approprier son fils, son intérieur et, pourquoi pas, son manteau, et par laquelle elle se sent

littéralement assiégée. On ne peut s’empêcher de penser au titre du recueil, Besieged. C’est

précisément ce contraste saisissant entre deux femmes que tout semble opposer qui suscite le rire.

Les candidats ont généralement bien perçu que le portrait de la jeune femme reflétait la perception

qu’en avait Muriel. La description est méticuleuse, pointue et pleine de sous-entendus : répétition de «

the girl», où la détermination n’est pas innocente, « loose », aux connotations suggestives, utilisé à

deux reprises en référence à la bouche et au corsage de la jeune femme, «cooing babytalk» (l.10) pour

décrire sa façon de parler, «inseparable cruelty and dirty-mindedness» (l.32) pour caractériser son rire.

Celle de Billy l’est tout autant, à un moindre degré, comme en témoigne l’adjectif « sheepish » (l.11),

utilisé pour connoter son sourire, et qui rend bien la soumission du jeune homme aux desiderata de la

jeune femme tandis que « sidled off » (l.11) suggère la culpabilité qu’il ressent à l’égard de sa mère.

C’est pourquoi, s’il était ridicule de traduire l’adjectif littéralement par un sourire « moutonnier » ou

« digne d’un mouton », ce qui a été fait par plus d’un candidat, le jury a accordé une bonification aux

traductions qui tentaient de rendre la docilité coupable du jeune homme.

Beaucoup de candidats ont cependant utilisé des termes trop familiers ou excessifs dans leur

transposition des impressions de Muriel, sans tenir suffisamment compte du fait que cette dernière, en

dépit de ses réticences, demeure une personne délicate («she had gone out of her way to extend a

welcome» (l.3), « she did her best » (l.24) ) qui ne saurait se départir de sa bonne éducation («choosing

her words carefully, with an equal view to truth and tact» (l.13/4), « so that Muriel had felt it her

uncomfortable duty to take them to the Sandbourne» (l.16)) même si, ce faisant, c’est à elle-même

qu’elle fait violence : «she had gone out of her way» (l.3), «the weekend was going to be a trial»

(l.6/7), des collocations qui sont à prendre à la lettre mais certainement pas à traduire littéralement

Page 148: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

(« Muriel avait fait un détour » ou « était sortie de son habitude », « le week-end allait se transformer

en séance de tribunal ») ni par une collocation stéréotypée du genre « elle s’était mise en quatre » ou

« le week-end n’allait pas être de tout repos ».

Vanessa est donc minutieusement décrite par Muriel. En témoigne la longueur inhabituelle des

phrases de James Lasdun, au détour desquelles se dessine le personnage, par petites touches, au fur et

à mesure que Muriel, désarmée, choquée, puis horrifiée, le découvre et l’analyse : son apparence

physique dans le premier paragraphe lorsque Billy la lui présente, son attitude dans le second

paragraphe, sa personnalité dans ceux qui suivent, révélées à Muriel et au lecteur au travers de ses

postures, de ses mimiques, de son choix vestimentaire, de ses échanges de regards moqueurs avec

Billy et de sa crise de fou rire. Ce rire, perçu comme terrifiant par Muriel, semble engloutir la jeune

femme et prendre possession d’elle, devenant alors le sujet des deux longues propositions relatives et

de la concessive de la dernière phrase du passage, alors qu’on l’attendrait plutôt comme agent d’une

forme passive.

Certes, la longueur des phrases et la prolifération des subordonnées nécessitaient de la dextérité pour

éviter des tiraillements dans la syntaxe et des répétitions assez maladroites en français. Dans la

dernière phrase, en particulier, il n’était pas aisé de garder le rire, véritable synecdoque, comme sujet

des deux relatives. Pourtant, il n’était pas forcément pertinent, dans le cadre d’une version de

concours, de tronquer systématiquement les longues phrases de Lasdun ou de trop en modifier

l’agencement. En effet, cet écart à la norme est caractéristique de son style dans la nouvelle et il

convenait de respecter, dans la mesure du possible bien entendu, sa démarche d’écriture. Par contre,

calquer systématiquement la subordonnée conjonctive introduite par « until » à la fin de plusieurs

paragraphes, ne rendait pas forcément l’idée de crescendo suggérée par la phrase anglaise, et

alourdissait considérablement la phrase en français. Dans la proposition de traduction, elle n’a été

conservée que dans la dernière phrase.

En ce qui concerne le choix de temps, le va-et-vient constant entre plus-que-parfait et prétérit était

aussi facilement repérable que celui des yeux de Vanessa. Nombre de candidats ont opté pour une

traduction du prétérit par un plus-que-parfait, jugeant vraisemblablement le passage trop court pour

embrayer sur un passé simple ou un imparfait et revenir éventuellement à un plus-que-parfait avant de

repartir sur un passé simple ou un imparfait, technique habituelle en cas de flash back dans un récit. Le

jury a bien évidemment cautionné ce choix à la condition qu’une fois adopté il soit systématique. Dans

sa proposition de traduction, il a choisi, pour sa part, de glisser subrepticement, comme le texte

anglais, du plus-que-parfait au passé simple, voire à l’imparfait, considérant que ce glissement

compulsif au prétérit là où l’on attendrait logiquement un plus-que-parfait, y compris dans une langue

qui ne marque pas systématiquement l’antériorité, donnait davantage d’immédiateté à la reconstitution

d’un épisode douloureux pour Muriel.

Page 149: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

L’analyse liminaire n’est donc pas une perte de temps mais un préalable incontournable à toute

traduction. Elle seule, peut en effet renseigner le candidat sur la spécificité du texte à transposer afin

d’en restituer le grain sans le dénaturer. Malheureusement, le jury sait, pour les avoir observés lors de

partiels et de concours blancs, que trop de candidats se lancent dans leur traduction sans prendre le

temps de lire le texte et de s’en imprégner tout en faisant les repérages indispensables. Traduire au fil

de la plume, quelque soit son niveau d’anglais et de français, n’est jamais productif dans cet exercice

littéraire qui requiert une vision d’ensemble du texte et une certaine technicité et ne peut donc être

improvisé. C’est vraisemblablement ce travers regrettable, ainsi que le manque de préparation en

amont, qui expliquent nombre de défaillances rencontrées par les correcteurs et méticuleusement

consignées sur des fiches de correction individuelles, puisqu’il est formellement interdit d’écrire sur

les copies de concours.

Problèmes de lexique.

Une traduction de concours ne vise pas à faire échouer les candidats sur des écueils lexicaux,

d’autant plus que les futurs enseignants pourront ultérieurement utiliser un dictionnaire pour préparer

leurs traductions. C’est probablement la raison pour laquelle les candidats à l’agrégation de lettres

modernes ont la possibilité d’utiliser un dictionnaire unilingue pendant l’épreuve de version, ce qui ne

les dispense pas de l’obligation d’acquérir, tout au long de leurs années de formation, de solides

connaissances tant dans la langue-source que dans la langue-cible. Ces connaissances leur permettront,

le jour du concours, de ne pas recourir systématiquement au dictionnaire et de l’utiliser à bon escient.

Dans le texte donné cette année, tout le vocabulaire susceptible de ne pas être connu pouvait être

élucidé grâce au dictionnaire, au contexte ou à l’analyse des composantes, à l’exception, peut-être, du

mot « lederhosen » pour les non germanistes. Il a donc été banalisé sauf pour quelques traductions

totalement farfelues comme « une paire de chaussettes montantes » ou « un ensemble cylindrique en

forme de tube ».

Néanmoins, le jury a souvent eu l’impression que les candidats n’utilisent pas toujours avec

discernement les indices qui leur sont fournis par le texte ou le dictionnaire. Nombreux sont ceux qui

ont littéralement embrouillé la moustache de l’homme assis au bar. Pourtant, cette moustache - et non

« ces moustaches » et encore moins « ces deux moustaches » - était lissée, « waxed at the ends »

(l.24). La définition du dictionnaire suggérait clairement le sens le plus courant du mot, c'est-à-dire

« ciré ». Le futur professeur de langue française aurait dû savoir que l’adjectif ne pouvait en aucun cas

être appliqué à une moustache et que, dans le cas présent, « gominé » était un choix plus judicieux.

Page 150: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Les collocations hasardeuses ont été très nombreuses dans la transposition de la forme et de

l’implantation de cette moustache : « des moustaches solides dont la pointe était arrondie avec de la

cire et qui ressortissait* tout à fait horizontalement au-dessus de sa lèvre » ou « de longues et flexibles

moustaches enduites de cire s’érigeant de façon absolument horizontale au-dessus de sa lèvre » ou

encore « une moustache gelée à ses extrémités qu’il arborait de façon absolument horizontale ». Il est,

dans pareils cas, difficile de déterminer ce qui relève du contresens dans la langue-source ou/et d’une

maîtrise insuffisante de la langue-cible. Sachant que les candidats sont des enseignants de langue

française en puissance, le jury a senti plus d’une fois, à défaut de moustache, ses poils se hérisser.

Les verbes prépositionnels et à particule ont été tout autant malmenés, en dépit du dictionnaire. Pour

la traduction de « lounge about », « sidle off », « burst out » et de « run off », le chassé-croisé, procédé

de traduction auquel on a fréquemment recours (voir le rapport de l’an dernier) n’a pas toujours été

rendu ni même perçu. Ceci a parfois donné lieu à des contresens dont certains, comme pour « lounge

about », étaient d’autant moins pardonnables que la collocation figurait dans les dictionnaires et que la

définition donnée était explicite: “mainly used in British English to suggest that you spend your time in

a relaxed and lazy way sometimes when you should be doing something useful”. Le jury a donc

sévèrement sanctionné les traductions comme « la jeune femme fit des siennes en déambulant autour

de la maison », « en s’allongeant presque entièrement nue autour de la maison », « en faisant le tour de

la maison d’à côté » ou encore « en traînant autour de la maison sans rien faire de précis ». Dans les

deux dernières traductions, au contresens sur « about », s’ajoute celui sur « next to nothing on », tout

aussi désolant. Il est compréhensible que Vanessa en exhibitionniste contorsionniste, telle qu’elle a été

fantasmée par trop de candidats peu attentifs au texte à traduire, ait décontenancé un jury pourtant

aguerri.

Pour ce qui est de la traduction de «Billy burst out », les candidats ont souvent calqué en sous-

traduisant, « Billy éclata » ou sur-traduisant, « Billy explosa », et rarement bien rendu l’impétuosité

du jeune homme qui « n’y tenant plus », coupe la parole à sa mère pour lui annoncer la grande

nouvelle.

Nombreux également ont été les calques lexicaux sur un texte qui se prêtait pourtant peu à des

traductions littérales, même si certaines expressions devaient être prises à la lettre, la traduction de

« sheepish smile » ou de «gone out of her way » ayant déjà été évoquée. Traduire, dans la première

phrase, « shoreleave » et « tour of duty », par « weekend de détente sur la côte » et « voyage

d’affaires », traductions fréquentes, prouvait que le candidat n’avait pas lu le passage en entier avant

de commencer sa traduction. Traduire « had felt it her uncomfortable duty » (l.14) par « avait senti de

son devoir désagréable », « a celebratory glass of champagne » (l.17) par « une coupe de champagne

de félicitation » ou « une coupe commémorative », « with expressions » (l.20) par « avec des

expressions » et « in a blazer » (l.22) par « dans un blazer » prouvait de surcroît que son français était

Page 151: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

défaillant. Comment dès lors espérer que ces mêmes candidats perçoivent les connotations

subrepticement péjoratives de « loose », appliqué à la bouche et au corsage de Vanessa. L’acception la

plus courante de cet adjectif est certes « lâche », « ample », « flottant ». Mais il aurait été pertinent de

noter que l’adjectif a également des connotations morales, évoquées par les dictionnaires unilingues :

“ if someone describes a woman’s behaviour as loose, they disapprove of that person because they

think that she has sexual relationships with too many people”. L’adjectif « loose » dénote en fait

discrètement et subtilement les mœurs légères que Muriel croit percevoir chez sa future bru. Les

traductions qui l’ont perçu et tenté de le rendre ont été bonifiées.

Ce sont enfin les contresens, et pas des moindres, qui ont interpellé le jury. Force est de constater

que certains agrégatifs ne connaissent toujours pas les jours de la semaine, substituent sans états d’âme

la cuisse au genou, la robe de chambre au déshabillé, l’Antarctique à l’Arctique et traduisent

«weekend » par semaine, « an elderly man » (l.25) par « une femme âgée », « the lounge of the

Sandbourne hote l» (l.19) par « la salle commune » ou « la salle de détente », « shortly before they left

the hotel » (l.20) par « peu de temps avant qu’ils eurent quitté l’hôtel » ou « peu de temps après leur

arrivée à l’hôtel » et « that they were going to get married on his next leave » (l.15) par « qu’ils

allaient se marier dés son prochain départ » ou « après son prochain départ » au mépris de toute

logique.

Dans certains cas, le contresens est probablement induit par une lecture trop rapide du texte - « by

Saturday » n’a pas le même sens que « on Saturday », « to take them at lunchtime » ne veut pas dire

« to take them for lunch » - ou provient d’un choix non pertinent d’adverbe. Dire « cela avait

certainement semé le trouble », « il avait sûrement fait sensation » ou « il avait probablement

provoqué une vague d’excitation », n’a pas le même sens que de dire « cela n’avait pas manqué de

susciter un certain émoi ».

A d’autres endroits, le contresens témoigne d’une connaissance trop approximative, dans la langue-

cible d’un lexique qui n’a pourtant rien de technique, comme lorsque «sleeveless top » (l.18) est

traduit par « chemisette » et « blazer » (l.26) par « costume » ou « manteau ». Le jury a également

diagnostiqué une difficulté à décomposer les adjectifs composés. « A brass-buttoned blazer » a été

traduit alternativement par « un costume aux boutons militaires », « une veste boutonnée de travers »,

« un manteau décoré de médailles », « une veste avec des boutons de manchette » et « une veste ornée

d’un écusson », cette liste n’étant évidemment pas exhaustive.

Assez souvent, la recherche d’une logique fondée sur un élément mal compris a mené à des

aberrations comme dans cette copie où le candidat a traduit « reined in hilarity » (l.23) par « un même

coup de fouet provoquant l’hilarité », telle autre où la collocation « a peal of giggles » (l.30) a été

rendue par « toute une gamme de hoquets » et telle autre enfin où le syntagme « then [her eyes]

sliding back to Billy’s[eyes] » (l.21) a été traduit par « puis elle se glissait derrière le dos de Billy ».

Certains contresens frisent le non sens quand ils portent sur tout un segment de phrase. Ce n’est plus

Page 152: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

alors simplement le choix de lexique qui est à mettre en cause, mais également la syntaxe de la phrase

française.

Problèmes de syntaxe.

C’est dans l’écart à la norme que se définit le style d’un auteur. Le traducteur, pour sa part, se doit

d’essayer de respecter le style de l’auteur tout en restant dans les normes syntaxiques de la langue

française, ce qui est parfois une gageure. Le jury s’est maintes fois demandé si tous ces candidats dont

la traduction se jouait à ce point de la norme étaient conscients du risque qu’ils encouraient de se

mettre hors-jeu dans un concours de recrutement.

Les fautes de syntaxe ont généralement été de deux ordres. Elles ont été d’abord causées par des

erreurs dans l’analyse des longues phrases de James Lasdun, erreurs quelquefois induites par des

carences lexicales. Ces phrases ont déjà été évoquées dans l’analyse liminaire. Les fautes de syntaxe

sont également dues à une méconnaissance des structures syntaxiques de la langue française, portant

même, dans certains cas, sur des structures simples. Des phrases comme « et qui fit la fille se tordre »,

« l’idée de la fille à propos du vêtement à choisir », « une fille qu’il n’avait pas fréquenté* durant plus

de quelques semaines », « se mit à rire et après avoir vainement tenté de le réprimer », « la trouvaille

concernant la tenue de la fille résidait dans l’échange », « jusqu’à la fuite en courant pour les toilettes

pour dames » font, il va sans dire, mauvaise impression. Dans certains cas, c’est le sens même de la

phrase anglaise qui est altéré, comme dans la formulation « avant de pouvoir parler, Vanessa explosa

dans un éclat de rire », qui laisse entendre que c’est Vanessa qui était sur le point de parler alors que,

dans le texte anglais, c’est clairement Muriel.

Les candidats devraient donc prendre le temps de se relire et être plus attentifs, non seulement au

texte à traduire, mais également à ce qu’ils ont eux-mêmes écrit. Le jury entend leur rappeler qu’il est

plus prudent d’éviter les réagencements injustifiés, et les déplacements abusifs de syntagmes au sein

des phrases complexes afin d’éviter les ruptures de syntaxe, très pénalisantes quand elles mènent au

non sens.

Problèmes de langue.

Comme il l’a été dit précédemment, de graves maladresses et défaillances dans la langue-cible ont

lourdement pénalisé certaines prestations. A ce stade, le jury préfère parler de langue-cible plutôt que

de langue maternelle car il a été confronté à des copies dont il est difficile de croire qu’elles aient été

rédigées par des francophones, et terrifiant de penser que leurs auteurs puissent se retrouver en

situation d’enseigner la langue française. Il s’était promis d’évoquer ce point dans le rapport.

Page 153: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Ceci étant, il ose espérer que les « était assi »*, « elle ressortissait »*, « cela avait créer »*, « l’a prit à

part »*, « aux doigts vernis en roses »*, « s’entant l’importance »* et autres barbarismes n’étaient que

des étourderies. La dérive orthographique ne semble néanmoins pas avoir été endiguée, en dépit des

avertissements répétés des jurys précédents. En témoigne le nombre non négligeable de « bouttons »,

« jetta », « discutter », « refreiné », décolté », « pallier », « emprunt de » et « sussurrant » disséminés

dans les copies.

En outre, il semble pertinent de rappeler que les temps ne sont pas interchangeables. Le jury attendait

légitimement des candidats qu’ils respectent la concordance des temps et s’en tiennent

scrupuleusement à la stratégie adoptée pour la traduction du prétérit. De plus, en n’étant pas

suffisamment attentifs au choix de temps, ces derniers ont parfois fait des contresens sur certains

syntagmes : « cela allait sans doute provoquer le trouble » ne veut pas dire la même chose que « cela

n’avait pas manqué de susciter un certain émoi ».

Plus inquiétant, si les futurs maîtres ne maîtrisent pas, entre autres, les règles d’accord du participe

passé (« l’idée qu’avait eu »*, « s’était faite remarquée »*) et celles de l’utilisation du subjonctif

(« jusqu’à ce qu’il l’ai suivi à l’étage »*, « avant qu’elle ne pût prononcer un seul mot »*), comment

pourront-ils les transmettre à leurs élèves? Question lancinante de la vieille garde qui entend attirer

une nouvelle fois l’attention de ceux qui vont prendre sa relève.

Bilan.

Ce texte tout en demi-teintes ne cherchait en aucun cas à piéger le candidat par du vocabulaire

technique, des collocations intraduisibles ou de trop grandes subtilités dans le système temporel. Il ne

visait pas non plus à l’embourber dans les méandres de phrases tortueuses. Il avait été choisi pour la

latitude qu’il lui offrait de témoigner de sa capacité à comprendre la lettre et l’esprit d’un texte

littéraire en anglais pour ensuite les transposer en français où, en tant que futur professeur de langue et

de littérature, il se doit de faire preuve d’aisance, voire de virtuosité.

C’est bien souvent cette aisance qui a fait défaut à ces candidats qui, certains d’avoir réussi la

version et déçus de leur note, sont prompts à mettre le jury en cause. Ce sont en fait les diverses

défaillances dans les deux langues qui les ont pénalisés et qui expliquent une moyenne d’épreuve

relativement basse, 6,52.

Cette note moyenne, grevée par des prestations inachevées ou d’une indigence que le jury aurait

souhaitée plus rare et qu’il a dû sanctionner sévèrement, est heureusement très en deçà des notes

obtenues par les candidats dans les meilleures copies. Le plaisir que ces « happy few » semblent avoir

pris à transposer les collocations subtiles et souvent franchement drôles de James Lasdun et la

virtuosité avec laquelle ils ont fluidifié ses phrases complexes sans en trahir la facture ont réconforté

un jury trop souvent partagé entre désarroi et crise de rire. Qu’ils soient remerciés, puisqu’en attendant

Page 154: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

de pouvoir leur passer le témoin, le jury a troqué sans regret, pour sa proposition de traduction,

quelques unes de ses formulations trop pointilleuses pour celles, plus sémillantes, glanées dans leurs

copies.

Pascale Vieu.

Proposition de traduction.

Il avait rencontré cette fille, Vanessa, lors de son premier week-end de permission à terre, après une

longue campagne dans l’Arctique. Ramener une fille à la maison n’était pas dans ses habitudes,

surtout s’il ne la connaissait que depuis quelques semaines. Prenant la mesure de l’événement, Muriel

s’était donné beaucoup de mal pour lui faire bon accueil. Et pourtant, tous ses efforts pour se montrer

aimable avec Vanessa - une fille au teint blafard, avec une grande bouche molle et de longs doigts aux

ongles vernis de rose - se heurtèrent à ce qui semblait être de la méfiance teintée d’ironie. A

l’évidence, le week-end allait être une véritable épreuve.

Le samedi soir, le jeune femme s’était déjà distinguée par sa façon de traîner dans la maison, à

moitié nue, s’asseyant sur les genoux de Billy pendant les repas, lui donnant à manger à la cuillère, lui

susurrant des niaiseries à l’oreille tandis que Muriel tentait vainement d’en savoir plus sur sa mission

dans l’Arctique ; finalement, avec un petit sourire gêné, il avait quitté la table et suivi docilement la

fille à l’étage.

Elle ne s’était pas trompée. Le dimanche matin, Billy la prit à part pour lui demander ce qu’elle

pensait de Vanessa. A peine avait-elle commencé à lui répondre, pesant soigneusement ses mots,

tâchant de concilier franchise et diplomatie, que Billy, n’y tenant plus, lui annonça qu’il avait demandé

à la fille de l’épouser et qu’ils comptaient se marier lors de sa prochaine permission.

Du coup, Muriel, malgré ses réticences, s’était sentie obligée, pour fêter l’événement, de les inviter

à midi boire une coupe de champagne à l’hôtel Sandbourne… Pour la fille, s’habiller pour l’occasion

avait consisté à troquer son déshabillé pour un short tyrolien assorti d’un corsage sans manches très

décolleté qui semblait destiné à attirer tous les regards masculins. Sa tenue n’avait pas manqué de

susciter un certain émoi dans les salons de l’hôtel Sandbourne.

Peu avant qu’ils quittent l’hôtel, quelque chose derrière Muriel retint l’attention de la fille. Ses yeux

ne cessaient d’aller et venir entre un point situé juste au-dessus l’épaule de Muriel et Billy, dont elle

cherchait le regard, donnant l’impression d’une hilarité contenue. A plusieurs reprises, Billy jeta un

coup d’oeil furtif en direction du bar, puis croisa le regard de Vanessa, avec une expression qui passa

de la perplexité à la même irrépressible envie de rire, comme s’il comprenait peu à peu les règles d’un

jeu qu’ils étaient seuls à connaître. S’efforçant dans un premier temps d’ignorer leur manège, Muriel

finit par se retourner pour voir ce qu’ils regardaient. Un homme d’un certain âge vêtu d’un blazer à

boutons dorés était assis au bar. Il avait le visage rougeaud, les cheveux blancs et une longue

Page 155: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

moustache blanche rigide tournée et gominée aux extrémités, parfaitement à l’horizontale au-dessus

de sa lèvre supérieure.

L’air réprobateur, Muriel se tourna vers Billy, mais, avant même qu’elle n’ait eu le temps de dire

quoi que ce soit, Vanessa laissa échapper de petits gloussements puis, sans faire beaucoup d’efforts

pour se retenir, partit d’un éclat de rire incontrôlable et plutôt terrifiant qui, bien que mystérieux quant

à sa cause précise, était indéniablement la preuve, pour Muriel, d’un esprit aussi cruel que retors. Ce

rire plia en deux la jeune femme, comme prise de convulsions, jusqu’au moment où elle partit en

courant aux toilettes, le visage ruisselant de larmes.

Page 156: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

ESPAGNOL

VERSION

Tenía los bigotes más rígidos que nunca; tanto, que una mosca podría haber caminado por ellos

igual que un convicto sobre la plancha de un barco pirata. Sólo que no hay mosca que sobreviva

dentro de una cámara frigorífica a treinta grados bajo cero: y tampoco Néstor Chaffino, jefe de cocina,

repostero famoso por su maestría con el chocolate fondant, el dueño de aquel bigote rubio y

congelado. Y así habrían de encontrarlo horas más tarde: con los ojos muy abiertos y atónitos, pero

aún con cierta dignidad en el porte; las uñas garfas arañando la puerta, es cierto, pero conservaba en

cambio el paño de cocina colgado de las cintas del delantal, aunque uno no esté para coqueterías

cuando la puerta de una cámara Westing-house del año 80, dos metros por uno y medio, acaba de

cerrarse automáticamente a sus espaldas con un clac.

Y clac es el último sonido exterior que uno percibe antes de admirarse de su pésima suerte,

carajo, no puede ser, porque la incredulidad siempre antecede al miedo, y luego: Dios mío, pero si esto

no me ha ocurrido nunca, a pesar de que ya se lo habían advertido los guardeses de la casa antes de

marcharse y a pesar también de que hay un aviso en tres idiomas en un lugar muy visible de la cocina

sobre la conveniencia de no olvidar algunas aburridas precauciones, como levantar el pestillo para

evitar que la puerta de la cámara se cierre por descuido. Nunca se puede estar seguro del todo con

estos aparatos antiguos. «Pero por amor de Cristo, si no habré tardado más de dos minutos, o tres a lo

sumo, en apilar mis diez cajas de trufas de chocolate heladas.» Y sin embargo la puerta ha hecho clac,

no cabe duda. Clac, la fastidiaste, Néstor. Clac, ¿y ahora qué? Mira el reloj: las agujas fosforescentes

marcan las cuatro de la mañana, clac, y ahí está él completamente a oscuras, dentro de la gran cámara

frigorífica de esta casa de veraneo, ahora casi vacía después de una fiesta en la que quizá han desfilado

una treintena de invitados... Pero pensemos, pensemos, por todos los diablos —se dice—, ¿quiénes son

las personas que se han quedado a pasar la noche?

Vamos a ver: están los dueños de la casa, naturalmente. También Serafín Tous, ese viejo amigo

de la pareja que llegó a última hora. Da la casualidad de que Néstor lo había conocido semanas atrás,

aunque muy brevemente, eso sí. Luego están los dos empleados de su empresa de comidas a domicilio

La Morera y el Muérdago a los que había pedido que se quedaran para ayudarle a recoger al día

siguiente: Carlos García, su buen amigo, y también el chico nuevo (Néstor nunca acierta a la primera

con su nombre). ¿Karel? ¿Karol? Sí. Karel, ese muchacho culturista checo tan despierto para todo, que

lo mismo bate claras a punto de nieve que descarga cien cajas de coca-cola sin un jadeo, mientras

tararea Lágrimas negras, un son caribeño, pero con demasiado acento de Bratislava.

Page 157: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

¿Cuál de ellos escuchará sus gritos, atenderá a sus golpes contra la puerta, a las repetidas

patadas, bang, bang, que retumban dentro de su cabeza como otras tantas patadas en el cerebro?

Carajo, no puede ser, en treinta años de profesión ni un accidente, pero qué ironías.

Carmen Posadas, Pequeñas infamias, Planeta [1998] 2006, p. 9-11.

Page 158: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

CORRIGÉ PROPOSÉ26

Il avait la moustache plus raide que jamais ; si raide qu’une mouche aurait pu y marcher dessus

comme un bagnard (condamné) sur la planche (passerelle) d’un bateau de pirates. Sauf qu’aucune

mouche (A ceci près que ; A ce détail près que) ne peut survivre dans une chambre froide à trente

degrés en-dessous (au-dessous) de zéro : et pas davantage Néstor Chaffino, chef de cuisine, pâtissier

célèbre pour la maestria (le brio) avec laquelle (avec lequel) il préparait le fondant au chocolat (son

habileté à préparer le…), le propriétaire de cette moustache blonde et congelée. Et c’est ainsi qu’on

devait le retrouver (allait le retrouver) quelques heures plus tard : les yeux grand ouverts et stupéfaits,

mais avec une certaine dignité dans l’allure; les ongles acérés griffant la porte, c’est vrai (certes), mais

il avait encore, en revanche, le torchon accroché aux cordons de son tablier (passé dans la ceinture

de…), même si la coquetterie n’est pas la première préoccupation d’un homme (est le cadet des soucis

d’un homme ; même si on ne cherche pas à être coquet) quand la porte d’une chambre froide Westing-

house 1980, deux mètres sur un mètre cinquante, vient de se refermer automatiquement sur (derrière)

lui (dans / derrière son dos / derrière soi) en faisant clac (d’un clac).

Et ce clac est le dernier son extérieur que l’on perçoit (le dernier son que l’on perçoit de

l’extérieur) avant de s’étonner de son incroyable malchance, putain (bon sang) c’est pas vrai (c’est

pas possible), car l’incrédulité précède toujours la peur, et puis : mon Dieu, mais ça ne m’est jamais

arrivé, et pourtant les gardiens de la maison l’avaient bien prévenu avant de partir et en plus il y a

aussi une note (un avertissement) en trois langues affiché(e) dans un endroit très visible de la cuisine

disant qu’il convient de ne pas oublier certaines précautions ennuyeuses (fastidieuses), comme celle de

laisser le loquet relevé pour éviter que la porte de la chambre froide ne se referme par mégarde. On ne

peut jamais être tout à fait sûr avec ces appareils anciens (ces vieux appareils). « Mais bon Dieu, je

n’ai pas dû mettre plus de deux minutes, ou trois tout au plus (au maximum), à ranger mes dix boîtes

de truffes en chocolat glacées. » Et pourtant la porte a fait clac, il n’y a pas de doute. Clac, tu t’es fait

avoir, Néstor. Clac, et maintenant qu’est-ce qu’on fait (que faire ?) ? Il regarde la pendule : les

aiguilles phosphorescentes marquent (indiquent) quatre heures du matin, clac, et le voilà (il est là)

dans le noir complet, à l’intérieur de la grande chambre froide de cette maison de vacances (résidence

secondaire), désormais (maintenant) presque vide après une fête (réception) pendant laquelle (où) ont

peut-être défilé une trentaine d’invités… Mais réfléchissons, réfléchissons, par tous les diables —se

dit-il— quelles sont les personnes qui sont restées passer la nuit ?

Voyons voir : il y a les propriétaires de la maison, naturellement. Serafín Tous aussi, ce vieil

ami du couple qui est arrivé à la dernière minute. Le hasard veut que Néstor ait fait sa connaissance

quelques semaines plus tôt, fort brièvement, il est vrai. Ensuite il y a les deux employés de son

entreprise de restauration à domicile Le Mûrier et Le Gui à qui il avait demandé de rester jusqu’au

26 Les parenthèses en italiques sont des variantes qui ont été acceptées mais nous rappelons qu’il ne faut pas

proposer des variantes sur la copie de concours.

Page 159: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

lendemain pour l’aider à tout remballer : Carlos García, son fidèle (grand) ami, et aussi le nouveau

(Néstor n’arrive jamais à se rappeler son nom du premier coup). Karel ? Karol ? Oui. Karel, ce jeune

culturiste tchèque si éveillé pour tout, qui bat les blancs en neige aussi bien qu’il décharge cent caisses

de Coca-Cola sans s’essouffler tout en fredonnant Lágrimas negras, une chanson (un air) des

Caraïbes, mais avec quand même un peu trop l’accent de Bratislava.

Lequel d’entre eux entendra ses cris, réagira à ses coups contre la porte, ses coups de pied

répétés, bang, bang, qui résonnent dans sa tête comme autant de coups dans son cerveau ? Putain, c’est

pas vrai (c’est pas possible), en trente ans de métier pas un seul (jamais un) accident, non vraiment

quelle ironie [du sort].

Page 160: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

RAPPORT DU JURY

Introduction

Le texte proposé à la session de 2008 était extrait du premier chapitre intitulé « Néstor, el

cocinero » du roman de Carmen Posadas (née en Uruguay en 1953) Pequeñas infamias publié

en 1998. Il correspondait précisément aux premières lignes de ce roman aux multiples facettes, à la

fois récit d’intrigue, satire sociale et portrait psychologique d’une galerie de personnages. Ce texte qui

décrit l’enfermement malencontreux et la mort du cuisinier Néstor Chaffino dans une chambre froide

pouvait surprendre ou dérouter les candidats par son ton humoristique, ses images ou ses

comparaisons, le point du vue adopté (celui du personnage victime d’un hasard malheureux et celui du

narrateur) et la langue plutôt familière. Cependant, dans l’ensemble, les copies ont été en général

mieux restituées que lors de la session 2007 et les résultats ont été légèrement meilleurs : les notes se

sont échelonnées entre 0,25/20 et 17,5/20 et la moyenne de l’épreuve a été de 7,85/20. De très bonnes

copies ont donc côtoyé des copies incohérentes ou inachevées. Cette disparité révèle qu’un grand

nombre de candidats n’ont pas préparé cette épreuve ou pire encore ont choisi la langue espagnole au

hasard sans peut-être l’avoir pratiquée dans leur cursus universitaire. Preuve en est l’incapacité (même

avec un dictionnaire unilingue) de traduire des mots transparents (« culturista » traduit par « cultivé »,

« checo » par « sec ») ou ceux que l’on apprend dès le collège (« bigote » traduit par « barbe »,

« rubio » traduit par « roux » ou « chauve » !). Preuve en est aussi le fait que dans de nombreuses

copies des passages entiers à l’intérieur du texte ont été délibérément non traduits. La proximité avec

la langue française ne doit pas faire oublier que cet exercice qui exige de la rigueur et de la réflexion

nécessite un entraînement régulier et poussé.

Principales erreurs commises

Les fautes d’orthographe tout d’abord ont été encore trop nombreuses pour de futurs

enseignants de lettres et ont été sanctionnées rigoureusement : il est surprenant de trouver des mots

courants mal orthographiés (« évidamment », « halletant », « hâlletant », « dans le maintient du

corps », « guardiens »…). Une relecture attentive devrait permettre de limiter le nombre de fautes dues

à un manque de vigilance lors de la rédaction de la traduction. De même, il est inadmissible de trouver

des erreurs sur l’accord du participe passé (par exemple, « ont défilés ») ou des verbes à la première

personne du singulier de l’imparfait écrits avec un « t ». Trop de copies ont également malmené

l’accentuation : des mots tels que « pâtissier » (« patissier ») ou « bateau » (« bâteau ») ont été trop

souvent mal accentués. Dans les expressions « On ne peut jamais être tout à fait sûr » ou encore « je

n’ai pas dû mettre plus de… », ce sont les accents qui ont été oubliés. Enfin, les fautes d’accents dans

certaines formes verbales ont été moins fréquentes mais sanctionnées bien sûr plus sévèrement.

Par ailleurs, des erreurs sur le lexique français (barbarismes, confusions entre des mots proches)

ont émaillé de trop nombreuses copies. Ainsi « caribeño » a été traduit par « caraïbique » (au lieu de

Page 161: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

« caribéen »), « cámara frigorífica » par « chambre frigorifique » voire « frigorifiée » (au lieu de

« chambre froide »), « jadeo » par « hâle » (au lieu de « halètement » du verbe « haleter » ou

« essoufflement ») etc. La version est un exercice rigoureux et exigeant qui impose une discipline et

une attention soutenues. Lorsque la vigilance est déficiente, elle peut conduire les candidats à faire des

choix inappropriés : dans la phrase « ¿Cuál de ellos escuchará sus gritos…? », « escuchar » doit se

traduire par entendre et non écouter ; dans « tenía los bigotes más rígidos… », « rígidos » a parfois

été traduit par « rigides », « drues », ce qui constitue de graves maladresses.

Les temps doivent aussi être respectés scrupuleusement ; or, beaucoup de candidats ont perdu

des points pour ne pas avoir su respecter la correspondance des temps : ainsi, l’imparfait dans

« conservaba en cambio el paňo de cocina… » a souvent été traduit par un plus-que-parfait « il avait

conservé en revanche… » ou encore le plus-que-parfait « ya se lo habían advertido los

guardeses… » a parfois été traduit par un passé composé « l’ont déjà prévenu… ». Nous ne saurions

trop recommander aux futurs candidats de connaître parfaitement les conjugaisons en français et en

espagnol de façon à éviter ce genre d’erreurs.

La rigueur est encore nécessaire lorsqu’il s’agit de respecter les adjectifs possessifs (« su

empresa » traduit par « l’entreprise »), les adjectifs démonstratifs (« ese muchacho » traduit par « le

garçon » ou « un garçon ») ou lorsque l’on aborde la question du genre et du nombre. Mais il convient

aussi de faire preuve de discernement car le passage de l’espagnol au français peut nécessiter parfois

quelques adaptations. Ainsi, certains substantifs peuvent s’employer au pluriel en espagnol alors que

ce n’est pas le cas en français. Ainsi, « tenía los bigotes… » devait se traduire par « il avait la

moustache » et non « il avait les moustaches ». Il en va de même pour des mots tels que « los celos/la

jalousie », « las cercanías/la banlieue »… Il conviendra donc de revoir les règles grammaticales

propres à l’emploi du genre et des articles définis ou indéfinis. Un pluriel peut indiquer par exemple la

périodicité en espagnol « los lunes voy a la piscina » qui se traduira en français par un singulier « je

vais à la piscine le lundi ». Par contre, certains substantifs s’emploient au singulier en espagnol alors

que le français préfèrera le pluriel « la basura/les ordures », « la fruta/les fruits ».

Mais ce sont surtout les erreurs sur la syntaxe espagnole qui ont conduit à de malheureux

contresens, lesquels sont le reflet certes d’une méconnaissance de la grammaire espagnole mais surtout

d’un manque de bon sens évident. Ces erreurs ont été très sévèrement sanctionnées et nous n’en

donnerons que quelques exemples. La phrase « Y así habrían de encontrarlo horas más tarde » a posé

bien des problèmes car les candidats ignoraient la valeur hypothétique du conditionnel, n’ont pas

reconnu la troisième personne du pluriel avec valeur indéfinie (cf. traduction de « on ») et la forme

d’obligation atténuée ou de projection dans le futur « haber de ». Elle a été ainsi trop souvent traduite

par « sans doute le retrouverait-on » ou « il faudrait le retrouver » (la bonne version était : « on devait

le retrouver quelques heures plus tard… »). De même, la phrase « si no habré tardado más de dos

minutos » a été traduite par « je n’aurai pas mis plus de deux minutes » car les candidats ignoraient la

Page 162: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

valeur hypothétique du futur et la valeur causale et familière de la conjonction « si » (la bonne

traduction était : « mais je n’ai pas dû mettre plus de deux minutes… »). Trop de copies ont aussi

achoppé sur la valeur impersonnelle de « uno » (cf. traduction encore de « on ») dans « aunque uno no

esté para coqueterías… » ou dans « Y clac es el único sonido exterior que uno percibe antes de

admirarse… ». C’est encore l’absence de bon sens et d’analyse logique rigoureuse qui a conduit de

nombreux candidats à mal interpréter le « Mira el reloj » du deuxième paragraphe qu’ils ont traduit par

« regarde ta montre » ou « regarde la pendule ». En effet, « Mira » pouvait être soit la deuxième

personne du singulier du verbe « mirar » à l’impératif soit la troisième personne du singulier au

présent de l’indicatif. La prise en compte du contexte et de la ponctuation permettaient d’écarter la

première hypothèse. Ajoutons enfin, que trop de candidats n’ont pas su identifier la forme impérative

dans « pensemos, pensemos » et ont traduit comme s’il était écrit « pensamos » (présent de

l’indicatif). Encore une fois, manque d’attention et de rigueur, fort préjudiciables lors d’une épreuve

écrite d’agrégation ! Il est en effet bien inquiétant de trouver des incohérences ou des traductions

farfelues qui ne s’expliquent pas seulement par le stress du concours. Ainsi, la comparaison à la

première phrase entre la mouche et le condamné a donné lieu à une traduction surréaliste avec un

avion devant se frayer un chemin sur une piste d’atterrissage. La traduction de « Néstor lo había

conocido semanas atrás » par « Néstor devrait le connaître des semaines plus tard » est un manque

manifeste de bon sens dans la mesure où le personnage est mort. Citons également la traduction

maintes fois farfelue des capacités de Karel dans le troisième paragraphe : « …tan despierto para todo

que lo mismo bate claras a punto de nieve que descarga cien cajas de coca-cola… » traduit par « aussi

intelligent pour tout qu’une canne frappant la neige ( !) », « celui la même [sic] qui se réjouit au

premier flocon de neige », « capable par temps clair ou sous la neige de décharger cent cageots de

coca-cola », « …qui frappait lui-même si parfaitement le tas de glace ». Rappelons que la version n’est

ni un exercice de réécriture libre du texte-support ni un exercice de calque mécanique (à ce propos, des

hispanismes ont été fréquents : « y tampoco Néstor » rendu par « et pas non plus Néstor » ou « su

maestría con el chocolate » traduit par « son art avec le chocolat » ou encore « con los ojos muy

abiertos » rendu par « avec les yeux très ouverts »).

Le problème de la traduction des noms propres et des prénoms

Nous rappelons qu’il ne convient pas de traduire un prénom sur trois ou quatre : soit on les

traduit tous s’ils ont leur équivalent en français soit on n’en traduit aucun. Or souvent, « Serafín » est

devenu Séraphin alors que « Carlos » est resté Carlos. Il est d’ailleurs malvenu de traduire en français

un prénom couplé à un nom espagnol. Par contre, pour ceux qui avaient choisi de laisser en espagnol

le nom de l’entreprise de traiteur à domicile, il convenait de laisser les deux articles en espagnol et de

ne pas faire un mélange de langues en gardant l’article « el » en français, ce qui donnait lieu à un

incongru « La Morera et Le Muérdago ».

Page 163: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Conseils

Nous ne saurions trop recommander aux candidats de la session prochaine de lire les rapports

des années précédentes et de travailler régulièrement et sérieusement la version : il faut se préparer à

l’épreuve tout au long de l’année et ne pas croire que l’espagnol est une langue qui s’improvise et

qu’elle peut servir de langue de secours car elle serait facile. Comme pour toutes les langues,

l’appréhension de sa syntaxe ainsi que ses difficultés morphologiques et verbales ne la rendent pas

plus facile d’accès à un candidat non préparé à l’épreuve. Rappelons qu’une bonne note à cette

épreuve peut faire la différence ou, en tous les cas, aider à obtenir l’admissibilité.

Par ailleurs, s’efforcer d’analyser minutieusement les temps et les modes, d’identifier les

difficultés, faire preuve de logique et de bon sens, bien utiliser un dictionnaire unilingue, lire des

ouvrages en espagnol pour acquérir un bagage lexical suffisant, éviter les omissions qui sont toujours

lourdement sanctionnées et relire très attentivement sa copie sont autant de gages de réussite de

l’épreuve de version.

Bibliographie

Ouvrages généraux :

•P. Salomon, La pratique de la version espagnole dans l’enseignement supérieur, Paris –

Gap, Ophrys, 1988.

•J. Boucher, M.C. Baro-Vanelli, Version espagnole. Méthode et lecture, Rosny, Bréal

Éditions, coll. Fort, 1993.

•F. Parisot, L’espagnol par la version. Version classique et moderne, Paris, Ellipses, 1996.

•J. Pérez, J.-M. Pelorson, Guide de la version espagnole, Paris, Armand Colin, coll. U2,

1996 (1ère éd. 1971).

•Alain Deguernel, Rémi Le Marc’hadour, Initiation à la version espagnole, Paris, Nathan,

coll. Fac., 2000 (réimpression 2004).

•Alain Deguernel, Rémi Le Marc’hadour, La version espagnole. Licence / concours, Paris,

Nathan, coll. Fac., 2001 (1ère éd. 1999).

Grammaires:

•Jean-Marc Bedel, Grammaire de l'espagnol moderne, Paris, PUF, Coll. Major, 3e éd. Mise

à jour, 2002.

•Patrick Charaudeau, Bernard Darbord, Bernard Pottier, Grammaire explicative de

l'espagnol, Paris, Nathan, 1994 [un peu plus complexe].

Page 164: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

•Pierre Gerboin, Christine Leroy, Grammaire d'usage de l'Espagnol contemporain, Paris,

Hachette Supérieur, 1994.

Dictionnaires unilingues :

•María Moliner, Diccionario de uso del español, Ed. Gredos, 2 volumes.

•Manuel Seco, Diccionario del español actual, Olimpia Andrés, Gabino Ramos, Aguilar

Lexicografía, 1999.

Christine AGUILAR-ADAN Frédéric BRÉVART

Nathalie DARTAI-MARANZANA Marie-Hélène GAR

Page 165: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Rapport de l'épreuve de version italienne du concours externe de recrutement de professeurs agrégés de Lettres Modernes (session 2008)

[L'épreuve de version dure 4 heures. L'usage d'un dictionnaire italien unilingue est autorisé]

La memoria dei dischi

Mi ero domandato nei giorni precedenti quale fosse l’io diviso di un bambino esposto a

messaggi di gloria nazionale mentre al tempo stesso fantasticava sulle nebbie di Londra, dove

incontrava Fantomas che si batteva contro Sandokan, tra una gragnuola di chiodaglia27 che sfondava i

petti e stroncava le braccia e le gambe dei compatrioti educatamente perplessi di Sherlock Holmes – e

ora apprendevo che negli stessi anni la radio mi proponeva come ideale di vita un contabile di poche

pretese che vagheggiava solo la tranquillità di una periferia. Ma forse questa era un’ eccezione.

Dovevo riordinare tutti i dischi, e per data, quando c’era. Dovevo ripercorrere anno per anno

il formarsi della mia coscienza attraverso i suoni che ascoltavo.

Nel corso del mio riordino, alquanto forsennato, tra una serie d’amor amor portami

tante rose, no tu non sei più la mia bambina, bambina innamorata, c’è una chiesetta amor nascosta in

mezzo ai fior, torna piccina mia, suona solo per me o violino tzigano, tu musica divina, un’ora sola ti

vorrei, fiorellin del prato e ciribiribin, tra le esecuzioni delle orchestre di Cinico Angelini, Pippo

Barzizza, Alberto Semprini e Gorni Kramer, su dischi che si chiamavano Fonit, Carisch, La Voce del

Padrone, col cagnolino che ascoltava col muso puntato i suoni che uscivano dalla tromba di un

grammofono, mi sono imbattuto in dischi di inni fascisti, che il nonno aveva riunito con uno spago,

come a volerli proteggere o segregare. Il nonno era fascista o antifascista, o nessuno dei due?

Ho fatto nottata ascoltando cose che non mi suonavano estranee, anche se di alcuni

canti mi venivano alle labbra solo le parole, e di altri la sola melodia. Non potevo non conoscere un

classico come Giovinezza, credo fosse l’inno ufficiale di ogni adunata.

Mi sembrava di conoscere da gran tempo le voci femminili del Trio Lescano. Riuscivano a

cantare in tre, con un effetto di apparente cacofonia, che risultava gradevolissimo all’orecchio. E

mentre i ragazzi d’Italia nel mondo m’insegnavano che il massimo privilegio era essere italiano, le

sorelle Lescano mi raccontavano dei tulipani d’Olanda.

Ho deciso di alternare inni e canzoni (probabilmente era così che mi arrivavano

attraverso la radio). Sono passato dai tulipani all’inno dei Balilla, e non appena ho messo il disco, ho

seguito il canto, come se recitassi a memoria. L’inno esaltava quel giovane coraggioso (fascista in

anticipo, visto che, come sanno le enciclopedie, Giovan Battista Perasso era vissuto nel Settecento)

che aveva lanciato il suo sasso contro gli austriaci scatenando la rivolta di Genova.

Umberto ECO, La misteriosa fiamma della regina Loana, 2004

27 Una gragnuola di chiodaglia : une grêle de mitraille

Page 166: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Proposition de corrigé (version italienne session 2008)

La mémoire des disques

Je m'étais demandé les jours précédents quel pouvait bien être le moi divisé / le moi clivé d'un

enfant exposé à des messages à la gloire de la nation alors qu'en même temps il fantasmait sur les

brouillards de Londres, où il croisait Fantômas qui se battait contre Sandokan, sous une grêle de

mitraille qui perforait les poitrails et tranchait / sectionnait les bras et les jambes des compatriotes

poliment perplexes de Sherlock Holmes – et maintenant j'apprenais que, ces mêmes années, la radio

me proposait comme idéal de vie un comptable sans grande ambition qui n'aspirait qu'à la tranquillité

d'une banlieue. Mais peut-être était-ce là une exception.

Je devais classer tous les disques, et par date, lorsqu'il y en avait une. A travers les sons que

j'écoutais, je devais reparcourir, année après année, les étapes de la formation de ma conscience.

Au cours de mon classement quelque peu frénétique, entre une série d'amour amour apporte-

moi plein de roses / couvre-moi de roses, non tu n'es plus mon enfant, mon enfant amoureuse, il y a

une petite église mon amour cachée parmi les fleurs, reviens mon coeur, ne joue que pour moi, ô

violon tzigane, toi divine musique, je te voudrais rien qu'une heure, petite fleur des champs, et

tralalalalère, entre les morceaux exécutés par les orchestres de Cinico Angelini, Pippo Barzizza,

Alberto Semprini et Gorni Kramer, sur des disques qui s'appelaient Fonit, Carisch, La Voix de son

Maître, avec le petit chien qui écoutait, le museau dressé, les sons qui sortaient du pavillon d'un

gramophone / phonographe, je suis tombé sur des disques d'hymnes fascistes, que mon grand-père

avait attachés ensemble au moyen d'une ficelle, comme s'il voulait les protéger ou les mettre à part.

Mon grand-père était-il fasciste, antifasciste ou ni l'un ni l'autre?

J'ai passé toute la nuit / une nuit blanche à écouter des choses qui ne m’étaient pas étrangères,

même si pour certains chants ne me venaient aux lèvres que les paroles, ou pour d'autres, seulement la

mélodie. Je ne pouvais pas ne pas connaître un classique tel que Giovinezza, l'hymne officiel, je crois,

de tous les rassemblements.

J'avais l'impression de connaître depuis fort longtemps les voix féminines du Trio Lescano.

Elles parvenaient à chanter à trois, produisant un effet d'apparente cacophonie mais qui se révélait

finalement très agréable à l'oreille. Et pendant que les enfants d'Italie dans le monde m'apprenaient

que le plus grand privilège était d'être italien, les sœurs Lescano me parlaient des tulipes de Hollande.

J'ai décidé d'alterner hymnes et chansons (c'était probablement ainsi qu'ils me parvenaient à

travers la radio). Je suis passé des tulipes à l'hymne des Balilla, et dès que j'ai mis le disque, j'ai suivi

le chant, comme si je le récitais par cœur. L'hymne célébrait ce jeune homme courageux (fasciste

avant l'heure, étant donné que, comme le savent les encyclopédies, Giovan Battista Perasso avait vécu

au dix-huitième siècle), qui avait jeté une pierre contre les Autrichiens, déclenchant ainsi la révolte de

Gênes.

Umberto ECO, La misteriosa fiamma della regina Loana, 2004

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Page 168: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Bilan chiffré

60 candidats ont choisi la langue italienne et composé, cette année (ils étaient 55 en 2007, 51 en

2006, 52 en 2005, 50 en 2004, 48 en 2003), confirmant une courbe globalement ascendante, ce dont

les correcteurs se félicitent.

Pour cette session, la moyenne des copies corrigées est de 09,53/20 (10,6 en 2007, 09,80 en 2006,

10,3 en 2005, 09,15 en 2004, 06,7 en 2003). Elle reflète un niveau tout à fait honorable et témoigne

d'une certaine continuité par rapport aux années précédentes.

Les notes des copies vont de 0,5 à 17,5/20 et se répartissent de la façon suivante:

17,5 : 3 copies

17 : 1 copie

16 : 1 copie

15 : 4 copies

14,5 : 2 copies

13,5 : 2 copies

13 : 1 copie

12,5 : 4 copies

12 : 2 copies

11,5 : 4 copies

11 : 1 copie

10,5 : 5 copies

10 : 1 copie

09,5 : 1 copie

09 : 2 copies

08,5 : 2 copies

08 : 4 copies

07,5 : 2 copies

07 : 3 copies

06,5 : 2 copies

06 : 3 copies

05,5 : 1 copie

04,5 : 1 copie

04 : 1 copie

02,5 : 1 copie

01,5 : 1 copie

0,5 : 5 copies

51,6% des copies ont obtenu au moins la moyenne.

Les auteurs de 9 copies se sont distingués par leur finesse et leur culture générale, tant dans la

compréhension du texte italien que dans sa restitution en langue française (des “trouvailles”

particulièrement convaincantes ont été valorisées en termes de points). Ils ont su par exemple

percevoir un “saut” de modalité de discours parfois abrupt (l'irruption non signalée par la ponctuation

de bribes de chanson dans un récit classique d'un point de vue narratif), ont bien compris la situation

romanesque imaginée par Eco : celle d'un homme amnésique tentant de reconstituer en chansons et

hymnes son passé tissé d'interrogations. Qu'ils en soient félicités!

La faiblesse de certains résultats vient d'une accumulation de contresens1 et de non sens2,

d'italianismes trahissant une trop grande servilité à l'égard du texte proposé, le tout souvent exprimé

1“Je ne pouvais pas connaître” au lieu de “Je ne pouvais pas ne pas connaître”, par exemple 2 “…le petit cheval boiteux… qui écoutait de son museau pointu…”; “GB Perasso avait été vu dans le dix-huitième”, “[Perasso] a jeté une pierre contre les Australiens qui incitaient à la révolte de Genève”

Page 169: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

en un français très défaillant3. Les candidats se doivent d'être particulièrement attentifs : les fautes,

oublis d'accent, de tiret, de majuscule sont sanctionnées.

Rappelons à ce titre l'utilité d'une relecture attentive, d'un entraînement à la pratique de la version,

qui ne saurait s'improviser le jour de l'épreuve et d'éventuelles révisions grammaticales de base

(différents temps et modes verbaux, pronoms personnels, règles de concordance des temps, phrases

hypothétiques, etc.).

Le jury attend des candidats le respect de quelques conventions : le titre de la version doit

toujours être traduit (contrairement à celui de l'œuvre dont le texte est extrait, indiquée à la fin). Les

prénoms italiens seront conservés pour des raisons de fréquence, de registre, de connotation pas

toujours correspondants entre les deux langues. Le bon sens exige le même maintien pour les

patronymes (ainsi, on ne pouvait accepter “Jean-Baptiste Pérasse” dans notre version). En revanche,

les toponymes de lieux connus et “homologués” doivent obligatoirement être traduits dans une

orthographe correcte. Ici, Genova a souvent été traduit par Genève (Ginevra, en italien), ou Gêne

amputé de son -s final. Rappelons que Gênes compte plus de 600 000 habitants, qu'elle est la 6ème

ville d'Italie par sa population. Sans exiger des candidats qu'ils soient des experts, on attend d'eux un

minimum de culture générale sur le pays dont ils traduisent la langue, en Histoire (avoir quelques

notions sur le fascisme, les Ballila, par exemple, aidait ici) comme en Géographie (connaître les 20

régions et leurs chefs-lieux).

Alinéas et paragraphes doivent être conservés par respect du texte original. La césure d'une

longue période syntaxique, en revanche, n'est pas proscrite : les phrases sont souvent plus longues

en italien et leur interruption par un signe de ponctuation en français, si elle intervient à bon escient,

n'est pas une trahison de sens. En l'occurrence, il était maladroit de trop “baliser” par des signes de

ponctuation ce passage du texte où Umberto Eco s'amuse à “distiller” par surprise et dans un désordre

apparent des phrases de chansons sans logique, sinon celle du hasard qui place tel ou tel disque entre

les mains du narrateur, produisant un résultat confus et désordonné, à l'image de sa mémoire en

chantier.

Il faut soigner un tant soit peu la présentation et l'écriture : certaines graphies sont assez

rédhibitoires pour le lecteur. La multiplication des possibilités de traductions, enfin, est

sanctionnée car un choix doit être fait par le candidat et non par le correcteur (même si l'une des

propositions est très satisfaisante, elle n'est pas retenue).

Le roman, le texte

La misteriosa fiamma della regina Loana, “roman illustré”, est paru en 2004 en Italie (éd. Bompiani),

et a été traduit en français un an plus tard chez Grasset.

3“comme s'il aurait voulu”, “tranquilité”, “banlieu”, “agréabilissime”, “couragieux”, les “nèges”…

Page 170: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Umberto Eco, né dans le Piémont en 1932, professeur de sémiotique, directeur des études littéraires à

l'Université de Bologne, chroniqueur à l'Espresso, auteur de nombreux essais et recueils traduits dans

le monde entier, ainsi que d'œuvres de fiction (Le nom de la rose, publié avec le succès que l'on sait

en 1980 et adapté au cinéma par Jean-Jacques Annaud) raconte ici comment un libraire antiquaire de

renommée mondiale et quasi sexagénaire, surnommé Yambo, victime d'amnésie à la suite d'un coma,

se lance dans un “jeu de piste” à la quête de sa mémoire perdue, à l'aide de son entourage et d'un

séjour évocateur dans sa maison de famille à la campagne. Là, le souvenir des choses lues, ressenties,

entendues à la radio et fredonnées lui revient petit à petit. Du passé émergent entre autres les étapes

de sa vie de jeune garçon à l'époque de Mussolini, et au-delà, toute une chronique familiale et

politique du “ventennio” fasciste. Et la réponse à la lancinante question : fut-il du “bon côté”?

Corrigé détaillé

- l’io diviso di un bambino … le moi divisé / le moi clivé (expression particulièrement adaptée). On a

aussi accepté le moi pourfendu (un hommage à Calvino?).

- esposto a messaggi di gloria nazionale … exposé à des messages à la gloire de la nation. Attention

au respect des articles : … messaggi = des messages, et non les messages.

- le nebbie di Londra … les brouillards / brumes de Londres. Rappel lexical: le nuage = la nuvola, la

neige = la neve

- sfondava i petti e stroncava le braccia e le gambe… perforait les poitrines / poitrails et sectionnait /

tranchait / amputait les bras et les jambes. Conserver l'idée de coupure nette. On a trouvé brisait les

cœurs et cassait les pieds, une proposition qui témoigne d'une louable volonté de convoquer des

expression idiomatiques, mais en l'occurrence, les rêveries de l'enfant l'amenaient à imaginer des

scènes autrement plus sanguinaires et “premier degré”.

- compatrioti educatamente perplessi… des compatriotes poliment perplexes. Educato = poli. Ici, il

n'est pas question de formation ou d'être formé à la perplexité

- e ora apprendevo… et j'apprenais à présent. ora peut être adverbe (=à présent, maintenant) ou

conjonction (=or). Ici, c'est la première des acceptions qu'il convenait de choisir, en observant la

construction binaire de la phrase qui oppose deux moments et non deux affirmations : Mi ero

domandato nei giorni precedenti quale fosse (…) e ora apprendevo… On a refusé : … or j'apprenais,

et alors j'apprenais

- un contabile di poche pretese… un comptable peu ambitieux / de peu d'envergure / sans grande

ambition. Poche est le féminin pluriel de poco (adjectif) et n'a aucun rapport avec tascabile (=de

poche) trop souvent choisi. Poche se rapporte en genre et en nombre à pretese. Le sens de un

comptable de poche est des plus obscurs...et cela devait pousser le candidat à envisager une autre

solution de traduction.

Page 171: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

- …che vagheggiava solo la tranquillità di una periferia… qui n'aspirait qu'à la tranquillité d'une

banlieue. Vagheggiare est un verbe transitif en italien, mais pas ses équivalents français (aspirer à,

rêver de)

- Dovevo riordinare tutti i dischi… Je devais reclasser tous les disques. Tous mes disques a aussi été

accepté (même s'il s'agit plus probablement de ceux du grand-père, la probabilité que le narrateur-

enfant à l'époque- en ait été le propriétaire est faible) mais l'adjectif possessif est souvent omis en

italien. Autre exemple, plus loin : Il nonno era fascista o antifascista? Ici, le sens exigeait que l'on

restaure le possessif : Mon grand-père était-il fasciste ou antifasciste?

- …riordino, alquanto forsennato… classement /rangement quelque peu / plutôt / frénétique.

- ... tra una serie d’amor amor... entre une série d’amour amour...On l‘a déjà dit plus haut : ce

passage gagnait à ne pas être “surtraduit” (un candidat a précisé - commettant de plus un faux sens - :

... entre une série de titres de chansons d’amour :...), ni excessivement balisé par une ponctuation

trop explicite comme les deux points et les guillemets utilisés pour chaque citation supposée (or

comment être sûr de ne pas “couper” au mauvais endroit?) et qui de plus cassent le rythme de la

phrase.

- ... portami tante rose : ...apporte-moi plein de roses / une brassée de roses ... ou même ... couvre-

moi de roses. Plusieurs possibilités étaient acceptables, mais dans tous les cas, l’impératif (avec

enclise du pronom COD mi) était à respecter. Rappelons que les fautes sur les verbes sont assez

sévèrement sanctionnées (ceux-ci étant des éléments fondamentaux de la phrase). Même remarque

pour les deux impératifs torna et suona. Le premier, par ailleurs, signifie reviens et non tourne

(=gira) et encore moins retournes-y (=tornaci ). Attention aux italianismes!

Le conditionnel vorrei doit être traduit fidèlement :il ne s’agit pas d’un futur (=vorrò) et il faut bien

l'orthographier (je voudrais).

- ... suona solo per me o violino tzigano ... ne joue que pour moi, ô violon tzigane ... Il violino n’est

pas le violoncelle. Ici, la culture générale devait faire pencher pour la solution juste. La conjonction o

ne signifie pas ou bien dans la phrase. Le contexte indiquait clairement l’“apostrophe”. Même

observation pour ... tu musica divina ... toi, divine musique... l’auteur de la chanson s’adresse

directement à la musique, et ne fait pas allusion à la musique divine du violon évoqué juste avant

dans l’énumération (ce serait dans ce cas : la tua musica divina).

- ... chiesetta, , fiorellin ... les suffixes diminutifs (et autres, bien sûr) apportent une “saveur” et une

nuance en italien, qu’il ne faut pas négliger dans la version française : une petite église/ une

chapelle... fleurettes...

- ...e ciribiribin : ... et tralalalalère... Ciribiribin est une onomatopée et le titre d’une chanson du trio

Lescano. Une onomatopée qui a été traduite de multiples façons, plus ou moins heureuses. Ont été

acceptés tralalère, tralalalala, tradéridéra, mais pas des inventions non répertoriées comme

chabadabadeur, taditadida, ou des onomatopées certes existantes, mais mal adaptées au contexte

comme zaï zaï zaï zaï, larirette larirette, patati patata (convenant mieux à des mots), et tout le

Page 172: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

tintouin... On a parfois été dans le non sens : ... et coquelicot, ... et gazouillement, ... et florilège, ... et

chérubin (la proximité sonore, probablement?), et eaux de rose, et petits cuicuis, et petite

ritournelle...

- le esecuzioni delle orchestre ... les interprétations / les enregistrements des orchestres. Si l’on dit

qu’un orchestre exécute un morceau, il est un peu maladroit d’évoquer les exécutions des orchestres,

ou alors dans un sens différent.

- La Voce del Padrone ... La Voix de son Maître.. (de l’anglo-américain His Master’s Voice). Traduire

par la Voix du Patron, ... du Berger ou, solution de facilité, laisser l’ensemble en italien, témoignait

d’une méconnaissance culturelle, entraînant naturellement une mauvaise traduction de la suite, qui est

la description du logo de la marque mondialement connue : col cagnolino che ascoltava col muso

puntato i suoni che uscivano dalla tromba di un grammofono ... avec le petit chien qui écoutait, le

museau dressé, les sons qui sortaient du pavillon d'un gramophone/ phonographe…. La tromba (la

trompette quand il s’agit de l’instrument de musique), est à traduire ici par pavillon, et non par

trompe, terme impropre ici.

- mi sono imbattuto in dischi di inni fascisti ... je suis tombé sur des disques d’hymnes fascistes ...

Rappelons qu’imbattersi in est différent de battersi con. Le narrateur ne se bat pas avec des disques.

- ... o nessuno dei due? ... ou ni l’un ni l’autre. Aucun des deux ne convient pas ici car l’alternative

présentée est entre deux adjectifs et pas entre deux noms.

- Ho fatto nottata ... J’ai passé une nuit blanche / toute la nuit... La nottata (nom commun, dérivé de

la notte) ne peut en aucun cas être confondue avec le participe notato (du verbe notare, remarquer)

- ... che non mi suonavano estranee ... tournure idiomatique équivalant à qui me semblaient

familières / qui ne m’étaient pas totalement étrangères.

- mi venivano alle labbra solo le parole ... ne me venaient aux lèvres que les paroles … Les paroles

viennent aux lèvres, tandis que l’eau vient à la bouche. Les deux expressions ne pouvaient être

« croisées » (les paroles me venaient à la bouche…).

- Giovinezza étant un titre de chanson, il est à laisser tel quel (comme l’aurait été Bella ciao).

- ... i ragazzi d’Italia nel mondo ... les jeunes Italiens / les Enfants d’Italie dans le monde. Ragazzi est

un terme “générique” ici, désignant une catégorie d’âge (comme gli adulti, i bambini), et non

seulement les jeunes hommes.

- ... mi raccontavano dei tulipani d’Olanda ... me parlaient des tulipes de Hollande. L’expression

raccontare di est synonyme de parlare di. Rappelons aussi que, contrairement à ce qui a été trouvé à

de nombreuses reprises, la préposition de ne s’élide pas devant le h- de Hollande.

- ... l’inno dei Balilla ... l’hymne des Balilla ... (et non ... de Balilla) . Même s’il n’y en eut qu’un au

XVIIIè siècle (Giovan Battista Perasso, cité plus bas), il est ici fait allusion aux Balilla, tous les

jeunes garçons italiens de 8 à 14 ans enrégimentés par les fascistes.

- ... quel giovane coraggioso ... Ce jeune homme courageux ... Attention à la confusion entre qual

(interrogatif = quel) et quel, adjectif démonstratif d’éloignement spatial ou temporel.

Page 173: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

- ... visto che ...étant donné que ... et non vu que, qui relève trop du registre de l’oralité.

- ... era vissuto nel Settecento ... avait vécu au dix-huitième siècle ... vissuto est le participe passé de

vivere, (et non celui de vedere qui est visto). Settecento (avec une majuscule) désigne le XVIIIè siècle

(Trecento le XIVè, Quattrocento le XVè, etc.).

- il sasso : la pierre. Ici, le marbre, le rocher ne convenaient pas (pour des raisons de bon sens), bien

qu’appartenant au même chant sémantique...

- gli austriaci : les Autrichiens. L’italien est moins pointilleux sur les majuscules que le français, qui

lui, distingue ainsi l’adjectif du nom.

- Genova est Gênes, et non Genève (= Ginevra).

(rédaction: G. Kerleroux)

Page 174: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Rapport du jury sur l’épreuve de version allemande 146 copies ont été soumises cette année à la correction du jury, un nombre comparable à celui

de la session précédente (148).

La moyenne des notes attribuées atteint 8,72 sur 20 (contre 9,45 en 2007) et reste à un niveau

très honorable malgré une baisse significative de la moyenne générale par rapport à la session 2007

précédente. Le jury a eu à cœur d’utiliser toute la palette des notes, de 00,50 à 19 sur 20. Au total, 55

copies obtiennent une note égale ou supérieure à 10, contre 73 en 2007. On peut répartir les notes de la

manière suivante :

Notes égales ou supérieures à 15 : 29 (26 en 2007)

Notes comprises entre 10 et 14,5 : 26 (47)

Notes comprises entre 04,5 et 09,5 : 51 (45)

Notes égales ou inférieures à 04: 37 (30)

L’extrait du roman de Max FRISCH proposé cette année à la perspicacité et à la dextérité des

candidats ne les a, en général, pas pris au dépourvu. Ne s’agissait-il pas d’un portrait mental somme

toute fort classique, celui d’un personnage disparu nommé Stiller dont l’identité « vague » se construit

au fur et à mesure d’une description qui le campe plus qu’elle ne le révèle ? Le thème et le genre ne

pouvaient donc être un obstacle à la compréhension d’ensemble de ce passage qui pouvait être lu sans

qu’il faille recourir à quelque clé interprétative que ce soit, intertextuelle, culturelle ou historique. La

description avance en petites touches de phrases généralement courtes et dépourvues de malice

grammaticale comme d’ambiguïtés lexicales, qui se succèdent dans une logique narrative limpide.

Certes, les candidats qui, lors de leur préparation, avaient tenu compte des recommandations

publiées dans les précédents rapports, à commencer par celui de la session 2007, ont pu se sentir

avantagés en découvrant un texte qui leur permettait encore davantage de soigner la précision et

l’élégance de la rédaction. Le jury a cru reconnaître dans bon nombre de copies jugées honorables,

bonnes ou excellentes, un réel effort pour appliquer les conseils suggérés.

La version 2008 était néanmoins très sélective, comme en témoigne la progression de la

pyramide des notes attribuées, qui fait apparaître un tassement de la zone intermédiaire du deuxième

quart supérieur, celle des résultats compris entre10 et 15, et une augmentation du dernier segment,

celui des notes inférieures à 4,5. Ceci s’explique à nos yeux par l’accumulation de fautes dont nous

décrirons plus loin la nature, des fautes pas toujours très graves en elles mêmes mais qui finissent par

faire nombre et traduisent peut-être une difficulté accrue des candidats à respecter les standards de

Page 175: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

rigueur dans ce type de concours, notamment en matière de rigueur lors de la lecture, de précision du

français et de niveau de style.

Car en l’absence d’obscurités contextuelles, d’ironie subversive, d’ambiguïtés lexicales, ou de

constructions syntaxiques alambiquées, c’est l’acuité, l’intensité et la régularité de la concentration

des candidats tout au long du texte qui se voyaient mises à l’épreuve, et ce dès le titre du passage :

traduire Stillers Porträt par « Portrait de Schiller » laissait mal augurer de la pénétrance d’un regard

trop hâtif dans le simple décodage alphabétique de la lecture. « Portrait d’un (du) silencieux » signalait

à son tour une méconnaissance primaire de la syntaxe élémentaire et des déclinaisons allemandes.

Dans le même registre, celui de la précision de la lecture et du respect de l’intégrité du texte,

on ne pouvait que s’étonner de trouver dann encore pris pour denn, lieber confondu avec Leber

(s’ajoute l’ignorance du comparatif), voire Vergänglichkeit assimilé à Vergangenheit. Mais nous

abordons là un travers d’un ordre tout différent puisque vraisemblablement induit ou conforté par un

usage abusif ou erroné du dictionnaire unilingue autorisé pendant l’épreuve : deux termes fondés sur

une racine commune ne trouvent que fort rarement une même transposition en français. On ne saurait

donc que conseiller d’apporter à l’épreuve un usuel suffisamment riche, à la manipulation et la lecture

duquel on se sera régulièrement entraîné auparavant !

A l’inverse, que WAHRIG, par exemple, propose pour feminin à la fois weiblich (féminin) et

weibisch (efféminé) ne signifie nullement que ces deux acceptions soient interchangeables dans une

traduction. Il faut choisir, et donc interroger le contexte dans lequel le terme est employé et les champs

sémantiques permettant de décider de son appartenance. Ici, la fin du passage qui insiste sur la

propension du personnage à séduire les femmes et à préférer leur compagnie à celle des hommes

impliquait d’opter pour l’acception de « féminin » plutôt que pour celle, souvent péjorative, surtout en

1954, d’ « efféminé ».

Une relecture attentive de la version, d’abord globalement puis en vérifiant au mot à mot,

dresse un dernier rempart contre ce genre de confusion. Elle peut aussi permettre de démasquer des

lapsus (Herbst traduit par « printemps ») ou de corriger des omissions dont les plus fréquentes sont

celles des adverbes et autres modalisateurs. Ainsi, dans la phrase initale Ich sehe jetzt den

verschollenen Stiller schon ziemlich genau : er ist wohl sehr feminin, ou dans celle de la fin …, so

wäre er ja genötigt, infolgedessen sich selbst anzunehmen, le sens de chacun des mots ici soulignés

devait-il être restitué. Un bon quart d’heure au moins doit être réservé à cette étape essentielle, mais il

n’est pas interdit, durant l’année de préparation au concours, de se familiariser avec des traductions

possibles de certains modalisateurs allemands souvent malaisés à transposer mécaniquement par

substitution lexicale : nämlich, ja, überhaupt, eigentlich ici, mais encore freilich, ou allerdings…

Page 176: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Passons à la morphologie. Nous avons déjà signalé d’autres années la nécessité de rester

attentif à la forme des termes, à leurs terminaisons discriminantes (déclinaisons, comparatifs…) mais

aussi à leur nombre. Sauf locution figée dans l’une ou l’autre langue, il est toujours préférable de

conserver dans la traduction un singulier ou un pluriel de la langue originale. Il est ainsi dommage de

traduire ein Hang zu Radikalismen par « des tendances au radicalisme » ; « un penchant à la

radicalité » peut s’entendre à la rigueur, mais pas « … au Radicalisme ».

Les verbes requièrent une vigilance particulière, et l’on ne répètera jamais assez qu’il faut

respecter les temps et mode. Le denn nähme er de la phrase finale mérite de conserver en français sa

valeur hypothétique, d’autant plus que, combiné à la place du verbe dans la phrase, il signale une

subordonnée conditionnelle dont le wenn a été élidé.

Cette séquence mise à part, nous avons dit de la syntaxe qu’elle était sans malice. Mais on

attend bien-sûr des candidats qu’ils ne confondent pas le zu halten, groupe infinitif prépositionnel

complément à valeur gérondive d’obligation dans la subordonnée relative Entscheidungen, die später

nicht zu halten sind, avec le zu genügen qui forme une simple complétive infinitive explicative du

substantif Grundangst dans la phrase In seiner Grundangst, nicht zu genügen…

La rédaction finale doit synthétiser les analyses de détail, mais elle ne se réduit pas à leur

somme : c’est de littérature qu’elle est comptable ! Nous écrivions l’an dernier qu’il fallait viser « non

pas une traduction à faire mais un beau texte à lire et une belle page à écrire ». Les meilleures copies

ont su satisfaire de bout en bout à cette ambition.

La présentation aussi est importante. Si une rature, un ajout, un renvoi sont certes préférables à

une erreur ou une omission, leur foisonnement dans certaines copies obère la lecture et indispose le

jury qui demeure parfois circonspect quant à la version finale proposée par le candidat : il n’entend pas

refaire le travail de ce dernier, ni le compléter, ni choisir à sa place.

La stylistique ne doit pas être négligée non plus. Il n’est pas interdit de mimer en français le

rythme, les nuances et le ton du texte original. On se défiera en revanche des ruptures de style ou de

l’importation injustifiée de slogans publicitaires et autres jargons (« être vrai » pour wahrhatig zu sein,

l’ « Ici-et-Maintenant » pour das Hier-Und-Jetzt), ainsi que du décalque de la phrase allemande ou du

simple mot à mot (… hat er eigentlich auch Angst vor den Frauen devient parfois « Il a à vrai dire

aussi peur devant les femmes » ; et pour traduire den verschollenen Stiller, « le disparu Stiller » ou

« Stiller, le disparu, » ne reviennent pas au même que « Stiller, cet homme qui a disparu ».

Page 177: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Au terme de ce rapport, le jury voudrait souligner qu’il a eu le plaisir de lire cette année de

nombreuses traductions qui manifestaient une connivence intime avec le texte fourni et une élégante

maîtrise du français. S’il n’existe pas de recette unique de la « bonne version », on peut à coup sûr se

former efficacement, au cours de l’année préparatoire encore, à cet exercice très formateur et gratifiant

qu’est la traduction. Il faut simplement (aimer) lire, lire de bons livres, si possible dans les deux

langues, enrichir son vocabulaire, réviser sa grammaire… et beaucoup s’exercer. L’expérience

démontre que les versions du concours sont accessibles à tous les candidats germanistes, que les notes

convenables, honorables, bonnes ou très bonnes sont légion et que, même à ce niveau d’exigence,

c’est le travail et la volonté qui l’emportent.

Bonne préparation !

Page 178: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

SUJET DE LA VERSION 2008

Stillers Porträt

Ich sehe jetzt den verschollenen Stiller schon ziemlich genau: - er ist wohl sehr feminin. Er hat

das Gefühl, keinen Willen zu besitzen, und besitzt in einem gewissen Sinn viel zuviel, nämlich so wie

er ihn einsetzt; er will nicht er selbst sein. Seine Persönlichkeit ist vage; daher ein Hang zu

Radikalismen. Seine Intelligenz ist durchschnittlich, aber keineswegs geschult; er verläßt sich lieber

auf Einfälle und vernachlässigt die Intelligenz; denn Intelligenz stellt vor Entscheidungen. Zuweilen

macht er sich Vorwürfe, feige zu sein, dann fällt er Entscheidungen, die später nicht zu halten sind. Er

ist ein Moralist wie fast alle Leute, die sich selbst nicht annehmen. Manchmal stellt er sich in unnötige

Gefahren oder mitten in eine Todesgefahr, um sich zu zeigen, daß er ein Kämpfer sei. Er hat viel

Phantasie. Er leidet an der klassischen Minderwertigkeitsangst aus übertriebener Anforderung an sich

selbst, und sein Grundgefühl, etwas schuldig zu bleiben, hält er für seine Tiefe, mag sein, sogar für

Religiosität. Er ist ein angenehmer Mensch, hat Charme und streitet nicht. Wenn es mit Charme nicht

zu machen ist, zieht er sich zurück in seine Schwermut. Er möchte wahrhaftig sein. Das unstillbare

Verlangen, wahrhaftig zu sein, kommt auch bei ihm aus einer besonderen Art von Verlogenheit; man

ist dann mitunter wahrhaftig bis zum Exhibitionismus, um einen einzigen Punkt, den wunden,

übergehen zu können mit dem Bewußtsein, besonders wahrhaftig zu sein, wahrhaftiger als andere

Leute. Er weiß nicht, wo genau dieser Punkt liegt, dieses schwarze Loch, das dann immer wieder da

ist, und hat Angst, auch wenn es nicht da ist. Er lebt stets in Erwartungen. Er liebt es, alles in der

Schwebe zu lassen. Er gehört zu den Menschen, denen überall, wo sie sich befinden, zwanghaft

einfällt, wie schön es jetzt auch anderswo sein möchte. Er flieht das Hier-und-Jetzt zumindest

innerlich. Er mag den Sommer nicht, überhaupt keinen Zustand der Gegenwärtigkeit, liebt den

Herbst, die Dämmerung, die Melancholie, Vergänglichkeit ist sein Element. Frauen haben bei ihm

leicht das Gefühl, verstanden zu werden. Er hat wenig Freunde unter Männern. Unter Männern

kommt er sich nicht als Mann vor. Aber in seiner Grundangst, nicht zu genügen, hat er eigentlich

auch Angst vor den Frauen. Er erobert mehr, als er zu halten vermag, und wenn die Partnerin einmal

seine Grenze erspürt hat, verliert er jeden Mut; er ist nicht bereit, nicht imstande, geliebt zu werden

als der Mensch, der er ist, und daher vernachlässigt er unwillkürlich jede Frau, die ihn wahrhaft

liebt, denn nähme er ihre Liebe wirklich ernst, so wäre er ja genötigt, infolgedessen sich selbst

anzunehmen - davon ist er weit entfernt!

Max FRISCH, Stiller, 1954.

PROPOSITION DE TRADUCTION

Portrait de Stiller

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Je commence maintenant à me faire une idée assez précise de cet homme disparu, Stiller ; il

doit avoir quelque chose de très féminin. Il a le sentiment de ne posséder aucune volonté mais, en un

certain sens, il en possède bien trop, si l’on considère la façon dont il en fait usage : il ne veut pas

être lui-même. Il a une personnalité floue, d’où certain penchant pour des positions radicales. Il est

d’une intelligence moyenne mais qui n’a nullement été éduquée : il préfère se fier à ses intuitions et

néglige l’intelligence, car l’intelligence met en demeure de décider. Il se reproche parfois d’être

lâche et prend alors des décisions impossibles à tenir par la suite. C’est un moraliste, comme

presque tous les gens qui ne s’acceptent pas eux-mêmes. Il lui arrive de s’exposer à des dangers

inutiles, voire de se jeter au cœur d’un péril mortel pour se prouver qu’il est le battant qu’il croit. Il

a beaucoup d’imagination. Il souffre de cette angoisse courante d’être inférieur, faite d’une exigence

exagérée envers soi-même, et prend son sentiment fondamental de ne pouvoir se défaire de certaine

culpabilité pour de la profondeur, ce qui n’est pas impossible, voire pour de la religiosité. C’est un

personnage agréable, qui a du charme et ne cherche pas querelle. Lorsque son charme n’opère pas, il

se replie dans sa mélancolie. Il voudrait être authentique. Ce désir insatiable d’être authentique

ressortit chez lui aussi à une sorte particulière de fausseté : on est alors parfois authentique jusqu’à

l’exhibitionnisme pour pouvoir franchir un seul et même point, le point douloureux, avec le

sentiment d’être particulièrement authentique, plus authentique que d’autres. Il ignore où se trouve

exactement ce point, ce trou noir qui ne cesse pourtant d’être toujours là à chaque pas, et la peur le

tient, même lorsque ce trou n’est pas là. Il vit constamment dans l’attente. Il aime tout laisser en

suspens. Il fait partie des gens qui, où qu’ils se trouvent, ne peuvent s’empêcher de penser qu’au

même moment ils pourraient se sentir bien également ailleurs. Il fuit le moment et le lieu présents,

tout au moins intérieurement. Il n’aime pas l’été, comme d’ailleurs nul présent qui s’installe, ce

qu’il aime, c’est l’automne, la pénombre, la mélancolie, l’éphémère est son élément. Les femmes

ont aisément auprès de lui l’impression qu’il les comprend. Il a peu d’amis parmi les hommes.

Parmi les hommes, il n’a pas l’impression d’être un homme. Mais dans sa peur foncière de ne pas

être à la hauteur, il a, à vrai dire, aussi peur des femmes. Il conquiert davantage qu’il ne sait retenir,

aussi perd-il tout courage lorsque sa partenaire a fini par déceler ses limites, il n’est pas prêt, pas

capable d’être aimé comme l’homme qu’il est, et donc il néglige sans le vouloir vraiment toute

femme qui l’aime le façon authentique, car s’il prenait véritablement son amour au sérieux, ne

serait-il pas contraint de s’accepter lui-même par contrecoup ? Il en est bien loin !

Max FRISCH, Stiller, 1954.

Catherine TORRES François BRISSON

Alain ROUY

Page 180: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

RAPPORT SUR LA VERSION PORTUGAISE

présenté par Messieurs Pierre BLASCO et Bernard EMERY

Rompant, comme il sied aussi de le faire, avec la tradition des textes d'allure classique,

conforme aux canons habituels de l'agrégation, le jury a cru devoir proposer cette année, comme

exercice de traduction française d'un original en portugais, un saut dans l'actualité littéraire la plus

récente des lettres lusophones, avec un extrait d'une œuvre parue en 2005. L'auteur(e), une jeune

romancière «transmontana», s'inscrit dans ce qu'on tente d'appeler le post-modernisme, sans savoir

encore si l'appellation tiendra à la postérité, un courant esthétique en tout cas qui, d'une part, manie

avec bonheur une imitation plutôt iconoclaste des glorieux modèles, et qui, d'autre part, ne peut guère

échapper aux vastes questionnements d'un monde de plus en plus éloigné des rassurantes certitudes.

Ce n'est donc pas par hasard si le thème qui sous-tend ce passage est celui de la

Révolution des Œillets, en 1974, un mouvement qui figure aujourd'hui comme l'une des dernières,

sinon la dernière, utopie du XXe Siècle. Le régime qui s'est écroulé à ce moment-là, celui du Dr.

Oliveira Salazar, s'est caractérisé, comme cela est connu, et courant dans les structures autoritaires, par

une police politique omniprésente, la Police Internationale de Défense de l'Etat, la fameuse Pide,

particulièrement puissante par le nombre de ces indics et collaborateurs occasionnels. C'est un épisode

de chasse aux sorcières ou d'épuration, pour reprendre le terme lié à l'histoire de France, auquel il nous

est donné d'assister, avec toutes ses ambiguïtés et ses vacillements de l'éthique, dont on sait combien

ils ont marqué la conscience des peuples, y compris au plus haut niveau de l'Etat.

Outre certains aspects liés à la civilisation et à l'histoire contemporaines du Portugal, le

texte ne présentait pas de difficultés majeures quant à la langue, celle-ci se voulant d'une bonne tenue,

sans excès d'audace stylistique ou sémantique. Nous avons donc retrouvé assez facilement les critères

habituels, qui sont rappelés d'une année sur l'autre, à savoir une fidélité bien comprise à l'original

portugais et une expression française aussi impeccable qu'on l'a peut attendre de futurs agrégés de

lettres modernes. Du moins le leur souhaite-t-on toujours et de tout cœur. Il s'ensuit de notre part une

juste sévérité sur des points aussi essentiels que le bon usage des temps, la propriété des termes au sein

d'une langue néo-latine au regard d'une autre (gare aux lusismes!) et, cela va sans dire, le respect

scrupuleux de l'orthographe, surtout lorsque celle-ci est pertinente linguistiquement parlant.

Comme d'usage, les remarques de détails que nous abordons plus loin, seront

accompagnées d'une proposition de traduction, dans laquelle nous n'hésitons jamais à introduire les

trouvailles des candidats, lesquelles nous réjouissent autant que nous attristent leurs faillites.

Page 181: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Avant d'aborder les principaux points qui ont posé problème et les commentaires qu'ils

nous inspirent, il paraît opportun de rappeler un chose qui pourrait paraître évidente, mais qui cette

année ne l'a pas été : vous devez toujours choisir entre deux traductions et assumer (courageusement)

votre choix. Le jury, sans pousser le vice à ne retenir que le mauvaise solution, ne saurait admettre

toutefois une pratique qui prend aussi des allures de désinvolture.

Relevé des principales difficultés :

l. 1 bufo : l'étymologie (comme rappelé en note) est celle du souffleur (prov., boufarèu, esp. soplón,

déjà au figuré), mais il importait avant tout de bien conserver l'ancrage socio-politique, fût-ce aux

dépens de l'image. Le versant policier aboutit à «indic», le versant historique permet d'admettre

«collabo». Rappelons que «corbeau» est impropre dans ce contexte, mais avait certes la beauté de la

métaphore.

l. 2 bicho : ces bestioles sont bien sûr des pucerons. On apprécie la propriété des termes d'une langue à

l'autre.

l. 3 a gaivota que voava : à la réflexion nous regrettons de ne pas avoir ajouté ici une note pour

signaler que cette «mouette, qui vole, qui vole» est en fait le titre et le refrain d'une chanson à la mode

au printemps 1974. C'est un peu comme Le temps des cerises, qui est resté lié, sans qu'aucune affinité

sémantique ne l'y prédispose, à un contexte historique bien précis. Nous n'avons pas tenu compte des

erreurs issues de cette ignorance.

l. 5 lengalengas… : ces incises, sous forme de phrases courtes pouvant être reprises comme refrain et

marquées par une disposition typographique particulière, sont la caractéristique la plus marquante du

style de Maria Dulce Cardoso. Il convenait de leur conserver leur vivacité et leur caractère de

réflexion à haute voix. Les lengalengas dont il est question ici sont évidemment les slogans ou les

mots d'ordre (en français dans le texte un peu plus loin) propres à la logomachie des révolutions, en

particulier marxistes ou marxisantes. Le choix du terme, outre son exactitude, doit rendre la

distanciation induite.

l. 9 esplanada : ce gallicisme d'origine est un faux ami. Même si les bars de l'Esplanade sont

nombreux en France, on ne prend pas un café ou une boisson sur une esplanade, mais dans

l'établissement qui s'y réfère. De plus, le terme est ici générique.

l. 18 o que aconteceu : nous n'avons pas l'espace ni le temps de faire ici un exposé complet sur l'usage

du passé simple et du passé composé en français, généralement rendu par le seul prétérit en portugais,

Page 182: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

ni d'en souligner les composantes à la fois phonétiques et sémantiques, mais il est certain que l'emploi

du passé composé là où il s'impose sans partage en français est pour nous l'un des critères majeurs de

la bonne maîtrise de cette langue, surtout lorsqu'elle est écrite.

l. 25 para a rua : le niveau de langue de l'insulte ou de l'anathème obéit à des règles bien particulières,

où interviennent tout autant le sens que le rythme ou la phonétique. En français, on peut mettre

quelqu'un à la rue, mais ce faisant on lui crie «dehors!».

l. 26 mudámos : voir remarque l. 19

l. 30 percebi : voir remarque l. 19

l. 31 daí que : il s'agit d'un modisme propre au portugais (cf. l'expression «E daí? — Et alors?»). On ne

pouvait traduire littéralement.

l. 42 diz-lhes : attention à la forme amphibologique de cette flexion du verbe dizer, qui est ici celle de

l'impératif et non de l'indicatif.

l. 46 emoldurada : il s'agit bien sûr d'une métaphore voulue par l'auteur, et les métaphores sont

toujours d'un transfert délicat d'une langue à l'autre. Nous l'atténuerons en français par un léger

euphémisme. Pour autant, si une «trahison enchâssée» n'a aucun sens, la solution ne consiste pas non

plus à évacuer la difficulté par une omission.

l. 49 tivemos : voir remarque l. 19 (on aurait pu encore allonger la liste de ces cas de figure).

Rappel des notes pour les quatre copies corrigées

08 2 copies

06 1 copie

04 1 copie

Moyenne 06,5

Traduction proposée

L’Indic

Page 183: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Nous devions avoir l'air d'une famille, quand nous avons traversé le jardin ma mère s'est arrêtée devant

un rosier, elle a dit, il faut que je le fasse tailler, il est plein de pucerons… demain je téléphone au

jardinier pour qu'il vienne le tailler, et nous sommes sortis pour faire notre tour, dans l'un des vergers

voisins les enfants braillaient la chanson de la mouette qui volait, qui volait, ma mère a hoché la tête,

contrariée,

elles sont tellement assommantes les rengaines des révolutions

ils crient de plus en plus fort, tout le monde parle de plus en plus fort, tout à coup on est

dans un pays de sourds, j'ai fermé le portail de fer violemment, un bruit désagréable qui m'a valu un

reproche, ne fais pas claquer le portail si fort, j'ai vu Maria da Guia qui guettait par la fenêtre, il ne

nous était pas venu à l'idée d'inviter Maria da Guia à une terrasse de café, aucune révolution ne

change l'essence des choses, l'ordre naturel des choses, c'était une belle après-midi, le ciel couleur

de ciel, les fleurs couleur de fleurs, la brise douce du printemps nous caressait le visage, nous

marchions tous trois côte à côte en cette après-midi parfaite, sans parler, chacun de nous pensait à

cette après-midi parfaite, au fait qu'il pouvait encore y avoir des après-midi splendides, je pense

que nous nous sommes même souri… j'ai aperçu le groupe d'hommes, ils étaient encore très loin,

j'ai vu les drapeaux, je pense qu'ils étaient rouges mais je peux me tromper, un groupe qui m'a

semblé être composé d'hommes, quand ils se sont approchés j'ai vu qu'il y avait aussi des femmes,

mais de loin ça m'a semblé être un groupe d'hommes avec des drapeaux, je ne sais pas dire

exactement ce qui s'est passé…

elles sont tellement assommantes les rengaines des révolutionnaires

nous nous sommes rapprochés, ma mère a dit, je ne peux plus les voir ni les entendre, ils

sont tous tellement laids, et ces mots d’ordre, ils sont tellement ridicules ces mots d'ordre, ma mère

parlait de la révolution comme d'un spectacle pas très réussi, une mauvaise mise en scène, des acteurs

miteux, le groupe s'est mis à courir vers nous, je me demande si mon père s'est aperçu qu'ils venaient

dans notre direction,

la lutte continue, les fascistes dehors

nous avons changé de trottoir pour une question de place, nous ne passions pas tous, ce

n'était pas par peur, nous avons entendu un cri, je pense qu'il provenait d'un homme, un grand aux

yeux écarquilIés, avec de longs bras de singe,

il va s'enfuir

je n'ai pas compris tout de suite qu'il parlait de mon père, le groupe a traversé la rue, s'est

précipité vers nous, c'est là que j'ai vu qu'il y avait aussi des femmes, pas beaucoup, c'est pour ça que

de loin on aurait dit un groupe d'hommes et que ma mère parlait toujours des voleurs qui voulaient

nous attaquer et jurait que c'étaient tous des hommes, mais il y avait aussi des femmes, ça n'est pas

important pour l'histoire mais j'ai envie que ce soit clair qu'il y avait aussi des femmes dans le groupe,

nous nous sommes arrêtés, tout à coup nous étions encerclés, une danse bizarre, un cri de guerre, le

Page 184: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

peuple uni jamais ne sera vaincu, mon père a fixé un des hommes, celui qui avait crié, je crois, ne le

laissez pas s'échapper

dis-leur qu'ils se trompent

ma mère a tiré mon père par le bras, tais-toi, Baltazar, ma mère a regardé un par un les

hommes qui nous encerclaient, comme si elle n'était pas capable d'éprouver la moindre peur,

quelqu'un m'a attrapée pour m'entraîner, je me suis mise à faire partie des assiégeants au lieu d'être

encerclée, je suis restée à regarder mes parents qui étaient toujours pris dans les cris, au milieu des

poings levés… ma trahison ainsi gravée dans une après-midi parfaite, mais il n'y a que moi qui

m'en souviens, chacun retient des événements des détails différents, nous avons eu la malchance de

croiser une bande voleurs.

¤¤¤

Page 185: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

RAPPORT SUR LA VERSION RUSSE

Le cru de ctte année est mauvais, et pourtant le texte proposé était beaucoup plus facile que le skaz

(imitation de récit oral populaire) de Sacha Tchorny de l’année dernière, qui avait donné lieu à de

bonnes et même très bonnes copies. Le vocabulaire, avec l’aide du dictionnaire unilingue Ozhegov,

n’offrait pas de difficultés particulières, et c’est l’insuffisance de l’analyse grammaticale et syntaxique

(ou même la méconnaissance de la grammaire) qui est la cause de ce désastre : les notes des quatre

copies s’échelonnent ainsi : 01, 02, 04, 07, soit une moyenne de 3,5/20.

Nombre de fautes de vocabulaire, qui ont entraîné des contresens, ont pour origine des confusions

grammaticales :

Ozero, gljadevshee v nebo : litt. « le lac qui regardait le ciel » ; gljadevshee est un participe passé actif,

qui a été confondu avec un comparatif en –ee pour donner cette traduction aberrante : « le lac plus

aveuglant que le ciel ». Il aurait suffi de se souvenir qu’un comparatif se forme sur un adjectif, et non

sur un verbe (ici : gljadet’) pour rejeter cette solution, et analyser le –ee de gljadevshee comme la

désinence du nominatif neutre, en accord avec ozero.

Pyl’, génitif pyli (la poussière) a été confondu avec pyl, génitif pyla (flamme, fougue, ardeur).

Obdavat’ (éclabousser, recouvrir) se construit avec l’instrumental, d’où eju (forme pleine de ej), qui

renvoie à pyl’.

S Petrova dnja : la préposition s avec le génitif n’indique pas l’accompagnement (« avec Petrov »),

mais l’origine : « depuis la Saint-Pierre», Petrov étant un adjectif d’appartenance, toujours à la forme

courte (Petrov den’ au nominatif).

On retrouvait un autre nom de fête religieuse au dernier paragraphe : Byl kanun Il’ina dnja (« C’était

la veille de la Saint-Élie »), avec Il’in comme adjectif d’appartenance (en –in, car formé sur un nom en

–a (Il’ja)). La « saint Iline », ou « la sainte Ilina » n’existe pas en français, et lorsque « saint » ne sert

pas à qualifier un personnage mais forme un nom de fête, d’église, ou un toponyme, il s’écrit avec une

majuscule et se rattache au mot suivant par un trait d’union.

La préposition s avec le génitif se retrouvait dans la deuxième phrase du dernier paragraphe : S

sarafana kapala voda (« L’eau dégouttait de sa robe »), rendu de manière fantaisiste par « À l’époque

où les femmes se vêtissent (sic) d’une robe sans manches, l’eau coula... » ou « l’eau commençait à

bouillir dans le samovar » (sarafan confondu avec samovar, et kapat’ avec kipet’...)

Un autre adjectif d’appartenance était ryb’imi glazami (§ 7), formé sur ryba, le poisson, et non sur

rybak, le pêcheur, qui aurait donné rybachij (toutes ces formes sont dans Ozhegov).

Gospodi (dernière ligne), vocatif de Gospod’, le Seigneur, a été confondu avec gospoda, nominatif

pluriel de gospodin, « messieurs », etc.

On voit que le nombre de lectures fautives, dues à trop de rapidité ou à un manque d’analyse

grammaticale est très important.

Page 186: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

L’aspect des verbes est également souvent négligé, entraînant des confusions entre l’imparfait et le

passé simple : Palaga schitala dni [...], molila sv. Magdalinu, « comptait [et non compta] les jours,

priait [et non pria] sainte Madeleine [et non Ste Madeleine, ou la sainte Magdelaine] ».

Certains mots, pourtant attestés dans Ozhegov, ont donné lieu à des traductions bizarres :

Vetla est une espèce de saule (iva), et pas un « refuge » ou une « cour » (dans la même copie)

Ostrovok est l’îlot et non « le nord » (sever), etc.

Izba ne se traduit pas et s’écrit isba ; « maison de campagne » correspond à... datcha.

Les seuls régionalismes de ce récit en prose du « poète paysan » Serge Essénine (1895-1925) étaient

(mis à part vedrennoe, ligne 1, adjectif formé sur vedro, beau temps sec, donné par Ozhegov), les

graphies smushchait’ (§ 7) et (dernière ligne) skoreja, derrière lesquelles il était facile de retrouver

smushchaet (« trouble ») et skoree, comparatif de skoro, « vite ». Mais ce n’est pas cette forme qui a

conduit à « traduire » la phrase Okajannyj menja smushchait’! (« C’est le Maudit qui me trouble! »)

par : « Viens, mon chéri!, susura-t-elle » [avec un seul s] ou « Rejoins-moi tout à l’heure! ». Ce sont là

des inventions qui semblent dues à la pure imagination, contrairement aux confusions signalées plus

haut, ou aux erreurs dues à l’ignorance de la structure grammaticale : ainsi « son petit mari était dans

le ciel », pour le tout simple muzhik sidel v lodke, « le paysan était dans le canot ». Parfois, on n’hésite

pas à recourir au charabia : « ni issu de quoi que ce soit que en elle-même » pour ne to ottogo, chto u

neë samoj... (avec l’indétermination de la cause marquée par la répétition ne to ot..., ne to ottogo

shto..., soit que... , soit que... ; comparer avec le to..., to... du paragraphe précédent : « tantôt..., tantôt...

»)

Notons quand même quelques rares bons points : Palaga rendu par son équivalent français Pélagie,

« lui remuait le sang » pour volnovalo ej krov’.

Rappelons pour terminer ce catalogue d’erreurs qui aurait pu être prolongé, que traduire un texte

suppose la connaissance de la grammaire (et nous avons vu combien grammaire et vocabulaire sont

liés), et que le dictionnaire Ozhegov est un outil indispensable et précieux, à condition de savoir

l’utiliser (en particulier de savoir lire les indications morphologiques données en abrégé). La version

est une école de rigueur et de précision qui ne souffre pas que l’on viole la syntaxe, les aspects, la

fonction des substantifs. On se préparera utilement et agréablement à cet exercice en lisant chaque jour

une ou deux pages d’un texte en édition bilingue.

Proposition de traduction

C’était un été calme et sec ; le ciel, au lieu d’être bleu, était blanc, et le lac, qui se mirait dans le ciel,

semblait lui aussi blanc ; seule l’ombre d’un saule, et celle de l’isba de Korneï Boudarka, oscillait tout

au bord de l’eau. Parfois le vent soulevait sur le sable tout un nuage de poussière qui recouvrait l’eau

et l’isba de Korneï, et quand il retombait, des pierres noires ressortaient du sable à l’endroit soufflé par

le vent ; mais elles ne donnaient pas d’ombre.

Page 187: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Korneï Boudarka pêchait sur la rivière, en aval, et Pélagie, sa femme, passait ses jours assise sur le

perron, à regarder tantôt les pierres noires dénudées par le vent, tantôt le ciel laiteux.

Devant la petite fenêtre, le saule solitaire laissait tomber son duvet, l’eau caressait encore plus

doucement la rive, et cette touffeur aquatique, ou bien l’impression d’avoir du lait qui coulait dans tout

son corps, faisait penser Pélagie à son mari, aux bons moments qu’ils passaient ensemble, couchés la

nuit dans le fenil, serrés l’un contre l’autre, à ses yeux bleus, et à tout ce qui lui remuait le sang.

Les pêcheurs descendaient la rivière depuis la Saint-Pierre jusqu’aux gelées d’hiver. Pélagie comptait

les jours qui restaient jusqu’au retour de Korneï, elle priait sainte Madeleine pour que le froid arrive au

plus vite, et sentait en elle le sang bouillonner chaque jour un peu plus. [...]

La tête baissée sur ses genoux, elle regardait le soleil disparaître derrière le mont. Le soir était déjà

tout à fait tombé, et sur l’eau blanche un frêle canot glissa sur un îlot de sable envahi de branchages

morts. Le paysan qui était dans le canot en sortit et, courbé en deux, se mit à se traîner sur le sable.

Une décision incompréhensible s’éveilla en Pélagie... Elle détacha la corde de sa barque, ses mains

tremblaient, ses jambes se dérobaient, mais elle partit pour l’îlot. En trois grands coups de rame,

presque, elle contourna l’îlot, et debout à l’avant de la barque, vit que le paysan ramassait des

coquillages sur le sable. Elle le regardait et, comme la première fois, était toute tremblante.

Quand le paysan se retourna et la regarda en plissant d’un air moqueur ses yeux froids de poisson,

Pélagie se glaça, se contracta, et il lui sembla que sa passion était retombée au fond de la barque. «

C’est le Maudit qui me trouble! », murmura-t-elle. Et s’étant signée, elle fit faire demi-tour à la

barque, et près la rive se jeta dans l’eau sans enlever sa robe.

C’était la veille de la Saint-Élie. Quand elle rentra dans l’isba, sa robe dégouttait, et ses lèvres

semblaient bleues. Les mains mouillées, elle prit les allumettes dans le coin aux icônes, alluma la

veilleuse, et à genoux, se mit à prier. Mais la nuit, couchée dans sa chemise mouillée, elle ressentit de

nouveau de la chaleur dans son corps, et un pincement sous ses genoux dénudés. Elle se leva, courut à

la rivière, trempa sa tête brûlante dans l’eau, et pour se changer les idées, prêta l’oreille au bruit du

vent. «C’est un envoûtement, pensa-t-elle, il faut prier et jeûner». Le vent faisait tourbillonner le sable,

l'eau se ridait, devenait froide, et en regardant la rivière, Pélagie murmurait :

«Seigneur! Vivement les premières gelées, vivement les gelées!»

Serguéï ESSÉNINE

Au bord de l'eau blanche (1916)

Page 188: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Rapport sur la leçon

L’exercice de la leçon demeure un des obstacles les plus difficiles à franchir pour les candidats

admis aux épreuves orales (avec l’explication hors programme) : cette année, sur 212 leçons

entendues, 137 ont été notées en dessous de la moyenne (avec 78 notes de 0,5 à 5, dont 21 4 et 22 5,

et 59 notes de 6 à 9, dont 28 6), et 75 au-dessus de 10 (dont 23 de 15 à 19). La moyenne générale de

l’épreuve est de 7,86.

La répartition des sujets entre les auteurs a été moins équilibrée que les années précédentes, avec un

écart significatif entre le texte le moins traité, en l’occurrence le Roman de Renart (27 leçons), et

l’auteur qui a donné lieu au plus grand nombre de sujets (Gracq, avec 43 leçons). Cela étant, le texte

médiéval réussit mieux aux candidats dans l’ensemble, avec 9,03 de moyenne, et c’est l’auteur du 20e

siècle qui est le plus mal traité, avec 6,31 de moyenne ; Diderot (7,48) et Rotrou (7,29) offrent des

résultats assez similaires, en dessous de la moyenne générale de l’épreuve, alors que les leçons sur Du

Bellay sont au dessus de la moyenne de l’épreuve (8,8).

Sur l’ensemble des leçons, les études littéraires représentent un peu plus de 18% (39 sur 212).

Notons que l’étude littéraire peut donner des résultats très contrastés : avec deux études sur l’œuvre de

Diderot, la moyenne est de 2,5, alors que le Roman de Renart qui a donné lieu à cinq études littéraires,

donne une moyenne de 11,6. Il est vrai que Gracq (neuf études littéraires) et Rotrou (huit études) ne

dépassent pas 6 de moyenne (avec respectivement 5,6 et 5,12) ; Du Bellay (10,83) et Verlaine (7,6)

sont entre les deux extrêmes. En général, les notes d’études littéraires ne dépassent jamais 14 ou 15,

alors que les leçons thématiques et synthétiques peuvent aboutir à un 19 (sur Du Bellay, ou Rotrou) et

que huit 16 correspondent à des sujets comme « Guerre et paix dans le Roman de Renart », « Poésie et

travail » ou « L’influence italienne » dans l’œuvre de Du Bellay.

Les sujets des leçons sont très variés (comme l’atteste la liste placée en annexe), et font toujours appel

à une connaissance mûrie de l’œuvre étudiée. Les notes très basses témoignent le plus souvent d’une

méconnaissance totale du texte, qui semble avoir été parcouru pour la première fois lors de la

préparation de l’épreuve ! La compréhension la plus simple et la plus évidente des termes du sujet

semble être, elle aussi, un problème pour de nombreux candidats : le recours aux définitions du Petit

Robert ne fournit que très rarement l’armature conceptuelle qui permettrait de construire une

problématique nuancée et pertinente. De même, le recours à des « plans types », ou à des « topos »

directement issus de fiches de cours ne rend pas de grand services, car il conduit le plus souvent au

hors sujet. La méconnaissance totale de certaines questions topiques, comme « la Bible, la Fable et

l’Histoire » (à propos de Diderot), ou « Paysage et récit » (Gracq) peut conduire à de véritables

catastrophes.

Page 189: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

La lecture assidue des textes durant l’année de préparation, aidée de la connaissance, même globale,

des grands axes du discours critique consacré à ces textes, devrait suffire à aborder sereinement

l’exercice de la leçon. Les exposés les plus simples et les plus évidents sont souvent ceux qui donnent

les meilleurs résultats (comme, par exemple, au sujet du « corps » dans les pièces de Rotrou, qui a

permis au candidat de montrer sa parfaite connaissance du texte, sans négliger pour autant les notions

construites par le discours critique — ce qui lui a valu un 19). En revanche, il n’est pas utile de faire

une longue introduction sur l’étymologie des termes, comme cela a été fait à l’occasion du sujet sur

« Le théâtre des passions humaines » dans l’œuvre de Diderot : cela était sans rapport avec le texte, et

ne permettait pas de dégager une problématique, ce qui ne pouvait, en dernière analyse, qu’aboutir à

des considérations floues sur des passages choisis au hasard (ce qui a donné la note 2).

Il est donc essentiel de conserver son sang-froid lorsqu’on analyse le sujet au début de la préparation,

et d’aller au plus évident ; une longue réflexion est ensuite nécessaire pour construire une

problématique : il ne faut donc, ni réduire les termes du sujet à des concepts simplifiés ou schématisés

à l’extrême, ni se précipiter sur le texte pour relever, en vrac, les occurrences qui semblent

grossièrement correspondre aux termes du sujet. Dans le premier cas, on risque de ne pas pressentir

toutes les potentialités du sujet, et de le réduire à quelques éléments sans jouer sur tout le sémantisme

des termes ; dans le second cas, au lieu de réfléchir abstraitement sur les enjeux du sujet, on risque de

bâtir un plan et une problématique guidés par le seul relevé hâtif de certains passages du texte.

Cela signifie, bien sûr, que le texte doit être connu avec précision avant même l’épreuve orale (cette

condition est d’ailleurs valable pour la préparation de l’écrit) ; cela permet de réfléchir calmement, à

partir du sujet, sans extrapoler — car la connaissance du texte est déjà, en soi, le plus précieux garde-

fou pour éviter que le sujet ne dérive vers des considérations vagues ou hors sujet — ; la leçon est,

avant tout, l’occasion pour le candidat de montrer qu’il maîtrise le texte qu’il a à étudier, c’est-à-dire

qu’il sait choisir avec pertinence les passages les plus éclairants pour le sujet, quitte à laisser dans

l’ombre d’autres aspects adjacents de la question. Rien n’est plus irritant, pour le jury, que de voir un

candidat aborder presque de manière incidente le cœur du sujet, pour le voir ensuite dériver vers un

autre développement, souvent dicté par un plan qui eût été valable pour un autre sujet — ce qui reflète,

en général, la présence sous-jacente d’un plan rencontré et appris durant l’année de préparation : on

voit ainsi des premières parties prometteuses, décrivant bien les aspects propres à la question posée,

qui laissent ensuite place à des digressions inutiles (même si elles attestent que le candidat connaît

bien le texte, cela ne sert à rien !). Le meilleur remède pour se dégager des plans « préconstruits » est

bien la connaissance correcte du texte à étudier, qui permet de façonner une problématique nouvelle

ou inattendue : faut-il préciser que le jury n’a pas les yeux rivés sur les différents digests que les

éditeurs universitaires publient chaque année en rapport avec le programme d’agrégation ? Les

problématiques qu’il propose aux candidats sont issues d’une lecture attentive du texte, bien plus que

des modes qui ont orienté la critique (en général construite dans l’année, face à l’urgence du

programme), critique immédiate qui n’est pas toujours bien inspirée !

Page 190: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Un sujet de leçon ne doit pas être le prétexte à rendre compte de tous les aspects de l’œuvre — il faut

savoir choisir les exemples, ce qui est une preuve de la maîtrise du texte —, et le sujet proposé n’est

pas forcément l’alpha et l’oméga de toute l’œuvre. La question des monologues ou des didascalies

dans le théâtre, par exemple, ne signifie pas qu’il faut réduire toute l’œuvre d’un dramaturge à cet

aspect. Il en est de même sur le plan thématique : il ne s’agit pas, pour le candidat, de s’ingénier à

montrer que le thème qui lui a été proposé est le cœur de l’œuvre ou de la poétique de l’écrivain : il

faut savoir renoncer à rendre compte de toute l’œuvre, et traiter modestement le sujet avec les

exemples pertinents que l’on tire du texte. Il peut même arriver qu’un thème proposé soit « déceptif »

— si l’œuvre n’en donne qu’un reflet très pâle — , et le fait de montrer cet aspect déceptif (par rapport

au genre, à la topique... bref, tout ce qui fait le fond de l’écriture) peut en soi être une bonne lecture et

retenir l’attention d’un jury qui n’a pas forcément de doxa préconçue sur le sujet.

Dans un autre ordre d’idées, la connaissance de la critique ne saurait pas non plus se substituer à la

connaissance du texte : le recours aux références à la littérature secondaire doit être justifié

(l’auctoritas d’un nom ou d’un ouvrage n’a qu’une portée restreinte dans le cadre de cet exercice).

Certaines leçons apparaissent ainsi comme le catalogue (maladroit, en général) des options critiques

contemporaines sur l’œuvre étudiée, mais rien n’est dit du texte en détail, et le jury attend en vain les

exemples précis tirés des œuvres, alors que le discours d’apparat affecté par le candidat donne le

sentiment qu’il surplombe avec maîtrise, voire avec condescendance, les textes, l’auteur... et le jury.

Comme pour la dissertation, la lecture des critiques doit être comprise comme un guide pour mieux

comprendre et interpréter les textes mis au programme, elle ne doit nullement remplacer cette lecture

de première main. Celle-ci est en effet la seule voie qui permet de connaître et de convoquer utilement

les passage et les exemples qui sont pertinents avec le sujet : c’est aussi ce qui permet de ne pas être

déstabilisé par les sujets que la préparation n’avait pas fixés par avance ; car le jury a toute légitimité à

proposer des problématiques qui forcent à relire le texte en dehors des sentiers battus par les chemins

de la critique : les sujets formulés à partir d’une citation du texte (Du Bellay : « ce que tu dis n’est pas

ce que tu fais » ; Rotrou : « l’ordre... semble une illusion » ; Diderot : « son pittor, anch’io » ;

Verlaine, « de la douceur, de la douceur, de la douceur » ; Gracq : « Il ne se passerait rien. Peut-être ne

se passerait-il rien ») sont autant d’incitations à construire une problématique ingénieuse, qui reflète

une connaissance intime du texte, voire des perspectives originales, sans préjuger de la réponse

attendue. Certaines leçons, fort bien notées, ont été celles qui ont surpris et séduit le jury, en allant

parfois au-delà de ce qui aurait été simplement reçu comme juste et correct. Les notes au-dessus de 16

témoignent en général de cette qualité, car les leçons qui ont reçu de telles notes ont toujours été la

démonstration d’une bonne connaissance du texte, d’une aptitude brillante à problématiser et d’une

réelle qualité d’exposition (tant dans la dispositio — avec des plans clairs et convaincants — que dans

l’elocutio et l’actio — c’est-à-dire avec une expression orale élégante et précise, portée par une

prestation sobre et efficace).

Page 191: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Il convient donc d’aller au plus simple, de prendre le sujet avec honnêteté et humilité, en gardant à

l’esprit que ce sujet a pour fonction essentielle de mettre en valeur la lecture et la compréhension du

texte, et de permettre au candidat de faire la preuve de cette connaissance et de cette compréhension. Il

faut donc revenir constamment aux citations et aux analyses précises des œuvres, qui constituent la

matière même de l’exposé : on ne peut pas se contenter d’alléguer un passage, sans le lire ni en donner

une analyse succincte – comme pour la dissertation, se contenter de citer un exemple ne suffit pas à

tout dire, il faut faire de cet exemple un argument, qui prend sens dans la démonstration en cours.

Combien de leçons ont été entendues qui ne donnaient à aucun moment l’occasion de faire goûter le

texte littéraire ! Bien des fois, le jury a eu la désagréable impression de ne pas avoir affaire à de la

poésie dans les leçons consacrés à Du Bellay ou à Verlaine, ni d’avoir affaire à du théâtre dans le cas

de Rotrou. Par le statut problématique du genre qu’il pratique, Diderot a, paradoxalement, été moins

desservi à cet égard. Mais que dire de Gracq (que les candidats, admissibles, avaient pourtant traité

plus ou moins bien à l’écrit !), dont on ne nous dit jamais, dans la plupart des cas, à quel type d’œuvre

ses textes ressortissent (peu ou pas d’analyse narratologique, absence d’interrogation sur les points de

vue, etc.) !

C’est dire qu’il convient aussi de maîtriser les quelques outils fondamentaux d’analyse littéraire

(analyse du récit, langage dramatique, rhétorique, versification et poétique), sans pour autant tomber

dans le jargon pédantesque : nombre de leçons se perdent dans les sables de la paraphrase inepte faute

d’avoir su mobiliser le B A BA des outils de lecture et d’interprétation qui auraient permis de définir

clairement le sujet et ses enjeux, et de montrer ce que le texte étudié y gagnait en compréhension. Hors

de toute question d’érudition, la simple maîtrise de la prosodie et de la métrique aurait, par exemple,

amélioré plus d’une leçon sur Du Bellay ou Verlaine, de même qu’une connaissance des grandes

lignes de la rhétorique aurait permis de mieux rendre compte de la parole théâtrale de Rotrou. Dans un

autre d’ordre d’idées, la connaissance globale des grands courants littéraires et esthétiques de l’époque

où se situe telle ou telle œuvre fait parfois défaut : on a ainsi trop entendu l’idée d’un Rotrou qui se

libérerait du carcan de la tragédie « classique » : encore eût-il fallu que celle-ci existât déjà à l’époque

où l’auteur produisit les pièces au programme ! Que dire encore quand on voit un candidat incapable

de rendre compte des enjeux de l’imitation dans l’Olive alors même que l’autre texte du même

programme, à savoir la Deffence, lui en donnait les principales clés ? Une connaissance simple et de

bon aloi de l’histoire littéraire (ni plus ni moins que ce qui est requis pour l’explication hors

programme) permettrait souvent d’asseoir avec plus d’aisance et de fermeté les considérations

d’ensemble ou l’usage des catégories générales qui permettent de construire l’argumentation de la

leçon.

Une nouvelle fois, pour conclure, on constate que ce sont les conseils de simple bon sens qui doivent

présider à la préparation de cet exercice : acquérir une connaissance approfondie du texte à étudier,

avec pour premier objectif l’éclaircissement du sens le plus patent offert par celui-ci ; affiner, au

contact des textes mêmes, son usage des outils les plus courants de l’analyse littéraire – tels qu’on sera

Page 192: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

amené à les enseigner aux élèves – ; conserver à l’esprit le cadre général de la littérature et de l’époque

où ces œuvres ont vu le jour : tout cela permettra d’envisager sereinement toutes sortes de sujets,

même ceux dont la formulation peut dérouter au premier abord, et le traitement sera d’autant plus clair

et efficace que le candidat donnera ce sentiment de maîtrise et d’évidence, sans chercher à s’éblouir

lui-même par une ingéniosité hors de propos ou une obscurité (souvent involontaire) du raisonnement.

Page 193: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Liste des sujets de leçon proposés (le nombre de sujet ne correspond pas exactement à celui des leçons

réellement données, car, dans certains cas, d’une commission à l’autre, un sujet identique — ou du

moins très analogue — a pu être donné).

Le Roman de Renart :

Anneaux, vielles, andouilles... Les objets dans le Roman de Renart.

Étude littéraire , 1611-1960.

Étude littéraire des vers 1679-2156.

Étude littéraire v.2963 à 3256.

Étude littéraire, 2799 à la fin.

Étude littéraire, 282-496.

Fière, Hermeline, Hersant dans le Roman de Renart.

Guerre et paix dans le Roman de Renart.

Jeux d’échos dans le Roman de Renart.

L’homme et l’animal dans le Roman de Renart.

La discorde dans le Roman de Renart.

La parodie dans le Roman de Renart.

La parole dans le Roman de Renart.

La ruse et le mensonge dans le Roman de Renart.

La violence dans le Roman de Renart.

Le corps dans le Roman de Renart.

Le corps dans le Roman de Renart.

Le manque comme moteur dans le Roman de Renart.

Le personnage de Renart dans le Roman de Renart.

Le rire.

Le roi Noble dans le Roman de Renart.

Les didascalies.

Les personnages féminins.

Masques et déguisements dans le Roman de Renart.

Mensonge et vérité dans Roman de Renart.

Préfigurations du burlesque.

Renart, le mal larron.

Séduction et manipulation dans le Roman de Renart.

Du Bellay :

« Ce que tu dis n’est pas ce que tu fais ».

« Ces fables anciennes, non petit ornement de poésie ».

Page 194: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

De l’Olive à l’Olive augmentée.

Du Bellay polémiste dans la Deffence.

Du Bellay, « poète essentiellement liquide » (Supervielle) dans l’Olive ?

L’influence italienne.

Étude littéraire de la Défense, p. 76-95.

Étude littéraire de la Deffence.

Étude littéraire du sonnet XXI au sonnet XXXIII.

Étude littéraire p. 281-295.

Étude littéraire, L’Olive, « Au lecteur », p. 229-240.

Étude littéraire, L’Olive, sonnets I à XIX.

Figures du poète.

L’amour dans l’Olive.

L’enrichissement de la langue dans la Deffence et l’Olive.

L’héritage antique dans les œuvres de Du Bellay au programme.

L’imitation.

L’inspiration.

L’Olive, poème chrétien ?

L’orateur et le poète.

La célébration.

La définition du poème.

La figure du poète.

Le corps féminin dans l’Olive.

Le patriotisme.

Le rapport aux modèles.

Le règne végétal.

Obscurité de l’Olive ?

Olive dans l’Olive.

Poésie et mémoire.

Poésie et travail.

Poésie, héroïsme et esprit de conquête.

Théorie et pratique dans la Défense et dans l’Olive.

Traduction et imitation dans la Deffence et dans l’Olive.

Rotrou :

« D’une feinte, en mourant, faire une vérité ».

« L’ordre... semble une illusion » (Saint-Genest, v.674).

Dramaturgie de la démesure.

Page 195: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Étude littéraire de l’acte II d’Antigone.

Étude littéraire de l’acte III d’Antigone.

Étude littéraire de l’acte IV d’Antigone.

Étude littéraire de l’acte IV de Venceslas.

Étude littéraire, Venceslas, acte I.

Figures du pouvoir.

Invention et récriture dans les œuvres de Rotrou au programme.

L’art de clore.

L’exposition dans les trois pièces.

L’expression gnomique.

La faute.

La fratrie dans Antigone.

La loi et le crime.

La Nature et la loi dans Antigone et Venceslas.

La nuit dans Venceslas et Antigone.

Le baroque chez Rotrou.

Le corps.

Le dénouement dans les œuvres au programme.

Le goût de la mort.

Le même et l’autre.

Le monologue.

Le personnage d’Antigone.

Le spectaculaire.

Les héros.

Les liens du sang.

Les objets dans les œuvres de Rotrou au programme.

Les passions.

Monologues et apartés.

Ordre et désordre dans les œuvres de Rotrou au programme.

Rois et empereurs.

Rotrou ancien ou moderne ?

Théâtre et barbarie.

Diderot :

« Son pittor anch’io ».

Bible, Fable et Histoire.

Cultiver le regard dans les œuvres de Diderot au programme.

Page 196: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Diderot moraliste dans les Salons et les Essais.

Diderot, Chardin.

Dieu, la nature et l’homme dans les Salons et les Essais sur la peinture.

Du bon usage de l’antiquité dans les Essais et les Salons.

Eloge et blâme.

Étude littéraire, p. 46-53.

Étude littéraire, p. 219-230.

Greuze dans les œuvres de Diderot au programme.

L’émotion esthétique.

L’épistolaire dans les œuvres de Diderot au programme.

La chair dans les œuvres au programme.

La couleur.

La digression dans les œuvres au programme.

La représentation des passions.

La sensualité du regard dans les œuvres de Diderot au programme.

La singularité.

La tentation du romanesque.

La verve satirique dans les Salons.

Le critique au miroir.

Le tableau rêvé.

Le théâtre des passions humaines.

Les Salons et les Essais : mauvais peintres.

Nature et art.

Ordre et désordre.

Peinture et littérature.

Peinture et morale dans les œuvres de Diderot au programme.

Verlaine :

« De la douceur, de la douceur, de la douceur ».

« O mourir de cette escarpolette ! ».

« Ut pictura poesis ».

Echos et reflets dans les œuvres au programme de Verlaine.

Étude littéraire de « Melancholie ».

Étude littéraire des « Paysages belges ».

Étude littéraire des Ariettes oubliées dans Romances sans paroles.

Étude littéraire des Poèmes saturniens (p. 33-45).

Étude littéraire Fêtes galantes, de « Clair de lune » à « À Clymène ».

Page 197: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Étude littéraire : Paysages tristes in Poèmes saturniens.

Étude littéraire, « Aquarelles ».

Formes et couleurs.

Illusion et désenchantement.

Influences et singularités dans les œuvres au programme.

Jeux de dissonances dans Fêtes galantes.

L’expression de la mélancolie.

La demi-teinte.

La part du songe.

La politique.

La sensualité.

La voix.

Le féminin dans les œuvres au programme.

Le lyrisme dans les œuvres au programme de Verlaine.

Les choses et le rien.

Masques.

Musique et silence.

Parodie et création poétique.

Peinture et poésie.

Plaisirs et douleurs de l’amour.

Poésie et mélancolie.

Poésie et modernité.

Poésie et musique.

Verlaine, poète naïf ?

Gracq :

« Il ne se passerait rien. Peut-être ne se passerait-il rien ».

« La nuit ne dormait pas ».

« La Presqu’île », étude littéraire des p. 121-136.

« Le monde restait sans promesse et sans réponse ».

« Qu’est-ce qu’on attend ici ? »

« Tout ce qu’on introduit dans un roman devient signe... »

« Une femme, c’est-à-dire une question, une énigme pure »

Détours, dérives et digressions.

Echos intertextuels.

Éros dans les œuvres de Gracq.

Étude littéraire « La route ».

Page 198: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Étude littéraire d’Un balcon en forêt, p. 245 à la fin.

Étude littéraire de La Presqu’île, p. 144-160.

Étude littéraire de La route, p. 14-31.

Étude littéraire Le Roi Cophetua, p. 204-225.

Étude littéraire, le Roi Cophetua, p. 234-251.

Étude littéraire, Un balcon en forêt p. 26-41.

Étude littéraire, Un balcon en forêt p. 82-97.

Figures du féminin.

Gracq : Le silence.

Gracq, Intérieur et extérieur.

L’événement dans les œuvres au programme.

L’ici et l’ailleurs dans les œuvres au programme.

La promesse dans les œuvres au programme.

La route, Un balcon en forêt, épopées en lambeaux.

Le cours du temps dans les œuvres au programme.

Le mystère.

Le personnage gracquien « guetteur aux yeux tendus ».

Les italiques.

Paysage et récit.

Paysages dans les œuvres au programme.

Présence de l’histoire.

Présence et absence de la femme dans les œuvres au programme.

Récit et histoire chez Gracq.

Signes et déchiffrement.

Sortilèges dans les œuvres au programme.

Un balcon en forêt et La Presqu’île : « Un songe profond, élu, plutôt qu’un paysage ».

Un balcon en forêt et La presqu’île, palimpsestes magiques.

Un balcon en forêt : récit de guerre ?

Y a-t-il un tragique gracquien dans les œuvres au programme ?

Page 199: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Explication hors programme

La répartition par auteur et par siècle des textes proposés à l’étude est conforme à l’esprit de

l’épreuve. Il ne s’agit nullement d’un exercice d’érudition plein de chausse-trapes et de mauvais

coups. Le jury confronte les candidats à des œuvres qu’on pourrait pour la plupart qualifier de

classiques. Et quand, par extraordinaire, on sort des sentiers battus – mais le sont-ils jamais ? – du

panthéon littéraire français, en choisissant un auteur moins canonique, c’est parce que l’on sait que le

texte proposé se rattache à des problématiques, des genres ou des formes répertoriés faisant partie du

nécessaire bagage intellectuel et culturel du futur professeur de Lettres.

La meilleure préparation à l’épreuve consiste donc dans un premier temps à poursuivre et à

parfaire sa lecture des grandes œuvres. Certes les candidats ont déjà fort à faire avec le programme de

l’année mais on ne saurait trop leur recommander de ne pas négliger la lecture ou la relecture des

œuvres les plus marquantes, et partant les plus fructueuses pour la réflexion, de notre histoire littéraire.

Sans dramatiser à outrance notre propos, on ne peut qu’être inquiet devant l’ampleur des lacunes dont

font preuve trop de candidats. L’on n’attend certes pas d’eux des connaissances encyclopédiques mais

un minimum d’appétence et de savoir-faire face aux pages qu’on leur présente.

1) Auteurs et œuvres proposés à l’étude (le nombre d’occurrences des extraits est signalé entre

parenthèses).

XVIe siècle (28) :

Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques (3)

Louise Labé, Sonnets (4)

Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil (2)

Montaigne, Essais (7)

Clément Marot, Poésies (1)

Rabelais, Gargantua (7)

Ronsard, Amours (3), Derniers vers (1).

XVIIe siècle (61) :

Boileau, Satires (1)

Bossuet, Oraisons funèbres (1)

Corneille, Cinna (1), Stances (1)

Page 200: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Cyrano de Bergerac, Les Etats et Empires de la Lune et du Soleil (9)

Garnier, Hippolyte (2)

Mme de Lafayette, La Princesse de Montpensier (1), La Princesse de Clèves (2)

La Fontaine, Fables (15)

La Rochefoucauld, Maximes (2)

Malherbe, Poésies (1)

Molière, Dom Juan (3), Le Misanthrope (2), Tartuffe (3)

Pascal, Pensées (1)

Perrault, Contes (8)

Racine, Andromaque (2), Bajazet (1), Bérénice (1), Iphigénie (1), Mithridate (1)

Saint-Amant, Poésies (1)

Tristan L’Hermite, Poésies (1)

XVIIIe siècle (33) :

Beaumarchais, Le Barbier de Séville (4), Le Mariage de Figaro (8)

Laclos, Les liaisons dangereuses (3)

Marivaux, La double inconstance (2), Le Jeu de l’amour et du hasard (1), La Mère confidente (1)

Montesquieu, Lettres persanes (3)

Rousseau, Les Confessions (3), Les Rêveries du promeneur solitaire (3)

Voltaire, Candide (2), Histoire de Scarmentado (1), Micromégas (1), Zadig (1)

XIXe siècle (54) :

Balzac, Le Lys dans la vallée (2)

Baudelaire, Les Fleurs du mal (10), Petits poèmes en prose (1)

Flaubert, Madame Bovary (1), L’Education sentimentale (4)

Hugo, Les Contemplations (6)

Huysmans, A rebours (4)

Laforgue, Les Complaintes (2)

Lamartine, Harmonies poétiques (1)

Mallarmé, Poésies (5)

Musset, Lorenzaccio (2)

Nerval, Aurélia (2), Sylvie (2)

Rimbaud, Poésies (5), Illuminations (1)

Stendhal, La Chartreuse de Parme (6)

Page 201: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

XXe siècle (35) :

Apollinaire, Alcools (2)

Aragon, Aurélien (3)

Beckett, En attendant Godot (2)

Bernanos, Nouvelle histoire de Mouchette (1)

Céline, Voyage au bout de la nuit (9)

René Char, Fureur et Mystère (2)

Claudel, Le Soulier de satin (1)

Desnos, Corps et biens (3)

Eluard, Capitale de la douleur (1)

Giraudoux, Electre (1)

Philippe Jaccottet, Poésies 1946-1967 (1)

Ponge, Le Parti pris des choses (2)

Proust, Un amour de Swann (1), A l’ombre des jeunes filles en fleurs (1), Sodome et Gomorrhe (1)

Queneau, Les Fleurs bleues (1)

Nathalie Sarraute, Enfance (1)

Segalen, Stèles (1)

Paul Valéry, Mélange (1)

La plupart des grands genres sont, on le voit, représentés, ainsi que bon nombre des formes et

des registres. Une remarque à ce sujet : les connaissances en matière de versification et de prosodie

d’une part, la maîtrise du langage dramatique d’autre part ont semblé particulièrement défaillantes

cette année. Comment étudier un poème versifié sans procéder à des analyses de rythme précises ?

Comment aborder un extrait de théâtre sans posséder le vocabulaire d’analyse adéquat ? Voilà une

deuxième manière de se préparer à l’épreuve de l’explication hors programme : en faisant

régulièrement le point sur les outils de lecture dont on dispose pour commenter avec rigueur et netteté

un poème, un extrait de comédie ou de tragédie, un texte autobiographique, une forme brève, un

passage de roman ou de conte. Ce n’est pas jargonner que de nommer des stichomythies, ce n’est pas

se livrer à une dérive techniciste que de scander un alexandrin : c’est le meilleur moyen d’appuyer son

commentaire sur l’observation d’un fait d’écriture clairement identifié et d’éviter ainsi cette plaie de

l’explication de texte qu’est l’approximation.

On attire en particulier l’attention des candidats sur l’effet pernicieux des formules du type « une

sorte de », « une espèce de » ainsi que de l’usage excessif de la modalisation. S’il peut être de bon aloi

d’être prudent lorsque l’on tente un commentaire que l’on pressent risqué, le gommage, l’estompe et le

Page 202: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

flou finissent par affadir considérablement le propos et émousser des analyses que l’on souhaite les

plus incisives possible. Les notions doivent être employées avec précision et tous les « en quelque

sorte » du monde ne masqueront jamais l’erreur, la maladresse ou l’ignorance. Pour justifier le recours

– erroné – au terme « ecphrasis », à propos d’une page du Lys dans la vallée, une candidate juge bon

de préciser qu’elle l’a employé « avec des guillemets » – remarque étrange dans un contexte de

communication orale et dont la désinvolture est incompatible avec la rigueur qu’implique l’exercice.

Dire d’Alceste, au moment même où il est d’une désarmante sincérité, qu’il est « une sorte de

bateleur » reste et restera une grossière erreur d’interprétation.

2) Résultats : statistiques et analyses.

01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13 14 15 16 17 18

1 23 21 29 30 21 17 17 7 11 6 14 3 7 3 0 0 1

La moyenne de l’épreuve est de 6,4 sur 20. Le nombre de prestations notées de 1 à 5 est

inquiétant : 104. Presque un candidat sur deux propose une explication présentant des défauts

rédhibitoires – qui vont de la paraphrase psychologisante (ah ! l’ego de Célimène) au contresens, en

passant par l’usage erroné de notions supposées connues. Il est par exemple anormal de voir un

candidat jongler jusqu’au vertige avec des noms de tropes rarissimes et se trouver dans l’incapacité

d’identifier et de commenter un passage au discours indirect libre ou une simple focalisation interne.

Le père Bouhours définissait l’esprit comme le bon sens qui brille. Il serait souhaitable que les

candidats sachent raison garder en la matière.

Le discours du commentateur, c’est le moins qu’on puisse lui demander, doit être éclairant, donc

clair lui-même, sûr des notions ou des catégories auxquelles il recourt. Á quoi bon, sinon, l’exercice de

lecture ? Il n’en est pas de l’exercice d’explication hors programme comme des épreuves de certains

sports : le jury ne juge pas un candidat aux figures plus ou moins virtuoses qu’il emploie. Priorité doit

être donnée au texte et à son interprétation : les notions que l’on emploie ne sont que des instruments

au service de la construction d’un sens. On a parfois le sentiment que la logique est renversée et que

l’emploi d’un certain jargon devient une fin en soi. Et c’est pitié, pour des amateurs de littérature, que

de voir un texte qui n’en peut mais réduit au pauvre rôle de cadavre que l’on dissèque ou de cobaye à

qui l’on fait avaler de bien amères pilules.

Devant la multiplicité effrayante des prestations qui donnent le sentiment de ne pas lire le texte

proposé, on voudrait rappeler une évidence : un texte ne parle pas de rien. Il n’est certes pas réductible

à son sujet mais comment échafauder une interprétation digne de ce nom si l’on ne sait pas faire le lien

entre ce que dit le texte et la manière dont il le dit ? Le sens littéral est trop souvent négligé. C’est ainsi

Page 203: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

qu’une candidate suppose – sans rire – qu’Orgon, à la scène 6 de l’acte IV de Tartuffe, ait pu

s’endormir sous la table alors que le héros éponyme tente d’abuser d’Elmire. On s’étonne également

de voir le discours féministe de Marceline, à la scène 16 de l’acte III du Mariage de Figaro, devenir

une diatribe contre les Grands. Avant de juger méta-poétique tel poème de Mallarmé, il pourrait être

utile de savoir ce qu’il évoque : il est bon de repérer la fleur textuelle pour mieux voir comment le

poète la transforme en l’absente de tout bouquet. Le texte n’est pas une machine qui tourne à vide,

désincarnée, offerte à tous les possibles et si l’on peut admettre une certaine plurivocité dans

l’interprétation et faire toutes les hypothèses que l’on veut sur la dimension autotélique de l’œuvre,

cela ne peut se faire au mépris pur et simple d’un sens premier. Demander à une candidate à quel type

de beauté féminine Baudelaire s’attache dans « Le Serpent qui danse » n’est donc pas une question

incongrue ou hors champ.

Nombre de prestations donnent le sentiment de laisser échapper la proie pour l’ombre. En un

mot d’oublier l’extrait à commenter. D’où la nécessité de définir un projet de lecture qui permette de

cerner le propos du texte et le choix des catégories idoines pour en rendre compte. Un candidat,

confronté à la scène de rencontre entre Bardamu et Robinson, dans Voyage au bout de la nuit, préfère

parler de « progression logique et phénoménologique du rapport à autrui » plutôt que de se mettre à

l’écoute des subtiles variations des registres et des discours sur lesquels est construit le passage. Tel

autre, confronté à un tableau luxuriant de la forêt africaine, mobilise toutes les figures à sa disposition,

du zeugme à l’épanorthose, et omet la seule qui lui aurait permis de cerner la singularité de la

description célinienne : l’hypotypose et son effet de théâtralisation du réel.

Les outils d’analyse sont toujours les bienvenus, à condition qu’ils permettent d’éclairer le texte

et qu’on ne les charge pas d’une aura magique qui endort la réflexion critique. On n’a rien dit

lorsqu’on a prononcé, à propos de tel passage de Voltaire, le mot ironie ou celui d’élégie devant tel

sanglot de Louise Labé. Dans les prestations les moins réactives, ces notions, en elles-mêmes justes,

deviennent des termes écrans qui engourdissent l’esprit d’analyse. Au lieu de se mettre en quête des

procédés et des objectifs de l’ironiste ou des voies singulières du lyrisme de la belle cordière, on cesse

d’interroger le texte et on le fait rentrer dans un cadre préétabli. Obnubilée par la dimension

philosophique des Etats et Empires de la Lune de Cyrano, une candidate se montre ainsi

insuffisamment sensible à la dimension esthétique voire poétique de l’extrait qui lui est proposé. Un

savoir digne de ce nom s’adapte à son objet d’étude. Les classiques parlaient de la docte ignorance qui

évite à la connaissance de s’affaisser sur ses propres certitudes.

C’est là l’un des obstacles majeurs à la réussite dans cet exercice particulier qu’est l’explication

de texte hors programme : on oublie trop souvent de prendre en compte la spécificité de l’extrait à

commenter. Au lieu d’être un exercice de découverte, d’élaboration active d’une interprétation,

Page 204: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

l’explication s’apparente à une procédure de vérification. S’il est indispensable d’avoir des points de

repères, sur les auteurs, les œuvres, les mouvements littéraires, les genres, la littérature ne se satisfait

guère des applications mécaniques. Le texte étudié n’est pas là pour servir d’illustration à une doxa ou

à un credo qu’il s’agirait d’ânonner benoîtement. Conformité à des modèles, soit, conformisme, non.

Rappeler des généralités, situer le texte dans une époque peut être utile, mais ce n’est pas suffisant. Le

texte proposé, parce qu’il est le fruit d’un geste créateur réductible à aucun autre et, qui plus est, d’un

découpage particulier, fruit d’une réflexion, d’un point de vue et d’une attente, ne saurait coïncider

avec des discours tout faits.

Au lieu, donc, de se demander en quoi l’on retrouve, dans telle page de Racine ou d’Aragon, ce

qu’il est de bon ton de connaître de Racine ou d’Aragon, mieux vaut faire entendre ce qui se dit là,

dans l’unicité de l’extrait proposé, en résonance mais parfois en tension voire en contradiction avec les

discours usuels. L’explication n’est en rien la récitation d’une leçon. On gagnerait à penser l’exercice

en terme de confrontation : il faut savoir entrer dans un texte, faire fi des préjugés, le lire au besoin

contre soi-même, parfois contre sa propre sensibilité de lecteur moderne. Il faut savoir s’oublier, se

mettre entre parenthèse, repérer les points d’armature et de résistance du texte et construire, à partir

d’eux, une interprétation.

3) Quelques points à surveiller tout particulièrement.

Le jury, on ne s’en étonnera pas, est attentif à la qualité de la langue employée par de futurs

professeurs de Lettres. Sans procéder à un complaisant sottisier, on recommandera la plus grande

vigilance en la matière.

L’introduction présente le texte. Pas de fioriture ou d’étalage inutile : tout ce qui est dit permet

de situer ou de mieux comprendre les enjeux du texte. Il n’y a pas d’ordre immuable pour une

introduction mais des points indispensables comme l’analyse du découpage de l’extrait et du

mouvement interne qu’il induit. On voit mal comment on pourrait faire l’économie d’un projet de

lecture : c’est lui qui donne à l’explication à venir sa cohérence et permet d’éviter ces défauts majeurs

que sont le pointillisme et l’accumulation d’analyses.

Après l’introduction, la lecture à haute voix n’est pas un simple passage obligé. Il s’agit de faire

entendre la tonalité propre au texte que l’on va étudier. C’est un moment essentiel. Disons-le sans

détour : les bonnes lectures sont rares, c’est-à-dire les lectures expressives, qui font partager à

l’auditeur non seulement un point de vue sur un texte mais encore un goût pour la chose littéraire. Le

jury n’attend pas de théâtralité ou d’exubérance, rien que la justesse du ton, l’attention aux mots que

l’on profère. La lecture en ce sens est déjà une explication de texte. Quelle souffrance d’entendre des

Page 205: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

liaisons inappropriées, des vers estropiés sans ménagement, des erreurs de registre ! Poser sa voix,

respecter les silences de la ponctuation, varier le rythme de la lecture sont le meilleur moyen de mettre

en valeur le texte que l’on s’apprête à commenter – et aussi de se mettre en confiance.

L’explication suit le mouvement du texte en prenant soin d’éviter les redites comme les

juxtapositions fastidieuses. Une interprétation se construit en prenant appui sur le texte, dans un

constant jeu de va-et-vient. Gare au collage de remarques introduites par de pauvres connecteurs

comme « ensuite », « puis », « au vers suivant »… Mieux le projet de lecture est défini, plus fluide est

le propos.

Prendre appui sur le texte signifie que toutes les analyses se fondent sur l’observation de faits

d’écriture précis. Cette observation est indissociable d’une identification rigoureuse. Les

connaissances grammaticales, syntaxiques et stylistiques doivent être sans faille. L’identification n’est

pas une fin en soi mais sert de socle solide à l’interprétation. Ce n’est pas l’hypallage qui compte mais

l’effet de sens qu’elle produit dans le contexte spécifique où elle se trouve. On insistera tout

particulièrement sur la nécessité d’une solide connaissance de la grammaire française. Confondre un

adverbe et une préposition, employer de façon hasardeuse les termes de déictiques ou d’embrayeurs,

ne pas savoir identifier une négation restrictive, être dans l’incapacité de nommer la catégorie à

laquelle appartient « quoique » : tout cela compromet considérablement les chances de réussite à

l’exercice. Méconnaître les valeurs modales de tel temps verbal revient à se priver de très précieuses

possibilités d’analyses. On ne saurait donc trop recommander aux candidats la plus extrême vigilance

en matière de grammaire.

Les connaissances de type historique ne sont pas non plus à négliger. Point n’est ici besoin de

redire l’importance du lien qui unit un texte à son époque. Comment espérer entrer dans l’univers des

maximes de La Rochefoucauld sans avoir une vue claire de la sociabilité classique et de l’idéal de

l’honnêteté ? Une candidate, devant un extrait très connu des Lettres persanes, se laisser aller à parler

de « régime totalitaire » à propos du règne de Louis XIV. Invitée, lors de l’entretien, à revenir sur cet

anachronisme fâcheux, la rectification lui semble manifestement vétilleuse.

Quant aux connaissances strictement littéraires, on recommande de les actualiser régulièrement.

Le rapport entre le Spleen et l’Idéal, chez Baudelaire, ne se limite pas à un antagonisme manichéen.

Lorsqu’on étudie La Fontaine, la définition du dictionnaire ne suffit pas pour définir avec soin ce

qu’est une fable. Le burlesque n’est pas le grotesque. Le comique français n’a pas grand-chose à voir

avec l’humour, surtout avant le XIXe siècle. Le marivaudage est une chose plus subtile et plus

complexe dans sa forme que ce qu’en dit Le Robert. Il y a des mises au point à faire et à refaire. Les

outils éditoriaux ne manquent pas (du Dictionnaire du littéraire de P. Aron, D. Saint-Jacques et A.

Page 206: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Viala à Genres, formes, tons de P. Soler en passant par nombre d’ouvrages plus spécifiquement

centrés sur tel ou tel genre).

L’entretien qui suit l’explication de texte prend la forme d’un jeu de questions-réponses. Il ne

faut surtout pas l’aborder de façon passive. On attend beaucoup de réactivité de la part des candidats.

Il s’agit le plus souvent de les faire revenir sur des points problématiques de leur exposé, pour les leur

faire soit préciser, soit rectifier. Le temps de l’entretien n’est ni celui de la pénitence ou de la

contrition, ni celui de l’arrogance ou de la reprise vexée des mêmes analyses, mais celui d’une

coopération courtoise et argumentée. Attention, à ce titre, à l’emploi trop commode de l’expression

« pour moi », qui renvoie les débats interprétatifs à une pure question de point de vue, bref à un

subjectivisme qui neutralise par avance toute objection. Si, dit-on, des goûts et des couleurs on ne

discute pas, tel n’est pas le cas en littérature. « Pour moi », « selon moi » ne sont pas des sésames qui

autorisent n’importe quel commentaire.

*

L’explication de texte hors programme est un exercice exigeant. Le temps de préparation en est

très court. Gare aux trop massives prises de notes. Il ne faut pas se disperser, vouloir tout dire sur un

auteur qu’on connaît bien, ou au contraire se précipiter fébrilement sur les dictionnaires pour aborder

un auteur qu’on connaît mal. Mieux vaut s’appuyer sur le texte proposé à l’étude : c’est de lui, et de lui

seul, que viendra la solution. Le reste est affaire d’anticipation et d’organisation : l’exercice se prépare

tout au long de l’année, par des lectures variées, soigneusement programmées et par des entraînements

réguliers.

L’explication de texte hors programme n’est pas un exercice anodin. Il est essentiel dans

l’exercice du métier de professeur de Lettres. On pourrait même dire que c’est là que s’évalue,

précisément, son métier, son savoir-faire face au domaine presque infini qui est le sien : la littérature

française et ses œuvres avec lesquelles on n’en a jamais fini. Qui prétendra qu’en ouvrant les Essais, il

ne trouve que du connu et qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil de Stendhal ou de Claudel ?

Chaque explication, chaque lecture est un défi, comme chaque livre que l’on rouvre : que puis-je dire

de ce poème de Marot ? Comment échafauder un discours qui rende compte, aujourd’hui, avec

fidélité, de ce que cette page de Rabelais dit ? C’est à notre rôle de transmetteur de la parole, de la

pensée et de la beauté que nous confronte l’exercice de l’explication de texte hors programme. Qui

pourrait dire qu’il s’agit là d’un objectif secondaire ?

Emmanuel Godo

Page 207: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Rapport sur les épreuves orales

Commentaire composé

Littérature Comparée

Le jury est composé de deux commissions : C1 et C2, comportant chacune trois membres issus de

différentes universités, avec une large représentation dans toute la France.

Le premier rapporteur est celui qui vous pose la première série de questions. Il rédige le rapport

d’évaluation. Un second rapporteur lui est adjoint. La note est établie, après délibération, sur la base

d’un accord unanime entre tous les membres du jury.

Si un membre du jury connaît une candidate ou un candidat, dans la mesure du possible il « permute »

dans l’autre commission : de toute façon, vous n’aurez jamais comme rapporteurs directs des

enseignants que vous connaissez.

Les résultats ont été proclamés le 7 juillet à midi dans le cloître faussement médiéval du lycée Henri

IV. Le lendemain matin, à partir de 8 h 30 et jusqu'à midi, vous avez pu rencontrer le premier

rapporteur de votre jury à la « confession », afin d’obtenir des renseignements sur votre prestation et

votre note. La « confession » est fort utile à qui veut passer le concours de nouveau l’année suivante :

elle permet de savoir ce qui a été reproché à la prestation.

Les oraux sont publics. Toute personne a le droit d’y assister (dans la limite de quatre personnes

maximum par oral). Les candidats n’ont pas le droit de s’opposer à cette pratique, qui garantit la

transparence des activités républicaines. Les futurs candidats eux-mêmes ont intérêt à assister à des

oraux l’année précédant leur propre passage.

Le temps de préparation est de DEUX HEURES PLEINES : le temps perdu au tirage et aux

déplacements est prévu en sus. Les candidats se voient remettre un exemplaire du texte à commenter

en traduction française et un exemplaire du texte en langue originale. Ils n’ont pas le droit d’écrire sur

leurs exemplaires. Afin de repérer leurs citations, certains notent la référence de la page sur leur

brouillon, d’autres utilisent des petits post-it colorés. Cela est parfaitement autorisé. Le jury enlèvera

les petites marques en question quand vous remettrez votre exemplaire en sortant.

Le recours au texte original peut être utile mais demeure facultatif, puisqu’il dépend des connaissances

linguistiques du candidat ; le fait de ne pas s’y référer n’est donc aucunement pénalisé.

Les candidats disposent également dans la salle de préparation de dictionnaires et d’une Bible servant

à vérifier éventuellement certaines références.

Le temps de passage est de 30 minutes maximum de commentaire, suivies de 10 minutes environ

d’entretien. Le candidat est arrêté net au bout des 30 minutes qui lui sont allouées, même s’il n’a pas

achevé son commentaire. Il est recommandé d’employer au moins 25 des 30 minutes prévues : les

textes proposés sont rarement propres à être commentés en détail en 20 minutes. L’épreuve nécessite

Page 208: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

donc un entraînement pour la maîtrise du temps global et l’équilibre des parties : un trop grand nombre

de candidats se sont retrouvés contraints d’écourter la dernière partie de leur commentaire, sacrifiant

par là même l’essentiel de l’interprétation : souvent la troisième partie du commentaire est une sorte

d’apothéose ou de feu d’artifice, et il est fort dommage de se trouver à la réduire faute de temps.

L’entretien sert à clarifier et à approfondir le commentaire. Il permet de vérifier les capacités du

candidat ou de la candidate à éclaircir et développer son propos, à relever avec efficacité d’éventuelles

suggestions qui lui sont faites. Les questions ne sont jamais des pièges. Puisque l’entretien ne peut

qu’améliorer l’évaluation du commentaire, sans jamais servir à charge, autant l’utiliser au mieux, sans

réticence ni hostilité de principe. Il est inutile de redire ce que vous avez déjà dit.

Le jury travaille de manière très concentrée (9 oraux par jour) et tente de ne perdre aucune minute.

L’entretien pourra ainsi vous paraître très court et s’achève parfois de manière soudaine : ne

l’interprétez pas en votre défaveur. De même, le fait que l’un des membres de la commission puisse

occasionnellement être conduit à se livrer à des travaux d’écriture nécessaires au bon fonctionnement

des épreuves ne vous disqualifie absolument pas. Un membre du jury qui calcule des moyennes,

rédige des rapports ou se lève pour effectuer un tirage ne doit pas vous troubler : il ou elle n’est pas

votre rapporteur, c’est tout. Les conditions serrées de l’organisation des épreuves nous contraignent à

faire un tirage pendant les prestations à certaines heures.

La moyenne de l’épreuve est de 7,6. Les notes se sont échelonnées de 19 à 1. Nous avons eu le plaisir

de mettre un 19, un 18, quatre 17 et un nombre non négligeable de 16 et de 15. Les 4, 5 et 6 ont

également été légion. Ils sont dus pur la plupart à un manque de « centrage » du texte (pour employer

une métaphore potière), suivi de manque d’analyse, de paraphrase, de lecture réductrice, voire de

contresens. Nous n’avons cependant eu aucune contre-performance, au sens où tous les candidats et

candidates ont tous et toutes présenté un commentaire « composé », avec un plan et des parties (plus

ou moins pertinentes, plus ou moins habiles, plus ou moins distinctes, plus ou moins heuristiques).

Nous insistons sur le fait que les exercices se préparent dès septembre, et pas au dernier moment en

cas d’admissibilité. L’entraînement de fond est la clé d’or de l’agrégation. On ne vous demande ni une

époustouflante érudition, ni des abîmes d’interprétation. Il s’agit de comprendre le texte, de placer en

quelque sorte son commentaire au bon endroit, judicieusement, sans se laisser écraser par des idées

toutes faites (sur la « misanthropie » par exemple). Le principe de base est le suivant :

LE TEXTE, RIEN QUE LE TEXTE, TOUT LE TEXTE

Vous reconnaissez ici le principe de la dissertation : « le sujet, rien que le sujet, tout le sujet ».

Certains et certaines, cette année, ont par exemple perdu leurs moyens devant un extrait qui tournait

autour d’Éliante, qui n’est « que » personnage secondaire, sans avoir le courage de sortir des sentiers

battus (le couple Éliante-Philinte étant qualifié de « couple raisonnable » et un peu ennuyeux, alors

Page 209: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

que l’extrait montrait justement des relations de complicité, de séduction et même un certain trouble

amoureux, lisible notamment dans l’incohérence de la tirade d’Éliante). De même, les idées toutes

faites sur Alceste « occupant la scène » ou voulant « occuper l’espace » ont fait manquer à beaucoup

le sens des textes proposés. La « digression » et le « texte ouvert » ont creusé leurs ravages dans les

commentaires de Sterne. Certains candidats se sont montrés imperméables à l’ironie du Quichotte ou

de Rabelais : cette histoire de cocuage vous aura donc paru si sérieuse ? Les incohérences

moliéresques sur la bile jaune et la bile noire ont conduit les candidats à confondre colère et

mélancolie. Mais pourquoi diable Molière, homme de théâtre qui savait saisir l’air du temps, aurait-il

eu au-dessus de sa table de travail toute la bibliothèque humorale de son époque ? Si son atrabilaire est

surtout un colérique, pourquoi ne pas accepter le fait au lieu de vouloir à toute force le faire entrer,

même à contre-emploi, dans les canons de la mélancolie ? Chez Cervantes, l’épisode de la fille de

seize ans déguisée courant nuitamment les rues avec son frère n’a pas du tout été compris : ne

suffisait-il pas de voir que c’était là « beaucoup de bruit pour rien », et des pleurs, et des soupirs, et des

lamentations de romans de chevalerie pour une vétille ? Là aurait pu se placer une analyse de

l’ « ironie » de Cervantes. En revanche, l’esprit de la consultation délirante du fol Triboullet a été

parfaitement comprise par la candidate qui l’a traité, et la finesse d’une scène entre Hélène et Hans

Karl a fait l’objet d’une analyse excellente par une autre candidate. Les très bons moments ne

dépendaient pas des auteurs, qui ont obtenu en fin de course des « scores » sensiblement identiques.

Rappelons-le fermement : autant l’épreuve d’écrit, la dissertation, est une épreuve comparatiste, qui

réunit des textes gravitant autour d’une question littéraire, autant l’épreuve orale, le commentaire

composé, est une épreuve de littérature générale sur programme, incluant des textes français et

étrangers. La définition globale de la discipline elle-même est, ne l’oublions pas, Littératures

générales et comparées.

Les connaissances que vous devez avoir dépendent des textes. Il est bon de connaître, à propos des

auteurs de théâtre, le contexte, les conditions de la représentation et l’esthétique théâtrale de l’époque.

L’Homme difficile demande de connaître l’esprit de Molière et de Marivaux, Timon d’Athènes d’avoir

quelque lumière sur le théâtre médiéval et sur la tragédie, Le Misanthrope de réfléchir à l’effet des

conditions de représentation, devant la Cour, de cette pièce où une tête brûlée fait le procès des

hypocrisies de cour, et Le Bourru d’avoir quelques clartés au sujet de la Néa, des masques, des rôles-

type, etc.

Le programme romanesque présentait une difficulté spécifique qui sera encore partiellement de mise

l’an prochain sur le nouveau programme : il fallait connaître en détail des œuvres longues (Don

Quichotte) et complexes (Tristram Shandy). Nos conseils de l’an dernier ont été entendus : cette

année, un nombre sensiblement moindre de candidats ignorait que Yorick ne mourrait pas vraiment

tout à fait définitivement ou que Ginès de Passamont revenait plus tard sous l’avatar d’un montreur de

marionnettes. Mais, dans l’ensemble, les textes ne sont pas toujours très bien connus.

Page 210: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Donc, pour résumer, avant d’analyser les prestations orales par auteur, rappelons que ce qui importe

est la pertinence de l’interprétation, l’efficacité de la démonstration et la solidité des connaissances en

arrière-fond. Le travail demandé est simple, bien placé et efficace. Nous avons eu à déplorer un certain

manque d’audace : cachés derrière la doxa ambiante, certains et certaines ont conclu à un sens qui

restait « ouvert », « indécidable », à une « liberté d’interprétation laissée au lecteur », et ceci

principalement sur Rabelais et Sterne. Ne fuyez pas devant la responsabilité d’une lecture ! Et,

puisqu’il est question de Rabelais, évitez à tout prix les « paroles gelées », c’est-à-dire les poncifs

éculés, usés par la répétition jusqu’à sonner comme fausse monnaie : Sostrate « timide », Célimène

garce ignoble, Timon « orgueilleux », Hans Karl « misanthrope » à tout crin et « difficile » (mais

rappelez vous que ce mot de « difficile » est un choix du traducteur, fait dans le seul but d’éviter la

réduction du personnage principal à un « caractère »). Hélène aussi a été qualifiée de « femme

difficile », Philinte est un « sage » « raisonnable », parfois « froid », Sterne déborde de « sous-

entendus grivois »… mais encore ?

Oui, vous l’avez lu dans les livres et les articles ; mais si vous « plaquez » des choses lues dans les

livres et dans les articles, vous passez à côté de ce qui est demandé dans un travail de commentaire

composé. Vous êtes devant un texte, ce texte. Seul il compte. Il est irréductiblement particulier ; vous

auriez mieux aimé tomber sur un autre auteur, ou sur un autre passage de cet auteur. Mais c’est lui,

c’est ce texte, pierre de touche sur laquelle va s’aiguiser toute votre année de travail. Accepter le texte,

ce texte, n’est pas la moindre des difficultés du concours, car en existant, en s’activant sous vos yeux,

ce texte nie partiellement tout le reste de votre préparation : omnis determinatio negatio est. Prenez en

compte cette difficulté-là, et traitez bien ce texte-là, celui sur lequel, hasardeusement, vous « tombez ».

Il faut également éviter tout jargon. Le « perspectivisme » réitéré de Cervantes a laissé le jury de

marbre, car la formule, arrachée de son contexte critique, ne voulait absolument plus rien dire ; à la

quatorzième occurrence du mot « acmè », pour ne rien dire de l’éternel « metteur en scène » employé

comme métaphore, le rire a fait suite à la perplexité, et au rire a fait suite une certaine exaspération.

« Déceptif », « exhibé », « mise en abyme », « bas corporel »… les tics de langage, le jargon linguiste

ou rhétorique (épanadiplose…) sont trop souvent des cache-misères destinés à masquer une carence de

l’analyse (pas exemple, sur Timon, ceux qui ont vu l’épanadiplose ont été tellement aveuglés par cette

mirifique découverte qu’ils n’ont pas compris le sens symbolique de « l’humain voyage » qui

s’attachait au mot pass deux fois répété).

Quant aux programmes, ils sont choisis par une association, la Société Française de Littérature

Générale et Comparée, qui propose au Président du Jury corpus et questionnements. Cette association

dépend de l’AILC (Association Internationale de Littérature Comparée) qui œuvre au niveau mondial.

La moyenne, 7,6, peut vous paraître ridiculement basse, d’autant plus qu’elle porte sur les prestations

des meilleurs candidats. Elle sanctionne une logique de concours et non d’examen, et ne signifie rien

dans l’absolu. Le fait qu’elle soit relativement basse évite aux candidats qui ont complètement raté

Page 211: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

l’épreuve de perdre trop de points par rapport à la moyenne et donc de compromettre complètement

leur concours ; en revanche elle autorise ceux qui réussissent sensiblement l’épreuve à gagner

beaucoup de points par rapport à leurs concurrents.

Il est donc important de préciser que cette moyenne ne représente pas une estimation sévère, voire

contemptrice du niveau des candidats, mais bien plutôt une pratique de notation visant à valoriser au

maximum les qualités et les réussites plutôt qu’à sanctionner trop brutalement les échecs.

Surtout, ne vous laissez pas « casser » par une mauvaise note, surtout si pendant votre préparation

vous aviez l’impression de réussir plutôt bien les exercices. Tout le monde peut rater une épreuve

d’oral, et il suffit de partir complètement de travers ou de faire un contresens sévère sur le texte pour

se retrouver très au-dessous de la ligne de flottaison. L’auteur de ses lignes a eu 0,25 sur 20 à un oral

jadis (et l’agrégation quand même), après avoir tenté de prouver au jury que l’aire sémantique du chat

sous-tendait un texte de Diderot sur les idiotismes moraux. La fatigue, le stress, l’amplitude de l’enjeu

peuvent vous faire perdre vos moyens. Un oral se prépare aussi en se reposant et en se rappelant que si

belle et grande est l’agrégation, il existe aussi autre chose dans la vie. Ne vous découragez jamais – y

compris en cours d’épreuve, comme cela a failli arriver pendant cette session. Le jury assure une

mission de service public sur laquelle il se concentre pendant toute la durée de l’oral. Il est là pour

écouter tous les candidats admissibles. Il ne gagne rien, ni vous, à ce qu’un candidat ou une candidate

renonce à passer son épreuve.

Il est nécessaire de soigner les qualités de communication : clarté et régularité de l’élocution (pas trop

rapide, sans être artificiellement ralentie), rigueur démonstrative, force de conviction (mais sans excès

de certitude péremptoire). Faire, le temps de l’épreuve, la démonstration de ses qualités pédagogiques

entre pleinement dans le cadre du concours. Il est impératif, à ce titre, de ne pas rédiger son texte : cela

conduirait inévitablement à proposer un commentaire rachitique, sans efficacité de communication ni

capacité d’adaptation aux contraintes de temps.

Attention à ne pas estropier les vers à la lecture. Molière a particulièrement souffert de cela cette

année.

Le jury attend du candidat qu’il livre dès l’introduction le programme précis de son interprétation du

passage, pour pouvoir en vérifier par la suite la pertinence et la rigueur d’accomplissement. Cela

suppose de respecter les contraintes nécessaires à la claire exposition de ce programme : situer le

passage (et éventuellement en préciser la dynamique) pour en marquer la spécificité et en définir les

enjeux, formuler une « problématique » ou un projet d’interprétation, annoncer le plan du

commentaire (lignes directrices des parties, formulées avec précision et articulées logiquement entre

elles). Dans l’ensemble, les candidates et candidats ont rempli cette année, avec plus ou moins de

bonheur, cette formalité.

Page 212: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Le plan du commentaire (dont nous rappelons qu’il est « composé », en général de trois parties) ne

doit pas être un plan très général susceptible de « fonctionner » à peu près pour n’importe quel passage

d’une œuvre donnée. Le plan doit toujours être conçu en fonction des enjeux précis du texte. Il doit

lier les idées entre elles, les équilibrer et les hiérarchiser, en rendant les articulations du raisonnement

distinctes et convaincantes.

La démonstration des idées doit être clairement appuyée sur le texte, livre en main, afin de permettre

au jury d’en suivre le détail et en vérifier la pertinence. C’est le seul moyen de s’assurer de la validité

d’une interprétation. C’est également la seule façon d’éviter les contresens. Car même si les textes

proposés sont difficiles, ils n’admettent pas n’importe quelle lecture : lire Sterne sans conscience de

l’ironie et de l’humour, Cervantes comme s’il s’agissait d’Avellaneda, ce n’est pas seulement réduire

la portée des œuvres, c’est ne pas même en comprendre les enjeux ni en saisir l’esprit. Croire que le

commentaire est une simple explicitation, un peu organisée et ornementée, de la lettre du texte est une

erreur ; or cette erreur apparaît d’autant plus clairement lorsqu’elle porte sur des œuvres qui, comme

celles du programme, jouent résolument sur l’implicite et le sous-entendu, sur le second degré et

l’ironie.

Le commentaire ne doit pas non plus se limiter à éclairer les phénomènes liés à une lecture première,

naïve et non informée du texte : si l’analyse du « co-texte » ne doit aucunement prendre le pas sur

l’étude du passage donné, celle-ci ne doit pas pour autant se priver des éléments de compréhension

précise et d’analyse critique que permet la pleine connaissance de l’œuvre tout entière – comme des

repères intertextuels ou du contexte culturel, philosophique, historique sollicités par le passage.

Quant à la conclusion, elle apparaît parfois, à tort, comme la simple réduplication de l’introduction, ou

comme un résumé laborieux des propositions d’interprétation. C’est dommage, car elle peut et doit

être le lieu d’une mise en perspective vigoureuse de l’interprétation du passage au regard des enjeux

généraux de l’œuvre, voire du programme.

Les textes proposés peuvent être plutôt courts (4 pages de théâtre), plutôt longs (10 pages de théâtre, 6

pages de roman) ou même fort longs (12 pages de roman). La notation tient compte des difficultés du

passage (qui peuvent d’ailleurs être tout aussi nombreuses dans un passage court). Certains passages

peuvent vous sembler étrangement découpés : cette étrangeté doit retenir votre attention.

On remarquera que les textes au programme, bien que réputés difficiles, ont permis à certains

candidats de faire valoir au mieux leurs qualités et d’obtenir des notes excellentes : c’est le cas

notamment avec le Tiers Livre et Tristram Shandy. Nous voyons là la marque d’une préparation

sérieuse de la part d’un nombre appréciable de candidats et nous les en félicitons.

Parlons théâtre. Le défaut majeur fut un total désintérêt pour la dramaturgie. Étudier la fin de Timon

d’Athènes sans s’apercevoir qu’une armée entière était en scène, avec – au sens propre – tambours et

trompettes fut une négligence à la fois grave et répétée de plusieurs commentaires sur ce passage. La

Page 213: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

présence des signes non-verbaux est essentielle à l’analyse du théâtre : le manteau d’Hélène, le

vestibule, les entrées et sorties des personnages, la façon dont les groupes s’organisent sur scène

structurent L’Homme difficile. Molière est fin comme l’ambre, tout aussi bien, et très éloigné des

fameux « caractères » bruts et simplifiés que certains et certaines ont cru y détecter. Quant à

Ménandre, il est impossible à commenter si on ne tient pas compte de la dramaturgie : elle est

essentielle à la compréhension même de l’œuvre.

Le Bourru a pâti des idées reçues sur la « timidité » du prétendant, lues sans doute dans les notes de

l’édition Budé, mais il ne faut point abuser de ce genre de jugement qui n’engage que son auteur et ne

vaut pas pour vérité révélée. Se demander quel genre d’amoureux est Sostrate est tout à fait oiseux.

Cnémon n’est ni un pauvre « type », ni un mauvais « caractère » ! Les parties centrées sur la

psychologie des personnages étaient totalement inappropriées. Prendre au sérieux les malheurs des uns

et des autres n’est pas une très bonne idée. Les plans en forme de catalogue ont été légion, hélas : a, les

personnages, b, le décor, voilà qui est à éviter absolument. Nous avons regretté également un manque

de culture contextuelle : sur la Néa, sur la comédie ancienne, sur les conditions de la représentation.

Certains ou certaines n’ont pas conscience qu’il s’agit d’une pièce qui appartient à une tout autre

période que Timon d’Athènes ou Le Misanthrope. Les situations sont connues et attendues. Un bon

nombre de candidats ignoraient ce qu’il en était de la tradition des prologues, dans la tragédie et dans

la comédie. L’histoire de la marmite n’a jamais été mise en parallèle avec la comédie de Plaute.

Beaucoup n’ont pas vu que Cnémon représente, du point de vue des pratiques rituelles, un état ancien

désormais dépassé par la joyeuse fête des nouveaux venus. Mais le défaut essentiel est resté l’analyse

psychologique de personnages et de situations qui ne s’y prêtent pas.

Timon d’Athènes est impossible à saisir si on n’a pas quelques lumières des mystères et moralités

médiévaux, si on ignore ce qu’est une danse macabre, si on n’a jamais entendu parler d’Everyman.

Rappelez-vous les mots de Chaucer, cités par Steiner dans son livre sur la tragédie : le héros tragique

de type médiéval commence en très grand bonheur, et finit en très grand malheur. Et comme la pièce

n’est pas médiévale du point de vue de l’époque, ces conceptions se combinent avec des formules

tragiques plus contemporaines, alliant la question du destin et de l’hubris.

Le rôle des « pageants » au début de la pièce n’a pas une seule fois été mentionné dans les

commentaires : c’est grand dommage. S’il est une pièce où les didascalies sont importantes, c’est bien

Timon d’Athènes. Si trois lignes vous campent un banquet éblouissant, il faut le voir.

Les commentaires sur Timon ont manqué de nuances. Dans la scène finale avec Apémantus,

l’ « agôn » souffre quelques moments de fraternité, jamais mentionnés dans les prestations. A la fin,

certains n’ont pas vu l’évolution des buts d’Alcibiade. Le rôle des étrangers qui commentent l’état

moral du monde n’a pas été envisagé. Il est très rare que les candidats aient remarqué que certaines

scènes groupaient vraiment beaucoup de personnages, dont la prise de parole collective portait un sens

précis. Le passage d’un univers féodal à un univers capitaliste a été rarement pris en compte, alors que

Page 214: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

c’est là une donnée d’époque essentielle, particulièrement dans l’Angleterre des enclosures (pays où

les moutons ont remplacé les cultures, condamné les friches et les forêts, poussé les agriculteurs ruinés

à devenir marins, comme Francis Drake). En revanche, la connaissance de la philosophie cynique était

présente dans les commentaires.

Le Misanthrope a énormément souffert d’un manque de nuances, du préjugé lié au « caractère », et de

jugements moraux peu étayés (Alceste étant régulièrement considéré comme un parangon de vertu et

Célimène comme une vile hypocrite, incapable du moindre sentiment véritable). La fausse limpidité

du texte a conduit à des contresens faramineux. La plupart du temps, leur ondoyante finesse a été

complètement aplatie. Disons-le tout net : Molière n’est pas un mangaka. Ses personnages évoluent au

contraire de manière très nuancée, d’une scène à l’autre, parfois d’une réplique à l’autre. Des idées

toutes faites catastrophiques, comme le fait qu’Alceste « domine » l’espace scénique, ont fait de

terribles ravages : commentant la scène où Alceste, poussé malignement dans ses derniers

retranchements par de perfides petits marquis, fustigé par Célimène qu’il tente très maladroitement de

défendre, se trouve en très mauvaise posture, certains candidats ont soutenu qu’il dominait

parfaitement la situation et qu’il écrasait tout le monde de son « moi » triomphant. Des banalités

comme « ne rien pardonner à celle qu’on aime », « vouloir changer celle qu’on aime », « être aimé

plutôt qu’aimer », « lutter pour l’occupation de l’espace scénique » ont entaché nombre de

commentaires.

Il nous semble que Molière aura été étudié avec moins de soin et de précision que les autres auteurs,

du fait que la connaissance de ses œuvres est un bagage scolaire très répandu. Ne vous laissez pas

prendre à ce leurre. Celles et ceux qui ont réussi l’épreuve avaient déjà réussi à dépasser ce préjugé de

la fausse limpidité « classique ».

L’Homme difficile a subi à peu près les mêmes avanies que Le Misanthrope. C’est un texte fin, qui a

souffert de plans plaqués, hérités de compilations faites en cours et d’idées impensées sur la

« difficulté » d’être « misanthrope » comme grille lancinante d’unique lecture. La méconnaissance

complète de Marivaux, particulièrement, a joué de mauvais tours aux candidats. L’auteur est savant,

érudit. Il connaît la tradition théâtrale, les comédies de Shakespeare, de Molière et de Marivaux. Il faut

s’en souvenir, plonger avec finesse sur certains mots précis, et voir comment cette tradition a pu être

utilisée ou dévoyée. Toute la difficulté d’un commentaire sur L’Homme difficile est d’allier un plan

bien charpenté à l’analyse fine des détails. Le texte est écrit par un poète, de surcroît, et fait jouer les

liens très particuliers qui peuvent unir poésie et théâtre (on pense à Synge, Yeats...). Par ailleurs, le

contexte autrichien de la guerre, quoique souvent connu, n’a que rarement été exploité dans les

commentaires. C’est une pièce qui joue à la fois sur 1918 et sur un certain caractère atemporel. La

connaissance du contexte historico-politique est essentielle : la guerre est à la porte du salon. Les

propos sur la guerre ne sont pas anodins.

Page 215: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Comme pour tous les textes de théâtre, on note ici un manque d’attention aux données de la

représentation. Dispositifs scéniques, jeux de regard, entrées et sorties ne sont pas seulement à relever,

mais à utiliser véritablement dans l’analyse. Plus que jamais, sur ce texte comme sur les autres, une

démarche d’appropriation personnelle tant des œuvres que des éléments de culture qui permettent de

les comprendre est payante à l’oral. On vous demande une lecture, une visée. Trop souvent, des

morceaux de cours plus ou moins assimilés, appris scolastiquement, révérés comme une sorte de vérité

absolue, ont tenu lieu de commentaire. Une lecture est une prise de risque, un engagement. L’essentiel

du travail n’est pas de lire les publications existant sur les programmes, dont vous ne saurez oublier

qu’elles répondent parfois à des buts qui ne sont pas forcément les vôtres : joie de l’éditeur devant un

« public captif » qui lui garantit la vente des ouvrages, joie du rédacteur de pouvoir trouver un

débouché à ses idées. Quant à vous, lisez crayon en main, soulignez, surlignez, et surtout, désossez. La

dialectique, selon Platon, n’est rien d’autre que l’art de désosser un poulet en trouvant les bonnes

jointures avec la pointe du couteau.

Sur le Tiers Livre, le bilan est à peu près identique à celui de l’an dernier. Les commentaires les plus

réussis ont concilié connaissance précise de l’œuvre, culture solide (Bible, mythologie, Humanisme et

Renaissance) et attention au détail du texte. L’analyse stylistique et l’interprétation étaient

suffisamment précises pour rendre compte des particularités du passage étudié. Les candidats en

question ont senti et compris les saveurs du texte, notamment le « comique » rabelaisien, mis au

service d’une réflexion des plus sérieuses, se jouant de l’érudition tout en l’utilisant. Les candidats

devaient pouvoir mettre le texte en relation avec le contexte culturel et historique (humanisme,

évangélisme, ficinisme) ; ils devaient posséder des connaissances ayant trait à la mythologie et à la

Bible, bien sûr, mais aussi sur Platon (le Timée, le Banquet, les Lois), sur Lucien, sur Virgile (épisode

de la Sibylle de Cumes au chant 6 de l’Enéide), sur Erasme.

Nous n’avons pas constaté cette année d’embarras devant les allusions sexuelles du texte. L’attention à

la prise de parole dans les dialogues (qui parle ?) a été plus soutenue que l’an dernier. Hélas, les

formules toutes faites comme le « rire rabelaisien », le « bas corporel » ou « il est aveuglé par sa

philautie » (à propos de Panurge) n’ont pas épargné Rabelais, cette année encore. Paroles gelées,

paroles gelées !

Sans doute est-ce encore Cervantes qui, des trois auteurs au programme de cette question, a été,

encore cette année, le plus souvent malmené par les candidats. Le texte était décidément difficile.

Peut-être a-t-on cru, contre toute raison, que c’était là le texte le plus facile du programme, et l’on s’est

dispensé de faire l’effort de relire en détail, de consulter les différentes éditions disponibles et leurs

appareils de notes, de se référer au texte original, de faire le point sur les éléments de contexte

littéraire et historique, de s’informer sur l’actualité de la critique cervantine. Il faut avoir une claire

conscience des divers modèles avec lesquels travaille et joue Cervantes. Il n’est pas possible de

Page 216: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

commenter ce texte en détail sans savoir distinguer roman grec et littérature courtoise, pastorale et

nouvelle, roman picaresque et comedia. Certaines questions importantes dans la littérature de

l’époque, comme celle du desengaño ou du caso de honra, ne doivent pas être complètement ignorées.

Que certains aient encore cru, pour la deuxième année consécutive, que Dorothée intervenait au

premier degré dans le roman, sans savoir qu’elle était une lectrice de romans de chevalerie et qu’elle

jouait un rôle en racontant une histoire, est à peine concevable. Nous avons relevé une certaine

incompréhension devant l’ironie, la parodie, pas toujours perçues. L’ambivalence de l’auteur à l’égard

du genre qu’il parodie n’a pas toujours fait l’objet d’une analyse assez fine. Les candidats ne se sont

pas représenté véritablement ce que pouvait être une lecture compulsive, une immersion fictionnelle,

et ce qu’il pouvait en résulter dans le « réel » (et ce, sans doute, malgré la pratique actuelle des jeux

vidéo, jeux grandeur nature et jeux de rôles qui relèvent pourtant exactement des mêmes

dispositions !). Dire que Don Quichotte est « fou », sans autre forme de procès, traduit un manque

total d’intérêt pour l’esprit du texte. Le fait que tout le monde adore les romans de chevalerie, qu’il

n’est pas de personne rencontrée par Don Quichotte sur son chemin qui ne soit grand lecteur ou grande

lectrice de romans de chevalerie, tout cela n’a pas été considéré par les candidats.

Un bon point : la réduction moraliste a été bien moindre que l’an dernier sur ce texte.

Au sujet de Tristram Shandy, on peut également déplorer un certain manque de connaissances

générales en matière de références littéraires – concernant notamment les traditions de la nouvelle, du

théâtre, de l’essai et du roman anglais (Chaucer, Shakespeare, Burton, Swift). Il est difficile de

commenter efficacement par exemple le chapitre 12 du Livre I (la mort de Yorick et la page noire) si

l’on ne s’attaque pas directement à la question de la réécriture sternienne. Le nom même de Yorick a

été souvent rapporté à Hamlet de Shakespeare, sans que les candidats puissent en dire davantage :

cette seule mention était insuffisante. Les modes de convocation de Cervantes et de Rabelais dans le

texte – l’apostrophe, la mention explicite, la citation exacte, ou l’esprit – n’étaient pas connus.

Certaines notions ont été employées sans précision ni discernement : tout dialogue romanesque n’est

pas une « mise en scène » ; « fiction », « récit » et « roman » ne sont pas synonymes ; tout passage

donné n’est pas une « digression » et ne donne donc pas l’occasion de paragraphes tout préparés sur le

thème. Les relations entre l’auteur réel (Sterne), le narrateur de l’autobiographie fictionnelle (Tristram

Shandy) et certains personnages (Yorick en particulier) sont parfois tout juste entr’aperçues. Les

attaques contre la religion catholique (le personnage de Slop, l’abbesse des Andouillettes) sont

négligées. Le comique, surtout, n’est pas toujours pris en compte. Trop de commentaires écrasent les

passages particuliers sous une lecture générale qui reconduit toutes les banalités qu’on peut proférer

quand on parle d’un texte dans son ensemble. Les passages qui ne correspondaient pas à cette doxa ont

démonté nombre de candidats. Une grande majorité n’a pas réussi à lire le fragment d’une manière

personnelle. Pour Sterne, arriver à se débarrasser des préjugés est plus important qu’avoir des idées.

Ont bien réussi ceux qui ont fait cette démarche, et pris ce risque.

Page 217: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Encore une fois, nous ne pouvons qu’encourager les futurs admissibles du concours à suivre, avec

enthousiasme et rigueur à la fois, l’exemple qui a été donné cette année par des candidates et candidats

attachés à transmettre leur goût des textes, et dont les prestations sont globalement de haut niveau

malgré la notation qui départage. Vive la littérature (générale et comparée) !

Pour le jury de littérature comparée,

Anne Larue

Page 218: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Explication d’un texte tiré des œuvres au programme

Cette épreuve d’explication de texte porte sur un extrait d’une des œuvres au programme

postérieure à 1500. Il s’agit d’un exercice exigeant, d’autant qu’il est couplé à une question de

grammaire, qui nécessite une connaissance fine et problématique de l’ensemble des œuvres, un effort

d’appropriation du texte spécifique et une solide maîtrise de la méthodologie de l’explication de texte.

Ces compétences indispensables font fréquemment défaut, ce qui laisse penser que certains candidats

se préparent trop peu ou tardivement à la singularité de cette épreuve, croyant peut-être pouvoir s’en

remettre à leurs acquis.

Au cours de cette session, un ensemble équilibré d’une quarantaine de textes pour chacun des

cinq auteurs au programme a été proposé. Le jury a tenu à affirmer sa liberté dans le choix de ces

sujets. Ainsi, si certains grands classiques de la Littérature Française, comme « Ariettes oubliées III »,

n’ont pas été écartés, des passages moins connus ou apparemment secondaires ont pu être retenus et

appelés à un égal traitement. Il en a été de même pour la longueur des textes qui a varié d’une

quinzaine de vers brefs (dans le cas de poèmes très courts comme « Soleils couchants » de Verlaine) à

des scènes presque complètes chez Rotrou, sans toutefois dépasser une cinquantaine de vers. Enfin, le

découpage même de l’extrait est un acte fort de constitution du sujet, et le jury n’a pas rechigné à des

délimitations parfois inattendues, comme dans le cas d’un texte qui associait la fin du chapitre XII de

la deuxième partie de La Deffence et illustration à la « Conclusion de tout l’Œuvre », afin de souligner

l’articulation entre ces chapitres par l’utilisation surprenante de la figure d’Achille. La sagacité des

candidats doit d’abord être appelée par ces éléments de définition du sujet à traiter (Quel est l’intérêt

de ce passage « majeur » ou « mineur » ? Comment adapter le temps de parole à cette longueur ?

Qu’opère ce découpage ?), afin de s’engager sur la voie d’une lecture différentielle et attentive.

Les notes recueillies en explication de texte s’échelonnent de 1 à 20, l’ensemble du spectre de

notation ayant volontairement été couvert. La moyenne de l’épreuve (question de grammaire

comprise) est de 8,54 sur 20. Les notes les plus basses, inférieures à trois, ont été affectées à des

prestations « aveugles » dans lesquels un manque total de pertinence de lecture, assorti à une

inadéquation méthodologique grave, à été sanctionné. En revanche, le jury n’a pas hésité à attribuer

par deux fois la note maximale, dans le cas d’explications de texte atteignant une perfection

problématique et méthodologique, relativement aux cadres de l’exercice imposés par le concours.

D’un point de vue qualitatif, quelques phénomènes méritent d’être soulignés. D’abord, une

inégalité de réussite entre les différents auteurs du programme a pu être constatée. Si les explications

portant sur Du Bellay, Rotrou et Gracq tiennent dans les mêmes moyennes et spectres de notation, il

Page 219: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

n’en a pas été de même de Diderot et de Verlaine. Les Salons obtiennent une moyenne plus basse : les

prestations sur ces textes ayant été souvent décevantes, occasionnant fréquemment paraphrases et

mauvaise gestion du temps. Le jury sentait les candidats peu à l’aise avec l’apparente transparence des

textes et la grande subtilité de Diderot. Ces sujets nécessitaient une bien meilleure connaissance du

contexte culturel et de ses enjeux, qui très souvent n’ont pu être convoqués. Les explications des

poèmes de Verlaine ont, quant à elles, été autrement décevantes : très peu se situent au dessus de

quatorze, et aucune ne dépasse la note de seize. Le poète saturnien n’a pas suscité d’analyses

« brillantes ». Ces résultats traduisent bien la physionomie des prestations sur Verlaine, et en

particulier le fait que les candidats ont été victimes d’un effet « très connu » de ces recueils,

s’accommodant volontiers de poncifs et de généralités.

D’autre part, le jury a pu constater avec plaisir un effort très sensible en faveur d’une approche

générique différentielle des textes : les formes littéraires du poème, du théâtre, de l’essai, du roman,

nécessitant des outils et des méthodes spécifiques. Les rapports des deux années précédentes sur

l’explication de texte tiré des œuvres au programme insistaient vivement sur cet impératif, et ils

semblent avoir été entendus. Bien entendu, les prestations de cette année n’ont pas été exemptes

d’approximations, d’aberrations ou de lacunes (poème en vers hétérométriques là où il s’agit

d’alexandrins, coupes très hardies sous le prétexte que Verlaine innove, règle de l’ « e » caduc pas

toujours en place, diérèses et synérèses à géométrie variable, formes rémanentes de la chanson

populaire mal identifiées, mauvaise prise en compte de la présence d’un personnage silencieux sur

scène ou des décors indiqués en didascalie…) ; mais dans l’ensemble les candidats se sont efforcés de

traiter (avec une réussite inégale) un texte poétique ou théâtral ou critique comme tels. On ne saurait

trop redire que cet effort doit être poursuivi, avec plus de rigueur et de maîtrise dans le maniement des

outils.

Disons enfin, même si cela n’est pas propre à cette session, que le jury déplore avoir trop

souvent affaire à des prestations ternes, peu habitées, ne semblant entretenir qu’un rapport distant et

scolaire avec le texte étudié, là où l’on attendrait au contraire un engagement, une appropriation et une

ferveur littéraires. Aussi n’est-il pas inutile d’en passer par quelques rappels méthodologiques.

Compétences spécifiques à l’épreuve d’explication de texte sur auteurs au programme.

Pour un récapitulatif complet du déroulé étape par étape de cette épreuve, on se reportera avec

profit au rapport de l’an dernier. Disons synthétiquement, que cet exercice consiste à proposer une

lecture linéaire et organisée d’un texte afin d’en faire ressortir la spécificité au sein de l’œuvre étudiée

et du champ littéraire dans lequel elle s’inscrit, tout en en rendant manifeste la cohérence, c'est-à-dire

la convergence de son sens et de ses moyens d’expression. Trop de prestations tombent dans le travers

rédhibitoire d’une sorte de récitation de cours ou d’administration de fiches qui pourraient s’appliquer

Page 220: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

confortablement à n’importe quel texte de l’œuvre, voire de l’auteur étudié. C’est ainsi que la fadeur

ou l’obsession verlainiennes, la bonhommie de Diderot, la déréalisation gracquienne, deviennent des

sésames censés couvrir l’alpha et l’oméga du texte et en épuiser tout le sens. Il s’agit là d’un déni

caractérisé du sujet et de la particularité du texte à étudier dont il faut absolument se garder. Proposons

trois axes fondamentaux à travailler.

Il importe d’abord de s’appuyer sur une connaissance fouillée, problématique et discriminante

de l’œuvre au programme, connaissance qui ne peut s’acquérir que par la fréquentation assidue et

précise de l’œuvre elle-même. Tel passage n’est pas équivalent à tel autre et ne manifeste pas de la

même manière le projet de l’auteur. Le Verlaine d’ « Ariettes oubliées » a évolué depuis Fêtes

galantes, même si certains mots et motifs reviennent. Il ne faut donc pas lisser tous les textes et

rabattre systématiquement un passage sur un autre. Il convient bien sûr de faire apparaître les

cohérences, ce que Proust appelle la « monotonie » d’un grand écrivain, mais il faut aussi marquer les

questionnements et les évolutions qui sont autant de modulations d’une esthétique. De la même

manière au théâtre, chaque scène est un moment précis, dramatique et symbolique de l’action. Il faut

en mesurer la singularité et la portée. Le songe de Valérie dans Le Véritable saint Genest ne peut pas

être considéré dans une analyse myope et close sur elle-même, mais dans sa répercussion sur la suite

de la pièce. Trop de prestations se laissent abîmer et enfermer dans le pré carré du texte, au point

parfois d’en oublier les parages immédiats. Telle description d’un défilé militaire dans Un Balcon en

forêt est expliquée par la sacro-sainte clef de la « déréalisation » alors que quelques paragraphes plus

loin, la formule « comique troupier » aurait pu fournir une entrée générique et stylistique intéressante.

On le comprend : il convient de lutter contre toute approche monolithique et faire jouer au contraire

les textes les uns par rapport aux autres au sein de l’œuvre au programme dans un balayage qui

constitue le cœur d’une lecture fructueuse parce que fine et différentielle.

Disons ensuite qu’il est nécessaire d’affirmer un projet de lecture (une problématique) qui soit

clair, exigeant et propre au texte. Trop souvent, le projet de lecture est éludé, maladroit ou pontifiant,

ce qui ne peut conduire qu’à des analyses plates et sans relief. Proposer par exemple de lire « Croquis

parisien » comme un texte où « le poète laisse libre cours à une certaine mélancolie urbaine », est très

largement insuffisant. Rappelons que toute explication de texte réussie doit poser trois questions

simples : quoi ? (identification du sujet, des motifs et des idées, des topoï, des références, de la

situation narrative ou dramatique) ; comment ? (analyse des registres, du genre, des formes stylistiques

et des figures) ; pourquoi ? (enjeux du texte au sein de l’œuvre et au sein d’un champ littéraire plus

vaste). C’est la mise en équation de ces trois niveaux d’interrogation qui permet de bâtir un projet de

lecture valide. On pouvait par exemple se demander à l’occasion de « Croquis parisien » comment

Verlaine, reprenant ouvertement un programme baudelairien, introduit une modification profonde dans

le positionnement du sujet mélancolique qui commande une transformation dans l’écriture de la ville

Page 221: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

et du paysage, devenus plus centrifuges que centripètes, annonçant ainsi la fortune à venir de figures

de l’hétérogénéité, voire du collage, dans de grands textes ultérieurs de la littérature.

Enfin, une bonne explication passe par une analyse scalaire du texte qui met en rapport le

microstructural et le macrostructural. L’étude de détail doit être constamment hissée au niveau du

principe général. Trop de prestations ne savent pas articuler ces niveaux, soit que l’on en reste à la

surface du passage, soit au contraire que l’on égraine les remarques stylistiques ou rhétoriques

gratuites au point de perdre de vue l’ensemble, versant dans un pointillisme stérile. A quoi sert par

exemple de se livrer au relevé maniaque de tous les connecteurs logiques d’un extrait sans qu’il soit

ensuite l’objet d’une interprétation ? C’est de solidarité textuelle qu’il est question dans cet exercice, et

il ne peut être réussi que par un travail d’accommodation du regard qui jouerait d’associations entre le

gros plan et la vision d’ensemble. Il importe donc d’analyser les figures de détails pertinentes en vue

de montrer leur convergence vers le sens général. Ainsi un examen métrique et syntaxique très fouillé

de ce vers de Verlaine dans « Après trois ans » : « Les roses comme avant palpitent ; comme avant, »

qui mettrait au jour l’ambiguïté dans le premier hémistiche entre la coupe lyrique et la coupe

enjambante par homologie avec le second hémistiche, est fécond car il contribue à construire le

mouvement de tremblement et d’oscillation de tout le poème entre la complétude du souvenir et son

effritement. Autre exemple : dans ce passage des Essais sur la peinture où Diderot décrit un jeu subtil

de lumières et d’ombres pour montrer que la nature est elle-même un art, il était décisif d’identifier la

figure centrale de l’hypotypose et ses enjeux. C’est à travers ce sensualisme actif de la description que

Diderot exprime un matérialisme qui innerve tout à la fois la nature, l’effort du critique rendant

compte de celui du peintre, et la pratique d’une forme de prose poétique annonciatrice de celle des

Rêveries du promeneur solitaire.

Ces principes fondamentaux rappelés, venons-en aux travers qui ont pénalisé tout

particulièrement les prestations de cette année.

Difficultés et maladresses majeures à corriger.

La surenchère dans la glose et le formalisme aveugle sont des pièges séduisants. Certaines

explications font l’effet de machines très rodées qui embrassent du vide en s’enfermant dans une

logique propre à mille lieux de celle du texte. Un candidat par exemple a proposé une lecture que l’on

pourrait qualifier de « parallèle » de « Monsieur Prud’homme » de Verlaine à la faveur de tout un

système d’association d’idées, de glissements subtils et de bijoux rhétoriques. Le dernier vers : « Et le

printemps en fleur brille sur ses pantoufles » qui reprend avec une variante le quatrième, fait l’objet

d’une réflexion hors de propos autour de la recherche de la « belle phrase » selon Camus. On ne fait là

Page 222: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

que dériver du poème saturnien original vers un objet non clairement identifié. Les candidats doivent

avoir bien présent à l’esprit que l’exigence de construction intellectuelle qui leur est demandée ne doit

pas se faire au détriment d’un certain bon sens de lecture, borné en principe par une fréquentation

judicieuse des auteurs au programme et par le recours adéquat aux dictionnaires accessibles en salle de

préparation. En particulier, la littérarité, le sens premier, le contexte historique et culturel ne doivent

pas faire les frais d’une crise de l’interprétation. Dans Un balcon en forêt par exemple, l’expression

« dégager le cerveau » (« une exhalaison lucide et stimulante qui dégageait le cerveau », p. 100) est

peut-être une référence à Rimbaud (selon le candidat), mais c’est surtout une notation concrète et

corporelle (se vider les sinus) qui rappelle que pour Gracq l’expérience du monde sensible (une

promenade en forêt) est première et qu’il faut souvent partir de là.

Il ne doit pas plus être question de dévitaliser le sens d’un texte en l’atrophiant sous des

étiquettes commodes. Cette année, l’expression-valise : « une écriture de… » a fait florès.

Opportunément déclinée pour chacun des auteurs au programme comme une sorte de pochette surprise

(« une écriture de la sensation », « une écriture de l’obsession », « une écriture du tragique », « une

écriture de l’attente », « une écriture de la mélancolie », « une écriture du suspens », « une écriture de

l’ambiguïté », et bien sûr « une écriture de la déréalisation »), cette formule laisse une étrange

impression d’explication en kit, comme si l’on était prié de compléter par soi-même des ébauches de

réflexions. Il faut se garder à tout prix de ces facilités qui n’expliquent rien et ne veulent rien dire, et

faire l’effort d’actualiser l’idée en germe derrière le cliché en fonction de la spécificité du passage à

travailler. De même, les candidats devraient savoir combien il est maladroit de resservir « ad litteram »

telle page issue des ouvrages critiques en circulation sur le programme, page qu’il n’est nullement

difficile à reconnaître. De telles pratiques de bachotage n’ont pas leur place dans ce concours.

Un autre écueil particulièrement gênant est le manque de culture connexe, voire de culture

générale. Il est évident qu’au niveau d’exigence de l’Agrégation, un texte littéraire doit être resitué

dans la perspective des champs artistiques, idéologiques, historiques, sociaux et culturels qui le

travaillent. On ne peut ignorer certaines interactions immédiates et références qui, là encore, relèvent

du bon sens et de la méthodologie bien comprise. Il n’est pas acceptable par exemple que l’analyse

d’un poème saturnien soit complètement courte sur ses hypotextes baudelairiens, et qu’au moment de

réfléchir à l’invitation du jury sur la forme du pantoum, l’on soit incapable d’en citer un modèle précis

dans Les Fleurs du mal. De même, dans l’étude de la scène 5 de l’acte IV du Véritable saint Genest, il

est décisif de remarquer que certaines images récurrentes (images du laurier, du combat) sont irriguées

de références à la rhétorique paulinienne de L’épître aux Corinthiens. Cela orientait considérablement

le projet de lecture et la réflexion autour du positionnement spirituel de Rotrou. A l’occasion de

l’explication du sonnet LXXII de Du Bellay, on ignore les références courtoises du « foulard blanc »

porté sur la manche de l’amant, comme les différents sens du mot « foi » dans le contexte. Autre cas :

Page 223: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

invitée à expliquer un texte où Diderot évoquait l’influence des conditions sur les expressions

humaines, une candidate a confondu la conception diderotienne de l’état de nature avec celle de

Rousseau, n’a pas identifié la référence à L’Esprit des lois derrière la typologie des régimes utilisés

par l’auteur et a fini par faire de Diderot un partisan du despotisme car celui-ci « apprécie la

sauvagerie et le barbarisme (sic) ». On voit bien à ces quelques exemples qu’il ne s’agit pas d’exiger

des candidats un savoir encyclopédique, mais une attention et une curiosité sélectives qui les

amèneraient au cours de leur année de préparation à questionner intelligemment les alentours du

programme.

De même, le jury a réellement été très surpris cette année par le manque d’attention portée aux

éditions du programme. Les notes en fin de volume ou en bas de page, les glossaires, les introductions

critiques où des références étaient rappelées, sont souvent totalement ignorées. C’est à croire que

certains candidats n’avaient jamais travaillé ou même feuilleté ces ouvrages. Ainsi dans le sonnet LVI

de Du Bellay, la « crainte à la noire séquelle » est compris comme « les mauvaises conséquences

engendrées par le sentiment de la crainte », alors que le glossaire précise que « séquelle » signifie ici

« cortège ». Dans le sonnet XIV, une note qui éclaircissait le sens de « porte d’ivoire » et en décodait

la référence antique n’a malheureusement pas été vue : il suffisait pourtant de tourner la page. Les

notices en fin de volume des poèmes de Verlaine qui apportent des indications génétiques parfois

précieuses, n’ont quasiment jamais été utilisées. Il importe de s’approprier ces éditions et de s’appuyer

sur leur paratexte critique : c’est une marche élémentaire en faveur d’une lecture informée et précise

des textes.

Dernier problème et qui n’est pas des moindres : le caractère oral de l’exercice reste très

déficient. Maintes prestations sont en retrait, sans « actio », excessivement monotone et lente, s’étirant

inutilement jusqu’au terme des quarante minutes. Il n’est pas question de se donner en spectacle ou se

livrer à des tours de bateleurs, comme certains l’on improprement tenté, mais de trouver un ton et une

dramaturgie justes. Moduler la voix, mettre en exergue les éléments charnières de l’exposé, varier le

rythme, éviter les longueurs, ramasser régulièrement le propos dans des formules concises et denses,

être attentif au jury, faire un discours adressé plutôt qu’un soliloque, manifester un enthousiasme, bref,

il existe beaucoup de procédés de soulignement et de mise en valeur qui peuvent dynamiser une

prestation sans nuire à sa dignité académique.

Disons pour terminer, que le moment de l’entretien est un moment d’échange et en aucun cas

une guerre de tranchées. Trop de candidats ont tendance à y répéter inlassablement ce qu’ils ont déjà

eu l’occasion de présenter en s’enfermant dans leur vision. Le jury tient à rappeler in fine qu’il reste

bienveillant en toutes circonstances et qu’il n’est pas dans ses usages de tendre des pièges : on peut

donc s’engager sans frémir sur la voie des pistes problématiques qui sont suggérées.

Page 224: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Renaud FERREIRA DE OLIVEIRA

Page 225: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

Rapport sur l’exposé oral de grammaire 2008

Françoise Rullier-Theuret

La moyenne de l’épreuve orale de grammaire lors de la session 2008 est en légère hausse par rapport

aux années précédentes puisqu’elle atteint 9,1 sur 20. Le jury a largement utilisé l’éventail mis à sa

disposition, les notes allant de 1 à 19 sur 20.

L’impression générale est que les candidats admissibles ont accordé à la grammaire un temps de

préparation suffisant et que les exposés indignes sont en recul. Certains exposés étaient excellents,

d’autres, néanmoins, manquaient de méthode. On ne saurait trop conseiller aux candidats de relire les

rapports des années précédentes, auxquels ils pourront ajouter les remarques qui suivent.

1. Modalités de l’épreuve

La préparation

L’épreuve est couplée avec l’explication de texte sur programme et la préparation des deux exposés

est donc commune. Le candidat dispose au total de 2 heures 30 de préparation pour 40 minutes de

passage. Pour la gestion du temps de préparation, on suggère de consacrer 2 heures à l’explication

littéraire et 30 minutes à la grammaire.

La durée

Le partage entre l’explication de texte et l’exposé de grammaire est de 30 minutes environ pour le

premier et 10 minutes pour le second. L’expérience montre qu’un exposé de langue de 4 à 5 minutes,

même pertinent, manque en général de profondeur et d’exhaustivité.

À l’issue de l’ensemble des deux exposés, deux entretiens ont lieu, portant l’un sur l’explication de

texte, l’autre sur la grammaire.

L’ordre

Au seuil de son exposé, le candidat annonce dans quel ordre il traitera les deux questions. L’entretien

respectera cet ordre.

Les types de question

Le découpage du texte : Comme l’exposé de grammaire s’appuie sur le texte servant à l’explication

littéraire, le programme n’est pas restreint, comme c’est le cas lors de l’épreuve écrite de français

moderne.

La variété des questions ne doit pas dérouter les candidats. Selon les types de sujet, les attentes sont

différentes.

Page 226: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

La taille du corpus : Si le corpus d’occurrences est vaste (« Étudier la place de l’adjectif qualificatif

dans l’ensemble du texte ») le traitement en 10 minutes devra être synthétique et ne s’attacher qu’aux

cas problématiques. Si en revanche le découpage proposé ne fait apparaître que quatre ou cinq

occurrences, c’est que le jury attend une étude approfondie de chaque cas.

L’étude de grammaire peut porter sur un corpus réduit, beaucoup de candidats ne sont pas assez

attentifs au découpage opéré pour cette question et qui est précisé sur le billet de tirage ; il arrive

fréquemment que la question de langue ne concerne qu’un segment du texte proposé, surtout si les

occurrences sont nombreuses. Le candidat devra donc être attentif aux limites indiquées (« Étudier

l’article des lignes 1 à 12, par exemple), de façon à ne pas traiter des occurrences hors sujet, dont les

analyses, même correctes, ne sauraient être validées par le jury.

La plus ou moins grande ampleur du corpus ne constitue pas une inégalité à priori entre les candidats.

Il convient simplement d’adapter son approche au volume des occurrences.

Les types de sujet : ainsi que le rappelle le rapport 2006 : «Le libellé des sujets, dans la mesure où les

candidats sont de futurs enseignants, reste en général en lien avec la terminologie grammaticale

publiée en 1997 par l’Inspection générale des lettres ». On distingue cinq grands types de sujets :

1. Les questions de synthèse portant sur une catégorie sont de loin les plus fréquentes. Cette

catégorie peut être une classe grammaticale (les adverbes, les déterminants) ou une fonction

(l’apposition, le sujet).

2. Des questions de grammaire énonciative, d’organisation communicationnelle des énoncés, de

grammaire du texte. Dans la mesure où ces questions sont intégrées aux programmes de langue de

l’enseignement secondaire et sont bien traitées par les grammaires universitaires, elles ne doivent

pas surprendre les candidats, et le jury peut légitimement attendre des réflexions nourries sur la

notion d’anaphore, sur les discours rapportés ou sur la ponctuation et les signes typographiques.

3. Des questions transversales. Ces questions nécessitent une approche différente. À partir d’une

notion sémantique (souvent introduite par « Étudier l’expression de… ») comme l’hypothèse, le

degré, la négation, la comparaison, le candidat est amené à regrouper et à analyser des

phénomènes morphologiques, lexicaux et syntaxiques variés permettant d’exprimer la notion à

étudier.

4. Des questions de sémantique grammaticale portant sur des formes polyvalentes (« de », « que »,

« si », « faire », être »…).

5. À cette liste, il convient d’ajouter quelques questions portant sur un ensemble syntaxique. Ce type

de questions est le plus souvent libellé : «Étude de la phrase… » ou : « Étude du segment… », ou

encore : « Faire les remarques nécessaires sur… ».

Il n’est pas ici nécessaire de faire une introduction synthétique. L’enjeu de la question est de repérer

deux ou trois phénomènes syntaxiquement intéressants dont on proposera une analyse en précisant

dans une brève introduction les outils d’analyse dont on dispose. L’intérêt de cette question est de

Page 227: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

mesurer la capacité du candidat à relever les phénomènes problématiques et à hiérarchiser les bonnes

questions grammaticales (la difficulté consiste à savoir sélectionner ce qui est digne d’être exposé à

une épreuve d’agrégation : inutile de signaler que « je » est le sujet du verbe).

Remarque : lorsque la question synthétique (exemple : « Les infinitifs dans le texte ») comporte peu

d’occurrences, il arrive que lui soit adjointe une courte question portant sur un ensemble syntaxique.

La formulation des questions : certaines questions invitent à une comparaison entre différents éléments

(« épithètes et appositions » ; « étudier « être » et « faire » dans le texte »). Il est bien évident que ces

formulations reposent sur une attente précise du jury. Ainsi, le couplage « adverbes et conjonctions de

coordination » exclut absolument que l’on traite une catégorie après l’autre sans réfléchir à la frontière

(conjonctions de coordination vs. connecteurs). Le rapprochement de deux fonctions (« épithètes et

appositions ») devait permettre au candidat de souligner leurs points communs, mais aussi leurs

spécificités, tout en lui donnant l’opportunité de discuter de l’évolution de la terminologie et de la

définition de la notion d’apposition.

2. Philosophie générale de l’épreuve

A. Plan, théories, critères d’analyse

L’exposé doit reposer sur un plan qui ne saurait être pertinent que s’il est soutenu par un substrat

théorique consistant. En d’autres termes, le candidat doit disposer de critères d’analyse reposant sur

des outils linguistiques empruntés à la grammaire universitaire (voir la bibliographie proposée dans le

rapport de l’épreuve écrite).

L’exposé commencera donc par une introduction définissant la notion, en soulignant le cas échéant s’il

existe des divergences théoriques la concernant (par exemple autour de la notion de « proposition

infinitive »). Le plan annoncé ensuite doit logiquement découler de cette introduction. Le candidat sera

attentif à l’équilibre des différentes parties de son plan.

B. Problématiser, hiérarchiser

Comme le temps dont dispose le candidat est limité, le principe qui doit guider le détail de l’exposé est

celui de l’exhaustivité intelligente et de la hiérarchisation des occurrences. Il ne s’agit ainsi en

aucun cas de passer longuement en revue les occurrences non problématiques et de leur consacrer le

même temps qu’aux occurrences pour lesquelles la question a justement été posée. Si le candidat a le

devoir d’être exhaustif, il pourra par exemple rassembler toutes les occurrences identiques et non

problématiques, pour mieux les opposer à celles auxquelles il va ensuite consacrer un plus large

développement.

Page 228: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

C. Cohérence terminologique et qualités pédagogiques

L’épreuve vise à tester les capacités pédagogiques d’un futur enseignant. L’exposé doit être clair et

cohérent. La cohérence terminologique du candidat est ainsi primordiale. Certes, le jury n’a pas de

chapelle théorique et reste ouvert à toute théorie bien maîtrisée. Mais il a cependant des attentes.

Ainsi, dans l’étude du pronom personnel, les notions de représentant et de nominal apparaissent

comme incontournables pour rendre compte des emplois de cette catégorie. De même, il est possible

de proposer pour l’étude du verbe « faire » un simple plan sémantique bien cohérent. Une meilleure

note sera cependant attribuée au candidat qui aura utilisé avec maîtrise la notion guillaumienne de

« subduction » pour bâtir un plan allant d’un emploi pleinement sémantisé à un emploi désémantisé du

mot. De même, un sujet comme « la place de l’adjectif qualificatif » trouve sa pleine mesure lorsqu’il

est traité à l’aide des outils proposés par Guillaume et Moignet, même si la méconnaissance de ces

théories n’implique pas du tout l’attribution d’une mauvaise note . Le jury attend également du

candidat une connaissance des évolutions théoriques les plus notables concernant l’analyse de certains

domaines. Ainsi, le candidat qui traitera de l’apposition selon le seul critère de la coréférence, sans

tenir compte de la notion de prédication seconde, n’obtiendra pas la note maximale.

D. L’entretien

L’entretien ne peut faire baisser la note du candidat. Il vise à préciser des points restés allusifs, à

élargir la discussion ou à reprendre une occurrence erronée, et il permet souvent de remonter la note de

grammaire. Au pire, il confirmera la note préalablement posée. L’attitude du candidat lors de

l’entretien est fondamentale. Y transparaît son intelligence grammaticale, mais aussi sociale. Le

candidat doit saisir l’opportunité que lui donne le jury de rectifier une erreur, et une posture de

fermeture au dialogue ou de persistance butée dans son erreur est du plus mauvais effet.

L’entretien est plus ou moins long selon les candidats et sa durée ne doit en rien faire préjuger de la

note finale.

3. Les erreurs les plus fréquentes

A. Les « oublis » d’occurrences problématiques

La stratégie d’évitement est hautement dommageable au candidat. Le jury préfère le candidat qui

hésite et avoue son hésitation (parfois fort légitime) devant une occurrence, à celui qui « omet »

justement la cas pour lequel la question a été choisie (par exemple, étudiant les pronoms personnels,

un candidat ne parle ni de « on » ni de « y »). L’enjeu de l’épreuve est moins de juger la capacité du

candidat à résoudre des problèmes que de tester son intuition grammaticale, son aptitude à déceler les

cas épineux et à proposer diverses hypothèses interprétatives.

Page 229: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

B. L’introduction « tape-à-l’œil » suivie d’analyses défaillantes

Il s’agit d’un défaut assez répandu. Le candidat récite un cours appris par cœur, mais s’avère ensuite

incapable de proposer des analyses de détail correctes. Rappelons-le : si les éléments théoriques sont

indispensables, ce qui est évalué au premier chef, ce sont les capacités personnelles d’analyse au

moyen de ces outils théoriques. Il ne s’agit surtout pas de rester dans les généralités sans décrire les

occurrences du texte. Un bon candidat à l’agrégation utilise à bon escient ses connaissances : il ne

récite pas une leçon apprise a priori, il s’ajuste intelligemment à un corpus singulier.

C. L’incohérence terminologique

Le jury accepte toutes les terminologies, pourvu qu’elles soient cohérentes et non amalgamées.

L’entretien peut amener le candidat à préciser ses sources.

En outre, le jargon inutile, souvent emprunté à la rhétorique et n’ayant d’autre fonction que

d’impressionner le jury, est à bannir. Les examinateurs ont cette année été assommés par quelques

hypozeuxes » et autres « chleuasmes » déplacés

D. Les remarques hors sujet et le remplissage

Il ne faut pas s’écarter du sujet, encore moins le transformer en un autre sujet, à une question sur les

verbes pronominaux, on ne répondra pas en traitant des pronoms personnels.

4. Les éléments valorisés

Soulignons en guise de conclusion ce qui fait la différence entre une bonne note et une très bonne

note.

Le jury apprécie les candidats qui, maîtrisant les outils grammaticaux, manifestent une intuition

grammaticale et un esprit de synthèse qui les portent à s’intéresser d’emblée aux cas problématiques.

La prise de risques interprétatifs (maîtrisés !) est également valorisée. On préférera toujours un

candidat qui se bat avec une occurrence et propose des hypothèses, même hasardeuses, à celui qui

feint de ne pas voir le cas épineux.

Enfin, la mise en relation de l’exposé de grammaire avec l’analyse littéraire, justifiant alors pleinement

de commencer l’exposé par l’épreuve de langue, manifeste parfois la véritable maîtrise linguistique du

candidat, capable, au delà de la simple étude des phénomènes grammaticaux, de les inclure dans sa

perception globale du texte. Cependant, cette ouverture stylistique ne doit pas concerner l’ensemble de

l’exposé de grammaire, mais juste sa conclusion. Le lien entre la grammaire et la stylistique ne se fait

surtout pas tout au long de l’exposé de grammaire qui doit rester entièrement consacré aux problèmes

linguistiques.

Page 230: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

5. Liste des sujets proposés lors de la session 2008

A. Questions de synthèse portant sur une catégorie

Syntaxe de la phrase

conjonctions de coordination et ponctuation

coordination

propositions

relatifs et relatives

relatives

subordination

subordonnées

subordonnées circonstancielles

Le verbe

auxiliaires et semi-auxiliaires

formes en –ant

futur et conditionnel

impératif

indicatif

indicatif et subjonctif

infinitifs

modes non personnels

modes personnels

participes

participes passés

participes présents et participes passés

présent

subjonctif

temps de l’indicatif

temps et aspects de l’indicatif

valeur d’emploi des temps de l’indicatif

verbes à la forme pronominale

verbes impersonnels et constructions impersonnelles

verbes pronominaux

Page 231: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

voix active, passive et pronominale

Classes de mots

absence d’article

adjectif qualificatif

adverbes

articles

article et absence d’article

conjonctions

conjonctions de coordination

démonstratifs

déterminant et absence de déterminant

déterminants

formes et emplois de l’article

indéfinis

indéfinis sauf l’article

numéraux

prépositions

pronoms

pronoms personnels

substantifs non déterminés

Fonctions syntaxiques

adjectifs qualificatifs épithètes

apostrophes et appositions

appositions

appositions et épithètes

attributs et appositions

compléments du nom

compléments circonstanciels

compléments circonstanciels de temps et de lieu

compléments d’objet

compléments de lieu

expansions du nom

fonction attribut

fonction objet

fonction sujet

Page 232: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

fonctions de l’adjectif qualificatif

groupes nominaux prépositionnels

place de l’adjectif qualificatif

place de l’épithète

B. Questions de grammaire énonciative, organisation communicationnelle des énoncés,

grammaire du texte.

connecteurs argumentatifs

discours rapporté

emphase et présentatifs

interrogation

marques grammaticales des discours rapportés

modalité injonctive

modalités d’énonciation

ordre des mots

ponctuation

ponctuation et signes typographiques

références endophoriques et références exophoriques

reprise anaphorique

C. Questions transversales.

degrés d’intensité et de comparaison

expression de la comparaison

expression de la négation

expression du degré

expression du lieu

négation

D. Questions de sémantique grammaticale portant sur des formes polyvalentes

« avoir »

« être »

« être » et « avoir »

« être », « avoir », « faire »

« qui » et « que »

Page 233: Concours du second degré – Rapport de jury 2008

«être » et « faire »

Classer et étudier « que »

Le mot « de »

Le mot « que »

Le mot « si »

Le verbe « faire »

Les formes en « qu »

E. Questions portant sur un ensemble syntaxique.

Analyse syntaxique de…

Etude syntaxique d’un passage

Faire les remarques nécessaires sur….

F. Autres

Le genre grammatical

Les accords

Les fautes de français

Les marques du genre

Les marques du pluriel