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538 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 533–557 reste le meilleur moyen de réduire les tensions inhérentes des écarts entre conception et mise en pratique tout comme elle participe à aplanir les différences statutaires dans l’usine. Outre sa richesse empirique qui rend sa lecture stimulante, le principal apport de l’ouvrage réside dans sa capacité à rendre compte de la morphologie des dispositifs de sécurité des industries à hauts risques, encore trop peu étudiées en France comme le rappelle Claude Gilbert dans sa préface, grâce à une analyse poussée du travail « réel » de production et des relations sociales qui composent l’usine. Néanmoins, ce parti pris contribue paradoxalement à éloigner les auteurs de la question de la sécurité à proprement parler. Une fois l’ouvrage refermé, domine le sentiment que l’on en sait finalement plus sur les évolutions du travail et des rapports sociaux dans l’usine, que sur la capacité de la « sécurité négociée » à réduire les risques. Même si les auteurs reconnaissent l’omniprésence des risques d’accidents, on peut se demander si le caractère co-construit et les adaptations perpétuelles des règles négociées peuvent constituer un rempart efficace contre les « dérives pratiques » décrites par Scott A. Snook 2 , c’est-à-dire contre les découplages qui se créent entre leur usage quotidien avec des conjonctions plus inhabituelles d’évènements. On regrettera, plus généralement, que les auteurs engagent si peu le dialogue avec les travaux sur la fiabilité organisationnelle 3 et en particulier avec ceux de Mathilde Bourrier 4 ou d’Ivanne Merle 5 qui adoptent une perspective d’analyse proche de la leur. Un travail de confrontation plus poussé leur aurait permis d’ouvrir la discussion sur la fiabilité des règles négociées tout en mettant en perspective les particularités de la politique sécuritaire d’AZF. Franc ¸ois Dedieu INRA Sens, IFRIS, université Paris-Est, bois de l’Étang, Champs-sur-Marne, 5, boulevard Descartes, 77454 Marne-la-Vallée cedex 2, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.09.001 La subjectivité journalistique. Onze lec ¸ons sur le rôle de l’individualité dans la production de l’information, C. Lemieux (Ed.). Éditions de l’EHESS, Paris (2010). 315 pp. Ce livre collectif rassemble onze études de cas, centrées le plus souvent sur un individu et sa carrière en journalisme, produites par des sociologues, des politistes et des historiens. Ces monographies sont encadrées par des textes programmatiques de Cyril Lemieux : une introduction, deux introductions intermédiaires et une conclusion. On y retrouve l’approche grammaticale récemment systématisée dans son livre Le devoir et la grâce, et attentive aux règles auxquelles se conforment les acteurs en situation. Cyril Lemieux distingue la grammaire publique (centrée sur la distanciation et la justification), la grammaire naturelle (déployée dans les situations les moins publiques) et la grammaire du réalisme (mobilisée dans les actions fortement contraintes). Si le terme même de grammaire est réservé à ces trois ensembles, les règles identifiées ici sont 2 Scott A. Snook, Friendly Fire: The Accidental Shootdown of US Black Hawks over Northern Iraq. Princeton University Press, Princeton, NJ, 2000. 3 Todd R. La Porte, « High Reliability Organizations: Unlikely, Demanding and At Risk », Journal of Contingen- cies and Crisis Management 4 (2), 1996, p. 60–71. Gene I. Rochlin, « Reliable Organizations: Present Research and FutureDirections », Journal of Contingencies and Crisis Management 4 (2), 1996, p. 55–59. 4 Mathilde Bourrier, Le nucléaire à l’épreuve de l’organisation, Puf, Paris, 1999. 5 Ivanne Merle, La fiabilité à l’épreuve du feu. La prévention des risques d’accidents majeurs dans une usine Seveso II, thèse de sociologie, Sciences Po, Paris, 2010.

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538 Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 533–557

reste le meilleur moyen de réduire les tensions inhérentes des écarts entre conception et mise enpratique tout comme elle participe à aplanir les différences statutaires dans l’usine.

Outre sa richesse empirique qui rend sa lecture stimulante, le principal apport de l’ouvrageréside dans sa capacité à rendre compte de la morphologie des dispositifs de sécurité desindustries à hauts risques, encore trop peu étudiées en France comme le rappelle Claude Gilbertdans sa préface, grâce à une analyse poussée du travail « réel » de production et des relationssociales qui composent l’usine. Néanmoins, ce parti pris contribue paradoxalement à éloignerles auteurs de la question de la sécurité à proprement parler. Une fois l’ouvrage refermé, dominele sentiment que l’on en sait finalement plus sur les évolutions du travail et des rapports sociauxdans l’usine, que sur la capacité de la « sécurité négociée » à réduire les risques. Même si lesauteurs reconnaissent l’omniprésence des risques d’accidents, on peut se demander si le caractèreco-construit et les adaptations perpétuelles des règles négociées peuvent constituer un rempartefficace contre les « dérives pratiques » décrites par Scott A. Snook2, c’est-à-dire contre lesdécouplages qui se créent entre leur usage quotidien avec des conjonctions plus inhabituellesd’évènements. On regrettera, plus généralement, que les auteurs engagent si peu le dialogue avecles travaux sur la fiabilité organisationnelle3 et en particulier avec ceux de Mathilde Bourrier4

ou d’Ivanne Merle5 qui adoptent une perspective d’analyse proche de la leur. Un travail deconfrontation plus poussé leur aurait permis d’ouvrir la discussion sur la fiabilité des règlesnégociées tout en mettant en perspective les particularités de la politique sécuritaire d’AZF.

Francois DedieuINRA Sens, IFRIS, université Paris-Est, bois de l’Étang, Champs-sur-Marne, 5,

boulevard Descartes, 77454 Marne-la-Vallée cedex 2, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.09.001

La subjectivité journalistique. Onze lecons sur le rôle de l’individualité dans la productionde l’information, C. Lemieux (Ed.). Éditions de l’EHESS, Paris (2010). 315 pp.

Ce livre collectif rassemble onze études de cas, centrées le plus souvent sur un individu etsa carrière en journalisme, produites par des sociologues, des politistes et des historiens. Cesmonographies sont encadrées par des textes programmatiques de Cyril Lemieux : une introduction,deux introductions intermédiaires et une conclusion. On y retrouve l’approche grammaticalerécemment systématisée dans son livre Le devoir et la grâce, et attentive aux règles auxquellesse conforment les acteurs en situation. Cyril Lemieux distingue la grammaire publique (centréesur la distanciation et la justification), la grammaire naturelle (déployée dans les situations lesmoins publiques) et la grammaire du réalisme (mobilisée dans les actions fortement contraintes).Si le terme même de grammaire est réservé à ces trois ensembles, les règles identifiées ici sont

2 Scott A. Snook, Friendly Fire: The Accidental Shootdown of US Black Hawks over Northern Iraq. Princeton UniversityPress, Princeton, NJ, 2000.

3 Todd R. La Porte, « High Reliability Organizations: Unlikely, Demanding and At Risk », Journal of Contingen-cies and Crisis Management 4 (2), 1996, p. 60–71. Gene I. Rochlin, « Reliable Organizations: Present Research andFutureDirections », Journal of Contingencies and Crisis Management 4 (2), 1996, p. 55–59.

4 Mathilde Bourrier, Le nucléaire à l’épreuve de l’organisation, Puf, Paris, 1999.5 Ivanne Merle, La fiabilité à l’épreuve du feu. La prévention des risques d’accidents majeurs dans une usine Seveso

II, thèse de sociologie, Sciences Po, Paris, 2010.

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davantage propres au monde professionnel du journalisme : règle de séparation des faits et descommentaires, préservation de la polyphonie dans la restitution des points de vue, règle du non-dépassement par les journalistes concurrents, etc.

La perspective historique est large, depuis la presse papier du xixe siècle et le lancement duFigaro (Benoît Lenoble) jusqu’au web 2.0 du xxie siècle et au site Médiapart (Caroline Datchary).Les situations individuelles examinées sont aussi fort variées, de la condition de pigiste (OlivierPilmis) ou de victime du tournant managérial (Christiane Restier) jusqu’aux grandes figuresde la télévision (Pierre Leroux) et aux fondateurs de journaux (Sandrine Lévêque) en passantpar les rubricards (Marie-Laure Sourp-Taillardas), les faits-diversiers (Motoko Tsurumaki), lescorrespondants (Philippe Riutort) et les rédacteurs de dépêches dans les agences de presse (ÉricLagneau).

Le projet du livre est triple : constituer des terrains et des analyses illustrant l’approche gramma-ticale ; contribuer à une sociologie de l’individu, de son inventivité et de ses marges de manœuvre ;proposer des enquêtes consacrées au journalisme et en renouvelant le traitement sociologique.Selon le coordinateur, l’existence de grammaires plurielles permet de tenir à distance aussi bienles visions enchantées de l’activité journalistique que les visions éplorées qui pointent son asser-vissement aux logiques industrielles ou marchandes. L’autonomie et la singularité d’un individuse saisiraient à travers sa facon d’articuler ces trois grammaires.

Les onze monographies partent ainsi d’un individu, plus rarement de quelques-uns, à lacroisée de diverses temporalités ou appartenances, entre séquences brèves, trajectoires biogra-phiques et transformations historiques de plus long terme. Les terrains délimités conviennent àune approche attentive autant aux schèmes d’action constitués au long du parcours de vie qu’àla pluralité, l’évolutivité et les contradictions des cadres sociaux que croisent les personnes.Distinguant diverses échelles d’observation et d’analyse, ces études de cas ont le grand méritede s’intéresser à l’action en cours, et aux grammaires mobilisées par les individus en situa-tion, sans pour autant oublier le poids des sédimentations héritées. En témoignent les brèves« lecons » qui jalonnent l’ouvrage, comme « ne pas réduire l’identité individuelle à une quali-fication sociale » (lecon no 3) ou « prêter attention aux tensions internes aux individus » (leconno 9).

La nouveauté empirique et méthodologique de ces lecons est toutefois inégale. Quel socio-logue de l’innovation attribuerait aujourd’hui la réussite de l’inventeur à son génie propre enoubliant le socle de pratiques et de règles partagées auquel il se conforme ? Quel sociologuedu travail négligerait encore l’ambivalence du rapport de l’individu à ses outillages discursifset matériels, à des dispositifs de travail tant contraignants qu’habilitants ? On peut aussi noterque d’autres lecons sont très proches de travaux récents ne mobilisant pas une approche gram-maticale. Ainsi, « Penser l’inventivité personnelle comme un transfert de schèmes d’action d’unmonde social à un autre » rejoint la sociologie de l’entrepreneur que propose Pierre-Paul Zalio.Et la lecon « historiciser la valeur personnelle » insiste, comme la sociologie de la singularitéindividuelle de Danilo Martuccelli, sur les épreuves classantes aux formats historiquement situésqui produisent des écarts de grandeur entre les personnes. On pourra répondre que ces leconss’adressent en partie à la sociologie bourdieusienne du journalisme qui se trouve ici érigée enrepoussoir : le lecteur est incité à ne pas considérer les pigistes comme un groupe subissantun rapport de domination ; ou la permanence d’une pratique journalistique comme un simpleeffet d’hysteresis ; ou le monde professionnel des journalistes comme un champ (ce qui luiattribuerait indûment un effet de clôture) ; ou les traits de tel individu comme des manifesta-tions de l’habitus (ce qui lui confèrerait une cohérence et une permanence empiriquement nonrepérables).

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Quand les auteurs affirment décrire une approche alternative de l’individualité et de la sub-jectivité, le livre critique et exagère des positions qui furent infiniment plus nuancées dans lestravaux de Pierre Bourdieu (en particulier dans ses analyses théoriques de l’action et du sens pra-tique), comme l’ouvrage le reconnaît parfois, et ignore les tentatives de dépassement proposéespar d’autres, qui sont loin de réduire les tensions intra-individuelles à des cas très minoritairesd’habitus clivé.

On peut aussi relever que, d’un passage du livre à un autre, l’approche doit cohabiter avec lesnotions d’habitus de classe, de dispositions, de conversion des capitaux, ou d’autres encore,comme en témoigne l’index. Dans plusieurs monographies, des parcours individuels relati-vement atypiques sont rapportés à une distribution singulière des divers types de capitaux(social, économique, culturel) détenus par le journaliste. Cyril Lemieux lui-même recom-mande à plusieurs reprises de déployer une approche dispositionnelle (ainsi qu’il l’explicitaitdans quelques passages de Le devoir et la grâce) et y recourt effectivement dans sa propreétude de cas, consacrée à la trajectoire sociale du journaliste Albert Londres. Il est vraique ces dispositions sont fortement individualisées, et plus ou moins activables selon lessituations, qu’elles impliquent donc bien davantage des tendances à agir (pour reprendre lelexique de l’auteur) que l’habitus entendu comme opérateur d’homogénéité au sein d’un grouped’appartenance.

Toutefois, le recours à une approche clairement dispositionnelle de l’individu rend par-fois la distance assez mince. Et certaines de ces monographies y puisent leur intérêt et leurforce, tel le portrait d’une journaliste de télévision dressé par Pierre Leroux. Les dispositionsissues de sa socialisation primaire dans la haute bourgeoisie sont présentées comme s’imposantdurablement à ses conduites, lui conférant des avantages à certaines périodes et la desservantà d’autres. Ici, l’analyse met en avant des savoir-faire relationnels et des exigences cultu-relles acquis pendant l’enfance et l’adolescence, ainsi que les possibilités de conversion d’untype de capital en un autre, pour rendre compte des moments de réussite et d’échec de lajournaliste, de ses marges de manœuvre et de son rapport aux règles du métier. Au termede l’ouvrage, le lecteur se demande si ces onze monographies ont appliqué un programmeradicalement autre ou réussi un excellent compromis entre des sociologies trop souvent oppo-sées.

Voici donc un livre collectif beaucoup plus ambitieux que pourrait laisser croire, de la partde ses différents auteurs, une posture intellectuelle par moments assez modeste, exprimant caet là un simple projet de contribution empirique ou d’exposition pédagogique. Il vise bien eneffet à renouveler la sociologie du journalisme en proposant une approche inédite de l’individuproducteur d’information négociant son autonomie et sa subjectivité. Le paradoxe est qu’il yparvient, et fort bien, mais que cette réussite est parfois tout aussi convaincante là où elle s’écartedu programme annoncé par le coordinateur.

Benoit LelongÉquipe « technique, innovation et organisation », laboratoire techniques, territoires et sociétés

(LATTS), université de Paris-Est, Marne-la-Vallée Cité Descartes, 5, boulevard Descartes,bâtiment du Bois de l’Etang – Bureau C225, Champs-sur-Marne, 77454 Marne-La-Vallée cedex

02, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.09.016