compte rendu - université laval

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Compte rendu Gilles GAGNÉ (dir.) (1999), Main basse sur l'éducation, Québec, Éditions Nota bene, 294 p. Sébastien Bolduc Fruit d' un travail collectif auquel neuf auteurs ont contribué, l'ouvrage Main basse sur l 'éducation présente une critique du système d'éducation québécois . Le but du volume , écrit Gilles Gagné , est de saisir « l'idée directrice qui oriente l'action collective» du monde de l'éducation. À ce but est attachée la thèse voulant que l'action prenne la fonne d ' un système distinct d'une institution. Cette tendance est soutenue par le fait que le Ministère de !'Éducation , maître d 'oeuvre de la modernisation , apparaît maintenant lui-même comme un simple interlocuteur agissant parmi les syndicats , facultés d'éducation , professeurs , étudiants et l' administration, etc. C'est aussi dire qu'un changement de nature s' opère dans la mission , les contenus, les finalités et les moyens adoptés par le système. Ce changement repose d' une part sur la rationalisation , soit l' attribution d ' une nouvelle fonction à l'éducation afin de la coupler au capitalisme organisé , écrit-il. D' autre part, ce changement nécessite une restructuration des matières à l'étude et une nouvelle pédagogie , non plus axée sur les conditions de formation de l'esprit de l'étudiant afin qu ' il porte un jugement éclairé sur son milieu de vie, mais entièrement tournée vers le simple impératif de rendre l'individu apte à faire des «choix rationnels» pour s'insérer dans le marché. Dans son article , Gagné présente la logique interne du système d'éducation autour de trois axes : les besoins, les ressources et les procédés. Les besoins sont identifiables aux demandes des étudiants , demandes qui relaient en fait celles de la société dans son ensemble . Les ressources humaines transmettent alors des contenus éducatif s que les processu s pédagogiques formatent préalablement , soutient Gagné (p. 19). C'est autour de ces axes que nous formulerons le compte rendu des différents textes que renferme ce volume . Aspec ts sociologiq ues, volume 16, n°1, août 2009

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Compte rendu

Gilles GAGNÉ (dir.) (1999), Main basse sur l'éducation, Québec, Éditions Nota bene, 294 p.

Sébastien Bolduc

Fruit d' un travail collectif auquel neuf auteurs ont contribué, l'ouvrage Main basse sur l 'éducation présente une critique du système d'éducation québécois . Le but du volume , écrit Gilles Gagné , est de saisir « l'idée directrice qui oriente l'action collective» du monde de l'éducation. À ce but est attachée la thèse voulant que l'action prenne la fonne d 'un système distinct d'une institution. Cette tendance est soutenue par le fait que le Ministère de !'Éducation , maître d 'œuvre de la modernisation , apparaît maintenant lui-même comme un simple interlocuteur agissant parmi les syndicats , facultés d'éducation , professeurs , étudiants et l'administration, etc. C'est aussi dire qu'un changement de nature s'opère dans la mission , les contenus, les finalités et les moyens adoptés par le système. Ce changement repose d'une part sur la rationalisation , soit l'attribution d 'une nouvelle fonction à l'éducation afin de la coupler au capitalisme organisé , écrit-il. D'autre part, ce changement nécessite une restructuration des matières à l 'étude et une nouvelle pédagogie , non plus axée sur les conditions de formation de l'esprit de l'étudiant afin qu ' il porte un jugement éclairé sur son milieu de vie, mais entièrement tournée vers le simple impératif de rendre l'individu apte à faire des «choix rationnels» pour s'insérer dans le marché. Dans son article , Gagné présente la logique interne du système d'éducation autour de trois axes : les besoins, les ressources et les procédés. Les besoins sont identifiables aux demandes des étudiants , demandes qui relaient en fait celles de la société dans son ensemble . Les ressources humaines transmettent alors des contenus éducatif s que les processu s pédagogiques formatent préalablement , soutient Gagné (p. 19). C'est autour de ces axes que nous formulerons le compte rendu des différents textes que renferme ce volume .

Aspec ts sociologiq ues, volume 16, n° 1, août 2009

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1. Les besoins

Selon Gagné, avec la logique des besoins de l'étudiant , on passe de l' idéal de transmettre des savoirs cohérents et synthétiques dont l'assomption se fait par la comparaison avec l'expérience du sujet à des morceaux disparates que l'étudiant doit rec -ller selon l'impulsion du moment. La logique des besoins signifie le passage de finalités universelles orientant l'enseignement à l'évaluation des diverses clientèles prises en charge par un ensemble d'organisations parcellisées (p.23). Pour Jean Pichette, la logique des « besoins du s'éduquant» repose sur le fétichisme de la connaissance . La nouvelle pédagogie adresse à tort à l'ancienne le mode de la cruche vide, oblitérant que l'accès à la connaissance va de pair avec l'accès à la connaissance-de-soi. Réagissant à l'extrême, on arrive aujourd'hui à la logique du besoin de l'élève focalisant uniquement sur la connaissance-de-soi , en omettant que le rapport à soi et à la connaissance passe par l'intériorisation des filtres , des médiations qui orientent l 'action humaine et qui permettent de porter un jugement clair , raisonné, critique sur le contenu de ces médiations orientant l'action. Le système d 'éducation, soutient Pichette , promeut une pléthore de «robinsonnades pédagogiques» qui font entrevoir un risque de détachement du moment subjectif du rapport éducatif pour le rabattre sur les clients et dispensateurs de service afin de mieux réorganiser ses modalités de fonctionnement (p.77).

L'autre versant de la notion de besoins se situe dans la société. Elle signifiait à l'origine la soumission de l' institution scolaire à des finalités collectives essentiellement politiques , rappelle Gagné, alors qu'actuellement elle signale la soumission de l'école à l'économie , où la formation générale devient un simple préalable à l'adaptation du sujet au monde des organisations (p.25). Nicole Gagnon, quant à elle, souligne qu'au nom des besoins de la société, on peut facilement évacuer l'enseignement de la littérature au secondaire, celui-ci ne servant à rien sur le marché du travail. Le pragmatisme inhérent à cette étroite logique de la satisfaction des besoins rend caduque l'art du bien s'exprimer, reposant sur l'exposé du professeur , au bénéfice d'une construction de la connaissance en fonction des besoins du s'éduquant, basé sur leur volonté immédiate de s'exprimer (p.196). Ceci empêche donc de passer par le détour réflexif de la littérature , qui dédouble notre rapport au monde , au profit de situations comrnunicationnelles « ancrées » dans la

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réalité des étudiants . Cette conception instrumentale de la langue, comme moyen de communication, pour l'usage quotidien rappelle celle mise de l'avant par le réalisme socialiste, qui rejetait la langue littéraire ou réflexive jugée trop artificielle (p.206) . La pédagogie contemporaine représente en ce sens un cas patent de narcissisme identitaire : elle dénigre la dimension relative à la formation de l'esprit - vue comme une fom1e de « contrainte » improductive, voire de domination illégitime de la part de l'autorité enseignante - pour privilégier une forme de conditionnement motivationnel basé sur les goûts de l'étudiant , ce qui a pour effet de replier 1' étudiant sur son vécu (p.219) .

2. Les ressources

Dans son propos , Gagné distingue les ressources humaines et physiques des ressources attribuables aux contenus éducatifs. Concernant les deux premières, il avance que les organisations scolaires imitent les procédés des organisations économiques. Partageant les mêmes objectifs , ces organisations recherchent constamment la réorganisation des effectifs , mobilisent toujours les ressources vers l'augmentation de la productivité et de l'efficacité. En ce qui concerne les ressources humaines, on constate que les professeurs ne sont plus la catégorie dominante du système scolaire , comme l'atteste la multiplication du personnel de soutien et des comités de coordination qui assurent les évaluations de performance. Notons que la différence primordiale entre les ressources physiques et hwnaines consiste en ce que les premières semblent toujours rentables et sont peu affectées lors des compressions financières et en ce que les secondes représentent un coût pur de fonctionnement (p.34) . Aussi , c ' est en ce sens que l'on peut lire le propos de Daniel Dagenais lorsqu'il souligne que l'introduction des TIC (technologie de l ' information et des communications) dans les Cégeps accompagne la révolution pédagogique en place. Outre les approches par compétence , cette révolution se caractérise par des intentions administratives de réussite recourant à des stratégies stimulant de la productivité des enseignants afin qu'ils forment la main-d'œuvre alimentant les des systèmes experts de décision (p.227) . C'est la réalisation de cette entreprise qui appelle le recours aux TIC

Le principe général qui oriente les ressources dites des contenus éducatifs (les cours et les programmes) est celui de la modularité ,

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compris comme possibilité de combinaisons multiples entre les cours pour le «s 'éduquant» (p.34). Cette tendance s'accompagne de l'abandon, lors de la présentation des plans de cours, de l'exposé rationnel et logique de la structure d'une matière. Cette pratique est remplacée par la présentation d'une liste d'objectifs, qu'on avance comme une liste de compétences et d'habiletés mesurables à atteindre (p.35). Cette même pratique aboutit à des répertoires de cours orphelins, atomisés, sans liens avec une discipline. Jean Larose souligne que lors des états généraux des années 90, les participants n'ont pas cherché la cause des difficultés en éducation , ils se sont contentés de déplacer les responsabilités envers le clergé et l'école privée (p.62). Ceci permit au Ministère d ' imposer le baccalauréat en pédagogie au secondaire comme obligatoire pour l'enseignement , vidant du coup de sa substance la fonnation des maîtres et accélérant ainsi l'effet de modularité . Jean Gould renforce l'idée de Larose . Pour lui, l'intention des états généraux apparaît foncièrement contradictoire : d'un côté, on cherche à revaloriser l'enseignement des matières de base alors que de l'autre côté on néglige la formation des enseignants dans ces matières puisqu'est largement privilégié le volet pédagogique dans le cadre de la formation des maîtres au secondaire (p.122). Conséquemment , le niveau secondaire n' introduit pas les étudiants à une culture seconde avec un regard réflexif et cohérent sur la pratique quotidienne propice à fonner leur esprit critique, mais se contente de poursuivre le type d'instruction du niveau primaire . Voilà pourquoi Gould en vient à qualifier le secondaire de « primaire supérieur». L'analyse des contenus rachitiques dispensés dans les baccalauréats pour l'enseignement du secondaire illustre bien l'aboutissant d'une telle conception du savoir: les futurs maîtres passent la moitié du temps en pédagogie , l'autre moitié est divisée entre deux disciplines (p.132). Dans l'ensemble des cours offerts en « science de l'éducation », on propose un collage incohérent de concepts empruntés ici et là, sans même offrir de cours sur les anciennes pédagogies (p.129). La conséquence : les étudiants sont démotivés face à un enseignement approximatif puisant dans une formation tout aussi approximative.

Gagnon se penche quant à elle sur le programme ministériel structurant l'enseignement du français . Encore ici, le principe de modularité fait des ravages. On n'observe aucun apprentissage systématique ou réflexif d'un objet comme la grammaire. Le programme de français du secondaire équivaut plutôt à un devis technique de

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manipulation des opérations détournant de l'enseignement et où l'on conçoit le français comme un fourre-tout permettant la présentation de phénomènes immédiats, tels qu'un contrat ou un mode d'emploi (p.194). Tout ceci est rabattu en français en plus des dissertations et des autres éléments à apprendre . Cambron soulève un autre problème de la modularité dans l'apprentissage du français , soit la dispersion sur les cinq années du secondaire des règles de grammaire que la logique ferait apprendre dans des délais plus brefs (p.181 ). La maîtrise de la grammaire devient plus ardue en raison de la présentation éclatée, incohérente et espacée qui est faite.

3. Les procédés

Pour Pichette, la difficulté pédagogique actuelle réside dans la perte de la médiation du savoir unissant le rapport entre le maître et les élèves dont il situe la cause dans l'intrusion d'une logique externe, celle des procédés de gestion. Pour Gagné , ces procédés composent le dernier axe du système d'éducation, qu'il divise en deux, entre la gestion et les sciences de l'éducation, qui coordonnent l'ensemble des activités autour de la« boite noire» qu'est le cours. D'un côté, la gestion s'assure de la distribution des ressources et de l'application de gains de productivité aux éléments du système d'éducation, et ce, en plus d'assurer un contrôle sur le rapport pédagogique au moyen de la comptabilisation des besoins des diverses clientèles (chartes des droits des étudiants et de rectitude politique, cercles de qualité pédagogique, comités de parents, évaluation de cours, etc.).

Dans son article, Freitag présente une lecture critique du passage des institutions aux organisations et de la montée concomitante des fonctions de gestion dans les universités. L'université, dans son fondement civilisationnel, actualisait les connaissances de la société, selon les principes du juste, du beau et surtout du vrai (p.241 ). Aujourd'hui, la transformation organisationnelle ampute l'institution de ces principes transcendants surplombant les transformations incessantes de la pratique sociale pour substituer un impératif d'efficacité, transformant la logique de l' institution pour celle de l'organisation privée produisant des solutions pour des besoins éclatés, sans unité ni réflexivité qui permettent un jugement critique. L'auteur avance quelques facteurs causant cette mutation : 1) L'université souffrait d'une tension entre l ' idéal d'un savoir

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universel et d'une accessibilité réservée à une classe privilégiée. L'avènement de la société postindustrielle, avec la montée des emplois manipulant les symboles (secteur tertiaire , montée de la consommation de masse et de la publicité), a poussé l'université vers la voie technocratique en raison de la montée exponentielle des fonctions de gestion (p.256) ; tout ceci se passant sous •~ couvert idéologie de la démocratisation de l'université; 2) L'indicateur majeur de performance des universités devient alors la recherche, qui prédomine maintenant l'enseignement parce qu'elle facilite les interventions fragmentées, immédiates sur la réalité sociale et naturelle et parce qu'elle s'accommode de la logique de croissance et de transfonnation continue du système capitaliste (p.262) ; 3) L'architecture des nouveaux savoirs interdisciplinaires trahit une nécessité de gestion et de résolutions de problèmes singuliers ; on vise maintenant la transformation et la gestion de l'objet plutôt que son explication et sa compréhension (p.279).

Le complément des procédés de gestion se situe, selon Gagné, dans les sciences de l'éducation . Celles-ci rationalisent l'interaction entre enseignant et étudiant, tant dans l'évaluation que dans la communication et dans les effets anticipés de l'enseignement (p.37). Le nouveau rapport pédagogique renverse le but de l'ancien; ce dernier visait l'évaluation de la formation du jugement de l'élève, alors que le nouveau mesure les effets produits par les opérations sur l'esprit des étudiants ainsi que les procédés mis en œuvre par l'enseignant pour produire les effets sur l'esprit de l'élève . Les sciences de l'éducation deviennent un complément de gestion dès lors que les mesures favorisent l'établissement de rendement comparatif, tant des enseignés que des enseignants. Cependant , les procédés menant à l'évaluation constante de tous s'embourbent dans les incohérences et autres erreurs conceptuelles et méthodologiques.

Gaëtan Daoust critique d 'ailleurs le statut épistémologique de la « science de l'éducation » en soulignant que la pédagogie , en tant qu'art noble, a eu le malheur de se prendre pour une science . À ce titre, elle emprunte ses concepts (besoins , objectifs , culture, démocratisation , communication) aux autres disciplines ( économie , psychologie, science de l'administration , sociologie , anthropologie , politique, linguistique), sans s'assurer de la cohérence et de la validité des propositions théoriques (p.106). L'emprunt acritique de méthodes à d'autres sciences

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sociales n'est pas plus valide et fiable. À cet égard, l'auteur souligne que 90 % des mémoires et thèses déposés au chapitre de cette science comportent au moins un vice majeur invalidant les résultats (p.111 ). Il ne faut alors pas s'étonner des lacunes de la formation des professeurs des sciences de l'éducation qui, par manque de formation philosophique , ne disposent pas du recul critique par rapport aux idéologies , concepts , théories et méthodes d'emprunts. Une des causes du problème du discours pédagogique avance Pichette, c 'est son arrimage trop étroit aux exigences du marché , la conséquence étant alors le risque d'enfermer l'éducation dans le développement infini d' un système de contrôle autofinalisé défiant tout questionnement critique (p. 77). Comment alors former le jugement si on le vide de son moment critique ?

En dernière analyse, voici comment Gould résume les effets pervers de la mainmise technocratique des sciences de l'éducation : 1) les sciences de l'éducation perpétuent une formation sans idéal civilisationnel de connaissance mais seulement celle relative à l ' instruction primaire ; 2) les technocrates ne veulent pas perdre leur pouvoir médiatisé par les facultés d'éducation au profit de professeurs formés dans des disciplines ; 3) le diplôme terminal de ces sciences confine ses détenteurs à l'enseignement , asservissant ses détenteurs face aux administrations; 4) les candidats disciplinaires voulant enseigner se voient imposer un baccalauréat de quatre ans en plus (p.162-163). Larose en observe aussi quatre : !) le recours au jargon technocratique et à la langue de bois ; 2) la confusion entre la tradition intellectuelle et la sclérose intellectuelle occultant le moment critique de l'appropriation de la culture de la part de l'étudiant ; 3) l' incapacité à prendre la position d 'autorité intellectuelle dans son domaine d 'enseignement ; 4) le manque de modèle normatif à questionner , critiquer, renverser , l'école se devant d 'enseigner la loi pour assurer la condition de sa réflexion (p.68).