comment soigner en étant soi-même touché par la douleur de l’autre ?

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Médecine palliative — Soins de support — Accompagnement — Éthique (2014) 13, 265—271 Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com SOINS PALLIATIFS ET PSYCHOLOGIE Comment soigner en étant soi-même touché par la douleur de l’autre ? How to provide care whilst personally affected by the suffering of another? Kim Sadler (Interne en psychologie clinique) 1 Unité des soins palliatifs, hôpital général Juif, 3755, chemin Côte-Sainte-Catherine, Montréal, Québec H3T 1E2, Canada Rec ¸u le 8 mars 2014 ; rec ¸u sous la forme révisée le 2 septembre 2014 ; accepté le 14 septembre 2014 Disponible sur Internet le 23 octobre 2014 MOTS CLÉS Souffrance ; Sédation ; Acharnement thérapeutique ; Soignant ; Compassion Résumé De par sa nature subjective, la souffrance de l’autre est une expérience insaisissable. L’évaluation de la souffrance d’un patient par un tiers comme le soignant ne reste donc toujours qu’une spéculation. Dans le contexte d’une maladie terminale, il arrive que des interventions lourdes — telle l’instauration d’une sédation palliative profonde ou des interventions invasives qui pourraient s’avérer futiles — soient discutées et proposées par un soignant. L’objectif de cet article est d’identifier chez le soignant des sources de souffrance générées par son contact avec le patient et de mettre en lumière comment ces dites sources de souffrance peuvent constituer des barrières à l’approche soignante. De par ses contacts répétés avec les malades, le soignant est amené immanquablement à vivre des émotions intenses. Par exemple, il est régulièrement confronté à cette impuissance à guérir l’autre, à sa propre angoisse de mort, à l’expérience de deuils répétés et à divers processus inconscients. Ces expériences émotionnelles ne sont pas toujours sans influencer l’approche thérapeutique adoptée. Plus ou moins consciemment, le soignant pourra parfois mettre en place des mesures visant davantage à l’apaiser lui-même plutôt que son patient. L’article proposera des pistes afin d’améliorer la qualité des soins sans négliger l’expérience émotionnelle du soignant. © 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. KEYWORDS Suffering; Summary Suffering is an entirely subjective experience, knowable only to the individual who suffers. Assessment of a patient’s suffering by a third party such as a healthcare professional is necessarily speculative; a constructed interpretation based on that caregiver’s own frame of Adresse e-mail : [email protected] 1 Photo. http://dx.doi.org/10.1016/j.medpal.2014.09.001 1636-6522/© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

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Page 1: Comment soigner en étant soi-même touché par la douleur de l’autre ?

Médecine palliative — Soins de support — Accompagnement — Éthique (2014) 13, 265—271

Disponible en ligne sur

ScienceDirectwww.sciencedirect.com

SOINS PALLIATIFS ET PSYCHOLOGIE

Comment soigner en étant soi-mêmetouché par la douleur de l’autre ?

How to provide care whilst personally affected by the suffering ofanother?

Kim Sadler (Interne en psychologie clinique)1

Unité des soins palliatifs, hôpital général Juif, 3755, chemin Côte-Sainte-Catherine,Montréal, Québec H3T 1E2, Canada

Recu le 8 mars 2014 ; recu sous la forme révisée le 2 septembre 2014 ; accepté le 14 septembre2014Disponible sur Internet le 23 octobre 2014

MOTS CLÉSSouffrance ;Sédation ;Acharnementthérapeutique ;Soignant ;Compassion

Résumé De par sa nature subjective, la souffrance de l’autre est une expérience insaisissable.L’évaluation de la souffrance d’un patient par un tiers comme le soignant ne reste donc toujoursqu’une spéculation. Dans le contexte d’une maladie terminale, il arrive que des interventionslourdes — telle l’instauration d’une sédation palliative profonde ou des interventions invasivesqui pourraient s’avérer futiles — soient discutées et proposées par un soignant. L’objectif de cetarticle est d’identifier chez le soignant des sources de souffrance générées par son contact avecle patient et de mettre en lumière comment ces dites sources de souffrance peuvent constituerdes barrières à l’approche soignante. De par ses contacts répétés avec les malades, le soignantest amené immanquablement à vivre des émotions intenses. Par exemple, il est régulièrementconfronté à cette impuissance à guérir l’autre, à sa propre angoisse de mort, à l’expériencede deuils répétés et à divers processus inconscients. Ces expériences émotionnelles ne sontpas toujours sans influencer l’approche thérapeutique adoptée. Plus ou moins consciemment,le soignant pourra parfois mettre en place des mesures visant davantage à l’apaiser lui-mêmeplutôt que son patient. L’article proposera des pistes afin d’améliorer la qualité des soins sansnégliger l’expérience émotionnelle du soignant.© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDSSuffering;

Summary Suffering is an entirely subjective experience, knowable only to the individual whosuffers. Assessment of a patient’s suffering by a third party such as a healthcare professionalis necessarily speculative; a constructed interpretation based on that caregiver’s own frame of

Adresse e-mail : [email protected] Photo.

http://dx.doi.org/10.1016/j.medpal.2014.09.0011636-6522/© 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

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266 K. Sadler

Sedation;Medical futility;Caregiver;Compassion

reference. In the context of terminal illness, high-stakes interventions (e.g., deep and conti-nuous palliative sedation or invasive and futile therapies) are sometimes discussed and proposedby a caregiver. This article distinguishes the sources of suffering experienced by caregivers thatarise from encountering patients and illuminates how these same sources can influence the the-rapeutic relationship and interfere with the approach taken to the suffering patient. A potentialfor negative consequences exists when caregivers initiate interventions to alleviate their ownsuffering but that are ultimately harmful to the patient. At the same time the caregiver cannotmerely abstract his or her own suffering out of the encounter, which would risk aggravatingpersonal suffering. Rather, the caregiver must learn to recognize and account for his or herown experience and the impact this experience has on the ability to effectively alleviate thesuffering of another.© 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

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ntroduction

Je m’appelle Émilie. Je suis soignante. À mon arrivée à’unité des soins palliatifs, on me confie les soins d’uneatiente âgée de 39 ans. Elle est atteinte d’un cancer ayantté causé par des radiations nucléaires. Sur le seuil de saorte, les larmes me montent aux yeux. Dans la pénombree la pièce se trouve une femme, ou plutôt ce qu’il en reste.n bout de femme complètement décharnée et couchéen position fœtale sur son ventre. Une odeur nauséabondee dégage dans toute la pièce. La tête me tourne et j’aieine à retenir les haut-le-cœur qui me traversent devantette scène. Sur son dos, une tumeur s’est érigée. Du couusqu’aux fesses, la masse s’élève d’une trentaine de centi-ètres sur toute la surface. Je m’avance et contourne le lituisque d’où je suis, je ne peux pas voir son visage. Un autrehoc : elle est consciente. Je m’empresse de lui demanderi elle ressent de la douleur et si elle ne préfèrerait pas dor-ir davantage. . . Elle me répond par la négative aux deuxuestions et, d’une voix presque éteinte, me dit que sa fillee 12 ans doit venir dans l’après-midi ».

Il n’y a que l’individu lui-même qui puisse avoir accès àa souffrance puisqu’il s’agit d’une expérience entièrementubjective. Adam Smith stipule que tout individu est affectémotionnellement par l’expérience d’autrui, mais que cetteouffrance qu’il prête à cet Autre est en fait la souffranceui l’affecterait lui-même, s’il se trouvait dans la positione cet Autre [1].

L’évaluation de la souffrance par un tiers (parexemple : proche, soignant) ne reste donc

toujours qu’une spéculation, une reconstructionfaite à partir du schème de référence de ce

tiers.

Dans le contexte d’une maladie terminale, il arrive quees interventions lourdes, telle l’initiation d’une sédationalliative profonde ou des interventions invasives qui pour-

aient s’avérer futiles, soient discutées et proposées par unoignant. Il ne s’agit pas ici de mettre en doute les inten-ions du soignant. La plupart du temps, ce sont bel et bienes principes de bienveillance et de non-malfaisance qui le

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uident dans ses décisions et ses actions. Il s’agit plutôt deouligner que, dans la relation soignant—patient, l’apportu soignant ne peut pas être exclu. La souffrance du patiente peut pas être totalement objectivée, mesurée et validéear un tiers [2]. Dans l’exemple plus haut, on remarque uneoignante offrant un sédatif à une patiente n’en demandantas. . . Dans le présent article, le terme « soignant » sera uti-isé afin de désigner tout professionnel de la santé impliquéans le processus décisionnel des soins.

Au cours des dernières décennies, le visage de la mort aonsidérablement changé. La mort est ainsi graduellementassée d’une extinction naturelle de l’être à un évènementautement technologique [3]. Dans son essai Némésis médi-ale : l’expropriation de la santé, même si datant de plus de5 ans, les propos d’Illych demeurent contemporains : « Laédicalisation de la société a mis fin à l’ère de la mort

aturelle. L’Homme occidental a perdu le droit de prési-er à l’acte de mourir. La santé, ou le pouvoir d’affronteres évènements ont été expropriés jusqu’au dernier sou-ir. La mort technique est victorieuse du trépas. La mortécanique a conquis et annihilé toutes les autres morts »

traduction libre, p. 207) [4].L’arène de combat entre les deux éternels adversaires de

’existence, vie et mort, se situe à présent presque exclusi-ement au sein des hôpitaux et le soignant est souvent percuomme le sauveur.

Dans le contexte d’une maladie terminale, lamort représente fréquemment un échec

cinglant.

Lorsque la maladie résiste aux traitements curatifs dispo-ibles, le soignant, qui était percu comme le sauveur, peutapidement se retrouver dans le rôle de l’accusé. Celui-i ne parvenant pas à restaurer la vie — ce pour quoi il até formé — peut écoper de blessures répétées et ce, quoti-iennement. Ces blessures ne trouvent pas nécessairementemps et espace afin de s’élaborer. Comme de nombreuses

tudes en témoignent, cela engendre souvent des consé-uences sur la santé physique et psychologique du soignantpar exemple : « fatigue de compassion », épuisement pro-essionnel). Toutefois, ce qui fait l’objet de beaucoup moins
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de l’

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Comment soigner en étant soi-même touché par la douleur

d’attention est que ces blessures ne sont pas sans consé-quences sur la qualité des soins prodigués aux malades. Cetarticle portera spécifiquement sur cette réalité.

En relation thérapeutique, le contact avec le maladegénère immanquablement des émotions parfois intenseschez le soignant. Dans le monde médical, en dehors dudomaine de la psychiatrie, la question de l’influence decette réaction émotionnelle sur les soins apportés n’estgénéralement pas abordée. Quelques auteurs font toutefoisexception. Par exemple, dans un essai intitulé Confessionof a Medicine Man, Alfred I. Tauber, médecin et philosophe,aborde ce thème en parlant de la « subjectivité » du soignant[5]. En général, lorsqu’elle est abordée, ladite subjectivitéest dépeinte comme étant embarrassante et susceptible demener à des décisions irrationnelles, dangereuses et pas-sibles d’être remises en question par un système de justicehautement sollicité. Tauber écrit ainsi : « une attitude déta-chée doit demeurer un standard scientifique afin d’évitertoute contamination par la subjectivité » (traduction libre,p. 13). Afin de contrer cette subjectivité « gênante », beau-coup d’efforts sont déployés depuis les dernières décennies.La standardisation des pratiques de soins en est un exemple(par exemple : élaboration de lignes directrices, référentielsde soins). Néanmoins, force est de constater qu’il demeureimpossible de neutraliser l’influence de la réaction émo-tionnelle du soignant sur les soins qu’il prodigue. Ce n’estpourtant pas un échec en soi puisque c’est cette expérienceau contact du malade qui justement permet de générer lacompassion nécessaire à l’apaisement des souffrances de cemême malade.

Jung va jusqu’à dire que la souffrancepersonnelle d’un soignant accroîtrait sa capacité

à soulager la souffrance chez l’Autre [6].

Cependant, il existe des situations dans lesquelles laréaction émotionnelle du soignant, c’est-à-dire sa subjec-tivité, rend le soulagement de la souffrance du patient plusardu.

Pensons à l’analogie suivante. Aucun individu impré-gné de compassion ne peut rester impassible devant unnourrisson qui pleure à en fendre l’âme. La situation estinconfortable, voire insupportable. Tôt ou tard, il lui met-tra le biberon à la bouche pour le consoler, mais aussipour s’apaiser lui-même. Le même phénomène peut se pro-duire entre un soignant et son patient. Le biberon peutici, par exemple, être remplacé par des sédatifs. Pourle soignant, témoin de la souffrance de son patient, uninconfort voire une souffrance s’installe régulièrement.L’émotion se transforme alors souvent en une action (parexemple : administrer un calmant). L’action est utile, maiselle renforce aussi le mythe du contrôle, dérivant des avan-cées fulgurantes de la médecine. Le mythe du contrôle,c’est l’impression que l’on peut tout gérer, y compris lasouffrance. Illych va jusqu’à proposer que : « l’espoir desmédecins de contrôler l’issue de certaines maladies a fait

surgir le mythe qu’ils pouvaient aussi avoir du pouvoir sur lamort » (traduction libre, p. 195) [4].

La grande majorité du temps, le soignant dispense dessoins de qualité à ses patients, notamment en prenant

autre ? 267

onscience des émotions ressenties à son contact, en tra-aillant en équipe et en s’assurant de prendre aussi soine lui-même. Néanmoins, il arrive par moments que seséactions émotives l’empêchent de fournir des soins opti-aux. Par exemple, face à un état d’impuissance devant

ne condition terminale, différentes voies deviennent envi-ageables. À l’extrême, certains soignants peuvent opterour la suppression de l’inconfort en faisant taire la cause,’est-à-dire en réduisant le patient au mutisme. Plusieurstudes, principalement dans les pays où l’euthanasie et leuicide assisté sont permis, font état d’une réalité alar-ante. Il existe un pourcentage de soignants, même siinime dira-t-on, mettant fin aux jours de leurs patients

ans consentement explicite [7—9]. Au cours d’une étudeenée en Belgique sur un large échantillon, plusieurs rai-

ons ont été invoquées par les soignants afin de justifierette pratique. Notamment, la présence d’un état coma-eux ou encore d’une démence, l’impression d’agir dans leeilleur intérêt du patient, un souhait de la famille, un sou-

ait du patient exprimé par le passé de vouloir raccourcir saie [9]. On retrouve aussi parmi ces raisons la présence deouleur ou d’autres symptômes sévères, l’absence d’espoir’amélioration et l’anticipation de souffrance [9].

L’euthanasie et le suicide assisté sont des pratiques illé-ales dans la majorité des pays. Il existe une autre voieossible, à savoir celle de la sédation palliative. Cette pra-ique consiste à plonger dans un état d’inconscience unatient en phase terminale aux prises avec une détresseéfractaire et ce souvent, jusqu’au moment de la mort.orsque la sédation palliative est employée pour remédier àes symptômes réfractaires de nature plutôt physiologiquepar exemple : douleur, dyspnée), la pratique est néanmoinscceptée ; elle est alors considérée comme une forme deraitement de dernier recours. Le type de sédation pal-iative qui, par contre, continue à susciter de nombreusesontroverses est celle mise en place afin de soulager uneouffrance de nature plutôt psychologique et existentielle,n présence de symptômes physiques contrôlés adéquate-ent. La confusion autour de cette pratique est répandue

t semble se situer autant au plan conceptuel, clinique,éthodologique qu’au plan éthique [10]. Les raisons pour

esquelles certains soignants ont recours à la sédation pal-iative pour des patients affectés d’une souffrance de naturexistentielle n’ont jamais été étudiées [11]. Dans ces situa-ions où le soignant propose, ou même parfois initie sansonsentement, des mesures telles que la sédation palliativeour soulager une détresse en fin de vie, on est en droit de seemander s’il s’agit du meilleur accompagnement possible’un patient à travers ses souffrances. Le soignant ne fait-ilas ainsi mourir prématurément son patient en le plongeantans un état d’inconscience ne lui permettant plus d’être enontact avec lui-même et avec son monde ? Ce n’est pas laort qui est angoissante, mais le mourir. . . Sous sédation, leatient en question cesse alors de mourir. Le soignant n’estas toujours conscient de ses motivations.

Par exemple, en plus de l’utilisation de lasédation palliative, il peut se lancer dans un

« acharnement thérapeutique », forme de fuitedans l’action, comme il peut se cantonner dans

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l’inaction et pratiquer ce que l’on qualifieparfois d’une « médecine d’abandon ».

Ces « dérapages » sont le plus souvent passés sous silence.l existe une forme de tabou à aborder ce genre de situa-ions. En tant que soignants, nous voulons nous percevoiromme des « professionnels », mais nous oublions parfoisue nous sommes d’abord des êtres humains et que, paronséquent, il est normal de ressentir des émotions.

L’objectif de cet article est, dans un premier temps, deégager des sources de souffrance chez le soignant, géné-ées par son contact avec le patient et de mettre en lumièrea facon dont ces dites sources de souffrance peuvent consti-uer des barrières à l’approche de la souffrance du patient,otamment par l’influence sur l’approche thérapeutiquedoptée. Dans un deuxième temps, il sera proposé certainesistes afin d’améliorer les soins.

ources de souffrance du soignant

l est ici proposé l’hypothèse qu’il existe plusieurs sources’inconfort susceptibles d’influencer la conduite d’un soi-nant en matière d’approche thérapeutique. Nous enxaminerons quelques-unes : la reconnaissance de sonmpuissance à guérir, sa propre angoisse de mort, diversrocessus inconscients et l’expérience de deuils répétés.

mpuissance et idéal malmené

n tant que soignants, nous avons en partage ce besoine vouloir aider l’autre. Ce besoin est si important qu’ilontribue à forger notre identité professionnelle voire notredentité personnelle. Le soignant investit ainsi souvent sarofession sur la base d’un idéal de bienfaisance, mais c’estn idéal qui, verra-t-on, peut aussi être malmené devant’impuissance à guérir. Confronté à des souffrances, tellesue décrites dans l’exemple en introduction, il est difficilee ne pas se sentir pris au dépourvu. Dans de telles situa-ions, il est quasiment instinctif de vouloir « faire » quelquehose pour reprendre le contrôle, pour sentir que notre pré-ence a un sens. Cela se traduit souvent par des gestesoncrets. Qui n’a jamais offert un verre d’eau à quelqu’unn train de pleurer ? Cet empressement à vouloir « faire »uelque chose peut ne pas être sans conséquence sur lesoins prodigués. Par exemple, le soignant pourrait continuerfaire des gestes n’apportant pas nécessairement de soula-

ement, mais lui donnant l’impression de ne pas rester oisifevant la souffrance de l’autre. Il pourrait ainsi continuer àrescrire des tests et à amorcer des traitements sans réelsénéfices (par exemple : chimiothérapie sans effets secon-aires, mais aussi, sans effets thérapeutiques). On remarqueussi ce phénomène dans la direction que prennent parfoises soins palliatifs. Ohlen écrit : « l’héritage de la philosophiee soins des hospices, guidé par cet amour chrétien, a plusu moins été remplacé aujourd’hui par le principe que lesoins palliatifs sont davantage centrés sur le contrôle actifes symptômes » (traduction libre, p. 293) [12]. Cet état

’impuissance devant la progression de la maladie, devanta mort, atteint le narcissisme du soignant à son point lelus sensible. Non seulement il l’atteint dans son mouve-ent de compassion à l’autre, mais aussi dans son amour

alsC

K. Sadler

ropre. Malgré tout son savoir, malgré toute sa bonté et saolonté, il ne pourra pas changer le cours de la vie.

ngoisse de mort

e nos jours, nous ne disposons plus de réponses toutesaites au problème que pose la mort.

Nos ancêtres bénéficiaient davantage de rites et deultes pour faire face à cette ultime expérience. À titre’exemple, au Moyen Âge, plusieurs guides sur l’Art deourir (artes moriendi), s’appuyant sur la doctrine judéo-

hrétienne, étaient massivement distribués aux populationstravers l’Europe. Ces guides livraient des instructions

laires au mourant quant à la facon de franchir les étapesécessaires en vue d’être accueilli au Paradis. De plus, ellesuidaient les proches dans la marche à suivre face à la mort.a mort était une étape normale de la vie et elle n’était pascraindre. De nos jours, plus précisément dans les sociétésccidentales modernes, les rites religieux ayant été écartésu profit de conceptions individuelles et personnelles face àette étape de la vie, on observe que cet « art de mourir »’est perdu par le fait même. Le mourant, ses proches, ainsiue les soignants se retrouvent, plus que jamais, pris auépourvu devant l’angoisse que soulève la mort au moment’y être confrontée.

L’Homme est confronté à son angoisse de mort au course son parcours éphémère. Afin de se protéger de l’angoisse’annihilation et lui permettre de fonctionner au quotidien,ôt au cours de son développement, l’esprit met en branle deuissants mécanismes de défense. Le déni est la sentinelle lalus radicale. Beaucoup d’efforts sont déployés à se cachera possibilité de la mort au cours de la vie et à la rendre moinsenacante. À titre d’exemple, on explique fréquemment laort aux enfants comme étant une forme de sommeil pro-

ond et surtout paisible. D’autres, comme protection contre’anxiété de mort, embrassent l’idée d’une vie éternelle. Auein de la société occidentale moderne, il est possible pourn ensemble d’individus de tenir la matérialité de la mortbonne distance au cours de leur vie. Le phénomène de

a mort est devenu une épreuve douloureuse qui a souventieu dans l’isolement d’une chambre d’hôpital [3], loin desegards. Philippe Ariès, historien francais, affirme que si ini-ialement le but de tout ce silence autour de la mort visaitprotéger le malade, depuis le 20e siècle, il s’agit plutôt

e protéger ceux autour de lui et à plus grande échelle, laociété toute entière contre la laideur de celle-ci [13]. Poure soignant en soins palliatifs, la situation est particulièreuisque la mort n’est pas qu’une possibilité, mais une réalitéuotidienne. Il est lui aussi habité par l’angoisse de mort,ais ses défenses sont constamment sollicitées. Quel impact

eci peut-il avoir ? Le déni de la mort, si fréquemment eneu chez le soignant, peut l’obliger à recourir à d’autresécanismes de défense. Par exemple, il fait appel par-

ois à la rationalisation pour expliquer ce dont il est témoint ce à quoi il participe (par exemple : « il est normal deouffrir quand on est atteint d’un cancer généralisé »). Oneut aussi penser à cette forme d’activisme médical décritlus haut, mais aussi à une forme d’amortissement des

ffects se traduisant par un détachement excessif. Malgrée désir de s’approcher de l’autre par compassion, un fossée creuse inévitablement entre le soignant et son patient.’est comme si le soignant entourait le mourant d’une aura
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Comment soigner en étant soi-même touché par la douleur

pour le tenir à distance. Il existe un monde entre moi, quisuis en vie et toi, qui se meurt. Comme autres défenses,on peut observer des réactions émotionnelles en apparenceinexplicables comme de la colère sans objet apparent.

Processus inconscients

Il existe plusieurs processus dits « inconscients » influencantles réactions d’un soignant vis-à-vis de son malade. À titred’exemples, on parlera ici des processus d’identification etde contre-transfert. Dans l’identification, « un sujet assimileun aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se trans-forme, totalement ou partiellement, sur le modèle de celui-ci » [14]. Pensons à l’exemple d’une soignante qui s’identifieà une mère. Elle peut éprouver une détresse à être encontact avec une réalité qu’elle percoit presque commeétant la sienne tant l’identification peut être massive.Dans cet exemple, on parlerait d’une identification partiellepuisque la soignante s’identifie à un aspect de l’autre, dansce cas-ci, à une forme d’empathie « maternelle » plutôt que« professionnelle ». L’hypothèse que la perception de l’autreest en même temps empathique et imitative a été avancée,il y a un peu plus d’un siècle [15]. La découverte récente des« neurones miroirs » est venue y apporter une base neuros-cientifique. Rizzolatti et Sinigaglia expliquent ainsi que « àl’instar des actions, les émotions aussi apparaissent commeétant immédiatement partagées : la perception de la dou-leur (. . .), chez autrui, active les mêmes aires du cortexcérébral que celles impliquées lorsque nous éprouvons nous-même de la douleur » (p. 11) [16].

Le processus du contre-transfert, quant à lui, peut êtredécrit comme un ensemble de réactions inconscientes pro-venant du soignant et qui émerge au sein d’une relationthérapeutique. Il se déploie dès l’implication du soignantdans la démarche et ce, parfois même, avant le premiercontact « réel » avec le patient [17]. Par exemple, il peutprendre la forme d’actes manqués où le soignant réalise undésir inconscient — refoulé — malgré lui (par exemple : sys-tématiquement visiter un patient en particulier en fin dejournée alors qu’il ne lui reste que peu de temps). Dansune étude qualitative portant sur la perspective des soi-gnants sur la souffrance existentielle en soins palliatifs,Boston et Mount ont recueilli plusieurs témoignages [6]. Lesauteurs rapportent, entre autres, une réaction de retraitdes soins sur le moment, découlant d’un processus contre-transférentiel, d’une soignante ayant été douloureusementconfrontée à sa culture juive alors qu’elle prenait soin d’unallemand : « (. . .) Je suis devenue si alarmée par ma propreconfusion à propos de prendre soin de cet homme ! Les sixmillions tués (dans les camps de concentration nazis) étaientdans la chambre avec nous ! (. . .) Et je regrette maintenant,(. . .) que je n’aie pas pu trouver une facon ! » (traductionlibre, p. 18).

S’il est parfois possible — et souvent bénéfique — deprendre conscience de ces processus inconscients, il arriverégulièrement que ceux-ci échappent à la prise de consci-ence et font alors du tort en silence.

Deuils répétés et fatigue

Sophie commence son quart de travail à 15 h 30. Déjà, unede ses patientes est décédée, une jeune mère de famille.

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autre ? 269

u cours de la soirée, deux autres de ses patients rendent’âme. Trois voyages à la morgue en moins de sept heures.ucun répit. Aussitôt les chambres nettoyées et désinfec-ées, de nouveaux patients s’y installent.

Même si, comme on le pense, les soignants travaillantn soins palliatifs sont habitués à ce genre d’expérience, ileste que cette situation n’est pas « normale ». Les méca-ismes de défense du soignant ont leurs failles de temps àutre.

Il se produit une absorption de beaucoupd’émotions négatives sans nécessairement de

place pour l’élaboration de celles-ci.

Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste, dansn essai intitulé Travail, usure mentale, décrit les sys-èmes défensifs qui s’érigent contre, entre autres, la peurt la souffrance des travailleurs [18]. Il affirme que « laouffrance dans la plupart des cas se dérobe à la vérité. . .). Vécue, la souffrance n’est pas pour autant recon-ue » (p. 171). Il peut s’installer un sentiment d’isolementt même un état d’épuisement, comme le phénomène dea fatigue de compassion qui a été abondamment décritu cours des dernières années. Il faut comprendre que sies expériences sont sources de souffrance pour le soignantui-même, elles ne sont pas sans répercussions sur les soinsrodigués.

Le soignant peut ainsi être moins présent pour sesatients.

À l’extrême, certains auteurs ont rapporté qu’un état’épuisement professionnel — ainsi qu’une expérience limi-ée en soins palliatifs — étaient reliés à une utilisationnappropriée et excessive de mesures visant à écourter laie, telle la sédation palliative [19,20].

istes de solution

lusieurs sources d’inconfort susceptibles d’influencer laonduite d’un soignant en matière d’approche thérapeu-ique peuvent ainsi souvent agir à l’insu du soignant. Dans ceontexte, la prise en charge du malade par une « équipe soi-nante » est donc souhaitable. L’équipe permet en effet dediluer » l’effet du ressenti émotionnel d’un seul soignant.’apport de divers types de professionnels va aussi danse même sens et est profitable au patient de par la visionnique que chacun apporte. Favoriser la cohésion entre lesembres de cette équipe et reconnaître quotidiennement

’importance du rôle de chacun sont essentiels. De plus, ilst souhaitable de procurer espace et temps sur les lieuxême du travail afin que le soignant puisse partager son

xpérience. Cette élaboration des émotions peut lui per-ettre de dégager un sens à son expérience hors du commun

t l’aider à prendre le recul nécessaire afin de dispenser desoins alignés sur les besoins des patients. Il va de soi qu’uneulture organisationnelle où il n’est pas « mal vu » d’aborderes difficultés doit être présente. Quant à l’inconfort prove-

ant de l’impuissance à guérir, on sait que l’introductiones soins palliatifs tôt dans la trajectoire de la maladiest bénéfique. On tarde souvent à le faire. . . Certains pro-essionnels diront retarder par peur de « décourager » le
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alade, mais il est aussi légitime de se demander ce queette référence en soins palliatifs signifie et fait vivre auoignant travaillant avec une visée plutôt curative. Un che-auchement entre curatif et palliatif est bienfaisant autantour le partage des connaissances et de l’expertise des pro-essionnels que pour le bien-être du patient. En effet, leatient sera plus à même de vivre une continuité de sesoins plutôt qu’une « coupure » ou un « abandon » lorsqu’one transférera de service parce qu’il ne « répond plus » auxraitements.

Une partie considérable du travail du soignant accompa-nant des patients en fin de vie est de les aider à recadrereur notion d’espoir. Ainsi, si la guérison est souvent hors’atteinte, on peut, par exemple, espérer profiter du tempsestant avec ses proches et avoir espoir de passer les der-iers jours de sa vie, soulagé des douleurs physiques etutres symptômes.

Le soignant doit aussi recadrer son propreespoir.

Si initialement la guérison était l’objectif, il doit à cetade apprendre à « lâcher prise » et ne pas tenter de contrô-er l’inévitable. Au lieu de s’échapper dans l’action, il peutméliorer la qualité de sa présence auprès du malade. De’Uzan, psychanalyste ayant travaillé auprès des maladesn phase terminale, exprime dans son ouvrage De l’art àa mort : itinéraire psychanalytique : « on ne mesure jamaisssez l’importance de ce contact élémentaire, fût-il limitédeux mains qui se tiennent quand l’échange verbal est

evenu impossible » (p. 194) [21].

onclusion

n cherchant à neutraliser l’apport individuel de chaque soi-nant, que ce soit par la standardisation des pratiques ou’objectivation des phénomènes, on contribue grandement

déshumaniser les soins. On traite la maladie, mais on neoulage pas la souffrance.

Le soignant ne doit pas se laisser submerger par seséactions émotionnelles — sa subjectivité — au moment derendre des décisions quant à l’approche thérapeutiqueadopter. Des conséquences négatives importantes pour-

aient en découler, telles que l’initiation de mesures quiiseraient à l’apaiser lui-même au détriment parfois de sonatient. Le soignant ne doit pas non plus viser à s’excluree la relation en croyant que cela lui permettra de prendree meilleures décisions. Le soignant doit apprendre à recon-aître et parfois à agir sur ce qui lui est personnel et pourraitntraver le soulagement de la souffrance chez son patientlutôt que de chercher à en faire abstraction, puisque celaeut l’amener à s’oublier et à se laisser souffrir également.u cours des dernières années, il s’est glissé une erreur dans

a démarche soignante, qui a consisté à mettre de côté le

avoir-être pour se concentrer plutôt sur le savoir-faire ethercher à faire de celui-ci le cœur de la profession. Lesistes de solutions proposées plus haut visent à aider les soi-nants dans cette perspective, puisqu’on ne peut pas exiger

[

[

K. Sadler

ue chacun trouve seul une issue à une problématique aussiomplexe et chargée émotionnellement.

éclaration d’intérêts

’auteur déclare ne pas avoir de conflit d’intérêts en relationvec cet article.

emerciements

’auteur tient à remercier Dominique Scarfone, M.D., Marie-aurence Fortin, inf. M.Sc. CHPCN(C), David K. Wright,h.D., CHPCN(C) et Bessy Bitzas, inf., Ph.D, CHPCN(C) poureur soutien.

éférences

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Page 7: Comment soigner en étant soi-même touché par la douleur de l’autre ?

de l’

[

Comment soigner en étant soi-même touché par la douleur

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[

autre ? 271

20] Rady MY, Verheijde JL. Continuous deep sedation until death:

palliation or physician-assisted death? Am J Hosp Palliat Care2009;27:205—14.

21] De M’Uzan M. De l’art à la mort : itinéraire psychanalytique.Paris: Gallimard; 1977.