COMMENT PARLER DE DIEU AUJOURD’HUI ?

Brefs extraits (libres) du livre de

Fabrice Hadjadj

Rencontre pastorale des CE2 et APS

Mardi 2 février 2016

Avertissement

• Reprise d’une conférence

– Prononcée le 26 novembre 2011

– Assemblée plénière du Conseil pontifical pour les laïcs

• Ne s’adresse pas à un lectorat

– Mais à quelques personnes invitées comme lui

• L’apôtre qui balbutie comme un homme ivre vaut mieux que celui qui parle comme un livre

– D’autres se moquaient et disaient : « Ils sont pleins de vin doux ! » Ac 2, 13

Bien sûr, Éminence, je domine parfaitement mon sujet. D’ailleurs, Dieu, je le connais très bien (nous avons mangé ensemble pas plus tard que dimanche dernier). Voici enfin l’évangélisation les doigts dans le nez ! Notre « Client » est humble. Il veut même qu’on le prie dans le secret. Mais je suis là pour remédier aux faiblesses de son Évangile et de ses Apôtres. Je vais vous apprendre comment « Le » rendre attrayant, convivial, citoyen, éco-durable, irrésistible. Malheureusement, Éminence, je dois le confesser pour ma honte, je ne domine absolument pas mon sujet… je ne le comprends même pas…C’est plutôt lui qui me domine et me comprend.

La question questionnée

Pourquoi « Comment » ? Et non pas d’abord « Pourquoi » ni non plus « Qu’est-ce que Dieu ? » ou plus simplement « Qu’est-ce que parler ? » La question du comment n’est pas méprisable. C’est même la question « prisable » et prisée par excellence, celle qui cherche à avoir prise et à donner du prix. Améliorer nos méthodes de communication rendrait vraiment « nouvelle » l’évangélisation L’Évangile ne fonctionne pas assez bien en lui-même : ce qu’il faut, c’est l’Évangile plus le multimédia la Face de Dieu plus Facebook Le Saint Esprit plus Twitter

On ne sait plus ce qu’il est important de communiquer, dès lors on ne communique plus que sur la communication.

Commencer par la question du comment nous piège donc dans le refus du quoi et du pourquoi. Parler à qui ? Parler n’est pas seulement parler de quelqu’un ou de quelque chose, c’est toujours aussi parler à quelqu’un.

L’adresse est une dimension essentielle de la parole.

Toutes affaires cessantes, donc, il faut se poser la question de l’adresse (à qui parler de Dieu ?).

Il faut même se demander si ce n’est pas à nous-mêmes qu’il convient d’abord de le faire.

Saint-Augustin parle de « vain prédicateur de la parole de Dieu au-dehors, qui ne l’écouterait pas au-dedans de lui ». Aujourd’hui ? « De nos jours », nous rencontrons une difficulté spéciale… qui appellerait une nouvelle évangélisation.

Ah ! Si seulement nous étions envoyés à des sauvages ! Avec un déchristianisé, c’est beaucoup plus dur : il croit déjà savoir qui est le Christ, et donc il n’écoute plus. Il y a plus sourd encore : le chrétien lui-même, de nom mais point d’âme, s’imagine qu’il fut un temps où il était plus facile de parler de Dieu « Cette parole est rude ! Qui peut l’entendre ? » (Jn 6, 60)

« Mais Jésus savait qu’ils allaient venir l’enlever pour faire de lui leur roi ; alors de nouveau il se retira dans la montagne, lui seul. » (Jn 6, 15)

La difficulté est de tous les temps On ne peut pas parler du Dieu ineffable et, en même temps, on ne peut pas se taire de Lui

Le mot « Dieu »

Un ouvre-abîme, l’évidence de ce qui m’échappe, l’exigence de ce qui me dépasse « Tu n’invoqueras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu, car le Seigneur ne laissera pas impuni celui qui invoque en vain son nom. » Ex 20, 7

Chez le fondamentaliste le mot « Dieu » envahit tout le discours. Et se transforme en dispense de penser et en réplique universelle L’athée parle aussi de Dieu sans arrêt pour dire qu’il n’existe pas

Ce que parler veut dire

Maître Eckhart : « Les gens ne devraient pas tant réfléchir à ce qu’ils doivent faire, qu’à ce qu’ils doivent être. » Le discours du bavard, quoique parfois sincère, vaut moins que le silence. Le silence laisse émerger le réel, permet l’écoute des choses. Au commencement était le Verbe. À l’origine était la Parole. La Parole a créé notre parole. Nous prenons la parole comme on prend la mer, sachant que c’est elle qui nous porte et nous prépare aux périls du grand large.

Quand on croit que la pensée existe en dehors de la parole, très vite l’important n’est pas ce que l’on pense mais ce que l’on ressent.

« Exprime-toi ! » équivaut à « Ne te recueille pas ! », « Ne prends pas le temps de réfléchir ! »

Un évangélisateur doté d’une foudroyante puissance de conversion, mieux que Jésus, Pierre et Paul… ne rencontrerait pas des frères mais des esclaves.

Le témoignage se nomme aussi martyre.

Dans le livre de la Genèse, chaque chose n’existe que d’être divinement appelée : « Que la lumière soit ! »

Parler de Dieu est indissociablement aimer celui à qui nous en parlons, parce que c’est réverbérer la Parole qui lui donne l’existence, et qui donc désire infiniment qu’il existe.

Tout olibrius se révèle parole de Dieu. C’est la Parole de Dieu qui lui confère l’être. Il l’ignore peut-être, mais moi, je ne peux l’ignorer.

On ne peut appeler quelqu’un à adorer dans la lumière que si l’on est capable de reconnaître en quoi il adore déjà dans l’obscurité.

Le cœur du pire ennemi de Dieu, malgré tout, a été fait par Dieu et pour Dieu.

Pourquoi Dieu ne fait-il pas le travail lui-même ? Pourquoi le laisse-t-il accomplir à des clowns ?

Le chrétien qui doit parler de Dieu est clown en raison de la disproportion entre ce dont il parle et ce qu’il est : sa bouche est trop petite pour l’infini, son cœur trop étroit pour l’amour sans mesure, il a revêtu le Christ (Ga 3,

27), mais il s’empêtre dans cet habit trop grand et paf ! Le voici par terre au moment même où il commençait à évoquer le ciel. Le chrétien est drôle à ses dépens. L’Esprit est très spirituel : Trinité, Incarnation, conception virginale, Marie est Vierge et Mère… « Ah ! Seigneur mon Dieu ! Vois donc : je ne sais pas parler, je suis un enfant ! » (Jr 1, 6)

Pourquoi est-ce que tu choisis même quelqu’un qui est moins bon que celui à qui il doit témoigner de ta bonté ?

Tout se joue • Non dans la compréhension d’une doctrine • Ni dans l’acquisition d’une pratique • Ni dans la récitation d’un Livre • Ni dans la promotion de sa propre image • Mais dans l’événement d’une rencontre absolue

avec le mystère La conversion, bien que le discours du prédicateur y dispose, n’est pas une conviction engendrée par ce discours, mais une libre rencontre entre l’auditeur et le Christ.

Rencontre dont nous n’avons pas l’initiative

« Les hommes pourront se sauver aussi par d’autres chemins, grâce à la miséricorde de Dieu, même si nous ne leur annonçons pas l’Évangile. » (Paul VI, Evangelii

Nuntiandi, n°80)

Ouf !

Mais nous, pouvons-nous nous sauver si par négligence, par peur, par honte — ce que saint Paul appelait “ rougir de l’Évangile ”[134] — ou par suite d’idées fausses nous omettons de l’annoncer ? Malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile ! (1 Co 9, 16)

Seigneur, j’avoue que je n’y comprends plus rien ! Les non-chrétiens n’ont pas besoin qu’on les évangélise pour que tu les sauves ; mais les chrétiens ont nécessairement besoin d’évangéliser pour être sauvés

« Malheur à moi… » Le moi chrétien et l’annonce du mystère sont intimement liés. Il ne s’agit pas de faire de l’évangélisation, mais d’être vraiment chrétien, et l’évangélisation vient de surcroît. Séparer la parole et l’être serait inhumain. Parler en vérité, c’est dire ce qui est ; être en vérité, c’est tenir parole. Homère : « Après qu’Ulysse et Pénélope se furent charmés par l’amour, ils se charmèrent encore par leur conversation. » (Odyssée, chant 23)

Le chrétien qui ne chante jamais le Christ est malheureux.

Dieu parle toujours à des témoins parce qu’il veut donner à l’homme de coopérer à sa vie et à son œuvre. Il veut que nous soyons Sa venue les uns pour les autres. Le mystère de la Trinité nous révèle un Dieu communion de Personnes. Elles sont ensemble l’unique essence divine. Le Fils, par sa Nature, est une même chose que le Père, à savoir Dieu. Mais en tant que Personne, il est infiniment différent du Père, puisqu’il est le Fils.

La finalité, n’est plus tant de délivrer un message dominateur que de chercher à vivre une rencontre. La Révélation nous révèle que les visages sont plus importants que les idées. Le Christ ne nous demande pas d’aimer l’Amour, mais de nous aimer les uns les autres (comme il nous a aimés). « Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits.(Mt 11, 25) » Donc rien de mieux qu’un petit pour porter le message.

Communion : eucharistie et communauté des fidèles. Il faut parler de Dieu, mais il faut aussi manger le Verbe fait chair.

Contact physique et mystérieux, rencontre personnelle avec le Christ :

• Avec sa parole (proclamation de l’Évangile) • Avec son corps (manducation de l’hostie) • Avec ses membres (proximité avec paroissiens) Il est impossible de parler de Dieu en dehors d’une communion vive. Parce que Dieu est la communion de Personnes distinctes Parce que la parole est toujours reçue d’un autre et adressée à un autre.

Comment parler de Dieu aujourd’hui ? Les nouvelles nous rabattent les oreilles avec le mot de « crise ». Quand on est juif ou chrétien, on sait que la crise remonte à la plus haute antiquité. Le monde est en crise depuis l’origine Si je suis né à cette époque, c’est là que se trouve ma mission. Je ne dois pas attendre de conditions plus favorables pour commencer à être témoin. La parabole du bon grain et de l’ivraie (Mt 13, 24-30) nous présente l’histoire comme une croissance… double : la croissance simultanée du bien et du mal, et cela de manière inséparable jusqu’à l’heure ultime de la moisson.

La conscience du pire est un mieux, puisqu’elle est lucidité devant le mal. Nous sommes donc dans la meilleure des époques de l’histoire et aussi dans la pire. Quelle grâce de percevoir le mystère de la miséricorde qui s’affirme en Marie, la première des rachetés. Quelle grâce d’être sortis de l’antijudaïsme. Avons-nous envie de troquer JP II, Benoît XVI ou François contre Alexandre VI Borgia ? Supériorité des « grandeurs de sainteté » sur les « grandeurs de hiérarchie » avec l’appel universel à la sainteté. Le laïc est appelé à vivre l’essentiel dans sa condition de laïc. (Jean-Paul II) La nouvelle évangélisation n’est pas une reconquista. Il s’agit d’horizons nouveaux, ouverts par une plus grande conscience de la radicalité de la vie baptismale.

Il est indéniable que l’Europe est affectée d’un phénomène de sécularisation. Même parmi les chrétiens, la foi apparaît comme un à-côté : on est catholique une bonne partie du dimanche matin ! Le pire, lié à l’imminence d’une destruction totale. Deux faits historiques : Auschwitz et Hiroshima. Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire ? Hannah Arendt : « la banalité du mal ». Voilà ce qui terrifie : dans leur essence, le nazisme et le communisme ont détruit gentiment, au nom du bien de l’humanité, par respect des prétendues lois de la Nature et de l’Histoire. L’utopie du progrès débouche sur l’empire de la terreur.

Depuis le propre de notre époque est de n’être plus une époque mais un délai. Nous sommes les premières générations à ne plus croire en un lointain avenir. La pensée fond sur le court terme. Tout le monde s’agite et plus personne n’agit. Tout le monde surproduit, « sauvegarde » et « poste » de trépidantes insignifiances. Plus personne n’œuvre. L’œuvre porte avec elle le sens d’une durée longue, elle n’est pas le reliquat d’une vie défunte. C’est plutôt la semence d’une gloire à venir. Seul l’homme admire et produit des œuvres. Le temps long de l’œuvre est celui de l’histoire, de la culture et de la politique. Mais aussi celui de la parole. La parole, le logos, est ce qui fait l’essence de l’homme.

« Comme il en fut aux jours de Noé, ainsi en sera-t-il lors de la venue du Fils de l’homme. En ces jours-là, avant le déluge, on mangeait et on buvait, on prenait femme et on prenait mari, jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche ; les gens ne se sont doutés de rien, jusqu’à ce que survienne le déluge qui les a tous engloutis : telle sera aussi la venue du Fils de l’homme. (Mt 24, 37-39) »

Jésus ne méprise pas ces gens qui boivent, il veut les sauver. Il annonce cette arche au milieu du cataclysme qui les emporte afin de les garder en vie. Cette arche qui leur permet de manger et boire, de se marier, mais dans la conscience de leur salut et donc dans la prière, la louange. Donc pour ceux qui ont à parler de Dieu aujourd’hui, la nouvelle évangélisation est une évangélisation plus radicale.

Elle doit être l’annonce du salut, salut du quidam tel qu’il est, avec ses chutes à récidive, mais qui demandent pardon. Ce salut que nous disons tous les jours. Cela implique de ne plus tomber dans un moralisme qui ne vaut plus rien en la circonstance. Il faut prêcher l’espérance avant de faire la morale, annoncer le salut avant de dénoncer le salaud. « L’Évangile ne consiste pas à proclamer que les pécheurs doivent devenir bons, mais que Dieu est bon pour les pécheurs » (Bienheureux Michel Sopocko) La Bonne Nouvelle de la Miséricorde est terrible car elle suppose que l’on annonce d’abord la mauvaise nouvelle de notre misère. Notre divinisation est aussi notre humanisation la plus profonde.

C’est le simple commandement, pas facile du tout, de l’amour de Dieu et du prochain comme soi-même. Dans le discours de la catastrophe, les faux prophètes disent : « Après nous le déluge. » Les vrais prophètes bâtissent l’arche. Ils savent que le Christ n’est pas seulement le Chemin et la Vérité, il est la Vie, et toute vie tire de lui son origine mystérieuse. Même à la veille d’une déflagration mondiale, ils invitent le voisinage, fêtent des noces, accueillent des enfants car ils savent que chaque visage est fait pour resplendir à jamais.

Arriver à balbutier Après son combat avec l’ange, Jacob est à jamais boiteux (Gn 32, 25-33). Ainsi boite la parole qui approche du mystère de l’être. L’art de l’orateur est moins saillant que sa vie. Bernadette Soubirous : « Que soy era Immaculada Consepsiou. » Tout le contraire d’un orateur, l’exemple même du témoin. Perdre ses moyens, bafouiller… est signe de sincérité.

Lc 10, 3 : « Allez ! Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. » Les disciples sont envoyés deux par deux alors qu’ils ne savent quasiment rien. Leur mission est antérieure à leur compréhension. “Paix à cette maison.” “Le règne de Dieu s’est approché de vous.” Que la mission précède la compréhension découle d’un mystère plus profond encore. « Dieu, le Père, nous a choisis, dans le Christ, avant la fondation du monde, pour que nous soyons saints, immaculés devant lui, dans l’amour. (Ep 1, 4) » L’élection précède la création.

Quand le Seigneur envoie Moïse demander à Pharaon la libération de son peuple, on peut se figurer que, mandatée par le Tout-Puissant, sa parole sera irrésistible. Or personne ne l’écoute : ni Pharaon, ni les Hébreux. Pire, cet échec est annoncé par le Seigneur : « Toi, tu lui diras tout ce que je t’ordonnerai…mais Pharaon ne vous écoutera pas. (Ex 7, 2-4) » L’endurcissement des cœurs permet la multiplication des signes. Les persécutions ne sont pas un obstacle. Elles donnent de parler comme le Verbe, avec le langage de la croix. Le martyre est une loi constitutive de l’Église pérégrinante.

F H aux cardinaux : « Le rouge que vous portez, Éminence, est le signe de votre amour pour le prochain, […] l’annonce de cette nudité sanglante, la pauvreté flagellée de l’Ecce Homo. » « Mais avant tout cela, on portera la main sur vous et l’on vous persécutera […] à cause de mon nom. Cela vous amènera à rendre témoignage. Mettez-vous donc dans l’esprit que vous n’avez pas à vous préoccuper de votre défense. C’est moi qui vous donnerai un langage et une sagesse à laquelle tous vos adversaires ne pourront ni résister ni s’opposer. (Lc 21, 12-15) » L’essentiel est d’être, avec le Christ, une parole vivante et livrée à autrui, et donc moins d’avoir une parole sur Dieu, que d’être les uns pour les autres une parole de Dieu.

Vos adversaires ne pourront y résister. Ne pouvant vous clouer le bec, ils essaieront de vous clouer tout entier. Vos bourreaux achèveront ainsi votre conformation à la Parole crucifiée. Comment puis-je tenir de tels propos ? Comment ai-je osé parlé de ces choses, trop grandes pour moi ? Je ne domine pas mon sujet et je porte le rouge aux joues. J’espère que vous aurez tous senti mon ridicule.