comment expliquer le succès du «da vinci code»? · la tradition gnostique, l’enseignement, le...

8
A LLEZ SAVOIR ! / N°35 J UIN 2006 36 Comment expliquer le succès du «Da Vinci Code»? L e roman de Dan Brown est le suc- cès éditorial de la décennie : 40 millions d’exemplaires vendus dans le monde. Conséquence hollywoodienne habi- tuelle d’un tel triomphe, un film, sorti en mai, exploite les trouvailles qui ont fait le bonheur des lecteurs. RELIGION

Upload: hoangtruc

Post on 14-Sep-2018

217 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

A L L E Z S A V O I R ! / N ° 3 5 J U I N 2 0 0 63 6

Comment expliquerle succès du

«Da Vinci Code»?

Le roman de Dan Brown est le suc-

cès éditorial de la décennie : 40 millions

d’exemplaires vendus dans le monde.

Conséquence hollywoodienne habi-

tuelle d’un tel triomphe, un film, sorti

en mai, exploite les trouvailles qui ont

fait le bonheur des lecteurs.

R E L I G I O N

2Mise_Int_AS_35 16.5.2006 10:06 Page 36

A L L E Z S A V O I R ! / N ° 3 5 J U I N 2 0 0 6 3 7

Col

umbi

a Pic

ture

s

2Mise_Int_AS_35 16.5.2006 10:06 Page 37

1

A L L E Z S A V O I R ! / N ° 3 5 J U I N 2 0 0 63 8

R E L I G I O N

C o m m e n t e x p l i q u e r l e s u c c è s d u « D a V i n c i C o d e » ?

→S oyons francs : d’innombrables

romans policiers publiés ces der-nières années mériteraient de se vendreaussi bien, si ce n’est mieux que le «DaVinci Code». Pourtant, c’est le livre deDan Brown qui bat tous les records.Comment expliquer un tel engouement,que la sortie du film a encore accentué?

«Parce qu’il mêle habilement lesgrands thèmes qui secouent actuellementnos sociétés : les complots, la place de lafemme, l’importance de la culture et del’histoire, la quête spirituelle», répondFrédéric Amsler, professeur assistant enhistoire du christianisme à la Faculté dethéologie de l’Université de Lausannespécialisé dans l’étude de la littératureapocryphe chrétienne.

Ce roman multiplie lesthéories du complot

«Le premier ressort utilisé par DanBrown est la perte de confiance dans lesinstitutions dirigeantes d’une grande par-tie de la population», analyse FrédéricAmsler, qui s’est penché sur les raisonsdu succès du best-seller et qui a fait partde ses réflexions dans diverses confé-rences publiques.

Que nous raconte Dan Brown? Quel’Eglise catholique romaine, ainsi quel’une de ses organisations «les plussecrètes», l’Opus Dei, auraient œuvrépour nous cacher la vérité, non seulementle rôle majeur joué par Marie Madeleinedans la transmission de l’enseignementde Jésus, mais encore sur le mariage duChrist et de sa «disciple préférée».

L’Eglise serait une imposture

Jésus n’aurait donc pas demandé auxapôtres et tout spécialement à Pierre debâtir son Eglise, mais à sa femme et à ses

enfants. Le Saint-Graal ne serait autrechose qu’un symbole de la Femme Sa-crée, un vase renvoyant métaphorique-ment à l’utérus féminin. Adorer Dieuserait adorer la Femme. Bref, l’Eglisecatholique romaine telle que nous laconnaissons et le catéchisme qu’elle dis-pense ne seraient qu’une imposture,basée sur la dissimulation de faits.

Avec cette trame, Dan Brown remplitplusieurs des exigences nécessaires à lanaissance d’une bonne théorie du com-plot – il a d’ailleurs tellement bien réussique certains lecteurs un peu naïfs ontdéclaré avoir perdu la foi à cause des«révélations» du «Da Vinci Code».

Pour qu’elle emporte l’adhésion dupublic, une bonne théorie doit d’abord

s’attaquer à une institution bien établieet facilement identifiable – l’Eglise catho-lique romaine, à l’instar du FBI ou de laMaison-Blanche, fait parfaitementl’affaire.

Capable du pire

Ensuite, il faut que la pensée domi-nante du moment puisse la croire capablede la pire des manipulations. En vogueaujourd’hui, le bouddhisme ou l’homéo-pathie n’auraient pas convenu, alors quel’armée, la police, l’Etat ou l’Eglise sonttypiquement des institutions en panne decrédibilité que l’on soupçonne volontiersdu pire.

Autre ressort efficace, la multiplica-tion des complots. Car face à l’Eglise offi-

© N

. Chu

ard

Frédéric Amsler, professeur assistant en histoire du christianisme à la Faculté de théologie de l’Université de Lausanne (UNIL), un spécialiste de l’étude de

la littérature apocryphe chrétienne

2Mise_Int_AS_35 16.5.2006 10:06 Page 38

2

cielle, une société secrète, le Prieuré deSion, agit (dans l’ombre bien sûr) pourgarder vivant le secret de la nature fémi-nine de l’Eglise. C’est d’ailleurs à cetteautre force de l’ombre qu’est apparen-tée l’héroïne du livre, dont le métier esttout un symbole : cryptographe, preuves’il en était besoin que la vérité ne sedonne jamais à voir toute nue, maisqu’elle doit au contraire être décodée.

Ce roman réhabilite la femme

Le lectorat du «Da Vinci Code» est,phénomène plutôt rare pour un romanpolicier, très majoritairement féminin.Parce que le livre évoque, certes, unequête spirituelle et que ce thème inspiredavantage la gent féminine. Mais aussiparce que la femme s’y trouve en quelquesorte réhabilitée. «C’est une nouvellepreuve de la grande habileté de Dan

Brown : prendre une minorité «oppri-mée» pour en faire la gagnante injuste-ment méconnue du christianisme»,constate Frédéric Amsler.

La femme, nouveau pilier de l’Eglise

Les questions d’égalité occupentbeaucoup nos sociétés depuis quelquesdécennies, et Dan Brown sait qu’il vit auxdépens de ceux (en l’occurrence celles)qui le lisent. «Faire de la Femme le pilierde l’Eglise fera forcément plaisir à unlarge lectorat au XXIe siècle, friand detout ce qui contribue à une réécriture desorigines du christianisme», souligne lethéologien de l’UNIL.

Pour étayer sa thèse séduisante despremiers chrétiens adorateurs du Fémi-nin Sacré, et d’une conspiration qui enaurait effacé les preuves, Dan Brown arecours à différents arguments, eux aussierronés, mais enrobés d’un verni de vrai-

semblance. Ainsi fait-il de certains textesau nom célèbre mais au contenu inconnudu simple pékin des documents histo-riques plus authentiques et plus «vrais»que les Evangiles.

Différents textes apocryphes, notam-ment l’Evangile de Marie et l’Evangileselon Philippe, sont utilisés pour accré-diter la thèse du mariage de MarieMadeleine et de Jésus, et l’importanceaccordée par ce dernier aux femmes.

Le baiser du maître au disciple

Dan Brown cite ainsi un passage del’Evangile selon Philippe dans lequel ilserait clairement signifié que Jésusembrasse Marie sur la bouche. «Le textedont nous disposons est certes lacunaire,mais les restitutions sont fiables. Le vraiproblème est que Dan Brown en fait uneinterprétation totalement farfelue, com-mente Frédéric Amsler. En effet, ce bai-ser n’est pas celui d’un mari ou d’un

Col

umbi

a Pic

ture

s

Le «Da Vinci Code» utilise les recettes d’une bonne théorie du complot. Il met en effet en cause une institution, l’Eglise catholique romaine (photo), que les foules

d’aujourd’hui croient capable de la pire des machinations

2Mise_Int_AS_35 16.5.2006 10:06 Page 39

34

A L L E Z S A V O I R ! / N ° 3 5 J U I N 2 0 0 64 0

R E L I G I O N

C o m m e n t e x p l i q u e r l e s u c c è s d u « D a V i n c i C o d e » ?

→amant à sa femme ou maîtresse, maiscelui d’un maître à son disciple. C’est parla bouche que passe la parole, et, dansla tradition gnostique, l’enseignement, lepassage du savoir de l’initié au néophytes’exprime couramment par la métaphoredu baiser*».

Mal informé ou habile manipulateur,Dan Brown a écarté cette lecture destextes antiques. Il n’est d’ailleurs pas leseul : «L’essentiel des arguments qu’il uti-lise et des thèses qu’il défend, Dan Brownles a puisés dans un ouvrage bien anté-rieur au «Da Vinci Code», «L’énigmesacrée», dont les auteurs lui ont intentérécemment un procès en plagiat, procèsqu’ils ont d’ailleurs perdu», précise Fré-déric Amsler.

Ce roman permetd’apprendre en se

distrayantEn invoquant Léonard de Vinci, un

conservateur du Louvre assassiné, desspécialistes du Nouveau Testament,l’interprétation des symboles, les Tem-pliers, des citations tirées des Evangileset des termes comme «apocryphe» quifont très sérieux, Dan Brown rassure lelecteur avec un vernis culturel.

Découvrir des secrets en se cultivant

En se plongeant dans cet ouvrage ouen allant voir le film, le néophyte a le sen-timent non seulement de découvrir lavraie vérité, mais en plus de se cultiver.Ce qui, forcément, est toujours valori-sant. Malheureusement pour le lecteuret le spectateur, on ne peut pas prendrele «Da Vinci Code» pour parole d’Evan-gile.

Un exemple avec l’empereur Constan-tin. Dan Brown lui prête une bien granderesponsabilité dans le «complot» del’Eglise. Il écrit en effet : «La Bible, telleque nous la connaissons aujourd’hui, a

été collationnée par un païen, l’empereurConstantin le Grand.» Il ajoute : «L’em-pereur Constantin et ses successeursmasculins ont substitué au paganismematriarcal la chrétienté patriarcale. Leurdoctrine diabolisait le Féminin Sacré etvisait à supprimer définitivement de lareligion le culte de la déesse.»

L’influence de Constantin

Afin d’accomplir ses noirs desseins,Constantin aurait réuni un aréopaged’ecclésiastiques pour leur faire réécrirele Nouveau Testament à sa convenance.«Dan Brown fait ici allusion à uneréunion que Constantin a effectivementorganisée, précise Frédéric Amsler. Ils’agit du concile de Nicée. ToutefoisConstantin n’a pas influé sur le contenudoctrinal du concile, mais a fait pressionsur tous les évêques réunis afin qu’ils semettent d’accord. Ensuite, il est évi-demment fantaisiste de prétendre que lanature divine du Christ ne faisait pasl’unanimité et qu’elle a été décidée à unetrès courte majorité par un vote lors decette réunion : en réalité, tout le mondeétait au contraire d’accord sur ce point.La question était en fait de savoir com-ment le christianisme est monothéiste : s’ily a Dieu le Père et son Fils qui est aussidivin, comment préserver l’unicité deDieu sans les fusionner ni les hiérarchi-ser?»

Les différents visages de Marie Madeleine

Le statut de Marie Madeleine a subiun traitement assez similaire : «En Occi-dent, par différents glissements succes-sifs, l’image de Marie Madeleine estdevenue celle d’une pécheresse, puisd’une prostituée, rappelle FrédéricAmsler. En Orient par contre, on a mieuxretenu d’elle qu’elle était proche de Jésuset avait reçu son enseignement, qu’elleétait la première ou parmi les premières(selon les Evangiles) à avoir découvert

le tombeau vide du Christ et à l’avoir revuune fois ressuscité.»

Dan Brown a gardé de la premièreimage l’idée qu’elle était la maîtresse duChrist, et a poussé la seconde à l’extrême :Marie Madeleine devient une déesse àl’origine du culte de la Femme Sacrée,et la principale, voire la détentrice exclu-sive de l’enseignement du Christ.

Ce roman permet unequête spirituelle

Sophie Neveu, l’héroïne de «Da VinciCode», est l’héritière de la tradition duPrieuré et la descendante de MarieMadeleine – donc du Christ. Mais sesparents sont morts alors qu’elle était enbas âge : ils n’ont pas pu lui transmettrel’histoire de ses origines ni l’initier à leur«vraie» religion. Tout au long du livre,nous suivons son enquête policière,autrement dit sa quête, le dévoilement deson secret de famille.

Qui était ce grand-père qui l’a élevéeet qui vient de mourir? Quel est le sensde cette étrange cérémonie à laquelle ellea assisté il y a des années? «Le lecteurne peut que s’identifier à sa recherche,et c’est là pour moi l’une des raisons prin-cipales de l’attrait exercé par le livre, sou-tient Frédéric Amsler. Il y a une véritablemise en abyme entre les préoccupationsde l’héroïne et celles du lecteur.»

Les églises sont désertées, maisle spirituel n’est pas mort

De nombreuses études l’ont montré :si les églises sont désertées et leur mes-sage institutionnel plus guère écouté, celane signifie pas que le spirituel est mort.Au contraire : innombrables sont lesOccidentaux à s’intéresser à d’autres tra-ditions, au bouddhisme par exemple, ouà puiser dans divers cours et ouvragespour se constituer un credo personnel.

«Des auteurs comme Paolo Coehlo ouEric-Emmanuel Schmitt participent de

2Mise_Int_AS_35 16.5.2006 10:06 Page 40

Col

umbi

a Pic

ture

sDans le film «Da Vinci Code», les acteurs Tom Hanks et Audrey Tautou

interprètent les deux héros du roman de Dan Brown, le professeur Langdon et Sophie Neveu, la lointaine descendante

de Jésus et de Marie Madeleine

2Mise_Int_AS_35 16.5.2006 10:06 Page 41

A L L E Z S A V O I R ! / N ° 3 5 J U I N 2 0 0 64 2

R E L I G I O N

C o m m e n t e x p l i q u e r l e s u c c è s d u « D a V i n c i C o d e » ?

→ce phénomène ; les lecteurs vont y pui-ser des réponses, observe le théologienlausannois, qui constate que cetteapproche individuelle touche aussi lestextes des Eglises officielles : «Un phé-nomène intéressant s’est produit auxPays-Bas, le «Da Vinci Code» et une nou-velle traduction de la Bible en néerlan-dais sont sortis simultanément en librai-rie. Contrairement à ce que l’on auraitpu penser, le livre de Dan Brown n’a pasrenvoyé les Evangiles dans les tréfondsdu classement des ventes de livres, lesdeux ouvrages ont caracolé de concertau hit-parade.»

Cette dimension très personnelle etindividuelle de la recherche spirituelle estprécisément mise en scène dans le «Da

Vinci Code». «Elle procède souventd’une carence d’éducation religieuse,note Frédéric Amsler. Sophie Neveureçoit de Robert Langdon et Leigh Tea-bing l’enseignement qu’elle n’a pas reçude ses parents; or un tel manque estrépandu aujourd’hui dans notre société.»

La quête des origines

«Plus fondamentalement, Dan Brownutilise, avec cette idée de la quête des ori-gines et de la reconnaissance de la familleperdue, un ressort naratologique aumoins aussi vieux qu’Homère : l’Odys-sée est déjà construite sur le mêmemodèle. Ulysse vit une initiation au coursde son voyage, qui lui permet de décou-vrir qui il est vraiment, et quand il

Col

umbi

a Pic

ture

s

Au Louvre, les héros du «Da Vinci Code» commencent une chasse au trésor moderne. Ils découvrent une «carte» initiale,

truffée de messages cachés qu’ils devront déchiffrer

2Mise_Int_AS_35 16.5.2006 10:06 Page 42

A L L E Z S A V O I R ! / N ° 3 5 J U I N 2 0 0 6 4 3

revient, il doit se faire reconnaître dessiens», relève le théologien de l’UNIL,qui souligne également la permanence dece modèle dans la littérature européenne.

Dan Brown est donc, on l’aura com-pris, un habile démiurge : il exploite lefonds idéologique du moment, flatte lelecteur et sait utiliser les préoccupationsde la société pour vendre son livre. «Maison ne peut pas simplement mépriser cesuccès commercial parce qu’il est trufféd’éléments historiques faux ou très hypo-thétiques, souligne Frédéric Amsler.L’engouement général pour le «Da VinciCode» est un signe de plus de l’intérêtambiant pour le spirituel. Il montre bienle décalage des Eglises officielles par rap-

port aux attentes et au questionnementde nombreuses personnes. Elles y réflé-chissent d’ailleurs activement…»

Dan Brown a le droit de mentir

«Enfin, même si Dan Brown s’amuseà présenter son livre comme un documenthistorique («Toutes les descriptions demonuments, d’œuvres d’art, de docu-ments et de rituels sacrés sont avérées»,écrit-il en introduction), tout lecteur saitqu’il s’agit là d’un artifice de bonneguerre pour un romancier, artificeexploité depuis la nuit des temps pourasseoir l’authenticité d’un récit», rappellel’historien. Personne n’accuse Montes-quieu d’avoir menti en prétendant que

les «Lettres Persanes» avaient réellementété écrites par un étranger de passage àParis. Et Frédéric Amsler de conclure :on peut toujours s’amuser à relever toutce qui est faux dans l’ouvrage, mais onne saurait accuser le romancier d’avoirmenti. Après tout, c’est son droit le plusfondamental.»

Sonia Arnal

* Lire aussi «Allez savoir!» No 33, octobre 2005. «Marie Madeleine et Jésus, 12 questions sur un mystère»

Col

umbi

a Pic

ture

s

La fameuse «Cène» de Léonard de Vinci (arrière-plan) est un autre de ces indices que les héros du«Da Vinci Code» devront décrypter pour parachever leur quête

2Mise_Int_AS_35 16.5.2006 10:06 Page 43