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COLLOQUE L'image comme stratégie : des usages du médium photographique dans le surréalisme organisé par l’Association de recherche sur l’image photographique (ARIP) et l’équipe d’accueil « Histoire culturelle et sociale de l’art » - Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (HiCSA) Institut national d’histoire de l’art (INHA) 75002 Paris Le vendredi 11 décembre 2009 JULIE JONES (Université Paris I) : Pessimisme et décadence surréaliste dans la photographie américaine des années 1930-1945 : le photographe “à l’index”.

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COLLOQUE L'image comme stratégie :

des usages du médium photographique dans le surréalisme

organisé par

l’Association de recherche sur l’image photographique (ARIP) et

l’équipe d’accueil « Histoire culturelle et sociale de l’art » - Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (HiCSA)

Institut national d’histoire de l’art (INHA)

75002 Paris

Le vendredi 11 décembre 2009

JULIE JONES (Université Paris I) :

Pessimisme et décadence surréaliste dans la photographie américaine des années 1930-1945 :

le photographe “à l’index”.

Pessimisme et décadence surréaliste dans la photographie américaine des années 1930-1945 : le photographe “à l’index”.

"Pour beaucoup de praticiens de la photographie, il n'est pas considéré comme 'légitime' de créer un monde personnel :ils limitent la photographie au documentaire (…) Les êtres humains aiment penser les choses dans des endroits sécurisés et convenables, dans lesquels eux seuls ont la clef ; si quelqu'un essaie de tripoter la clef, il est un paria !"1

Francis Bruguière, Creative Photography, 1935-1936 Introduction L'enjeu de cette communication est d'éclairer, à travers des exemples clefs, et de manière synthétique, l'importance stratégique durant les années 1930-1945, de l'assimilation des innovations formelles et théoriques du surréalisme et de leur rejet par les défenseurs de la straight photography, pour la définition d'une photographie moderne, spécifiquement américaine. Abstraction, subjectivité, étrangeté, "surréalité"...L'apparente opposition des rapports au monde et au photographique des défenseurs d'une pratique "directe" du médium et des adeptes de l'expérimentation "impure" révèle une porosité évidente. Les deux semblent partager un "sentiment d'absurdité"2 et un besoin d'exil face au monde contemporain. Le point de rupture est apparu dans la manière d'y faire face. Les photographes sensibles aux innovations des avant-gardes européennes ont cherché à embrasser le doute, quitte à sombrer dans la confusion et le pessimisme, plutôt que de le réaliser par une exploration subjective et formelle. Ils en ont payé le prix : peinant à s'imposer face au diktat de la straight photography défendue par les institutions, ces photographes ne seront réévalués qu'à partir du renouvellement de génération qu'apportent les années 1960. Il s'agira d'éclairer les circonstances et conséquences du brouillage stratégique des différentes formes d'expérimentation opéré par les adeptes de la straight photography pour la définition d'une photographie artistique moderne, spécifiquement américaine. Dans un premier temps, nous proposons une étude générale des discours tenus, au début des années 1930 autour de la notion de tradition photographique par les défenseurs d'une photographie "straight" (A. Adams, K. Grant Sterne). Dans un second temps, nous analyserons plus spécifiquement le phénomène d'assimilation de l'expérimentation européenne au service d'une idéologie et sa réappropriation en tant que style aux Etats-Unis, réalisée par le monde de la mode (M.F. Agha) et celui des amateurs (Lewis Jacobs). La position de Julien Levy dans son ouvrage Surrealism (1936) nous permettra d'offrir une transition vers l'étude, dans un second temps, de photographes à la pratique artistique

1 Francis Bruguière, Creative Photography 1935-1936, in Modern Photography Annual, pp.9-14., reproduit dans Photographers on Photography, ed. Nathan Lyons, Englewood Wliffs, Prentice-Hall, 1966, p. 35. 2 “Un monde qu’on peut expliquer, même avec de mauvaises raisons est un monde familier. Mais au contraire, dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent étranger. Cet exil est sans recours puisqu’il est privé de souvenirs d’une patrie perdue ou de l’espoir d’une terre promise. Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité”A. Camus, Le Mythe de Sisyphe, [1942], Paris, éd. Gallimard, “Folio Essais”, 2000, p.20.

"dissidente" opposée à celle de la straight photography et assimilés péjorativement au mouvement surréaliste (Edward Weston, Frederick Sommer, Clarence John Laughlin, John Gutmann). Art, culture et tradition La défense d'une spécificité américaine de la photographie s'inscrit alors dans un processus culturel global de construction identitaire nationale. C'est pendant cette période que les débats sur la question sont les plus vifs, fait dû essentiellement au contexte agité de la période marquée par les années de Dépression et par la Seconde Guerre Mondiale. On comprend rapidement que cette construction identitaire n'est possible que grâce à la création de nouvelles images, porteuses de nouveaux symboles. Cette volonté englobe également un besoin de tradition, que nous pouvons expliquer en partie par la nécessité de se définir en tant que groupe homogène et identifiable, en rapport ou en opposition à la "vieille Europe". Du point de vue photographique, les pratiques expérimentales du médium ont posé particulièrement problème, de par l'attrait qu'elles ont suscité, surtout après l'introduction des avant-gardes européennes (Nouvelle Vision et Surréalisme essentiellement) sur le sol américain3 et l'opposition radicale qu'elles présentent alors tant d'un point de vue formel que théorique face à la straight photography. Pour Ansel Adams, un des défenseurs les plus engagés pour l'établissement de la straight photography comme unique réalisation d'une photographie "artistique" à l'américaine, il est nécessaire de se démarquer d'une pratique européenne, en particulier des mises en scènes et expérimentations photographiques déroutantes des avant-gardes, parfois grotesques, souvent teintées d'humour noir, et laissant transparaître pour certaines l'expression d'un malaise, voire d'un pessimisme face au monde contemporain. L'imagerie et le discours dénonciateur surréalistes en particulier vont à l'encontre des principaux chevaux de bataille des défenseurs de la straight photography. Cette dernière, théorisée par Alfred Stieglitz depuis la fin des années 1910 célèbre des formes pures par un usage technique de la lumière, préconise une autonomie du médium, une pureté, la photographie se soit d’être anti-picturale et donc non manipulée, et d’explorer ses caractéristiques propres: utilisation de l’appareil, immédiateté, précision de la prise de vue. La

défense d'une pratique "artistique" du médium se doit également d'être libre d'une nécessité d'association directe avec tout discours socio-politique. Dans une lettre de 1934 adressée à Edward Weston à propos du photographe Van Dyke dont il regrette l'orientation sociale, Adams explique ainsi qu'il existerait : " (…) une signification sociale dans un caillou, dans une pierre -- une signification beaucoup plus importante qu'il y a dans une [photographie de] queue de sans emplois."4

3 Le surréalisme est introduit aux Etats-Unis dès le début des années 1930, à travers plusieurs événements majeurs organisés sur la côte Est du pays : l'exposition New Super Realism (1931) au Wadworth Museum, l'ouverture de la Galerie Julien Lévy (1932) à New York, ou encore l'exposition Fantastic Art, Dada, and Surrealism (1936) présentée par Alfred Baar au Museum of Modern Art de New York. 4 Lettre de Ansel Adams à Weston, nov.1934, citée dans Michel Oren, "On the Impurity of Group f/64 Photography" (1932-1935), History of Photography, Vol.15, n.2, été 1991, p.122.

La hargne d'Ansel Adams envers des images ouvertement manipulées, techniquement ou mises en scènes s'explique à l'époque par la prédominance dans le champ photographique de trois "catégories", toutes influencées à partir des années 1930 par les innovations des avant-gardes européennes, marquées par une prédilection pour les techniques de photomontage, de collage, et d'une association avec d'autres médiums d'expression (littérature, poésie, peinture, etc.) D'un côté, la photographie de mode et publicitaire, la dernière étroitement liées à la propagande gouvernementale, de l'autre la photographie amateur "populaire", diffusée en majeure partie dans les revues photographiques et les ouvrages consacrées aux trucages photographiques en tous genres ("trick photography") et enfin le Pictorialisme, détenant encore, et ceci jusqu'à la fin des années 1930, le devant de la scène. Ce courant en particulier représente la bête noire du photographe : dans sa généalogie "du développement de la photographie comme art", il note que ce développement n'est pas entièrement marqué par le progrès, la pratique populaire pictorialiste venant menacer la "renaissance" et l'identité même de la photographie, défendue ardemment par Alfred Stieglitz :

"Il existe des intervalles de décadence évidente. Cette honnêteté et cette franchise ('directness') du médium ont été annulées par les tendances romantiques de la fin du 19ème siècle, lorsque la photographie s'est tournée vers un nouvel énoncé creux des qualités et des intentions picturales et d'autres médiums photographiques de la période. Cet aspect "romantique" de la photographie se nomme "Pictorialisme"".5

Dans son texte d'introduction pour l'édition révisée de l'ouvrage Making a Photograph (1939), Ansel Adams revendique l'idée que la photographie doit être évaluée en fonction de l'exploration de ses propres limitations (matérielles, sociales, esthétiques), et non pas à l'aide de "n'importe quelle tradition exotique". Se plaçant dans la lignée d'Alfred Stieglitz, Adams appelle à la construction d'un système organisé de défense et de légitimation du médium, indépendant de toute référence européenne et de toute allégeance au médium pictural. Cet appel annonce le projet de création du département photographique du Museum of Modern Art de New York en 1937 par Beaumont Newhall, mais également celui de la revue Aperture en 1952, projets dont les orientations devront beaucoup à Adams lui-même. Selon l'auteur, ce système "organisé" aiderait à contrer le "bourbier d'information inorganisée et une expérimentation non dirigée." La position d'Adams est emblématique d'une tendance générale chez les défenseurs de la straight photography, qui tend à établir une confusion stratégique entre les différentes formes de l'expérimentation photographique citées ci-dessus (photographie de mode, publicitaire, de propagande, Pictorialisme). Définie comme ensemble cohérent par ses détracteurs mêmes, utilisée comme liant, cette enfant de la vieille Europe devient un adversaire clairement identifiable à laquelle s'opposerait une pratique pure du médium, dont A. Stieglitz représenterait le père spirituel. Dès le début des années 1930, A. Stieglitz est systématiquement utilisé comme modèle de référence par les photographes, historiens, critiques et institutionnels pour la défense d'une photographie artistique moderne, spécifiquement américaine. L'article "American vs European 5 Ansel Adams, Making a Photograph, An Introduction to Photography, [1935], London : Studio Ltd. ; New York : Studio Publications,1939. Un débat violent a lieu dans les colonnes de Camera Craft à cette époque entre Ansel Adams et William Mortensen, représentant du Pictorialisme tardif sur la côte Ouest.

Photography" de Katherine Grant Sterne (1932) est particulièrement éclairant sur ce point.6 L'auteur y présente un compte-rendu de trois expositions photographiques : une rétrospective d'Alfred Stieglitz à la galerie An American Place, "Modern European Photography" à la galerie Julien Levy et "International Show" au Brooklyn Museum. Tout en concédant la posture problématique de son point de vue, elle défend ardemment l'existence d'une particularité nationale de l'art, en soutenant que les développements actuels dans le champ photographique révèlent bel et bien une spécificité américaine de plus en plus évidente. Elle se fonde pour ainsi faire, sur une condamnation agressive de l'expérimentation photographique pratiquée par les Européens. Le déroulement de son argumentaire repose sur une opposition sémantique entre les photographes-types européen et américain. Tout semble les dissocier, tant leurs techniques, que leurs approches thématiques :

"L'artisan européen va jouer avec des motifs abstraits et une expression psychologique, il va expérimenter avec le montage, l'exposition multiple, l'impression négative, la photogramie, la solarisation et les sujets mélodramatiques dans un effort d'élever la photographie du domaine de l'enregistrement à celui des beaux arts; le photographe américain travaille, pour la majeure partie, avec les limitations de la camera obscura."

L' "artisan européen", est présenté comme un amateur, friand d'une "cuisine compliquée de la chambre noire", avide d'outils en tout genre ("ciseaux, colle"), qui "ne sont pas, pour la grande partie d'entre eux, dans le sac de trucs des photographes américains." Se reposant sur les productions américaines contemporaines, elle affirme avec aplomb que : "(l)e culte russo-germanique de la sachlichkeit" serait "essentiellement une invention américaine", à la différence majeure que l'objectivité de cette dernière se soucierait peu "des théories esthétiques ou des manifestes". Au-delà de ces divergences de modes opératoires, les deux photographes-types s'opposent logiquement, quant à la manière d'aborder leur sujet. L'Européen joue avec "une expression psychologique" et privilégie les "sujets mélodramatiques". Il est intéressant dans ce sens de noter que la seule manipulation technique à laquelle l'auteur accorde crédit est celle de la solarisation en citant comme exemple le profil de Lee Miller réalisé par Man Ray, sans oublier cependant d'en souligner la "morbidezza". Cet article est un parfait exemple de l'assimilation stratégique qui s'opère entre les différentes formes d'expérimentation photographique. Elle a pour conséquence de donner naissance à un rapprochement, en somme intelligent, entre les innovations formelles des amateurs et des avant-gardes, en particulier dada, surréalisme et Nouvelle Vision. Mais elle donne également lieu à un appauvrissement des fondements socio-politiques des différents mouvements.

6 Katherine Grant Sterne, "American vs European Photography", in Parnassus, vol 4, n 3, mars 1932, pp.16-20.

Le surréalisme comme tendance

Le Surréalisme est mortellement sérieux, sinistre, féroce, baigné de sang et de putréfaction.7

M.F. Agha (1936) Si la satisfaction des désirs morbides propres aux productions surréalistes est dénoncée dans le discours de K. G. Sterne, selon Dr. M.F. Agha, directeur artistique de Condé Nast Publications, elle semble également offrir en 1936 "un mouvement d'évasion face à la désagréable réalité de l'actuelle dépression économique." Une assimilation stylistique et rhétorique du surréalisme est opérée par les acteurs du monde de la mode, essentiellement à partir de 1936, année de l'exposition organisée au MoMA de New York par Alfred Baar, Fantastic Art, Dada, Surrealism. Rêve, désir, érotisme et étrangeté sont englobés dans le vocabulaire visuel novateur de la photographie de mode qui représente sans aucun doute à l'époque la plus effective réussite, toute paradoxale soit-elle, du mouvement surréaliste.8 Cette appropriation est reconnue et défendue par les acteurs de la profession, notamment par Agha qui publie en novembre 1936 dans Vogue un article annonçant l'exposition du MoMA. Sa position s'inscrit dans un discours général tendant à affirmer la soumission des innovations formelles et théoriques du mouvement surréaliste à la mode. Il assure ainsi avec un aplomb déconcertant que le surréalisme, :

"du dada avec une pincée de Freud", (…) est mort de paranoïa il y a bien longtemps et qu'il fut déterré uniquement parce que les magazines américains avaient besoin de parler de quelque chose."9

Comme en témoignent la majorité des articles publiés la première moitié des années 1930 dans Vogue et Harper's Bazaar, le fondement politique "révolutionnaire" et anti-bourgeois du mouvement historique, en apparence difficilement adoptable par le monde de la mode, est pourtant lui aussi assimilé et réaménagé…en tant que style. L'assimilation de la rhétorique du politique devient un des versants d'une stratégie commerciale reposant sur la recherche constante de la nouveauté et de l'originalité. Ainsi, en novembre 1936, l'on pouvait lire dans Harpers' Bazaar que : "(…) cette saison, des écharpes à la conscience politique. Elles ont commencé

en Italie, dans l'élan du triomphe du Duce sur l'Ethiopie, elles étaient vues dans toutes les stations de lacs cet été (…) Miss Stevenson en fait l'étalage d'une en douce crêpe noire. Etalée sur son épaule, la vive signature de Mussolini ! Et,

7 M.F. Agha, "Surrealism or the Purple Cow", Vogue, n.88, novembre 1936, p.61. 8 Sur ce point, voir le chapitre 3 "Surrealism in the Service of Fashion", in Dickran Tashjian, A Boatload of Madmen. Surrealism and the American Avant-Garde 1920-1950, [1995], Londres, Thames & Hudson, 2001, pp.66-90. 9 M.F. Agha, "Surrealism or the Purple Cow", art.cité, in Dickran Tashjian, A Boatload of Madmen, Ibid., p.73-74.

par dessus, est reproduite son explosion triomphante auprès du peuple italien après la chute d'Addis Ababa".10

Ce basculement d'une expérimentation surréaliste au service d'une idéologie, à une expérimentation comme style est également observable dans les propos diffusés dans les ouvrages photographiques populaires, comme en témoigne le chapitre consacré au surréalisme photographique dans Miniature Camera (1938).11 Ecrit par Lewis Jacob, critique de cinéma et photographe à ses heures,12 ce chapitre fait partie d'un ouvrage dédié à des amateurs éclairés, qui dépasse de loin le simple "livre de trucages", se présentant comme une encyclopédie imagée et historique des différentes pratiques photographiques. L'éclectisme des chapitres est très révélateur d'une "liberté" caractéristique de ce type d'ouvrages populaires contre lesquels s'insurgeaient les défenseurs de la straight photography. En effet, après avoir lu un chapitre consacré aux "enfants et aux animaux de compagnie", le lecteur passe, tel du coq à l'âne, au chapitre du "Photomontage" confié à Barbara Morgan, puis un peu plus loin à celui du "Surréalisme pour le photographe". Le titre annonce un rapport de subordination et d'assujettissement du surréalisme au photographe et est symptomatique de la réception du mouvement aux Etats-Unis : un surréalisme désormais réduit à un répertoire de formes et d'expressions étranges, visuellement efficaces grâce à une rhétorique de la surprise et du grotesque. Ainsi, comme l'exprime l'auteur :

"Le Surréalisme est l'enfant fantastique du 20ème siècle. Engendré par des forces historiques, il est venu au monde apportant une nouvelle conscience de la vie, défiant le réalisme terre-à-terre, convoquant l'inhabituel, amenant le comique, l'excitant, le dramatique et le super-réel à l'existence. Le surréalisme offre souvent une technique nouvelle et originale. Les ressources de presque tous les médias sont exploitées. L'écriture, la peinture, la sculpture, la photographie sont ses outils, individuellement ou en combinaison."13

Récupération de formes et d'expressions multiples, le surréalisme est utilisé de "manière admirable par les artistes publicitaires", dont les images sont des : "témoignages vigoureux de la force du surréalisme à produire une puissance de choc plus audacieuse et une valeur d'attention plus longue - le primo facto de l'art publicitaire."14 Récupération heureuse également par les photographes de mode, qui "excellent dans ce talent à habiller leurs images (…) d'un monde surréaliste ombragé d'une clarté splendide." Le répertoire de formes qu'offre le surréalisme peut également être mis au service des "interprétations psychologiques du comportement humain, au moyen des points de vue social, intellectuel et artistique." L'ensemble des "techniques photographiques surréalistes" serait également un "bon moyen pour la création de symboles et de satires", utilisable par tous, "de la

10 "The Surrealists", Harpers Bazaar, nov 1936, cité dans Ibid., p.76. 11 Lewis Jacobs,"Surrealism for the photographer", in Miniature Camera, ed. Williard D. Morgan, New York, Morgan & Lester, 1938, pp.193-196. 12 Article illustré d'images réalisées par l'auteur. 13 Lewis Jacobs, "Surrealism for the photographer", Ibid. 14 La question de l'usage de pratiques photographiques expérimentales dans la publicité des années 1930-1940 ne sera pas traitée lors de cette communication. Voir J.Jones, "L’avant-garde européenne au service du capitalisme. Walter P. Paepcke et le couple art/commerce aux États-Unis (1930-1950)", Etudes Photographiques, n.24, nov. 2009, pp.p. 42-71.

propagande d'Heartfield au romantisme de Beaton." Le surréalisme semble ainsi s'apparenter à une pieuvre envahissante, on le retrouve :

"dans les magazines et journaux, dans les fenêtres des grands magasins, dans les avant-scènes des théâtres, sur les façades des immeubles modernes, dans la musique des orchestres, dans la fibre et le sentiment de la société moderne elle-même."

Les résistants à ce courant surréaliste envahisseur, sous la bannière de la straight photography, "ne veulent aucune de ses distortions et de ses abracadabra. Ils sont effrayés de ces images qui examinent l'intérieur de l'homme au lieu de sa surface." Selon l'auteur, ils ne semblent pas être en mesure d'exprimer, au contraire des surréalistes : "la tristesse, le bonheur, l'ambition, l'avarice, la fraternité, la guerre, l'odeur de la mer, l'humeur désolée d'une rue vide (…)". Cet article de Lewis Jacob incarne parfaitement la destruction du mouvement surréaliste opérée à partir du début des années 1930 par ses adeptes mêmes, mort d'un mouvement devenu tendance, qui se caractérise par une non-spécificité et par une pratique populaire essentiellement individuelle. Le "caractère" révolutionnaire à l'origine du mouvement n'est pas effacé, mais bien au contraire utilisé, après simplification et réduction, à des besoins stylistiques. Nous ne pouvons que noter la similitude de la position de Lewis Jacobs l'amateur avec celle exprimée par Julien Levy dans son ouvrage Surrealism (1936) et dans l'exposition "Fantastic Art, dada and Surrealism" (dec. 1936 - janv. 1937) pour laquelle il a occupé le rôle de conseiller d'Alfred Baar.15 L'ouvrage de Julien Levy est à mi-chemin entre une historicisation du mouvement surréaliste et une promotion de son évolution actuelle aux Etats-Unis. Le mouvement européen dirigé par André Breton devient, sur le continent américain, une "attitude", dont Levy propose d'exposer les différentes formes. L'attitude surréaliste est, selon lui caractérisée par : une ligne de conduite non définie (1), une non hiérarchisation et séparation des médiums d'expression (2), elle doit être comprise par tous (3), ses modalités d'expression reposent sur le choc, la surprise et l'illogisme, tout en offrant une "révolution" contre l'abstraction (4). Enfin, l'attitude surréaliste est une "protestation spirituelle, philosophique et sociale" (5). Nous ne pouvons que remarquer également comment ces caractéristiques s'opposent radicalement à celles de la straight photography : volonté de l'établissement d'une ligne directrice identifiable (1), spécialisation des différents médiums (2), volonté de professionnalisation voire d'élitisme afin de se distancier d'une pratique amateur (3), revendication d'introspection (4) et d'un non-engagement socio-politique clairement identifiable (5), l'abstraction aussi bien formelle que contextuelle étant considérée et défendue comme une condition même du statut artistique de la photographie.16

15 Julien Levy, Surrealism, New York, The Black Sun Press, 1936. 16 Alors même qu'à partir des années de Dépression et tout au long de la Seconde guerre mondiale l'on observe une pression envers les photographes à développer une approche narrative, au discours socialement orienté (cf. F.S.A.). Cf. Michel Oren, "On the Impurity of Group f/64 Photography" (1932-1935), art.cité.

"le pessimiste est un homme, chez vous, comme montré du doigt, un homme à l’index"17 Si la straight photography touche à partir des années 1930 un nombre grandissant d'adeptes, elle est loin d'être la direction privilégiée, comme en témoignent les applications nombreuses d'une pratique expérimentale du médium vues ci-dessus. De plus, un grand nombre de photographes ne se reconnaissant pas dans le programme de la straight photography choisissent une voie décalée tout en revendiquant une pratique artistique du médium. Ils privilégient des images ouvertement manipulées, mises en scènes, et développant le plus souvent un discours cynique dénonciateur reposant sur l'étrangeté et la "surréalité", préférences qui amènent à leur assimilation péjorative aux pratiques surréalistes européennes. Dès 1931, Adams met en garde Edward Weston, regrettant l'imprégnation de significations symboliques et psychologiques dans ses images18. L'année précédente de cette mise en garde, le peintre mexicain José Clemente Orozco l'avait déclaré "premier photographe surréaliste", après avoir découvert ses images de poivrons.19 S'il a toujours refusé toute influence du surréalisme, (comme toute interprétation de son oeuvre), Weston a sans aucun doute flirté de très près avec la tentation surréaliste. En 1939, il réalise à Hollywood l'image intitulée Rubber Dummies, MGM Studios. Le caractère purement informatif du titre ne fait que renforcer l'impression de trouble provoquée par la vision de ces mannequins inanimés. L'image, bien que publiée dans un article de Beaumont Newhall en 1946, fut accompagnée (suite à la demande de l'auteur ou / et des éditeurs) d'un démenti sur le caractère surréaliste de cette oeuvre.20 L'utilisation de mannequins, outre sa référence évidente à un des thèmes de prédilection des surréalistes, était alors récurrente dans l'iconographie de photographes américains ou européens émigrés aux Etats-Unis qui ne se reconnaissaient pas dans l'esthétique et le programme théorique de la straight photography. La "déviance" surréalisante de Weston est particulièrement remarquable dans une série d'images prises à l'éclatement de la Seconde Guerre mondiale. L'attaque de Pearl Harbor en décembre 1941 plonge les Etats-Unis dans le doute et la crainte. Weston se retrouve isolé dans sa maison de Carmel. Citoyen engagé dans sa vie de tous les jours, il assume cependant une position sceptique face à la politique américaine et en particulier face à la propagande de guerre. Il réalise pendant cette période plusieurs images qui seront regroupées postérieurement sous le nom de "War Tableaux"21 (figs.1-3),. Civilian Defense (1942), Nude (1943), Exposition of Dynamic Symmetry (1943)...ces titres informatifs, le premier mis à part, semblent s'insérer dans l'orientation "straight" de Weston. Ils ne font pourtant que renforcer, comme

17 Jean Cocteau, Lettre aux Américains, [Paris, Editions Grasset & Fasquelle, 1949], Grasset, 2003, p. 73. 18 Britt Salvesen, Surrealistic and disturbing': Timothy O’Sullivan as Seen by Ansel Adams in the 1930s, Journal of Surrealism and the Americas, vol.2, n.2, 2008, pp. 162-179. note 20. 19 Paul Roth, Weston and Surrealism, cat. expo, Tucson, The University of Arizona, Center for Creative Photography, 1990, p.2. 20 Beaumont Newhall, "Edward Weston in Retrospect", Popular Photography, mars 1946, p.42. Cité dans Paul Roth, Weston and Surrealism, Ibid., p.7. 21 Pour une étude appronfondie sur ces images, voir Raul Sternberger, "Reflections on Edward Weston's Civilian Defense", American Art, vol.17, n.1, printemps 2003, pp.49-67.

Fig. 1 Edward Weston, Civilian Defense, 1942

dans Rubber Dummies, le contraste entre le respect d'une pratique "straight" de la photographie, sa présentation (le titre), et la réception de l'image donnée à voir. Dans ces photographies, l'érotisation de la femme devient plus ambiguë, plus dérangeante, tant elle naît d'une association avec d'étranges objets et décors. Les modèles et la nature ont perdu leurs caractères accueillants pour laisser place à un sentiment d'isolation et de confinement. Le photographe lui-même semble jouer un rôle de metteur en scène par la mise en place d'objets incongrus lui faisant référence, ou bien en se plaçant lui-même au coeur de la scène. La figure n'est plus passive ni anonyme, mais joue un rôle : elle provoque, en prenant position. Weston envoie ces images à Nancy Newhall, alors en charge de la direction du département photographique du MoMA de New York. Dans une lettre datée du 22 décembre 1943, elle lui exprime son mécontentement concernant ces images "surréalistes".22 S'il refuse toute association avec le mouvement surréaliste, il revendique cependant son droit à l'expérimentation, qu'il estime ici une fois de plus bafoué :

"Votre réaction suit un modèle auquel je devrais être habitué maintenant. Chaque fois que je change de sujet ou de point de vue, un hurlement se fait entendre des supporters de Weston (…)"23

Cet extrait n'est pas sans évoquer la position exprimée par Jean Cocteau quelques années après, suite à son voyage aux Etats-Unis. Dans sa Lettre aux Américains, il explique :

"votre idéal serait une tradition instantanée. Le neuf est tout de suite à l’école. De cette minute il cesse de l’être. Vous le classez, vous l’étiquetez et, comme vous n’admettez pas qu’un artiste expérimente, vous exigez de lui qu’il se répète et vous le remplacez lorsqu’il vous fatigue.Ainsi tuez-vous les mouches."24

Si Weston défend son droit à l'expérimentation, et ceci même dans le choix du "sujet", elle est selon lui toujours indépendante d'une quelconque association avec le contexte socio-politique contemporain. Il répond à N. Newhall sur ce point : "Désolé de vous avoir contrariée...avec mes décors et avec

leurs titres'. Vous imaginez que la guerre m'a contrarié. Je ne le pense pas, pas plus que les bouleversements ordinaires. Ne tentez pas de me mettre une pathologie sur le dos."25

Nancy Newhall concède la publication de ces images en 1946, dans le catalogue de l'exposition rétrospective de Weston au MoMA de New York.

22 Nancy Newhall, Lettre à Weston, 22 déc. 1943, indexée dans Paul Roth, Weston and Surrealism, Ibid., p.8. 23 Lettre de Weston à N. Newhall, citée dans Raul Sternberger, art.cité, note 13. 24 Jean Cocteau, Lettre aux Américains, Ibid., p.21. 25 Lettre de Weston à N. Newhall, citée dans Raul Sternberger, art.cité, note 13, p.67.

Fig.2 Edward Weston, Civilian Defense 1942 (with Peaches)

Fig.3 Edward Weston, My Little Grey Home in The West, 1943

Dans sa présentation, elle semble pourtant l'excuser auprès du lecteur de ces "combinaisons surprenantes" et de ces "titres satiriques". Paria, photographe "à l'index", la figure du pessimiste est en effet peu souhaité chez les praticiens d'une photographie artistique 'à l'américaine' dans ces années de trouble, comme en témoigne également la réception difficile du travail de Frederick Sommer pendant les années 1940. Lecteur avide de Freud et de ses sources, des écrivains symbolistes, mais aussi des poètes surréalistes, apprécié par Ernst, Man Ray et Tanguy 26, Sommer eut peine à se faire reconnaître par les institutions. Suite à l'envoi de quelques-unes de ses images au département photographique du MoMA (New York) en 1944, Nancy Newhall lui répond en ces termes :

"Je sympathise, qui ne le fait pas de nos jours, avec votre préoccupation des thèmes de destruction et de désintégration et il me semble que vous êtes sur la voie de dire quelque chose sur eux que probablement personne n'a jamais encore dit. Mais j'ai le sentiment, néanmoins, qu'il serait sage que vous le trouviez à l'intérieur de vous afin de développer une portée plus large…"27

Si Sommer a toujours privilégié une technique "straight"- à l'exception du célèbre portrait de Max Ernst -, il a effectivement dès les années 1930 affiché un vif intérêt pour des thèmes tels que la mort, la destruction, la relation entre l'animé et l' inanimé, etc., thèmes alors associés aux images réalisées et / ou diffusées dans les revues et expositions affiliées au mouvement surréaliste (fig.4). Si l'originalité du photographe américain est clairement affirmée par Nancy Newhall, elle semble lui reprocher une expression sombre, violente, macabre. L'introspection des sentiments exprimés dans les photographies de Sommer serait nécessaire à la portée potentielle de l'image. Cette posture, comme celle défendue par Weston, démontrent la complexité de la position des photographes "créatifs" face à la nature de l'expression d'une conscience sociale et politique dans un climat troublé. Une divergence profonde s'établit effectivement sur la conception et les enjeux de l'acte photographique : pour les adeptes de la straight photography, l'expérimentation mène nécessairement à une forme d'abstraction formelle comme conséquence d'une nécessité d'introspection, et menant à une exploration de soi. Pour ses détracteurs, ou considérés comme tels par les institutionnels et critiques, l'expérimentation mène la plupart du temps à la création d'images exprimant un pessimisme et un mal être face aux troubles de leur époque

26Darwin Marable, Surrealism and American Photography, thèse de doctorat, The University of New Mexico, Albunquerque, New Mexico, déc. 1980, cf. chapitre IV « The First Generation ». 27 Lettre de Nancy Newhall à Frederick Sommer, 2 août 1944, in Sommer Archive, Center for Creative Photography. Citée dans Ian Walker, "As if one’s eyelids had been cut away’: Frederick Sommer’s Arizona Landscapes," Journal of Surrealism and the Americas, vol.2, n.2, 2008, p.191. (Sommer ne fut intégré à The History of Photography de Beaumont Newhall que dans sa réédition de 1982)

Fig.4. F. Sommer, Anatomy of A Chicken, 1939

contemporaine et est rattachés péjorativement par les premiers à une pratique photographique héritière des images surréalistes européennes. L'exemple de la réception mitigée du photographe Clarence John Laughlin (fig.5) est exemplaire de ce phénomène à plus d'un titre. S'il reçoit un accueil plutôt favorable de Breton et de Julien Levy (par l'intermédiaire duquel Soby achète en 1940 une quinzaine d'épreuves pour le MoMA de New York)28, il est rejeté férocement par les défenseurs de la straight photography, qui ne voient dans son oeuvre qu'une vulgaire assimilation et réappropriation des théories et images surréalistes. Le monde de l'édition populaire ne montre pas non plus grand enthousiasme face à ces images grotesquement cyniques et dénonciatrices de la société contemporaine. En août 1941, Tom Maloney, éditeur de US Camera, après l'envoi d'une sélection de quelques épreuves répond qu'il ne peut "accepter la qualité surréelle de la photographie sans individus". Pour vendre, "on a besoin de gens, on a besoin de couleur, on a besoin de vie, on a besoin de tout ce dont l'austérité de votre photographie n'a pas."29 L'esthétique des images de Laughlin repose sur une rhétorique de l'étrangeté, au service d'une critique acerbe de la société contemporaine, qu'il obtient grâce à une réappropriation des techniques, des thèmes mais également des sources d'inspiration des acteurs du mouvement surréaliste. En revendiquant cet héritage européen, Laughlin impose une autre conception de la modernité photographique qui ne correspond pas à la volonté de tabula rasa d'Adams et de ses suiveurs. Mais Laughlin se démarque d'une simple filiation au mouvement par sa conception d'un surréalisme "instinctif", ou encore d'un "Surréalisme avant le surréalisme", notions que l'on retrouve dans plusieurs discours de photographes américains de l'époque30, dont...Ansel Adams.31 Dans un article paru en 1941 dans Harper's Bazaar, Laughlin explique ainsi qu' :"[a]vant que le Surréalisme n'ait un nom, il existait en Nouvelle Orléans."32 Le photographe différencie le surréalisme historique et son "expression précoce" sur le sol américain :

"l'élément conscient dans le surréalisme - la moquerie de l'importance de ce que les hommes appellent 'la raison' dans les affaires humaines, la singerie délibérée et ironique d'un monde fou - étaient absents ici; mais les autres phases du surréalisme - l'externalisation directe du subconscient, les images de crainte et de désir - ont très certainement trouvé ici une expression précoce et étonnante."33

La Lousiane offre un décor insolite pour Laughlin : climat semi-tropical, héritage culturel européen, persistance des pratiques vaudou par les descendants des esclaves, dont il oeuvre à montrer toute la beauté magique, mais également les injustices sociales dont ils sont victimes, dans des séries 28 A.J.Meeks, Clarence John Laughlin, Prophet Without Honor, University Press of Mississippi / Jackson, 2007, p.38. 29 Ibid., p.54. 30 Voir Nathan Lerner, Maxwell Street, University of Iowa Museum of Art. 199; ou encore Lazslo Moholy Nagy, "Surrealism and the photographer", The Complete Photographer, vol. 9, no. 52, New York.1943. 31 Britt Salvesen, Surrealistic and disturbing': Timothy O’Sullivan as Seen by Ansel Adams in the 1930s, art.cité, pp. 162-179. 32 Clarence John Laughlin, "Fantasy in New Orleans", cf. manuscrit dans les Archives of Museum of Modern Art, New York, p.1.; publié dans une forme abrégée dans Harper's Bazaar, fév. 1941. 33 Ibid.

Fig.5. Clarence John Laughlin, Heil Hitler, 1940

remettant en cause les principes informatif et objectif du documentaire traditionnel. Son "reportage" sur la communauté noire de la Nouvelle Orléans en est un des exemples les plus probants. Il y mèle une esthétique puissante à des titres-légendes dénonciateurs, toujours marquée d'un symbolisme fort caractéristique de ses autres travaux. Le brouillage des catégories photographiques opéré par Laughlin se retrouve dans l'oeuvre de John Gutmann (fig.6-7), allemand émigré à San Francisco début 1934.34 Après une éducation auprès de Otto Muller, membre actif du groupe Die Brucke, Gutmann s'intéresse de près au mouvement surréaliste, sans jamais s'y associer. Afin d'assurer sa viabilité économique, l'artiste se convertit comme reporter photographe pour différentes agences photographiques. Publié également dans la revue américaine Coronet dans les années 1940, aux côtés de Brassaï, Cartier-Bresson ou encore Berenice Abbott, Gutmann peine à vendre ses images de San Francisco, empruntes de son regard étonné d'étranger face à la société américaine. S'il expose dès 1941 en Californie puis dans les années suivantes au MoMA de New York, ses images "documentaires" sont peu appréciées par les journaux américains. Le pathos et le discours clair recherché par des magazines populaires tels que Life ne correspond en rien aux images proposées par Gutmann, qui résistent à toute interprétation claire. Ses fascinations se portent sur la ville et son quotidien, le carnaval, le macabre, le voyeurisme ou encore l'érotisme. A l'aide d'une personnification des objets, d'une déformation des sujets par l'usage du twin rolleiflex et d'une transformation poétique à l'aide de titres évocateurs35, Gutmann construit une réflexion singulière sur les obsessions consuméristes de la société américaine, qu'il mêle à un intérêt prononcé pour le primitivisme. Dans un entretien publié en 1985, Gutmann explique :

"J'avais cette fascination pour la mort déjà depuis les années 1930 quand j'ai commencé à m'intéresser au Surréalisme; mon obsession s'est portée sur les squelettes et les images de mort. (…) Les Mexicains ont une attitude similaire que j'apprécie beaucoup. La mort comme une aventure et même comme quelque chose d'amusant."36

34 Les études les plus récentes sont actuellement publiées dans le catalogue d'exposition de Sally Stein, John Gutmann, The Photographer at Work, Center of Creative Photography, Tucson, The University of Arizona / New Haven et Londres, Yale University Press, 2010. A voir également, Sandra S. Phillips, The Photography of John Gutmann : Culture Shock, cat. expo., Merell Publishers / Iris & B. Gerald Cantor Center of Visual Arts at Stanford University, 2000. 35 La plupart des titres donnés par Gutmann sont postérieurs au tirage et à la publication des images. 36John Gutmann, cité dans Maia-Mari Sutnik, Gutmann, cat. expo., Toronto, Art Gallery of Ontario, 1985, p.16.

Fig.6. J. Gutmann, Sex and Crime, 1935

Fig.7. J. Gutmann, Death Stalks Fillmore, San Francisco, 1934

Au fait des activités du groupe f/64 (1932-1935), Gutmann n'a jamais souhaité y participer, ne se reconnaissant pas dans leur projet artistique, avec cependant un intérêt prononcé pour l'oeuvre d'Edward Weston. Sa non-inclusion dans l'exposition phare d'Adams, The Pageant of Photography (1940) au Palace of Fine Arts on Treasure Island de San Francisco n'a donc rien pour nous surprendre, tant Gutmann semble s'amuser à inverser le principe du documentaire traditionnel en assumant son point de vue d'étranger européen sur une culture insaisissable. À un discours ouvertement dénonciateur, il préfère la voie détournée de l'étrange, du cynisme, parfois du grotesque. Comme le note Max Kozloff, "il avait été préparé pour les gratte-ciels, mais ni pour l'ordinaire de l'Amérique ni pour son audace, ses ironies et ses libertés".37 Conclusion La confusion stratégique des différentes formes d'expérimentation par les adeptes de la straight photography a reposé sur les rapprochements stylistique et théorique d'une photographie expérimentale "pauvre" (mode, publicité, pratique amateur) à celle d'une pratique artistique expérimentale "impure", opérée par certains résistants à la doctrine de la straight photography. Ce brouillage fut couplé d'une assimilation de l'ensemble de ces pratiques expérimentales dissidentes à celles opérées par les avant-gardes européennes, en particulier surréalistes. Gutmann, Laughlin, Sommer, (et dans une moindre mesure Weston et ses "War Tableaux) sont représentatifs - à défaut d'une avant-garde - d'un courant de marginaux, véritables contre-modèles pour les défenseurs de la straight photography. La distance temporelle permet aujourd'hui de réévaluer leur généalogie dans l'histoire du médium. Ils anticipent notamment la veine expérimentale des années 1960-1970 aux Etats-Unis, mais également des nouvelles approches documentaires. Ils apparaissent comme les précurseurs d'une reflexion menée par Susan Sontag quelques années après à propos des oeuvres de Robert Frank et de Diane Arbus :

"Depuis que la photographie a rompu avec l'affirmation whitmanienne, depuis qu'elle a cessé de comprendre comment les photos pouvaient viser à être savantes, définitives, transcendantes, ce qui se fait de mieux en Amérique dans le domaine de la photo (et dans bien d'autres domaines de la culture) s'est abandonné aux consolations du surréalisme, et l'on a découvert que l'Amérique était le pays surréaliste par excellence. (…) Ce qui nous reste du rêve discrédité de la révolution culturelle whitmanienne, ce sont des fantômes de papier et un programme de désespérance au regard acéré."38

Julie Jones. ATER Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Cette étude s'inscrit dans le cadre de mes recherches menées dans le cadre de ma thèse de doctorat débutée en octobre 2006. Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Directeur de thèse : Pr. Michel Poivert.

37 Max Kozloff, The Restless Decade : John Gutmann's Photographs of the Thirties, Ed. Lew Thomas, New York, Harry N. Abrams Inc., 1984, p.11. 38 Susan Sontag, L'Amérique à travers le miroir obscur des photographies [1977], in Sur la photographie, Christian Bourgeois Editeur, 2000, p.67. Sutnik pose Gutmann comme précurseur de Frank, Arbus, Friedlander, Wynogrand, cf. Maia-Mari Sutnik, Gutmann, Ibid.