climats (turrell, eliasson, soulages)

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WALKING ON SUNSHINE Pierre Soulages – James Turrell – Olafur Eliasson Marco Costantini, Historien de l'art, chercheur à l'Université de Lausanne et commissaire d'expositions indépendant La lumière a été, sous ses deux formes fondamentales du soleil et de la lune, bien souvent crainte et divinisée à des époques où l’homme, en élaboration de mythes originaires, investissait les phénomènes naturels de pouvoirs supérieurs. Si la lumière fut bien souvent vénérée comme source de vie et véritable dieu chez les Egyptiens par exemple, chez les chrétiens elle est l’incarnation du Christ et même la voie qui mène au salut comme l’indique déjà la poésie médiévale de Dante Alighieri. Ce n’est qu’à partir de la Renaissance que la lumière est étudiée dans sa réalité objective. La combinaison des connaissances astrologiques et des traités de perspective conduit à une sorte de désacralisation de la lumière, qui de céleste devient naturelle. En peinture notamment, tout objet représenté sera désormais soumis à la lumière selon l’ordre de la nature. Néanmoins, la lumière reste à ce jour un véritable défi pour l’artiste. Quel dispositif, quelle stratégie adopter afin de penser, de représenter un élément aussi fuyant qu’impalpable? Comment faire voir l’invisible ? Si la lumière est habituellement associée au soleil, l’idée de lumière dépasse quant à elle largement la seule notion de l’astre en question. La lumière est avant tout une forme d’énergie que nous percevons à travers le sens de la vue. De la source émettrice, elle se propage dans le vide et en toutes directions, rendant visuellement perceptible ce qui ne le serait dans l’obscurité. Car en effet, si la lumière est ce qui nous offre la vue et la connaissance en opposition au néant et à l’obscurantisme, sa puissance extrême peut nous procurer un sentiment d’aveuglement.

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Climats (Turrell, Eliasson, Soulages)

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  • WALKING ON SUNSHINE

    Pierre Soulages James Turrell Olafur Eliasson

    Marco Costantini, Historien de l'art, chercheur l'Universit de Lausanne

    et commissaire d'expositions indpendant

    La lumire a t, sous ses deux formes fondamentales du soleil et de la lune, bien souventcrainte et divinise des poques o lhomme, en laboration de mythes originaires,investissait les phnomnes naturels de pouvoirs suprieurs. Si la lumire fut biensouvent vnre comme source de vie et vritable dieu chez les Egyptiens par exemple,chez les chrtiens elle est lincarnation du Christ et mme la voie qui mne au salutcomme lindique dj la posie mdivale de Dante Alighieri. Ce nest qu partir de laRenaissance que la lumire est tudie dans sa ralit objective. La combinaison desconnaissances astrologiques et des traits de perspective conduit une sorte dedsacralisation de la lumire, qui de cleste devient naturelle. En peinture notamment,tout objet reprsent sera dsormais soumis la lumire selon lordre de la nature.

    Nanmoins, la lumire reste ce jour un vritable dfi pour lartiste. Quel dispositif,quelle stratgie adopter afin de penser, de reprsenter un lment aussi fuyantquimpalpable? Comment faire voir linvisible ?

    Si la lumire est habituellement associe au soleil, lide de lumire dpasse quant ellelargement la seule notion de lastre en question. La lumire est avant tout une formednergie que nous percevons travers le sens de la vue. De la source mettrice, elle sepropage dans le vide et en toutes directions, rendant visuellement perceptible ce qui ne leserait dans lobscurit. Car en effet, si la lumire est ce qui nous offre la vue et laconnaissance en opposition au nant et lobscurantisme, sa puissance extrme peut nousprocurer un sentiment daveuglement.

    Valeria Tellez

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  • Il nest donc pas anodin que les artistes se soient intresss la question de la sourcelumineuse et ses effets sur lhomme, et sur son environnement direct. Le traitement dela lumire en peinture a dj une longue histoire, qui passerait par les expriences duCaravage vers 1600 et aboutirait chez Monet notamment, qui dans sa srie des Meules deFoin (1890-1891) et des Cathdrales (1892-1894) tudie les diffrences de perceptionvisuelle dun mme objet des heures diffrentes de la journe. Pour ce qui va nousintresser ici, je vais me pencher davantage sur des exprimentations plus rcentesappartenant aux domaines des environnements et installations qui prsentent plus lalumire quils ne la reprsentent. travers trois artistes dhorizons diffrents, nous allonsinterroger leurs modes opratoires respectifs dans la reprsentation de la lumire sous sonaspect physique et son incorporation dans un travail plastique.

    Pierre Soulages et les vitraux de lAbbaye de Conques.

    Si Soulages peint des toiles noires, il aime rappeler quil est aussi un peintre delumire : Mon instrument ntait plus le noir mais cette lumire secrte venue du noir.1

    Laventure des vitraux de lAbbaye de Conques dbute en 1986, date laquelle PierreSoulages en reoit la commande officielle, et s'achve en 1994, lorsque 95 vitraux et 9panneaux de verre sont sertis dans les murs de pierre de labbaye de Conques.

    Les vitraux raliss pour labbatiale de Conques ne constituent pas des images, un cycleou encore un jeu de lumire. Non, les vitraux de Soulages sont des membranes diaphanesincolores, des lieux de passage, de rencontre du visible et de linvisible.

    Bien que Christian Heck dclare que la lumire issue des vitraux de Soulages soit auservice de larchitecture, il faut y voir encore une parfaite mise en uvre des conceptsnoplatoniciens concernant la lumire et la prsence de Dieu. 2

    Les vitraux sont le rsultat de deux exigences poses par Soulages lui-mme. La premireest quil souhaite conserver le caractre clos de lespace, empcher que le regard neschappe vers lextrieur et ainsi permettre aux fidles un recueillement labri danslabbatiale romane. La seconde exigence est de trouver la lumire adquate au lieu. Pource faire, Soulages a dabord trouv le verre avant de crer les vitraux. Le choix dun verretranslucide au lieu d'un verre transparent rsulte de la volont de Soulages de cloreldifice et dempcher galement une vue vers lextrieur ; la fentre doit tre leprolongement du mur et non pas une perce dans celui-ci.

    Ce verre est ainsi translucide, non pas en surface par un quelconque traitement mais danssa masse. Cette translucidit qui donne au verre son caractre opaque entrane la ralitphysique suivante : le vitrail ne laisse plus traverser le rayon solaire mais diffuse unelumire qui empche les contrastes violents lumineux. Le verre issu de cette rechercheapporte un lment supplmentaire : la modulation de la translucidit. Cette modulation

    1 Citation de Pierre Soulages dans la prface de Mollard-Desfours, Annie , 'Le Noir', quatrimetome de la srie Le Dictionnaire des mots et expressions de couleur. XXe-XXIe sicle, dit parle Centre National de la Recherche Scientifique, Paris, 2005.2 Conques les vitraux de Soulages, Paris, Seuil, 1994, p. 12

    Valeria Tellez

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  • est ralise en jouant sur la proportion plus ou moins grande des grains de verre entrantdans la constitution du matriau final. Si la lumire solaire entre bel et bien dans ldificereligieux et il entre comme purifie , dbarrasse de ce qui la dfinit comme naturelpour lui octroyer un caractre plus symbolique, plus spirituel.

    Le choix dun verre blanc pour le vitrail rsulte, de fait, du refus dajouter ldifice unecouleur de verre rappelant une couleur de pierre ou toute autre couleur? Soulages,conscient de la proximit de ses ides avec les prceptes de lart cistercien, souligne: Conques nest pas une glise cistercienne. Conques est une glise de plerinage, et ilnest pas ncessaire de sen tenir la rgle des cisterciens. Mais si jai regard les vitrauxcisterciens, cest parce que je trouve quils ne font pas injure aux couleurs delarchitecture, pour la bonne raison quils sont blancs, que cest simplement la lumire dujour telle quelle est, que nous la recevons telle quelle entre. 3

    Le dessin des vitraux doit lui aussi se plier aux exigences fondamentales de la technique,soit la prsence des plombs qui assemblent les divers morceaux de verre et celle desbarlotires, armatures solides en fer forg qui doivent assurer la stabilit du vitrail alourdipar les plombs. Les barlotires, plus larges que les plombs, ne peuvent pas tredissimules et Soulages, tout comme les artisans mdivaux, a conu un dessin danslequel la rpartition des barlotires se fait en harmonie avec leur zone de frottementarchitecturale et o elles font partie du dessin. Les barlotires sont les seuls lmentsconstitutifs orthogonaux du vitrail et cela parce que leur fonction lexige. Ces baies, ainsifragmentes par les barlotires, nen sont que plus proches des travaux peints de Soulagesdans lesquels la coupure des toiles et ltirement du noir abruptement interrompuremplacent les traverses de fer. Les plombs sont, au contraire, dans le refus delorthogonalit et du rythme architectural. Soulages dfini ses formes comme dessouffles, souffles galement prsents en peintures travers les peignages de masse noire.Notons au passage la rfrence un autre lment naturel lui aussi immatriel : le vent.

    Georges Didi-Huberman, voque dans un article la puissance vritable que donne lavitre .4 En effet, la vitre protge un intrieur dun extrieur. La vitre, dans le cas quinous occupe le vitrail, nous protge de lextrieur, une protection du Bien contre le Mal.Mais serions-nous vraiment protgs dun Mal extrieur par une simple vitre ? Oui, carici la vitre est vitrail et celui-ci est comprendre comme un " appareil " transfigurationet apparition de limage de Dieu, blouissante, invisible mais prsente.

    Parfaitement orchestre, la luminosit module par les vitraux de Soulages najouteaucun lment tranger ldifice mais au contraire rvle les particularits delarchitecture aussi bien que des lments qui la constituent, pierres, tuiles, volumes desespaces. Active par la lumire naturelle venue de lextrieur, la lumire rgnant lintrieur de labbaye semble vritablement sourde de la pierre comme une manationmystique. Si Soulages est un peintre de lumire noire dans sa peinture, Conques, il a

    3 cit dans : Conques les vitraux de Soulages, Paris, Seuil, 1994, p. 17

    4 Georges Didi-Huberman, Le paradoxe du phasme , in : Phasmes. Essais sur lapparition ,

    Paris, Les Editions de Minuit, 1998, p.15

  • mis en place un systme de lumire de pierre, ses vitraux ntant pas sans nous renvoyeraux fentres dalbtre de lAntiquit.

    James Turrell et lexprience de la lumire

    La perception de la lumire ainsi que celle des couleurs s'effectue par les fonctionscombines des btonnets et des cnes constituant la rtine de nos yeux. Si les premierssont davantage mis contribution le jour, les seconds travaillent principalement de nuit.Cest ce cas de figure prcis qui intresse James Turrell. Dans la majorit de ses uvres,Turrell joue et abuse mme de notre perte de vision et de perception des formes lorsque lalumire diminue. Lide importante qui parcourt alors une grande partie de loeuvre deTurrell est que nous nous trouvons toujours en prsence de lumire, mme plongs dansune nuit noire.

    A laide de dispositifs que nous allons analyser, Turrell produit des objets paradoxaux, physiquement prsents dans notre champ de perception, bien quabsents dela ralit physique concrte environnante. Il sagit donc autant dexprimenter nosconnaissances vis--vis de notre facult de voir et de percevoir, que de remettre enquestion notre capacit de croire en ce que nous voyons. Tout comme Soulages avec sesvitraux, Turrell ralise des installations o la marche de celui qui les parcourt fait officede rituel devant conduire lexprience de la lumire.

    Les premires projections lumineuses de Turrell, intitules Projections Pieces, sontralises entre 1966 et 1967. Il sagit de lumire colore projete laide d'un projecteur quartz halogne prpar selon la forme spcifique que lartiste souhaite obtenir surlangle de deux murs, ou plat sur un seul. Un volume lumineux uniquement perceptible distance est ainsi cr par la lumire.

    Les Projections Pieces destines tre situes occuper un angle utilisent latridimensionnalit mme de lespace pour crer lillusion de celle de la projection. Laperception dun objet en trois dimensions, quasiment incandescent, octroie la lumireune vritable qualit de matriau. Nanmoins, en se rapprochant de luvre, lobjetlumineux matrialis dans lespace sestompe pour ne rvler finalement que le dispositifdu phnomne dapparition de lobjet, comme il en est de la dcouverte de lastuce dunmagicien. La vision de luvre se modifie et se tord, volue du volume au creux selon ledplacement de contournement ou dapproche du spectateur. Le dispositif mis au pointpar Turrell nest donc pas destin occulter totalement le dispositif illusionniste mais aucontraire doffrir celui qui regarde la pice le pouvoir dapprhender seul sonexprience perceptive.

    La seconde srie de Projections Pieces, les Single Wall Projections, projette sur un seulmur des figures lumineuses gomtriques qui dmatrialisent littralement le mur etcrent lillusion de lexistence dun espace concave. Jeux dillusions, les ProjectionsPieces initient chez Turrell une recherche devant conduire faire de la perception elle-mme le sujet de luvre et non pas la lumire. Pour preuve, entre 1966 et 1974, JamesTurrell loue le Mendotta Hotel connu aussi sous le nom de Ocean Park Studio et le

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  • transforme en atelier. Plusieurs sries de travaux vont ainsi y natre. De 1966 1968,Turrell vide compltement les espaces, clt les ouvertures donnant sur lextrieur etrepeint en blanc toutes les pices. Il y installera des Projection Pieces en toute libert,comme dans un laboratoire. En 1969, il dcide denlever une partie de la peinture quiobstrue les fentres afin de raliser Mendota Stoppages, pntration de la lumire du jourdans les pices dsertes de lhtel ou encore pntration de la lumire artificielle dephares de voiture et d'clairages publics. Plusieurs murs vont galement tre construits oumodifis afin dactiver au mieux les pntrations de lumire.

    partir de 1969, Turrell va sattaquer la tridimensionnalit en initiant sa srie ShallowSpaces Constructions, srie quil dveloppe encore ce jour. Les recherches au MendotaHotel lont conduit matriser la lumire en structurant les espaces dans lesquels iltravaille. En construisant de nouvelles parois, en y effectuant des dcoupes, Turrellcompresse la lumire qui, filtrant par les seules ouvertures qui lui sont offertes donnetantt limpression que la paroi flotte, tantt que le mur abrite une ouverture dont il estimpossible destimer la nature et la profondeur. Concavit et convexit coexistent alorsdans une vibration droutante donnant aux notions de bi- et tridimensionnalit uncaractre subjectif.

    Mais cest en 1975, lorsqu'il quitte le Mendota Hotel, que Turrell ralise Varse enItalie son premier Sky Space. Il structure lespace comme lavaient fait avant lui lesEgyptiens au temple dAbu Simbel notamment ou les Mayas. Il dclare cesujet : Je travaille larchitecture de lespace. Je dois trouver le moyen de donner uneforme la lumire ; la forme est un peu comme le chssis dune toile. 5 Pratiquant desouvertures dans le toit plat, Turrell laisse entrer la lumire du jour, qui se retrouveprisonnire de lespace et gagne en puret par llimination de tout objet ou toute lumirepolluante autour. Le spectateur qui pntre un Sky Space entre dans un espace danslequel les notions de lointain et de proche sont abolies par le cadrage serr sur le cieldonnant un sentiment de vertige celui qui le regarde, perdu dans un sentiment dillusionhaptique.

    Cette recherche sur la lumire naturelle conduit Turrell acqurir en 1977 le RodenCrater, un volcan teint du dsert de lArizona dans lequel il va raliser plusieurs viewingchambers qui joueront avec la lumire du ciel lors de plusieurs expriences sensibles. SiTurrell sattaque ici une structure topographique importante, il sagit-l encore duntravail bas sur la relation entre architecture et lumire. De plus, le dsert color delArizona, que les habitants eux-mmes nomment le Painted Desert, permet dj de parsa nature mme dexprimenter la lumire travers la couleur et de marcher littralementen elle. George Didi-Huberman a finement rapproch le concept la base du RodenCrater de la thorie de Lonard de Vinci qui faisait de lil le rceptacle du monde etconstatait quen le moindre de ses mouvements tout change: et la couleur, et lhorizon, etla sensation de lointain.6 Turrell, par les rectifications architecturales quil opre sur le

    5 entretien avec Almine Rech dans Rencontres 9. James Turrell, Paris, Ed. Images Modernes,

    2005, p.776 George Didi-Huberman, LHomme qui marchait dans la couleur , Paris, Les Editions de Minuit,

    p.75

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  • cratre, construit une version monumentale de lil de Vinci, chaque marche du visiteurdevenant la source de modifications visuelles modifiant les couleurs atmosphriques oujouant sur des horizons dstabiliss.

    Pour Turrell le btiment dans sa conception est en synergie avec lextrieur. Il nest pasun systme impermable, il est li avec ce qui lentoure, essentiellement par la lumire, lafaon dont latmosphre le pntre. 7 Dans cette optique, il va raliser trois commandesde maisons : Meditation House Nigata, Japon (1998), Pavillon for Backside of theMoon, Honmura, Japon (1998-1999) avec Tadao Ando et One Accord, Live Oak FriendsMeeting, Houston, USA (1999) avec Leslie K. Elkins Architecture. Etre associ dslorigine du projet architectural permet Turrell dintervenir directement sur lesouvertures extrieures et agir sur la quantit de lumire atmosphrique pntrant lintrieur de ldifice. Son interaction avec larchitecture va aussi se rvler dans lesanimations lumineuses de btiments. Pour lHauptverwaltung der Verdundnetz Gas AGde Leipzig (1997), Turrell sest ainsi associ au bureau darchitecture Becker GewersKhn & Khn afin de mettre en place un systme lumineux intelligent ragissant auxconditions climatiques ambiantes. La mise en lumire de la faade est ainsi moduleselon le temps et selon les heures de la nuit, du crpuscule laurore. Bases sur descritres volutifs luminosit, temprature, humidit, les mises en lumire de btiments parTurrell voluent ainsi chaque heure, chaque jour. Il en est de mme pour le projet LightTransport (2003) illuminant la gare de Zug en Suisse.

    En dfinitive, lexprience de la lumire chez Turrell se fait travers le temps et la formede la bance, de louverture qui seule permet la lumire, colore ou naturelle , deprendre forme et texture, masse et intensit. Mais si Turrell use de la bance afin decadrer la lumire, il commence paradoxalement par clturer les espaces, comme il la faitau Mendota Hotel ou lorsquil construit les enceintes des Sky Spaces. Mais demanire tonnante, mme ne de cette perce, la lumire fait pan, possdant les aspectsvisibles du mur sans en possder la matrialit. Jeu du regard et jeu de perception, les visions de Turrell trompent lil mais nen sont pas un. Lil est perdu dans uneprofondeur clatante qui tend laveuglement. Cest un quilibre prcaire et fragile entreloptique et le physique qui opre par une architectonique matrise, voire domestiquedes espaces. Une architecture des bords.

    Olafur Eliasson : une technologie du climat

    Deux lments particulirement importants sont la base du travail dOlafur Eliasson : lalutte contre la passivit du spectateur et lil.

    Au sujet du spectateur, il dclare mme : Jessaie toujours de faire du spectateur lapartie expose, en mouvement dynamique. 8 De la sorte, le visiteur qui se rend dans une

    7 Almine Rech, Rencontres 9. James Turrell, Paris, Ed. Images Modernes, 2005, p.101

    8 Olafur Eliasson : chaque matin je me sens diffrent, chaque soir je me sens le mme , Paris, Ed.

    Paris Muses, 2002, [np]

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  • exposition dEliasson dcouvre luvre en la parcourant, en exprimentant ses qualits travers une observation dans le temps et la distance.

    Au-del de la place du spectateur dans son uvre, cest bel et bien la question de lil etdu regard qui organise ses installations, qui voluent entre machine optique etdplacement spatial dlments naturels. Dans ce dernier cas, qui ne nous intresse pasdirectement dans notre problmatique de la lumire mais qui alimente cependant sonesthtique, Eliasson se positionne comme hritier des peintres du paysage en nous offrantune perception de nature par un geste de dcontextualisation dlments tel que la lave, laglace, leau ou la mousse quil prlve dans la majorit des cas en Islande et quil exposeensuite dans des institutions culturelles. Ces lments acquirent par ce jeu dedplacement un statut de sujet qui oblige le spectateur sinterroger sur les notionsessentielles de couleur, de lumire et de lieu. En 2001, Eliasson expose notamment auKunsthaus Bregenz The Mediated Motion, installation sur quatre niveaux o culture dechampignons sur bches de bois, brouillard et tang reconstitu intra-muros se succdentdans un parcours de pontons ou de ponts suspendus. En 2002, au Muse dart Modernede Paris, il envahit le sol du muse dune couche de lave noire directement importedIslande et en 2006 il ralise Your Waste of Time (2006), installation dans laquelleplusieurs blocs de glace issus du glacier islandais de Vatnajkull dun poids total de sixtonnes sont exposs la Neugerriemschneider de Berlin.

    Mais llment qui nous intresse tout particulirement dans la pratique dEliasson estson intrt pour la science et la technologie afin de re-crer des vnements naturels.Quil sagisse de salles ou despaces de circulation baigns dans une lumire coloremonochrome ou dinstallations dans lesquelles des activits gothermales se droulent, lespectateur sengage physiquement et visuellement dans une exprience indite. Lenjeudune telle preuve est bel et bien dinterroger la subjectivit avec laquelle nous recevonscertaines informations. Exposer la nature dans un muse, ou tout au moins ce qui pournous relve de la nature, cest interroger nos filtres culturels et par l interroger les limitesde nos perceptions vis--vis delle. Dj les peintres du XVIIe sicle, dans les Pays-Basnotamment, diffrenciaient les types de paysages en trois catgories classique,naturaliste et topographique selon lidologie quils souhaitaient y voir figurer.9

    Quant Eliasson, cest notre raction face notre environnement et ses manifestationsphysiques et climatiques quil nous confronte. Pour cela, il labore des installations o lesaspects techniques et mcaniques ne sont pas soustraits au regard du spectateur commepour lui rappeler que ce qui semble tre la nature nest jamais quune installation de lanature .10 The Light Setup (2005) en est une parfaite illustration. Cette installation pourle Konstahll de Malm en Sude se constitue dun ensemble de quatre crans de

    9 Dans les paysages classique la nature est idalise et sous la domination de lhomme. Une

    histoire mythologique ou religieuse habite gnralement ce genre de paysages. Le paysagenaturaliste montre la nature de manire grandiose et sauvage mais lexistence prcise des lieuxntait pas primordial. Quant au paysage topographique, il reprsente un lieu prcis et

    identifiable, avec une nature plus modre.10

    Anne Colin, Olafur Eliasson. Vers une nouvelle ralit , Art Press, n.304, septembre 2004,p.35

    Valeria Tellez

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  • projection de grande dimension dont deux rtro-clairs par des tubes fluorescents, etdeux laissant filtrer la lumire naturelle du jour. Deux crans sont installs face face,l'un clair par les tubes fluorescents, lautre par la lumire naturelle et les deux autrescrans sont accrochs de manire identique au plafond. Un rhostat modifiait enpermanence lintensit et la brillance de tubes et incitait le spectateur diffrencier lalumire artificielle de la lumire naturelle diffusant lintrieur du centre dart vide.

    Mais sans aucun doute, cest The Weather Project (2003) ralis dans le Turbine Hall dela Modern Tate de Londres qui reste ce jour le projet le plus emblmatique desrecherches dOlafur Eliasson. Un cran semi-circulaire de 14 mtres de diamtre estsuspendu sous un faux plafond en miroir. Derrire cet cran, 200 ampoulesmonofrquence illuminent la halle plonge dans lobscurit comme un soleil prisonnier.Le plafond rflchissant lcran restitue la forme circulaire de lastre et des buses sur lesbas-cts diffuse un brouillard artificiel ajoutant lambigut de ce microclimat lui-mme contrl et catalys par des pressions atmosphriques et des courants froids.Installation devant offrir lexprience de proximit avec le soleil,

    The Weather Project tient aussi du dcor dans la mesure o rien nest fait pour tromper levisiteur. Toute la technique est visible, des ampoules aux buses. Et sil y a exprience dusoleil, celle-ci se situe davantage sur un axe symbolique et dordre critique. La visibilitdes moyens mis en place met lillusion en retrait, le mensonge distance et ne conservede lide de lumire solaire que la fascination premire que vivrait un splologue sortantde sa cavit souterraine. Eliasson ne cre pas de simulacre. Il contrle au contraire sonobjet comme pour mieux nous faire prendre conscience de la ralit. Lide de nature doitnous renvoyer la nature elle-mme.

    Dj en 1999, Utrecht dans les Pays-Bas, Eliasson exprimente ce dispositif avecDouble Sunset, cran circulaire jaune de 38 mtres de diamtres simulant un seconddisque solaire et fix sur la toiture dun btiment industriel. Le soir venu, les projecteursdun stade de football voisin clairent cet cran donnant lillusion dun nouveau coucherde soleil qui nen finirait plus. Simple cran de tle jaune, Double Sunset fait quasimentoffice de miroir sur lequel le reflet du soleil serait rest fix.

    Lintrt quEliasson porte la lumire naturelle ne se fait pas qu travers dessimulacres. Sil use du procd bien connu depuis la Renaissance de la camera obscurapour amener la lumire, mais aussi travers elle limage du monde extrieur, dans dessalles obscures comme lors de la Biennale de Venise de 2003, il le fait galement laidede dispositifs nettement plus simples. En 1997, la Marc Foxx Gallery de Los Angeles, ildcoupe une simple ouverture dans le plafond afin de laisser entrer la lumire du jour. Aufil de la journe, le rayon lumineux trace sa trajectoire sur les parois de la galerie et levisiteur se retrouve invit admirer une manifestation visible du mouvement de la terre etdu soleil.

    Une installation permet de faire la liaison entre les recherches portant sur la lumirenaturelle et celles sintressant nos perceptions laide de lumires artificielles. Invitpar la Lenbachhaus Munich en 2006, Eliasson ralise une tude sur la lumire blanche

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  • en circonscrivant sa recherche dans la salle des peintures de Wassily Kandinsky. Lesmurs sont repeints en gris chamois, teinte usuelle pour les prsentations duvres avant1940 et linvention des peintures blanc de titane. Un clairage install au plafond, au-dessus dun plan de verre translucide, diffuse une lumire blanche module selon dessimulations de conditions lumineuses gographiques et temporelles diffrentes. Laperception des oeuvres, bien que places sur un mur considr comme neutre, volue chaque changement lumineux et la notion de couleur neutre et de perception visuelleidale se retrouvent bouleverses.

    Eliasson a ralis galement plusieurs installations mettant en scne la lumireartificielle. Elles peuvent tre classes en deux groupes. Les jeux de lumires devantconduire une illusion spatiale et les installations immergeant littralement le visiteurdans une couleur. Remagine (2002) fait partie du premier cas de figure. Une douzaine despots lumineux projettent des formes gomtriques sur le mur dune salle obscure. Laprojection des formes est contrle par un ordinateur et chaque superposition de formes,une nouvelle perspective semble se dessiner. Lespace dans lequel le visiteur se trouvedonne ainsi lillusion de ne pas tre stable et de se modifier chaque instant. L aussi, uninstrument optique est la base de cette exprience, il sagit du kalidoscope qui chaque tour de main cre de nouvelles formes, une nouvelle profondeur. Une fois de plus,sintressant la question de la perspective, Eliasson se retrouve cheval entre science etart et tente de remettre jour la diffrenciation entre construction naturelle etconstruction culturelle, de ne surtout pas considrer comme naturel des conceptionshrites du savoir scientifique. La question de la perspective en est un exempleremarquable si lon considre que la thorie de la perspective centralise occidentale,considre comme lunique faon de comprendre la notion despace, est diffrente dansla tradition asiatique.

    Room for One Colour (1997) est un parfait exemple dinstallation plongeant le spectateurdans une lumire colore. Des ampoules monofrquence sont installes au plafond dunesalle blanche et mettent une lumire jaune rduisant le spectre visuel du spectateur auxseules nuances de jaune et noir. Eliasson ajoute en parlant de cette installation : voirune couleur seulement suggre dune certaine manire quil ny en a plus aucune. Il ny apas de sens de parler de rouge sil ny a pas de couleurs auxquelles le comparer, etjaime lide quune couleur dpende de lexistence des autres pour tre son tourcomprhensible. 11

    Toutes les installations lumineuses dEliasson sadaptent galement aux contraintesarchitecturales, quand elles nen sont pas les lments de dpart. La perception se trouveds lors tributaire des questions despace et de luminosit rgnante et constitue le sujetprincipal de l'ensemble de son travail: les dispositifs souvent complexes mis en placentant que des micro-territoires sur lesquels sopposeraient la nature et la technologie,lorganique et la machine, lexprience physique et le raisonnement. Lapprochephnomnologique chez Eliasson a donc bel et bien comme objectif premier de nous

    11

    Studio Olafur Eliasson, Kln, Taschen, 2008, p. 97

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    Valeria Tellez

  • rendre attentif aux stimulations visuelles comme notre conditionnement pr-personnelli lexercice du regard, de lapproche de la nature, et de lart. 12

    En conclusion, Soulages, Turrell et Eliasson expriment travers les uvres cites unemme impulsion de disparition de luvre comme objet de lexprience esthtique auprofit dune exprimentation directe de la lumire, quelle soit naturelle ou artificielle, laseconde dfinissant par sa nature mme lexistence de la premire. Les vitraux deSoulages, au mme titre que les architectures de Turrell ou les grandes installationstechniques dEliason, sont avant tout une machine. Machine transfigurer la ralit chezSoulages, elle est chez Turrell et Eliasson une machine rvler la ralit ou, en tous lescas, nous en offrir la possibilit dexprimentation. Nanmoins, la diffrence deTurrell qui cre des environnement[s] immatriel[s] et hyperrel[s], voirehallucinogne[s] 13, Eliasson dvoile laspect sculptural de ses installations, nomettantde ne montrer aucune ampoule, ni structure dacier au visiteur qui, ds lors, ne peut setromper face ce quil voit, et qui nest quun appareillage plus ou moins complexedestin crer une situation idale dexprimentation sensorielle.

    Tmoins malgr eux de la fin du rgime dobjet de lart, nos trois artistes ne fabriquentquune exprience singulire et individuelle travers laquelle seffectuerait la dissolutionde ltre voyant.14 Cette dernire condition, contradiction mme de lacte convenu deregarder, permet lisolement de la lumire comme sujet. Proche de la philosophie dePhilote le Sinate, ermite ayant probablement vcu entre le IXe et le XIIe sicle,lexprience de la lumire comme objet dart relve d' un geste similaire lexprience de la lumire divine et au regard de laquelle voir quivaudrait ne plusrien voir .15

    www.climats.ch

    12

    Angeline Scherf, Eye , in : Olafur Eliasson : chaque matin je me sens diffrent, chaque soirje me sens le mme, Paris, Ed. Paris Muses, 2002, [np]13

    Anne Colin, Olafur Eliasson. Vers une nouvelle ralit , Art Press, n.304, septembre 2004,p.3514

    Dans le cas de Soulage, ceci nest videmment juste que dans le cas des vitraux de Conques,ces derniers tant producteurs de la vritables uvre , la lumire, et le peintre nayant pascess de produire des toiles aprs ce mandat.15

    Georges Didi-Huberman, Celui qui inventa le verbe "photographier" , in : Phasmes. Essaissur lapparition, Paris, Les Editions de Minuit, 1998, p.55

    Valeria Tellez

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