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Claude Lévi-Strauss de l' Académie française Race et histoire Ifu essais

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Claude Lvi-Strauss

de l'Acadmie franaise

Race et histoire

Ifuessais

__

Claude Lvi-Strauss Race et histoire

La diversit des cultures, la place de la CiVilisation occidentale dans le droulement historique et le rle du hasard, la relativit de l'Ide de progrs, tels sont les thmes majeurs de Race et histoire. Dans ce texte Crit dans une langue toujours claire et prCise, et sans technicit exagre, apparaissent quelques-uns des thmes majeurs de notre manire contemporaine de penser l'humanit .

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Claude Lvi-Strauss

de {"Acadmie franaise

Race

et histoire

SUIVI DE

L'uvre

de Claude Lvi-Strauss

PAR JEA'\i POUIU~ON

Denol

~,) Unesco. j'H2. pour Race ec histoire, rdition 1987.

ISBN '12-3-202475-6

Claude LviStrauss, n Bruxelles le 28 novembre 1908, est la fois philosophe et ethnologue. Aprs avoir termin ses tudes Paris avec le titre d'agrg de philosophie, il se consacre d'abord l'enseignemem, puis, en 1935, se rend au Brsil pour y occuper la chaire de socioiogie de l'universit de So Paulo. C'est alors que le philosophe se mue en ethnologue et dirige plusieurs expditions scientifiques dans le Matto Grosso et en Amazonie mridionale.

De 1942 J 945 il est professeur la New York School for Soci31 Research. En 1950, il est nomm directeur d'tudes l'cole pratique des Hautes tudes (chaire des religions compares des peuples sans criture); de 1959 Ii 1982 il occupe la chaire d'anthropologie sociale du Collge de France.

Ses travaux ont fait de Claude Lvi-Strauss une des ligures les plus marquantes de l'ethnologie et de la pense contemporaines. L'ethnologie, se plat-il dire, repr

. sente un peu pour les sciences humaines ce que fut. il ses dbuts, l'astronomie pour les sciences physiques encore natre. Les socits que nous tudions sont comme des objets situs trs loin de nous dans le temps ou l'espace. De ce fait, nous ne pouvons apercevoir que leurs proprits essentielles. A force d'tudier ainsi de loin un grand nombre de socits, je crois que nous arrivons mieux dgager certains caractres fondamentaux de la socit humaine en gnral.

A VERTlSSEMENT

En 1952, l'Unesco publiait une srie de brochures consacres au problme du racisme dans le monde. Parmi celles-ci, Claude Lvi-Strauss donnait, avec Race et histoire. un court essai qui dpassait de beaucoup son sujet pour introduire une rflexion nouvelle sur la culture occidentale, le sens de la civilisation, le caractre alatoire du temps historique. etc. En fait, c'tait dj quelques-uns des principes de la pense actuelle de l'auteur qui, sans technicit exagre et dans une langue toujours claire et prcise. s'y trouvaient formuls. Mais, l'poque, Lvi-Strauss qui avait publi trois ans auparavant" Les structures lmentaires de la parent" tait connu des seuls spcialistes; il tait encore le " Professeur" Claude Lvi-Strauss. Aujourd'hui, il est devenu le maitre du structuralisme dont le nom est connu d'un large public.

L'DITEUR.

l

RACE ET CULTURE

Parler e contribution des races humaines la civilisation mOlldiale pourrait avoir de quoi surprendre, dans une collection de brochures destines lutter contre le prjug raciste. Il serait vain d'avoir consacr tant de talent et tant d'efforts montrer que rien, dans l'tat actuel de la science, ne permet d'affirmer la supriorit ou l'infriorit intellectuelle d'une race par rapport une autre, si c'tait seulement pour restituer subrepticement sa consistance la notion de race, en paraissant dmontrer que les grands groupes ethniques qui composent l'humanit ont apport, en tant que tels, des contributions spcifiques au patrimoine commun.

Mais rien n'est plus loign de notre dessein qu'une telle entreprise qui aboutirait seulement formuler la doctrine raciste l'envers. Quand on cherche caractriser les races biologiques par des 'proprits psychologiques particulires, on s'carte autant de la vrit scientifique en les dfinissant de faon positive que ngative. li ne faut pas oublier que Gobineau,

10 RACE ET HISTOIRE

dont l'histoire a fait le pre des thories racistes, ne concevait pourtant pas l' ingalit des races humaines:) de manire quantitative, mais qualitative: pour lui, les grandes races primitives qui formaient l'humanit ses dbuts - blanche, jaune, noire - n'taient pas tellement ingales en valeur absolue que diverses dans leurs aptitudes particulires. La tare de la dgnrescence s'attachait pour lui au phnomne du mtissage plutt qu' la position de chaque race ans une chelle de valeurs commune toutes; elle tait donc destine frapper l'humanit tout entire, condamne, sans distinction de race, un mtissage de plus en plus pouss. Mais le pch originel de l'anthropologie consiste dans la confusion entre la notion purement biologique de race ( supposer, d'aHleurs, que, mme sur ce terrain limit, cette notion puisse prtendre l'objectivit ce que la gntique moderne conteste) et les productions sociologiques et psychologiques des cultures humaines. Il u suffi Gobineau de l'avoir commis pour se trouver enferm dans le cercle infernal qui conduit d'une erreur intellectuelle n'excluant pas la bonne foi la lgitimation involontaire de toutes les tentatives de discrimination et d'exploitation.

Aussi, quand nous parlons, en cette tude, de contribution des races humaines la civilisation, ne voulons-nous pas dire que les apports culturels de l'Asie ou de l'Europe, de l'Afrique ou de l'Amrique tirent une quelconque originalit du fait que ces continents sont, en gros, peupls par des habitants de

RACE ET CULTURE 11

souches raciales diffrentes. Si cette originalit existe - et la chose n'est pas douteuse - elle tient des circonstances gographiques, historiques et sociologiques, non des aptitudes distinctes lies la constitution anatomique ou physiologique des noirs, des jaunes ou des blancs. Mais il nous est apparu que, dans la mesure mme o cette srie de brochures s'est efforce de faire droit ce point de vue ngatif, elle risquait, en mme temps, de relguer au second plan un aspect galement trs important de la vie de l'humanit: savoir que celle-ci ne se dveloppe pas sous le rgime d'une uniforme monotonie, mais travers des modes extraordinairement diversifis de socits et de civilisations; cette diversit intellectuelle, esthtique, sociologique, n'est unie par aucune relation de cause effet celle qui existe, sur le plan biologique, entre certains aspects observables des groupements humains: elle lui est seulement parallle sur un autre terrain. Mais, en mme temps, elle s'en distingue par deux caractres importants. D'abord elle se situe dans un autre ordre de grandeur. II y a beaucoup plus de cultures humaines que de races humaines, puisque les unes se comptent par milliers et les autres par units: deux cultures labores par des hommes appartenant la mme race peuvent diffrer autant, ou davantage, que deux cultures relevant de groupes racialement loigns. En second lieu, l'inverse de la diversit entre les races, qui prsente pour principal intrt celui de leur origine historique et de leur distribution dans

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t'espace, la diversit entre les cultures pose de nombreux problmes, car on peut se demander si elle constitue pour l'humanit un avantage ou un inconvnient, question d'ensemble qui se subdivise, bien entendu, en beaucoup d'autres.

Enfin et surtout on doit se demander en quoi consiste cette diversit, au risque de voir les prjugs racistes, peine dracins de leur base biologique, se reformer sur un nouveau terrain. Car il serait vain d'avoir obtenu de l'homme de la rue qu'il renonce attribuer une signification intellectuelle ou morale au fait d'avoir la peau noire ou blanche, le cheveu lisse ou crpu, pour rester silencieux devant une autre question laquelle l'exprience prouve qu'il se raccroche immdiatement: s'il n'existe pas d'aptudes raciales innes, comment expliquer que la civilisation dveloppe par l'homme blanc ait fait les immenses progrs que l'on sait, tandis que celles des peuples de couleur sont restes en arrire, les unes mi-chemin, les autres frappes d'un retard qui se chiffre par milliers ou dizanes de milliers d'annes 7 On ne saurait donc prtendre avoir rsolu par la ngative le problme de l'ingalit des races humaines, si l'on ne se penche pas aussi sur celui de l'ingalit - ou de la diversit des cultures humaines qui, en fait sinon en droit, lui est, dans l'esprit public, troitement li.

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DIVERSITE DES CULTURES

Pour comprendre comment, et dans quelle mesure, les cultures humaines diffrent entre eUes, si ces diffrences s'annulent ou se contredisent, ou si eUes concourent former un ensemble harmonieux, il faut d'abord essayer d'en dresser l'inventaire. Mais c'est ici que les difficults commencent, car nous devons nous rendre compte que les cultures humaines ne diffrent pas entre elles de la mme faon, Dl sur le mme plan. Nous sommes d'abord en prsence de socits juxtaposes dans l'espace, les unes proches, les autres lointaines, mais, tout prendre, contemporaines. Ensuite nous devons compter avec des formes de la vie sociale qui se sont succd dans le temps et que nous sommes empchs de connatre par exprience directe. Tout homme peut se transformer en ethnographe et aller partager sur place l'existence d'une iocit qui l'intresse; par contre, mme s'il devient historien ou archologue, il n'entrera jamais direcb~ment en contact avec une civilisation disparue, mais seulement travers les documents

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crts ou les monuments figurs que cette socit ou d'autres - auront laisss son sujet. Enfin, il ne faut pas oublier que les socits contemporaines f!.'stcs ignorantes de rcriture, comme celles que nous appelons" sauvages:. ou primitives >, furent, cnes aussi, prcdes par d'autres formes, dont ]3. connaissance est pratiquement impossible, ft-ce de manire indirecte; un inventaire consciencieux se doit de leur rserver des cases blanches sans doute en nombre infiniment plus lev que celui des cases o nous nous sentons capables d'inscrire quelque chose. Une premire constatation s'impose: la diversit des cultures humaines est, en fait dans le prs('nL en fat ct aussi en droit dans le pass, beaucoup plus grande et plus riche que tout ce que nous sommes destins en connatre jamais.

Mais, mme pntrs d'un sentiment d'humilit

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moyens de communication (matriels et intellectuels) dont eJles disposent. En effet, le problme de la diversit ne se pose pas seulement propos des cultures envisages dans leurs rapports rdproques; il existe aussi au sein de chaque socit, dans tous les groupes qui la constituent: castes, classes, milieux professionnels ou confessionnels, etc., dveloppent certaines diffrences auxquelles chacun d'eux attache une extrme importance. On peut se demander :,i celte iversification interne ne tend pas s'accrotre lorsque la socit devient, sous d'autres rapports, plIS volumineuse et plus homogne; tel fut, peuttre, le cas de l'Inde ancienne, avec son systme de castes s'panouissant la suite de rtablissement de

l'hgmonie aryenne, On voit donc que la notion de la diversit des

cultures humaines ne doit pas tre conue d'une manire statique. Cette diversit n'est pas celle d'un chantillonnage inerte ou d'un catalogue dessch. Sans doute les hommes ont-ils labor des cultures lfferentes en raison de l'loignement gographique, des proprits particulires du milieu et de l'ignol ance o ils taient du reste de l'humanit; mais cela ne serait rigoureusement vrai que si chaque culture ou chaque socit tait lie et s'tait dveloppe Jans l'isolement de toutes les autres. Or cela n'est jamais le cas, sauf peut-tre dans des exemples t;llcepl1DCls comme celui des Tasmaniens (et l encore, pour uue priode limite). Les socits humaifr;!s ne sont iamais seules ; quand elles sem-

DIVBRSIT DES CULTURfS

blent le plus spares, c'est encore SOlJS forme de groupes ou de paquets. Ainsi, il n'est pas exagr de supposer que les cultures nord-amricaines et sudamricaines ont t coupes de presque tout contact avec le reste du monde pendant une priode dont la dure se situe entre dix mille et vingt-cinq mille annes. Mais ce gros fragment d'humanit dtache consistait en une multitude de socits, grandes et petites, qui avaient entre elles des contacts fort troits. Et ct des diffrences dues li l'isolement. il y a celles, tout aussi importantes, dues la proximit: dt\sir de s'opposer, de se distinguer, d'tre soi. Beaucoup de coutumes sont nes, non de quelque ncessit interne ou accident favorable, mais de la seule volont de ne pas demeurer en reste p,u rapport un groupe voisin qui soumettait un usage prcis un domaine o l'on n'avait pas song soi-mme dicter des rgles. Par consquent, la diversit des cultures humaines ne doit pas nous inviter une observaon morcelante ou morcele. Elle est moins fonction de l'isolement des groupes que des relations qui les unissent.

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L'ETHNOCENTRISME

Et pourtant, il semble que la diversit des cultures soit rarement apparue aux hommes pour ce qu'elle est: un phnomne naturel, rsultant des rapports directs ou indirects entre les socits; ils y ont plutt vu une sorte de monstruosit ou de scandale; dans ces matires, le progrt-'l de la connaissance n'a pas tellement consist dissiper cette illusion au profit d'une vue plus exacte qu' l'accepter ou trouver le moyen de s'y rsigner.

L'attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu'elle tend rapparatre chez chacun de nous quand nous sommes placs dans une situation inattendue, consiste rpudier purement et simplement les formes culturelles: morales, religieuses, sociales, esthtiques, qui sont les plus loignes de celles auxquelles nous nous identifions. Habitudes de sauvages:p, 4: cela n'est pas de chez nouS:t, on ne devrait pas permettre cela >, etc., autant de ractions grossires qui traduisent ce mme frisson,

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cette mme rpulsion, en prsence de manires de vivre, de croire ou de penser qui nous sont trangres, Ainsi l'Antiquit confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis grcoromaine) sous le mme nom de barbare; la civilisation occidentale a ensuite utilis le terme de sauvage dans le mme sens, Or derrire ces pithtes sc dissimule un mme jugement: il est probable que le mot barbare se rfre tymologiquement la confusion et l'inarticulation du chant des oiseaux, opposes la valeur signifiante du langage humain; et sauvage, qui veut dire de la fort ~, voque aussi un genre de vie animale, par opposition la CUltUfC humaine, Dans les deux cas, on refuse d'admettre le fait mme de la diversit cultureHe; on prfre rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se (;onforme pas la norme sous laquelle on vit.

Ce point de vue naf, mais profondment ancr chez la plupart des hommes, n'a pas besoin d'tre discut puisque cette brochure en constitue prcisment la rfutation. Il suiIira de remarquer ici qu'il recle un paradoxe assez significatif. Cette attitude de pense, au nom de laquelle on rejette les t;: sauvages) (ou tous ceux qu'on choisit de considrer comme tels) hors de l'humanit, est justement l'attitude la plus marquante et la plus distinctive de ces sauvages mmes. On sait, en effet, que la notion d'humanit, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l'espce humaine,

21L'ETHNOCENTRISME

est d'apparition fort tardive et d'expansion limite. L mme o elle semble avoir atteint son plus haut dveloppement, il n'est nullement certain -- l'histoire rcente le prouve - qu'elle soit tablie l'abri des quivpques ou des rgressions. Mais, pour de vastes fractions de J'espce humaine et pendant des dizaines de millnaires, cette notion parat tre totalement absente. L'humanit cesse aux frontires de la tribu, du groupe linguistique, parfois mme du village; tel point qu'un grand nombre de populations dites primitives se dsignent d'un nom qui signifie les t;: hommes 1> (ou parfois - dirons-nous avec plus de discrtion - les 1(. bons '>, les excellents ~, les complets), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus -'- ou mme de la nature humaines, mais sont tout au plus composs de mauvais ", de mchants , de Il singes de terre) ou d' ufs de pOU:l>. On va souvent jusqu' priver l'tranger de ce dernier degr de ralit en en faisant un fantme: ou une Il: apparition ~. Ainsi se ralisent de curieuses situations o deux interlocuteurs se donnent cruellement la rplique. Dans les Grandes Antilles, quelques annes aprs la dcouverte de l'Amrique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d'enqute pour rechercher si les indignes possdaient ou non une !lme, ces derniers s'employaient immerger des blancs prisonniers afin de vrifier par une surveillance prolonge si leur cadavre tait, ou non, sujet la putrfaction.

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Cette anecdote la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous retrouverons ailleurs sous d'autres formes): c'est dans la mesure mme o l'on prtend tablir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l'on s'identifie le plus compltement avec celles qu'on essaye de nier. En refusant l'humanit ceux qui apparaissent comme les plus

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unique qui, partant du mme point, doit les faire converger ~ers le mme but, on voit bien que la diversit fi 'est plus qu'apparente. L'humanit devient une el identique 11 eUe-mme; seulement, cette unit et cette identit ne pt~uvent se raliser que progressivement et la varit ~es cultures illustre les moments d'un processus qui dissimule une ralit plut', profonde ou en retarde la manifestation.

Cette dfinition peut paratre sommaire quand on a prsent l'esprit les immenses conqutes du darwinisme. Mais celui-ci n'est pas en cause, car rvolutionnisme bologiqu~ et je pseudo-volutionnisme que nous avons ici en vue sont deux doctrines trs diUreotes. La premire est ne comme une vaste hypothse de travail, fonde sur des observations o la part laisse l'interprtation est fort petite. Ainsi, les diffrents types constituant la gnalogie du cheval peuvent tn: rangs dans une srie volutive pour deux raisons: la premire est qu'il faut un cheval pour engendrer un cheval; la seconde, que des couches de tenain superposes, donc historiquell1nt de plus en plus anciennes, contiennent des squelettes qui varient de faon graduelle depuis la forme la plus rcente jusqu' la plus archaque. Il devient ainsi hautement probable que Hipparion soit l'anctre rel de Equus cabal/us. Le mme raisonnement s'applique sans doute l'espce humaine et ses races. Mais quand on passe des faits biologiques aux faits de culture, les choses se compliquent singulirement On peut recueillir dans le sol des objets

L'ETHNOCENTRISME

matriels, et constater que, selon la profonde.ur d!!:,; couches gologiques, la forme ou la technique de fabrication d'un certain type d'objet varie progressivement. Et pourtant une hache ne donne pas physiquement naissance un~ hache, la faon d'un animal. Dire, dans ce. dernier cas, qu'une hache a volu partir d'une autre constitue donc une for., mule mtaphoriqu!.: et approximative, dpourvue de la rigueur scientifique qui :;,'attache il l'expression similaire applique aux phnomnes botogiques, Ce qui est vrai d'objets matrieis dont la prsence physi .. que est atteste dans le sol, pour des poques dterminahles, l'est plus encore pour les institutions, les croyances, !es gots, dont le pass nous est gnralement inconnu. La notion d'volution biologique correspond une hypothse dote d'un des pius hauts coefficients de probabilit qui puissent se '"er, contrer dans le domaine des sciences naturel\l;~s; tandis que la notion d'volution sociale ou culturelle n'apporte, tout au plus, qu'un procd s'duisant, mais dangereusement commode, dt: prsentation des faits.

D'ailleurs, cette diffrence, trop souvent. nglige, entre le vrai et le faux volutionnisme s'explique par leurs dates d'apparition respectives. Sans doute, l'volutionnisme sociologique devait recevoir une impulsion vigoureuse de la part de l'volutionnisme biologique; mais il lui est antrieur dans les faits. Sans remonter jusqu'aux conceptions antiques, reprises par Pascal, assimilant l'humanit un tre

http:profonde.ur

26 RACE ET HISTOIRf

vivant qui passe par les stades successifs de l'enfance, de l'adolescence et de la maturit, c'est au XVIIf sicle qu'on voit fleurir les schmas fondamentaux qui seront, par la suite, l'objet de tant de manipulations: les 4: spirales 1> de Vico, ses trois ges:. annonant les trois tats .~ de Comte, 1' escalier :. de Condorcet. Les deux fondateurs de l'volutionnisme social, Spencer et Tylor, laborent ct publient leur doctrine avant L'origine des espces ou sans avoir lu cet ouvrage. Antrieur l'volutionnisme biologique, thorie scientifique, l'volutionnisme social n'est, trop souvent, que le maquillage fausse

ment scientifique d'un vieux problme philosophique dont il n'est nullement certain que l'observation et l'induction puissent un jour fournir la clef.

4

CULTURES ARCHAIQUES

ET CULTCRES PRIMITIVES

Nous avons suggr que chaque socit peut, de son propre point de vue, rpartir les cultures en trois catgories: celles qui sont ses contemporaines, mais se trouvent situes en un autre lieu du globe; celles qui se sont manifestes approximativement dans le mme espace, mais l'ont prcde dans le temps; celles, enfin, qui ont exist la fois dans un temps antrieur au sien et dans un espace diffrent de celui o elle se place.

On a vu que ces trois groupes sont trs ingalement connaissables. Dans le cas du dernier, et quand

il s'agit de cultures sans criture, sans architecture et techniques rudimentaires (comme c'est le cas

pour la moiti de la terre habite et pour 90 99 %, selon les rgions, du laps de temps coul depuis le dbut de la civilisation), on peut dire que nous ne pouvons rien en savoir el que tout ce qu'on essaie

de se prsenter leur sujet se rduit des hypothses gratuites.

28 RACE ET HISTOIRE

Par cootre) il est extrmement tentant de chercher tablir, entre les cultures du premier groupe, dt~S relations quivalant un ordre de succession dans Je temps. Comment des socits contemporaInes, restes ignorantes de l'lectricit et de la machine vapeur, 0 'voqueraient-elles pas la phase correspondante du dveloppemen t de la civilisation occidentale? Comment ne pas comparer les tribus indignes, sans criture et sans mtallurgie, mais traant des figures mf les parois rocheuses et fabriquant des outils de pierr!', avec les formes archaques de cette mme civilisation, dont les vestiges troUvs dans les grottes de France et d'Espagne attestent la similarit? C'est l surtout que le faux volutionnisme s'est d,)On~ libr..:' cours. Et pourtant ce jeu sduisant, auquel nous nous abandonnons presque irrsistiblement chaque fois qUI! nous en avons j'occasion (le voyageur occidental ne ~:e complat-il pa$ retrouver le moyen ge

30 31 RACE ET HISTOIRE

nes existe toujours une ressemblance: elles se sont servies d'un outillage de pierre taille. Mais, mme sur le plan de la technologie, il est difficile d'aller plus loin: la mise en uvre du matriau, les types d'instruments, donc leur destination, taient diff~ rents et les uns neus apprennent peu sur les autres ce sujet Comment donc pourraient-ils nous instruire sur le langage, les institutions sociales ou les croyances religieuses?

Une des interprtations les plus populaires, parmi celles qu'inspire l'volutionnisme culturel, traite les peintures rupestres que nous ont laisses les socit6s du palolithique moyen comme des figurations magiques lies des rites de chasse. La marche du raisonnement est la suivante: les populations primitives actuelles ont des rites de chasse; qui nous apparaissent souvent dpourvus de valeur utilitaire ; les pein tures rupestres prhistoriques, tant par leur nombre que par leur situation au plus profond des grottes, nous semblent sans valeur utilitaire; leurs auteurs taient des chasseurs . donc elles servaient des rites de chasse. TI suffit d'noncer cette argumentatioin implicite pour en apprcier l'inconsquence. Du reste, c'est surtout parmi les non-spcialistes qu'elle a cours, car les ethnographes, qui ont, eux, l'exprience de ces populations primitives si volontiers mises " toutes les sauces) par un cannibalisme pseudo-scientifique peu respectueux de l'intgrit des cultures humaines, sont d'accord pour dire que rien, dans les faits observs, ne permet de formuler une

CUL TURES ARCHAIQUES ET PRIMITIVES

hypothse quelconque sur les documents en question. Et puisque nous parlons ici des peintures rupestres, nous souligrierons qu' l'exception des peintures rupestres sud-africaines (que certains considrent comme l'uvre d'indignes rcents), les arts Il primitifs ~ sont aussi loigns de l'art magdalnien et aurignacien que de l'art europen contemporain. Car ces arts se caractrisent par un trs haut degr de stylisation allant jusqu'aux plus extrmes dformations, tandis que l'art prhistorique offre un saisissant ralisme. On pourrait tre tent de voir dans ce dernier dlai l'origine de l'art europen; mais cela mme serait inexact, puisque, sur le mme territoire, l'art palolithique a t suivi par d'autres formes qui n'avaient pas le mme caractre; la continuit de l'emplacement gographique ne change rien au fait que, sur le mme sol, se sont succd des populations diffrentes, ignorantes ou insouciantes de l'uvre de leurs devanciers et apportant chacune avec elle des croyances, des techniques et des styles opposs.

Par l'tat de ses civilisations, l'Amrique prcolombienne, la veille de la dcouverte, voque la priode nolithique europenne. Mais cette assimilation ne rsiste pas davantage l'examen: en Europe, l'agriculture et la domestication des animaux vont de pair, tandis qu'en Amrique un dveloppement exceptionnellement pouss de la premire s'accompagne d'une presque complte ignorance (ou, en tout cas, d'une extrme limitation) de la seconde. En Amrique, l'outillage lithique se perptue dans

32 RACE ET HISTOIRE

une conomie agricole gui, en Europe, est associe au dbut de la mtallurgie.

il est iuurile de multiplier les exemples. Car les tetHJt'Jc

5

L'IDEE DE PROGRES

Nous devons d'abord considrer les cultures appartenant au second des groupes que nous avons distingus: cdles qui ont prcd historiquement la culture -- queUe qu'elle soit - au point de vue de laquelle on se place. Leur situation est beaucoup plus complique que dans les cas prcdemment envisags. Car l'hypothse d'une volution, qui semble si incertaine et si fragilt.: quand on l'utilise pour hirarchiser des socits contemporaines loignc(:;s dans l'espace, parat ici difficilement contestable, et mme directement atteste par les faits. Nous savons, par le tmoignage concordant de l'archologie, de la prhistoire et de la palontologie, que l'Europe actuelle fut d'abor habite par des espces vari':es du genre Homo sc servant d'outils de silex grossirement taills; qu' ces prentres cuitures en ont succd d'autres, o la taille de la pierre s'affine, puis s'accompagne du polissage et du travail de l'os et de l'ivoire; que la patrie, le tissage, l'agriculture, l'levage font ensuite leur

36 RACE ET HISTOIRE

apparition, associs progressivement la mtallurgie, dont nous pouvons aussi distinguer les tapes. Ces formes successives s'ordonnent donc dans le sens d\me volution et d'un progrs : les unes sont suprieures et les autres infrieures. Mais, si tout cela est vrai, ,,:olnmcnt ces distinctions ne ragiraientelles pas invitablement sur la faon dont nous traitons des formes contemporaines, mais prsentant entre elles des cans analogues'! Nos conclusions antrieures donc d'tre remises en cause par nOUVf:au biais.

Les progr" accomplis par l'humanit depuis ses origines sont si manifestes et si clatants que toute tentative pour le" discuter se rduirait un exercice de rhtonque. Et pourtant, il n'est pas si facile qu'on le croit de les ordonner en une srie rgulire et continue. 11 y a quelque cinquante ans, les savants utilisaient, pour se les reprsenter, des schmas d'une admirable simplicit : ge de la pierre taille, ge de la pierre polie, ges du cuivre, du bronze, du fer. Tout cela est trop commode. Nous souponnons aujourd'hui que le polissage et la taille de la pierre oot parfois exjst cte cte; quand la seconde technique clipse compltement la premire, ce n'est pas comme le rsultat d'un progrs technique spontanment jailli de l'tape antrieure, mais comme une tentative pour copier, en pierre, les armes ct les outils de mtal que possdaient des civilisations, plus Il avances:l> sans doute, mais en fait contemporaines de leurs imitateurs. Inversement, la poterie,

L'lOfE DE PROGRS 37

qu'on croyait solidaire de l' ge de la pierre polie ", est associe la taille de la pierre dans certaines rgions du nord de l'Europe.

Pour ne considrer que la priode de la pier taille, dite palolithique, on pensait, il y a quelques annes enco, que les diffrentes formes de cette technique - caractrisant respectivement les industries t nucli~, les industries clats;.> et les industries lames '> -- correspondaient un progrs historique en trois tapes qu'on appelait palolithique inf~rieur, palolithique moyen et palolithique suprieur. On admet aujourd'hui qU: ces trois formes ont coexi~t6, constituant, non des d'un progrs sens unique, mais des ou, comme on dit, des

38 RACE ET HISTOIRE

poraines, peut-tre mme ses devancires. Et il n'est pas exclu que les types les plus variables d'hominiens aient coexist dans le temps, sinon dans l'espace : d'Afrique du Sud, gants;b

de Chine et d'Indonsie, etc. Encore une fois, tout cela ne vise pas nier la

ralit d'un progrs de J'humanit, mais nous invite le concevoir avec plus de prudence. Le dveloppement des connaissances prhistoriques ct archologiques tend taler dans l'espace des formes de civilisation que nous tions ports imaginer comme chelonnes dans le temps. Cela signifie deux choses: d'abord que le ~ progrs) (si ce terme convient encore pour dsigner une ralit trs diffrente de celle laquelle on l'avait d'abord appliqu) n'est ni ncessaire, ni continu; il procde par sauts, par bonds, ou, comme diraient les biologistes, par mutations, Ces sauts et ces bonds ne consistent pas aller toujours plus loin dans la mme direction; ils s'aecompagnent de changements d'orientation, un peu la manire du cavalier des checs qui a tou~ jours sa disposition plusieurs progressions mais jamais daus le mme sens. L'humanit en progrs ne ressemble gure un personnage gravissant un f;scaIier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle toutes celles dont la conqute lui est acquise; elle voque plutt le joueur dont la chance est rpartie sur plusieurs ds et qui, chaque fois qu'il les jette, les voit s'parpiller sur le tapis, amenant autant de comptes diffrents. Ce que l'on

L'IDE DE PROGRS 39

gagne sur un, on est toujours expos le perd sur l'autre, et c'est seulement de temps autre que l'histoire est cumulative, c'est--dire que les comptes s'additionnent pour former une combinaison favorable.

Que cette histoire cumulative ne soit pas le privilge d'une civilisation ou d'une priode de l'histoire, l'exemple de l'Amrique le montre de manire convaincante. Cet immense continent voit arriver J'homme, .,ans doute par petits groupes de nomades passant le dtroit de Behring la faveur des dernires glaciations, une date qui ne saurait tre fort antrieure au 2Qe millnaire. En vingt ou vingt-cinq mille ans, ces hommes russissent une des plus tonnantes dmonstrations d'histoire cumulative qui soient au monde : explorant de fond en comble les ressources d'un milieu naturel nouveau, y domestiquant ( ct de certaines espces animales) les espces vgtales les plus varies pour leur nourriture, leurs remdes et leurs poisons, et - fait ingal ailleurs - promouvant des substances vnneuses comme le manioc au rle d'aliment de base, ou d'autres celui de stimulant ou d'anesthsique; collectionnant certains poisons ou stupfiants en fonction des espces animales sur lesquelles chacun d'eux exerce une action lective; poussant enfin certaines industries comme le tissage, la cramique et le travail des mtaux prcieux au plus haut point de perfection. Pour apprcier cette uvre immense, il suffit de mesurer la contribution de

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l'Amtrique am, dviFsations de l'Ancien Mondc, EI, premier lieu, la pomme de terre, le caoutchouc, le tabac I:t la coca (base de l'anesthsie moderne) qui, il des titres sans doute divers, constitucnt quatre piliers de la cliltUle occidentale; lt: ma"i et J'arachide qui devaient r~wolutionner l'conomie africaine "vaut peut-tre de se gnraliser dam> le r~btime "limentaire de rEumpe : ensuite le cacao, 13 vanille, ia tomate, L:H1:lila5, le piment, plusieurs cspcef> de haricb. d~~ cctuns et de cucurbitaces. EII!ln le zro. base de !'anthfn.;:tique indirectement, des Lwthmaliques rnodcmf.~s. f:tait connu et utilis par les Mayas au moins un , Si nous avons accorcl( fAmiqtlc le orivilgc de rhlsto'TC ClJm'lla'"~

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n~cst-ce pas, en effet, seulement parce que non;;; ml reconnaissons la patemit d'un rtain nombre de cntrHmtiens que nou~ lui avons empruntes ou res5emblent aux l1tres? 'M.ais queII

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diffrente? Nous considrerions ainsi comme cumulative toute culture qui se dvelopperait dans un sens analogue au ntre, c'est--dire dont le dveloppement serait dot pour nous de signification. Tandis que les autres cultures nous apparatraient comme stationnaires, non pas ncessairement parce qu'elles le sont, mais parce que leur ligne de dveloppement ne signifie rien pour nous, n'est pas mesurable dans les termes du systme de rfrence que nous utilisons.

Que tel est bien le cas, cela rsulte d'un examen, mme sommaire, des conditions dans lesquelles nous appliquons la distinction entre les deux histoires, non pas pour caractriser des socits diffrentes de la ntre, mais l'intrieur mme de celle-ci. Cette application est plus frquente qu'on ne croit. Les personnes ges considrent gnralement comme stationnaire l'histoire qui s'coule pendant leur vieillesse en opposition avec l'histoire cumulative dont leurs jeunes ans ont t tmoins. Une poque dans laquelle elles ne sont plus activement engages, o elles ne jouent plus de rle, n'a plus de sens : il ne s'y passe rien, ou ce qui s'y passe n'offre leurs yeux que des caractres ngatifs : tandis que leurs petits-enfants vivent cette priode avec toute la ferveur qu'ont oublie leurs ans. Les adversaires d'un rgime politique ne reconnaissent pas volontiers que celui-ci volue; ils le condamnent en bloc, le rejettent hors de l'histoire, comme une sorte de monstrueux entracte la fin duquel seulement la vie

HISTOIRE STATIONNAIRE ET CUMULATIVE

reprendra. Tout autre est la conception des partisans, et d'autant plus, remarquons-le, qu'ils participent troitement, et un rang lev, au fonctionnement de l'appareil. L'historicit, ou, pour parler exactement, l'vnementialit d'une culture ou d'un processus culturels sont ainsi fonction, non de leurs proprits intrinsques, mais de la situation o nous nous trouvons par rapport eux, du nombre et de la diversit de nos intrts qui sont gags sur eux.

L'opposition entre cultures progressives et cultures inertes semblent ainsi rsulter, d'abord, d'une diffrance de localisation. Pour l'observateur au microscope, qui s'est mis au point sur une certaine distance mesure partir de l'objectif, les corps placs en de ou au-del, l'cart serait-il de quelques centimes de millimtres seulement, apparaissent confus et brouills, ou mme n'apparaissent pas du tout: on voit au travers. Une autre comparaison permettra de dceler la mme illusion. C'est celle qu'on emploie pour expliquer les premiers rudiments de la thorie de la relativit. Afin de montrer que la dimension et la vitesse de dplacement des corps ne sont pas des valeurs absolues, mas des fonctions de la position de l'observateur, on rappelle que, pour un voyageur assis la fentre d'un train la . '

VItesse et la longueur des autres trains varient selon que ceux-ci se dplacent dans le mme sens ou dans un sens oppos. Or tout membre d'une culture en est aussi troitement solidaire que ce voyageur idal J'est de son train. Car, ds notre naissance, l'entou

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rage fait pntrer en DOU", par miUe dmarches conscientes et inconscientes, un systme complexe de rfrence consistant en jugements de valeur, motivations, centres J'intrt, y compris la vue ll-fiexive que l'ducatlon nous impose du devenir mst'{)nque de notre chilisation, sans laqueJlc celle-ci deviendrait impensable, 011 apparatrait en contradiction avec les condui.tes relles, Nous nous dplaons littralement 3\eG ce 'ystme de rfrences, et les ralits lultureHes du d.:.hors ne sont ohser' vabks qu' trawrs les dformations qu'il leur impose, quand 11 ne va pa.> jusqu' nous mettre dans j'impossibilit d'cn 3pcrccvoir quoi. que ce soit.

Dans une trs large mesufi.:, la distinction entre les ..;ultures qui bougent:,' et les cultures qui ne bougent pas ~'explgue par la mme diffrence de position q1li fait gue, pour notre voyageur, un train en mouvement bouge ou ne bouge pas, Avec, II est vrai., une dff~rencc dont l'importance 'pparai Ira pleinement je jour _. dont nous pouvons dj eUlr~:voir la lointaine venue -- o l'on cherchera formuler une thorie de la relativit gnralise dan3 un autre sens que celui d'Einstein, nous voulons dire s'appliquant la fois aux sciences physiques et aux sciences sociaJ{~s ; dans les unes et les autres, tout semble se passer de faon symtrique mas inverse, A l'observateur du monde physique (comme le. montre l'exemple du voyageur), ce sont les systmes voluant dans le mme sens que le sien qui parais~ sent immobiles, tandis que les plus rapides sont

HISTOIRE ST A nONNAIRE ET CUMULATIVE 45

ceux qU voluent dans des sens diffrents. C'est le contraire pour lei> cultures, puisqu'dIes nous paraissent d'autant plus actives qu'elles se d,splac':nt dans le sens de la ntre, et stationnaires quand leur orientation diverge. Mais, dans le cas des sciences de l'homme, le facteur vltJse n'a qn'une yaleut mtaphorique, Pour rendre la comparaison valable, ou dmt le remplacer par celui d'informalion et de significalion, Or nous savons qu'il est possible d'accumuler beaucoup plus d'informations sur un train qui se meut parallkment au ntre et une \'ites~c voisine (ainsi, examiner la tte des voyageurs, les compter, elc.) que sur un train qui nous dpasse ou que nous dpassons trs grande vitesse, ou qui nous parat d'autant plus COUrt qu'il circule dan:; une autre direction, A la limite, il passe si vite que nous n'en gardons qu'une impression confuse d\)l ks signes mme de vitesse sont absents; il se rduit un brouillage momentan du champ visuel : Ct~ n'est plus un trai'l, il ne Jignifie plus rien. Il y a donc, semble-t-il, une relation entre la notion phySIque de mouvement apparent et une autre notion qui, clle, relve galement de la physique, de la psychologie et de la sociologie : celle de quantit d'information susceptib!e de passer l> entre deux individus on groupes, en fonction de la plus ou moins grande diversit de leurs cultures respectives.

Chaque fois que nous sommes ports qualifier une culture humaine d'inerte ou de stationnaire, nous devons donc nous demander si cet immobilisme

...

RACE ET HISTOIRE46

3pparent ne rsulte pas de l'ignorance o nous sommes de ses intrts vritables, conscients ou inconscients, et si, ayant des critres diffrents des ntres, cette culture n'est pas, notre gard, victime de la mme illusion. Autrement dit, nous nous apparatrions l'un l'autre comme dpourvus d'intrt, tout simplement parce que nous ne nous ressemblons pas.

l"a civilisation occidentale s'est entirement tourne, depuis deux ou trois sicles, vers la mise la disposition de l'homme de moyens mcaniques de plus en plus puissants. Si l'on adopte ce critre, on fera de la quantit d'nergie disponible par tte d'habitant I"expression du plus ou moins haut degr de dveloppement des socits humaines. La civilisation occidentale, sous sa forme nord-amricaine, occupera la place de tte, les socits europennes venant ensuite, avec, la trane, une masse de socits asiatiques et africaines qui deviendront vite indistinctes. Or ces centaines ou mme ces milliers de socits qu'on appelle ~ insuffisamment dveloppes:. et primitives 'b, qui se fondent dans un ensemble confus quand on les envisage sous le rapport que nous venons de citer (et qui n'est gure propre les qualifier, puisque cette ligne de dveloppement leur manque ou occupe chez elles une place trs secondaire), elles se placent aux antipodes les unes des autres: selon le point de vue choisi, on aboutirait donc des classements diffr~nts.

Si le critre retenu avait t le degr d'aptitude triompher des milieux gographiques les plus

HISTOIRE STA TIONNAIRE ET CUMULATIVE 47

hostiles, ii n'y a gure de doute que les Eskimos d'une part, les Bdouins de l'autre, emporteraient la palme. L'Inde a su, mieux qu'aucune autre civilisation, laborer un systme philosophico-religieux, et la Chine, un genre de vie, capables de rduire les consquences psychologiques d'un dsquilibre dmographique. Il y a dj treize sicles, l'Islam a formul une thorie de la solidarit de toutes les formes de la vie humaine : technique, conomique, sociale, spirituelle, que l'Occident ne devait retrouver que tout rcemment, avec certains aspects de la pense marxiste et la naissance de l'ethnologie moderne. On sait quelle place prminente cette vision prophtique a permis aux Arabes d'occuper dans la vie intellectuelle du moyen ge. L'Occident, matre des machines, tmoigne de connaissances trs lmentaires sur l'utilisation et les ressources de cette suprme machine qu'est le corps humain. Dans ce domaine au contraire, comme dans celui, connexe, des rapports entre le physique et le moral, l'Orient et l'ExtrmeOrient possdent sur lui une avance de plusieurs millnaires; ils ont produit ces vastes sommes thoriques et pratiques que sont le yoga de l'Inde, les techniques du souffle chinoises ou la gymnastique viscrale des anciens Maoris. L'agriculture sans terre, depuis peu l'ordre du jour, a t pratique pendant plusieurs sicles par certains peuples polynsiens qui eussent pu aussi enseigner au monde tart de la navigation, et qui l'ont profondment boulevers, au XVIII" sicle, en lui rvlant un type de

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vie sociaie et morale plus tihre et plus gnreuse q'e tOUl ce que j'CIl soupl,'onnait.

Pour tout ce qn touche l'organisation de la famillE' el 11 l'h".nnoni:'ution des rapports entre groupe iam~a; et groupe social, les Australiens, :l.ni":'res ~m le phn conomique, Gcuper:t une place si ~vaU,:Te par !apport ail reste de l'humanit qu'il t:$, pour comprendre les systmes de

(:;~hOf5 par eux de f::U;Oll conSClcnte et 1'611{:.::hlC, dl' faire a~rx formes les plus raffines Je:, rnathrnatqucs modernes, Ce $ont

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Nous avons dj voqu la contribution amricaine, et il est inutile d'y re.enir ici.

D'ailleurs, ce ne sont pas tellement ces apports morcels qui doivent retenir l'attention, car ils risqueraient de nous donner I1de, doublement fausse, d'une civilisation mondiale compose comme un habit d'Arlequin, On a trop fait tat de toutes les proprits : phnicienne pour l'criture; chinoise pour Je papier, la poudre canon, la boussole; indienne pour le verre et l'acier. .. Ces lments sont moins importants que la faon dont chaque culture les groupe, les retient ou les exclut. Et ce qui fait l'originalit de chacune d'elles rside plutt dans sa faon paniculiere de rsoudre des problmes, de mettre en perspective des valeurs, qui sont approximativement les mmes pour tous les hommes: car lous les hommes sans exception possdent un langage, des techniques, un art, des connaissances de type scientitque. des croyances religieuses, une organisation sociale, conomique et politique. Or ce dosage n'est jamais exactement le mme pour chaque culture, et e plus en plus l'ethnologie moderne s'attache d~celcr les origines secrtes de ces options plutt qu' dresser un inventaire de traits spars.

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PLACE DE LA CIVILISATION

OCCIDENTALE

Peut-tre formulera-t-on des objections contre une telle argumentation cause de son caractre thorique. II est possible, dira-t-on, sur le plan d'une logique abstraite, que chaque culture soit incapable de porter un jugement vrai sur une autre puisqu'une culture ne peut s'vader d'elie-mme et que son apprciation reste, par consquent, prisonnire d'un relativisme sans appel. Mais regardez autour de vous; soyez attentif ce qui se passe dans le mondt: depuis un sicle, et toutes vos spculations s'effondreront. Loin de rester enfermes en elles-mmes, toutes les civilisations reconnaissent, l'une aprs l'autre, la supriorit de l'une d'entre elles, qui est la civilisation occidentale. Ne voyons-nous pas le monde entier lui emprunter progressivement ses techniques, son genre de vie, ses distractions et jusqu' ses vtements ? Comme Diogne prouvait le mouvement en marchant, c'est la marche mme des cultures humaines qui, depuis les vastes masses de l'Asie jusqu'aux

52 RACE ET HISTOIRE

tribus perdues dans la jungle brsilienne ou africaine, prouve, par une adhsion unanime sans prcdent dans l'histoire, qu'une des formes de la civilisation humaine est suprieure toutes les autres : ce que les pays insuffisamment dvelopps ~ reprochent aux autres dans les assembles internationales n'est pas de les occidentaliser, mais de ne pas leur donner assez vite les moyens de s'occidentaliser.

Nous touchons l au point le plus sensible de notre dbat; il ne servirait den de vouloir dfendre l'originalit des cultures humaines contre eHesmmes. De plus, il est extrmement difficile l'ethnologue d'apporter une juste estimation d'un phnomne comme l'universalisation de la civilisation occidentale, et cela pour plusieurs raisons. D'abord l'existence d'une civilisation mondiale est un fait probablement unique dans l'histoire, ou dont les prcdents seraient chercher dans une prhistoire lointaine, sur laquelle nous ne savons peu prs rien. Ensuite, une grande incertitude rgne sur la consIstance du phnomne en question. Il est de fait que, depuis un sicle et demi, la civilisation occidentale tend, soit en totalit, soit par certains de ses lments clefs comme l'industrialisation, se rpandre dans le monde; et que, dans la mesure o les autres cultures cherchent prserver quelque chose de leur hritage traditionnel, cette tentative se rduit gnralement aux superstructures, c'est--dire aux aspects les p~us fragiles et dont on peut supposer qu'ils scrom balays par les transformations profondes qui

PLACE DE LA CIVILISATION OCClDENTALE 53

s'accomplissent. Mais le phnomne est en cours, nous n'en connaissons pas encore le rsultat. S'achvera-t-ij par une occidentalisation intgrale de la plant{~ avec des variantes, russe ou amricaine? Des formes syncrtiques apparatront-eUes, comme on en aperoit la possibilit pour le monde islamique, l'Inde et la Chine? Ou bren le mouvement de flux touche-t-il dj son terme et va-t-l se rsorber, le monde ocddental ~tant prs de 1!uccomber, comme ces monstres prhistoriques, une expansion physique incompatible avee les mcanismes internes qui assurent son existen? C'est en tenant compte de toutes ces rserves que nous tcherons d'cvalm:r le processus qui se droule sous nos yeux et dont nous sommes consciemment ou ioconsciemmc:m, les agents, les auxiliaires (lU les victimes.

On commencera par remarquer que cette adhsion au genre de vie occidental, ou certains de ses aspecs, est loin d'tre aussi spontane que les Occidentaux aimeraient le croire. Elle rsulte moins d'une dcision libre que d'une absence de t.:hoix. La civilisation occidentale a tabli ses soldats, ses comptoirs, ses plantations et ses missionnaires dans le monde entier; elle est, directement ou indirectement, intervenue dans la vic des populations de couleur; elle a boulevers de fond en comble leur mode traditionnel d'existence, soit en imposant le sien, soit cn instaurant des conditions qui engendraient l'effondrement des cadres existants sans les remplacer par autre chose. Les peuples subjugus ou dsorganiss ne

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pouvaient donc qu'accepter les solutions de remplacement qu'on leur offrait, ou, s'ils n'y taient pas disposs, esprer s'en rapprocher suffisamment pour tre en mesure de les combattre sur le mme terrain. En l'absence de cette ingalit dans le rapport des forces, les socits ne se livrent pas avec une telle facilit; leur Weltanschauung se rapproche plutt de celle de ces pauvres tribus du Brsil oriental, o l'ethnographe Curt Nimuendaju avait su se faire adopter, et dont les indignes, chaque fois qu'il revenait parmi eux aprs un sjour dans les centres civiliss, sanglotaient de piti la pense des souffrances qu'il devat avoir subies, loin du seul endroit .- leur village -- oil ils jugeaient que la vie valt la peine d'tre vcue.

Toutefois, en formulant cette rserve, nous n'avons fait que dplacer la question. Si ce n'est pas le consentement qui fonde la supriorit occidentale, n'estce pas alors cette plus grande nergie dont elle dispose et qui lui a prcisment permis de forcer le consentement? Nous atteignons ici le roc. Car cette ingalit de force ne relve plus de la subjectivit collective, comme les faits d'adhsion que nous voquions tout l'heure. C'est un phnomne objectif que seul l'appel des causes objectives peut expliquer.

n ne s'agit pas d'entreprendre ici une tude de philosophie des civilisations; on peut discuter pendant des volumes sur la nature des valeurs professes par la civilisation occidentale. Nous ne

PLACE DE LA CIV ILlSA nON OCCIDENT AI.E 55

relverons que les plus manifestes, celles qui sont les moins sujettes la controverse. Elles se ramnent. semble-t-iJ, deux : la civilisation occidentale cher-che d'une part, selon l'expression de M. Leslie White, accrotre continuellement la quantit d'nergie disponible par tte d'habitant; d'autre part protger et prolonger la vie humaine, et si l'on veut tre bref on con!>idrera que le second aspect est une modalit du premier puisque la quantit d'nergie disponible s'accrot, en valeur absolue, avec la dure et l'intrt de l'existence individuelle. Pour carter toute discussion, on admettra aussi d'embl~e que ces caractres peuvent s'accompagner de phnomnes compensateurs servant, en quelque sorte, de frein: ainsi, les grands massacres que constituent les guerres mondiales, et l'ingalit qui prside la rpartition de l'nergie disponible entre les individus et entre les classes.

Cela pos, on constate aussitt que si la civilisation occidentale s'est, en effet, adonne ces tches avec un exclusivisme o rside peut-tre sa faiblesse, elle n'est certainement pas la seule. Toutes les socits humaines, depuis les temps les plus rccuks, ont agi dans le mme sens; et ce sont des socits trs lointaines et trs archaques, que nous ga!ericUis volontiers aux peuples < sauvages ~ d'aujourd'hUI, qui ont accompli, dans ce domaine, les progrs les plus dcisifs. A l'heure actuelle, ceux-ci constituent toujours la majeure partie de ce que nous nommons civilisation. Nous dpendons encore des immenst~

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dcouvertes qui out marqu ce qu'on appelle, sans exagration aucune, la rvolution nolithique : l'agriculture, l'levage, Ja poterie, le tissage ... A tous ces 1: arts de la civilisation , nous n'avons, depuis huit mille Ol! dix mille ans, apport que des perfectionnements.

II est vrai que certains esprits ont une fcheuse ndance rserver le privilge de l'effort, de l'intelligence et de l'imagination aux dcouvertes rcentes, tandis que celles qui ont t accomplies par l'humanit dans sa priode barbare:. seraient le fait du ;i::tsard, et qu'elle n"y aurait, somme toute, que peu de mrhe. Cette aberration nous parat si grave et si rpandlie, et elle est si profondment de nature empcher de prendre une vue exacte du rapport entre les cultures que nous croyons indispensable de la dissiper compltement.

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HASARD ET CIVlLISATION

On lit dans des traits cl'ethnologe et non des moindres - que l'homme doit la connaissance du feu au hasard de la foudre OH d'un incendie de brousse; que la trouvaille d'un gibier accidentellement rti dans ces conditions lui a rvl la cuisson des aliments; q l'invention d\~ la poterie rsulte de l'oubli d'une boulette d'argile au voisinage d'uH foyer. On dirait que l'homme aurait d'abord vcu dans une sorte d'ge J'or teclmologiquc, o les inventions se cueillaient avec la mme facilit que les fmit:; et les fleurs. A l'homme moderne scracnt rserves les fatigues du labeur et les iI1uminati1s du gnie.

Cette vue nave rsulte d'une totale ignorance de la complexit et de la diversit de8 oprations impliques dans les techniques les plus lmentaires. Pour fabliquer un outl de pierre taille efficace, il ne suffit pas de frapper sur un caillou jusqu' cc qu'il clate : on s'en est bien aperu le jour o j'on a essay de reproduire les principaux types d'outils

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prhistoriques. Alors -- et aussi en observant la mme, technique chez les indignes qui la possdent encore - on a dcouvert la complication des procds indispensables et qui vont, quelquefois, jusqu' ta fabrication prliminaire de vritables ~ appareils il tailler;) : marteaux contrepoids pour contrler l'impact et sa direction; dispositifs amortisseurs pour viter que la vibration ne rompe l'clat. Il faut aussi un vaste ens~mble de notions sur l'origine locale, les procds d'extraction, la rsistance et ia structure des matriaux utiliss, un entranement musculaire appropri, la connaissance des

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sait, au reste, qu'il n'a pas t absent. On doit donc distinguer avec soin la transmission d'une technique d'une gnration une autre, qui se fait toujour& avec une aisance reJathe grce l'observation et il l'entranement quotidien, et la cration ou J'amlioration des techniques au sein de chaque g':nration. Celles-d supposent toujours la mme puissance imaginative et les mmes efforts acharns de la part de certains individus, quelle que soit la technique particulire qu'on ait en vue. Les socits qu~~ nous appelons primitives ne sont pas moins riches en Pasteur et en Palissy que les autres.

Nl'US retrouverons tout l'heure le hasard et la probabilt, mais une autre place et avec un autre rk. Nous ne les utiliserons pas pour expliquer pareSSlusement la naissance d'inventions toutes faites, mais pour nterprkr un phnomne qui se ;,itue un autre niveau de ralit : savoir que, malgr~ une dose d'imagination, d'invention, d'effort crl:ateur dont nous avon!'. tout lieu de supposer qu'elle ;'I.:sie Ci peu prs constante travers l'histoire de l'humanit. cette combinaison ne dtermine des mutatiom culture!les importantes qu' certanes p~riO(les ct en certains lieux. Car, pour aboutir ce r'lultat, les facteurs purement psychologiques ne suffisent pas: ils doivent d'abord se trouver prsents, avec une orientation similaire. chez un nombre suftis3Ilt d'individus pour que le crateur soit aussitt assure d'un public; et cette condition dpend elle-mme de la rUnIon d'un nombre considrable

HASARD ET CIVILISATION 61

d'autres facteurs, de nature historique, conomique et sociologique. On en arriverait donc, pour expliquer les diffrences dans le cours des civilisations, invoquer des ensembles de causes si complexes et si discontinus qu'ils seraient inconnaissables, soit pour des raisons pratiques, soit mme pour des raisons thoriques telles que l'apparition, impossible il viter, de perturbations lies aux techniques d'observation. En effet, pour dbrouiller un cheveau form de fils aussi nombreux et tnus, il ne faudrait pas faire moins que soumettre la socit considre (et aussi le monde qui l'entoure) une tude ethnographique globale et de tous les instants. Mme sans voquer l'normit de l'entreprise, on sait que les ethnographes, qui travaillent pourtant il une chelle infiniment plus rduite, sont souvent limits dans leurs observations par les changements subtils que leur seule prsence suffit introduire dans le groupe humain objet de leur tude. Au niveau des socits modernes, on sait aussi que les polls d'opinion publique, un des moyens les plus efficaces de sondage, modifient l'orientation de cette opinion du fait mm~ de leur emploi, qui met en jeu dans la population un facteur de rflexion sur soi jusqu'alors absent.

Cette situation justifie l'introduction dans les sciences sociales de la notion de probabilit, prsente depuis longtemps dj dans certaines branches de la physique, dans la thermodynamique par exemple. Nous y reviendrons; pour le moment, il suffira de !Je rappeler que la complexit des dcouvertes moder

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nS ne r~~lIlte pa, d'un~ plus grande frquence ou d'une meilleure disponibi!it~ du gnie chez nos contemprainso Ilien au contraire, puisque nous avons reconnu qu' travers le, sicles chaque gnration, pour progresser, n'aurait besoin que d'ajouter une 2pargnc constante au capital lgu par les gnrations antr.:rieures, Les neuf diximes de notre richesse leur sonl dus; e'l mme davantage, si, comme on .st amu:-.i il le j'aire, ;Jn value la date d'apparition des principaies d~couvertes par rapport celle, appro:umal"c, u dbut de la civilisation, On constate alors que l'agriculture nat au cours d'une phase rl'Cenle crmcspondanl il 2 % de cette dure; la

j (1,7 (7:;" l'alphabet 0,35 %, la physique ,l!alikr.:lHw 0,035 % t:t le darwinisme il 0,009 ('; !. La r,:volutiun scientifique et imlustriellc de rChxi,knt ~;'in,ent lOute entire dans une: priode

;'1 un Jcmt~rnillime environ de la vie coule ,ho l'humanit, On peut donc se montrer prudent zan! d'affirmer qu'elle est destine en changer lOtakmcnt la signication,

Il n'en est pJS moin:. vrai et c'est l'expression d::finitivc que HOU';; croyons pouvoir donner notre prubkme qu,::, ~ous Je rapport des inventions techniques (et de b rl1exion scientifique qui les rcnd , la civilisation occidentale s'est montr,:.: plus cumulative que les autres; qu'aprs avoir dispos;,; du ml1i~ capital nolithi4uC initial, elle a 'HI

1. Leslie A WHITE, The science of cullure, New York., 1949, p, 196

HASARD ET CIVILISATION

apporter des amliorations (criture alphabtique, arithmtique et gomtrie) dont elle a d'ai!leurs rapidement oubli certaines; mais qu'aprs une stagnation qui, en gros, s'tale sur deux mille ou deux mille cinq cents ans (du 1" millnaire avant l're chrtienne jusqu'au XVIII" sicle environ), elle s'est soudainement rvle comme le foyer d'une rvolution industrielle dont, par son ampleur, son universalit et lmportance de ses consquence", la rvolution nolithique seule avait offert jadis un quivaJ.::nt

Deux fois dans son histoire, par com.qucnt, et environ deux mille ans d'intervalle, l'humanit a ~m accumuler une multiplicit d'inventions orientes dans le mme sens; et ce nombre, d'une part, celte continuit, de l'autre, se sont concentrs dans un laps de temps suffisamment court pour que des hautes synthses techniques s'oprent; synthi::ses qui ont entran des changements significatifs dans les rapports que l'homme entretient avec la nature et qui ont, leur lour, rendu possibles d'autres changements. L'image d'une raction en chaine, dclenche par des corps catalyseurs, permet d'illustrer cc processus qui s'est, jusqu' prsent, rpt dcux fois et deux fois selllement, dans l'histoire de l'humanit, Comment cela s'est-il produit?

D'abord il ne faut pas oublier que d'autres r~volutions, prsentant les mmes caractres cumulatifs, ont pu se drouler ailleurs et d'autres moments, mais dans les domaines diffrents de l'activit humaine, Nous avons expliqu plus haut pourquoi

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notre propre rvolution industrielle avec la rvolution nolithique (qui l'a prcde dans le temps, mais relve des mmes proccupations) sont les seules qui peuvent nous apparatre telles, parce que notre systme de rfrence permet de les mesurer. Tous les autres changements, qui se sont certainement produits, ne se rvlent que sous forme de fragments, ou profondment dforms. Ils ne peuvent pas prendre un sens pour l'homme occidental moderne (en tout cas, pas tout leur sens) ; ils peuvent mme tre pour lui comme s'ils n'existaient pas.

En second lieu, l'exemple de la rvolution nolithique (la seule que l'homme occidental moderne parvienne se reprsenter assez clairement) doit lui inspirer quelque modestie quant la prminence qu'il pourrait tre tent de revendiquer au profit d'une race, d'une rgion ou d'un pays. La rvolution industrielle est ne en Europe occidentale; puis elle est apparue aux Etats-Unis, ensuite au Japon; depuis 1917 elle s'acclre en Union Sovitique, demain sans doute elle surgira ailleurs; d'un demi-sicle l'autre, elle brille d'un feu plus ou moins vif dans tel ou tel de ses centres. Que deviennent, l'chelle des millnaires, les questions de priorit, dont nous tirons tant de vanit?

A mille ou deux mille ans prs, la rvolution nolithique s'est dclenche simultanment dans le bassin gen, l'Egypte, le Proche-Orient, la valle de l'Indus et la Chine; et depuis l'emploi du carbone radio-actif pour la dtermination des priodes archo-

HASAIlD ET CIVILISATION

logiques, nous souponnons que le nolithique amricain, plus ancien qu'on ne le croyait jadis, n'a pas d dbuter beaucoup plus tard que dans l'Ancien Monde. Il est probable que trois ou quatre petites valles pourraient, dans ce concours, rclamer une priorit de quelques sicles. Qu'en savons-nous aujourd'hui? Par contre, nous sommes certains que la question de priorit n'a pas d'imp~rtance, prcisment parce que la simultanit d'apparition des mmes bouleversements technologiques (suivis de prs par des bouleversements sociaux), sur des territoires aussi vastes et dans des rgions aussi cartes, montre bien qu'elle n'a pas dpendu du gnie d'une race ou d'une culture, mais de conditions si gnrales qu'elles se situent en dehors de la conscience des hommes. Soyons donc a.ssurs que, si la rvolution industrielle n'tait pas apparue d'abord en Europe occidentale et septentrionale-, elle se serait manifeste un jour sur un autre point du globe. Et si, comme il est vraisemblable, elle doit s'tendre l'ensemble de la terre habite, chaque culture y introduira tant de contributions particulires que l'historien des futurs millnaires considrera lgitimement comme futile la question de savoir qui peut, d'un ou de deux sicles, rclamer la priorit pour l'ensemble.

Cela pos, il nous faut introduire une nouvelle limitation, sinon la validit, tout au moins la rigueur de la distinction entre histoire stationnaire et histoire cumulative. Non seulement cette distinction est relative nos intrts, comme nous l'avons

66 RACE ET HISTOIRE

dj montr, mais elle ne russit jamais tre nette. Dans le cas des inventions techniques, il est bien certain qu'aucune priode, aucune culture, n'est absolument stationnaire. Tous les peuples possdent et transforment, amliorent ou oublient des techniques suffisamment complexes pour leur permettre de dominer leur milieu. Sans quoi ils auraient disparu depuis longtemps. La diffrence donc jamais entre histoire cumulative et histoire non cumulative ; toute histoIre est cumulative; avec des diffrence,> de On sait, par exemple, que les ancief's Chinois, les Eskimos avaient pouss trs loin ks arts mcaniques; et il s'en est fallu de fort peu qu'ils n'arrivent au point o la 4; raction en chame ) se dclenche, dterminant le passage d'un type de civilisation lin autre. On connat l'exemple de la poudre canon : les Chinois avaient rsolu, techni~ quement parlant, tous les problmes qu'elle posait, sauf celui de son utilisation en vue de rsultats massifs. Les ancien" Mexicains n'ignoraient pas la roue, comlIle on le dit souvent; ils la connaissent fort bien, pour fabriquer des animaux roulettes destins aux enfants; il leur et suffi d'une dmarche supplmentaire pour possder le chariot.

Dans ces conditions, le problme de la raret relative (pour chaque systme de rfrence) de cultures plus cumulatives" par rapport aux cultures moins cumulatives se rduit un problme connu qui relve du calcul des probabilits. C'est le mme problme qui consiste dterminer la probabilit

HASARD ET CIVILISATION 67

relative d'une combinaison complexe par rapport d'autres combinaisons du mme type, mais de complexit moindre. A la roulette, par exemple, une suite de deux numros conscutifs (7 et 8, 12 et 13, 30 et 31, par exemple) est assez frquente; une de trois numros est dj rare, une de quatre l'est beaucoup plus. Et c'est une fois seulement sur un nombre extrmement lev de lancers que se ralisera peut-tre une srie de six, sept ou huit numros conforme rordre naturel des nombres. Si notre attention est exclusivement fixe sur des sries longues (par exemple, si nous parions sur les de. cinq numros conscutifs), les series les plus courtes deviendront pour nous quivalentes des sries non ordonnes. C'est oublier qu'elles ne se distinguent des ntres que par la valeur d'une fraction, et qu'envisages sous un autre angle elJes prsentent peut-tre d'aussi grandes rgularits. Poussons encofC plus loin notre comparaison. Un joueur, qui transfrerait tot;S ses gains sur des sries de plus en plus pourrait se dcourager, apr" des milliers ou des millions de coups, de ne voir jamais la srie de neuf numros conscutifs, et penser qu'il et mieux fait de s'arrter plus tt. Pourtant, il n'est pas dit qu'un autre joueur, suivant la mme formule de pari, mais sur des sries d'un autre type (par exemple, un certain rythme d'alternance entre rouge et noir, ou entre pair et impair) ne saluerait pas des combinaisons significatives l o le pr

68 RACE ET HISTOIRE

n'volue pas dans un sens unique. Et si, sur un certain plan, elle semble stationnaire ou mme rgressive, cela ne signifie pas que, d'un autre point de vue, elle n'est pas le sige d'importantes transformations.

Le grand philosophe anglais du XVIlle sicle Hume s'est un jour attach dissiper le faux problme que se posent beaucoup de gens quand ils se demandent pourquoi toutes les femmes ne sont pas jolies, mais seulement une petite minorit. Il n'a eu nulle peine montrer que la question n'a aucun sens. Si toutes les femmes taient au moins aussi jolies que la plus belle, nous les trouverions banales et rserverions notre qualificatif la petite minorit qui surpasserait le modle commun. De mme, quand nous sommes intresss un certain type de progrs, nous en rservons le mrite aux cultures qui le ralisent au plus haut point, et nous restons indiffrents devant les autres. Ainsi le progrs n'est jamaIs que le maximum de progrs dans un sens prdtermin par le got de chacun.

9

LA COLLABORATION DES CULTURES

Il nous faut enfin envisager notre problme sous un dernier aspect. Un joueur comme celui dont il a t question aux paragraphes prcdents qui ne parierait jamais que sur les sries les plus longues (de quelque faon qu'il conoive ces sries) aurait toute chance de se ruiner. Il n'en serait pas de mme d'une coalition de parieurs jouant les mmes sries en valeur absolue, mais sur plusieurs roulettes et en s'accordant le privilge de mettre en commun les rsultats favorables aux combinaisons de chacun. Car si, ayant tir tout seul le 21 et le 22, j'ai besoin du 23 pour continuer ma srie, il y a videmment plus de chances pour qu'il sorte entre dix tables que sur une seule.

Or cette situation ressemble beaucoup celle des cultures qui sont parvenues raliser les formes d'histoire les plus cumulatives. Ces formes extrmes n'ont jamais t le fait de cultures isoles, mais bien de cultures combinant, volontairement ou involontairement, leurs jeux respectifi, et ral.ant par

70 RACE ET HISTOIRE

des moyens varis (migrations, emprunts, changes commerciaux., guerres) ces coalitions dont nous VenODi> d'imagincr lt~ modle. Et c'est ici que nous tou.::hons du doigt l'absurdit qu'il y a il dclarer une culture supreu une autre, Car, dans la mesure ol elle serait seule, une culture ne pourrait Jamais tre -t suprieure> ; comme le joueur isol, eUe ne russr:l1t jamais que des petites sries de qlJclque~ dments, et la probabilit pour qu'une srie longue sorte dans son histoire (sans tre thoriquement exclue) serait si faihle qu'il faudrait disposer d'un temps infinImcnt plus long que celui dans lequel s'inscrit le dveloppement total de l'humanit pour esprer la voir se raliser. Mais _ naos l'avon:-, dit plu:; hau!. - aucune culture n'est seule; elle est toujours donne en coalition avec d'autres cultures. et ("est cela qui lui permet d'difier des sries cunmlalives. La probabilite pour que, parmi ces ~ries, en apparaisse une tongue dpend :Jaturellement de l'tendue. de la dure et de la vanabilit6 du rGgime de coalition.

De ces remarques dcoulent deux consquences. Au cours de cette tude, nous nous sommes

demand il plusieurs reprises comment il se faisait que fhumal1lt soit reste stationnaire pendant les neuf djxl~mcs de SIIll histoire, ct mme davantage: les prnin:s civilisations sont vieilles de deux cent mille il cinq nt mille annes, les conditions de vie St transforment seulement au COurs des derniers dix mille ans. Si notn: analyse est !:xacte, ce n'est

LA COLLABORATION DES CUI.TURES 71

pas parce que l'homme palolithique tait moins intelligent, moins dou que son successeur nolithique, c'est tout simplement parce que, dans j'histoire humaine, une combinaison de degr n a mis un temps de dure t sortir; elle aurait pu se produire beaucoup plus tt, ou beaucoup plus lard. Le fait n'a pas plus de signification que n'en a ce nombre de coups qu'un joueur doit attendre pour voir une combinaison donne se produire: cette combinaison pourra se produire au premier coup, au millime, au millionime, ou jamais. Mais pendant tout ce temps l'humanit, comme le joueur, n'arrte pas de spculer. Sans toujours le vouloir, et sans jamais exactement s'en rendre compte, elle monte des affaires culturelles, se lance dans des oprations civilisation '-', dont chacune est couronne d'un ingal succs. Tantt elle frle la russite, tantt elle compromet les acquisitions antrieures. Les grandes simplifications qu'autorise notre ignorance de la plupart des aspects des socits prhistoriques permettent d'illustrer cette marche inccrtaim~ et ramifie, car rien n'est plus frappant que ces repentirs qui conduisent de l'apoge levalloisien la mdiocrit moustrienne, des splendeurs aurignacienne et solutrenne la rudesse du magdalnien, puis aux contrastes extrmes offerts par Je:; divers aspects du msolithique.

Ce qui est vrai dans le temps ne l'est pas moins dans l'espace, mais doit s'exprimer d'une autre faon. La chance qu'a une culture de totaliser cet

72 RACE ET HISTOllilZ

ensemble complexe d'inventions de tous ordres que nous appelons une civilisatioll est fonction du nombre et de la diversit des cultures avec lesquelles elle participe l'laboration - le plus souvent involontaire - d'une commune stratgie. Nombre et diversit, disons-nous. Ea comparaison entre l'Ancien Monde et le Nouveau la veille de la dcouverte illustre bien cette double ncessit.

L'Europe du dbut de la Renaissance tait le lieu de rencontre et de fusion des influences les plus diverses : les traditions grecque, romaine, germanique et anglo-saxonne; les influences arabe et chinoise. L'Amrique prcolombienne ne jouissait pas, quantitativement parlant, de moins de contacts culturels puisque les deux Amriques forment ensemble un vaste hmisphn~. Mais, tandis que les cultures qui se fcondent mutuellement sur le sol europen sont le produit d'une diffrenciation vieille de plusieurs dizaines de millnaires, celles de l'Amrique, dont le peuplement est plus rcent, ont eu moins de temps pour diverger; elles offrent un tableau relativement plus homogne. Aussi, bien qu'on ne puisse pas dire que le niveau culturel du Mexique ou du Prou ft, au moment de la dcouverte, infrieur celui de l'Europe (nous avons mme vu qu' certains gards il lui tait suprieur), les divers aspects de la culture y taient peut-tre moins bien articuls. A ct d'tonnantes russites, les civilisations prcolombiennes sont pleines de lacunes, elles ont, si l'on peut dire, des c trous:.. Elles offrent

LA COLLABORATION DES CULTURES 73

aussi le spectacle, moins contradictoire qu'il ne semble, de la coexistence de formes prcoces et de formes abortives. Leur organisation peu souple et faiblement diversifie explique vraisemblablement leur effondrement devant une poigne de conqurants. Et la cause profonde peut en tre cherch~e dans le fait que la coalition:) culturelle amricaine tait tablie entre des partenaires moins diffrents entre eux que ne l'taient ceux de l'Ancien Monde.

n n'y a donc pas de socit cumulative en soi et par soi. L'histoire cumulative n'est pas la proprit de certaines races ou de certaines cultures qui sc distingueraient ainsi des autres. Elle rsulte de leur conduite plutt gue de leur nature. Elle exprime une certaine modalit d'existence des cultures qui n'est autre que leur manire d'tre ensemble. En ce sens" on peut dire que l'histoire cumulative est la forme d'histoire caractristique de ces superorganismes sociaux que constituent les groupes de socits, tandis que l'histoire stationnaire - si elle existait vraiment - serait la marque de ce genre de vie Lrtfrieur qui est celui des socits solitaires.

L'exclusive fatalit, runique tare qui puissent affliger un groupe humain et l'empcher de raliser pleinement sa nature, c'est d'tre seul.

On voit ainsi ce qu'il y a souvent de maladroit et de peu satisfaisant pour l'esprit, dans les tentatives dont on se contente gnralement pour justifier la contribution des races et des cultures humai

74 RACE ET HISTOIRE

nes la civilisation. On numre des traits, on pluche des questions d'origine, on dcerne des priorits. Pour bicn intentionns qu'ils soient, ces efforts sont futiles, parce qu'ils manquent triplement leur but. D'abord, le mrite d'une invention accord telle ou telle culture n'est jamais sCir. Pendant un sicle, on a cru fermement que le mas avait t cr partir du croisement d'espces sauvages par les Indiens d'Amrique, et l'on continue l'admettre provisoirement, mais non sans un doute croissant, car il se pourrait qu'aprs tout, le mas ft venu en Amrique (on ne sait trop quand ni comment) partir de l'Asie du Sud-Est.

En second lieu, les contributions culturelles peuvent toujours se rpartir en deux groupes. D'un ct, nous avons des traits, des acquisitions isoles dont l'importance est facile valuer, et qui offrent aussi un caractre limit. Que le tabac soit venu d'Amrique est un fait, mais aprs tout, et malgr toute la bonne volont dploye cette fin par les institutions internationales, nous ne pouvons nous sentir fondre de gratitude envers les Indiens amricains chaque fois que nous fumons une cigarette. Le tabac est une adjonction exquise l'art de vivre, comme d'autres sont utiles (ainsi le caoutchouc) ; nous leur devons des plaisirs et des commodits supplmentaires, mais, si eUes n'taient pas l, les racines de notre civilisation il 'en seraient pas branles; et, en cas de pressant besoin, nous aurions su les retrouver ou mettre autre chose la place.

LA COLLABORATION DES CULTURES 75

Au ple oppos (avec, bien entendu, toute une srie de formes intermdiaires), il y a les contributions offrant un caractre de systme, c'est--dire correspondant la faon propre dont chaque socit a choisi d'exprimer et de satisfaire l'ensemble des aspirations humaines. L'originalit et la nature irremplaables de ces styles de vie ou, comme disent les Anglo-Saxons, de ces patterns ne sont pas niables, mais comme ils reprsentent autant de choix exclusifs on aperoit mal comment une civilisation pourrait esprer profiter du style de vie d'une autre, moins de renoncer tre elle-mme. En effet, les tentatives de compromis ne sont susceptibles d'aboutir qu' deux rsultats : soit une dsorganisation et un effondrement du pattern d'un des groupes; soit une synthse originale, mais qui, alors, consiste en l'mergence d'un troisime pattern lequel devient irrductible par rapport aux deux autres. Le problme n'est d'ailleurs pas mme de savoir si une socit peut ou non tirer profit du style de vie de ses voisines, mais si, et dans quelle mesure, ene peut arriver les comprendre, et mme les connatre. Nous avons vu que cette question ne comporte aucune rponse catgorique.

Enfin, il n'y a pas de contribution sans bnficiaire. Mais s'il existe des cultures concrtes, que l'on peut situer dans le temps et dans l'espace, et dont on peut dire qu'eUes ont ... contribu :1> et continuent de le faire, qu'est-ce que cette ~ civilisation mondiale:l> suppose bnficiaire de toutes ces

76 RACE ET HISTOIRE

contributions? Ce n'est pas une civilisation distincte de toutes les autres, jouissant d'un mme coefficient de ralit. Quand nous parlons de civilisation mondiale, nous ne dsignons pas une poque, ou un grQupe d'hommes : nous utilisons une notion abstraite, laquelle nous prtons une valeur, soit morale, soit logique : morale, s'il s'agit d'un but que nous proposons aux socits existantes; logique, si nous entendons grouper sous un mme vocable les lments communs que l'analyse permet de dgager entre les dffrentcs cultures. Dans les deux cas, il ne faut pas se dissimuler que la notion de civilisation mondiale est fort pauvre, schmatique, et que son contenu intellectuel et affectif n'offre pas une grande densit. Vouloir valuer des contributions culturelles lourdes d'une histoire millnaire, et de tout le poids des penses, des souffrances, des dsirs et du labeur des hommes qui les ont amenes l'existence, en les rapportant exclusivement l'talon d'une civilisation mondiale qui est encore une forme creuse, serait les appauvrir singulirement, les vider de leur substance et n'en conserver qu'un corps dcharn.

Nous avons, au contraire, cherch montrer que la vritable contribution des cultures ne consiste pas dans la liste de leurs inventions particulires, mais dans l'cart diffrentiel qu'elles offrent entre elles. Le sentiment de gratitude et d'humilit que chaque membre d'une culture donne peut et doit prouver envers tous les autres. ne saurait se fonder que sur une seu1e conviction : c'est que les autres cultun

LA COI.LABORATION DES CULTl'RES 77

res sont diffrentes de ta sienne, de la faon la plus varie; et cela, mme si la nature dernire de ces diffrences lui chappe ou si, malgr tous ses efforts, il n'arrive que trs imparfaitement la pntrer.

D'autre part, nous avons considr la notion de civilisation mondiale comme une sorte de concept limite, ou comme une manire abrge de dsigner lm processus complexe. Car si notre dmonstration est valable, il n'y a pas, il ne peut y avoir, une civilisation mondiale au sens absolu que l'on donne souvent ce terme, puisque la civilisation implique la coexistence de cultures offrant entre elles le maximum de diversit, et consiste mme en cette coexistence. La civilisation mondiale ne saurait tre autre chose que la coalition, l'chelle mondiale, de cultures prservant chacune son originalit.

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LE DOUBLE SENS DU PROGRES

Ne nous trouvons-nous pas alors devant un trange paradoxe? En prenant les termes dans le sens que nous leur avons donn, on a vu que tout progrs culturel est fonction d'une coalition entre les cultures. Cette coalition consiste dans la mise en commun (consciente ou inconsciente, volontaire ou in volontaire, intentionnelle ou accidentelle, cherche ou contrainte) des chances que chaque culture rencontre dans son dveloppement historique; enfin, nous avons admis que cette coalition tait d'autant plus fconde qu'elle s'tablissait entre des cultures plus diversifies. Cela pos, il semble bien que nous nous trouvions en face de conditions contradictoires. Car ce jeu en commun dont rsulte tout progrs doit entraner comme consquence, chance plus ou moins brve, une homognisation des ressources de chaque joueur. Et si la diversit est une condition initiale, il faut reconnatre que les chances de gain deviennent d'autant plus faibles que la partie doit se prolonger.

80 RACE ET HISTOIRE

A cette consquence inluctable, il n'existe, sem ble+il, que deux remdes. L'un consiste, pour chaque joueur, provo\{uer dans son jeu des carts diffrentiels; la chose est possible puisque chaque socit (le joueur> de notre modle thorique) se compose d'une coalition de groupes ; confessionnels, professionnels et conomiques, et que la mise sociale est faite de mises de tous ces constituants. Les ingalits sociales sont l'exemple le plus frappant de cette solution. Les grandes rvolutions que nous avons choisies comme illustration : nolithique et industrielle, se sont accompagnes, non seulement d'une diversification du corps social comme l'avait bien vu Spencer, mais aussi de l'instauration de statuts difft'rcntiels entre les groupes, surtout au point de vue conomique. On a remarqu depuis longtemps que les dcouvertes nolithiques avaient rapidement entran une diffrenciation sociale, avec la naissance dans l'Orient ancien des grandes coneen trations urbaines, l'apparition des Etats, des castes et des classes. La mme observation s'applique la rvolution industrielle, conditionne par l'apparition d'un proltariat et aboutissant des formes nouvelles, et plus pousses, d'exploitation du travail humain. Jusqu' prsent, on avait tendance traiter ces transformations sociales comme la consquence des transformations techniques, tablir entre celles-ci et celles-l un rapport de cause effet. Si notre interprtation est exacte, la relation de causalit (avec la succession temporelle qu'elle implique) doit tre

LE DOUBLE SENS DU PROGRS 81

abandonne - comme la science moderne tend d'ailleurs gnralement le faire - au profit d'une corrlation fonctionnelle entre les deux phnomnes. Remarquons au passage que la reconnaissance du fait que le progrs technique ait eu, pour corrlatif historique, le dveloppement de l'exploitation de l'homme par l'homme peut nOU5 inciter une certaine discrtion dans les manifestations d'orgueil que nous inspire si volontiers le premier nomm de ces deux phnomnes.

Le deuxime remde est, dans une large mesure, conditionn par le premier : c'est d'introduire de gr ou de force dans la coalition de nouveaux partenaires, externes cette fois, dont les mises soient trs diffrentes de celles qui caractrisent l'association initiale. Cette solution a galement t essaye, et si le terme de capitalisme permet, en gros, d'identifier la premire, ceux d'imprialisme ou de colonialisme aideront illustrer la seconde. L'expansion coloniale du XIX" sicle a largement permis l'Europe industrielle de renouveler (et non certes son profit exclusif) un lan qui, sans l'introduction des peuples coloniss dans le circuit, aurait risqu de s'puiser beaucoup plus rapidement.

On voit que, dans les deux cas, le remde consiste largir la coalition, soit par diversification interne, soit par admission de nouveaux partenaires; en fin de compte, il s'agit toujours d'augmenter le nombre des joueurs, c'est--dire de revenir la complexit et la diversit de la situation initiale. Mais on voit

82 RACE ET HISTOIRE

aussi que ces solutions ne peuvent que ralentir provisoirement le processUs. Il ne peut y avoir exploitation qu'au sein d'une coalition: entre les deux groupes, dominant et domin, existent des contacts et se produisent des changes. A leur tour, et malgr la relation unilatrale qui les unit en apparence, ils doivent, consciemment ou inconsciemment, mettre en commun leurs mises, et progressivement les diffrences qui les opposent tendent diminuer. Les amliorations sociales d'une part, l'accession graduelle des peuples coloniss l'indpendance de l'autre, nous font assister au droulement de ce phnomne ; et bien qu'il y ait encore beaucoup de chemin parcourir dans ces deux directions, nous savons que les choses iront invitablement dans ce sens. Peut-tre, en vrit, faut-il interprter comme une troisime solution l'apparition dans le monde de rgimes politiques et sociaux antagonistes; on peut concevoir qu'une diversification, se renouvelant chaque fois sur un autre plan, permette de maintenir indfiniment, travers des formes variables et qui ne cesseront jamais de surprendre les hommes, cet tat de dsquilibre dont dpend la survie biologique et culturelle de l'humanit.

Quoi qu'il en soit, il est difficile de se reprsenter autrement que comme contradictoire un processus que l'on peut rsumer de la faon suivante : pour progresser, il faut que les hommes collaborent; et au cours de cette collaboration, ils voient graduellement s'identifier les apports dont la diversit initiale

LE DOUBLE SENS DU PROGRS 83

tait prcisment ce qui rendait leur collaboration fconde et ncessaire.

Mais mme si cette contradiction est insoluble, le devoir sacr de l'humanit est d'en conserver les deux termes galement prsents l'esprit, de ne jamais perdre de vue l'un au profit exclusif de l'autre; de se garder, sans doute, d'un particularisme aveugle qui tendrait rserver le privilge de l'humanit une race, une culture ou une socit; mais aussi de ne jamais oublier qu'aucune fraction de l'humanit ne dispose de formules applicables l'ensemble, et qu'une humanit confondue dans un genre de vie unique est inconcevable, parce que ce serait une humanit ossifie.

A cet gard, les institutions internationales ont devant elles une tche immense, et elles portent de lourdes responsabilits. Les unes et les autres sont plus complexes qu'on ne pense. Car la mission des institutions internationales est double; elle consiste pour une part dans une liquidation, et pour une autre part dans un veil. Elles doivent d'abord assister l'humanit, et rendre aussi peu douloureuse et dangereuse que possible la rsorption de ces diversits mortes, rsidus sans valeur de modes de collaboration dont la prsence l'tat de vestiges putrfi'! constitue un risque permanent d'infection pour le corps international. Elles doivent laguer, amputer s'il est besoin, et faciliter la naissance d'autres formes d'adaptation.

Mais, en mme temps, elles doivent tre passion

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~.

84 RACE ET HISTOIRE

nment attentives au fait que, pour possder la mme valeur fonctionnelle que les prcdents, ces nouveaux modes ne peuvent les reproduire, ou tre conus sur le mme modle, sans se rduire des solutions de plus en plus insipides et finalement impuissantes. li faut qu'elles sachent, au contraire, que l'humanit est riche de possibilits imprvues dont chacune, quand elle apparatra, frappera toujours les hommes de stupeur; que le progrs n'est pas fait J'image confortable de cette "similitude amliore) o nous nous cherchons un paresseux repos, mais qu'il est tout plein d'aventures, de ruptures et de scandales. L'umanit est constamment aux prises avec deux processus contradictoires dont J'un tend instaurer l'unification, tandis que l'autre vise maintenir ou rtablir la diversification. La position de chaque poque ou de chaque culture dans le systme, l'orientation selon laquelle elle s'y trouve engage sont telles qu'un seul des deux processus lui parait avoir un sens, l'autre semblant tre la ngation du premier. Mais dire, comme on pourrait y tre enclin, que l'humanit se dfait en mme temps qu'elle se fait, procderait encore d'une vision incomplte. Car, sur deux plans et deux niveaux opposs, il s'agit bien de deux manires diffrentes de se faire.

La ncessit de prserver la diversit des cultures dans un monde menac par la monotonie et l'unormit n'a certes pas chapp aux institutions internationales. Elles comprennent aussi qu'il ne suffira

LE DOUBLE SENS DU PROGRS 85

pas, pour atteindre ce but, de choyer des traditions locales et d'accorder un rpit aux temps rvolus. C'est le fait de la diversit qui doit tre sauv, non le contenu historique que chaque poque lui a donn et qu'aucune ne saurait perptuer au-del d'dlemme. Il faut donc couter le bl qui lve, encourager les potentialits secrtes, veiller toutes les vocations vivre ensemble que l'histoire tient en rserve; il taut aussi tre prt envisager sans surprise, sam rpugnance et sans rvolte Ge que toutes ces nouvelles formes sociales d'expression oe pourront manqU

L'UVRE DE CLAUDE LEVI-STRAUSS

par Jean POUILLON

Cette tude date de juillet 1956. Elle a t publie dans le numro 126 des Temps Modernes.

1 r

!

c Comment peut-on tre Persan? ;) L'ironie de la question appelle J'vidence de la rponse; "VOUS en tes un autre! ct Comme dans les comdies classiques, la surprise rciproque conduit la reconnaissance: l'homme, c'est celui que je suis, celui qui vit avec et comme moi, et pourtant c'est galement l'autre, aussi diffrent de moi puisse-t-il tre. Cette reconnaissance, que l'exprience, plus que la raison, impose et que mm