claude le fort hom trop

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    UN HOMMEEN TROP

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    DU MME AUTEUR

    Elments d'une critique de la bureaucratie

    Genve, Droz, 1971.Le Travail de l'uvre Machiavel

    Paris, Gallimard, 1972.

    Mai 68 : la Brche(en collaboration avec E. Morin et J.-P. Coudray)

    Paris, Fayard, 1968.

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    CLAUDE LEFORT

    UN HOMME

    EN TROPRFLEXIONS SUR L'ARCHIPEL DU GOULAG

    DITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VF

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    ISBN 2-02-004409-9.

    EDITIONS DU SEUIL, 1976.

    La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destines une utilisation collective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale oupartielle faite par quelque procd que ce soit, sans le consentementde l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaon

    sanctionne par les articles 425 et suivants du Code pnal.

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    Cet essai est n de ce qui devait n'tre qu'une simple note

    l'intention du petit public de la revue Textures. Noussouhaitions, mes camarades et moi-mme, saluer la parution

    de l'Archipel du Goulag, qui excitait notre commune admiration, et appeler le lire ceux qui risquaient soit de

    l'ignorer dlibrment, par mfiance envers un auteur anticommuniste , soit de n'y chercher que des informations surles prisons et les camps sovitiques, en mconnaissant la

    critique du totalitarisme sous-jacente la description des

    faits.

    Mais l'Archipel ne tient pas quitte si facilement celui quia dcid d'en parler. Soljnitsyne est un crivain. Plus on le

    lit, plus on s'attache sa pense et plus on se sent misen demeure d'interroger sa suite le monde qu'il explore.

    Ainsi ma note a-t-elle pris dans Textures des dimensionsimprvues, jusqu' appeler des commentaires qui excdaientle cadre d'une revue. Je n'ai fait, toutefois, que continuer

    livrer des rflexions surgies au cours de la lecture, sans me

    soucier de les subordonner aux impratifs d'un expos

    systmatique.On ne trouvera aucune rfrence dans cet essai aux articles

    ou aux dclarations publis par l'exil depuis son sjour

    forc en Occident. Ce parti est dlibr. L'analyse des opi

    nions de Soljnitsyne relverait d'un autre dessein. L'Archi-

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    pel du Goulag est une uvre conue, crite Vpreuve d'uneexprience, sous l'effet d'une exigence de savoir qui tirent de

    son auteur des penses, lui imposent un cheminement, une

    interrogation dont l'homme Soljnitsyne ne connat plus lamme ncessit quand il juge, condamne, s'indigne, inter

    pelle au gr des circonstances. C'estdonc l'uvre seule qui

    m'importe, pour autant qu'en elle se livre l'histoire de notre

    temps.

    Certains estimeront peut-tre qu'en fonction de ce projet,

    je m'loigne tort de l'ouvrage en faisant trop large place

    aux positions politiques d'intellectuels franais. Mais cen'est pas tre infidle l'entreprise de l'Archipel, me semble-t-il, que de reporter la critique des illusions et des mensonges

    dont s'enveloppe le totalitarisme sur le milieu qui, ici mme,

    entretient le mythe du socialisme en URSS. D'autres pour

    ront regretter, en revanche, que je ne m'affranchisse pas

    davantage des donnes empiriques pour m'lever plus rsolument au niveau de la thorie. Mais le prestige de la thorie

    s'accommode trop souvent d'une lusion des faits qui donne

    l'heureuse conviction de penser dans l'ignorance de ce qui

    est pens. Or les faits dont nous parle Soljnitsyne sont de

    ceux qui ne doivent pas se laisser oublier. Mieux vaut,

    m'a-t-il paru, les observer parfois de trop prs que d'en juger

    de trop haut.

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    I

    L'Archipel et nous

    L'Archipel du Goulag,ce livre un livre tel que celui-l,du moins , nous sommes un petit nombre qui l'attendionsdepuis longtemps : un livre disant ce qu'il en est des prisonset des camps de travail sovitiques, de la terreur qui aaccompagn, non dans un temps d'exception, mais de

    manire continue, l'dification du rgime bureaucratique enURSS et lui a fourni son armature; un livre mettant enpices le dcor du socialisme stalinien, faisant apparatre lagrande machine d'oppression, les mcanismes d'extermination dissimuls sous les panneaux de la Rvolution, de laPlanification bienfaisante et de l'Homme nouveau enfin,nous parvenant de Russie mme, crit par quelqu'un dont le

    tmoignage et la connaissance du systme fussent irrcusables. Oui, nous l'attendions dj l'poque o l'on pouvait peine concevoir qu'il vt le jour, quand Staline rgnait, quandles murailles de la citadelle socialiste taient si paisses,l'appareil dirigeant/ciment autour du Chef gnial, si solide,la servilit ou la btise des observateurs et visiteurs occidentaux de gauche si sres, que nulle parole libre, semblait-

    il, n'avait chance de parvenir de l-bas jusqu' nous.Pourquoi l'attendions-nous ? La question est dsarmante,

    et vouloir y rpondre vraiment reconduirait aux tnbres.Je demande, pour ma part : comment, ici mme, en France,la peur du vrai a-t-elle pu tre si obstinment cultive, la

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    mutilation de la pense pratique avec tant d'application,par la plupart de ceux qui peuplaient la gauche , parceux-l qui, cependant, se mobilisaient contre l'oppression et

    l'exploitation dans le monde capitaliste, ceux notamment quine s'taient pas enterrs dans la fidlit au Parti et quisavaient tout de mme ce qu'ils ne voulaient pas savoir. Jedemande, au souvenir de la vieille nigme pose par LaBotie : o s'enracine ici la servitude volontaire, quand il n'ya pas un despote install pour y satisfaire, quand son substitut, le Parti, n'est pas mme vnr ?

    Car, enfin, qu'on consulte Trotsky, Souvarine, le rcit deMme Neumann, Daline, Kravchenko, Ciliga .(j'en oublie) mieux encore : le compte rendu des dbats du Conseilconomique et social sur le travail forc (1949) , impossible de prtendre que, jusqu' ces dernires annes, l'onignorait tout de la Terreur,, de l'ampleur des dportations

    et des camps. A prsent, l'ouvrage de Soljnitsyne, par lamasse des faits brasss, le nombre des tmoignages et ladocumentation exploits, claire, comme il ne l'a jamaist, le systme de la rpression et avec lui le rgime. Mais iln'apporte pas une rvlation, sinon ceux qui naissent la vie politique. L'information existait dj entre les deuxguerres, et depuis vingt-cinq ans au moins il n'y avait plus

    ignorance, mais aveuglement dlibr1

    .Pourquoi a-t-on ferm les yeux, ou, sitt la ralit entrevue, s'est-on empress de s'en dtourner ?

    Qu'on relise la Rvolution trahie ou les Crimes de Staline :fallait-il donc, pour prendre la mesure des faits, adopter lesthses politiques de Trotsky ? Qu'on relise Kravchenko :fallait-il lui accorder une sympathie qu'en effet il n'inspirait

    gure, pour accueillir son tmoignage et des informations

    1. Lors de la session du Conseil conomique et social de l'ONU,le dlgu britannique produisit un fac-simil du Code du travailcorrectif de la RFSSR. Le reprsentant du gouvernement sovitiquefit observer ironiquement que ce document avait t publi Londresen 1936 par les diteurs Smith and Maxwell.

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    dont la prcision ne laissait pas de place au doute ? Et lesrenseignements fournis l'ONU sur le travail forc, comment pouvait-on les carter ou seulement les minimiser,

    alors qu'ils taient accablants et n recevaient aucundmenti du dlgu sovitique ? Suffisait-il qu'ils fussentexploits par le dlgu anglais au cours du dbat, et, enFrance, par la presse bourgeoise , pour qu'on s'interdtde juger en consquence ? Ces questions ne sont pas vaines.Elles me le semblent si peu qu'il faut sans doute les reposeraprs la publication de l'Archipel. N'entendons-nous pas

    dj susurrer par l'un : Soljnitsyne est de droite, et parl'autre : cela ne vous gne pas, cet amour de la vieille Russieet de la religion ?

    Encore une fois, je ne parle pas, prsent, des membresdu Parti, de ceux qui le sont demeurs, qu'aucun vnementn'a fait vaciller : Soljnitsyne, au reste, nous dit comme ils

    sont dans l'univers sovitique, ces orthodoxes , ces bien-pensants . Ceux qui nous entourent leur ressemblent, cette diffrence prs qu'ils ne dtiennent pas le pouvoir.Pourquoi s'intresseraient-ils maintenant la Terreur, c'taitla leur, quoiqu'ils ne pussent en jouir que de loin. Ilsavaient mme parfois, tout comme l-bas, leurs potes pourla chanter, un Aragon dont ils rcitaient les vers : J'appelle

    la terreur du fond de mes poumons \ Tout au plus sesont-ils persuads aujourd'hui qu'il et t convenable dela limiter, que l'excs fait peser une menace sur leur propresort, bref, que Staline a pass la mesure. Quand, aprs laguerre, la question du travail forc a t publiquementpose, ils ont rpondu : les camps n'existent pas . Devantles tmoignages multiples de ces dernires annes, ils ont

    dcid de ne plus rfuter : c'est qu'ils n'ont plus le choix.Et, mme, ils expriment des regrets, tout comme dans lesservices de police on dplore une intervention trop brutale,

    1. Aragon, Descendez les flics , Front rouge, 1931.

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    un accident, des maladresses, sans cesser de dfendrel'honneur du corps et la vertu des agents. Mais, des rudesmensonges de Wurmser, dans VHumanit, en 1949, aux

    propos russ, tout rcents, d'Ellenstein dans le Monde, quelprogrs sinon celui que Ncessit impose ?Par exemple, le dernier en date des porte-parole du PCF

    consacre un long article Soljnitsyne, habilement intitul : Marx est-il coupable1 ? Or, qu'on n'imagine pas qu'ilmentionne les faits et les interroge. La description (...) dela vie dans les prisons et les camps du Goulag, se borne-t-il

    noter, n'est sans doute pas fausse, et elle s'ajoute auxnombreux rcits publis en URSS et dans le monde occidental sur cette priode de l'histoire sovitique. Sans doute

    pas fausse : une trouvaille ! Et aussitt suivie d'un subtilescamotage : Ce ne sont pas des qualits formelles del'ouvrage ou de ses dfauts que j'entends discuter ici, ni deson apport purement factuel (il est rel, quoique moindrequ'on ne le dit frquemment), mais de la problmatique del'auteur. Ainsi, l'extermination par le travail, les millionsd'hommes dtenus dans les camps, pendant des dizainesd'annes : du factuel. Et la question qu'on croyait inscritedans les faits : dissoute dans la problmatique. Enfin, sur lergime sovitique, trois phrases : La terreur stalinienne

    fut dirige contre le peuple. Elle ne correspondait aucunencessit rvolutionnaire. Par son but, ses mthodes, sonampleur, elle s'opposa l'intrt du communisme, dont ellefut un accident, n d'une certaine histoire, de certainescirconstances, de certaines formes politiques et d'un certain

    type d'Etat (je souligne). Ah, les ressources du langage !les vertus de l'ellipse! comme on regrette que le sieur

    Ellenstein n'ait pas le temps de discuter des qualits formelles de l'ouvrage . Dlectable doit tre son esthtique.

    De l'uvre de Soljnitsyne ne doit donc surgir que cette

    1. Le Monde, 15 fvrier 1975.

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    dramatique question : Marx est-il coupable ? Avez-vouscompris, cher lecteur, vous vous laissiez capter par l'histoirede l'Archipel, sans vous apercevoir que vous glissiez, comme

    on dit si joliment en langage militant, sur une pentesavonneuse , que vous alliez perdre Marx, tomber dans legouffre, tout comme les cathos perdraient Jsus, nous ditnotre homme, s'ils restaient comme des idiots contemplerl'Inquisition.

    Non, dcidment, inutile de s'attarder sur la pratiquethorique des intellectuels du Pprti. Mais les autres ? Tous

    ceux qui n'avaient pas fait leur Ja logique du stalinisme ?Rouvrons les Temps modernes de w l'immdiat aprs-

    guerre: une revue laquelle sa libert de ton valut sarputation d'avant-garde et qui fit preuve, en de nombreusesoccasions, de courage politique, et, tant du moins queMerleau-Ponty en partagea la direction avec Sartre, d'uneffort mritoire pour interroger le socialisme sovitique.

    1948 : une tude parat, consacre au livre de Kravchenko.C'est moi qui l'ai faite, la demande de Merleau-Ponty.Certes, j'bauche une interprtation du systme bureaucratique ; mais, pour l'essentiel, je rends compte du tmoignagede Kravchenko, le confronte avec des documents djconnus, rapporte des faits relatifs la collectivisation force

    et aux purges staliniennes. Or le texte est rang sous larubrique Opinions et suivi d'une note de la rdaction.Comme cette note est devenue pesante, vingt-sept ans plustard ! Ce qu'on me reproche, ce n'est pas tant mes analysesque mon ton. Ce qui fonde le dsaccord, est-il prcis, c'estque, pour moi, l'URSS est l'accuse, tandis que, pour nous(les Temps modernes), avec ses grandeurs et ses horreurs,

    elle est une entreprise en panne. A l'poque, j'tais tropheureux de faire connatre des milliers de lecteurs ce que je n'aurais pu confier qu' un tout petit nombre dansSocialisme ou Barbarie, pour vouloir rpondre ce commentaire. Je redcouvre prsent cette note avec stupfaction.

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    Ou bien il fallait rejeter mes analyses, ou, si elles taientadmissibles, pourquoi n auraient-elles pas impliqu uneaccusation ? Marx s e tait-il priv de faire le procs du capi

    talisme anglais, avait-il contenu sa passion quand il dcrivaitle sort des travailleurs et de leurs enfants broys sous lamachine de l'accumulation primitive ? Et, s'il fallait faires'quilibrer grandeurs et horreurs, pourquoi ne pas s'inclinerdevant la puissance industrielle, le formidable essor scientifique imputables au capitalisme ? Certes, la rdaction desTemps modernes jugeait possible et mme ncessaire de

    produire des faits dlibrment dissimuls par les communistes, mais, l'gard de l'URSS, la critique comportait laclause du rgime privilgi : relation et analyse des faits nedevaient en aucun cas jeter le discrdit sur une entrepriseinaugure par la Rvolution. En panne, l'entreprise, disait-on. Mais il suffisait d'avancer ce concept pour dsarmerle jugement. Quels que fussent les traits du rgime, ils nedevaient pas faire systme, ils taient advenus, accidentels,au mieux ambigus. Et n'tait-ce pas l l'ide cl qui, cettepoque, fondait l'argumentation de Merleau-Ponty et l'opposait aux marxistes prtendument orthodoxes, staliniens outrotskystes : ces traits suggraient que l'accident tait,comme tel, inliminable de toute histoire et, en consquence,

    vaine toute tentative d'apprciation globale du rgime.Pourquoi l'advenu, l'accidentel s'effaaient-ils d'autre partsous la logique du capitalisme occidental, pourquoi l'analysedu mode de production perdait-elle soudain sa pertinenceen regard de la socit sovitique? On chercherait en vainune rponse dans les Temps modernes de l'poque. Le plusfrappant, des annes de distance, c'est que Merleau-Ponty

    n'a jamais touff les questions sous le dogme, mais qu'interrogeant, il se servait de ses doutes, jusqu'en 1953, pourinstaller l'URSS dans un no mon s land thorique. Sa notede 1948 qui prend en compte, avec une remarquable sagacit,les critiques que je formulais, ne les annule pas, mais les

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    suspend un peut-tre ? dont le premier effet est de rduirela terreur stalinienne dcrite par Kravchenko une sommed'vnements.

    1950 : les Temps modernes publient un compte rendu desdbats du Conseil conomique et social relatifs au travailforc. La revue s'ouvre sur un ditorial sign de Merleau-Ponty et de Sartre : Les jours de notre vie . Tout encondamnant la manuvre politique de Rousset, le premieren France dnoncer le scandale des camps sovitiques dansle Figaro littraire, et qui leur parat bon droit rejoindre

    le camp de l'anticommunisme bourgeois, les auteurs disentsans dtours ce qu'il faut dire :

    Il est probable... que le nombre total des dtenus sechiffre par millions : les uns disent dix millions, lesautres quinze. A moins d'tre illumin, on admettra queces faits remettent en question la signification du systme russe. Nous n'appliquons pas ici l'URSS le principe de Pguy, qui disait que toute cit qui recle uneseule violence individuelle est une cit maudite : cecompte, elles le sont toutes et il n'y aurait pas de diffrence faire entre elles. Ce que nous disons, c'est qu'iln'y a pas de socialisme quand un citoyen sur vingt estau camp. Rien ne sert de rpondre ici que toute rvolution a ses tratres, ou que la lutte des classes n'est pasfinie avec l'insurrection, ou que l'URSS ne pouvait sedfendre contre l'ennemi du dehors en mnageant l'ennemi du dedans, ou que la Russie ne pouvait se mettre la grande industrie sans violence. Ces rponses ne sontpas valables, s'il s'agit du vingtime de la population du dixime de la population mle aprs un tiers desicle. S'il y a en URSS un saboteur, un espion ou unparesseux pour vingt habitants, alors que plus d'unepuration a dj assaini le pays, s'il faut aujourd'hui"rduquer" dix millions de citoyens sovitiques, alorsque les nourrissons d'Octobre 17 ont pass trente-deuxans, c'est que le systme recre lui-mme et sans cesseson opposition.

    Je cite longuement car, ces lignes, il n'y a rien y changeraprs la lecture de Soljnitsyne. Mieux : on dirait qu'elles

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    sont extraites de son livre. A cette rserve prs que celui-ciparl des masses de femmes dportes (la calamit ne frappepas seulement la population mle) et qu'il prcise que pour

    un citoyen arrt, c'est souvent une famille entire mise auban de la socit, jete dans le dnuement, ou bien expose la mfiance et la haine du milieu environnant. En 1950,la tragdie est donc connue, nomme. Et s'en tenir cesfermes propos, l'on peut supposer que les Temps modernesen ont fini avec les vieilles thses sur les difficults intrieures, la violence de la lutte de classes et l'encerclement

    capitaliste, tout le fatras de l'argumentation stalinienne (aureste, rserve au priv, car pour le public : il n'y a pas decamps) ou bien trotskyste. Non : lisons encore. L'quivoquerenat. Il ne faut surtout pas confondre communisme etnazisme, apprenons-nous. Soit. Nous pensons de mme : Jamais nazi ne s'est encombr d'ides telles que reconnaissance de l'homme par l'homme, internationalisme, socitsans classes, Voil, certes, qui n'est pas sans consquence.Mais que signifie ceci : Il est vrai que ces ides ne trouventdans le communisme d'aujourd'hui qu'un porteur infidle etqu'elles lui servent de dcor plutt que de moteur: Toujoursest-il qu'elles y restent, Un porteur infidle, quels mots!Comment peuvent-ils encore tre prononcs aprs le juge

    ment radical prononc cinq pages plus haut : ce que nousdisons, c'est qu'il n'y a pas de socialisme quand un citoyensur vingt est au camp ? Les auteurs ignorent-ils que lescamps sont justement difis sur ces valeurs, qu'elles sontdevenues, suivant le vieux mot de Marx, le complmentsolennel de justification , le point d'honneur spiritualiste de la plus abjecte oppression ? Comment peuvent-ils se

    rassurer avec la formule toujours est-il qu'elles y restent ,alors que, sans doute aucun, il le faut, dans ce totalitarisme,qu'elles y restent ! C'est ainsi qu'il s'accomplit, mne sonterme la tche universelle dont les systmes fasciste et nazin'taient pas capables.

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    L'ARCHIPEL ET NOUS

    Dans le passage que nous voquons, il n'est plus questionque de la fonction des valeurs : ...nous n'avons rien decommun avec un nazi et (...) nous avons les mmes valeurs

    qu'un communiste . A voir: il faudrait peut-tre les considrer de plus prs, faire le dtail, au lieu de s'en tenir latrinit : reconnaissance de l'homme par l'homme, internationalisme, socit sans classes. Et les valeurs patriotardesn'appartiennent-elles pas au trsor des valeurs des partiscommunistes ? Mieux : le travail forc n'est-il pas une valeurprcisment dnomme redressement par le travail ? Et

    la dlation, prcisment dnomme loyaut l'gard dupouvoir sovitique? Toutefois, glissons: ce qu'il y a desr, c'est qu' parler de si haut, nous avons aussi les mmesvaleurs qu'un humaniste, dmocrate, libral. Or, voil qui nenous empche pas nous permet au contraire de dcouvrir comment celles-ci masquent dans la ralit la domination de classe, l'appropriation des moyens de production,de pouvoir et d'information, par une couche sociale. Maistelle est l'inexplicable partition opre entre deux mondesque dans l'un les ides sont doues d'une efficacit secrteet indestructible (quoi que fasse un communiste, il a desvaleurs, malgr lui), tandis que dans l'autre, seule comptela pratique. Et, ds lors, la vrit entrevue est de nouveau

    ensevelie : l'URSS rendue au monde des valeurs se voitrestituer son privilge: quelle que soit la nature de laprsente socit sovitique, l'URSS se trouve grosso modositue dans l'quilibre des forces du ct de celles quiluttent contre les formes d'exploitation de nous connues .Si, tout l'heure, il n'y avait pas un mot changer, cettefois, il n'en est pas un qui ne fasse mal. L'URSS chappe

    a priori la critique : la voil dfinie par sa position sur lascne mondiale, en fonction d'un antagonisme grossomodo apprci, et le voile est jet sur des formes d'oppression que nous ignorerions !

    En fait d'quilibre des forces, faut-il rappeler qu'en 1950

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    UN HOMME EN TROP

    on savait par quels moyens l'Europe de l'Est avait basculdans le camp sovitique. Faut-il rappeler qu'on savaitcomment s'tait effectue l'annexion des pays baltes, com

    ment furent dports dans les tendues sibriennes desmillions d'hommes qui n'avaient d'autre tare que d'trelituaniens ou estoniens ?

    Mais, dira-t-on, l'ditorial des Temps modernes ne s'arrtait pas l ; il notait encore : La seule critique saine estdonc celle qui vise dans l'URSS et hors de l'URSS l'exploitation et l'oppression, et toute politique qui se dfinit contre

    la Russie et focalise sur elle la critique est une absolutiondonne au monde capitaliste. Ce propos-l est irrprochable : les droits de la critique n'taient donc pas borns.Assurment, il m'importe au plus haut point de soulignercette dernire phrase. Je ne choisis de me rfrer aux Tempsmodernes que parce que cette revue ne rentre pas alorsdans les cadres de la gauche progressiste vulgaire, parceque la contradiction l'habite, qu'elle est travaille parune exigence de vrit. Si mon intention tait polmique,

    je m'intresserais plutt Claude Bourdet. Il crivait dansCombat, le 14 novembre 1949, en rponse l'initiative deRousset : Comment parler de l'URSS sans mentionner laGrce de Tsaldaris o, depuis plusieurs annes, on empri

    sonne et on fusille tour de bras. Et, aprs avoir ajoutaux horreurs de la Grce celles de l'Espagne de Franco, illanait cette mmorable diatribe : Enfin, nous sommesfranais, responsables, me semble-t-il, d'abord de ce que faitnotre propre pays... Son article est amplement cit parRoger Stphane dans le mme volume des Temps modernes,qui s'en rjouit (o a-t-il donc t se loger, celui-l, depuis ?).

    Mais je n'ai pas eu besoin de me reporter au Temps modernespour l'voquer. La lecture de Soljnitsyne m'en a rveill lesouvenir. Il parle en un endroit (II, 357) de la propagandepolitique dans les camps. Non content d'user les prisonnierspar le travail et la faim, il arrive qu'on les rassemble le

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    L'ARCHIPEL ET NOUS

    soir pour subir l'endoctrinement. L'pisode tragico-burles-que rapport concerne prcisment une confrence sur lalutte des patriotes grecs :

    Les zeks sont assis, endormis, ils se cachent derrirele dos de leurs voisins : pas la moindre marque d'intrt.Le confrencier raconte les terrifiantes perscutions despatriotes et comme quoi les femmes grecques en pleursont crit une lettre au camarade Staline. Fin de laconfrence. Cheremeteva se lve, une femme comme a,de Lvov, un peu simple, mais ruse, et elle demande:"Citoyen chef! et nous autres, dis voir, qui c'est-y

    qu'on pourrait crire ?"... Lisant Soljnitsyne, je pense : comment pouvait-on parler

    de la Grce de Tsaldaris, de l'Espagne de Franco en 1949 etse taire sur l'URSS, o l'on emprisonnait et fusillait tourde bras, non depuis quelques annes, mais depuis... neparlons que de la fin de la guerre civile, depuis vingt-septans ?

    Irrprochable donc, cette conclusion qu'il faut rcusertoute politique qui se dfinit contre la Russie, refuser defocaliser sur elle la critique. Mais, enfin, si la rupture avecRousset tait ainsi pleinement justifie, les Temps modernesne couraient pas le danger de paratre donner leur absolution au monde capitaliste et n'avaient pas s'en dfendre.

    Le numro voqu comporte prcisment une tude deDaniel Gurin sur les Etats-Unis (premire partie de sonessai : O va le peuple amricain ? ) et une longue notede Louis de Villefosse sur le bagne de Makronissos. Alors ?Pourquoi tant de prcautions l'gard de l'URSS ? Pourquoices perces aussitt suivies de retraites, cette date oles vnements mettaient en demeure de parler ? Je rpte :

    cette date. Car, ensuite, aux Temps modernes, c'est uneautre histoire : Sartre, lanant sa croisade en faveur durgime de Staline et du PCF, lui qui avait sign l'ditorialde 1950, la dmesure dans l'aveuglement... mieux vauts'arrter l.

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    De toute manire, l'itinraire des personnes n'est pas encause. Parmi ceux qui, hors des rangs du Parti, se sont faitdu nom de l'URSS un rempart contre l'inscurit, comme

    parmi ceux qui militrent et s'engagrent fort loin, il en estqui abandonnrent leur foi lors du coup de Prague, d'autresau moment du procs Slansky ou de l'affaire des Blousesblanches, d'autres que rveilla le soulvement ouvrier deBerlin-Est, d'autres qui attendirent l'insurrection hongroise,les rvoltes de Pologne ou l'entre des tanks russes dansBudapest, ou mme, beaucoup plus tard, leur intervention

    en Tchcoslovaquie. En chacun, l'exprience suit un coursque les vnements du monde ne dterminent que de loin.Ce qui, en revanche, pose un problme, c'est le phnomnesocial de dngation des faits relatifs l'univers sovitique.Or, on constate qu'en dpit de la dgradation de son image,en dpit de la multiplication des conflits qui ont contraintla Bureaucratie montrer son vrai visage, en dpit destmoignages russes sur la barbarie des camps, ce phnomnesubsiste.

    Il n'est pas de semaine que nous n'en trouvions le signedans la presse progressiste , dans les propos de socialistesou de gauchistes. Un exemple entre cent, cueilli rcemmentencore dans le Nouvel Observateur : Jean Daniel soupse le

    danger d'une guerre aprs le vote de l'amendement Jackson,lequel, comme on le sait, fait du droit l'migration desJuifs une condition l'application des accords commerciauxnous entre l'URSS et les Etats-Unis1. Les exigences dusnateur H. Jackson, ne craint-il pas d'crire, constituent uneintervention humiliante dans les affaires intrieures d'unegrande puissance. Et encore : On comprend ds lors

    l'embarras des Sovitiques. Ils ont choisi un repli ombrageux que commandait le sens le plus lmentaire de leurdignit. De quelle humiliation s'agit-il? Et de quelle

    1. N 532, 20 janvier 1975.

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    dignit ? Si, par extraordinaire, quelque puissance, lieconomiquement au Chili, dcidait de suspendre ses contratstant que les dtenus politiques ne seraient pas librs ou

    n'auraient pas le droit de gagner un pays tranger, oserait-onparler d une ingrence intolrable dans ses affaires intrieures ? Nul doute, pourtant, que la cause des Juifs russesne soit sympathique Daniel. L'homme est d'ailleurs trsaverti et, vraisemblablement, il en sait plus que vous et moisur leur condition. A coup sr, il a lu Kouznetsov. Onimaginerait donc qu'au lieu de bler sur le sentiment de.

    dignit des Sovitiques, c'est--dire, en clair, du Politbureauet du NKVD, il se rjouisse que les contradictions URSS-USA aient pour une fois un effet positif. Mais non, cethomme plein d'humanit (chacun sait qu'il a un cur groscomme a et une conscience dchire) trouve l une occasionde gmir sur le martyre de Brejnev et de Marchais... Jen'invente rien, c'est crit, et sans trace d'humour : Tousdeux pourraient passer pour des martyrs de la coexistenceet de l'ouverture. Voil, apprend-on, qu'ils ont t dsavous par leurs amis, sans doute mis en minorit (roman),obligs de renverser leur politique : leur sant n'y a pasrsist . Les trotskystes, du moins, parlaient (intarissablement) de la temprature des masses, mais Daniel, o va-t-il

    fourrer son thermomtre1

    ? Et, pendant ce temps, Kouznetsov, relgu par Brejnev dans un camp, tire sa peine : 15 ans,pour avoir conu avec des amis le projet d'migrer par sespropres moyens. Et nous savons qu'il a dj tir 7 ans parcequ'il avait rcit des pomes non conformistes devant lastatue de Maiakovsky.

    Alors, le livre de Soljnitsyne, combien pse-t-il, combien

    1. Depuis, Jean Daniel s'est livr une triste exhibition lors d'unemission tlvise laquelle participait Soljnitsyne. Notre hommen'en finissait pas de regretter l'absence de nos camarades communistes pour causer du Goulag. Sur ce, il a publi dans le NouvelObservateur un ditorial honnte, tranchant heureusement sur lamisre de la presse bien-pensante.

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    psera-t-il ? SufTURSS, on savait tant de choses il y a unquart de sicle... Que veut donc dire savoir ?

    L'Archipel du Goulag, ce tableau presque insoutenable,

    par moments, non seulement des camps, mais du rgime quiles a engendrs, cet ouvrage dj diffus dans le monde plusieurs millions d'exemplaires, comment le lit-on, le lira-t-on ? Oui, qu'est-ce que savoir, en Tan 1976 ?

    L'Archipel du Goulagest beaucoup plus qu'un rcit surla vie des dtenus dans les prisons et les camps sovitiqueset beaucoup plus qu'une histoire du systme pnitentiairedepuis les lendemains de la rvolution d'Octobre jusqu'en1953. Cependant, il a la dimension du rcit : celui-ci est

    construit partir d'une masse de tmoignages et de l'exprience propre de l'auteur ; et il a la dimension d'une uvred'histoire : celle-ci est fonde sur ces tmoignages et unnombre considrable de documents officiels, d'ordre lgislatif, administratif, judiciaire, politique et littraire. Le rcitcapte l'attention, la description des conditions de travail, dela famine, de la dissolution des liens sociaux lmentaires

    (plus pnible encore lire que les autres, le chapitre : Lafemme au camp [II, 173-1891) atteint souvent une horreurqui devient obsdante. Mais je pse mes mots : l'horreur nedoit pas faire cran. Si le bagnard Soljnitsyne avait tfascin par l'horreur, il n'aurait pas crit ce livre-l. Si nousl'tions, le suivre par l'imagination, nous ne le lirions pasvraiment. D'une faon gnrale, le mlange de rpugnance

    et d'attrait que mobilise une scne d'horreur met hors d'tatde penser. De telle sorte qu'ensuite nous en perdons lesouvenir ou qu'il reste en nous isol et comme dconnectdu reste de nos reprsentations. Soljnitsyne a voulu penserce qui prive de penser. Celui qui ne le rejoint pas sur ce

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    chemin oubliera son livre quel qu ait t le degr de sonmotion quand il l'avait entre les mains.

    Une phrase du bref avant-propos fait aussitt entrevoir

    la disposition de ce zek trs singulier : moi qui... me suispresque pris de ce monde monstrueux . On peut jugerqu'il s'en est presque pris , parce qu'il a connu cetteexprience limite dans laquelle, au plus bas degr del'abjection, des hommes dcouvrent comme un fait leurhumanit un fait indestructible, naturel et, en tant quetel, surnaturel. Ce jugement semble confirm la lecture des

    deux chapitres : Dpravation , Elvation , vers la fin dusecond volume. Il l'est encore, pour moi, au souvenir del'un des plus beaux livres crits sur les camps nazis, unegrande oeuvre de notre littrature d'aprs guerre : l'Espcehumaine, de Robert Antelme, qui disait quelque chose desemblable. Mais il me semble que la petite phrase estcharge d'un autre sens vrai dire diffrent, sans l'treabsolument. Soljnitsyne se voit attir par le monde del'Archipel parce que celui-ci, s'il annule par sa cruaut et sadmence les pouvoirs ordinaires de la connaissance, tire delui une passion, un dsir sans mesure de comprendre. J'osedire qu'une des raisons pour lesquelles, aprs de longuesannes de dtention (dont deux annes aux travaux gn

    raux) et une maladie le plus souvent mortelle, il est restvivant, tient ce dsir, prouv comme indestructible, depenser, parler, crire depuis ce monde, sur ce monde faitpour annuler pense, parole, criture. Peut-tre attribue-t-ilson salut la Providence, je l'ignore : le fait est qu'il ne ditcela nulle part. Quoi qu'il en soit, son livre (l'ensemble deses livres) nous apparat comme l'uvre de la captivit, de

    l'exil, de l'extrme alination, non seulement au sens o elleserait une consquence extraordinaire de son exprience etde sa survie, mais parce que, l'habitant avant de passer audehors, elle a fait de l'esclave qu'on l'avait destin devenir,Yhomme du Goulag, un matre de la mort.

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    Faut-il souligner le sous-titre de VArchipel : essai d'investigation littraire ? Il s'agit, disais-je, de beaucoup plus qued'un rcit, et aussi de beaucoup plus que d une histoire.

    L'investigation s enracine dans la passion de comprendre dudtenu, de celui dont on a fait un zek, qu'on a fait natre ce monde monstrueux , sans qu'il st pourquoi et moinsencore qu'il l'ait voulu. C'est une investigation indfinie,sans limite, s'engendrant d'une condition prive de sens;c'est pourquoi elle est littraire. Elle est immdiatement lie l'exigence de parler pour vivre et de vivre pour parler, et

    ne peut que le demeurer. Impossible, ds lors, que le mouvement de la connaissance se dfasse de la conqute d uneparole qui nomme les choses et les autres, se dfasse de latche d'expression : ainsi seulement l'uvre est dans l'lment de la vrit.

    Rien dj de plus digne d'tre mdit que le statut de ce

    livre. Appliqu, notamment, faire connatre le monde descamps, et, indirectement, celui d'o il s'engendre, dmonter les mcanismes de l' industrie pnitentiaire , reconstituer l'histoire de la rpression, dcouvrir la logique dutotalitarisme, il fait entendre constamment la voix dequelqu'un, une voix absolument singulire dont le timbre,la force, le rythme changent sous l'effet de l'indignation, de

    la douleur, de l'humour, de l'insulte (comme il est parl deGorki!) une voix telle que la traduction (semble-t-ilexcellente, mais ncessairement imparfaite) est capable dela rendre sensible. Rien de plus remarquable, aussi, considrer le statut du discours bureaucratique, son anonymat. A un monde dsert par la parole vivante, vou lamonotonie de l'affirmation, seul pouvait rpondre, de ce

    monde seul pouvait prendre la mesure un homme disant : je.Littraire, l'investigation : en ce sens, justement, pleine

    ment ce qu'elle doit tre : mouvement de la question enmme temps que mouvement de la connaissance ; mouvement qui impose de passer par un dfil d'informations,

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    d'observations exemplaires (au sens clinique du terme),suivant des repres historiques, sociologiques, ethnographiques, politiques, mais qui ne peut pas se diviser, aboutir

    dans les frontires d'un savoir des rsultats partiels,dtermins, qui ne peut que revenir constamment sonpoint de dpart, au point d'o il faut parler, commencerde parler contre la draison.

    L'histoire reconstruite par Soljnitsyne est certes hautement instructive. Il jette sur la rpression avant l're stalinienne, sa pratique, sa justification idologique, ses fonde

    ments juridiques, une lumire d'autant plus prcieuse queceux-l mmes qui avaient ouvert les yeux sur la violencelniniste ne considraient trop souvent que certains pisodes,tels la lutte mene contre les anarchistes ou l'crasement dela Commune de Cronstadt, pour les apprcier d'un point devue strictement politique. En ce qui concerne l're stali

    nienne, l'auteur met en pices la thse officielle, forge parKhrouchtchev et reproduite par ses successeurs, qui circonscrit la priode des atteintes la lgalit socialiste enfixant son dbut au lendemain de l'assassinat de Kirov, et ilremet sa juste place, modeste en somme, l'pisode desgrands procs de Moscou, lequel fascina l'opinion publiqueen Occident. Non seulement il fait mesurer les effets de la

    terreur qui s'est abattue sur la paysannerie, toutes couchessociales confondues, lors de la collectivisation force, mais c'est mes yeux l'enseignement le plus frappant , ilmontre, d une part , la continuit de la rpression (emprisonnements et dportation) ou, selon ses termes, le fonctionnement incessant de l' industrie pnitentiaire , le mouvement perptuel de transfert des dtenus, et, d'autre part,

    la nature de la population qu'elle frappait, laquelle secomposait pour une infime partie de vritables politiques et dans son immense majorit d'lments quelconques,appartenant toutes les strates de la socit (donc surtoutde travailleurs), condamns pour des dlits mineurs ou

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    purement fictifs. En outre et cet gard l'informationparat aussi neuve et requrir l'attention des interprtes sont mis en vidence les changements survenus dans le

    rgime des camps, en particulier la rupture de 1934, dontl'effet fut de substituer aux armes pourtant efficaces del'idologie celles, conventionnelles, de la violence physique.

    Mais cette tude historique, dont nous avons dit qu'ellefait large place l'volution des lois, ne compose qu'unvolet de l'analyse. Elle est associe une perspective sociologique. Celle-ci porte principalement sur la nature des

    groupes sociaux dans les camps, mais aussi, maintesreprises, sur les rapports sociaux au sein du monde sovitique et sur la mentalit des cadres bureaucratiques. Sinombreux soient les portraits esquisss au cours du livre, ilne peut chapper qu'ils ont presque toujours valeur d'chantillons. Le fragment biographique est exploit au serviced'une connaissance des types sociaux, aussi bien celui decaractre hroque (le paysan Vlassov, par exemple) quecelui, tout prosaque, mettant en scne des individus deconditions diverses. Au demeurant, cette perspective sociologique est largement fonde sur une culture marxiste. Peuimporte si l'auteur l'exploite parfois avec une ironie froce,il en tire des vrits qui sont les siennes. Notamment quand

    il tablit au passage que les zeks composent une classe, endes termes qui sont ou devraient tre ceux de tout bonlecteur du Capital : Il s'agit, note-t-il alors, d'un grouped'hommes numriquement important (de nombreux millions), un (indiffrenci quels qu'en soient les membres) parrapport la production ( savoir subordonn, assujetti elle et priv de tout droit de la diriger). Il est galement uri,

    indiffrenci par rapport la rpartition des produits dutravail ( savoir priv de toute rpartition, il ne reoit qu'unefraction insignifiante des produits, celle qui lui est indispensable pour pourvoir chichement sa propre subsistance).En outre, le travail qu'il fournit n'est pas une bagatelle, mais

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    Tune des composantes essentielles de toute l'conomie del'Etat (II, 326).

    De mme, quand il compare la condition des zeks celle

    des serfs dans la Russie tsariste, c'est avec une sretremarquable et en solide connaisseur de la problmatique deMarx. Mais encore ne s'arrte-t-il pas non plus cetteapproche sociologique. A de nombreuses reprises on voitpercer le dessein de l'ethnographe, jusqu' ce qu'il s'affirmeexplicitement dans le chapitre Les zeks en tant que nation (II, 376-399). Dessein d'un observateur-interprte qui inter

    roge un groupe humain l o il se trouve implant, et,quoiqu'il lui soit tranger, scrute les comportements, lesattitudes, les valeurs, les modes de communication etd'information, la langue, les donnes cologiques, la reproduction matrielle et culturelle du modle considr, s"4ns

    perdre de vue sa question initiale : qu'est-ce donc que lemonde pour un indigne du Goulag ?

    Cette triple enqute se combine aussi avec une rflexionsur le politique, non pas sur les aspects politiques du rgimesovitique ou de celui des camps, au sens devenu conventionnel du terme, sur des relations de pouvoir, mais sur lalogique du totalitarisme. Tant les observations formulessur l'efficacit et les limites de l'idologie puises aux

    sources des tmoignages et des documents les plus divers ,que la description sur le vif du fonctionnement de labureaucratie, de la monstrueuse alliance de cohrence etd'incohrence, de discipline et d'irresponsabilit qui la caractrise, fournissent une contribution ingale l'tude dusystme. D'autre part, les quelques rfrences au despotismerusse (auxquelles nous venons de faire allusion) clairent

    par contraste les aspects absolument neufs du rgime forgpar le stalinisme, rgime moderne qui l'auteur ne laisseaucune illusion sur ce point survit la disparition de sonMatre en dpit de l'conomie considrable ralise dansl'usage de la violence.

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    Enfin, les brves remarques sur le lien qu'entretient lemonde totalitaire avec l'idologie socialiste, qui mettent encause Marx lui-mme, mais bien davantage le lninisme,

    posent une question devant laquelle nul ne peut se drobers'il n'est aveugl par ses fidlits: celle qui touche aufantasme d'une socit unifie, entirement rassemble sousl'effet du travail collectif et de sa mobilisation en vue d'unbut universel. Que cette question s'nonce la seule considration du phnomne de la rpression, loin d'en rduire laporte, me parat lui donner un tranchant trop souvent

    mouss dans les discussions de doctrine.Toutefois, observions-nous, l'interrogation que vhicule

    l'uvre de Soljnitsyne est sans limite. Aussi bien ne peut-ondire qu'elle culmine dans celle du politique, sauf prciseraussitt que le politique ne se laisse pas saisir au registred'une ralit, d'un ordre fondamental de pratiques et de

    reprsentations purement et simplement social ou humain.Sans doute, esquisser la logique du totalitarisme, c'est djbeaucoup, c'est une tche considrable dont nous savonsqu'elle est entirement mconnue de ceux (presque tous)qui font profession de foi rvolutionnaire (inutile de parlerdes autres pour qui le totalitarisme, c'est le capitalisme sansles liberts bourgeoises). Mais quand on observe, au spec

    tacle des camps, les signes d'une dcomposition du socialou si le terme a jamais mrit son emploi rigoureux, c'estbien en cette occasion qu'il faut en user d'une dshwna-nisation, on se trouve confront une exprience qui nonseulement chappe toute volont individuelle ou collectivemais devient informulable dans le seul cadre du discourstotalitaire. Effets en retour de ce discours dans le rel, des

    vnements s'enchanent, des forces anonymes de destruction se propagent, surgissent des formations quasi organiques ou mcaniques. Qu'on mesure l'effort de l'crivain,parlant de son monde monstrueux : c'est l'Archipel quis'tend sous le cataclysme, le cancer qui pousse ses

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    mtastases, le rseau de canalisations o ne cessent de gicler le sang, la sueur, l'urine en quoi on nous avaitrduits . La masse des dtenus, ce sont tantt des fleuves

    qui forment d'autres fleuves , ou des bancs gris compactscomme harengs dans l'ocan , ou encore des flots chasss travers des tuyaux de vidange ou les produits dune ingestion et d'un coulement continus. Les puissances derpression, ce sont les Organes ( ils se sont eux-mmesdonns ce nom rpugnant ) qui poussent des tentacules ,dveloppent leur musculature. Ainsi les mtaphores

    s'accumulent, empruntes la gologie, la biologie, l'industrie, se chevauchent, incompressibles, en qute d'unetraduction dans le langage de ce qui se drobe tout langage,pour figurer le non-social, le non-humain, pour faire signe,enfin, vers le gouffre ouvert par une socit qui prtend

    justement se saisir dans toutes ses parties, se savoir,s'enclore comme pure socit humaine, concider en touteson tendue avec sa dfinition politique.

    Le lecteur, s'il consent suivre Soljnitsyne dans sonenqute (et d'abord le lire jusqu'au terme du troisimevolume, car combien ne se sont-ils pas arrts au premier ?),s'il consent affronter l'nigme qu'elle s'est obstinmentapplique produire et qui est au-del de toutes les donnes

    de fait, comment croirait-il que dans cette uvre ne lui estparl que des camps sovitiques ou de l'URSS ? Si cetteuvre a l'extraordinaire pouvoir, dans le moment mmeo elle parat, de s'inscrire dans l'Histoire, c'est qu'elle lvetoutes les questions de notre temps sur la Socit et surl'Histoire mme s'il n'est pas de son dessein de les articuler dans la thorie , qu'elle interpelle le Sicle et

    bouscule tout l'difice de ses reprsentations, enjoint d'ouvrir les yeux sur la grande fissure du monde moderne.

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    D'o parle Soljnitsyne ?La question ici pose vaut qu'ons'y arrte, puisqu'il apparat ds maintenant qu'une vaste

    opration est en cours, partir de foyers diffrents, pourdsamorcer la critique socio-politique de Soljnitsyne/ lafaveur de l'argument qu'il serait anticommuniste, conservateur, ractionnaire, enfin chrtien dvot. Cette oprationne mriterait pas d'tre releve si elle se rduisait lamanuvre grossire des propagandistes sovitiques ou deleurs acolytes occidentaux, tel cet Ellenstein dj mentionn.

    Pas davantage ne se sentirait-on affect, considrer leslucubrations d'un autre gardien de l'orthodoxie (celle de laIVe Internationale), E. Mandel, lequel ose affirmer dans unarticle de New Left Review (n 86) que Soljnitsyne ne nousapprend rien sur la rpression que nous ne sachions djgrce l'opposition de gauche, concentre son analyse surla dfense du lninisme et dclame que la terreur rouge futune rponse la terreur blanche (le paralllisme des arguments trotskistes et no-staliniens est plein de sens). Maisnul doute, la suspicion l'gard de Soljnitsyne a dessources plus profondes. Elle tmoigne des ravages del'idologie, particulirement sensibles dans des couches de

    jeunes gauchistes (militants ou non), privs qu'ils sont d'un

    accs l'Histoire ds lors qu'il n'est pas ouvert depuis uneposition rvolutionnaire . Or il ne suffit pas d'observer(si juste soit cette rponse) que peu importent les convictions de l'crivain : elles ne dispensent aucunement deprendre en compte ce qu'il dit, de scruter les vrits de sonlivre et de leur faire un sort peu importe donc qu'il soitou non ractionnaire : il n'y a pas de science de classe .

    Car, s'arrterait-on ce jugement de principe, on laisseraitencore s'accrditer une lgende : savoir que VArchipel duGoulag contient une vision ractionnaire du monde.

    Or, ce livre je parle de lui, pas du texte crit l'occasiondu prix Nobel, ni de la lettre adresse aux dirigeants sovi-

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    tiques, ni de telle interview donne la presse, non pasdonc de ce discours second, dtach de l'uvre, dans lequeldes opinions s'noncent, nullement ractionnaires au reste,

    mais peut-tre naves et assurment contestables ce livreest constamment marqu du signe de l'anti-autoritarisme, etdavantage encore il doit toute sa conception l'identificationde l'crivain au trimeur, celui qui travaille et subit le poidsde l'oppression et de l'exploitation.

    Soljnitsyne crit en un endroit : Je suis moi-mmemoujik dans l'me (II, 213). Pour ma part, je pense qu'ildit vrai. Mais enfin, ce ne sont l que des mots, commechacun en dit sur soi pour exposer son image, et nul n'estoblig de le croire sur parole. Inutile donc de s'arrter cegenre de dclarations. En revanche, quand on le voitconduire une critique minutieuse et rigoureuse de la hirarchie dans les camps, mettant en vidence chaque

    chelon (dans chaque secteur de l'administration, de lagestion, de l'encadrement des hommes, de l'intendance) lafonction remplie par les planqus dans le systme bureaucratique, dvoiler la contribution que chaque catgorie deprivilgis apporte l'exploitation des travailleurs, voire leur extermination (II, 191 sq.), quand on le voit opposer letravail servile physique, accompli en seule consquence de

    la domination, au travail servile intellectuel dont l'effet estncessairement de rendre ses agents complices des dominants (II, 197), quand on le voit enfin tendre sa critique la socit entire (II, note p. 197), montrer qu'il n'y a pasd'lments dans la couche cultive de la population techniciens en tout genre ou spcialistes des sciences del'homme qui n'aient constitu les maillons de la mme

    chane bureaucratique, faire le procs de l'intelligentsia entant que groupe officiellement reconnu, dnoncer le mensonge gnralis dont ne pouvaient pas ne pas participer,bons ou mauvais, tous ceux qui eurent une expressionpublique durant l're stalinienne (II, 480), alors l'hsitation

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    n est pas permise sur le lieu d'o parle Soljnitsyne. C'estd'en bas qu'il apprhende et la socit du Goulag et la sociten gnral. C'est d'un point de vue qui donne sur toutes les

    avenues du monde bureaucratique, parce quelles sont toutestraces pour faire dboucher les ordres la mme place.De fait, ses analyses ramnent souvent dans le second

    volume l'ide d'une division radicale dirigeants-excutants.Cette division sociale n'exclut pas qu'on range parmi lespremiers des homoncules dtenteurs d'une infime parcellede pouvoir, et parmi les seconds des brutes portes

    l'abjection ; mais d'un ct, il y a la masse qui subit, sansaucune espce de recours contre le sort, et de l'autre, sifaible soit parfois l'avantage personnel, la cohorte des planqus, de ceux qui servent de courroies de transmission dansle systme de domination.

    D'autant plus remarquable est ici la mprise sur sa

    conception que cela transparat dans la polmique menecontre les ex-planqus auteurs de tmoignages publis auretour des camps ce qui ne lui est pas pardonn par cesderniers, c'est d'avoir dchir le voile de respectabilit dontils recouvraient leur ancienne fonction. D'une faon gnrale, ce que la bonne socit sovitique ne lui pardonnepas, ce n'est pas son attachement la religion (fort rpandu)

    ou la vieille Russie (notre gauche occidentale oublie lafascination qu'exera Pierre le Grand sur Staline), maisd'avoir os dire, une fois libre, que la plupart des gens enplace ont t compromis dans la monstrueuse politique habilement impute la perversit de Staline, que les bourreauxdes camps sont morts dans leur lit, respects de tous, ouvivent paisiblement, qu'un procs du genre de celui de

    Nuremberg est une obligation morale et qu'il impliqueraitdeux cent cinquante mille personnes (I, 133) , d'avoir osvilipender Gorki, Cholokhov, Ehrenbourg et des dizainesd'crivains qui font encore le renom des belles-lettres durgime. C'est de s'attaquer la corruption gnralise qu'a

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    engendre le stalinisme et, finalement, de n'pargner personne, de prononcer cet hallucinant rquisitoire :

    Si, en trente-cinq ans (jusqu'en 1953), l'Archipel aaccueilli, en comptant ceux qui y sont rests, quarante cinquante millions de personnes (...) une affaire surtrois, ou mme, si l'on veut, une sur cinq reposait biensur une dnonciation, sur un tmoignage. Et ils sonttoujours parmi nous, ces assassins de la plume... Tousces gens-l sont parmi nous, le plus souvent ils prosprent et, qui plus est, nous les admirons : les bravescitoyens sovitiques (II, 477).

    C'est d'observer ironiquement que les magistrats qui lereoivent aprs sa rhabilitation et discutent tranquillementdes excs de la rpression, se dclarant tous innocents etdonnant l'image de braves gens, le fourreraient de nouveauau bagne si le vent tournait (I, 217).

    Soljnitsyne de droite ? Mais o est donc la droite enURSS ? O sont les conservateurs, les ractionnaires, lesconfits en dvotion, les bien-pensants (comme lui-mme lesnomme si bien) ? O sont les gens qui ne veulent pas la

    justice, sinon pour eux, quand ils se sentent menacs, quisont assurs de la supriorit des suprieurs et de l'infriorit des infrieurs, ne tolrent ni critique, ni encore moins

    opposition constitue, jugent l'ordre tabli intangible, osont les chauvins et les racistes, ceux qui font grief auxautres non seulement d'une action mais d'une pense suppose non conformiste ? Eh bien ! ils rgnent, ils sont ausommet de l'Etat, dans le Parti, occupent partout les premiers rangs de la socit. Ce sont eux, par exemple, dontle brave Jean Daniel, disais-je, accueille avec compassion la

    raction de dignit quand des trangers osent les mettre endemeure de respecter les Droits de l'homme et d'accorderla libert d'migration.

    Alors, comment classer Soljnitsyne? Je crois dcouvrirle juste mot dans son livre (qu'on me pardonne, j'ignore le

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    russe, je cite l'quivalent franais). Il se trouve dans unpassage o Ehrenbourg est aimablement moqu pour saversion du mcanisme des arrestations (II, 476) trop

    aimablement mon gr, mais il est vrai qu'on a rappelailleurs que Staline avait d lui taper sur les doigts, parceque son hystrie chauvine devenait gnante :

    Il est commode aujourd'hui d'affirmer [Ehrenbourg]que les arrestations taient une loterie. Une loterie, soit.Mais les numros taient bel et bien marqus. Il y avaitdes coups de filet gnraux, on arrtait d'aprs des

    normes tablies l'avance, certes, mais le moindrecontradicteur public tait ramass sur-le-champ [soulign dans le texte].

    Parmi les millions d'Hommes ainsi cueillis, l'crivainSoljnitsyne est le plus grand contradicteur public (celui dumoins qui a pu survivre et parler) engendr par la socit

    bureaucratique. En voil un drle de mot, jugera-t-on. Pourtant, il dit fort bien ce qu'il veut dire dans le contexte : lecontradicteur public est celui qui ouvre la bouche quand ilest tabli qu'il doit la fermer. Il transgresse la rgle desoumission. C'est, entre toutes, la qualit de Soljnitsyne :comme contradicteur, comme transgresseur, comme insoumis devant l'Autorit toutes les autorits de fait ma

    connaissance, il n'a pas son pareil. Mais, au fait, il y a unmot qui rsonne plus familirement nos oreilles et qui al'avantage de s'inscrire dans une tradition (mais n'est-ce pasaussi un inconvnient ?) : libertaire.

    Libertaire ? Il yen a parmi mes lecteurs, j'en suis sr, quitrouveront la dfinition inconvenante (je ne parle pas des orthodoxes , no-staliniens ou trotskystes ; elle risque dene pas leur dplaire, puisqu'ils hassent le type du libertaire). Quoi, diront-ils, Soljnitsyne respecte la Loi, laFamille, la Tradition, il aime la Terre et il croit en DIEU (!),comment le nommer libertaire ? Mais je rponds ceslecteurs qu'ils se trompent : l'attitude libertaire n'implique

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    ni n'exclut a priori aucune croyance, sinon prcisment cettecroyance qui requiert adhsion l'ordre tabli, soumission l'autorit de fait, confusion entre l'ide de la loi (si elle

    fait dfaut, alors ce n'est plus d'un libertaire, mais d'untruand qu'il s'agit) et les lois empiriques qui prtendentl'incarner. L'attitude libertaire chappe aux catgories del'idologie, et moins encore peut-elle se codifier en unedoctrine. Quant aux hommes qu'on peut dire tels, ils sont,comme tout le monde, dtermins par les conditions historiques, sociales, culturelles, ils tranent aprs eux des

    prjugs ou des fantasmes. Mais cette dtermination estsecondaire. Qu'ils invoquent un pass ou un avenir idalisset illusoires, dans le prsent ils ont un flair quasi animalpour sentir les appts de la servitude, ils voient, ils parlentquand les autres ferment les yeux, se taisent. Rebelles denature, comme on les nomme, ils n'ont pas peur de dire : je,

    publiquement, sachant d'un savoir qui ne s'embarrasse pasde justifications, que ce n'est pas leur petit ego qui s'exhibe,mais la vrit qui fait vibrer leur voix. Or Soljnitsyne estde cette espce. Il n'y a, par exemple, qu' lire son rcit del'affaire de Kady (1937), le portrait qu'il compose du jeunecommuniste V.G. Vlassov, directeur de la cooprative alimentaire du rayon, farouchement dvou son idal,

    dbrouillard comme pas deux pour nourrir ses administrsen tournant les rglements insenss, intraitable dans lesmarchandages que lui propose le NKVD, refusant jusqu'aubout de dnoncer ceux sur qui l'autorit s'acharne, indomptable lors de son procs et, quand il est condamn mort,hurlant au public : Et vous, au moins, bande de salauds,vous ne pouvez pas applaudir ? Et a se dit communistes ! ,

    il n'est qu' reconnatre dans ce personnage l'un des hrosde l'crivain pour comprendre en quoi il est libertaire(1,307).

    Certes, qu'il le soit, cela ne veut pas dire qu'il parle aunom du Proltariat, qu'il croit en la mission historique

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    de la dernire classe forge par la Grande Industrie, maissi aux yeux de petits idologues cette dficience suffit le discrditer, alors rien ajouter, sinon que leur vue de

    l'oppression est tristement borne.J'ai dit que la conception mme du livre procdait d'uneidentification de l'crivain l'homme du dernier rang, autravailleur qui subit tout le poids de l'exploitation. Or, nuldoute, prciserai-je prsent, qu'il n'ait pleinement conscience que cette identification lui donne le pouvoir deconnatre et d'crire. Qu'on se souvienne notamment de

    l'argument qu'il oppose ses dtracteurs pour dfendreUne journe dans la vie d'Ivan Dnissovitch :

    Choisissant le hros d'une nouvelle sur les camps, j'aipris un trimeur : tout autre choix tait impossible, carlui seul est mme de percevoir les vritables corrlations du camp (de mme que seul le fantassin est capablede soupeser le poids de la guerre, mais ce n'est pas lui,

    Dieu sait pourquoi, qui crit ses mmoires). Et, ajoute-Ml :

    Le choix de ce hros, ainsi que certaines affirmationsabruptes de la nouvelle, ont troubl et offens tel outel planqu : or les survivants, comme je l'ai dj dit,sont pour les neuf diximes des planqus (II, 194).

    Le propos claire non seulement Une journe, maisVArchipel. Ce dernier n'est pas une nouvelle, c'est uneuvre de pense dans laquelle le dsir de savoir se donnelibre carrire sans passer par le dtour de la fiction, quoiqu'elle demeure ncessairement littraire en tant qu'investigation. Mais le parti est identique : quand il s'agit non plusseulement de rendre sensibles les vritables corrlations ducamp, du point de vue d'un personnage, mais de tenter dedmonter par l'analyse le rseau des forces de rpression,d'exposer les rouages de l'industrie pnitentiaire, de reconstituer la gense du systme et, encore, de faire entrevoirles principaux traits de la socit sovitique, la chane sociale

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    sur laquelle s'est tisse toute la trame des arrestations,instructions, dportations, de l'exploitation, de l'extermination, il n'est qu'un choix possible ( peine est-ce un choix,

    le projet de cette connaissance ne natrait pas s'il n'avait tdcid d'un mouvement premier, antrieur la rflexion) :il faut se dprendre, s'tre dj dpris des reprsentationsde chaque groupe particulier, concider avec la position del'acteur qui est partout et nulle part , celle du fantassin,omniprsent sur le thtre de la guerre et, simultanment,hors du jeu dont on l'a fait un pion. Dois-je y insisterlourdement ? La connaissance de la bureaucratie n'est pasneutre pour Soljnitsyne; elle exclut l'illusion d'un survolpossible du champ social, elle ne se fait pas du point de vuede Dieu (notons bien qu'on chercherait en vain dans lestrois volumes un seul mot qui laisse entendre que ce mondserait le produit d'un dcret divin) ; elle s'engendre de

    l'exprience du domin, ainsi seulement s'lve-t-elle l'universel.Or, ce langage ne rappelle-t-il vraiment rien ceux qui se

    rclament de Marx ? Le point de vue du trimeur comme point de vue de la totalit ? Cela ne les fait-il pas tressaillir? Bon, qu'ils se rassurent, je ne vais pas dmontrerque Soljnitsyne est marxiste sans te savoir. Cela, dj pour

    une bonne raison : marxiste est une tiquette dont nul nepeut dire ce qu'elle recouvre aujourd'hui. Mais aussi pourune seconde raison : notre homme s'est apparemmentengag dans une svre critique de certaines ides de Marx,sans doute mme une critique fondamentale. Et encorepour une troisime : il parat, en plusieurs occasions, savoir

    fort bien de quoi il parle quand il exploite la pense de

    Marx. J'en vois justement le signe dans le texte icimentionn, car avant de revendiquer le choix de son hros(vingt lignes plus haut), il cite le Manifeste communisteavec autant d'habilet que de pertinence (II, 193). Qu'onen juge : son propos l'a conduit signaler le cas de

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    certains Cinquante-Huit (des politiques, des intellectuels)qui, sur ordre de Moscou, sont implacablement rservs aux travaux gnraux:

    Comment est:ce donc dit dans le Manifeste communiste, demande Soljnitsyne: la bourgeoisie a dpouill de leur aurole toutes les activits qui passaient jusque-l pour vnrables et qu'on considrait avec un saint

    respect (assez ressemblant). Le mdecin, le juriste, le prtre, le pote, le savant, elle en a fait des salaris sesgages. Mais dites donc, c'est dj a, salaris ! Dites

    donc, elle les avait laisss travailler dans leur spcialit.Et si elle les avait colls aux gnraux ! A l'abattaged'arbres et sans les salarier ? Et sans les nourrir...

    Humour noir, assurment, au reste trs proche de celuide Marx ; surtout humour froce l'endroit des marxistesofficiels, qui invoquent le Manifeste comme la Bible, mais

    la faveur duquel il est suggr que le mouvement de destruction de tous les liens sociaux inaugur par la bourgeoisie, c'est la bureaucratie qui le mne son terme.

    Mais j'arrte l l'argument. Mieux vaut dsigner quelquespassages qui interdisent l'quivoque.

    Sur les moujiks : chapitre Histoire de nos canalisations . Evocation du flot de 29-30: quinze mill ions de

    moujiks au moins, est-il prcis.

    Mais les moujiks sont gens sans voix ni criture, ilsn'ont ni rdig de rclamations, ni crit leurs mmoires...Et mme les esprits les plus ardents ne s'en souviennentplus gure. A croire qu'il n'avait pas mme gratign laconscience russe. Et pourtant Staline (et vous et moiavec lui) n'a pas commis de crime plus grand (I, 25).

    Chapitre En guise de politiques :

    J'cris pour la Russie sans langue et parlerai doncpeu des trotskistes: ce sont tous gens d'criture...(11,240).

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    Sur la faim : chapitre La vie quotidienne ds indignes .Dfense de sa nouvelle : Une journe, contre ses dtracteursrevenus des camps qui n'entendent pas voir ternir leur

    image: Parmi ces rescaps, il y a des "orthodoxes" qui m'envoient prsent des objections d'un niveau lev :comme les hros d'Une journe ont des penses et dessentiments bas, o sont donc leurs mditations douloureuses sur le cours de l'histoire ? C'est toujours la briquette et la lavure, alors qu'il y a des tourments beaucoup plus terribles que la faim ! Ah! vraiment? ah! ily a des tourments beaucoup plus terribles (ceux de lapense orthodoxe) ? C'est que vous n'avez pas connu lafaim, dans vos sections sanitaires et vos magasins, messieurs les orthodoxes bien-pensants ! Voici des siclesqu'on a dcouvert que le monde est gouvern par lafaim. (Et c'est sur la faim, sur le fait que les affamsdoivent ncessairement, nous diton, se rvolter contreles bien-nourris qu'est btie, propos, toute la Thoried'Avant-garde.) Tout homme affam, moins qu'il n'aitdcid lui-mme de mourir, est gouvern par la faim (1,160).

    Sur la faim, voir aussi I, 91.Sur l'autorit et l'arme : chapitre Les lisrs bleus .

    S. raconte son arrestation. Marche pied aux cts de septautres soldats arrts, dont un prisonnier allemand. S.

    refuse, en tant qu'officier, de porter sa valise. Le sergentd'escorte en charge l'Allemand. Celui-ci puis, elle passe demain en main :

    Je n'en ressentais pas mme de gne. Si mon voisinau visage hve, couvert d'une barbe molle de quinze

    jours, m'avait alors reproch tout net d'avoir atteint l'honneur des prisonniers, en demandant de l'aide au

    soldat d'escorte, de m'lever au-dessus des autres, d'trehautain, JE NE L'AURAIS PAS COMPRIS. Je n'aurais toutsimplement pas compris de quoi il parlait. N'tais-je pasofficier? Si sept d'entre nous avaient d mourir sur laroute et que le soldat d'escorte avait pu sauver le huitime, qu'est-ce qui m'aurait alors empch de m'crier :"Sergent, c'est moi que vous devez sauver. Ne suis-je

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    pas officier?" Voil ce que c'est qu'un officier, mmelorsque ses paulettes ne sont pas bleues ! Et si de surcrot elles sont bleues ? Si on lui a inculqu l'ide quepar-dessus le march, il est la fleur des officiers ? Qu'on

    lui confie plus qu'aux autres et qu'il en sait plus queles autres, et qu'en consquence, il doit obliger l'inculp mettre la tte entre les jambes et, dans cette position,le faire entrer coups de pied et coups de poing dansun tuyau ? Pourquoi donc ne le ferait-il pas ? Je metarguais de dsintressement et d'esprit de sacrifice alorsque j 'tais fin prt devenir bourreau (I, 127).

    Chapitre Vl les fascistes . Conversation de S. au campavec un jeune lieutenant de l'Appareil, qui, dans l'espoir defaire de lui un mouchard, commence par le recevoir aveccordialit dans un bureau confortable et lui demande derdiger sa biographie.

    Et, du fait de l'crire, me revient, dirait-on, ma personnalit, mon " moi " (oui, mon sujet gnosologique :

    "je" !) Et dites-vous bien pourtant que j 'tais sorti del'universit, des rangs des civils, que je n'avais t dansl'arme qu'un personnage de rencontre. Reprsentons-nous donc combien la chose peut tre inextirpable chezun militaire de carrire: exiger d'tre respect! (II,141).

    Mme chapitre premiers contacts avec le camp. Dcou

    verte que la ralit du camp est autre que celle de l'arme : A l'arme, le commandement peut tre exerc par unimbcile, une nullit, et mme avec d'autant plus desuccs que le poste occup par lui est plus lev. Si unchef de section a besoin d'avoir de l'-propos, d'treincrevable, intrpide, de savoir lire dans le cur de sessoldats, tel ou tel marchal se contente de grommeler,d'engueuler et de savoir apposer sa signature. Tout le

    reste, on le fait sa place... Si les soldats excutent lesordres, ce n'est pas qu'ils soient convaincus de leurcorrection (souvent, c'est mme juste le contraire), c'estparce que les ordres sont transmis du haut en bas d'unehirarchie, ce sont les ordres d'une machine, et si oniie les excute pas, on se fait raccourcir (11,-136).

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    Chapitre Les planqus portrait d'un dtenu, anciengnral de l 'arme sovitique, hautain, autoritaire, irascible,dont il partage un moment la baraque :

    Tout en le considrant et en l'coutant, je me disais :penser qu'il est comme a maintenant ! Aprs que degrosses pattes lui ont arrach ses paulettes (je le voisd'ici se tortiller ! ), aprs les barbottes, les boxes, lespaniers salade... Un Sphinx luisant, impntrable, auvisage blanc, le symbole de la Russie "nouvelle", telqu'on la comprenait l'Ouest... On comprendrait encores'il tait issu d'une famille o Von est militaire de preen fils [c'est moi qui souligne C. L.], mais non ! Ceshimalayas de suffisance ont t assimils par un gnralsovitique de la premire gnration... Et une fois deplus, je me dis : et moi ? Pourquoi donc en vingt ansn'aurait-on pas fait de moi un gnral comme cela ? Onl'aurait fort bien pu (II, 206).

    Sur la patrie, la religion, l'idologie. Chapitre Les lisrsbleus :

    L'imagination et la force intrieure des sclrats deShakespeare s'arrtaient une dizaine de cadavresParce qu'ils n'avaient pas d'idologie. L'idologie ! c'estelle qui apporte la justification recherche la sclratesse, la longue fermet ncessaire au sclrat... C'estainsi que les inquisiteurs s'appuyrent sur le christianisme, les conqurants sur l'exaltation de la patrie, lescolonisateurs sur la civilisation, les nazis sur la race,les Jacobins (d'hier et d'aujourd'hui) sur l'galit, la

    fraternit et le bonheur des gnrations futures. C'estI'IDOLOGIE qui a valu au xxe sicle d'exprimenter lasclratesse l'chelle des millions (I, 131-132).

    Chapitre Elvation :

    Voil quel point tous ont assimil et fait leur laformule : il n'y a que le rsultat qui compte. D'o celanous est-il venu ? Tout d'abord de la gloire de nos dra

    peaux et de ce qu'on appelle "l'honneur de notrepatrie"... Ensuite de nos Demidov, de nos Kabanikha, denos Tsyboukine [il s'agit de trois grands propritaires,l'un effectivement matre des mines de fer de l'Ouralau xvine sicle, les deux autres personnages littraires,nous dit le traducteur C. L.]... Enfin du socialismesous toutes ses formes, et, au premier chef, de cette

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    Doctrine moderne, infaillible et impatiente... (I, 454-455).

    Ces quelques citations sont-elles assez loquentes ? Eli-

    tiste, Soljnitsyne ? D'une manire bien trange pour s'intresser si fort aux gens sans nom, sans voix dans l'histoire,sans criture. Spiritualiste ? Mais non moins curieusementpour parler en tels termes de la faim. Ractionnaire ? Vraiment d'une espce inconnue pour mpriser ainsi la culottede peau, le militaire de carrire, le drapeau, la patrie, et nepas craindre de fourrer dans l'idologie le christianisme qui

    faisait marcher l'Inquisition.Mais je ne veux pas en terminer avec ces premires

    remarques sans dire un mot du sentiment religieux deSoljnitsyne, puisque je l'entends condamn par de petitsmatres en athisme et science marxiste ou exciter lesricanements, puisque cela va de soi dans notre gauche qu'on

    ne saurait juger du communisme si l'on croit au bon Dieu( moins d'tre chrtien progressiste et compagnon deroute , car celui-l mrite indulgence). De cette question, ilfaudrait traiter lgrement ou srieusement. Lgrement,on aimerait rpondre: que voulez-vous que a me f... qu'ilAIT LA FOI, Soljnitsyne, il ne prche pas de croisade, nerve pas de mettre en taule les incroyants : avez-vous lu ?

    le christianisme en tant qu'idologie lui rpugne tout commele socialisme en tant qu'idologie (moins, il est vrai, c'estun raliste : l'Inquisition est une vieille affaire et l'apprcier ses effets, comme elle semble ple auprs des horreursdu sicle!). Lgrement, on dirait encore : Petit rationalisteborn, penses-tu qu'il te fasse faire un seul pas dans laconnaissance du monde, ton a-thisme? Cet attribut que

    tu exhibes avec tant de suffisance, ne le partages-tu pas avecle premier imbcile ou la premire brute venus, par exempleavec les bourreaux des camps nazis ou staliniens ? Tonathisme, tu ne l'as pas mme tir de toi, tu l'as puis dansune culture, un milieu, sans plus d'effort qu'un autre sa

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    religion, sans jamais te demander ce qu'il apportait, cepetit a, ce qu'il retranchait ou ce qu'il ajoutait au thisme :alors, ne te prends pas pour Marx, pour Feuerbach, pour

    Spinoza ou pour Machiavel !Srieusement, ce serait une autre affaire : comment expliquer, demanderait-on, qu'un Soljnitsyne, communiste jusqu'en 1945, et mme, semble-t-il, au-del, dans les premierstemps de sa dtention, lui qui est pass par le marxisme eten reste imprgn, se dcouvre chrtien et se sente justifipar sa foi dans la rvolte ? Comment expliquer, d'une faon

    gnrale, que la religion non seulement ne s'efface pas de lasurface de cette bonne terre socialiste , mais qu'en dpitd'efforts extraordinaires pour la draciner, elle y repousseun peu partout ? Est-ce un hasard si renat en quelques-unsun christianisme sauvage , contestataire, en rponse Tordre stalinien, fond sur le dogme marxiste et la violencede ses gardiens ? Est-ce un hasard si notre crivain, justement, tout en proclamant sa foi, applique dlibrment auxmembres du Parti les catgories ailleurs forges dans lacritique du catholicisme conservateur, hypocrite dfenseurde la domination bourgeoise ? N'y aurait-il pas quelquerapport entre la formidable entreprise d'aplatissement duchamp social, monte par le stalinisme, et le recours cherch

    par certains dans une figuration de la transcendance ?Pesantes questions, certes, et qu'il faudrait manier avecprudence, pour ne pas prter l'quivoque, ne pas donnerl'impression de fournir une caution cela qu'on comprend,respecte.

    Mais qu'il suffise de demander, puisque c'est l'crivain que j'interroge, le lieu d'o il parl, conoit son livre : est-ce l

    sentiment religieux qui le guide ? Or je ne vois pas qu'onpuisse, la lecture des trois volumes, produire le moindreargument en faveur de cette thse. En revanche, il est unpassage qui y contredit absolument et me parat mriter laplus grande attention : texte d'une beaut inoubliable dans

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    lequel Soljnitsyne met en vidence le rapport qu'entretientla condition de l'crivain avec celle du zek. Sans m'attardersur le tableau sociologique de la littrature russe esquiss

    cette occasion, j'en extrais quelques lignes qui devraientpermettre de clore la discussion. Aprs avoir signal que laprose russe a t engloutie dans les camps, il crit :

    Or, justement l'Archipel reprsentait une possibilitunique, exceptionnelle pour notre littrature, et peut-tre aussi pour la littrature mondiale. En plein xxe sicle, un servage inou, au sens lmentaire de ce terme

    et sans ide d'expiation, ouvrait aux crivains une voiefconde encore que funeste. Des millions d'intellectuelsrusses y ont t jets, et non pour le temps d'une excursion : pour s'y faire dmolir, pour y mourir, sans aucunespoir de retour. Pour la premire fois dans l'histoireune aussi grande quantit d'hommes instruits, mrs,riches de culture, se sont retrouvs, pas en imagination,mais pour de bon et pour toujours, dans la peau del'esclave, du captif, du bcheron et du mineur. Ainsi,

    pour la premire fois dans l'histoire du monde (sur unetelle chelle) a fusionn l'exprience des couches suprieure et infrieure de la socit. On a vu fondre unetrs importante cloison d'autrefois, apparemment transparente, mais impntrable et empchant les suprieursde comprendre les infrieurs : LA PITI. C'est la piti quimouvait les nobles compatissants du pass (tous lesdispensateurs des Lumires), la piti aussi qui les aveuglait!... Seuls les zeks intellectuels de l'Archipel ont vu

    se dtacher d'eux ces remords : ils partageaient intgralement l'infortune du populaire! Alors seulement leRusse cultiv a pu peindre le moujik serf de l'intrieur,car il tait lui-mme devenu serf.

    La possibilit extrme de l'criture lie l'preuve de lamort une preuve, notons-le bien, que l'auteur ne rattachepas l'image du rachat et de la rsurrection , la servitude

    dgage de toute ide d'expiation, la piti rcuse commesentiment qui, sous couvert d'unir, divise, retranche l'unde l'autre, la piti comme ennemie de la connaissance : qu'onprenne donc la juste mesure de ce langage et l'on cesserapeut-tre de btifier sur la religion de Soljnitsyne !

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    (( Le peuple devenu son propreennemi

    Les discussions relatives la terreur stalinienne ont eu leplus souvent pour objet les grandes purges politiques de36-38. Celles-ci sont trop connues pour qu'il soit ncessaired'en rappeler l'ampleur. On sait qu' leur terme, il ne restait

    plus en place qu'une fraction drisoire des membres de lavieille lite communiste dans les grands organes du pouvoir : le Conseil des commissaires du peuple, le Comitcentral du Parti et le Vtsik (CC excutif pan-russe desSoviets). On sait encore que la priode fut marque par unnombre exceptionnel d'excutions. Dans le chapitre o ilexamine l'histoire de la peine de mort en Union sovitique,

    baptise mesure suprme de protection sociale , l'auteurnote justement au passage : les excutions des annes1937-1938, mme pour une oreille stalinienne, dbordaient lecadre de la protection . Aussi bien ne saurait-on dire qu'ilsoiis-estime ces faits. Il est, en effet, indniable que l'arbitraire et la violence de la rpression atteignirent alors undegr spectaculaire. Les gens avertis n'ignorent pas en outre

    que cette phase fut inaugure en 1934, la suite de l'assassinat de Kirov (dont il est peu prs certain qu'il fut perptr sur l'ordre de Staline). Au nombre de ces gens avertis,il faut d'ailleurs aujourd'hui ranger les militants des partiscommunistes qui, par la grce de Khrouchtchev, ont dcou-

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    vert qu' autour de 1934... les normes de la lgalit socialistecommencrent subir des atteintes . Mais laissons de ctces derniers et demandons-nous encore une fois pourquoi la

    grande puration des cadres du rgime capta l'attention deceux qui, plus tard, aprs la guerre, s'interrogrent sur laterreur stalinienne. Une raison en est manifeste : cette puration fut accompagne de procs publics retentissants,destins retentir, qui laissrent des traces. Mais n'y ena-t-il pas une autre ? On s'intressait plus un pisode

    politique, dans lequel se trouvaient mis en scne des acteurs

    identifiables, qu' l'histoire largement anonyme de la rpression, laquelle suivait pourtant son cours depuis longtempsdj avant 1934 et charriait des centaines de milliers devictimes (des millions si l'on compte les paysans rduits merci par la famine). Et, nanmoins, il ne faut pas se lasserde le rappeler, l'information ne manquait pas. Mais tel estle paradoxe : pour ceux-l mmes qui croient raisonner enmarxistes, ce qui compte, historiquement parlant, ce sontl'es actes des personnes ou les actions collectives qu'on peutrattacher des choix, des conceptions, bref traduire entermes de discours. De mme qu'on se plat ramener laRvolution, Fvrier dj, Octobre surtout, aux conflits quiopposaient les bolcheviks d'autres courants ou qui les

    divisaient, on retient avant tout de la terreur stalinienne lesvnements qui affectrent l'appareil du Parti et de l'Etat.Oserais-je dire que, lisant Soljnitsyne, je prte moins

    d'attention aux pripties de la chute de Boukharine (siintressantes soient-elles) qu' la manire dont furentrduites un nouveau servage des masses d'hommes et defemmes quelconques au titre de l'article 58 ? Certes, qu'on

    n'aille pas infrer de cette remarque une indiffrence auxluttes dont le pouvoir est l'enjeu et, moins encore, auxconflits interbureaucratiques qui accompagnrent la constitution de la nouvelle classe dominante. Au contraire, cessujets, quand ils sont justement apprhends et non pas

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    LE PEUPLE DEVENU SON PROPRE ENNEMI

    travestis en dbats d'ides, me paraissent requrir un grandtravail d'interprtation. La revue Socialisme ou Barbarie,Gastoriadis et moi-mme ne les avons pas ngligs. La

    terreur retourne contre les bureaucrates, ce phnomne m'aparu depuis longtemps rpondre une ncessit du dveloppement de la bureaucratie, celle-ci s'affirmant commeclasse aux dpens de la scurit et de l'indpendance de sesagents, et, d'autre part, manifester une contradiction fondamentale d'un rgime qui prtend effacer la division dupouvoir et de la socit et la rtablit tous les niveaux avec

    une acuit inconnue dans les autres modes de domination.Mais reste que VArchipel met en vidence, comme nul

    ouvrage ne l'avait encore fait, et nous enjoint de scruterle phnomne extraordinaire qu'a constitu pendant l'restalinienne ( prsent il s'agit d'une violence plus feutre)la rpression exerce contre le peuple au nom du peuple.A cet gard, il y a deux passages, dont l'un dj mentionn,o l'auteur observe qu'on ne saurait s'arrter au seul chiffredes dtenus pour valuer les faits. Il convient de tenircompte, note-t-il une fois, de la masse de leurs proches quiont subi de considrables prjudices d'ordre matriel etmoral, frapps d'indignit qu'ils taient du seul fait de leursliens avec un ennemi du peuple. Et, relve-t-il une autre fois,

    une part importante des arrestations reposait sur des dnonciations spontanes ou provoques. A supposer donc qu'il yait eu en moyenne dix douze millions de dtenus dansl'Archipel (le chiffre ne parat excessif qu'en regard despremires annes de la guerre, il correspond l'estimationavance devant le Conseil conomique et social), on a peine imaginer le nombre des personnes impliques dans la

    rpression, soit au titre d'agents ou de complices, soit autitre de victimes. Combien de dizaines de millions ? Etencore devrait-on assombrir le tableau si l'on voquait lespopulations qui vivaient proximit des camps et dont lecomportement fut souvent hostile aux prisonniers selon

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    UN HOMME EN TROP

    notre auteur ( Le monde qui gravite autour des camps ,II, 422 sq.).

    Le caractre de la rpression de masse apparat d'autre

    part dans une vive lumire au cours de la discussion consacre aux politiques ( En guise de politiques, II, 221sq.). Soljnitsyne a dj remarqu que le systme pnitentiaire sovitique est le premier et le seul au monde avoiraccompli cette performance de supprimer purement etsimplement la catgorie des politiques. Ceux que noussommes disposs nommer tels avaient en effet t condam

    ns au titre de l'article 58 du Code pnal (labor en 1926).Or, cet article ne constitue pas dans le Code un chapitresur les dlits politiques, il n'est crit nulle part qu'il estpolitique (...) il est runi avec les atteintes la forme dugouvernement et avec l banditisme dans le chapitre des

    crimes d'Etat (I, 51). Il comprend quatorze paragraphes,dont l'application transforme l'inculp en ennemi dupeuple . Sous sa rubrique apparat un assortiment toutsimple de chefs d'inculpation, et le commissaire-instructeurn'avait qu' en extraire un ou deux et les coller comme destimbres sur une enveloppe . Parmi ces paragraphes, deuxs'avraient les plus redoutables, parce qu'ils poussaient auplus loin l'imprcision du dlit et pouvaient donc frapper

    n'importe qui : le paragraphe 10 ( le timbre le plus frquemment utilis par le commissaire-instructeur ) : pro pagande antirvolutionnaire, rebaptise antisovitique, et leparagraphe 12: non-dnonciation. De fait, quelques casmentionns en cette occasion illustrent tragiquement, comi-quement, l'aberration des condamnations. Mais ils viennentaussi fonder une seconde observation, videmment lie la

    premire, mais plus frappante encore : La moiti del'Archipel tait compose de Cinquante-Huit, note Soljnitsyne, mais il n'y avait pas de politiques (II, 229).Entendons donc : non seulement pas de politiques ausens juridique, mais pas de politiques en ralit ni

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    c LE PEUPLE DEVENU SON PROPRE ENNEMI

    d'hommes dsigns comme tels, ni d'hommes se dsignantcomme tels. L'article 58, affirme-t-il encore, recueillait tousceux pour lesquels on n'avait pas pu trouver du premier

    coup un article de droit commun. C'tait, un degr inimaginable, le triomphe du fouillis et de l'htroclite. Enregistrer quelqu'un comme Cinquante-Huit tait le moyen le plussimple de rayer un homme, de le retirer de la circulationen vitesse et pour toujours (ibid.). Sans doute l'affirmationest-elle outrancire; non qu'on doive classer comme politiques les dtenus communistes, victimes des purges de

    1937-1938, car il est vrai qu'il ne se concevaient pas commetels, se croyaient l'objet d'une tragique mprise ou d'unemachination monte par des tratres qui s'taient insinusdans les rangs du Parti et du NKVD ; mais il y eut bien denombreux lments oppositionnels (dans la premirepriode), des trotskystes surtout, dont l'auteur parle peu,mais qu'il mentionne tout de mme, rappelant les grvespeut-tre folles mais hroques dclenches par eux dans lescamps de Vorkouta ; il y eut aussi, signale-t-il (impossiblede vrifier si le fait est exceptionnel), des tudiants et deslycens, dports en 1943-1944 et en 1950, pour avoir diffusdes tracts contre le pouvoir (II, 239). En outre, ses propresobservations font tat d'une masse d'individus qui, sans

    tre des politiques, n'avaient pas t victimes d'une loterie (j'ai dj fait allusion au dmenti qu'il inflige Ehrenbourg), mais avaient fait preuve d'un comportementanticonformiste. Toutefois, en dpit de ces rserves, le

    jugement port sur les Cinquante-Huit parat fond, enregard de l'immense majorit des cas : ils ne savaient toutsimplement pas pourquoi ils taient l !

    Or, quelles couches sociales appartenaient-ils ? Uneindication nous est fournie dans le premier volume, extraited'un document officiel sur le systme pnitentiaire, dont l'undes auteurs concluait, son propre tonnement, que lacomposition sociale des dtenus tait analogue celle des

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    populations recenses dans les pays trangers et comprenaitdonc une masse de travailleurs (la documentation porte surles annes vingt et le dbut des annes trente) (II, 97).

    Soljnitsyne la complte en remarquant que 1 quilibre futrompu dans les annes 1937-1938, en raison de l'arrive dansles camps de nombreux cadres du rgime, mais que denouveaux changements survinrent en 1945, quand se dversrent des flots de travailleurs.

    Voil qui donne toute sa porte, par-del les chiffresinvoqus, l'extraordinaire formule : le peuple devenu son

    propre ennemi: Additionnons ensemble, d'aprs la revueque nous avons faite de tous nos flots, tous les coffrs de cetarticle (58), ajoutons-y, multipli par trois, le mme nombrede membres de la famille, exils, suspects, humilis, perscuts, et nous voici amens admettre avec tonnementque, pour la premire fois dans l'histoire, le peuple estdevenu son propre ennemi, tout en y ayant acquis, enrevanche, son meilleur ami, la police secrte (soulign dansle texte, II, 221).

    L'auteur marque ici un vnement, que nous n'avons pasfini d'interroger. Car, saisi sous l'angle de la rpression, iln'en claire pas moins la nature du totalitarisme. Et comment ne pas observer que ce totalitarisme, en Union sovi

    tique, dans le rgime attach au nom de Staline, a atteint un degr qui, de loin, n'a pas t gal par le fascisme nipar le nazisme ?

    La comparaison, il serait dnu de sens et choquant de lafonder sur les atrocits commises ici et l. A quelle balancevoudrait-on peser l'extermination par le gaz et l'extermination par le travail (dont notre auteur montre qu'elle fut

    en certains lieux, certaines poques, dlibre, mthodiquement pratique); qui tirerait argument du nombre despopulations ananties dans un systme ou bien du sadismedes bourreaux dans un autre... Si l'on peut toutefoisdistinguer une variante du totalitarisme d'une autre, c'est

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