cirad - pratiques et politiques de la ville solidaire / dihal - puca

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1 SOUS LA DIRECTION DE MAX ROUSSEAU VINCENT BEAL GUILLAUME FABUREL PRATIQUES ET POLITIQUES DE LA VILLE SOLIDAIRE Mai 2014 Rapport de recherche

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CIRAD - Pratiques et politiques de la Ville solidaire / Dihal - Puca

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    SOUS LA DIRECTION DE

    MAX ROUSSEAU

    VINCENT BEAL

    GUILLAUME FABUREL

    PRATIQUES ET POLITIQUES DE LA VILLE SOLIDAIRE

    Mai 2014

    Rapport de recherche

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    SOMMAIRE INTRODUCTION ....................................................................................................... 5

    CHAPITRE 1 : VILLE SOLIDAIRE ET LUTTE CONTRE LEXCLUSION SOCIO-SPATIALE............................................................................................................................. 13

    Etude de cas n1 : Lmergence dun mouvement alimentaire Montpellier ?................... 39

    Etude de cas n2 : Les amis du Zeybu.................................................................................. 50

    CHAPITRE 2 : LES SOLIDARITES DANS LA VILLE FRAGMENTEE.............................. 62

    Etude de cas n3 : Htel du Nord, rinventer lhospitalit dans les quartiers Nord de Marseille et construire un patrimoine commun.................................................................. 106

    Etude de cas n4 : Habiter pour rhabiliter : une permanence architecturale Boulogne-sur-Mer...................................................................................................................................... 112

    Etude de cas n5 : La dcroissance planifie, une politique urbaine solidaire ? ................ 118

    CHAPITRE 3 : VILLE SOLIDAIRE ET PARTICIPATION HABITANTE .......................... 128

    Etude de cas n6 : Lhabitat participatif Strasbourg ........................................................ 151

    Etude de cas n7 : Deux budgets participatifs europens : le 20e arrondissement de Paris et Cordoue .............................................................................................................................. 159

    CHAPITRE 4 ECONOMIE ET VILLE SOLIDAIRE.................................................... 168

    Etude de cas n8 : L'association ADDA AujourD'hui restaurons DemAin ................. 186 Etude de cas n9 : AlterIncub : un incubateur rgional dinnovation sociale ................... 196

    CHAPITRE 5 : VILLE SOLIDAIRE ET ENVIRONNEMENT ......................................... 205

    Etude de cas n10 : La ferme des meuniers........................................................................ 236

    Etude de cas n11 : Les jardins partags Montpellier...................................................... 243

    SYNTHESE CONCLUSIVE...................................................................................... 255

    REFERENCES....................................................................................................... 264

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    INTRODUCTION

    Max Rousseau (CIRAD, UMR 5281 ART-Dev) Vincent Bal (Universit de Strasbourg, UMR 7363 SAGE)

    To practice solidarity means to base one's thinking and actions on the principle "one for all and all for one". () A group with members who display the attributes of solidarity is marked by permanence and resistance to the hardships caused by the widespread human vices of jealousy, mutual distrust, suspicion, conflicts of interests and rivalry. The attitude of solidarity successfully prevents the emergence of opposition between private interests and the common good. It is solidarity which transforms a loose aggregate of individuals into a community; it supplements their physical coexistence with a moral one, thereby raising their interdependence to the rank of a community of fate and destiny... (Bauman, 2013)

    In the city all the secret ambitions and all the suppressed desires find somewhere an expression. The city magnifies, spreads out, and advertises human nature in all its various manifestations. It is this that makes the city interesting, even fascinating. It is this, however, that makes it of all places the one in which to discover the secrets of human hearts (Park, 1952).

    Lentrepreneurialisme urbain contribue () accrotre les disparits de richesse et de revenu ainsi qu accrotre la pauprisation urbaine observe y compris dans les villes qui ont connu une forte croissance. () Il nest absolument pas vident que mme le gouvernement urbain le plus progressiste puisse rsister une telle pression, ds lors quil est soumis la logique du dveloppement spatial capitaliste dans laquelle la concurrence semble fonctionner non pas comme une main invisible aux effets bnfiques, mais comme une loi coercitive externe imposant le plus petit dnominateur commun de responsabilit sociale et de protection sociale dans un systme urbain rgi par la comptition (Harvey, paratre).

    Les solidarits quotidiennes dans la ville nolibrale

    Des Indigns Barcelone et Madrid aux grandes manifestations de Sao Paulo et Rio, du Printemps arabe de Tunis et du Caire au mouvement Occupy Wall Street de New-York, les grandes villes sont devenues le site de mouvements sociaux de grande ampleur ces dernires annes. Bien que trs htrognes dans leur composition, leur organisation et leurs revendications, ces mouvements prsentent pour point commun de rclamer davantage de dmocratie, dgalit, de redistribution et de solidarit.

    Dfinir ce dernier terme nest pas chose aise. Nous partirons donc ici de la dfinition propose par le philosophe et sociologue Zygmunt Bauman, celle dun tous pour un et un pour tous qui permet aux membres du groupe solidaire de rsister la jalousie, la mfiance et la rivalit, et dajouter leur existence physique, une existence morale (Bauman, 2013). Cette dfinition largie nous permet de ne pas brider demble ce travail collectif : elle offre en effet aux nombreux auteurs la possibilit danalyser les multiples initiatives urbaines qui se rclament aujourdhui dune conception solidaire des rapports humains sous les angles les plus varis.

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    Mais pourquoi accoler ainsi ville et solidarit ? Depuis la vague durbanisation massive dbute au 19me sicle, la grande ville est pourtant le plus souvent perue avec mfiance comme un puissant broyeur du lien social. Les sciences sociales se sont mme en partie constitues autour de la crainte que la gnralisation de cette nouvelle forme dorganisation socio-spatiale classiquement caractrise par la taille, la densit et lhtrognit de la population qui la compose (Wirth, 1938) provoque un changement social indsirable, voire incontrlable. Les crits des prcurseurs europens comme Durkheim, Simmel ou Tnnies tmoignent particulirement de cette inquitude. Ils opposent frquemment des formes dorganisation rurales marques par linterdpendance et la prgnance du contrle social des socits urbaines caractrises par lanonymat, la dviance, voire lanomie. Ils montrent galement, limage des dveloppements raliss par Durkheim dans De la division du travail social, que les transformations urbaines exercent une influence sur les formes de solidarit, qui voluent depuis une solidarit mcanique rsultant de la proximit et de la similitude dans les socits traditionnelles, vers une solidarit organique base sur la diffrenciation et linterdpendance dans les socits moderne (Durkheim, 1893). Lurbanisation et ses effets sur les comportements des citadins ne sauraient donc tre analyss de manire distincte des volutions qui dpassent le seul cadre de la ville. La ville et ses habitants subissent indniablement les grandes volutions conomiques, politiques, sociales, culturelles et environnementales plus larges. Mais en retour, ils contribuent galement les faonner. Comme nous le rappellent les pionniers de la sociologie urbaine, la ville est un laboratoire social au sein duquel sinventent sans cesse de nouvelles pratiques, de nouvelles formes dorganisation, de nouveaux rgimes de valeurs qui peuvent eux-mmes donner lieu lmergence de nouvelles initiatives solidaires. Commenons ds lors par caractriser ces grandes volutions qui travaillent en ville, et relevons en premier lieu ce paradoxe : la solidarit semblait davantage structurer les socits occidentales au moment o les premiers sociologues urbains partageaient leur crainte de voir la cohsion sociale saffaiblir sous leffet de lafflux des migrants ruraux ou trangers dans les grandes villes en pleine croissance. Que sest-il ds lors pass ? Lurbanisation est indissociable de lindustrialisation. Or lorganisation de la production au sein du monde industriel favorise la prise de conscience de la similarit des destines. Le travail la chane, lapprentissage des ngociations collectives, les progrs du syndicalisme et des partis progressistes renforcent ces liens dinterdpendance, qui se nouent galement en-dehors de lusine, au sein mme des quartiers ouvriers qui parsment les villes occidentales et hbergent un tissu dense de relations sociales. Cette solidarit concrte , qui sinscrit dans les expriences de la vie quotidienne, ne se limite toutefois pas au seul monde ouvrier. Lre fordiste et le grand compromis entre travail et capital nou dans les pays occidentaux au milieu du 20me sicle consacrent galement la lente reconnaissance de linterdpendance entre patronat et managers dun ct, ouvriers de lautre. L encore, cette solidarit plus abstraite ne se limite pas lusine ; elle se manifeste galement au niveau des espaces urbains, la fabrication des quartiers ouvriers au milieu du 20me sicle prenant parfois la forme dune ngociation entre le patronat, les syndicats et les municipalits (Rousseau, 2011). Les gouvernements urbains comme centraux se partagent quant eux l institutionnalisation de la solidarit, consacrant lide selon laquelle tous les hommes se doivent une assistance mutuelle.

    Pour beaucoup, cette conception de la vie collective se serait considrablement affaiblie depuis quatre dcennies (Wilson, 1987 ; Paugam, 1991 ; Beaud et Pialoux, 1999 ; Castels, 2003 ; Wacquant, 2006). La dsindustrialisation, laccroissement des mobilits, la hantise du dclassement et la monte de lindividualisme conduiraient un affaiblissement gnralis de

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    la cohsion sociale dans les pays occidentaux. La solidarit le long de la chane dassemblage laisserait place la comptition sans merci au sein dentreprises elles-mmes gagnes aux formes de management nolibrales. Les attaques populistes contre les systmes de redistribution et les services publics trouvent dsormais un cho favorable parmi une population de plus en plus rceptive aux discours sur les assists et les profiteurs . Bauman (2013) propose une mtaphore vocatrice pour saisir cette transformation: au garde-chasse de lre pr-moderne qui prservait lhritage lgu par les dieux aux hommes, puis au jardinier moderne qui assumait pleinement la responsabilit de faonner et reproduire lordre social, succderait aujourdhui le chasseur post-moderne obnubil par le nombre de ses trophes et la contenance de sa besace, mais gure proccup par le dclin gnral du gibier : dans une socit de consommateurs qui traite le monde comme un entrept d'objets de consommation potentiels, la stratgie de vie recommande est de se btir au sein de l'espace public une niche relativement confortable et sre, usage exclusivement priv, dsesprment inhospitalire aux personnes, indiffrente aux problmes et la misre humaine, et pave d'embches et de piges. Dans un tel monde, la solidarit est de peu d'utilit (Bauman, 2013). L encore, la ville semble constituer tant le rceptacle que le moteur de telles volutions. Il suffit pour sen convaincre de prendre la mesure des bulles immobilires successives qui affectent le march du logement des grandes villes occidentales : les citadins apparaissent ventils selon leur ingale capacit financire bnficier de la proximit des amnits offertes par les espaces urbains les plus valoriss, en premier lieu les centre-ville (un march de lemploi diversifi et pourvu en postes bien rmunrs, des quipements scolaires, culturels et sportifs varis, des infrastructures de transport performantes). Par ailleurs, au nom dun intrt gnral compris comme une course effrne la croissance et la comptitivit, les gouvernements urbains gagns lentrepreneurialisme tendraient de plus en plus frquemment loreille aux demandes des investisseurs privs et participeraient la perte de cohsion des socits urbaines en utilisant les fonds publics pour attirer et garder en ville les firmes les plus rentables, les catgories sociales les plus aises, les touristes et les consommateurs au pouvoir dachat le plus lev (Harvey, paratre). Les vnements qui branlent les grandes villes depuis quelques annes peuvent ainsi tre interprts comme des ractions sporadiques au dclin du lien social et la prgnance du discours imputant aux seuls individus la responsabilit de parcours les conduisant, pour les gagnants, dans les appartements confortables des quartiers gentrifis et dans les gated communities de banlieue, et pour les perdants, dans les bidonvilles, favelas, banlieues dshrites et autres territoires priurbains enclavs. Malgr leur grande htrognit, les vnements de New-York, Barcelone, Sao Paulo et Le Caire prsentent plusieurs points communs. Ils sont porteurs de revendications plurielles qui sont certes centres sur la question des ingalits, mais qui nen oublient pas pour autant les enjeux environnementaux ou de genre qui constituaient les grands laisss pour compte de la priode fordiste. Ils cherchent par ailleurs promouvoir de nouveaux espaces dautonomie fonds sur un rapport au politique renouvel. Ces vnements marquants, qui ont runi des centaines de milliers de citadins sur les places publiques des grandes mtropoles, se sont galement rvls phmres. Ils servent certes de soupape et embellissent la vie de nombreux citadins lespace de quelques jours en dvoilant des conditions communes et un avenir partag. Mais ils laissent finalement place au retour routinier du march du travail comptitif et des politiques daustrit.

    Cest la mise en lumire des formes moins spectaculaires de solidarit urbaine que ce travail collectif est consacr. Ces initiatives quotidiennes sont certes de moindre envergure, et elles mobilisent nettement moins de citadins. Mais elles nen jouent pas moins un rle important

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    dans le maintien du lien social au sein de villes travailles par le nolibralisme, lindividualisme et lesprit de comptition. Par ailleurs, ces initiatives sont trs htrognes. Elles mobilisent des citadins dots de ressources diffrentes, qui rsident dans des villes, des quartiers et des environnements varis. Elles nouent galement des rapports diversifis aux pouvoirs publics : parfois, elles naissent en raction une carence suppose de lEtat traiter efficacement la question des ingalits et proposer des modles dintervention fonds sur un impratif de justice (sociale, spatiale, environnementale, etc.) ; parfois, elles sinstitutionnalisent avec le soutien des pouvoirs publics ; parfois enfin, elles ignorent le gouvernement et ladministration et tentent de dfinir une alternative.

    Apprhender la ville solidaire

    Si la recherche de nouvelles solidarits constitue pour le chercheur une qute nave, voire dangereuse lorsquelle sinsre dans une volont de rtablir un ordre moral, son rle est davantage didentifier les rationalits sur lesquelles celles-ci sappuient et les frontires (en termes de territoires, de type dintervention, de publics) quelles contribuent construire (Paugam, 2007). Ces questions seront ainsi au centre de ce rapport qui vise tablir un tat de la littrature et un tat de lart sur le thme de la ville solidaire. Pour mener bien ce travail, notre approche sera construite autour de quatre lments.

    (1) Une approche pluridisciplinaire. Notre projet se base sur une lecture pluridisciplinaire de lobjet ville solidaire . Aussi, les chercheurs constituant lquipe appartiennent des disciplines varies : la gographie, la science politique, la sociologie, lurbanisme/amnagement et les sciences conomiques. Couple des thmatiques de recherche elles-mmes varies (exclusion, logement, participation, gentrification, gouvernance, environnement, etc.), cette pluridisciplinarit permet dlargir le sceptre des pratiques urbaines solidaires.

    (2) Une approche internationale. Si notre travail sera avant tout centr sur la France, il laissera une place importante la ville solidaire pense dans une perspective internationale. Nous pensons en effet que ce travail ne peut faire lconomie dune analyse des dbats thoriques internationaux portant sur les questions de solidarit dans les espaces urbains. De mme, il serait dommageable de faire abstraction des expriences trangres dans le domaine de la solidarit urbaine une priode de mobilit accrue des pratiques, initiatives et politiques qui mergent dans les villes.

    (3) Une approche sectorielle. Afin de clarifier lanalyse de la ville solidaire , notre travail et notamment ltat de la littrature sera construit autour dune vision sectorielle. Cinq thmes ont t retenus. Ils permettent daffiner la problmatisation de ltat de la littrature, de donner voir de manire dynamique les volutions dcrire, mais aussi de classer les initiatives retenues dans ltat de lart.

    (4) Une approche problmatise. Loin de se limiter un simple catalogue de travaux thoriques et dexemples empiriques, notre projet sera anim par le souci de rpondre quatre questionnements centraux dans la comprhension de la ville solidaire :

    Quels sont les acteurs centraux de la ville solidaire ? Est-ce que lEtat (national et local) dispose encore dune capacit dinnovation dans ce domaine ? Quelle est la place des acteurs publics locaux ? Quels sont les nouveaux acteurs de la solidarit urbaine (associations, groupes privs, collectifs habitants, etc.) ?

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    Quels sont les principaux facteurs sociaux, conomiques, culturels, environnementaux et politiques lorigine de lmergence de pratiques innovantes dans le domaine de la ville solidaire ? Quel est le rle des crises (conomiques, environnementales, urbaines, etc.) ? Est-ce que les processus de dclin urbain, par exemple, sont favorables la mise en place de pratiques innovantes ?

    Comment sopre la diffusion des pratiques innovantes dans le domaine de la ville solidaire ? Quelles sont les villes, ou plus simplement les pratiques, considres comme modles en matire dinitiatives solidaires ? Limportation en France de bonnes pratiques apparues dans des contextes diffrents saccompagne-t-elle, ou non, de leur altration ?

    Comment ces pratiques peuvent-elles se gnraliser et sinstitutionnaliser ? Peuvent-elles sortir du statut dexprimentations ? Quel est le prix de leur institutionnalisation ? Courent-elles un risque de dnaturation ?

    Ville, Etat et solidarit : la crise du modle franais

    Larticulation entre villes et solidarits simpose aujourdhui comme un chantier de recherche essentiel pour la recherche en sciences sociales, mais aussi comme un dfi majeur pour le 21me sicle. En effet, on assiste depuis quelques dcennies un double mouvement durbanisation des problmes sociaux et des injustices (Merrifield et Swyngedouw, 1997) et de spatialisation de la question sociale, notamment en termes daction publique (Tissot et Poupeau, 2005). Cette reconnaissance des liens entre questions urbaines et questions sociales na pourtant pas contribu un rapprochement entre les champs de recherche sur la ville et la solidarit (Mathieu, 1997). Si ces deux champs de recherche partagent certains questionnements analogues, ils ne sont en effet pas encore parvenus sarticuler de manire harmonieuse, en dfinissant des programmes de recherche communs. On pourrait galement tendre ce constat aux questions environnementales, qui interpellent pourtant fortement les thories sociales de la justice et des modles dgalit.

    Nous lavons voqu, les rflexions sur la solidarit en ville sont au centre des travaux de sociologie depuis les analyses pionnires de Durkheim sur lanomie ou de lEcole de Chicago sur la dsorganisation sociale. Elles ont connu un dveloppement sans prcdent depuis les annes 1970, qui a certes permis une plus grande diversit des approches et des objets, mais qui a galement contribu une fragmentation de ce champ de recherche. De manire gnrale, lexclusion renvoie un processus de relchement des liens sociaux dans plusieurs sphres : la famille, lcole, le travail, le quartier (Paugam, 1996). Quil sagisse des travaux de Castel sur les processus de dsaffiliation (1995) ou de Paugam sur les processus de disqualification (1993), il est gnralement admis que depuis la fin des Trente Glorieuses, les individus appartenant des groupes sociaux spcifiques sont davantage susceptibles de cumuler les handicaps les faisant basculer dans lexclusion (Mingione, 1996). Ainsi, de nombreux travaux de sociologie mettent laccent sur lmergence dune situation de drgulation de la vie sociale (Guibet-Lafaye, 2012) touchant notamment plus particulirement certains groupes urbains (Dubet, 1987 ; ARSS, 2005) appartenant aux couches populaires (les jeunes non qualifis, les mres clibataires, les jeunes dorigine immigre), fortement affects depuis les annes 1980 par un appauvrissement matriel, une diminution de laccs aux diplmes valorisables sur le march du travail, une diminution de laccs aux formes de solidarit manant de la socialisation ouvrire, et enfin par lchec des gouvernements successifs inflchir la remonte des ingalits (Beaud et Masclet, 2006).

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    Paradoxalement, ces ingalits sinscrivent au cur dune dynamique de dmocratisation des socits occidentales, socits dans lesquelles les statuts sociaux deviennent plus fluides, mais dans lesquelles, galement, les cadres traditionnels de socialisation (lcole, le quartier, les organisations collectives) saffaiblissent. Or, si la socit post-fordiste enjoint aux individus de se comporter en entrepreneurs de leur propre vie , la socialisation diffrencie des individus conduit des ingalits daccs ce type de comportement, qui sont perues de manire dautant plus douloureuse en cas dchec que celui-ci se voit dsormais construit comme relevant dune responsabilit individuelle. Couple la fragilit de leur entrecroisement, la dstabilisation des diffrents liens sociaux (filiation, participation lective, participation organique et citoyennet) conduit des formes dintgration trs ingales suivant les individus et les groupes sociaux ou ethniques (Paugam, 2014). Bien souvent, le relchement des liens sociaux nous par un individu rsulte dune trajectoire individuelle marque par des ruptures des processus de socialisation, ce qui explique notamment la difficult des politiques de lutte contre lexclusion, confrontes un public htrogne et constamment renouvel et qui, par ailleurs, interviennent souvent de manire trop tardive (Paugam, 1996). Ces ingalits interrogent en creux la question de la capacitation telle quelle a t dvelopp par Sen ou Nussbaum, cest--dire la capacit des populations agir en faveur dun changement de leur condition, et conduisent donc rflchir aux diffrentes dynamiques dengagement des habitants dans une ville solidaire et aux nouvelles ingalits que celles-ci peuvent engendrer en retour.

    Le traitement malais des ingalits socio-spatiales puise ses racines dans un phnomne plus large: la solidarit en France repose depuis la fin du 19me sicle sur un acteur-cl, lEtat-Providence. Or depuis les annes 1970, la solidarit nationale exerce par lEtat par le biais de lEtat-providence connat une srie de mises en cause successives (Rosanvallon, 1981) : mise en cause de sa viabilit financire (la rcession accrot les dpenses sociales et conduit des hausses dimpts), de son efficacit (la solidarit nationale ne parvient pas inflchir la monte des mcanismes dexclusion) et de sa lgitimit (la solidarit nationale se voit accuse, notamment par les mouvements libraux et populistes, de dtourner la redistribution top-down au profit dune redistribution depuis les seules classes moyennes vers une classe assiste , alors que les plus aiss fuiraient leffort de solidarit). Cette triple crise de la solidarit nationale franaise entrane depuis une trentaine dannes une mise en dbat du modle franais, au regard de lexprience dautres pays britanniques et scandinaves, notamment de plus en plus frquemment voqus comme des alternatives davantage viables.

    Face ces volutions, le modle conservateur-corporatiste franais dans lequel les prestations sont avant tout lies au revenu du travail (Esping-Andersen, 1999; Amable, 2005), se voit de plus en plus frquemment doubl dun retour des solidarits familiales dont les effets sont toutefois limits. En effet, le modle conservateur-corporatiste est considr comme maintenant les diffrences de classe correspondant aux diffrences de statut professionnel. Or lentraide financire intrafamiliale est plus importante dans les milieux aiss que dans les milieux populaires. A ces changes dargent sajoutent la transmission dun capital social dautant plus important que les conditions dinsertion sur le march de lemploi se dgradent. La solidarit familiale dans les milieux populaires se redploie galement mais sous la forme de services dentraide gratuits (hbergement, services domestiques). Par ailleurs, la solidarit intrafamiliale tant rendue malaise dans les zones urbaines sensibles par la prgnance du chmage et des discriminations, laction de lEtat se redploie vers des area-based initiatives , comme la Politique de la ville, ciblant plus particulirement certains

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    territoires (Donzelot et Estbe, 1994 ; Tissot, 2007). partir des annes 1980, et linstar de nombreux autres pays europens, les quartiers sensibles des villes franaises sont ainsi devenus la cible dapproches intgres de dveloppement urbain regroupant lamlioration du logement, le dveloppement des services publics, ou encore la promotion de la formation professionnelle (Moulaert et al., 2010). Toutefois, depuis quelques annes, le renforcement des liens sociaux fait galement partie des objectifs de divers dispositifs visant les quartiers o la cohsion sociale est identifie comme dfaillante. Cette mutation de la politique de la ville permet selon Tissot (2007) de prendre la mesure de lvolution plus large de la solidarit nationale franaise, depuis une action matrielle susceptible dagir au niveau des conditions de vie des habitants (quil sagisse de la situation de lemploi ou de loffre de logement) ou de sattaquer aux ingalits ou aux discriminations, vers une action sociale dun nouveau type, faisant de lanomie en banlieue un problme prioritaire : la rforme des quartiers constitue un lment dcisif dun mouvement plus large de transformation de lEtat social qui a contribu rabattre laction publique, nagure dfinie par lide de redistribution, de socialisation des ressources et de progrs social, sur une politique du lien social . Or, en comparaison dautres pays dEurope du Nord dots depuis le milieu du 20me sicle dorganisateurs communautaires sur le modle des villes tats-uniennes, lintervention sociale auprs des populations vulnrables est longtemps demeure marginale en France en raison de la prvalence d une approche individuelle des problmes sociaux relation de guichet, visite domicile (Baillergeau, 2007 : 15). Elle est aujourdhui largement critique notamment en raison de son manque defficacit.

    Cet chec de la politique de la ville, et plus gnralement de la solidarit nationale, a des effets paradoxaux. Si dun cot, il tend lgitimer les formes dintervention nolibrales et favoriser une rationalisation de laction publique qui ne sembarrasse plus de son supplment dme officiellement nomm participatif , de lautre cot, il constitue un terreau favorable la (r)mergence dautres formes de solidarit.

    Les solidarits quotidiennes dans la ville daujourdhui

    Les difficults rencontres par les politiques publiques de solidarit, dont la politique de la ville, ne permettent donc pas de conclure une dissolution inluctable des liens sociaux, notamment en ville. Car cest galement au sein des villes que sinventent des initiatives et pratiques solidaires varies, qui manent aussi bien des acteurs publics et parapublics que des acteurs privs et associatifs, et qui dploient un spectre tendu de domaines et denjeux dpassant la seule lutte contre lexclusion. Cest notamment partir de ce constat de la vivacit des initiatives visant renforcer les liens sociaux en milieu urbain que se sont dvelopps des travaux recherche urbaine traitant des nouvelles formes de solidarit. De manire gnrale, ces travaux, tout comme ceux de sociologie gnrale, ont prouv des difficults dfinir et oprationnaliser les concepts dexclusion, de solidarit, de justice (Urban Studies, 2012). Ils peuvent tre scinds en deux grandes catgories. Dune part, des travaux dordre macro cherchant comprendre ce quest une ville juste ont merg dans la recherche urbaine anglo-saxonne. Cette travaux sont anims par un double objectif : chercher comprendre la nature des mutations sociales et politiques des villes dans un contexte de nolibralisation avance (Brenner et al., 2011), mais aussi tenter daffiner et doprationnaliser la notion de justice spatiale (Soja, 2010 ; Fainstein, 2011), notamment en articulant des tudes de cas aux diffrentes conceptions de la justice (Rawls, 1971 ; Harvey, 1973 ; Young, 1990 ; Nussbaum, 2000). Dautre part, on note un accroissement des travaux plus meso ou micro traitant des enjeux sociaux dans les villes contemporaines,

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    notamment ceux qui se penchent sur les modalits de traitement des dynamiques dexclusion mais, sortant de cette seule problmatique sociale, mettent en lumire lmergence de pratiques et dinitiatives solidaires. Si les travaux macro ont eu le mrite de poser les bases dun vritable chantier de recherche autour de larticulation des questions lies la justice et aux ingalits dans les villes, leur intrt dans le cadre dun tat de la littrature et dun tat de lart reste limit. Pour cette raison, nous allons davantage nous tourner vers des travaux dordre mso et/ou micro.

    Enfin, si les thmatiques classiquement lies au concept de ville solidaire sont avant tout rattaches au domaine du social, il nous semble impossible de faire ici lconomie dune analyse de certaines thmatiques mergentes se trouvant la croise entre le domaine du social et dautres domaines dintervention, notamment ceux axs autour de proccupations cologiques. Les enjeux environnementaux constituent effectivement un domaine qui faonne de plus en plus nettement les rapports entre ville, solidarit et justice (Bal, 2011). Dans un contexte de vulnrabilits territoriales lies la rarfaction des ressources, de monte des mobilisations environnementales et d cologisation des modes de vies (Faburel, 2010), le domaine de lenvironnement est le tmoin dune transformation des rapports lespace urbain qui est susceptible de dboucher sur de nouvelles formes de solidarit et de justice (Faburel, 2014).

    Cest pourquoi notre travail sorganise autour des cinq thmatiques suivantes, distribues de manire mettre en lumire des volutions : lutte contre lexclusion socio-spatiale ; solidarits par types de quartiers ; formes de participation ; conomie sociale et solidaire ; et enfin environnement. Ces cinq thmatiques permettent de brosser un tableau certes non exhaustif mais selon nous cohrent du foisonnement actuel dinitiatives donnant voir la diversit des rgimes de solidarit, mais aussi celle des questions adresses la construction des liens sociaux, des formes dentraide, des types de cohsion recherche, voire de nouvelles cooprations (Sennett, 2003 et 2012) et de modles dgalit (Rosanvallon, 2011). De grands facteurs comme les formes de citoyennet, les types dconomie ou encore le rle jou par les enjeux environnementaux, tels quils peuvent tre dgags de labondante littrature (notamment en sociologie urbaine et politique, mais aussi en gographie sociale) permettent de comprendre lmergence dalternatives.

    Ds lors, le parti-pris de notre travail sera de considrer quen dpit de leurs diffrences, ces cinq thmatiques sont structures par des problmatiques communes quil sagira de discuter aussi bien dans ltat de la littrature que dans ltat de lart. En effet, si le premier objectif de ce travail collectif est danalyser les principales formes que prennent aujourdhui les pratiques solidaires dans les villes franaises, le second objectif est de mettre en lumire des exemples concrets dinitiatives urbaines reposant sur une solidarit quotidienne . Ces cas dtude, qui constituent ltat de lart, visent clairer les processus analyss dans ltat de la littrature. Au nombre de deux ou trois par chapitre, ils visent galement mettre de la chair sur la solidarit, un mot qui selon Bauman (2013) en est trop frquemment dpourvu.

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    CHAPITRE 1 : VILLE SOLIDAIRE ET LUTTE CONTRE LEXCLUSION SOCIO-SPATIALE

    Vincent Bal (Universit de Strasbourg, UMR 7363 SAGE) Max Rousseau (CIRAD, UMR 5281 ART-Dev)

    Introduction

    Depuis le dbut des annes 1980, laction sociale de lutte contre la pauvret et lexclusion a connu un profond bouleversement marqu notamment par une dynamique de territorialisation accrue. Dans un contexte de spatialisation des problmes sociaux (Tissot et Poupot, 2005), les dmarches territoriales se sont multiplies, en rupture avec la gestion centralise de laide sociale prvalant durant les Trente glorieuses (Musterd et al., 2006 ; Kazepov, 2008 ; 2010 ; Uitermark, 2013). Pourtant, ces dmarches sont aujourdhui frquemment critiques en raison de leurs limites : faibles rsultats, manque de cohrence, absence de coordination des secteurs, des chelles et des acteurs, renforcement de la stigmatisation de certains groupes sociaux ou ethniques, etc. Elles sont galement de plus en plus apprhendes comme des dmarches en proie des dynamiques dinstitutionnalisation.

    Le parti pris de ce chapitre est double. Il sagit tout dabord de se focaliser sur les politiques et pratiques de lutte contre lexclusion qui visent des individus ou groupes sociaux spcifiques, mais qui ne sorganisent pas spcifiquement lchelle du quartier. Celles-ci seront davantage abordes dans le chapitre 2 de ce rapport, laissant ici la place une analyse la fois plus macro, car portant sur la lutte contre lexclusion lchelle de la ville, et galement plus micro, car portant sur des acteurs, catgories et groupes spcifiques. Il sagit galement de ne pas dissocier trop fortement la prsentation des politiques publiques de luttes contre lexclusion et celle des initiatives provenant du secteur priv ou du tiers-secteurs. En effet, lensemble des travaux de recherche tend dmontrer que ces deux types de dmarches sont aujourdhui intimement lis : dun ct, les politiques publiques sappuient de plus en plus sur les dmarches provenant de la socit civile pour pallier leur incapacit traiter lensemble des problmes sociaux ; et de lautre, les acteurs de la socit civile, notamment les associations, occupent une place croissante dans la dfinition des problmes publics et dans la mise en uvre des politiques publiques contemporaines.

    Mettre en lumire les recompositions rcentes de la lutte contre lexclusion lchelle de la ville ncessite un regard historique : les politiques de lutte contre lexclusion menes aujourdhui dans les villes franaises ne dcoulent pas dune tabula rasa ; elles puisent leurs racines dans une longue histoire dont il sagira de brosser, bien qu grands traits, le tableau. La premire partie sera ainsi consacre la prsentation historique des politiques de luttes contre lexclusion lchelle de la ville depuis leur mergence au 19me sicle. La deuxime partie sattachera quant elle prsenter les principales initiatives locales apparues dans le domaine de la lutte contre lexclusion depuis les annes 1980 ainsi que leurs limites telles quelles ont t identifies par la littrature en sciences sociales ; elle prsentera galement des initiatives manant dacteurs publics lchelle locale ainsi, l encore, que leurs limites.

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    Elle se conclura par un zoom sur un ensemble dinitiatives citoyennes reformulant la question de laccs lalimentation dans les villes franaises. Celui-ci prendra la forme dune premire tude de cas questionnant lmergence dun mouvement alimentaire Montpellier, puis dune seconde tude de cas portant sur une association dhabitants Eybens, et dont laction vise utiliser la question alimentaire urbaine afin de faire advenir la solidarit dans une triple dimension: avec les producteurs, avec le quartier dsert par les commerces, et enfin avec les habitants en difficult.

    1. Une brve histoire des politiques urbaines de luttes contre lexclusion sociale

    Lexistence de politiques urbaines dans le domaine de la lutte contre lexclusion est ancienne. Cest toutefois partir du 19me sicle que la lutte contre lexclusion se formalise et se gnralise dans les villes europennes. Par la suite, diffrents rgimes de lutte contre lexclusion correspondant diffrentes manires de traiter ce problme se succdent. Leur configuration particulire dpend dun certain nombre de facteurs transformations des socits urbaines, volutions du capitalisme, rapports villes/Etats, manires de construire le problme de lexclusion, etc. quil convient de prendre en compte. Nous montrerons que dans un premier temps, laction sociale urbaine, teinte par une vision moralisante de la pauvret, fait lobjet dune action entre les municipalits et les acteurs privs diffremment coordonne selon les contextes locaux. Par la suite, la lutte contre la pauvret urbaine est de plus en plus mise en uvre lchelle nationale, au nom dune vision pragmatique de la lutte contre les ingalits ; paralllement, des formes de solidarit spontanes se structurent dans des villes dont la sgrgation se durcit. Enfin, la transition macroconomique vers les services et la destruction des emplois industriels font merger de nouvelles formes dexclusion en milieu urbain, qui posent la question de lefficacit de politiques sociales par ailleurs sujettes une inflexion nolibrale.

    1.1. Les prmisses de laction sociale urbaine : un traitement moralisant de la pauvret

    Au 19me sicle, la construction de la pauvret comme problme social seffectue dans un contexte de monte gnrale de linquitude face deux processus qui remodlent profondment lorganisation sociale : lurbanisation et lindustrialisation. Plus prcisment, la pauprisation ne de la rvolution industrielle et de lexplosion dmographique des villes nourrit une nouvelle approche, l conomie sociale , laquelle contribue adosser la politique sociale naissante une lecture des relations sociales seffectuant au croisement de la philanthropie, de lconomie et de la tradition policire (Procacci, 1993). Le pauprisme se voit ds lors construit comme un phnomne urbain de pauvret devenue danger social . Cette lecture moralisante des dangers lis lavnement de la ville industrielle nimplique ds lors pas de lutter contre la pauvret et contre les ingalits sociales, mais bien plutt contre les diffrences que lon peroit comme incompatibles avec lordre social que lon sefforce dtablir (Procacci, 1993). Au dbut du 19me sicle, la conception chrtienne selon laquelle le pauvre est peru comme un intercesseur privilgi auprs de Dieu cde progressivement le pas une distinction entre les bons et les mauvais pauvres. Cette lecture morale de la misre sappuie sur de nombreuses enqutes sociales et teinte les politiques sociales dinspiration librale du 19me sicle. Le gouvernement de la misre vise ds lors produire un changement des murs en substituant la culture du mauvais pauvre celle du bon travailleur . Le droit lassistance instaur par la Rvolution franaise se voit

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    progressivement sap et partir de 1848, la rciprocit sociale ne se fonde plus sur la notion de droit mais sur celle de devoir : le devoir de lEtat, celui du citoyen fortun vis--vis des pauvres, et enfin celui de ces derniers vis--vis des deux premiers (Oblet, 2005).

    Cette conception de la lutte contre le pauprisme influence laction sociale qui cette priode est principalement mise en uvre lchelle de la ville. En effet, le projet dassistance nationale labor par la Convention laisse place une politique de communalisation de laction sociale ds le dbut du 19me sicle (Marec, 2006). Il contribue remplacer lobligation dassistance par une aide communale facultative et conditionnelle, voire arbitraire. Malgr lattention accrue des diles au maintien de lordre, consquence de leur ligibilit obtenue loccasion de la rforme de 1831 (Luc, 1995), linfluence librale contribue limiter la prise en charge de la pauvret par les pouvoirs publics. Ainsi, lhistorien Yannick Marec analyse le durcissement des politiques sociales mises en uvre Rouen par le maire Henry Barbet (1830-1847) en observant la baisse du nombre de passeports intrieurs dlivrs aux indigents par les autorits municipales. Celle-ci tmoigne de la volont de contrle social et policier qui conduit un processus dexclusion de certaines catgories dindigents jugs indsirables. Laccs laide sociale, drastiquement rduite, tant conditionn linscription sur la liste des indigents, le recours laide prive savre ncessaire. Dans ce contexte, plusieurs figures de laction sociale urbaine mergent: les ducatrices (institutrices, dames patronnesses) faonnent lorganisation des institutions de la petite enfance ; les dirigeants des socits de secours mutuels, catholiques, hostiles lintervention de ltat et partisans dune conception traditionnelle de la protection sociale ; les dirigeants des anctres des centres sociaux, uvres catholiques, laques ou maisons sociales protestantes (Marec, 2006).

    Dans lensemble, les pratiques sociales dans les villes franaises du 19me sicle se caractrisent par leur grande htrognit, selon la taille et la tradition des villes, selon les instigateurs des pratiques, et enfin selon les publics concerns. Plusieurs lments sont toutefois communs : le souci constant de maintenir lordre social, mais aussi, bien qu un degr moindre, la tendance, irrgulire et trs diversifie, au renforcement de laction sociale municipale. Il convient ici dinsister sur la forte dpendance de laction sociale urbaine du contexte social et politique local. Ainsi, la politique sociale de la municipalit nantaise se caractrise par son immobilisme depuis les annes 1830 jusquaux annes 1870 (Hesse, 1995).

    Face une action publique contingente, la lutte contre la pauvret dans les villes du 19me sicle repose notamment sur la charit organise, principalement les uvres catholiques. A Lyon, les 80 uvres de charit constituent un moyen aux mains des lites lyonnaises pour assister, mais aussi moraliser et discipliner les milieux populaires en turbulence (Angleraud, 2011 :10). Toutefois, tout en conservant un caractre notabiliaire affirm ainsi quune conception moralisante de la pauvret, les uvres lyonnaises voluent nettement au fil du 19me sicle, caractrisant l urbanisation du traitement de la misre dans les villes franaises : les uvres lyonnaises voluent ainsi dune chelle daction limite la paroisse une chelle couvrant lensemble du territoire urbain, et dlaissent progressivement les quartiers bourgeois du centre-ville pour simplanter dans les quartiers populaires de la priphrie (Angleraud, 2011), avant de sengager dans une collaboration avec les pouvoirs publics sous les premiers mandats du maire radical Edouard Herriot : peu peu, lengagement des notables change de signification, il sexprime moins en termes de monopole dans un champ social particulier quen termes de soutien, de partenariat dans une action dintrt gnral (Angleraud, 2011 : 309). La politique sociale de la municipalit lyonnaise,

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    influence par le solidarisme et abonde par les fonds verss par les notables locaux (Dumons et Pollet, 1995), vise ds lors crer un nouvel homme, le mutualiste rpublicain , en instaurant un nouvel espace social : le nouveau Palais de la Mutualit se substitue aux cafs envisags par les notables comme des lieux de dbauche et de propagation des ides rvolutionnaires (Weintrob, 1995). Dautres maires envisagent galement la transition de lassistance lchelle de la ville, depuis lassistance prive vers une gestion municipale. Ainsi Strasbourg, le systme de Strasbourg labor par Rudolf Schwanger, maire de 1906 1918, institutionnalise les relations entre le nouveau Bureau de bienfaisance municipal et le rseau duvres prives confessionnelles, ce qui dbouche sur une vritable collaboration entre assistance publique et bienfaisance prive (Maurer, 2005 ; 2008). Le systme permet une professionnalisation de lassistance, tout en continuant reposer majoritairement sur le bnvolat. Cette professionnalisation incomplte caractrisant la priode transitoire repose sur les liens personnels unissant lus et personnel ecclsiastique. A Strasbourg, elle ne dbouche aucunement sur une mise en cause de la distinction moralisante entre bons et mauvais pauvres (Maurer, 2005).

    Les municipalits se saisissent galement progressivement de la question de la sant des populations ouvrires. Face aux limites de laction charitable et la dtrioration de la sant ouvrire, la ville de Rouen cre ainsi partir des annes 1880 un systme de coordination des bureaux de bienfaisance et des hospices civils. Celui-ci se trouve toutefois rapidement dpass par la dpartementalisation de laction sociale et la mdicalisation des hpitaux (Marec, 2006). Dans lensemble, les travaux historiques consacrs laction sociale urbaine au cours du 19me sicle mettent en lumire plusieurs aspects riches denseignements pour la priode contemporaine : la faiblesse chronique de la lutte contre les causes de la misre au profit dun attachement aux seules consquences, voire dune fonction de soupape de sret contre la rvolte des classes dangereuses peuplant les faubourgs ouvriers des villes franaises ; et la difficult de constituer le pauvre, aux faibles capacits conomiques et politiques, en un enjeu pour laction publique.

    Toutefois, la persistance des troubles sociaux dans les grandes villes, la monte des proccupations envers lordre social produit par lurbanisation et, enfin, la crainte de lenracinement du socialisme au sein de la classe ouvrire conduisent progressivement lavnement dune nouvelle conception de la solidarit sous la Troisime rpublique.

    Les intellectuels, la ville et la crainte de la perte de la cohsion sociale

    La sociologie urbaine merge dans le monde industrialis au tournant du 20me sicle autour de lide que la ville est un laboratoire social . Selon lun des pionniers de lEcole de Chicago, Robert Park, la ville apparat comme la tentative la plus pousse et certains gards la plus aboutie, de recrer le monde dans lequel il vit daprs les dsirs de son cur. Mais si la ville est le monde cr par lhomme, cest le monde dans lequel il est par l-mme condamne vivre. Ds lors, de manire indirecte, et sans connatre rellement la nature de sa tche, en crant la ville, lhomme sest recr lui-mme (cit in Harvey, 2008 :23). Les bouleversements sociaux attribus la gnralisation de la vie urbaine dbouchent chez les intellectuels sur la tentation en retour dutiliser la ville des fins dingnierie sociale. Cest la raison pour laquelle les utopies socialistes de la fin du 19me sicle se matrialisent dans la figure spatiale de la petite ville. De mme, jusquau tournant post-moderne, les urbanistes et architectes de renom assoient frquemment leur succs sur leur prtention explicite crer un espace plus propice lpanouissement des individus et de leurs relations sociales. Il est vrai que lmergence fulgurante des grandes mtropoles europennes est frquemment perue

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    avec crainte. Les premires explications thoriques qui fondent la sociologie urbaine en tant que discipline acadmique refltent ce sentiment durgence et dveloppent une interprtation relativement pessimiste de limpact de lurbanisation sur lorganisation sociale. Pour les prcurseurs de la pense urbaine , la ville apparat comme le lieu o se produit le renversement de la domination traditionnelle de la communaut sur lindividu. Selon Durkheim, en tant que lieu daffranchissement des consciences individuelles, lieu de lavnement dune socit dans laquelle lindividu acquiert la possibilit de matriser son existence, la ville constitue la figure de la modernit. Pour Tnnies, le citadin saffranchit des contraintes exerces par les communauts villageoises. Dsormais, le contrle social est assur par un code juridique abstrait : la socit urbaine mergente se caractrise par sa fragilit. Selon les premiers sociologues, lexplosion urbaine invite donc repenser profondment les formes de lien social. Daprs Tnnies, lintense intgration sociale et aux relations sociales intimes caractrisant les socits rurales succde un monde urbain hostile, constitu de classes sociales antagonistes. Pour Durkheim, le dveloppement de la division du travail qui caractrise les mtropoles en mergence produit de la diffrenciation entre individus, mais aussi une nouvelle forme dinterdpendance. Nanmoins, le dveloppement des grandes villes reste pos comme un problme moral : l insuffisance du contrle social caractrisant la ville ncessite d intgrer lindividu au groupe , ce qui implique de recrer des liens sociaux en milieu urbain (Montigny, 2005). Simmel, enfin, propose une grille de lecture psychosociologique pertinente pour comprendre les mutations du lien social dans les grandes villes en formation. Dune part, les affiliations du citadin jouent dsormais sur une multitude de registres professionnels, familiaux, religieux et culturels, lesquels imposent celui-ci une forme de mise en retrait sous la forme dune distanciation sociale. Dautre part, la gestion des flux de stimuli imposs continuellement par la vie urbaine pousse lindividu recourir davantage son intellect, cest--dire sa capacit abstraire. Et de fait, lintellectualisation mme de la solidarit en ville, si elle constitue dj une proccupation pour les sociologues de la fin du 19me sicle, caractrise en grande part, comme nous le verrons dans la suite de ce travail, les initiatives solidaires citoyennes actuelles nes de la prise de conscience collective de la monte structurelle de lexclusion, de lavnement dun prcariat assimil la nouvelle classe dangereuse lchelle mondiale (Standing, 2011), et de la dmonstration de lincapacit croissante des pouvoirs publics comme du march apporter des solutions durables ces phnomnes.

    De nouvelles solutions sont recherches par les intellectuels au tournant du 20me sicle afin de lutter contre la dsintgration de la socit tout en prservant lordre social. Le solidarisme, qui nat de ces proccupations, se veut ainsi une synthse du libralisme et du socialisme. Il vise pacifier les relations sociales en sattaquant aux problmes poss par la classe ouvrire urbaine, perue dune part comme un lectorat important et imprvisible, dautre part comme un puissant agent de dsintgration sociale : ds lors, la classe ouvrire devait dabord tre neutralise par les solidaristes, puis sduite et conquise par leur politique rformiste (Portis et Passevant, 1988 : 61). Promu par lconomiste Charles Gide qui proposait de dvelopper lide de solidarit en tant que programme conomique et par le ministre radical Lon Bourgeois, le solidarisme imprgne la Troisime Rpublique. Il vise substituer la mutualit, qualifie de rgle suprme de la vie commune , la charit considre comme une simple piti agissante . Le solidarisme repose sur un nouveau contrat social favorisant la vie collective : le bonheur collectif ncessite que chacun ait les moyens denrichir le patrimoine hrit la naissance, et la poursuite de cet objectif ncessite que tous les hommes soient solidaires. Cette solidarit repose ncessairement sur lassociation, elle-mme envisage sous des formes multiples (de la cooprative de production ou de consommation la socit mutualiste). Le nouveau rle envisag pour lEtat consiste alors en

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    lencadrement de laction des associations et en lincitation la cration de nouveaux groupements (Benot, 2005), en une complte refondation du rle de lEtat dans lorganisation de la solidarit, depuis labrogation de la loi Le Chapelier qui proscrivit les associations ouvrires jusquen 1864.

    Lutopie urbaine, entre fiction et (tentatives de) ralisation

    De lAtlantide de Platon la Ville contemporaine de Le Corbusier, la plupart des grandes utopies ont pris la forme dune ville (Villepontoux, 2010). La fin du 19me sicle apparat comme un moment particulier de ractivation des utopies urbaines dans un contexte de monte des angoisses collectives face la concentration des travailleurs pauvres dans les villes europennes en forte croissance dmographique. Dans le champ de la littrature, la ville idale apparat comme la projection dune ville dans laquelle les problmes causs par lurbanisation rapide auraient disparu. Par exemple, Looking Back Ward, succs international dEdward Bellamy au tournant du 20me sicle, projette Boston en lan 2000, analysant finement le systme politique, conomique et social dune ville communiste, dans laquelle les ingalits et lexclusion ont disparu. En France, Jules Verne dcrit la mme poque, quoique dune manire nettement moins optimiste, diverses exprimentations sociales utopiques advenues dans des villes. Lutopie, toutefois, nest pas confine au sein du seul champ littraire : des communauts urbaines exprimentales mergent en Europe et aux Etats-Unis. Celles-ci influenceront la politique damnagement des banlieues rsidentielles. Le projet rformateur sur lhabitat populaire ne concerne dsormais plus seulement lhabitat ouvrier, mais la ville dans son ensemble. Lurbanisme est n, mais au prix dun recul de lutopie et dune monte en puissance du savoir scientifique, et notamment de la sociologie, dans la nouvelle rationalit rformatrice (Magri et Topalov, 1987).

    Plusieurs architectes gagnent ainsi une renomme internationale en imaginant des solutions concrtes reposant sur une confiance inbranlable en la capacit transformatrice de lingnierie sociale et destine favoriser le vivre-ensemble au sein des villes des pays industrialiss. Parmi eux, Ebenezer Howard imagine un modle de dveloppement urbain alternatif reposant sur un rseau de cits-jardins favorisant la reconnexion de la nature la ville par une stricte sparation des fonctions (les services et les administrations au centre, cern par des logements eux-mmes encercls par une ceinture verte constitue de terres agricoles et dindustries). Si lurbanisation est mene par le secteur priv, les pouvoirs publics jouent un rle important en limitant la spculation et en empchant la concentration foncire et immobilire. Les cits-jardins dHoward se veulent une rponse lalination de la vie dans les villes industrielles, par la place accorde la nature, mais aussi par la qualit de la vie quotidienne quelles promettent : des salaires relativement levs dans un march du travail dbarrass des relations dexploitation, une proximit entre lemploi et la rsidence, de nombreux quipements collectifs accessibles tous, le tout favorisant le vivre-ensemble (Choay, 2014).

    Cette volont de gommer les asprits de la ville industrielles se retrouve galement chez lun des plus fervents critiques des cits-jardins, Le Corbusier, qui rejeta le modle dHoward sur la base de la solidarit urbaine. La Cit-jardin verticale quil entendait substituer la cit-jardin horizontale , accuse de reposer sur l gosme de la solution individuelle , propose une nouvelle solution aux maux ns de la ville industrielle : ainsi se reconstituent, dans des conditions de nature retrouve, les plus anciennes formes de groupements humains, les plus efficaces notions de solidarit, les plus naturelles proportions sopposant la monstruosit des rassemblements tentaculaires reprsents aujourdhui par les villes de la

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    civilisation machiniste. Le hameau rapparat ; la commune rapparat, collectivit bien proportionne : la Commune verticale. (Le Corbusier, 2005 : 91)

    1.2. Nationalisation et universalisation de la protection sociale : la solidarit urbaine durant la parenthse de la ville fordiste

    Le solidarisme du tournant du 20me sicle stait montr favorable au mutualisme (lorganisation de l'entraide collective) et la prvoyance sociale, que ltat devait encourager. Il avait notamment favoris la mise en place de limpt sur les successions, de celui sur les revenus et de la retraite. Ce programme reposait sur une conception de la solidarit entendue dans un sens interclassiste, mais galement intergnrationnel. Par la suite, la monte en puissance de lEtat-providence au cours du 20me sicle et la mise en place dun rgime de protection sociale universaliste vont avoir raison du lien unissant espace urbain et traitement moralisant de la question sociale. Non seulement, la gestion de la question sociale est nationalise et dmoralise , mais en plus les villes et les acteurs locaux perdent dans une large mesure leur capacit traiter lexclusion sociale1, mme si les nombreuses uvres prives qui ont merg dans les villes du 19me sicle ont clairement constitu un laboratoire social pour ltat et mme si les municipalits ont maintenu une certaine capacit dinfluence sur les politiques sociales nationalises , telle celle de la sant publique (Faure, 1995). Nous ne traiterons pas des politiques nationales dexclusion mises en uvre durant la majeure partie du 20me sicle, de plus en plus centralises et bureaucratises, car celles-ci ne dont pas centrales pour notre propos. Toutefois, avant de revenir de manire plus approfondie sur le nouveau rle des acteurs locaux dans la lutte contre les formes dexclusion apparues depuis les trois dernires dcennies, il nous faut prsenter brivement le systme damortissement des ingalits mis en uvre jusquaux annes 1970, avant daborder les formes de solidarit rgissant deux types de quartier caractristiques des grandes villes occidentales durant la majeure partie du 20me sicle : les quartiers ouvriers et les quartiers bourgeois, la destruction des premiers ouvrant la voie la recomposition des solidarits que lon observera dans la suite de ce travail.

    Le partage de la solidarit entre les chelles de gouvernement durant lre fordiste Il est permis de prsenter la solidarit de la manire la plus idal-typique dans la ville fordiste comme reposant principalement sur lidentit de classe. Au milieu du 20me sicle, lconomie et la socit connaissent une profonde mutation qui affecte la nature des relations sociales au sein des villes. Lune des ides centrales de lconomie politique urbaine est que la remarquable stabilit du capitalisme qui caractrise cette priode dcoule de linteraction entre un rgime daccumulation (cest--dire un systme macroconomique spcifique de production, de distribution et consommation) et un mode de rgulation (exerc notamment par les institutions tatiques) (Aglietta, 1979 ; Boyer, 1986). Le couplage harmonieux entre production de masse et consommation de masse auxquels parviennent les pays industrialiss repose sur un rle accru des Etats centraux, le rle des gouvernements urbains durant cette priode tant gnralement peru comme mineur. Les gouvernements centraux jouent un rle direct dans la rencontre entre la production et la consommation en tablissant un plancher de consommation permettant aux exclus du systme productif de contribuer sa reproduction. En ce sens, la lutte contre lexclusion procde moins de la vision moralisante prvalant durant 1 Pour une bonne analyse de cette perte dautonomie des villes, on pourra renvoyer aux travaux de science

    politiqueportant sur les transformations de la gouvernance urbaine et des relations villes-Etats (Le Gals, 2003 ; Pinson, 2009).

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    la majeure partie du 20me sicle, que dune vision pragmatique : assurer la participation des plus modestes la socit de consommation naissante, par la redistribution elle-mme permise par la forte taxation des hauts revenus, relve de lintrt conomique national.

    LEtat central joue par ailleurs un rle important dans la solidarit pragmatique du fordisme aussi bien dans ses dimensions sociales que spatiales. Le terme de keynsianisme spatial est ainsi forg la fin des annes 1980 pour dsigner rtrospectivement les politiques redistributives et stabilisatrices des Etats-providences nationaux en direction des conomies locales (Brenner, 2004). De mme que le keynsianisme doit tre compris comme un ensemble de politiques pragmatiques visant stabiliser le capitalisme de laprs-seconde guerre mondiale et non comme une refondation progressiste du systme redistributif, la version spatiale des politiques menes par les Etats-providences keynsiens est davantage guide par un objectif de maximisation de la performance conomique nationale que par le despotisme doux et prvoyant dun Etat tocquevillien:

    Le problme des aires sous-dveloppes tait interprt comme tant avant tout caus par les dficiences structurelles localises de la demande, corrigeables par la redistribution industrielle rgionale ou par le subventionnement de la main-duvre afin de rduire les cots salariaux. Lquit rgionale ntait pas seulement un objectif lgitime de bien-tre en elle-mme, elle tait galement justifie au nom de lefficacit conomique nationale, en termes de gains macro-conomiques dcoulant de lutilisation de la main-duvre au chmage dans les districts sous-dvelopps (Martin, 1989 : 28).

    En France, le keynsianisme spatial est alors model par les nombreux instruments au service des directions ministrielles : DATAR, Commissariat au Plan, ciblage spatial des investissements des grandes entreprises publiques etc.

    Dans ce contexte, laction sociale des villes napparat pas dterminante dans la rgulation du fordisme. Pourtant, les politiques nationales damnagement du territoire guides par le rfrentiel du keynsianisme spatial ne constituent pas lunique chelle dintervention publique dans la rgulation de lconomie. Emerge ds lors une seconde vision du rle de la ville dans la rgulation du fordisme, selon laquelle les gouvernements urbains jouent galement un rle dans la production des politiques keynsiennes de lEtat-providence et contribuent ainsi, eux aussi, la stabilisation de laccumulation fordiste. Durant les Trente glorieuses, ce rle prend deux formes principales (Painter, 1995 ; Bal et Rousseau, 2008). Premirement, le systme politico-administratif local fournit une part importante du salaire social comme le logement public permettant en fixant un plancher de consommation collective au fordisme de rsister aux rcessions. Deuximement, dune manire variable selon les pays europens, le gouvernement urbain fournit une partie des infrastructures vitales pour le secteur priv, mais insuffisamment rentables pour tre prises en charge par celui-ci : ducation, sant, transports etc. Nanmoins, la marge daction des gouvernements urbains reste limite : selon N. Brenner (2004 :152), ceux-ci napparaissent que comme de simples courroies de transmission de politiques sociales et conomiques alors largement centralises et rationnellement planifies par les services technocratiques de lEtat central.

    Toutefois, laction sociale municipale volue nettement au cours du 20me sicle, et la fordisation des politiques urbaines (Rousseau, 2011) saccompagne du dclin de linfluence des discours hyginistes sur les responsables municipaux, celui-ci disparaissant dfinitivement dans les annes 1950. Le partage des tches entre municipalits et patronat durant lre fordiste est clair : au patronat, la responsabilit du dveloppement conomique ; aux municipalits, dans la limite de leurs attributions, la responsabilit de lorganisation de la vie sociale. Si les gouvernements urbains socialistes et communistes parviennent

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    effectivement reprendre en partie le contrle de lorganisation de la vie sociale au patronat (pour un exemple danalyse des conflits lis la transition du paternalisme dentreprise au socialisme municipal travers le cas de Clermont-Ferrand, voir Quincy-Lefebvre, 2005), ils se voient au mme moment concurrencs par le haut , par lintervention directe de lEtat qui atteint son paroxysme au milieu du 20me sicle. Ainsi, ds les annes 1940, lEtat prend le pas sur les communes en ce qui concerne la dfinition et le financement des politiques sanitaires, la professionnalisation concomitante de la gestion des hpitaux achevant la gestion communale de la sant qui prvalait depuis le 19me sicle (Domin, 2005). Se pose enfin la question des bnficiaires de laction sociale municipale durant lre fordiste. Ceux-ci deviennent de plus en plus clairement identifis partir de la Seconde guerre mondiale, mais les catgories cibles restent troitement dpendantes des contextes politiques locaux (Pasteur, 2005). Laction sociale municipale dans la ville fordiste sadresse avant tout un lectorat, et mme une clientle lectorale, ce qui explique par exemple le traitement diffrenci dont font alors lobjet les ouvriers franais et trangers Roubaix (Rousseau, 2011).

    A lpoque de lEtat central interventionniste, la solidarit dans la ville fordiste apparat largement dpendante de la classe, et de manire secondaire dans les quartiers ouvriers, de lethnie. En raison du haut degr de sgrgation rgnant dans les villes occidentales durant lre fordiste, nous pouvons rappeler les formes de solidarit rgnant dans la ville fordiste en prsentant de manire idal-typique les formes de solidarit sexerant dans les quartiers ouvriers, puis dans les quartiers bourgeois.

    La solidarit de quartier dans les quartiers ouvriers La solidarit ouvrire reposait sur des structures politiques (partis de masse de gauche) et syndicales aptes dfendre lintrt collectif des ouvriers dans la ngociation des conditions de travail, mais galement dans celle de la production de la ville. Ce faisant, la solidarit de classe prservait et dcoulait dun tissu dense de relations sociales noues avant tout lchelle du quartier, un quartier dfini comme lespace de linterconnaissance (Bastien, 1984). La solidarit des quartiers ouvriers a notamment t bien documente par la recherche (par exemple, Chombart de Lauwe, 1956 ; Coing, 1965 ; Willmott et Young, 1987). Lintensit des relations sociales reposait pour partie sur une condition commune ; mais elle rsultait galement, de manire plus prosaque, dun ancrage local en partie contraint par la difficult daccder aux transports (Pinon, 1987). Elle se traduisait par lanimation de la vie sociale sur la voie publique. Les quartiers ouvriers comportaient en effet un nombre lev dtablissements culturels (en particulier les cinmas de quartier) et de commerces favorisant les rencontres et ltablissement dune solidarit de voisinage, voire de quartier. Parmi ces commerces, les cafs (ou les pubs et lads clubs des villes industrielles britanniques) jouaient un rle cl dans lorganisation de la vie sociale lchelle du quartier ouvrier. Ils constituaient un lieu de socialisation, un lieu de politisation, mais galement, une extension dun logement gnralement exigu et parfois vtuste. La forte identit de classe et la densit des relations sociale au sein du quartier ouvrier autorise Anne Raulin qualifier celui-ci de quartier intgr parce qu il intgre et imbrique des fonctions urbaines diversifies : il est un lieu de production (artisanale et industrielle), de commerce et de consommation, de loisir (cafs, cinmas) et de communaut idologique avec ses rituels spcifiques. De cette faon, ses habitants ont limpression de faire partie dun quartier plutt autonome, dun village en quelque sorte (Raulin, 2007 : 123).

    Cette vision doit pourtant tre nuance : la vision de quartiers homognes abritant sur un mme espace une population au destin partage apparat en partie comme une reconstruction

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    nostalgique qui ne rsiste gure lanalyse plus fine des contextes locaux (Magri et Topalov, 1989). Ainsi, comme lindique A. Faure, la familiarit du quartier avait ses limites : on tait les uns avec les autres, mais pas les uns chez les autres (Faure, 1993 : 497). Le quartier ouvrier fonctionnait avant tout comme un territoire relativement exclusif, o les trangers (fonctionnaires, bourgeois, bnvoles des uvres de charit) ntaient pas toujours bien accueillis. Pour autant, il tait galement travers par des clivages reposant notamment sur des rivalits lies au statut social, voire sur une vritable hirarchie sociale interne la classe ouvrire (Retire, 1994). Par ailleurs, avec la modernisation conomique de laprs-guerre, une classe moyenne se dveloppe, dans le commerce, lindustrie et ladministration, et les quartiers ouvriers deviennent moins homognes socialement, mais aussi moins aptes reprsenter un intrt collectif sur la scne municipale (Rousseau, 2011).

    Le quartier ouvrier constituait pourtant bien le lieu de nombreuses pratiques informelles de secours (du prt dargent lhbergement provisoire du voisin en dtresse) qui allaient parfois jusqu dboucher sur une vritable prise en charge collective des plus faibles (orphelins, veuves, personnes ges). Mais l encore, il convient avec A. Faure de nuancer une vision trop idalise : cette aide, hormis le cas des faibles, tait fondamentalement une entraide, un don charge de revanche. Lindigence chronique tait suspecte dans les faubourgs pour le peuple aussi il tait de mauvais pauvres () Ce nest certes pas lesprit de charit qui inspirait le quartier, mais celui de rciprocit : le voisinage et la semblable condition craient une solidarit bien ordonne (Faure, 1993 :500). Notons par ailleurs que la solidarit des quartiers ouvriers reposant sur une condition partage allait davantage sestomper aux lendemains de la Seconde guerre mondiale. La fonction de reproduction sociale du quartier ouvrier commence alors dcliner sous leffet du dpart dune partie de ses habitants quittant des logements vtustes dans les quartiers centraux denses: laugmentation du pouvoir dachat dune fraction de la classe ouvrire permise par le grand compromis fordiste lui offre laccs lautomobile (Demazire, 1998), et par l-mme une nouvelle vie pendulaire entre le lieu de travail et un logement plus spacieux et confortable, mais situ en priphrie quil sagisse des zones pavillonnaires ou bien des grands ensembles, nouveaux quartiers ouvriers. De plus, le recours croissant limmigration accrot la division de la classe ouvrire et le morcellement concomitant des quartiers ouvriers, les ouvriers immigrs se voyant attirs dans des quartiers spcifiques (en gnral, lhabitat dlabr quitt par les ouvriers franais en ascension sociale), spars des lieux de socialisation des ouvriers franais, et, enfin, laisss lcart de la reprsentation politique et syndicale de la classe ouvrire (Rousseau, 2011).

    Or la solidarit des quartiers ouvriers reposait en partie sur le rel pouvoir acquis par la classe ouvrire dans la production et la reproduction de la ville fordiste. Celui-ci se reproduisait notamment par le biais des puissants canaux de socialisation politique grs par le Parti communiste franais, ou le Labour au Royaume-Uni : les quipements culturels et sportifs, les manifestations organises par le mouvement ouvrier alimentaient la conscience de classe et entretenaient la capacit des ouvriers peser sur la production de la ville (Bacqu et Sintomer, 2001), une capacit qui leur tait par ailleurs ouverte du fait de la nature mme du rgime daccumulation fordiste (Bal et Rousseau, 2008 ; Rousseau, 2011). En effet, jusquaux annes 1970, la prosprit urbaine dpendait surtout de la prsence dun secteur secondaire dvelopp, et le profit reposait avant tout sur les conomies dchelle permises par la production grande chelle de biens relativement standardiss. Le secteur secondaire se caractrisait ainsi par un degr lev dinertie gographique : le temps long tant ncessaire pour raliser le profit, le secteur secondaire tait immobilis sur un territoire, li la ville industrielle. Cette situation plaait les ouvriers, qui constituaient le pivot de lconomie urbaine, dans une relative position de force dans la ngociation locale de la fabrication de

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    la ville, dautant que le grand compromis fordiste accordait un certain degr de pouvoir politique leurs reprsentants en change de leur acceptation des rgles du jeu du fordisme et notamment de la taylorisation de lorganisation du travail (Lipietz, 1987). Aux dbuts de lre fordiste, de nombreuses grandes villes industrielles passent sous contrle des partis de masse sociaux-dmocrates ou communistes, qui traduisent directement les intrts de la classe ouvrire en politiques urbaines. Ces municipalits permettent aux quartiers ouvriers de saffranchir du paternalisme qui avait bien souvent prsid leur cration au cours du 19me sicle. Les programmes de construction massifs de logements des Etats-providence keynsiens rejoignent ainsi les proccupations des pouvoirs locaux et favorisaient lavnement dune urbanisation relativement inclusive. Il ne convient pas pour autant de tomber dans une vision nave : la solidarit de quartier dans la ville fordiste rgit avant tout les quartiers ouvriers blancs. Ainsi, dans une ville comme Roubaix, sujette une importante immigration, la solidarit parmi les ouvriers immigrs repose davantage sur leurs origines familiales et villageoises que sur leur nouvelle appartenance un quartier dune ville franaise : la diffrente capacit des fractions de la classe ouvrire peser sur les producteurs de la ville (les pouvoirs publics et dans une ville comme Roubaix, le patronat) explique pour une large part la nature diffrencie des liens sociaux tisss dans la ville ouvrire.

    Destruction des solidarits ouvrires et mutation des politiques urbaines De ce point de vue, la destruction rapide des solidarits ouvrires partir des annes 1970 ne dcoule pas seulement de la mondialisation, de la destruction des emplois industriels ou de leur dcentralisation en priphrie des villes: elle repose galement sur un glissement de la fabrique de la ville, et notamment sur les oprations de rnovation urbaine menes partir des annes 1960. Ces dernires peuvent tre considres comme rvlatrices dun affaiblissement de la reprsentation politique de la classe ouvrire survenu non pas la suite du tournant nolibral, mais bien au cours mme de lre fordiste (Rousseau, 2011). Notons galement que la solidarit des quartiers ouvriers ne reposait pas simplement sur linscription politique de la classe ouvrire dans la ville mais, au final, sur la reconnaissance sociale de leur rle dans la production. Pour conclure sur les quartiers ouvriers comme figure mythique de la sociabilit populaire au cours de lre fordiste, rappelons enfin que cette forme dorganisation poussait lindividualisation des murs. En effet, le fordisme a fait voluer les relations sociales vers une socit salariale de masse (Aglietta et Brender, 1984), lorganisation de la vie sociale tant de plus en plus axe sur le fait que la majorit des citadins dpend dsormais dun salaire individuel ou social pour acqurir par des achats individuels les biens de consommation courante.

    La destruction des quartiers ouvriers sest ralise de manire plus ou moins brutale. Dans les villes et les quartiers les plus ouvriers dAngleterre, un pays dans lequel la transition vers la socit de services a constitu lenjeu dun conflit violent, le combat perdu par les ouvriers (matrialis par la grve infructueuse des mineurs en 1984-85) a contribu leur dclassement et la formation structurelle dun nouveau prcariat durablement exclu des formes protges demploi, mais aussi des formes horizontales (et, de plus en plus, verticales) de solidarit. Ce processus sest toutefois accompagn de sursauts dbouchant sur des formes politiques et culturelles innovantes, mais de courte dure, la fin des annes 1970. Dans de nombreuses villes industrielles fortement affectes par la restructuration conomique, des mouvements sociaux mergent dans les quartiers ouvriers et tentent de ractiver la solidarit de classe menace tout en prenant appui sur les municipalits. Cest le cas par exemple Roubaix, o le mouvement de lAlma-Gare soppose la rnovation urbaine tout en tentant de faire advenir une conomie locale contrle par la classe ouvrire (coopratives, autogestion etc. ; voir Rousseau, 2011). Dans les villes industrielles du Nord de lAngleterre, ces

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    mouvements parviennent semparer des majorits travaillistes ossifies et inaptes grer la crise industrielle. La Nouvelle gauche urbaine, qui dsigne ce mouvement phmre, modifie la gestion municipale traditionnelle en semparant directement du dveloppement conomique quelle tente dorienter en direction des nouveaux exclus issus de la classe ouvrire, face lhostilit croissante du patronat et du gouvernement central (le Gals, 1990 ; Bal et Rousseau, 2008). Ces expriences politiques innovantes qui visaient un dveloppement urbain intgr, entremlant reprise conomique et action sociale, savrent toutefois phmres, le tournant entrepreneurial des villes occidentales apparaissant gnral ds la fin des annes 1980 (Harvey, paratre). Sur le court terme galement, la destruction de la cohsion sociale prvalant dans les quartiers ouvriers a galement donn lieu des mises en scne culturelles innovantes. Par exemple, lalliance entre des membres de lex-classe ouvrire et certaines fractions des classes moyennes a donn naissance la fin des annes 1970 au mouvement punk qui jouait avec ironie de lalination ouvrire et de la conscience dune large fraction de la jeunesse que lavenir tait dsormais bouch. Mais ce mouvement ne concernait que des grandes villes aptes produire un tel brassage social, telles Londres ou Manchester. Dans une ville plus uniformment ouvrire comme Sheffield, la destruction rapide de lidentit ouvrire a dbouch sur lmergence dun mouvement skinhead, qui surjouait sans distance ironique la solidarit menace des jeunes ouvriers blancs. Par la suite, le dbut des annes 1980 voit dans les trois villes lmergence du mouvement post-moderne cold wave, qui mettait en scne le sentiment dalination et disolement provoqu par la vie dans les villes en voie de dsindustrialisation. Au final, sur le long terme, la destruction des quartiers ouvriers a donn naissance deux formes principales de quartiers dont les formes spcifiques de solidarit feront lobjet dune tude dans la deuxime partie de ce travail : les quartiers en voie de gentrification et les quartiers de relgation.

    La solidarit dans les quartiers bourgeois Avec la classe ouvrire, la grande bourgeoisie apparat comme la seconde force sociale majeure faonnant la ville du 20me sicle. A la diffrence de la premire, le rle de cette dernire dans la production de lurbain prexistait toutefois lavnement de la ville industrielle et la diffrence l encore de la classe ouvrire, la bourgeoisie est parvenue maintenir sa capacit modeler lespace urbain aprs la dsindustrialisation. Linscription de la bourgeoisie dans lespace urbain se caractrise donc dans lensemble par sa remarquable permanence, et celle-ci dcoule en partie dun type spcifique de solidarit jouant tant sur la famille que sur la classe, oprant l encore lchelle du quartier, et quil convient prsent brivement dvoquer : en effet, mme si la solidarit de la grande bourgeoisie nest pas directement au cur de notre travail, il convient de garder lesprit que les quartiers de la grande bourgeoisie constituent clairement les plus solidaires des villes occidentales, cette solidarit de quartier apparaissant comme lune des principales conditions de la reproduction de cette classe.

    Dans les villes europennes comme amricaines, les quartiers bourgeois prsentent la caractristique majeure davoir t construits sur des terrains non btis et davoir t constamment occups par la bourgeoisie. Du point de vue de leur composition sociale, ils sont donc trs homognes (hormis la prsence discrte des personnels dentretien). Par ailleurs, la diffrence des autres groupes sociaux, les quartiers bourgeois constituent des regroupements volontaires puisquils ne dcoulent pas de contraintes conomiques. En ce sens, la solidarit qui opre dans ces quartiers est librement choisie (Pinon et Pinon-Charlot, 1989 ; 2000). Bien que prenant des formes discrtes, lactivation des liens sociaux au sein de ces quartiers homognes est particulirement efficace. En effet, si la solidarit bourgeoise prend avant tout appui sur la famille largie (transmission du capital social, culturel et

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    conomique, dans un sens, culte des anciens, dans lautre), la solidarit entre familles du mme milieu constitue lun des principaux facteurs expliquant la remarquable capacit de reproduction de cette classe. Or cette solidarit sexerce principalement par le biais dchanges au sein de lieux spcifiques : les rallyes, clubs et cercles privs, qui recrutent par cooptation au sein de primtres gographiques restreints et troitement dlimits. Du point de vue social, ces lieux apparaissent comme un lment central dans la reproduction de la bourgeoisie en accroissant le capital social des familles, en favorisant lendogamie sociale et en permettant des changes professionnels gagnant-gagnant . Du point de vue gographique, ils permettent une socialisation au sein du quartier, mais leur organisation en rseaux favorise galement pour leurs affilis ltablissement de liens sociaux puissants lchelle internationale. La solidarit au sein du quartier est encore renforce par la transmission de nombreux logements par hritage, permettant aux familles voisines de maintenir des liens troits sur plusieurs gnrations. Toutefois, la concurrence exerce par dautres acteurs dots de puissants moyens financiers (investisseurs trangers, htels, administrations) pour laccs aux quartiers bourgeois implique de plus en plus lactivation dune forme de solidarit plus dfensive de la part de la bourgeoisie. Celle-ci est en effet consciente que lhomognit socio-spatiale de ses territoires constitue lun de ses principaux atouts2. Les quartiers bourgeois et les formes de solidarit que ceux-ci hbergent favorisent lactivation continue dune puissante conscience de classe, qui explique la remarquable capacit de reproduction de la grande bourgeoisie.

    1.3. La lutte contre lexclusion lheure du nolibralisme

    Les annes 1980 constituent une nouvelle rupture dans la conduite de laction sociale. Dans un contexte de dstabilisation socio-conomique et de dlitement de lEtat-providence, de nouvelles formes de disqualification sociale apparaissent dans les pays occidentaux. Cette nouvelle pauvret se distingue en plusieurs points de celle qui tait dominante au cours de la priode fordiste (Paugam, 1991). Elle est tout dabord moins dpendante des cycles conomiques, et par consquent davantage durable et structurelle que celle visible durant la priode fordiste (Wacquant, 2006). Elle correspond galement une forme de pauvret qui ne peut plus tre apprhende uniquement au prisme conomique, mais qui recouvre de multiples dimensions. La nouvelle pauvret apparat comme un ensemble de formes dexclusion qui touchent la plupart des domaines de la vie sociale (Vranken, 2001). Par ailleurs, lexprience de cette pauvret est beaucoup plus individualise que sous lre fordiste durant laquelle la structure de classe assurait souvent, nous lavons vu, un maintien dans des dynamiques communautaires. Enfin, cette pauvret a chang de visage : au-del des anciens groupes risque (chmeurs, personnes gs, migrants, etc.), de nouvelles vulnrabilits sont apparues (chmeurs de longue dure, travailleurs pauvres, mres isoles, usagers de drogues, etc.) (Mingione, 1996 ; Ranci, 2010).

    Cest pour rpondre ce contexte que de nouvelles politiques de lutte contre lexclusion sont mises en uvre dans les annes 1980 et 1990. Pour Nicolas Duvoux (2012), elles sont marques par une triple volution : le passage dun systme de protection universaliste des

    2 Par exemple, une rsidente de la villa Montmorency (une rsidence prive abritant plusieurs des principales

    fortunes de France dans le 16e arrondissement de Paris), prsidente dun comit sopposant au projet de la Ville de construire des logements publics, indique clairement : mes intrts et ceux du quartier sont lis (Le Monde, 3 mars 2008).

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    politiques centres sur la pauvret et lexclusion et domines par une logique de conditionnalit ; le passage dun systme de protection national un systme multi-niveau impliquant lEtat, ses segments locaux et les collectivits territoriales ; et enfin la monte en puissance des acteurs associatifs qui se renforcent et se structurent dans les annes 1980 et 1990, et (re)deviennent des partenaires privilgis des pouvoirs publics.

    Premirement, le retour de lassistance comprise comme une forme de protection sociale rsiduelle ciblant prioritairement les exclus dans les annes 1980 sest accompagn de la mise en place de nombreuses rformes dans la plupart des Etat europens. Cette transformation, qui a pu tre dcrite comme le passage dun welfare state un workfare3 state (Jessop, 1993), a t marque par la volont dorienter les politiques sociales vers les exclus et de renforcer les mcanismes susceptibles de les responsabiliser. Elle contribue faire peser de nouvelles contraintes pour les individus, qui sont de plus en plus enjoints de trouver un emploi en contrepartie de leurs prestations. Le plus souvent, ces nouvelles initiatives, qui instaurent des formes de conditionnalit comportementale, sappuient sur la bote outil no-managriale pour gouverner les conduites des individus. Dabord apparues dans le monde anglophone (Etats-Unis, Royaume-Uni), ces pratiques se sont rapidement diffuses dans la plupart des pays occidentaux, ainsi que le montrent lexemple du RSA en France (Chelles, 2012) ou celui de l escalier dans la rinsertion des SDF en Sude (Larsson et al., 2012). En France, cette volution a longtemps t retarde cause de la rticence dune partie des lites politiques rompre avec lambition universaliste de laction sociale et surtout de la prsence du RMI, linstrument phare de la lutte contre lexclusion qui constituait dj un objet hybride, entre welfare et workfare. De ce point de vue, la cration du RSA marque une nouvelle volution dans lhistoire rcente des politiques sociales franaises (Eydoux et Beyraud, 2011). En effet, ce dispositif vient rompre avec deux logiques centrales des politiques de lutte contre lexclusion (et notamment du RMI) : le caractre universaliste, avec la mise en place dun ensemble de conditions ncessaires lacquisition et au maintien du statut de bnficiaire, et le caractre welfariste , avec la suppression des objectifs daccompagnement social et le recentrage sur les objectifs daccompagnement professionnels.

    Deuximement, partir des annes 1980, la majorit des Etats europens connaissent un processus de dcentralisation de laction sociale qui constitue lune des modalits de la restructuration des Etats-providence (Hassenteufel, 1998 ; McEwen et Moreno, 2005). Lobjectif de dpart est rendre plus effective la lutte contre lexclusion en rapprochant les citoyens des instances de dcision (Powell 2007; Moulaert et al., 2010). En France, le processus de dcentralisation affecte le domaine de laction sociale ds le dbut des annes 1980. A ce titre, lacte 1 de la dcentralisation (1982-1983) confie aux dpartements une comptence de droit commun dans les domaines de laide sociale lgale (enfance, personnes handicapes adultes, personnes ges) et de la prvention sanitaire, et les communes se voient confirmer dans leurs missions traditionnelles, notamment autour de laction des Centres communaux daction sociale (CCAS). En 1988, cette prsence du local dans le domaine social est mme renforce avec le vote de la loi sur le RMI qui tend le champ dintervention du dpartement. A partir de 2003, lacte 2 de la dcentralisation constitue une nouvelle tape 3 Le terme de workfare apparat pour la premire fois en public dans un discours du prsident des Etats-Unis

    R. Nixon dclarant la tlvision en 1969 : What America needs now is not more welfare but more workfare . Le terme trouve rapidement un premier dbouch avec la rforme des prestations dassistance sociale, dont les bnficiaires sont essentiellement des mres pauvres et noires (African-American), afin de les obliger accepter des activits (en particulier du travail moins bien pay que le march) en contrepartie de leur perception des allocations. En Europe et en France, le terme utilis pour dcrire les rformes des politiques sociales survenues depuis les annes 1980 est laide au conditionnel (Dufour et al., 2003), ou bien celui d activation de la protection sociale (Barbier, 2008).

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    dans la monte en puissance du dpartement. Ce dernier se voit confier la gestion du RMI et du RMA et devient collectivit chef de file en matire sociale et mdicosociale. Il dispose dsormais de la capacit de dfinir et mettre en uvre la politique daction sociale, par le biais de llaboration du schma dpartemental de lorganisation sociale et mdicosociale, du financement et de la gestion des fonds daide aux jeunes en difficult et des fonds de solidarit pour le logement, et enfin de lautorisation et du financement des Centres locaux dinformation et de coordination (CLIC) pour les personnes ges.

    Enfin, la dernire volution des politiques de lutte contre lexclusion concerne la mise en place de nouvelles modalits dact