cinema e história leutrat

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Le Mouvement social : bulletin trimestriel de l'Institut français d'histoire sociale Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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  • Le Mouvement social :bulletin trimestriel de

    l'Institut franaisd'histoire sociale

    Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France

  • Institut franais d'histoire sociale. Le Mouvement social : bulletin trimestriel de l'Institut franais d'histoire sociale. 1961.

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  • par Jean-Louis LEUTRAT*

    Siegfried

    Kracauer tablit dans History : The Last Things Before the Last (1)une relation entre les dbuts de l'historiographie moderne et l'avnementde la photographie, les deux vnements tant concomitants. En France,

    par exemple, les travaux de Guizot, Michelet ou Quinet sont contemporains deceux de Daguerre et de ses successeurs. Non seulement la photographie suscitedes questions recoupant celles qui se sont fait jour dans l'historiographie, mais,envisage comme instrument d'enregistrement du rel, elle apparat comme unerfrence analogique valable pour l'histoire, et comme un possible document. Pourl'esprit positiviste, l'invention scientifique et technique est le type mme de l'v-nement, le fait positiviste par excellence, suivant le mouvement gnral vers leprogrs humain .

    Plus personne videmment ne considre l'histoire comme une photographiedu pass et la photographie comme un tmoignage irrcusable. Mais les vieillesmanires de penser survivent parfois longtemps sous les nouvelles. C'est ainsi queles films seront eux aussi envisags comme des documents et que l'histoiredu cinma sera conue d'abord comme une histoire des dcouvertes et des tech-niques. La diffrence entre cinma et photographie peut servir en revanche mar-quer l'cart entre deux conceptions de la pratique de l'histoire.

    Kracauer tablit en effet galement une analogie entre histoire et cinma.Il demande son lecteur d'imaginer trois ouvrages d'histoire comportant chacunun portrait de Luther, l'un tant -une histoire du peuple allemand, le second unouvrage sur la Rforme, le troisime une biographie. Ces trois portraits impliquantdes champs de signification diffrents seront par consquent incommensurables.Le type de relation est le mme entre les gros plans et les plans d'ensemble aucinma. Kracauer reprend un exemple-de son livre Theory of Film, celui du grosplan des mains de Mae Marsh dans l'pisode du procs dans le film de D.W. Grif-fith, Intolerance (1916). Non seulement ces mains font partie intgrante de la nar-

    Professeur d'information et communication l'universit Paris III.

    (1) S. KRACAUER,History : The Last Things before the Last, New York, Oxford University Press,1969. Heine dit de l'un de ses livres qu'il a t conu comme un livre d'histoire daguerrotypique ,fidle l'poque dans ses plus petites nuances et pouvant, par l-mme, servir l'historien du futur.

    Le Mouvement Social, n 172, juillet-septembre 1995, Les ditions de l'Atelier/ditions Ouvrires

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  • J.-L. LEUTRAT

    ration, mais elles montrent de nouveaux aspects de la ralit physique. Ellesacquirent une existence propre, indpendante du corps auquel elles appartien-nent. Ainsi l'univers historique est-il non homogne, fait de domaines varia-bles parcourus de courants contraires.

    Le passage d'une histoire dressant le portrait ou le tableau d'une poquele plus fidlement possible une histoire science du changement voquel'opposition entre la photographie, coupe immobile du temps, et le cinma, coupemobile, perspective temporelle, bref modulation. Ces analogies peuvent sduire,faire rver, elles peuvent susciter aussi des haussements d'paules. L'associationde l'histoire et du cinma n'est cependant pas indiffrente. Le travail sur la dupli-cation du monde, sur l'enregistrement et la conservation, la re-cration, l'instau-ration de grands rcits d'une part, et d'autre part la conscience inquite d'uneapproche lacunaire, fragmente, toujours reprendre, se retrouvent ici et l. Entout cas, il devrait tre possible de prsenter le dbat sur les relations de l'histoireet du cinma nouveaux frais. :

    Ce dbat a dj suscit bien des commentaires. Le bilan en est fait parMichle Lagny dans son ouvrage De l'histoire du cinma (2) ainsi que par lesrdacteurs du numro 7 de la revue Hors-Cadre (3). Michle Lagny, avant dedfinir les chantiers de l'histoire du cinma, montre bien que celle-ci est malaime , qu'elle manque de rigueur aux yeux des vrais historiens qui voienten elle une discipline sans objet parce que sans fonction. Elle rappelle de com-bien de manires les deux termes peuvent tre associs : le cinma dans l'his-toire (et la socit), l'histoire (et la socit) dans le cinma (c'est--dire dans lesfilms), l'histoire du cinma... Chacune de ces relations est elle-mme multiple :par exemple, celle du cinma dans l'histoire et la socit peut poser tout aussibien la question du reflet que celle de l'influence ; comment le cinma rend-ilcompte de la socit et de l'histoire, comment ces dernires trouvent-elles s'ins-crire dans les films, mais aussi, thmatiquement, quels genres cinmatographiquessont historiques : il ne s'agit plus de l'histoire contemporaine des films maisde celle, antiquaire, du pass ; envisager le film comme un document amne aumoins distinguer entre le document involontaire, la trace pure et simple, et celuiqui a t ralis intentionnellement, le documentaire (qui est tout un monde)n'tant que l'une des manifestations de cette catgorie; quant l'histoire ducinma, elle est cartele entre des ples divergents : de quoi fait-on l'histoire ?l'conomie, la technique, la rception, les formes, autant d'histoires possibles...

    Un exemple rappellera la complexit du problme, celui du film sujet his-torique. Le dcalage temporel entre l'poque reprsente et celle qui produit cettereprsentation n'interdit pas que des relations particulires de l'une l'autre s'ta-blissent, le prsent du tournage pouvant utiliser le pass reconstitu comme repous-soir ou, au contraire, comme idal perdu ( retrouver?), il peut aussi postuler

    (2) M. LAGNY, De l'histoire du cinma. Mthode historique et histoire du cinma, Paris, Armand Colin,1992, 298 p.

    (3) Thorie du cinma et crise dans la thorie , Hors-Cadre, 1989. La question de l'histoire ducinma est aborde entre les p. 123 et 193.

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  • HISTOIRE ET CINEMA

    des analogies avec lui. La reconstitution elle-mme (les costumes, par exemple)s'opre souvent partir des reprsentations d'poque prises pour une image fidled'une ralit vanouie, alors qu'elles sont des documents interroger. Au seinmme de la reconstitution, interviennent des parts d'invention. Le problme secomplique lorsqu'un cinaste comme Lucchino Visconti non seulement fait vo-luer ses personnages dans des dcors authentiques (qu'il a pu faire restau-rer), mais leur donne manipuler des objets qui viennent tout droit du quotidiendisparu (par exemple, le carnet de bal offert Claudia Cardinale pour Le Gu-pard). Le statut de ces objets qui furent partie prenante d'une temporalit effa-ce, et qui surgissent comme des revenants, est loin de simplifier l'apprhensiondu rseau extrmement complexe des relations au temps perdu qui constitue par-fois la reconstitution cinmatographique. Le roman historique peut tout au plusreproduire une lettre ou le texte d'un dit, d'un trait ; la diffrence du film,il ne peut mettre en scne, produire l'archive elle-mme, la trace du pass sousforme d'objet.

    La photographie est trs souvent utilise narrativement dans les films commeune preuve ou comme une trace du pass. C'est qu'elle est traditionnellementcrdite d'une contemporanit avec les tres et les objets qu'elle montre. L'imagecinmatographique, elle, n'exhibe que des dcalages. Ces dcalages existent, mmequand il s'agit d'actualits, de documentaires ou de films dont l'action se drouleau prsent. Lorsque nous regardons les films amricains des annes 1920, nouspouvons nous mouvoir devant la poussire que le vent soulve dans les ruesdes villes de l'Ouest. Cette poussire fut bien relle . Elle fait souvenir du titred'un texte fameux de Michel Foucault, La poussire et le nuage , dans lequelle philosophe demandait que l'on largisse la notion de rel (4). Plus consistan-tes qu'un nuage de poussire sont les rues de Los Angeles que les films burles-ques donnent voir. Certains tournages anticiprent alors ceux de la nouvellevague, impromptus, saisissant au vol le moment quelconque de la vie urbaine.L'motion est alors la mme que devant la photographie : cela fut. Pour repren-dre l'expression d'Andr Bazin, cinma et photographie embaument letemps (5). On sait que dans des films de la mme poque tel rodeo ou telpow-wow montrs se,droulrent effectivement. Soit il s'agissait de plans docu-mentaires insrs parmi ceux narrant l'action, soit l'on demandait un comdiende se mler aux figurants involontaires. Mais alors les Indiens comme les cow-boys sont-ils subtilement digtiss, ou bien la digse est-elle documentarise ?Quelle image absorbe l'autre ? L'cart entre elles se mue en une oscillation quirend indcidable la nature de l'image montre.

    L'histoire, comme le film historique pourrait-on dire grossirement, consisteen un rcit et se nourrit elle aussi d'carts. La marge entre le cinma et l'histoirereposerait alors principalement dans la vise de connaissance qui sous-tend ladmarche de l'historien. Le film se prsente rarement comme un discours de savoir,

    (4) In L'impossible prison. Recherches sur le systme pnitentiaire au X/Xsicle, runies par M. PER-80T,Paris, ditions du Seuil, 1980, p. 29-39.

    (5) Voir A. BAZIN, Qu'est-ce que le cinma ?, Paris, ditions du Cerf, t. 1, 1958.

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  • J.-L. LEUTRAT

    mme s'il peut produire des effets de savoir. Quand il devient auxiliaire d'unescience, il demande gnralement tre accompagn d'un commentaire.

    On sait la difficult qu'prouve l'histoire du cinma se constituer, ou s'imposer, tout particulirement en France. D'abord en raison du manque de dia-logue entre ceux: qui. la pratiquent et qui campent rsolument sur leurs positions :d'o les anathmes jets en toute mconnaissance de cause, les partis-pris, etc.Il en rsulte qu'il n'existe mme pas de capitalisation du savoir et des rsultats ;ainsi les lments nouveaux apports par tel ou tel ont des chances de lerester pour lui seul pendant longtemps. Les consquences sont un repli vrifiablesur des positions sres : conomie, statistiques, constitution de catalogues, acti-vit utile mais circonscrite, intrt obsessionnel port au cinma des origines comme territoire privilgi (on devine une kyrielle de prsupposs trop dits ounon dits : tout se jouerait alors, en quelque sorte hrditairement, les oeuvres sontbrves, il m'y a pas d' auteurs proprement parler, la constitution d'un lan-gage cinmatographique s'y laisserait voir clairement, etc.). Une rcente histoiredm cinma amricain en plusieurs volumes (6) montre qu'aux tats-Unis la situa-tion n'est pas fondamentalement diffrente. Le premier volume, intitul L'Emer-gence du cinma, s'arrte l'anne 1907. Il comporte environ six cents pagestrs documentes. Le volume suivant, La Transformation du cinma, couvre lapriode de 1907 1915, il atteint peine les trois cents pages de texte, et letroisime volume, qui pousse jusqu' l'anne 1928, les dpasse de peu. Ainsila priode du cinma muet, de 1907 1928, qui est d'une grande richesse, nese voit-elle pas accorder plus de place que les douze premires annes. L'nu-mration des ttes de chapitre du troisime volume montre que la place accor-de l'histoire des formes cinmatographiques est quasiment nulle, que l'cono-mie, la relation du spectateur aux films et leurs vedettes, les transformationstechniques constituent pour les auteurs la matire principale de l'histoire.

    Pierre Sorlin fait remarquer (7) que l'histoire du cinma et l'histoire sociale

    n'ont en commun que leurs recours au temps chronologique pour marquer les chan-gementset plus rarement les permanencesqu'ellesentendent analyser.Au-del mtho-des, objets, modes de diffusion et publics sont passablementdiffrents.L'histoire socialefait l'impasse sur le changement des formes dans sa dimension cratrice, elle ne saitque faire de ce qui est non reproductible. L'histoire du cinma s'y affronte et, aumoins dans ses dveloppements les plus rcents, adopte cet gard des positionsradicales,en abandonnant l'esthtiquepour se consacrerexclusivement la production

    (6) C. MUSSER,The Emergenceof Cinma.TheAmericanScreento 1907, Berkeley,UniversityofCaliforniaPress,1994, 613p. E. BOWSER,The Transformationof Cinma(1907-1915),UniversityofCalifomiaPress,1994,337p. R. KOSZARSKI,TheEvening'sEntertainment,Universityof CaliforniaPress,1994, 395p.

    (7) Hors-Cadre,n 7, 1989, p. 123.

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  • HISTOIRE ET CINEMA

    ou en s'efforant de la prendre en compte dans le mouvement de l'laboration artis-tique et matrielle (8).

    La question est bien pour les historiens du cinma de savoir si une histoireest possible qui sorte des problmes conomiques (peut-on faire l'histoire d'objetssinguliers ?), et pour les reprsentants de l'histoire sociale de savoir s'ils peuventfaire fond, et de quelle manire, sur les oeuvres cinmatographiques. La ques-tion est donc double selon le point de vue et ses deux aspects ne se recoupent,selon nous, que si l'on fait entrer en lice un troisime et mme un quatrimetermes.

    Par exemple, le dernier ouvrage de Marc Auge (9) donne penser ceuxqui travaillent autour du cinma, condition, bien sr, qu'ils en adaptent les ter-mes. Il ne leur sera pas difficile, par exemple, de reconnatre quelque chose defamilier dans la description que ce livre fait de la contemporanit, des entrecroi-sements, imbrications et ruptures qui la composent. L'histoire du cinma les aaccoutums une telle complexit et une telle juxtaposition de donnes ht-rognes dont le dveloppement se fonde sur des vitesses diffrentes. Si histoireet anthropologie se sont rapproches, et si l'on admet que le cinma relve del'ordre des reprsentations, avec une part de rituel assez importante, ce dernierdoit tre envisag comme un domaine o les deux disciplines peuvent se conju-guer pour enrichir la connaissance de l'objet. L'un des projets d'une histoire ducinma pourrait tre, pour reprendre des termes de Roger Charrier, de recon-natre la manire dont les acteurs sociaux investissent de sens leurs pratiques etleurs discours , c'est--dire qu'elle doit prendre en compte

    la tension entre les capacits inventives des individus ou des communauts et lescontraintes, les normes, les conventions qui limitent plus ou moins fortement selonleur position dans les rapports de domination ce qu'il leur est possible de pen-ser, d'noncer et de faire (10).

    Cela est observable dans n'importe quel type de cinmatographie, qu'onl'aborde sous l'angle d'un discours politico-social volontariste (les communistes deHollywood (11)), des configurations imaginaires comme les strotypes sociaux(la femme fatale (12)), de ceux-en qui l'on voit des crateurs de formes (dansla socit amricaine et le contexte hollywoodien, Orson Welles au dbut desannes 1940, mais aussi Nicholas Ray (13)). L'histoire de la rception des films,

    (8) P. SORLIN,art. cit.(9) M. AUGE,Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier, 1994, 197 p.(10) R. CHARTIER, L'Histoire aujourd'hui : doutes, dfis, propositions, Eutopias, 2a poca, 1994,

    p. 11.(U) Voir T. ANDERSENet N. BURCH,Les Communistesde Hollywood. Autre choseque des martyrs,

    Paris,Pressesde la Sorbonne nouvelle, 1995.(12) M.-A. DOANE,Femmes fatales, Londres, Routledge, 1987.(13)Voir B. EiSENSCHTTZ,Roman amricain, les vies de NicholasRay, Paris,ChristianBourgois, 1990,

    678p.

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  • J.-L. LEUTRAT

    qui reste crire, mme si elle a t bauche sur des cas particuliers (14), estvidemment l'autre versant du problme.

    Bien peu en France se sont donn pour but d'tudier la relation de la socitet du cinma d'une manire qui prenne en compte le moyen d'expression lui-mme. Nol Burch, dans la prface d'une anthologie de textes anglo-saxons surle cinma hollywoodien qu'il a compose, condamne le formalisme rgnant enFrance, dans lequel il voit un esthtisme prtendant librer les oeuvres de leurdpendance l'gard non seulement d'une prise de position idologique, maisde toute implication socio-historique. Nol Burch souligne le parti-pris inverse desauteurs des textes de son anthologie :

    Pour eux, pour elles pour moi aussi dsormais crire sur le cinma c'est criresur une activit sociale, culturellement spcifique mais indissociable de l'histoire deshommes et des femmes et pas seulement par sa capacit de produire, chez ceshommes.et ces femmes, des effets de plaisir, d'motion et de beaut (15).

    Que les textes rassembls dans ce volume cherchent situer les films dansle contexte historique o ils furent conus, produits et distribus , qu'ils se sou-cient de faire voir comment la valeur culturelle d'une oeuvre filmique, quel quesoit le prestige ou l'obscurit de son ou de ses auteurs, est fonction desidologies contradictoires qui la travaillent (16), est prometteur ; que ces textescherchent obtenir le rsultat annonc l'aide d'un outillage driv de la psycha-nalyse et/ou de l'histoire sociale se comprend, mme si on peut s'interrogersur le rle donn la psychanalyse, et sur la nature de cette psychanalyse. Maispourquoi l'analyse des effets de plaisir, d'motion et de beaut devrait-elle rele-ver d'une attitude qualifie de formaliste ds lors qu'on ne la dissocie pas dessignifis idologiques et sociaux ? La rcuser d'avance ne revient-il pas jeterle bb avec l'eau du bain ?

    Une fois sorti des marques invitables de la socit dans le film qui n'ontpas besoin d'un tact particulier pour tre dceles, il faut bien reconnatre qu'onentre dans un domaine dlicat o l'interprtation abusive est aise. On sait quele sens qu'un auteur (ralisateur, scnariste...) a voulu donner son oeuvre nes'y retrouve pas forcment, que les oeuvres ont un mode de fonctionnement quileur est propre et qu'il faut s'efforcer de comprendre. Cela ne peut se faire quepar l'tude du travail cinmatographique. Comme le dit Pierre Macherey des tex-tes littraires :

    Ici le contenu n'est rien en dehors des figures de sa manifestation : il concide avecces figures, telles qu'elles se rflchissentdans le mouvement qui les engendre (17).

    (14) Je me permets de renvoyer l'tude que j'ai faite de la rception des films sur l'Ouest aux tats-Unis, dans les annes 1920 (L'Alliance brise, Lyon, P.U.L., 1985).

    (15) N. BURCH, Revoir Hollywood. La nouvelle critique anglo-amricaine, Paris, Nathan-Universit,1993, p. 17.

    (16) N. BURCH, Revoir..., op. cit., p. 16-17.(17) P. MACHEREY,A quoi pense la littrature ?, Paris, P.U.F., 1990, p. 197.

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  • HISTOIRE ET CINEMA

    Il ne s'agit pas de dcouvrir un sens inconscient que l'oeuvre cacheraitet qu'on lui ferait avouer, il ne s'agit pas d'absorber le social ou l'historique parle cinmatographique, ou l'inverse, il ne s'agit pas non plus de postuler que dusens serait import d'un extrieur dans un contenant et qu'il faudrait l'en extrairecomme un corps tranger . Il s'agit d'examiner simplement comment du sensest produit mais ce simplement exige attention, savoir, prcaution... Lamatire et l'objet traits sont d'un type particulier, infiniment dlicat et volatile.Il faut du temps, de la patience et beaucoup de prudence. On mettra l'hypo-thse que si le sujet du cinma dans l'histoire et la socit appartient de droit l'histoire conomique ou institutionnelle, celui de l'histoire et de la socit dansles films n'est pas dissociable de l'histoire du cinma entendue comme histoiredes formes cinmatographiques.

    Ces formes ne sont pas videntes. C'est pourquoi leur histoire est difficile faire. Ici comme ailleurs, l'historien doit construire son objet. L'histoire du cinman'est plus concevable telle qu'elle a t pense schmatiquement jusqu'ici sur lemodle de l'histoire (traditionnelle) des styles ou des coles, c'est--dire commeune succession temporelle de systmes plus ou moins clos dfinis par un certainnombre de caractristiques. L'approche du cinma ne saurait pas plus se satis-faire d'un bilan assaisonnant faits conomiques et statistiques de remarques emprun-tes l'histoire sociale ou celle des mentalits que d'une conceptualisation lin-guistique, ft-elle mise au got du jour d'une pragmatique reportant sur un spec-tateur dsincarn le dsir de contextualiser l'analyse.

    Paradoxalement, nous nous rfrerons un philosophe qui ne passe paspour se proccuper particulirement de l'histoire. Bien que les livres que GillesDeleuze a consacrs au cinma (18) ne constituent pas une histoire du cinma,ils ne cessent de poser implicitement des questions d'ordre historique, ou il fontdboucher la rflexion sur de telles questions. L'image-mouvement et l'image-temps, ainsi que les diverses catgories qui leur sont rattaches, les images action,affection, perception, pulsion, souvenir, rve, monde... seraient des virtuels dis-tinguer de leurs actualisations. Les catgories deleuziennes transhistoriques n'appa-raissent que dans des mlanges, prises dans des rseaux o elles entrent en com-binaison avec d'autres types d'images (mais pas seulement) pour donner l'tat dela question dans un pays donn un moment donn. La recherche historiqueserait ainsi invite essayer de comprendre pourquoi telle situation correspondtelle actualisation, c'est--dire une combinaison d'lments, de signes qui donneune forme cinmatographique. Les livres de Deleuze permettent aussi de recon-sidrer la question du cinma moderne . La distinction de l'image-mouvementet de l'image-temps a t trop rapidement interprte comme une autre manirede parler du cinma classique et du cinma moderne . C'est ne pas voirque si l'image-mouvement est la dfinition mme de l'image cinmatographique,l'image-temps en est son devenir. La modernit au cinma n'apparat certaine-ment pas au terme d'un processus volutif, mais chaque fois que certaines con-

    (18) G. DELEUZE,L'image-mouvement, Paris, ditions de Minuit, 1983 ; L'image-temps, ditionsdeMinuit, 1985.

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  • J.-L. LEUTRAT

    ditions sont ralises au sein d'une combinaison d'lments. C'est ainsi que l'image-perception ou l'image-affection (catgories de l'image-mouvement) peuvent deve-nir des actualisations de la modernit. Il faut donc distinguer la modernit ducinma et le cinma moderne. L'image-temps dsigne la modernit du cinma,c'est--dire un horizon. Grce la rflexion de Deleuze,-certains cinastes exclusde la modernit , au nom d'une conception troite et sectaire de celle-ci, voientleur place et leur fonction dans une histoire des formes cinmatographiques changerdu tout au tout. C'est ce qui est arriv tout dernirement Alain Resnais ou Lucchino Visconti, par exemple, dont les oeuvres apparaissent dsormais sous unjour nouveau, restitues en mme temps leur apparition dans l'histoire et leurdevenir. L'historien des formes doit garder prsent l'esprit que l'histoire est lelieu d'mergence, ou plutt la condition d'apparition, des formes qu'il met enlumire. La matire sur laquelle il travaille n'est que partiellement an-historiqueou trans-historique.

    Pour rendre apparentes ces formes, nous disposons d'un instrument qui estl'analyse des films. Analyser, c'est dcouper un terrain, le mesurer, l'arpenter trsprcisment (qu'il s'agisse d'un fragment d'oeuvre ou d'une oeuvre entire). Unefois le terrain dcoup, balis, il faut sur lui, et d'aprs sa nature, effectuer sespropres mouvements de pense. Pour ce priple, il est impratif de disposer deplusieurs cartes, c'est--dire d'instruments emprunts des disciplines diverses, afinde pouvoir les superposer, sauter de l'une l'autre, tablir des passages, des chan-ges et des transpositions (pour reprendre le titre d'un ouvrage de Jean Rousset).L'attention de l'interprte est sollicite au maximum tant il est vrai que les rali-sateurs (ceux qui comptent) investissent un temps, une nergie et un soin consi-drables laborer leurs oeuvres autour de signes souvent imperceptibles et pres-que futiles (19). La dcouverte de tels signes dpend des questions poses auxoeuvres, chaque oeuvre ncessitant des questions particulires. Comme le ditGrard Granel,

    il n'y a pas de miettes dans une oeuvre, pas de tri possible entre ce qui seraitimportant, rvlateur ou insignifiant [...] l'interprtation (celle du moins dont il s'agitici) n'est en effet rien de semblable ce que Merleau-Ponty nomme trs bien unepense de survol : elle ne plane pas au-dessus des oeuvres une altitude d'ole dtail se rduirait, au point de finalement disparatre ; elle voit au contrairesurgir et foisonner le dtail des textes [...]. Ou peut-tre faut-il dire plutt qu'il n'ya pas de dtail... (20).

    Tout compte, tout peut tre pris en compte, car c'est par l qu'advient lesens.

    Un exemple pourrait tre l'usage du tapis navajo dans La Prisonnire dudsert (The Searchers) de John Ford, un film de 1956. A cette date, aux Etats-

    (19) M. FOUCAULT, Le langage l'infini , Tel quel, n 15, automne 1963, p. 46..-. (20) G. GRANEL, Introduction l'quivoque ontologique de la pense kantienne, Paris, Gallimard,1970, p. 21 et 20.

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  • HISTOIRE ET CINEMA

    Unis, le cinma ne va pas tarder cder le pas la tlvision. La communauthollywoodienne n'est pas encore remise du choc de la chasse aux sorcires.L'exprience de production indpendante qu'a vcue John Ford avec Argosy Pic-tures vient de prendre fin. De tout cela, le film de Ford porte trace d'une manireou d'une autre j par les noms qui figurent son gnrique, par un jeu de mots(Scar, qui dsigne le chef indien, et Red Scare), etc. Il est l'une de ces grandesoeuvres la facture classique dans lesquelles frmit le cinma moderne. Le fauxraccord, qui est l'une des marques de ce cinma (21), est prsent tout au longdu film : non pas sous sa forme technique, mais comme thme (entre blessureet cicatrice), ou mieux comme lieu des partitions jamais effaces, qui constituentl'histoire amricaine. Il ne s'agit pas d'une ligne de partage d'une race une autre,ni du mtissage qui diviserait un individu, mais d'un clivage l'intrieur d'unemme race ou d'un mme individu, comme la lazy Une des tisserands navajosqui ne spare jamais deux couleurs ou deux dessins, mais qui passe l'intrieurd'une mme couleur ou d'un mme dessin. Les tapis et les couvertures indiensont une prsence discrte mais constante dans le film. Le mot blanket y circulegalement, y compris sous forme de lapsus. La mise en vidence de ces dtails entre dans l'histoire des formes cinmatographiques comme elle aide compren-dre la relation de Ford avec son temps. En particulier, elle permet de revenirsur la question du racisme de John Ford propos duquel beaucoup de juge-ments sommaires, reposant sur une vision superficielle des oeuvres, ont t ports.

    Dans un passage de Citizen Kane (1941), Kane achte au profit de son pro-pre journal, l'Inquirer, les journalistes de son rival, le Chronicle. Welles montreKane accompagn de ses amis et collaborateurs, Leland et Bernstein, se refltantdans une vitrine de l'autre ct de laquelle se trouve une photographie de grouperassemblant le personnel convoit. Un travelling avant sur cette photographie enfait disparatre le cadre, puis un travelling arrire fait apparatre Kane dans le mmeespace que l'objet de son dsir. Six annes sparent ces deux moments. Kanea achet les journalistes du Chronicle, c'est--dire une photographie derrire unevitre. Le moment est magique. Le souhait se ralise sans effort (le temps, lestractations ne comptent plus, les journalistes n'ont pas vieilli), la photographies'anime, elle devient du cinma. Kane a reconstitu pice aprs pice un puzzle ;il vient de le complter. Il a aboli la vitre qui le sparait de cette photographie.

    (21) Tantt la coupure, dite rationnelle, fait partie de l'un des deux ensembles qu'elle spare (finde l'un ou dbut de l'autre), et c'est le cas du cinma "classique". Tantt, comme dans le cinmamoderne, la coupure est devenue l'interstice, elle est irrationnelle et ne fait partie ni de l'un ni de l'autredes ensembles, dont l'un n'a pas plus de fin que l'autre n'a de dbut : le faux-raccord est une telle

    coupure irrationnelle (G. DELEUZE,L'image-temps, op. cit., p. 236).

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    Il s'est compos un tableau vivant. Voici ce qu'tait le pass, semble-t-il dire parl'intermdiaire de sa reconstitution : une photographie. Le prsent, c'est le mou-vement. A la perfection mortifre du moment fig il substitue la vivacit du gesteet de la parole. Welles met en scne la rivalit de la photographie et du cinma.

    Il exprime certes l'ide que se fait son personnage d'un journalisme conqu-rant (non pas faire la chronique mais se livrer des investigations), et, dans lemme temps, il met en abyme son propre film. Celui-ci ne part-il pas d'un mas-que mortuaire et de la photographie de Charles Foster Kane ? Par ailleurs, autremise en abyme, les journalistes du film cherchent eux aussi reconstituer un puzzle,celui qui permettra de comprendre la signification du mot rosebud. Comment nepas voir l'analogie avec le travail de l'archologue, ou de tout chercheur, en qutedu moment de jouissance suprme, quand la pice manquante est dcouverte,quand tout s'claire, devient comprhensible ? C'est aussi un dsir d'historien :faire en sorte que la photo s'anime, que le pass parle enfin.

    On dira que cette vision de l'histoire est sommaire. C'est oublier qu'elle appar-tient dans le film une rflexion plus complexe. Par exemple, Welles montreun film d'actualits consacr son personnage dont les images ne disent pas plusla vrit que d'autres, elles se rvlent manipulables et ambigus. Welles n'ignorepas non plus le dtail historique qui doit produire un effet de rel . Lors dela fte que Kane donne pour clbrer l'achat des journalistes du Chronicle, unorchestre joue A Hot Time in the Old Town Tonight, air crit par Thodore Metz,chef d'orchestre d'un minstrel show, en 1886 la suite d'un incendie Old Townen Louisiane, incendie teint par des enfants noirs. L'air servit de marche augroupe et la chanson ouvrit des spectacles de minstrel, puis de vaudeville. Pen-dant la guerre avec l'Espagne, elle tait chante par les soldats amricains, anti-cipant leur retour. Par cet air, le moment du film est dat (Kane parle Lelandde la dclaration de guerre l'Espagne), mais c'est aussi, de faon prmonitoire,une marche de victoire : un journaliste rapporte que, aprs San Juan Hill, lesRough Riders en chantaient les paroles.

    Jean-Luc Godard parlant de sa gnration disait : Nous sommes les pre-miers savoir que Griffith existe. Il voulait signifier par l que lui et ses amisdes Cahiers du cinma taient les premiers critiques-cinastes avoir une cons-cience historique. Prs de vingt ans avant, Citizen Kane est vraisemblablementl'un des premiers films faire fond en toute connaissance de cause sur une pais-seur historique et faire reposer une partie de ses effets sur cette stratgie. Onsait que Welles a vu et revu La Chevauche fantastique (1939, Stagecoach) deJohn Ford, l'un des films considrs comme reprsentant le classicisme hollywoo-dien, avant d'entreprendre son oeuvre. C'est ce titre que Citizen Kane inau-

    gure une nouvelle re en mme temps qu'une nouvelle forme cinmatographi-que. Il est une rflexion magistrale sur les relations du cinma et de l'histoire queWelles poursuivra dans la suite de son oeuvre de toutes les manires possibles,dans les limites qui lui ont t accordes. Il se prsente d'abord comme une recons-titution historique multiples facettes qui renvisage le pass partir du prsentpuisque Kane meurt en 1941. Viendront ensuite avec Mr Arkadin, The Trial,

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  • HISTOIRE ET CINMA

    Lgions d' honneur, collection du Muse d'Histoire contemporaine. Pans.

    F for Fake..., l'allgorie politique sur la police des tats, l'essai sur les faussaires,la hantise nuclaire... Entrer dans un dbat sur les relations de Welles et de l'his-toire demanderait du temps et de l'espace.

    Si les films peuvent tre des documents, il leur arrive tout autant de com-porter parfois une valeur anticipatrice. Non pas au sens o Kracauer le pensaitlorsqu'il crivait De Caligari Hitler et revenait sur les films allemands des annes

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  • J.-L. LEUTRAT

    1920 pour les envisager comme autant de prophties sur l'avenir, ou d'expres-sions d'une classe sociale prcise. Le travail de Welles n'annonce pas d'vne-ment, il rend compte d'une conscience historique branle ; il ne dbouche cer-tes pas sur des noncs scientifiques ni sur un constat, de scepticisme, mais il tmoi-gne dans son rapport l'histoire d'une inquitude. Il prfigure sa manire, avecplus de vingt ans d'avance, le temps d'incertitude et le tournant critique

    qu'on a voulu discerner vers la fin des annes 1980 dans le domaine de l'his-toire. Avec lui, le cinma pense en avant de l'histoire.

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