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Chronique bibliographique : “L’affaire Huntington” Aujourd’hui, plus de deux ans et demi après la première publication de l’article de Samuel Huntington “The Clash of Civilizations ?” 1, on ne peut que constater le succès fulgurant de son auteur à en faire un sujet central de débat auprès des policy-makers et auteurs de son pays2, comme du monde entier3. Le conflit entre civilisations est devenu un sujet fondamental en politique internationale face auquel nombre d’auteurs se sont positionnés : “l’affaire Huntington” est née. Qu’est-ce qu’une “affaire” ? Dans le cadre de cet article, nous qualifierons de tel un débat publique autour d’un énoncé spéctaculaire qui réussit à polariser les opinions exprimées, en les fondant sur des conceptions de sens commun, dans des termes de “pour ou contre”. Comme dans toute affaire, l’analyse la plus utile ne concerne pas tant l’énoncé déclenchant en soi que le processus, les interprétations et réactions induits : ce qui importe n’est pas ce qui est d’abord dit ; ce qui mérite d’être étudié c’est ce qui est perçu et compris comme déterminant les enjeux de la circonstance première. Une affaire n’existe pas sans les réactions qu’elle provoque. Pour ces raisons, notre attention se concentrera sur les commentaires et critiques du “Clash” qui se sont multipliés au cours de ces deux ans et demi écoulés. Nous nous interregerons sur les thèmes récurrents, sur les raisons pour lesquelles certains aspects de l’article ont davantage retenu l’attention et d’autres sont passés sous silence. En somme, nous essayerons de montrer que les réactions au “Clash”, même en le critiquant pour la plupart, n’ont pas nui au message de l’auteur. En effet, nous verrons que ces réactions ont pour la plupart présupposé que le “Clash” décrivait une réalité jusqu’à alors sous-estimée ; c’est bien pour cela qu’une “affaire Huntington” a pu voir le jour. 1

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Chronique bibliographique : Laffaire Huntington

Chronique bibliographique : Laffaire HuntingtonAujourdhui, plus de deux ans et demi aprs la premire publication de larticle de Samuel Huntington The Clash of Civilizations? 1, on ne peut que constater le succs fulgurant de son auteur en faire un sujet central de dbat auprs des policy-makers et auteurs de son pays2, comme du monde entier3. Le conflit entre civilisations est devenu un sujet fondamental en politique internationale face auquel nombre dauteurs se sont positionns: laffaire Huntington est ne.

Quest-ce quune affaire? Dans le cadre de cet article, nous qualifierons de tel un dbat publique autour dun nonc spctaculaire qui russit polariser les opinions exprimes, en les fondant sur des conceptions de sens commun, dans des termes de pour ou contre. Comme dans toute affaire, lanalyse la plus utile ne concerne pas tant lnonc dclenchant en soi que le processus, les interprtations et ractions induits: ce qui importe nest pas ce qui est dabord dit; ce qui mrite dtre tudi cest ce qui est peru et compris comme dterminant les enjeux de la circonstance premire. Une affaire nexiste pas sans les ractions quelle provoque.

Pour ces raisons, notre attention se concentrera sur les commentaires et critiques du Clash qui se sont multiplis au cours de ces deux ans et demi couls. Nous nous interregerons sur les thmes rcurrents, sur les raisons pour lesquelles certains aspects de larticle ont davantage retenu lattention et dautres sont passs sous silence. En somme, nous essayerons de montrer que les ractions au Clash, mme en le critiquant pour la plupart, nont pas nui au message de lauteur. En effet, nous verrons que ces ractions ont pour la plupart prsuppos que le Clash dcrivait une ralit jusqu alors sous-estime; cest bien pour cela quune affaire Huntington a pu voir le jour.

Cela tant dit, une premire rserve simpose. Le succs mme de larticle et les ractions multiples publies dans des revues de tout genre dans des nombreuses langues4, rendent difficile une analyse exhaustive. Les rflexions ici dveloppes lont t pour lessentiel partir darticles publis dans des journaux grand tirage (pour le monde des relations internationales) et sous des signatures gnralement prestigieuses. Lintrt dun tel choix se justifie par la forte lgitimit politique implicite dans ces ractions.

Foreign Affairs: la base de laffaire Huntington Les premires ractions au Clash ont paru dans la revue Foreign Affairs, celle lavoir dabord publi5. Elles peuvent tre regroupes en deux grandes catgories. Dune part il y a les critiques des analyses des relations internationales contemporaines faites par S. Huntington et de lautre il y a les critiques des rsultats auxquels aboutissent ses analyses pour insister sur des caractristiques autres du monde futur6. Cette double orientation des ractions, avec diffrentes types de critiques au sein de la premire catgorie, sest impose comme la structure binaire marquante au sein de laquelle se sont ranges la majorit des ractions postrieures. Pour la clart de la prsentation nous appellerons la premire catgorie les critiques et la deuxime les refus.

En tout tat de cause, limmense majorit des ractions de lune ou lautre catgorie, se rejoignent dans un aspect majeur qui est labsence de toute mise en cause dune existence des civilisations. Il nest jamais demand: les civilisations islamique, confucenne ou slavo-orthodoxe, telles quelles sont dfinies par S. Huntington, existent-elles vraiment?. Du coup, la majorit des ractions reprennent la terminologie de Huntington telle quelle et parlent en termes de civilisation confucenne, de civilisation non-occidentale (Rest) ou de lignes de fracture (fault-lines). Le succs des thses de S. Huntington devient alors dautant plus remarquable quil impose les termes du dbat lensemble de ses nombreux critiques, ceux-ci reprenant sa terminologie7. Laffaire Huntington est une o le discours initial de lauteur a trs fortement structur les ractions postrieures. Cette ide nous guidera tout au long de ce papier. Cest seulement en conclusion que nous nous intresserons aux critiques qui ne sinsrent pas lintrieur de la structure impose par Foreign Affairs. Ces critiques sattaquent aux fondements du Clash et du coup se distinguent des articles constitutifs de laffaire Huntington.

Huntington et ses critiques ralistes Pour montrer le degr auquel S. Huntington et Foreign Affairs ont impos les termes du dbat, nous devons commencer par nous intresser la catgorie des critiques8. Il est remarquable quel point celles-ci suivent les prsupposs de lcole raliste, illustrant bien le niveau acadmique et scientifique rduit auquel laffaire Huntington a t men. De plus, S. Huntington partage avec les ralistes une proccupation majeure, savoir, ltablissement dun ordre international une fois la perception de lordre bipolaire disparue aux yeux de tous.

Les articles de F. Ajami et de J. Kirkpatrick ont jet les bases des critiques ralistes avec un objectif claire: dfendre la place prpondrante des Etats sur la scne internationale. Deux arguments majeurs viennent en appui leurs thses: 1) les civilisations ne sont pas suffisamment cohrentes ou tablies territorialement pour aspirer devenir des acteurs politiques internationaux; 2) les Etats dmeurent suffisamment puissants pour garder leur prminence internationale.

Dans leur dmonstration du premier point, les auteurs initiaux ont utilis une mthode inlassablement reprise par les critiques qui suivront. Ils parcourent les civilisations (avec une prdilection pour les occidentale, islamique, confucenne et, ventuellement, la sienne, pour ceux qui nappartiennent pas aux trois autres civilisations9), et ils montrent la diversit inhrente aux situations politiques, conomiques et sociales des Etats dont ils prsument intuitivement10 quils font partie des civilisations mentionnes par S. Huntington. De plus, ils rlevent des exemples dEtats dont lidentit civilisationnelle serait discutable. En dfinitive, ils ne parviennent pas tablir des frontires claires entre les civilisations, et en concluent que la thorie du Clash ne fonctionne pas11. Cependant, ils ne voient pas quen procdant de la sorte, ils suivent les cases dessines par leur adversaire (souvent en les remplissant alors que S. Huntington les avait laisses vides) et acceptent ou se laissent imposer de fait le prsuppos central de larticle, savoir que les civilisations existent. Ainsi ils ne font que donner de la lgitimit aux hypothses de celui quils veulent critiquer et acceptent l'appellation, le nombre, et, en somme, lexistence des civilisations.

La contre-attaque de S. Huntington Pourtant certaines contradictions et faiblesses repres par ce type de critiques, tels les arguments donns par S. Huntington pour fonder une Connexion Islamo-Confucenne ou ses erreurs danalyse concernant la Guerre du Golfe, posent un vrai problme. Celui-ci est le caractre vident et manifeste des critiques. Ceci est dautant plus tonnant que Samuel Huntington nest pas un nouveau venu dans le monde des relations internationales. Ses fonctions comme Professeur Harvard sont souvent rappeles mme si son exprience passe comme Deputy National Security Adviser sous la Prsidence Carter lest moins. Aussi, quil ait pu commettre autant derreurs factuelles dans son analyse du monde contemporain ne peut que paratre trs trange et la seule explication de possibles erreurs inconscientes danalyse ne peut tre considere comme satisfaisante.

Le commentaire de David Goldsworhty concernant le style de S. Huntington est rvlateur: son forte a toujours t de lancer des gnralisations larges et provocantes sur des thmes majeurs12. Ds lors on peut se demander si S. Huntington a vraiment voulu dcrire dans le Clash la complexe ralit de certains vnements spcifiques. Son projet tait-il danalyser les dynamiques dune multitude de situations politiques particulires?

La rponse est clairement donne par Huntington lui-mme dans Sans civilisation, alors quoi? 13: Le Choc des Civilisations? est un effort pour tablir les lments dun paradigme de laprs-guerre froide. S. Huntington cite louvrage de Thomas Kuhn La Structure des Rvolutions Scientifiques pour justifier ses ides: Pour tre accepte comme un paradigme, une thorie doit sembler meilleure que ses adversaires, mais elle ne doit pas, comme de fait elle ne le fait jamais, expliquer tous les faits auxquels elle peut tre confronte14.

S. Huntington avance alors lide que, de mme que le paradigme de la guerre froide na jamais expliqu tous les vnements politiques internationaux de la priode 1947-1991, de mme son paradigme civilisationnel lui ne se soucie pas de quelques contradictions videntes poses par certaines situations actuelles. En somme, S. Huntington, pour construire son paradigme dordre international, ne veut pas runir sous un mme chapeau diffrentes analyses dune multitude dvnements avec leurs caractristiques particulires et leurs circonstances propres. Au contraire, il prfre partir de sa grille de lecture imagine et constater quil ny a pas soit trop dvnements internationaux qui la contredisent, soit un autre paradigme possible qui explique (cest dire, donne un semblant dordre ) cette multiplicit de situations particulires. Cest prcisment pour cette raison que ltablissement dune liste dvnements apparemment contredisant son analyse, comme les auteurs ralistes sobstinent le faire, ne la dtruise pas. S. Huntington pourra toujours, comme il le fait dans Sans civilisation, alors quoi?, produire une liste alternative qui elle semble confirmer ses thories. Ce nest pas sur le terrain empirique que lon peut rfuter le Clash15.

S. Huntington et ses critiques ralistes: un combat entre gaux?Pour les critiques ralistes, tenants de la deuxime argumentation (celle de la prennit de la puissance tatique) la phrase de F. Ajami les civilisations ne contrlent pas les Etats, les Etats contrlent les civilisations16 est devenue une sorte de cri de ralliement. La place primordiale des Etats-Nations sur la scne internationale est ainsi dfendue contre toute civilisation aspirant devenir un acteur politique indpendant. Pourtant, S. Huntington ne la pas vraiment mise en cause car il affirme: Les Etats-Nations resteront les acteurs les plus puissants sur la scne internationale, mais les conflits principaux en relations internationales auront lieu entre des nations et des groupes de diffrentes civilisations17. Ici nous arrivons au problme pos par la classification de S. Huntington lintrieur dune cole internationaliste. Certes, limportance donne aux questions de scurit nationale le ferait ranger parmi les ralistes18. De plus, le Clash pourrait facilement tre peru comme le fruit de ladaptation dune pense raliste au monde de laprs-guerre froide, tant une tentative de crer un nouvel ordre international en classifiant les acteurs sur la scne mondiale19. Nanmoins S. Huntington durant sa longue carrire a appartenu diffrentes coles et notamment la transnationaliste, avec James Rosenau, ds ses dbuts. Ceci est mme reprable dans le texte du Clash.

Cest au moment de justifier lapparition aujourdhui plutt quantrieurement de lordre civilisationnel (car les civilisations existaient aussi bien en 1948 quen 1993) que S. Huntington intgre les forces transnationales dans sa thorie. Il avance six raisons pour cette apparition: 1) Les civilisations sont fondamentalement diffrentes entre elles; 2) Un monde o les distances ne cessent de se rduire ne peut qualimenter la conscience de diffrences culturelles; 3) Lidentit premire de lEtat-Nation est affaiblie par les processus de globalisation; 4) Lhgmonie actuelle de lOccident produit par contrecoup une conscience civilisationnelle chez les civilisations non-occidentales; 5) Les identits civilisationnelles sont fondamentales20; 6) Le rgionalisme conomique est en progression. Au total, si lon laisse de ct les simples descriptions de la nature dune civilisation21, on se rend compte que ce nest pas tant la fin de lordre bipolaire que le processus de globalisation conomique et communicative (ou sa prise en compte) qui rend invitable le choc des civilisations.

Quand la globalisation renforce la gopolitique Le caractre droutant de la combinaison danalyses ralistes et transnationalistes dans le Clash a contribu lampleur de laffaire Huntington. Il nous permet maintenant daborder les rfus adresss au Clash. Dans cette partie nous nous intresserons dabord la place tenue par les forces transnationales (notamment par rapport la gopolitique) dans le Clash, en faisant rfrence aux divergences dans lapprciation de ces forces exprimes dans les rfus, et ensuite aux structures des rfus eux-mmes.

S. Huntington prend les mmes faits de globalisation (en passant sous silence tout processus de fragmentation) que, par exemple, Robert Bartley22 et il les utilise pour dire exactement le contraire. Ceci montre en quoi les rfus se distinguent des critiques, car ils prdisent un futur diffrent de celui avanc dans le Clash alors que leurs analyses peuvent tre quivalentes celles de S. Huntington.

Pourquoi la globalisation est-elle utilise des fins aussi pessimistes par S. Huntington? Sattaque-t-elle un des dogmes fondamentaux de la thorie raliste, savoir, lopposition essentielle entre les affaires internes et externes un Etat? Peut-on interprter le Clash comme une tentative dsespre pour sauver la gopolitique et pour notamment redonner une fonction son concept-cl, la frontire? Pour rpondre ces questions, lexamen de la relation entre les arguments de S. Huntington et lobjet final de son article est clairant. En effet, si lon prend son but final comme dterminant et lon interprte ce but comme la volont de recrer un eux agressif pour rassembler et donner lgitimit aux forces scuritaires dun nous, ainsi quil a t voqu dans certaines critiques fondamentales Voir notamment larticle de Didier Bigo dans ce numro ainsi que OHagan (J.), A Clash of Civilizations or Looking for Enemies?, Paper for presentation at the XVIth World Congress of the International Political Science Association, Berlin, 20-24 August 1994.]], le Clash apparait comme la tentative dimposer une vision go-culturaliste du monde en utilisant une combinaison terrifiante dlments ralistes et transnationaux. Ainsi limage raliste comparant les interactions tatiques des chocs entre des boules de billard reste valable, le changement majeur tant celui de la taille des boules23. Si au contraire on part de lide, comme les rfus le font en gnral, que S. Huntington est arriv au Clash au terme de la seule analyse et description de la ralit des relations internationales, alors il faut reconnatre quil na aucun intrt particulier dfendre (sauf pour ce qui est de lhgmonie imprialiste occidentale telle quelle est vue par K. Mahbubani et C. Muzaffar24) et quil ny a l quune erreur dapprciation.

Le vocabulaire gopolitique tient une place centrale dans le Clash. Ainsi, deux sur quatre des phrases retenues pour une impression agrandie y font une rfrence directe: Les conflits futurs auront lieu autour des lignes de fracture25 culturelles sparant les civilisations26 et Le bloc islamique en forme de croissant, ds la bosse africaine jusqu lAsie centrale, a des frontires sanglantes27. Sajoute aussi la carte prsentant la limite (dessine dun trait trs gros) de la Chrtient europenne en 1500 la page 30. Frontire et territoire sont essentiels pour la construction dun ordre (raliste) international28. Le caractre droutant dune relativisation de leur importance dans les processus globalisants actuels se traduit dans le Clash par une surenchre du type La Frontire est morte, Vive la Frontire. Comme dans la construction des frontires nationales, les limites internes sont dtruites au profit dune tanchit accrue de la frontire externe. Seulement, cest la civilisation qui profite maintenant de cette volution et en ce faisant elle arrive faire ce vers quoi lEtat-Nation avait tendu sans y arriver vraiment, c'est dire crer une allgeance et une identit politiques inaltrables. Dans les mots de S. Huntington: Une personne peut-tre moiti franaise et moiti arabe et parfois mme un citoyen de deux pays. Cest plus difficile dtre moiti-catholique, moiti-musulman29. Dans ces conditions, la ngociation est impossible, lAutre ne pouvant rien ceder car dtermin culturellement.

Les rfus ou la dcouverte des vrais problmes du futur En gnral, les rfus portent tmoignage de la manire dont laffaire Huntington sest droule en dehors des rgles acadmiques. Ainsi S. Huntington ds le dpart a pu se permettre de citer des publications sans donner de rfrences prcises. De mme ceux qui lont rfus, lesquels le plus souvent ntaient pas des auteurs acadmiques, ont souvent utilis le prtexte du Clash pour donner leurs opinions personnelles sur ltat du monde et sur ses vrais problmes (suivant souvent un schma de fausse menace/vraie menace30). Une argumentation solide, preuves lappui, a le plus souvent fait dfaut, les auteurs se satisfaisant du plan-type suivant: 1) prsentation de la thse de S. Huntington; 2) rapide critique raliste sans jamais mettre en cause lexistence des civilisations; 3) dernire partie sur les problmes qui menacent vraiment lOccident31. Daniel Bell, par exemple, dans En un combat douteux introduit sa dernire partie en disant: Plutt que de montrer la Chine salliant avec lIslam contre lOccident, le scnario le plus probable, politiquement et conomiquement, nous ferait prvoir des rapports trs renforcs entre la Chine et les Etats-Unis32.

Les critiques extrieures laffaire Huntington La prsentation que nous venons de faire pourrait donner limpression quaucune critique autre que raliste na t adresse au Clash. Ceci est d au but de cet article, lequel vise montrer en priorit les argumentations majeures partir desquelles laffaire Huntington est ne et sest dveloppe. Les critiques fondamentales, celles qui sinterrogent sur les fondements conceptuels du Clash, ont plutt t lexception. Deux types de critiques fondamentales peuvent toutefois tre releves. La premire utilise la trs puissante arme de lironie, par une relativisation humoristique du srieux pontifiant du Clash. On peut citer la phrase de Pierre Hassner: On ne sennuie jamais avec Sam (sic.) Huntington33 ou larticle de Charles Maier: Franchement, si les identits passionnes sont importantes, pourquoi ne devrions-nous pas reconnatre le base-ball, le football et le cricket comme les principes constitutifs des civilisations mondiales! Ceci permettrait une relation beaucoup moins conflictuelle avec les Japonais et les Cubains34.

Sur un ton galement sarcastique (voir la conclusion, p. 30: La rponse la plus sage ce dernier exemple didiotie amricaine serait de laisser clater un long, large et ironique rire), larticle de Ahluwalia (P.) et Mayer (P.), Clash of Civilisations - or Balderdash of Scholars35 nous parat tre le plus remarquable et intelligent de tous. Dune part il met le Clash dans le contexte des autres travaux de S. Huntington (tout comme le fait P. Hassner) pour montrer ses influences et contradictions et de lautre, et surtout, il prend le Clash comme un exemple dorientalisme tel quil est dfini par Edward Said dans son livre Orientalism36.

Le fait quau cours du mme article S. Huntington puisse parler tant de sept ou huit civilisations que du West and the Rest, cest dire quil ait assimil six ou sept civilisations un extrmement flou Rest, est intressant. Car cela montre que ce qui compte vraiment pour lui est un nous, lOccident. Le reste nest que le ncessaire point de comparaison qui donne sens notre identit. A partir de l, les six ou sept autres civilisations37 ne font que raffiner le modle de lautre en donnant des tonalits diffrentes aux valeurs et aux identits trangres. Quand S. Huntington nous parle dune Connexion Islamo-Confucenne, sagit-il dun Orient redfini pour tenir compte dune conscience occidentale accrue de la zone gographique lest de lIran et de sa puissance conomique grandissante? Le Rest est-il autre chose que lOrient, cet ailleurs fondamental dans limaginaire occidental?

Cest dans sa dmonstration que lOrient est un discours acadmique dat et influenc par la supriorit ressentie par les Europens par rapport aux habitants des zones colonises du XIXme sicle que E. Said est important. LOrient, ses hommes, coutumes, langues etc., sont devenus alors un objet dtude acadmique. Or, un objet dtude est par dfinition relatif ltudiant puisque sans le deuxime, le premier nexiste pas. Ltude est une forme de domination. Ainsi, lOccident sest dfini par rapport une civilisation fondamentalement trangre quil a invent et tudi, lOrient. La supriorit de lOccident, centrale dans tout Orientalisme, nest pas nie dans le Clash. Bien au contraire cest, en partie, cause de lcrasante supriorit de lOccident que nous risquons une rvolte du Rest dbouchant sur un choc de civilisations.

Or, lemprise que cet Orientalisme exerce sur nos reprsentations est tellement forte que lide quil y ait des civilisations qui nous soient essentiellement trangres et par l menaantes ne parat pas choquante. Du moment que cet Orient est prsent dans nos appellations gographiques (Moyen-Orient, Extrme-Orient), son existence prend la certitude dune entit physique. De plus, l'altrit civilisationnelle semble dautant plus incontestable que parmi ceux qui acceptent la thse de Huntington se trouvent des Orientaux38.

Pour nous prmunir dune telle vision du monde on pourrait citer, pour finir, la premire phrase de larticle de Gerald Piel39qui insiste bien sur laspect nebuleux des civilisations: Nous devons tre terrifis des civilisations inventes par Samuel P. Huntington pour la mme raison que Nils Bohr nous mettait en garde des fantmes: nous les voyons, et nous savons quils ne sont pas l!.

Percival Manglano est diplm de lInstitut dEtudes Politiques de Paris.

Notes de bas de page

1 Huntington (S. P.), The Clash of Civilizations?, Foreign Affairs, Et 1993, pp. 29-49. Ci-aprs dnomm le Clash.

2 Comme le rapporte The Economist (26 Aot 1995, America and Islam. A wobbly hand of friendship), Bill Clinton, dans un discours devant le parlement jordanien Amman en octobre 1994, a prvenu que: il y en a ceux qui insistent quentre les Etats-Unis et le Moyen-Orient il y a des infranchissables barrires, religieuses et autres, et que nos croyances et cultures doivent ncessairement se combattre (clash) (...). Mais je crois quils se trompent. Les Etats-Unis refusent daccepter que nos civilisations aient saffronter.

3 Le tmoignage de lAmbassadeur amricain transcrit dans le Centerpiece dHiver/Printemps 1994 est significatif: La thse de Samuel Huntington concernant lavnement dun choc des civilisations a pris en Asie comme du feu (has caught on Asia like wildfire). La gestion de cette affaire pose un dfi aussi important que nimporte quel autre pour la politique publique (policy) et la diplomatie du monde de laprs-guerre froide.

4 Il serait extrmement intressant de savoir dans combien de langues, et lesquelles, le Clash a t traduit.

5 Foreign Affairs, septembre/octobre 1993, pp. 2-26. Comme le dit Giuseppe Sacco (Appel aux armes?, Commentaire, N. 66, t 1994, p.268): la publication pour laquelle cet article a t conu nest pas une revue acadmique. Foreign Affairs sadresse un public trop large et trop vari pour remplir un rle scientifique. Ainsi, ds ce numro, la revue a profit pour annoncer la mise en vente dun volume sous le titre de The Clash of Civilizations. The Debate contenant le Clash, les ractions, et la rponse de Huntington aux ractions (Sans civilisations, alors quoi?) laquelle na pas t publie dans Foreign Affairs que dans le numro suivant (novembre/dcembre 1993). Il ne faudra pas oublier que ces rponses ont t choisies parmi dautres pour tre publies. Il sagira donc de trouver les raisons pour leur publication dans leur manire daborder le Clash. Un autre dtail intressant concerne le fait que la prsentation graphique et matrielle de Foreign Affairs a chang avec le numro du Clash. La comparaison de Sacco entre le Clash et une pub a peut-tre un sens autre quexclusivement mtaphorique.

6 Respectivement: Ajami (F.), The Summoning (pp. 2-9); Kirkpatrick (J.), The Modernizing Imperative (pp. 22-24); Weeks (A. L.) Do Civlizations Hold? (pp. 24-25) et Mahbubani (K.) The Dangers of Decadence (pp. 10-14); Bartley (R. L.) The Case for Optimism (pp. 15-18); Binyan (L.), Civilization Grafting (pp. 19-21); Piel (G.), The West is Best (pp. 25-26).

7 Une preuve additionnelle de cette emprise de S. Huntington sur les termes du dbat pourrait tre la quantit de titres des ractions mis sous forme dinterrogation. Par exemple (rfrences exactes donnes ailleurs): Appel aux armes? (Sacco), Do Civilizations Hold? (Weeks), Aprs la guerre froide, les conflits entre civilisations? (Tendances Internationales) ou The Clash of Civilizations or Camouflaging Dominance? (Muzaffar).

8 Notre intrt se portera davantage pour les critiques que pour les rfus pour la raison que les rfus soit intgrent une critique dans leurs analyses, soit acceptent les analyses de S. Huntington (notamment K. Mahbubani). Simplement ils compltent leur expos par lnonciation dune vision altrnative vraie du future (voir plus loin).

9 En disant que Huntington ne mentionne (lAustralie) dans le texte lui-mme, mais (lui) accorde une simple note en bas de page (p. 1), il semblerait que Joan Grant soit due par le peu dintrt que Huntington montre pour son pays. Grant (J.), Huntingtons Clash of Civilizations?, Introduction, Asian Studies Review, juillet 1994, pp. 1-2.

10 Huntington a eu lintelligence de donner sa liste des civilisations sans indiquer clairement quels pays allaient o. Ce nest pas un hasard sil na pas donn une carte du monde culturalise dans ses termes. Tous les critiques des frontires des civilisations tombent dans le pige de lambigut de la dfinition territoriale de celles-ci telle quelle a t voulue par S. Huntington.

11 Ajami: Et o est le monde confucen mentionn par Huntington? (p. 6); Kirkpatrick: La classification de Huntington des civilisations contemporaines est questionable (p. 22). Karlsson (I.), (El choque de civilizaciones: un escenario realista?, Politica Exterior, aot/septembre 1994, pp. 160-170 - cet article reprend sans les citer la majorit des arguments, parfois copis phrase par phrase, des auteurs des critiques dans Foreign Affairs): la liste de Huntington est assez bizarre. Certaines civilisations sont dfinies selon des critres religieux et culturels, tandis que dans dautres cas le facteur cl est le gographique (p. 161). En rsum, cest comme dire que, tant donn quil ny avait pas de frontire clairement tablie entre les pays communistes, capitalistes et non-aligns pendant les annes 1948-1991, la Guerre Froide ne pouvait pas exister.

12 Goldsworthy (D.), An Overview, Asian Studies review, July 1994, pp. 3-9. Il cite ensuite une de ses plus connues: la distinction politique entre pays la plus importante ne concerne pas leur forme de gouvernement mais leur degr de gouvernement; (Huntington (S. P.), Political Order in Changing Societies, Yale U. P., New Haven, 1968, p. 1.) (p. 3).

13 Huntington (S. P.), If not Civilisations, What?, Foreign Affairs, novembre/dcembre 1993, p. 187.

14 ibid., p. 186.

15 Un paradigme est rfut seulement par la cration dun paradigme alternatif qui puisse rendre compte de davantage de faits cruciaux dans des termes galement simples (cest dire, un niveau comparable dabstraction intellectuelle; une thorie plus complexe pourra toujours rendre compte de plus de choses quune plus parcimonieuse). (p. 187). Deux critiques pourraient tre adresses cette affirmation: dabord la thorie de S. Huntington est tellement simpliste quil serait trs difficile de trouver une alternative un niveau comparable de simplicit; ensuite S. Huntington omet de dire que la thorie peut aussi tre rfute par la preuve que les fondements conceptuels sur lesquels elle est fonde sont faux.

16 Ajami (F.), The Sumoning, Foreign Affairs, septembre/octobre 1993, p. 9. Il semble dommage quAjami nait pas dvelopp plus longuement le sens du titre de son article.

17 Huntington (S. P.), Clash, op. cit., p. 22.

18 La notice prsentant Samuel Huntington (p. 22) est explicite: Cet article est le produit du projet de lInstitut Olin concernant Lenvironnement scuritaire changeant et les Intrts Nationaux Amricains. Ceci porte penser que lOccident chez S. Huntington nest quun autre nom pour les Etats-Unis. Et encore, il se peut quen ce qui concerne la place des Etats sur la scne internationale, S. Huntington ait aussi structur la raction de ses critiques. Car en prsentant une alternative aussi critiquable au rgne international de lEtat-Nation, il semble avoir prsent une option en termes de Aprs moi, le Dluge.

19 La conviction avec laquelle S. Huntington dcrit lordre bipolaire est fonde sur une vision dnue de toute nuance: pendant la Guerre Froide le monde tait divis entre le Premier, le Deuxime et le Tiers Mondes (p. 23). Un tel schmatisme dans la description du pass ne peut quannoncer un monde en blanc et noir pour lavenir.

20 Il vaut la peine de transcrire en entier lexemple donn par S. Huntington pour prouver ce point pour voir que lidologie Better dead than red nest pas morte en 1989: Dans les conflits de classe et idologiques, la question-cl tait De quel ct es-tu? et les gens pouvaient et arrivaient changer de camp. Dans les conflits entre civilisations, la question est Tu es quoi?. Ceci est une donne qui ne peut tre change (p. 27). On attend avec impatience un commentaire de Pierre-Andr Taguieff sur le Clash.

21 Il est intressant de noter que ces descriptions sont prsentes sous le sous-titre de Pourquoi les civilisations saffronteront (p. 25). Ceci montre que du moment que lon accepte que les civilisations existent, de par leur dfinition mme, elles ne peuvent quentrer en conflit entre elles.

22 Bartley (R.), The Case for Optimism, op cit., pp. 15-18. Bartley fait preuve dun optimisme un peu la Fukuyama. Il essaye de prsenter un tableau de progrs invitable vers la dmocratie et le dveloppement global.

23 Comme le fait remarquer Sacco, op. cit., p. 271: (I)l (S. Huntington) est discret sur ce qui adviendrait des peuples appartenant aux civilisations qui sortiraient perdantes de ces affrontements. (...) Les vaincus seraient-ils extermins? Est-ce une sorte de nettoyage ethnique lchelle de lhumanit quHuntington annonce?.

24 Mahbubani (K.), op. cit. Muzaffar (C.), The Clash of Civilizations or Camouflaging Dominance?, Asian Studies Review, July 1994, pp. 9-16. Lintelligence des propos de ces deux auteurs est hors doute et il y aurait certainement beaucoup dire sur ce que Pierre Hassner remarquait dj dans Un Spengler pour laprs-guerre froide (Commentaire, N. 66, t 1994, p. 264): aucun marxiste ou tiers-mondiste ne saurait indiquer plus nettement (et de manire, selon nous, plus exagre) que la dfense par lOccident de valeurs ou dinstitutions prtention universelle (lordre mondial, la communaut internationale, la non-prolifration) se rduit celle de sa propre hgmonie. S. Huntington a-t-il voulu provoquer ce genre dauteurs avec ses propos?

25 Notons que dans la notion de ligne de fracture (fault line) les ides de front et de frontire se chevauchent.

26 Huntington (S. P.), Clash, op. cit., p. 25.

27 ibid., p. 34.

28 Cest peut-tre aussi pour cette raison que tant dattention est donne aux conflits de lex-Yougoslavie et du Golfe puisquil sagit l de guerres classiques portant sur lacquisition dun territoire en dehors de frontires internationalement reconnues.

29 ibid. p. 27. Les implications dune telle conception de lidentit peuvent servir pour lgitimer une idologie scuritaire avec des ennemis bien dfinis. Ainsi dans le Tendances Internationales (document publi par le Ministre de Dfense franais) Aprs la guerre froide, les conflits entre civilisations?, mars 1994, pp. 4-8, est prsente une carte intitule LIslam dans le monde. Le pourcentage de populations musulmanes dans un Etat donn est reprsent par une couleur plus ou moins fonce. En Europe, et plus prcisment en France, en Allemagne et au Royaume-Uni, apparaissent des pointills. Au-dessus, le titre communaut dimmigrants musulmans.

30 Voir Sacco (G.), op. cit., p. 271

31 Le meilleur exemple de ce type de plan est Karlsson (I.), op. cit. On pourrait inclure aussi le Tendances Internationales; Binyan (L.), op. cit.; Duchne (F.), Conflits de civilisation? Une vision alternative, Commentaire, op. cit., pp. 257-260.

32 Commentaire, op. cit., p. 255 (mes italiques). Pour une volution des ides de Huntington vers une mise en garde face la menace pose par la Chine voir: Huntington (S. P.), La amenaza viene de China, Entretien accord El Pas, 24 Mai 1995.

33 Commentaire, op. cit., p. 263. On sent que dans son article Hassner aurait pu tre beaucoup plus mchant avec S. Huntington mais il sen est contenu. Ainsi il a trouv des points positifs dans le Clash: Huntington a raison, contre les aptres de la fin du thologico-politique ou celle de lhistoire, de souligner limportance croissante de la dimension mythique et de laspiration traditionaliste et communautaire (p. 264). Nanmoins ses critiques sont beaucoup trop puissantes pour nous convaincre de son estime pour le Clash. Il crit: il (S. Huntington) nous offre une liste arbitraire de six civilisations et une prfrence pour leffet littraire par rapport la conceptualisation: que dire du quatuor: blood and belief, faith and family sinon que, pour lamour de lassonance, il mle allgrement (sans analyser leur volution et leur combinaison) des lments naturels et culturels, ethniques et religieux, qui nont en commun que leur opposition la rationalit abstraite et universalisante? (p. 263-264). Comme par hasard, Hassner est parmi les seuls citer ses sources avec des notes en bas de page.

34 Centerpiece, hiver/printemps 1994, p. 10. Voir aussi la rponse hautaine de S. Huntington (ibid. p. 11)

35 Asian Studies Review, July 1994, pp. 21-30.

36 Said (E.), Orientalism, Londres, Penguin Books, 4 dition, 1995. Une nouvelle postface faisant rfrence directe au Clash (p. 348) apparat dans cette dition. Malheureusement cette rfrence est trs rapide et nest pas dveloppe par rapport aux arguments majeurs du livre. Plus dintrt (polmique) est donn la figure de Bernard Lewis (connu en France, parmi dautres raisons, pour laffaire de la ngation du gnocide turque des Armniens en 1915-1916 au sein duquel il a eu le rle dclencheur). Lewis est linventeur du terme Clash of Civilizations (The Roots of Muslim Rage, The Atlantic Monthly, vol. 266, septembre 1990, p. 60) et lexemple contemporain typique de lOrientaliste tel que dfini par Said.

37 P. Ahluwalia et P. Mayer montrent (p. 22) comment S. Huntington lui-mme nest pas trs sr de combien de civilisations il y en a vraiment: en dehors des sept ou huit il mentionne une bouddhiste (p. 40), le Judasme (p. 26) et une civilisation dans la Carabe anglophone (p. 24).

38 Mahbubani (K.), op. cit.: Huntington a raison: la puissance est en train dtre rpartie entre civilisations (p. 10). Cest en ce sens que le Clash pourrait devenir un self-fulfilling prophecy, cest dire si les symboliquement agresss par la labellalisation de membres de civilisations trangres (Orientaux) ragissent en utilisant le mme discours et tendent raffirmer leurs diffrences. K. Mahbubani est par ailleurs linventeur de lexpression the West and the Rest: The National Interest, Summer 1992, pp. 3-13.

39 The West is Best, op. cit., p. 25. Pour le reste de son court article, Piel, malheuresement, se laisse aller dans une glorification des valeurs occidentales.

Cemoti22. Arabes et Iraniens

Espaces-temps, des pays et des hommes

Mditerrane arabe, Asie musulmane, o passe la frontire?

Thierry BIANQUIS

Rsum

Dans l'ensemble monde musulman, le monde arabe forme un sous-ensemble important, autant comme noyau de rfrence religieuse et linguistique que du fait de sa population. D'o la ncessit de rflchir sur l'origine des limites actuelles entre le territoire des pays arabes de celui des pays musulmans [virgule supprime] non arabophones, iranophones, turcophones, etc. L'auteur traite de la priode qui s'tend de la conqute arabe l'instauration de deux vastes empires, l'Empire ottoman, principalement autour de la Mditerrane, et l'Empire safavide, en Asie continentale, au dbut du XVIe sicle. Il montre que s'est perptue, dans l'espace arabophone, la vieille opposition entre Mditerrane orientale et Mditerrane occidentale, apparue sous l'Empire romain. La frontire sur laquelle Ottomans sunnites et Safavides chiites allaient s'affronter du XVIe au XVIIIe sicles est quant elle parfois superposable celle ayant vu Grecs, Royauts hellnistiques, Romains et Byzantins s'opposer aux Perses ou aux Parthes. Plusieurs cartes aident retracer cette succession d'espaces culturels et gopolitiques sur deux millnaires, mettant en vidence continuits et ruptures.

Texte intgral

Dfinir un espace par la langue qui s'y parle ou par la religion qui s'y pratique n'est gure lgitime, c'est pourtant une pratique courante. Ainsi la Ligue Arabe rassemble tous les Etats dont la langue officielle est l'arabe et effectivement l'observateur dcle aisment un sentiment d'identit et de solidarit liant les habitants de ces pays. Cet ensemble arabe, abritant des minorits chrtiennes parfois importantes, est majoritairement de religion musulmane. Pourtant, dans l'usage courant, la locution "Asie musulmane" fait normalement rfrence aux contres non-arabophones.

Cette amphibologie du vocabulaire gopolitique met en vidence l'existence, dans l'espace occup par les nations islamiques, de sous-ensembles fortement diffrencis. Ce sont quelques rflexions sur les fondements historiques, lointains ou proches, des frontires tatiques et des limites non-institutionnelles qui dcoupent le Moyen-Orient musulman que cet article voudrait prsenter.

Le Moyen-Orient et ses divisionsLes pays arabes les plus peupls sont, l'exception de l'Iraq, riverains de la Mditerrane, dont ils occupent la moiti sud et est du littoral. L'Iraq, la Jordanie, le Kowet, les Etats du Golfe, l'Arabie Saoudite, le Ymen, le Soudan, le Tchad et la Mauritanie, sans contact direct avec cette mer, sont pourtant tous voisins ou proches d'un Etat mditerranen. A part le cas particulier de la pninsule Arabique et du Golfe, quatre Etats arabes, l'Iraq, la Syrie, le Liban, la Jordanie et un Etat en gestation, la Palestine, relvent pleinement du continent asiatique.

Le reste de l'Asie occidentale et centrale est majoritairement habit par des populations pratiquant la religion musulmane et non arabophones. La frontire entre la Mditerrane arabe et cette Asie musulmane non-arabophone est trs nettement dlimite par les systmes montagneux levs du Taurus, entre Syrie et Turquie, et du Zagros, entre Iraq et Iran. Deux zones de conflit actuellement en activit, celle habite majoritairement par des Kurdes au nord de l'Iraq, entre Taurus et Zagros, et celle habite majoritairement par des chi'ites au sud de l'Iraq, entre Zagros et Golfe, montrent que sur le terrain, le trac de cette frontire peut tre remis en cause.

Le champ gographique analys dans ce travail est arbitrairement restreint au "grand" Moyen-Orient, c'est--dire l'espace majoritairement musulman, arabophone, turcophone ou iranophone, compris entre Mer d'Aral, Mer Caspienne, Mer Noire, Mer Ege, Mditerrane centrale, Mer Rouge, Ocan Indien et Afghanistan, espace qui regroupe l'Asie Occidentale, la Mditerrane Orientale et l'Egypte africaine.

L'interrogation concernera les pripties qui ont amen l'intrieur de ce vaste Moyen-Orient musulman, les dlimitations successives des espaces arabophones et non-arabophones, principalement turcophones ou iranophones, de mme que la sparation progressive des espaces sunnites et chi'ites. Ces frontires ont-elles suivi ou auraient-elles pu suivre d'autres tracs, quelles oppositions fondamentales dissimulent-elles? A ct de ces frontires connues de tous, l'analyse historique met en vidence d'autres fractures, actuellement dissimules, mais tout aussi relles, qui divisent ces vastes tendues en sous-espaces plus homognes, souvent trs hostiles envers leurs voisins.

Les failles, dlimitant des blocs homognes et sparant des couples d'opposition, s'expliquent tout d'abord par les vnements complexes qui ont affect le Moyen-Orient depuis le dbut des temps historiques jusqu' la naissance de l'islam, puis par les tapes trs contrastes des conqutes islamiques qui se sont succd du VIIe au XVIIIe sicles. Paralllement celles-ci et lies elles, des oppositions internes l'islam, apparues ds la mort du prophte Muhammad et rgulirement aggraves par la suite, ont provoqu la formation, entre le XIIIe et le XVIIe sicles, de grands ensembles musulmans, indpendants les uns des autres, qui se sont parfois affronts militairement.

Lorient avant l'islamSystme binaire ou systme ternaireAvant l'hgire, 622 aprs J.-C., deux types de regroupements politiques ont prvalu tour de rle au Moyen-Orient.

Le premier dispositif, le plus frquemment observ, est binaire; il oppose un Empire continental ouest-asiatique, couvrant en gros l'Iran et l'Iraq actuels, un Empire ou un systme pluri-tatique maritime, mditerranen. Ce type de confrontation a fonctionn d'une manire presque continue, pendant prs de treize sicles, du sixime sicle avant J. C. au septime sicle aprs.

L'Empire asiatique a t, tour tour, celui des Perses achmnides, des environs de 550 330 avant J. C., puis aprs l'intermde d'Alexandre et des Etats hellnistiques, celui des Parthes arsacides qui s'tablit selon les rgions, entre 250 et 123 avant J. C. et dura jusqu' 224 aprs J.-C., et enfin, celui des Perses sassanides, de 224 652. Ces puissants empires eurent souvent plusieurs capitales simultanes, en gnral l'une d'entre elles tait installe dans le Bas Iraq, d'expression smitique, et une autre, sur le plateau iranien d'expression indo-europenne.

En Mditerrane orientale, ces poques, le pouvoir fut tenu successivement par les Grecs et leur marine, par les Etats hellnistiques, par l'Empire romain (cette fois dans l'ensemble de la Mditerrane), auquel succda l'Empire byzantin.

Les relations entre ces deux Etats ou groupes d'Etats, l'asiatique et le mditerranen, ont t peu prs continuellement conflictuelles. Les guerres furent particulirement acharnes et frquentes du 1er sicle avant J.-C. au septime sicle aprs. La frontire militaire les sparant a pu varier mais, le plus souvent, elle suivait la valle de l'Euphrate moyen. En Syrie, les traces du limes romain et les gigantesques citadelles de Rusfa, de Halabia et de Doura Europos, en tmoignent encore.

Dans ce dispositif binaire, l'espace syrien, c'est--dire les terres utiles l'est de la Mditerrane, tait rattach l'Empire mditerranen et contrlait les voies allant de la mer la frontire militaire sur l'Euphrate, alors que la moyenne et la basse Msopotamie, l'Iraq actuelle, relevaient normalement de l'Empire asiatique. Quant la haute Msopotamie ou Jazra, rgion aujourd'hui tout la fois, kurdophone, arabophone et turcophone, elle fut avec l'Armnie, l'enjeu de combats constants, relevant successivement d'un camp, puis de l'autre.

Autonomie de la Syrie en priode ternaire

Le second dispositif, effectif pendant des priodes plus courtes, est ternaire; il voit un centre de pouvoir install sur le Tigre et l'Euphrate en Msopotamie, un autre sur le Nil en Egypte, et un troisime, rival des deux premiers, en gnral militairement plus efficace, sinon plus agressif, l'afft en Anatolie et sur la Mer Ege.

Cette configuration ternaire qui avait prvalu avant l'apparition de puissances maritimes en Mditerrane au douzime sicle avant J.-C, rapparut vers l'an mil de notre re. Contrairement au cas prcdent, un tel dispositif offre la Syrie littorale et centrale l'opportunit de se dvelopper d'une faon relativement autonome, en jouant de ses liens avec chacune de ces trois puissances, mme si le sud de la province a tendance s'aligner sur l'Egypte et le nord se rapprocher soit du pouvoir iraqien, soit du pouvoir anatolien.

Une contre, l'Egypte, connut un destin exceptionnel. Aprs avoir jou le premier rle en Mditerrane orientale pendant trois millnaires, elle cessa d'exercer une souverainet politique relle vers 525 avant J.-C. Elle recouvra celle-ci sous les Ptolmes, de 312 30 avant J. C. Elle ne devait retrouver une capitale part entire sur son sol qu'avec la fondation du Caire en 969 aprs J.-C. Mais, son tour, le Caire perdit en 1171 son dernier souverain arabe et en 1517 son rle de capitale autonome. L'Egypte demeura gouverne par des non-gyptiens jusqu'en 1952.

Une guerre permanente mais des liens troitsLes confrontations armes entre Empire mditerranen et Empire asiatique ont occup la plus grande partie des six sicles qui ont prcd la conqute islamique, pourtant les frontires militaires de l'Euphrate moyen demeuraient permables et les changes, commerciaux et culturels, entre les deux ensembles, continus. Les fresques de la synagogue de Doura Europos, conserves au Muse de Damas, montrent des personnages habills successivement en Parthes puis, aprs avoir franchi l'Euphrate, en Grecs.

Si l'espace central du Moyen-Orient, Msopotamie-steppe-Syrie, fut en gnral partag entre des pouvoirs situs loin au-del de ses marges, il joua globalement un rle majeur dans la production culturelle dominant dans les grands empires. En effet, les sdentaires comme les nomades, pratiquant une langue smitique, vivant en Msopotamie, en Syrie et dans les espaces steppiques ou dsertiques s'tendant de la Jazra au Ymen, ont constamment entretenu des relations avec ces deux empires. Commerants ou administrateurs, ils ont labor le premier alphabet phontique rduit moins de trente signes, d'usage pratique pour des idiomes diffrents. Ainsi, les Sassanides, pourtant d'expression indo-europenne, ont utilis l'aramen, un idiome smitique, pour leur commerce et leur administration.

Le concept du divin labor par des peuples de langue smitique a contamin autant la religion romaine que le zoroastrisme. Le judasme, qui reprenait un hritage msopotamien ancien, puis le christianisme ont diffus dans les deux empires des modles de foi et de pit forgs par ces populations. Le sacrifice demand par un Dieu unique Abraham/Ebrham suivi par la substitution d'un animal une victime enfantine, mythe central pour le judasme, le christianisme et l'islam, tmoigne d'une trs ancienne rvolution religieuse smitique, rejetant le sacrifice humain et ouvrant la voie au monothisme.

Dernier et violent affrontement contemporain de l'hgireEntre 610 et 632 aprs J.-C., l'poque traditionnellement reconnue pour tre celle de la prdication muhammadienne, l'Empire byzantin et l'Empire sassanide se livraient une guerre d'une violence rare. En 626, Constantinople fut sur le point d'tre prise par les Perses qui avaient dj conquis l'Egypte, la Syrie et la majeure partie de l'Anatolie byzantines, et qui s'taient allis des tribus venues de la steppe au nord de la Mer Noire. Grce un effort militaire peu ordinaire, le Basileus byzantin Hraclius retourna la situation, roccupa les provinces perdues. Il russit mme, en 628, s'emparer de Ctsiphon en Basse Msopotamie, une des capitales sassanides, et mettre ainsi un terme la rsistance des Asiatiques. Byzance, la tte de l'Empire mditerranen, tait sauve, l'Egypte et la Syrie byzantines, rcupres, mais les deux adversaires chancelaient.

Ils furent alors tous deux confronts l'attaque des tribus arabes, surgies de la pninsule. En vingt-deux ans, de 635 657, la Syrie et l'Egypte byzantines, l'Iraq et l'Iran sassanides, plus l'Armnie et une partie du Caucase, tombaient entre les mains des musulmans. L'Etat sassanide, l'ancien Empire asiatique, disparut dfinitivement. Quant au byzantin Hraclius, qui avait montr son sang froid et sa matrise militaire face la redoutable arme sassanide, il ne sut pas affronter efficacement des bdouins qui ne respectaient aucune des traditions du combat de cavalerie. Il fut donc contraint d'abandonner les deux provinces les plus riches de son Empire, l'Egypte et la Syrie, ainsi que l'Armnie, et put simplement prserver l'Anatolie occidentale et les Balkans et conserver provisoirement Byzance des territoires en Afrique du Nord, en Espagne et en Italie.

Une nouvelle frontire sur le TaurusLes conqutes de l'Iraq et de la Syrie par les Arabes furent simultanes et l'Euphrate perdit son rle millnaire de frontire. La steppe iraqo-syrienne fut considre par les gographes arabes comme l'espace central du monde musulman, la tte d'un oiseau dont le coeur tait le Hedjaz et dont les ailes s'tendaient, l'une, jusqu' l'Atlantique, l'autre, jusqu'aux confins de l'Inde et de la Chine. La menace n'tait plus l'est de la Syrie, ou l'ouest de l'Iraq, mais au nord de ces deux provinces, dsormais rassembles par l'islam et la langue arabe. Pour faire face Byzance, l'Amanus, le Taurus et la Cilicie formrent la rgion militaire des villes-garnisons, al-awsim et des places-fortifies, al-thughr.Les conqutes islamiquesLa diffusion de l'islam de l'Asie centrale l'Atlantique et l'acculturation la langue arabe des populations vivant entre le Zagros et la Mauritanie sont deux phnomnes parallles, mais distincts.

La premire conqute, 635-735, terres arabisesLa conqute arabe commena sous le deuxime calife, 'Umar, en 635 de notre re. Aprs un dbut fulgurant de 635 657, elle se poursuivit sur un rythme plus mesur aprs 661, grce l'adjonction aux tribus arabes de troupes de nouveaux convertis iraniens ou berbres, et elle s'acheva autour de 735-740, environ un sicle aprs son dbut.

Tout ce que nous dsignons aujourd'hui sous l'expression "monde arabe" fut concern par ce premier mouvement, except ce qui est situ, plus loin de la Mditerrane, en dehors de l'ancien Empire byzantin, c'est--dire les territoires se trouvant au sud d'Assouan, au sud de la Libye et au sud des hauts plateaux de l'Afrique du Nord, qui furent islamiss et arabiss plus rcemment.

A part la pninsule ibrique, les terres situes l'ouest du Zagros, conquises pendant le premier sicle islamique, pratiquaient majoritairement avant la conqute soit une langue smitique, aramen-syriaque, sud-arabique, amharique, soit une langue relevant d'un systme linguistique ayant des affinits avec le systme smitique comme le copte et le berbre. Le grec l'Est, le latin l'Ouest taient la langue d'une lite qui soit se convertit l'islam, soit quitta le pays lors de la conqute. En quelques sicles, les populations indignes adoptrent toutes l'arabe comme seule langue de culture crite et pour certaines comme langue domestique, et cela fut vrai mme pour les Chrtiens et les Juifs qui demeuraient trs nombreux en Iraq, en Syrie et en Egypte.

Cette arabisation atteignit en outre des territoires europens, notamment la quasi totalit de la pninsule ibrique. Le sud de la France actuelle fut momentanment occup mais sans doute jamais arabis. Plus tard, Chypre et la Crte, une partie de la Sicile, furent rattaches au monde arabe pendant de longues priodes. Except Malte, l'arabe n'est plus pratiqu dans aucune de ces contres europennes qui, toutes, sont retournes au christianisme, sauf, partiellement, Chypre.

La premire conqute, terres islamises mais non arabisesEn dehors de ce domaine occidental, arabis linguistiquement, l'islam avait conquis en Orient, pendant le mme sicle, un autre territoire, plus vaste, comprenant des terres situes soit au nord de la Jazra, une large partie de l'Armnie et du Caucase, soit l'est du Zagros, l'Iran, la Transoxiane et l'Afghanistan. L'arabe devint dans ces rgions, langue du culte et de culture crite, pourtant les langues locales, indo-europennes, caucasiennes ou turco-magyares rsistrent mieux, demeurant langues domestiques et de culture orale. Elles devaient peu peu rapparatre au niveau de l'crit littraire ou savant, ayant prserv leur morphologie et leur syntaxe traditionnelles, mais demeurant redevables l'arabe de leur alphabet comme de la plus grande part de leur terminologie conceptuelle.

Une communaut nationale, les Armniens, put mme conserver sa religion, sa structure sociale, son autonomie politique, sa langue et son alphabet, sous condition de reconnatre sa vassalit envers le Califat, de verser celui-ci un tribut et de lui fournir une cavalerie de guerre. D'une manire gnrale, dans ce monde non arabis, les identits locales rsistrent mieux qu'en Occident et des ensembles, nombreux et de taille rduite, se reconstiturent autour de centres anciens ractivs.

Ce second territoire, largement islamis mais non arabis en profondeur, ne correspondait pas exactement aux limites de l'ancien Empire asiatique dont nous avons parl plus haut. En effet, la basse et la moyenne Msopotamie, ainsi qu'une partie de la haute Msopotamie, siges de capitales traditionnelles de cet Empire oriental, mais majoritairement de langue smitique avant l'islam, s'arabisrent du fait de l'installation de nombreuses tribus originaires de la pninsule alors que les tribus arabes, moins nombreuses, installes au Khursn iranien, adoptrent en moins d'un sicle des dialectes perses. La frontire linguistique ne suivait donc plus le cours de l'Euphrate, frontire politique traditionnelle des deux empires, mais se trouvait repousse l'est de l'Iraq, au pied du Zagros. Ainsi, ds la conqute, le statut de l'Iraq, ancienne province de l'Empire asiatique, mais arabise comme la Syrie mditerranenne, fut exceptionnel.

La premire vague de conqutes s'affaiblit avant 750Les historiens actuels ne sont pas d'accord pour expliquer la pause qui affecta la conqute islamique aprs 735-740. Certains privilgient des causes internes, Empire arabe trop vaste, insuffisance des effectifs militaires, tribus arabes, une fois enrichies ou cases, se dtournant du djihd.

D'autres historiens, analysant le pass prislamique des pays annexs, font ressortir que la conqute fut facile tant qu'elle concerna des territoires peuplement htrogne, o prexistaient de fortes oppositions entre plaines et montagnes, entre villes et campagnes, entre administrateurs et administrs, entre ethnies, entre choix culturels, langues, religions ou interprtations contradictoires de la mme religion. A l'inverse, cette conqute ne put venir bout de rgions plus homognes, Anatolie byzantine chalcdonienne d'expression grecque, steppes turques au nord-est du Caucase, Nubie chrtienne au sud d'Assouan, Gaule mrovingienne catholique au nord des Pyrnes. Cela expliquerait galement la difficile mise au pas, en quarante ans, des provinces berbres, au coeur de l'Afrique du Nord. Acceptable pour ce qui est l'ouest de l'Iran, cette explication ne rend pas compte de l'arrt des conqutes l'est de cette contre.

D'autres encore font ressortir que les Arabes, endogames, prchant une religion maintenant la femme sous la tutelle de l'homme, rencontrrent peu de succs chaque fois qu'ils s'aventurrent au milieu de populations trs fermement exogames, o la femme jouissait d'une grande autonomie et d'une certaine galit de statut, comme c'tait le cas chez les Francs ou chez les Slaves. D'autres, enfin, voient une antinomie entre conqute islamique et climat tempr ou paysage forestier. Aucun des arguments avancs ne semble convaincant pour l'instant.

Cependant, du milieu du VIIIe sicle l'an mil l'espace musulman continua s'tendre un rythme trs ralenti, au sud du Maghreb, l'est de l'Iran, en Transoxiane, en Afghanistan et en Asie centrale; la conqute du nord de l'Inde fut prpare. Au contraire, en Europe, trs vite les musulmans furent sur la dfensive. En France, ds la fin du VIIIe sicle, le retrait arabe tait total, au sicle suivant, il tait dj important dans la pninsule ibrique. Mais cela ne changea pas en profondeur la situation dcrite plus haut.

La seconde conqute islamiqueCommence juste aprs l'an mil, la seconde vague de conqutes musulmanes, menes principalement par des combattants turcs et auxquelles les Arabes ne participrent pas activement, dferla avec puissance jusqu' la fin du XIe sicle. Elle se continua par la suite, par pousses successives et ne s'acheva gure qu'au dbut du XVIIIe sicle quand les Ottomans renoncrent dfinitivement prendre Vienne. Toutes les terres islamises par la force lors de cette longue priode sont encore musulmanes aujourd'hui sauf la quasi totalit de celles situes sur le continent europen, ainsi qu'une partie des terres asiatiques, annexes entre le XVIe et le XXe sicle l'Empire russe.

La seconde conqute islamique concerna dans un premier temps l'Asie centrale et l'Inde du Nord. Les Ghaznvides, des Turcs, esclaves militaires gouvernant l'Afghanistan pour le compte de princes musulmans iraniens de Transoxiane, dont ils s'taient affranchis, en furent les auteurs autour de l'an mil. Puis, partir de 1030, les Saljoucides, des Turcs libres, convertis l'islam sunnite, prcds par des nomades turcomans, dferlrent en Iran, en Armnie, en Azerbadjan, en haute Msopotamie et en Iraq, puis en Anatolie byzantine, certains revinrent sur la Syrie. En 1071, Mantzikert, le Sultan saljoucide Alp Arslan dtruisait une puissante arme byzantine, faisant prisonnier le basileus romain Diogne. Les armes de Constantinople renonaient dfinitivement intervenir en Armnie, en Jazra et en Anatolie orientale.

Dans la seconde moiti du XIe sicle, tous les pouvoirs civils arabes furent balays en Asie par des militaires turcs, sultans saljoucides ou officiers dlgus par ceux-ci, militaires rebelles ou chefs turcomans indpendants. Pendant deux sicles, des officiers turcs ou kurdes, les uns et les autres d'ascendance libre, se taillrent des domaines de dimension varie, qu'ils regrouprent en sultanats puissants ou re-divisrent en principauts locales selon les circonstances.

Les grands Saljoucides rassemblent Iraq et IranLe puissant sultanat saljoucide avait impos en 1055 sa tutelle sur le califat 'abbsside de Bagdad et avait rassembl sous son pouvoir l'Iran, l'Iraq, la majeure partie de la Jazra, de l'Armnie et de l'Afghanistan. Pourtant, affaibli aprs la mort de Malik Shah en 1092 par des luttes internes pour la succession, il dut tolrer la scession de l'Anatolie et ne parvint jamais s'imposer durablement en Syrie. La prsence des Croiss en Palestine partir de 1099 lui interdit de mener terme son projet de ramener l'Egypte fatimide ism'lienne dans le giron du califat sunnite de Bagdad.

L'arrive des Croiss Jrusalem en 1099 eut une autre consquence: elle imposa une pause provisoire au processus vident depuis 870, et sur lequel nous reviendrons plus loin, de rapprochement entre la Syrie et l'Egypte. La prise de pouvoir au Caire par Salah al-Dn/Saladin en 1171, puis son installation Damas en 1174 acclrrent nouveau le processus de rapprochement entre ces deux provinces. Pendant le XIIe sicle et la premire moiti du XIIIe, surtout proccupe de lutter contre les Croiss, la Syrie se dtacha presque dfinitivement de l'Iraq car le pouvoir central saljoucide, concentrant ses efforts sur la Msopotamie, la Jazra, le Caucase et le plateau iranien, ne participa pas activement au jihd contre les Francs.

L'Anatolie devient turqueL'Anatolie constitua la fin du XIe sicle un cas particulier. Ces vieilles terres chrtiennes, soit byzantines habites par des Grecs fidles du patriarcat chalcdonien de Constantinople, soit armniennes habites par des chalcdoniens ou des grgoriens, n'avaient, avant l'an mil, jamais t arabises pour de longues priodes. Elles furent envahies par des Turcomans et par des soldats saljoucides, frachement convertis l'islam, qui exterminrent ou expulsrent vers les territoires demeurs byzantins la plupart des populations chrtiennes paysannes ou urbaines. D'autres groupes chrtiens se convertirent et adoptrent la langue turque. Des paysans chrtiens conservrent leur religion et se virent reconnatre le statut de dhmmi. Les nouveaux arrivants conservrent un mode de vie semi-nomade ainsi que leur idiome turc. Ils usaient plus volontiers du persan que de l'arabe comme langue de culture. Deux Etats, le sultanat saljoucide de Rm Konya et la principaut danishmendite de Sivas, structurrent ces territoires, affirmant leur indpendance tant face l'Empire byzantin que face aux grands Saljoucides d'Iran qui ils refusrent toute allgeance. Des rfugis purent crer en Cilicie, sur le littoral de la Mditerrane, l'Etat de petite Armnie, dernier tablissement chrtien en Orient, qui ne devait disparatre qu'en 1375.

Ainsi se dessina voici neuf sicles sur le Taurus une nouvelle frontire entre un espace musulman d'expression turque au nord-ouest et un espace musulman d'expression arabe, domin par des militaires turcs ou kurdes, au sud-est. C'est pourquoi l'architecture religieuse anatolienne d'poque saljoucide renvoie davantage la tradition turque, plan circulaire comme celui de la yourte, motifs dcoratifs voquant les tapis, ou la tradition chrtienne armnienne et syrienne du traitement de la pierre et la tradition byzantine des absides arcatures aveugles, qu' la tradition musulmane arabe d'Iraq ou de Syrie. En 1176, peine plus d'un sicle aprs Mantzikert, le basileus Manuel, la tte d'une norme arme qu'il croyait conduire la conqute de Konya, subit Myriokphalon une dfaite crasante face aux Saljoucides de Rm. Byzance tait dsormais limine d'Anatolie centrale et n'tait qu'une puissance mineure la merci des Turcs et des Croiss. Dans leurs crits, ces derniers dsignaient ds cette poque l'Anatolie sous le vocable Turchia/Turquie.

Les invasions mongolesLes Mongols, peuple chamaniste apparent aux Turcs, originaire de la steppe, au sud du Lac Bakal, se regrouprent dans les premires annes du XIIIe sicle, derrire Genghis Khn. Celui-ci conquit la Chine du Nord partir de 1215, puis de 1219 1223, il se tourna vers l'Asie musulmane non arabophone. Aprs sa mort en 1227, la conqute de la Chine du Nord fut acheve et paralllement la conqute de l'Asie musulmane non-arabophone, Azerbadjan, Armnie, Gorgie, une partie de l'Anatolie, se poursuivit de 1231 1243. En 1243, les Saljoucides de Rm, vaincus Kse Dagh, se reconnurent les vassaux des Mongols. L'tat saljoucide devait connatre une longue dcadence jusqu' sa disparition en 1302, aprs plus de deux sicles d'existence.

De 1236 1241, une arme mongole avait galement travers la steppe russe, puis l'Europe orientale, Pologne et Hongrie actuelles, conqutes sans lendemain, sauf pour la rgion s'tendant de la basse Volga la mer d'Azov, qui vit s'installer durablement un pouvoir mongol, la Horde d'Or. Ce pouvoir, converti une premire fois au sunnisme de 1257 1267, devait s'imposer dans la steppe, au nord de la Caspienne et de la Mer Noire. Il installa sa capitale sur la basse Volga et repoussa les Russes chrtiens vers la fort septentrionale.

Fin du califat 'abbsside et recomposition des espaces en Mditerrane orientaleEn 1257, l'Empire mongol dpcha pour la premire fois une arme vers l'Orient arabophone. Conduite par Hlg, dont la femme tait chrtienne nestorienne, l'arme mongole et ses allis musulmans chi'ites et armniens chrtiens envahirent l'Iran, l'Iraq et prirent Bagdad en 1258, mettant fin au califat abbsside. L'Iraq, dont le sort avait dj t li celui de l'Azerbadjan et de l'Iran sous les grands Saljoucides, devait connatre le mme sort sous l'Etat Il-Khnide, fond par Hlg.

A l'inverse, la Syrie centrale, Alep, Homs et Damas, occupe en 1260 par les Mongols, fut libre la mme anne par les Mamelouks venus d'Egypte, qui crasrent les allis de Hlg 'Ayn Jlt en Palestine. Les Mamelouks, esclaves militaires turcs des princes ayyoubides, successeurs de Saladin, avaient remplac leurs matres au Caire. Quand ils eurent chass les Mongols de Syrie, ils y prirent galement la place des princes ayyoubides locaux. Les Francs de Palestine et de Syrie avaient facilit la victoire des Mamelouks sur les Mongols et leurs allis armniens. De son ct, Berk, chef de la Horde d'Or, hostile Hlg et rompant pour la premire fois la solidarit mongole, avait envoy aux Mamelouks des troupes qui combattirent aux cts des musulmans 'Ayn Djlt et il se reconnut vassal du Sultan mamelouk du Caire. L'Egypte et la Syrie, nouveau unifies, furent gouvernes jusqu'en 1516-1517 par des sultans mamelouks. Les vestiges des Etats francs de Syrie ne reprsentaient plus un danger pour ceux-ci.

Chasss de Constantinople par les Croiss en 1204, les Byzantins, revenus dans leur capitale en 1261, contrlaient nouveau le trafic entre Mer Noire et Mditerrane. Leur bienveillance envers les deux nouveaux Etats sunnites de la Volga et du Nil facilita la signature en 1261 d'un trait de commerce entre eux; la Horde d'Or entretint des liens privilgis avec l'Etat mamelouk, qu'elle fournissait en enfants-esclaves militaires. La conversion dfinitive de la Horde d'Or au sunnisme eut lieu sous le rgne du khn zbeg, 1312-1341. Bien avant cette date, une solidarit semblait runir Mongols de la Volga, Turcs et Arabes sunnites de la Mditerrane contre les Ilkhns mongols et les musulmans chi'ites ou sunnites d'Azerbadjan, d'Iraq et d'Iran.

Plus largement, un espace mdian, est-mditerranen, Horde d'Or, Byzance, Turcs d'Anatolie, Mamelouks, s'interposait entre d'une part, le dynamisme grandissant de l'Europe ouest-mditerranenne, relay en Anatolie par la petite Armnie, et d'autre part, la mosaque d'Etats ns de la dcomposition du premier Empire mongol en Asie, domins par les Il-Khnides. Vers 1280, Konya, des seigneurs turcomans, allis des Mamelouks et hostiles aux Il-Khnides, rdigent pour la premire fois leurs proclamations officielles non en persan mais en turc. Jusqu'alors idiome domestique de la majorit des musulmans d'Anatolie, le turc acqurait ainsi le statut de langue littraire qui fut le sien sous la dynastie ottomane.

R-iranisation de l'Asie musulmane sous les Ilkhns Le monde iraqo-iranien tait demeur, quant lui, soumis l'Empire des Ilkhns, princes mongols souvent bouddhistes et maris avec des princesses chrtiennes. tablis autour de Tabrz et de Maragh, au sud-ouest de la Caspienne, rgion o vivaient de nombreux Turcs depuis le XIe sicle, trs opposs la Horde d'Or, les Ilkhns se rapprochrent des Croiss et des tats du Pape. Venise avait une influence prpondrante Tabrz, alors que les Gnois, installs en Crime, taient en relation avec la Horde d'Or. Aprs la mort en 1294 de Qoubila, le grand Khn des Mongols, le lien entre les Il-Khnides et la Chine mongole se relcha. A partir de 1295, sous Ghzn/Mahmd, les souverains Il-Khnides qui dominaient l'Iraq, l'Iran et le littoral nord du Golfe, furent tous musulmans, les bouddhistes durent pour la plupart quitter le pays. Leurs temples furent transforms en mosques. Les Mongols chrtiens se convertirent l'Islam. Le mongol fut abandonn comme langue courante au profit du turc, le persan demeurant la langue de culture, l'arabe n'tant plus que la langue religieuse. Ghzn, mort en 1304, avait rorganis l'Iran avec l'aide de conseillers musulmans ou juifs. La shar'a, la loi islamique, remplaa le yasa, la coutume mongole. Au dbut du XIVe sicle, les Il-Khnides entretinrent moins de contacts avec l'Occident chrtien qui s'efforait plutt de convertir la Horde d'Or.

Vers 1307, une nouvelle capitale fut fonde Sultnieh, ct de Qazwin. L'Ilkhn Oldjetu se convertit vers 1310 au chi'isme et perscuta les sunnites, renforant l'hostilit des Mamelouks contre cet ennemi de leurs allis de la Horde d'Or. Il mourut en 1316 et s'ouvrit une poque de dsordres intrieurs. Le nouveau khn conclut en 1323 une paix avec les Mamelouks, prenant acte d'un partage de fait de l'Asie occidentale entre un espace musulman d'expression iranienne, souvent domin par des souverains de sympathie chi'ite, et un monde arabe et turc, trs majoritairement sunnite. Le khn put ainsi rsister quelque temps aux attaques de la Horde d'Or mais, entre 1344 et 1357, le royaume d'origine Il-Khnide, affaibli par les tendances autonomistes des provinces priphriques, finit de se dissoudre sous les coups de celle-ci.

Ce fut une poque de grand brassage culturel. La culture iranienne refleurit et influena la cour Il-Khnide. La liaison troite avec la Chine par la Route de la Soie et par les jonques qui naviguaient jusque dans le Golfe ancra la vocation asiatique de l'Iran occidental et y suscita, ainsi qu'en Jazra, un renouveau artistique et littraire, aussi rel chez les chrtiens nestoriens et jacobites que chez les chi'ites.

Anatolie excepte, dans tout l'espace asiatique musulman non arabophone ainsi qu'en Iraq, un grand nombre de regroupements tatiques de natures, de langues et de tendances religieuses, sunnisme ou chi'isme immite, varies, virent le jour. A l'inverse, autour de la Mditerrane orientale d'expression arabe ou turque, l'unit autour du sunnisme fut plus relle et les Etats plus vastes et plus stables.

Les dbuts de la conqute ottomaneAprs la disparition du sultanat saljoucide de Rm en 1301, l'Anatolie turque, la lisire de l'Etat Il-Khnide mongol, avait t partage entre des petites seigneuries, beyliks, vivifies par l'arrive constante de nouveaux nomades turcomans. Aux alentours de 1300, l'mirat d'Osman/'Uthmn s'tablit en Bythinie, au nord-ouest de la pninsule, en lisire des dernires terres byzantines de Brousse. Pendant la premire moiti du XIVe sicle, il profita de l'effondrement des Il-Khnides pour se dvelopper en Anatolie centrale et de l'affaiblissement de Constantinople pour occuper les places fortes byzantines d'Asie, atteindre la mer de Marmara, puis la franchir pour s'emparer de Gallipoli en 1354. Le petit fils d'Osman, Murd Ier, tait vainqueur des Serbo-bosniaques Kosovo en 1389. Il avait soumis la majorit des provinces chrtiennes des Balkans et tendait sa toile autour des vestiges de l'Empire byzantin qui se rduisait peu peu la seule ville de Constantinople. Byazd 1er/Bajazet, son fils, finissait d'annexer la Bulgarie, puis menaait la Hongrie, crasant Nicopolis en 1396 la croisade de Sigismond, et assigeait Byzance. En mme temps, il tendait sa domination sur la presque totalit de l'Anatolie, atteignant le cours de l'Euphrate.

Constantinople tait sur le point de tomber, la naissance d'un nouvel Etat sur le modle de l'Empire byzantin, englobant la Roumlie (les Balkans sous domination ottomane) et l'Anatolie jusqu'aux frontires de l'Iran semblait imminente. L'attrait des Ottomans pour l'Egypte et la Syrie mamelouks, de culture arabe, de mme que le dsir d'intervention dans l'ensemble iraqo-iranien, de culture persane, taient vidents.

Tamerlan et la dernire vague turco-mongoleL'ambition ottomane fut brutalement brise par l'invasion turco-mongole de Timr Lang/Tamerlan qui, depuis plus d'un quart de sicle, tentait de reconstituer l'Empire de Genghis Khan. Bajazet, vaincu la bataille d'Ankara en 1402, mourut en captivit. C'est en s'appuyant sur la fidlit des sujets chrtiens de Roumlie que l'Etat ottoman put reconstituer ses forces. A sa mort en 1451, Murd II, le petit fils de Bajazet, avait reconstitu et largi le territoire tenu par son grand-pre avant sa dfaite. En 1453, son fils Mehmed II put enfin raliser le rve de tous les souverains musulmans depuis le calife 'Umar, prendre Constantinople et l'annexer au Dr al-Islm. Sous Selm Ier, petit fils de Mehmed II Fatih, l'ambition impriale des Ottomans s'affirma. Face lui, deux pouvoirs musulmans, les Mamelouks sunnites de Syrie et d'Egypte et les Safavides chi'ites d'Iran, bornaient ses ambitions. Comme Byzance autrefois, la supriorit de l'armement, notamment ici de l'artillerie, la discipline et l'entranement rigoureux des soldats, en particulier de l'infanterie, assurrent Selm une victoire aise sur des escadrons de mamelouks, cavaliers courageux mais demeurs attachs aux armes blanches et aux traditions mdivales.

La russite de la conqute islamiqueLe Moyen-Orient, l'espace qui nous intresse ici, tant totalement islamis la fin du XVe sicle, il faut laisser de ct le rcit des conqutes et analyser les vnements survenus pendant le premier millnaire de l'hgire, travers un autre approche. Pourtant, avant de quitter ce chapitre des conqutes, l'historien doit s'interroger sur les motifs de leur russite rapide et de l'attachement durable l'islam marqu par les populations concernes, tant en Afrique mditerranenne qu'en Asie occidentale.

Du fait des contrastes de paysages, montagnes, oasis, littoraux troits, spars entre eux par des steppes arides ou par de vritables dserts, une multiplicit de cultures avaient t dveloppes dans ces rgions par des ethnies de provenance trs varies. Rfugis dans les campagnes ou dans des cantons au relief inaccessible ou encore dans les grandes migrations du nomadisme, ces groupes humains n'avaient pas adhr massivement au consensus intellectuel et social hellnique, hellnistique, romain puis byzantin d'empires urbains trs intgrs culturellement, notamment par le culte religieux. L'imprialisme perse, fond sur le mpris et l'exploitation des populations paysannes par une aristocratie fire de sa supriorit et peu intgratrice, avait t galement rejet. Ces populations humilies trouvrent dans l'islam ce qu'elles attendaient depuis un millnaire, une large tolrance quant la pratique religieuse pourvu qu'elle soit monothiste, quant la vie familiale, quant au mode d'habitat et l'exercice du mtier, c'est--dire tout ce qui leur tenait rellement coeur. En contrepartie, les non-musulmans devaient accepter un prlvement important sur leurs revenus et renoncer tout accs institutionnel au pouvoir politique et l'exercice des armes. Cela ne reprsentait aucun sacrifice particulier pour des chrtiens non chalcdoniens ou pour des juifs qui n'avaient jamais t considrs comme des sujets part entire par les dirigeants byzantins. Quant tous ceux qui se convertirent l'islam, prier, le vendredi, en longs rangs parallles derrire le calife ou son reprsentant, dans l'espace non hirarchis des grandes mosques, les plaait immdiatement dans le camp des vainqueurs et du groupe dominant. C'est pourquoi, quand, trs tt, des querelles thologiques, juridiques ou politiques divisrent les musulmans, aucun des rvolts contre l'islam officiel ne songea renier la rvlation coranique mais simplement l'interprter sa faon, pour faire triompher sa conception des rapports humains, conception souvent trs influence par la rsurgence d'une identit culturelle locale prislamique.

La fracture intimeIl faut donc reprendre le droulement chronologique du temps coul depuis l'hgire, non plus travers le rcit de l'extension progressive du domaine islamis et de l'entre en lice de nouveaux peuples mais pour analyser le processus complexe des motifs endognes de fragmentation en sous-espaces plus homognes de ce domaine trop vaste pour tre dfinitivement unifi.

Le statut variable des espacesLa dlimitation d'un territoire peut tre stable travers le temps, c'est le cas de l'Egypte qui, aprs comme avant l'hgire, conserva les mmes frontires et ne fut qu'exceptionnellement soumise un dcoupage interne. Elle peut tre l'inverse extrmement flottante, les frontires internes de l'Afrique du Nord, surtout pour sa partie mdiane correspondant l'Algrie actuelle, furent trs longues se mettre en place. Il en est de mme des principauts se partageant les territoires montagneux entre la Syrie, l'Iraq et le Caucase, principauts dont les frontires, malgr la prsence du noyau dur armnien, furent constamment remanies. Il en est de mme pour celles situes au sud de l'Iraq, en bordure du Golfe et au sud-ouest du Zagros. Au contraire, le Ymen reprsente un espace fortement identifi, alors mme qu'il tait soumis des luttes internes violentes et que ses frontires septentrionales et orientales ont vari travers le temps.

Trs tt, les gographes arabes constatrent que les montagnes leves, d'accs difficiles, dlaisses jusqu'au XIe sicle par les seigneurs de la guerre arabes, jouaient le rle de conservatoire des religions oublies ou de refuge des sectes minoritaires.

Quant l'appropriation des espaces steppiques frquents par des nomades ou des semi-nomades, elle ne fut jamais dfinitive; les espaces pouvaient tre partags entre plusieurs groupes tribaux ou plusieurs ethnies selon les saisons de l'anne solaire. C'est pourquoi les guerres entre pouvoirs, institutionnaliss ou non, concernaient avant tout les terroirs cultivs, plaines et plateaux bien arross par la pluie ou terres irrigues, producteurs d'une rente fiscale abondante, ainsi que les villes, centres de commerce et donc de taxations indirectes.

Contrairement l'Europe, o un pays est born sur sa priphrie par des frontires mitoyennes qui ne laissent aucun espace vacant entre Etats, la principaut musulmane mdivale tait identifie par son centre, sa ville capitale qui souvent lui donnait son nom. Sa priphrie, dlimite par la capacit de rayonnement militaire, conomique, social de cette cit, pouvait varier selon les poques, les espaces contrls crotre ou dcrotre, les frontires relles s'loigner ou se rapprocher. Comme il en tait de mme pour le centre de pouvoir tranger le plus proche, cela laissait la place pour un large tissu interstitiel soumis une faible attraction des deux centres, o il tait loisible des populations sortant des normes gnralement admises de vivre en paix.

Le rveil culturel de l'Iran grce l'islamLa russite rapide de l'islam s'explique, nous l'avons vu, par l'idal de rassemblement qu'il prnait. L'unicit divine est le roc sur lequel est fonde la rvlation coranique. Maintenir la cohsion de l'umma, la communaut des croyants, est une prescription disciplinaire centrale: "et cramponnez-vous ensemble la corde (ou au pacte) de Dieu et ne soyez pas diviss, rappelez-vous le bienfait de Dieu sur vous, lorsque vous tiez ennemis, Dieu rtablit la concorde dans vos coeurs" (Coran, sourate 3, verset 102). Or, les schismes qui ont divis cette communaut furent prcoces, nombreux et souvent durables. Contrairement ce que connut le christianisme, les controverses ne portrent pas essentiellement sur la thologie, dfinition et dlimitation du divin, mais sur les rapports religion/pouvoir, lgitimation, contestation, succession du califat, partage des domaines respectifs de la lgislation coranique, shar'a, et de la rglementation rgalienne, qann. Un rappel rapide des grands pisodes ayant oppos les musulmans entre eux fait apparatre, sous un discours religieux d'hrsiographie, la prgnance d'identits culturelles prislamiques gographiquement identifiables.

Musulmans d'Iraq et musulmans de Syrie s'affrontent SiffnIl faut revenir la fracture originale qui divisa l'umma, cette "nation" musulmane fonde Yathrib-Mdine par Muhammad entre 622 et 632. Les Ansr, arabes ymnites ou juifs de Yathrib convertis l'islam, voulaient, pour des motifs de pit affective, rserver la succession de Muhammad son cousin 'Al, poux de sa fille aime Ftima. Les Muhjirn, immigrs venus de La Mecque, taient partisans, pour permettre de nommer le plus apte politiquement mener la Communaut, d'un choix plus large l'intrieur de Quraysh, la tribu matresse de leur cit d'origine. Ils obtinrent en 632 la dsignation, comme calife successeur du prophte, d'Ab Bakr, qurayshite, pre de 'Aysha, l'pouse prfre du prophte mais sans parent de sang avec Muhammad. Cette faille s'accentua lors de la succession d'Ab Bakr en 634, puis lors celle de 'Umar en 644, galement qurayshite pre d'une pouse du prophte, toutes deux rgles par le parti mecquois. De 644 656, le rgne d'un poux successif de deux filles de Muhammad, 'Uthman, issu des 'Abd al-Shams, clan dominant traditionnellement Quraysh et lointainement parent de Hshim, le clan du prophte, vit ces oppositions, jusque-l dissimules la majorit des fidles, se manifester publiquement. Des provinces prirent parti pour ou contre le calife et le meurtre du calife en 656 fut perptr par des musulmans convaincus. La dsignation comme successeur de 'Uthmn de 'Al, trs proche parent par le sang de Muhammad et pre des seuls petits enfants de celui-ci, marquait un abandon de la prudence politique qui avait prvalu jusque l. 'Al rompit avec une autre tradition califale en conduisant lui-mme la bataille dite "du chameau" contre 'Aysha, la veuve du prophte, et contre l'aristocratie mekkoise, en choisissant une nouvelle capitale, Kfa en Iraq, sortant dfinitivement de la pninsule arabique la lgitimit politique de l'islam.

L'anne suivante, en 657, 'Al, la tte de contingents arabes d'Iraq, s'opposa Siffn au cousin de 'Uthmn, Mu'awiyya, gouverneur de Syrie, soutenu par des troupes issues de cette province. L'abandon par 'Al de l'option militaire provoqua la "sortie" de ses plus chauds partisans, puis l'chec de la tentative d'arbitrage donna naissance aux califats simultans de 'Al Kfa et de Mu'awiyya Damas, situation qui prit fin par l'assassinat de 'Al en 661.

Les grands courants qui structurent l'islam jusqu' nos jours taient ns moins de trente ans aprs la mort de Muhammad. Il fallut cependant prs d'un sicle, c'est--dire toute la dure du califat omayyade de 660 750, pour que le sunnisme, le chi'isme et le kharidjisme s'identifient dfinitivement et se dotent d'un premier corpus de doctrines religieuses et politiques.

La localisation de chaque grande tendance de l'islam n'tait pas encore gographiquement univoque. Pourtant, malgr la domination du sunnisme sur le grand port de Basra, le chi'isme commenait privilgier le bas Iraq, une terre sanctifie par le martyre de l'Imm 'Al Nadjaf, puis de son fils, l'Imm al-Husayn Kerbela. Des lgendes attribuaient l'un ou l'autre une pouse descendant du dernier souverain sassanide, de mme que le premier empereur sassanide avait invoqu une alliance avec une princesse impriale parthe. Le chi'isme chercha de plus en plus, dans le millnaire qui suivit, lgitimer des racines iraniennes pr-islamiques.

A l'inverse, les Omayyades de Damas adoptaient pour le Dme du Rocher un plan de martyrium identique celui de Saint Simon, et un plan basilical de modle romain pour les mosques de Jrusalem et de Damas. Ils recoururent des ouvriers chrtiens, grecs ou coptes, pour orner ces trois monuments de mosaques de facture byzantine. Ils accenturent ainsi leur revendication de successeurs du dernier grand Empire mditerranen, celui de Byzance.

Les groupes schismatiques, dresss contre la "monarchie" omayyade, eurent un enracinement territorial toujours trs marqu. Les convertis non arabes, mawl, revendiqurent trs tt l'intgration statut gal la communaut des croyants. Ceci leur tant refus, ils prirent acte de leur diffrence et, loin d'abandonner l'islam, ils se choisirent de nouveaux dogmes, proclamrent qu'ils taient les meilleurs musulmans et que le reste de la communaut, qui refusait de les suivre, tait hrtique.

La lente rapparition de l'opposition entre Asie et MditerraneLa rvolution 'Abbsside, lance en 747 au Khursn, dans l'ancien Empire sassanide, tout l'est du monde musulman, la prtention des 'Abbssides au califat publiquement proclame Kfa, ville chi'ite, aboutirent en 750 la chute du pouvoir omayyade. Le sige du califat abandonna Damas, ville trs romanise, et fut transfr en Iraq. Bagdad fut fonde en 762 sur le Tigre dans un site proche de deux anciennes capitales de l'Empire asiatique, Babylone et Ctsiphon.

L'Empire byzantin, cruellement mond mais rajeuni, avait rsist la conqute islamique et, de 635 1071, reprsenta la premier ennemi de l'Orient arabe. Dsign en arabe sous le terme de Rm/Rome, il continua assumer le rle d'un Empire mditerranen, irrmdiablement tranger, incomprhensible et hostile aux Orientaux. Au contraire, l'Empire sassanide, l'adversaire de trois sicles des Byzantins, avait disparu, dtruit par les Arabes. Peu peu, une substitution de rfrence s'accomplit en Iraq et en Iran. Face Rome, l'ennemi ternel, l'Empire musulman devait assumer l'hritage de l'Empire sassanide et de tous les empires asiatiques prcdents. L'appel aux racines centre-asiatiques, iranienne, indienne ou touranienne fut toujours trs fort.

L'hritage culturel asiatique l'emporte sur le legs grecLe mouvement s'amplifia au Xe sicle dans les cits du plateau iranien. Des musulmans, sunnites mais surtout chi'ites, tout--fait l'aise dans leur islam, s'efforcrent de consigner les rcits concernant les souverains sassanides. Ils rdigeaient dans cette langue persane, dsormais facile crire et enseigner grce l'usage de l'alphabet arabe. Le plus clbre fut Firdaws, auteur du Shah Nameh. Fiers d'un pass susceptible leurs yeux d'enrichir la conscience islamique bien davantage que les interminables joutes oratoires des potes arabes paens, ils cherchrent mettre en vidence la prminence et la diversit de l'ancienne culture du centre de l'Asie sur l'ignorance des Arabes de la Jhiliyya. L'Inde avait fourni les inestimables trsors de ses temples, sa science mathmatique et astronomique, la sagesse de ses asctes, inspirant les soufis. L'Iran offrait le modle de souverains dvous la cause de leurs sujets, dans leur volont d'administrer leurs Etats avec ordre et quit et leur souci de dfendre le faible, le dshrit, l'opprim contre la violence du fort. De ce modle, s'inspiraient responsables de dwn et vizirs. Quant la steppe asiatique, elle tenait sa place dans cette lgende, car elle fournissait l'islam le sang toujours renouvel de ses hommes de guerre. Seule, cette religion permettait de transformer les Turcs, sauvages et brutaux, en guerriers du jihd, pieux protecteurs arms du peuple musulman. Ce fut ds le IXe sicle le modle du cavalier d'lite, dli de toute attache humaine hors de la citadelle, ce fut au XIe sicle celui du Sultan saljoucide, librement entr au service de l'islam. Aux XIIIe et XIVe sicles, les matres-esclaves mamelouks, arrachs enfants la steppe et devenus de pieux musulmans, s'opposrent avec succs aux Mongols, sortis de cette mme steppe pour dtruire l'islam.

En face, l'Occident avait offrir comme modle la philosophie spculative de Platon et d'Aristote, la gnose no-platonicienne des juifs d'Alexandrie, les savoirs hellnistiques, mdecine, gographie, astrologie, cosmographie. Pourtant, tout cela n'intressait qu'une troite lite cultive de financiers immites ou mu'tazilites, ou encore de mdecins, frotts quotidiennement aux juifs et aux chrtiens.

Un gographe arabe originaire de Jazra, Ibn Hawqal, put crire au milieu du Xe sicle que grce aux Arabes et l'islam, l'IranShhr, l'Empire d'Iran, s'tait, pour la premire fois dans l'histoire, tendu sur tout le littoral sud de la Mditerrane et avait port sa frontire occidentale sur le littoral de l'Ocan Atlantique, en Andalus et en Afrique du Nord.

Autonomie politique prcoce du Maghreb arabeDans la ralit, les choses taient moins claires. Ds l'installation d'un pouvoir omayyade en Andalus, vers 760, les liens entre cette province et Bagdad se dtendirent totalement. La naissance au IXe sicle en Afrique du Nord de principauts kharijites, violemment opposes au califat traditionnel, le rle politique que jouaient au Maghreb occidental les descendants du Prophte (le calife 'abbsside al-Hd, 785-786, ayant rprim durement la rvolte de Mdine, provoqua le massacre de Fakhkh et la fuite au Maroc d'un chrif qui fonda en 788 la dynastie princire idrside hasanide), puis l'installation au dbut du Xe sicle en Tunisie actuelle du pouvoir fatimide, dont la vocation tait de remplacer la tte du monde musulman la dynastie honnie des 'abbssides, furent autant d'tapes jalonnant l'autonomie d'un islam d'Occident qui ne voulait recevoir aucun ordre d'Iraq. La coupure en deux de la Mditerrane musulmane vers 930 voquait la division de Rome entre un Empire d'Occident et un Empire d'Orient. Les musulmans d'Occident combattaient quotidiennement les chrtiens occidentaux mais entretenaient souvent de meilleures relations avec les Byzantins, qui furent mis contribution pour installer les splendides mosaques de la Mosque de Cordoue.

Premire division du califat au Xe sicleDs le dbut du IXe sicle, l'indpendance politique de l'Andalus et du Maghreb avait t implicitement accepte par les 'Abbssides. Au cours du IXe et du Xe sicle la plus grande partie des territoires musulmans d'Orient, except l'Iraq, acquirent leur tour une autonomie politique et fiscale peu prs complte l'gard de Samarra, puis de Bagdad. Pourtant, jusqu'en 910, il n'y eut qu'un calife et son nom tait prononc le vendredi midi sur tous les minbars de l'islam part dans quelques mini-Etats kharidjites, et il figurait sur nombre de dinars, mme frapps trs loin de l'Iraq.

En 910, un calife fatimide chi'ite ismalien fut proclam en Ifriqiya, l'actuelle Tunisie; plus tard, il se transporta en Egypte o la ville du Caire fut fonde pour lui en 969. Ds le XIe sicle, le dynamisme du Caire, insr au coeur des grandes routes commerciales d'Espagne et du Maghreb, de la Mditerrane la Mer Rouge et l'Inde, contrastait avec l'enlisement de Bagdad, une des premires mgalopoles de l'histoire, en proie l'asphyxie des voies urbaines et l'inscurit rcurrente.

Prenant exemple sur les Fatimides, en 929, les Omayyades de Cordoue, quoique sunnites comme les 'Abbssides, se proclamaient leur tour califes. Ce titre tait abandonn par eux ds 1031 et malgr quelques tentatives vite voues l'chec en Arabie et en Afrique du Nord, l'unit de l'autorit morale du calife de Bagdad comme hritier du prophte Muhammad, garant de la loi islamique, devait persister jusqu'en 1258.

Retour un dispositif ternaire en Orient arabe au Xe sicleAvant mme l'installation du pouvoir fatimide