christian rakovsky, textes (1905-1930)

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cahiers LEON TROTSKY N° 17 MARS 1984 RAKOVSKY (lre partie: 1873-1923) SOMMAIRE Repères chronologiques ............................................. ...................... 4 ARTICLE Pierre Broué — Rako ( lre partie) ................................................... 7 DOCUMENTS (Textes de Rakovsky) La Révolte du Potemkine (1905) ................................................... 37 Le Mouvement ouvrier en Roumanie (1906) ............................... 48 Jean Jaurès (1914) ........................................................... .................. 54 Un épisode de la Révolution russe (1917) ................................... 64 L’Organisation communiste de l’Armée rouge (1920) ............... 73 La révolution française et le droit de propriété (1922) ............... 79 Jules Guesde et le Communisme (1923) ................................... 84 Le Parti et la question nationale (1923) ......................................... 89 Une nouvelle Etape: l’U.R.S.S............................................................. 101 Sommaire du n° 18 ............................................................................ 121 COURRIER DES LECTEURS .............................................. 122 Les Départs Peng Shuzhi (1895-1983) ............................................................ 124 Peter Sedgwick (1934-1983) ............................................................. 126 Ernest Rice McKinney (1886-1984) ............................................... 126

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Édités Par Pierre Broué (CLT 17-18)

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  • cahiersLEON TROTSKY

    N 17 MARS 1984

    RAKOVSKY (lre partie: 1873-1923)

    SOMMAIRE

    Repres chronologiques ............................................. ...................... 4

    ARTICLEPierre Brou Rako ( lre partie) ................................................... 7

    DOCUMENTS (Textes de Rakovsky)La Rvolte du Potemkine (1905) ................................................... 37Le Mouvement ouvrier en Roumanie (1906) ............................... 48Jean Jaurs (1914) ........................................................... .................. 54Un pisode de la Rvolution russe (1917) ................................... 64LOrganisation communiste de lArme rouge (1920) ............... 73La rvolution franaise et le droit de proprit (1922) ............... 79Jules Guesde et le Communisme (1923) ................................... 84Le Parti et la question nationale (1923) ......................................... 89Une nouvelle Etape: lU.R.S.S............................................................. 101

    Sommaire du n 18 ............................................................................ 121

    COURRIER DES LECTEURS .............................................. 122

    Les DpartsPeng Shuzhi (1895-1983) ............................................................ 124Peter Sedgwick (1934-1983) ................................. ............................ 126Ernest Rice McKinney (1886-1984) ............................................... 126

  • Avertissement

    C'est l' t 1981 que le num ro spcial sur Rakovsky a t conu et com m en c. I l s'est h eu rt bien des difficults. Il fa lla it trou ver certains tex tes, d ch iffr er les autres e t c e n 'ta it pas une m ince affaire avant d e les traduire. Q uand est venu le m om en t du choix, la m atire dpassait le vo lum e d'un num ro unique. Personne ne nous ayant reproch d'en a v o ir fa it deux p ou r Sedov, nous avons don c fa it deux num ros Rakovsky. Ils seron t p rsen ts dans l'ordre chronologique, le p rem ier allant jusqu'en 1923 e t le secon d couvran t la dern ire partie de la v ie d e Rakovsky: les textes indits d e la correspondance d'exil paratront don c dans le second num ro Rakovsky, le 18. Nous disposons en core d e nombreux documents qui n 'ont pas t utiliss dans ces deux num ros: les abonns intresss par eux ou pa r les textes dans la langue originale (russe, roumain, allemand) p eu v en t se les p ro cu rer auprs d e n o tre serv ice de documentation.

    C om ment appeler notre p ersonnage principal, qui fu t d'abord Cras- tyu , puis Cristian Racovski avant d 'tre Khristian Rakovsky, la russe ? Nous avons choisi la dern ire graphie, puisque nous som m es venus lui p a r l'histoire d e l'opposition de gau ch e russe. En France, ses amis de tout tem ps l'ont app el e t nous l'appelons aussi maintenant Rako, qu'on p eu t cr ire aussi Raco si on l'crit.

    Nous souhaitons que nos lecteu rs aim ent Rako com m e nous l'aimons, maintenant que nous le connaissons.

    Institut Lon Trotsky

  • Points de repre chronologiques pour la biographie de Kh.G. Rakovsky

    187318871890

    18921893

    1894

    18951896

    1897

    18981899

    1900

    1901

    1902

    1903

    1904

    1905

    Naissance de Crastyu Racovski.Premire arrestation et premire expulsion du lyce.Deuxime exclusion du lyce ; dpart Genve lautomne et dbut des tudes de mdecine. Rencontre avec Plkhanov, Vra Zassoulitch, Rosa Luxemburg.Voyage Paris, rencontre avec Jules Guesde.R. organise le second congrs des tudiants socialistes. Est dlgu au congrs de Zurich de lInternationale.Sjour en Prusse, rencontre des Liebknecht et Engels. Expulsion le 12 avril. A Nancy en novembre, inscription sur le carnet B.R. arrive en juillet Montpellier pour continuer ses tudes de mdecine. Rencontre avec Jaurs au cours dune excursion Saint-Guilhem-du- Dsert. Congrs de Londres de lInternationale et sjour en Grande- Bretagne.R. soutient le 31 juillet sa thse de docteur en mdecine, revient en Roumanie et pouse E.P. Ryabova, tudiante russe avec qui il vivait depuis Genve.R. commence son service militaire en Roumanie comme mdecin.Au cours dune permission, sjour Saint-Ptersbourg. Rencontre man- que avec Lnine.R. libr du service militaire, dlgu au congrs de Paris de lInternationale.R. demande la nationalit franaise. Il sjourne Saint-Ptersbourg do il est expuls, puis y revient, ayant achet son retour.Mort dE.P. Ryabova. R. revient en France o Clemenceau, le 10 octobre, appuie sa demande de naturalisation.R. exerce pendant six mois la profession de mdecin Beaulieu-sur-Loire. Il rencontre Trotsky pour la premire fois. Mort de son pre.R. revient en Bulgarie, puis se fixe en Roumanie. Il est dlgu au congrs dAmsterdam de lInternationale.R. fonde Rmania Moncitoare en mars, prononce le 1er mai son premier discours roumain, accueille en juin les marins russes mutins du Potem- kine Constantza.

  • REPERES CHRONOLOGIQUES 5

    1907 R. rend compte dans l'Humanit des rvoltes paysannes. Il sjourne Paris puis Stuttgart o il est dlgu au congrs de lInternationale. Le gouvernement roumain le dchoit de sa nationalit.

    1909 R. refoul de Roumanie deux reprises.1910 Dlgu au congrs de lInternationale Copenhague, R. entre au B.S.I. Il

    soutient Trotsky contre Lnine et Plkhanov.1911 Refoul de Roumanie en mars, R. sinstalle en Bulgarie o il essaie de

    runifier les socialistes et fonde le journal Napred.1912 II recouvre sa nationalit roumaine, revient dans son pays, fonde Lupta, se

    remarie. Dbut de son amiti avec Trotsky, venu comme correspondant de guerre.

    1914 R. inspire la position centriste du parti roumain sur la guerre; dbut de la campagne le prsentant comme un agent de lAutriche.

    1915 Voyage en Italie, en France, en Suisse, entretiens avec Serrati, Trotsky, Lnine. R. fonde et dirige la fdration social-dmocrate des Balkans, participe en septembre la confrence de Zimmerwald.

    1916 La Roumanie entre en guerre aux cts des Allis le 27 avril et R. est arrt le 27 septembre.

    1917 Libr le 1er mai de la prison de Jassy par des soldats russes, R. participe la confrence zimmerwaldienne de Ptrograd la fin du mois puis, revenu Odessa, la tte du comit daction social-dmocrate roumain, prpare les oprations militaires contre la Roumanie. Il adhre au parti bolchevique.

    1918 R. dirige loffensive contre la Roumanie jusqu larmistice (mars) puis ngocie avec les autorits ukrainiennes successives. Envoy en Allemagne aprs la rvolution de novembre, il est refoul et, son retour, envoy en Ukraine.

    1919 Prsident du conseil des commissaires du peuple dUkraine, membre du C.C. du parti bolchevique, chef de ladministration politique de lArme rouge, membre du bureau de lInternationale communiste, R. est lauteur de la motion proclamant cette dernire.

    1920 A travers la guerre civile et les multiples problmes du KPB (U), R. sefforce de dgager une politique rvolutionnaire adapte aux conditions et aspirations ukrainiennes.

    1921 R. est condamn mort en Roumanie. La situation stabilise dans le parti ukrainien, il prend conscience du danger de russification.

    1922 R. est membre et porte-parole de la dlgation sovitique Gnes. En tant que chef du gouvernement ukrainien, il se heurte la politique nationale de Staline et formule ses critiques.

    1923 R. prononce un discours trs critique au Congrs sur la question nationale. Il est nomm ambassadeur Londres en juillet, un exil politique.

    1924 Reconnaissance de lU.R.S.S. par la Grande-Bretagne.1925 R. ambassadeur Paris, prsente en dcembre ses lettres de crances.1926 R. rejoint lOpposition unifie en U.R.S.S.1927 Campagne de la presse franaise contre R. propos dun texte de lOppo

    sition quil a sign. Le gouvernement franais rclame son rappel. R. quitte la France le 16 octobre, est exclu du C.C. le 14 novembre, prend la parole au XVe congrs le 5 dcembre, signe la dclaration de lOpposition

  • 6 CAHIERS LEON TROTSKY 17

    de gauche le 17, est exclu du parti le 18, relev de ses fonctions de vice-commissaire du peuple le 30.

    1928 Dport le 20 janvier Astrakhan, R. correspond avec les autres exils, notamment Trotsky et se consacre des travaux thoriques et historiques. Il est transfr Saratov le 25 octobre.

    1929 Dirigeant moral de lOpposition de gauche aprs lexil de Trotsky, au lendemain de la capitulation des trois en juillet, il enraie la dbandade par la dclaration du 22 aot. Nouvelle dclaration le 4 octobre: il est transfr Barnaoul.

    1930 R., malgr perquisitions et menaces, russit faire circuler sa dclaration du 11 avril. En juillet-aot, il crit Au Congrs et dans le Pays.

    1932 R. est transfr en Iakoutie.1933 R. tente de svader, est repris, nouveau dport.1934 R. capitule en fvrier, sjourne en maison de repos. Vice-commissaire la

    Sant, il est envoy en mission au Japon pour la Croix-rouge, hospitalis plusieurs mois au retour.

    1936 La presse sovitique publie une dclaration de R. rclamant la mort pour les accuss du procs de Moscou.

    1937 Arrestation de R.1938 A lissue du troisime procs de Moscou, R. est condamn 25 ans de

    prison.1941 Excution de Rakovsky en prison (?).1967 Premier article favorable R. dans une revue samizdat en U.R.S.S.1973 Soutenance de la thse de Francis Conte sur R.1977 Publication en Roumanie des crits de R. sur la Roumanie.

  • Pierre Brou

    Rako(Khristian Georgivitch Rakovsky)

    Prsentant au lecteur de 1982 la correspondance entre Trotsky et les Rosmer,1 jai cru ncessaire de prsenter Alfred Rosmer qui a pourtant t le sujet dune solide thse.2 La mme dmarche me parat souhaitable pour Rakovsky lequel a bnfici aussi de lattention et du long travail dun vrai chercheur.3

    Est-il possible quel que soit le volume du travail de saisir, non la personnalit, mais la dimension de cet homme exceptionnel? Cest dautant plus difficile dans le domaine acadmique que les rgles de la biensance sont censes y demeurer invioles, au moins en apparence, et quon y est tenu garder mesure et pondration dans le ton. Or, dans le cas Rakovsky, les rats de la contre-histoire qui ont statut officiel et parfois mandarinal, pas seulement en U.R.S.S. et pas seulement gauche se sont acharns et continuent de sacharner contre lhomme qui fut notamment lami de Trotsky pendant un quart de sicle. Le G.P.U. a confisqu en 1930 Barnaoul le manuscrit des M moires de Rakovsky et il sest trouv en 1980, en Occident, des hommes dits de science pour estimer dplac que des historiens, runis pendant cinq jours pour tudier Trotsky, sadressent au gouvernement sovitique pour lui demander de faire connatre ses M moires aux chercheurs.4

    1. Lon Trotsky, Alfred et Marguerite Rosmer, Correspondance (1929-1939), Tmoins/Gallimard, 1982.

    2. Ibidem , p. 8. Je faisais allusion au travail de Christian Gras, Alfred Rosmer et le Mouvement rvolutionnaire international, qui a t publi chez Maspero.

    3. Francis Conte, Christian Rakovski (1873-1941). Essai de biographie politique, Thse, Bordeaux III, 1973. Nous avons utilis ldition de Lille III et abus de linpuisable gentillesse de M. Conte dans le cours de la prparation de ce numro.

    4. J ai personnellement prsent lors du colloque organis Follonica pour le 40e anniversaire de la mort de Trotsky, en octobre 1980, une rsolution demandant la restitution la communaut scientifique des documents saisis sous le rgime stalinien, mentionnant

  • 8 CAHIERS LEON TROTSKY 17

    Sagit-il de la difficult linguistique qui fait que Rakovsky relve de lhistoire de tant de pays quaucun chercheur ne peut accder directement aux documents le concernant? Cela ne suffit pas expliquer la lenteur avec laquelle il merge aujourdhui des oubliettes.

    Militant socialiste lge o dautres jouent aux billes, tudiant marxiste avec Rosa Luxemburg, lve de Plkhanov, collaborateur de1 lskra de Lnine et Martov, dlgu 20 ans au congrs de lInternationale, correspondant dEngels, Kautsky, Wilhelm Liebknecht, proche de Guesde, bon camarade de Jaurs, dirigeant des socialistes bulgares et roumains, animateur de la fdration social-dmocrate des Balkans, correspondant de tous les journaux socialistes europens, dfenseur des marins mutins du Potemkine, plerin des rencontres socialistes internationales pendant la guerre, Rakovsky tait dj en 1917 un grand de la politique mondiale. Combien existerait-il dans le monde dinstituts Rakovsky si cet homme, la vie dj charge dhistoire, tait mort juste avant 1917?

    Or il navait encore vcu que son enfance politique: dirigeant de la guerre civile en Ukraine, chef du gouvernement rvolutionnaire, auteur de la motion qui fonda lInternationale communiste, dfenseur des nationalits opprimes contre le chauvinisme grand-russe incarn par Staline, diplomate de premier ordre, il fut enfin, en dportation, des annes durant, le symbole de la fidlit Trotsky et de lattachement aux ides et aux principes du bolchevisme trahi et dfigur par la bureaucratie stalinienne.

    Cest l nen pas douter lunique raison pour laquelle Rakovsky est rest si longtemps dans la terre inconnue des vous l oubli. Les Cahiers Lon Trotsky devaient-ils ly laisser parce que ce militant exceptionnel, devenu un vieil homme et bris par une machine au-del de toute force humaine, a effectu, le 7 fvrier 1934, un premier pas dans la voie du reniement avant dy plonger tout entier face ses bourreaux ? Nous ne le pensons pas : il existe, pour un militant, mille et une faons de mourir au combat. Lombre de la mort ne peut suffire ternir lclat dune vie entire.

    Do ce numro spcial autour de textes indits ou peu connus de

    en particulier les manuscrits confisqus Rakovsky. Le refus de la soumettre au vote de la communaut dhistoriens runis cette occasion ma t communiqu par le regrett professeur Del Bo, de la Fondation Feltrinelli, qui ma assur quune dmarche dans le sens souhait par moi serait effectue auprs du gouvernement sovitique par les organisateurs. C est une motion finale adopte par la prsidence et la direction scientifique du colloque , reproduite dans le compte rendu dit sous le titre Pensiero et Azione Politica de Leone Trockij, Olshki, Florence, 1982, t.II, p. 693 qui donne le contenu de cette dmarche; le nom de Rakovsky ny figure pas. On trouvera un compte rendu chaud de cette discussion dans L a RepubbLica du 11 octobre 1980.

  • RAKO 9

    Khristian Georgivitch Rakovsky. Do cet article de prsentation qui na dautre prtention que de faire le point de nos connaissances pour ceux de nos lecteurs qui ne savent rien ou pas grand chose de lui.5

    Le rvolutionnaire balkaniqueCrastyu cest le prnom dorigine quil russifiera en Khristian

    Racovski est n le 1er aot 1873 Gradets, prs de Kotel, en Bulgarie, alors une province ottomane : lannexion de cette rgion par la Roumanie en 1878 changera sa nationalit. Son pre, commerant et grand propritaire, tait fort riche et cette fortune tait destine financer bien des activits rvolutionnaires. Sa mre tait la nice du pote rvolutionnaire de la libration nationale bulgare, Sava Rakovsky6 partisan de lunion des peuples des Balkans avec les Russes. Le jeune garon fut impressionn par les rcits maternels sur ce hros national, boulevers par liniquit des reprsailles dchanes sur les siens. Lpope de son oncle, la guerre russo-turque il se souvint davoir entendu dire par un officier russe: Nous vous librons, mais nous, qui nous librera? lui ont inspir une passion prcoce pour les rvolutionnaires russes.

    C est cette guerre qui a oblig sa famille fuir et chercher refuge dans la Dobroudja roumaine. Il achve ses tudes primaires, entre au lyce de Varna. Ctait, raconte-t-il, une priode o mme les tudiants les plus jeunes se passionnaient pour la politique. Il est lun des me

    5. Le regrett Georges Haupt mavait fait part de son intention ancienne de travailler sur Rakovsky. Mais cest Francis Conte qui a ouvert la brche. Quatre annes plus tard, l Editura Politica de Bucarest publiait en effet Cristian Racovski, Scrieri social-politice (1900-1916) un recueil de 325 pages de textes sur la Roumanie. La mme anne, dans le volume Romanian History (Utrecht) paraissait larticle dAb P. van Goudoever, Cristian Racovski and Nashe Slovo (1914-1916), pp. 109-150. En 1980, en introduction au volume Christian Rakovsky: Selected Wntmgs on Opposition m the URSS 1923-1930, Londres, Allison & Busky, une tude de Gus Fagan, pp. 7-64 en guise dintroduction. En 1982, dans IW K (Internationale Wissenschafthche Korrespondenz fr Geschichte der deutschen Arbei- terbewegung) septembre 1982, n 3, pp. 298-310, Manana Hausleitner, Christian Ra- kovskis Bedeutung fr die Internationale Arbeiterbewegung und seine Lsungvorschlge der Nationalittenprobleme rckstndiger Lnder. Enfin est venue dUnion sovitique mme l unique rhabilitation qui et eu un sens pour Rakovsky, la publication dans la revue samizdat de Roy Medvedev, Pohtitcheskii Dnevnik n 7, davril 1965 de deux pages sur Rakovsky. Outre ces tudes et des rfrences aux crits de Rakovsky auxquels nous avons eu accs la bibliothque Doe de Berkeley et Hoover Stanford, nous avons utilis lautobiographie de Rakovsky dans lencyclopdie Granat traduite en franais par J.J. Marie dans Les Bolcheviks par eux-mmes, avec G. Haupt, chez Maspero, les articles et ouvrages de Trotsky, ses notes et celles de Ruth Fischer la bibliothque Houghton de Harvard, ainsi que le dossier Rakovsky au ministre de lintrieur Pans. Enfin le travail a t clair par les souvenirs de Boris Souvarine dans Panait Istrati et le Communisme, Le Dbat, n 9, fvrier 1981.

    6. Sava (ou Sawa) Rakovsky (1821-1867) tait n Popovic et fut le combattant indomptable de la cause nationale bulgare contre la domination turque.

  • 10 CAHIERS LEON TROTSKY 17

    neurs des manifestations de lycens que soutiennent quelques professeurs et contre lesquelles on envoie larme rtablir lordre dans la rue. Le garon na encore que quatorze ans, il est pourtant arrt et immdiatement exclu de toutes les coles du pays. Remis en libert, il revient dans sa famille Mangalia et y passe une anne entire dans la libert intellectuelle la plus totale, dvorant tout ce qui lui tombe sous la main. Un an plus tard, en 1888, il est autoris reprendre ses tudes et admis au lyce de Gabrovo dans lavant-dernire classe. Il a quinze ans.

    Le jeune garon est dj atteint par le virus de la politique. Linfluence de lun de ses professeurs, de dix ans son an, fait le reste: Dabev a fond en 1886 le premier hebdomadaire marxiste de Bulgarie et dit en langue bulgare les premiers textes de Marx parus dans ce pays. Avec son ami Slavi Balabanov, Rakovsky publie un journal hectographi illgal, Zerkalo (le Miroir) o il y avait, avouera-t-il plus tard un peu de tout : les ides de Jean-Jacques Rousseau sur lducation, la lutte entre les riches et les pauvres, les mfaits des enseignants en gnral.7 Il aide la diffusion de journaux socialistes qui arrivent de Suisse et apprend en jouant les techniques de la clandestinit. Il est lentre de la dernire anne de lyce quand il monte dans la chaire de la petite glise de Kotel pour y prcher aux paysans, sans doute un peu bahis, l Eglise chrtienne primitive, le communisme chrtien. Il na pas tout fait termin le lyce quand il est de nouveau exclu dfinitivement cette fois de tout tablissement secondaire en Bulgarie. Il a dix-sept ans et sen va Genve en 1890 faire ses tudes de mdecine avec Balabanov qui se noiera accidentellement en 1893.

    Sa dcision a t rflchie. Il a choisi Genve parce quelle est alors la plaque tournante des rvolutionnaires des pays balkaniques et dEurope orientale. Il a choisi la mdecine parce quil pense quelle lui donnera le contact direct avec le peuple. Il devient lanimateur de la socit bulgare des tudiants social-dmocrates, charg ce titre dorganiser Genve le deuxime congrs mondial des tudiants socialistes. Li aux migrs russes il vit avec Elisaveta P. Ryabova, une tudiante en mdecine, militante social-dmocrate , il collabore avant tout rgulirement aux journaux bulgares, le Sotsial-demokrat, qui parat Genve, Den, Rabotnik, Drttgar qui sont publis en Bulgarie mme. Il est dlgu par lunion social-dmocrate bulgare au congrs de lInternationale Zurich en 1893. Il revient rgulirement en Bulgarie, y fait des confrences, suivi pas pas par la police. Son premier livre est publi en bulgare, en 1897: cest une analyse-rquisitoire contre le tsarisme quil invite isoler, La Russie en Orient. Dlgu au congrs de lInternationale Londres, en 1896, il

    7. Rakovski , autobiographie dans Haupt & Marie, Les Bolcheviks par eux-mmes, p. 32.

  • RAKO 11

    f>rend la parole propos de la question nationale en Europe et affirme que ignorance des socialistes sur ce point constitue l une des grandes faiblesses du mouvement socialiste international.

    Sa thse acheve8 et son diplme de docteur en mdecine obtenu, il fait son service militaire en Roumanie, comme mdecin au 9e de cavalerie. Il commence alors se familiariser avec le mouvement socialiste roumain quil avait un peu connu en France pendant son sjour Montpellier. Il trouve le temps dcrire deux brochures, lune sur La Signification po litique d e l'a ffa ire D reyfus, l autre sur Science et M iracles, quil dite en Bulgarie. Il ne tarde pas repartir cependant, ne revenant en Roumanie que quelques annes plus tard, en 1903, la mort de son pre qui lui laisse son domaine de la Dobroudja, valu 8000 livres sterling, une somme considrable pour l poque. Il stablit dabord en Bulgarie, o, dans la scission social-dmocrate, il a choisi, non sans quelques rserves, la fraction dure des tesnjaki les troits quivalents des bolcheviks. Mais, en 1905 et sans quon sache quels lments lont dtermin prendre semblable dcision, il vient stablir en Roumanie, prs de Constantza.

    Il va consacrer toutes les annes qui suivent la renaissance du parti socialiste roumain. Ce dernier, fond en 1893, a disparu en 1899, victime de lopportunisme et du carririsme de ses dirigeants qui lont transform en parti national-dmocrate, appendice du parti libral. Rakovsky ne veut pas renouveler les erreurs qui avaient fait du P.S. roumain un parti de lintelligentsia, extrieur la classe ouvrire. Il a lappui du vtran Dobrogeanu-Gherea9 et de la minorit qui avait voulu maintenir le parti. Le plan quil a labor consiste porter leffort de construction vers la constitution de syndicats ouvriers solides, seules organisations susceptibles de donner au parti la base proltarienne qui lui est indispensable. Le dveloppement politique se fera dans un premier temps sur la base de cercles politiques fonctionnant partir de syndicats et de leur activit. Lorientation gnrale, le cadre, la direction politique finalement, seront donnes par un hebdomadaire. Dbut 1905, Rakovsky finance la parution du nouvel hebdomadaire ouvrier et socialiste, Romnia M uncitoare (La Roumanie laborieuse). Le premier numro parait le 5 mars, au moment o une vague grviste sans prcdent stend et gonfle en Roumanie aux premiers grondements de la rvolution en Russie. Les classes dirigeantes roumaines salarment et commencent diffamer systmatique

    8. La thse de mdecine de Rakovsky est intitule Les Causes de la crime et de la dgnrescence.

    9. N Kharkov sous le nom de Katz, devenu roumain ultrieurement, Constantin Dobrogeanu-Gherea (1855-1920), ancien populiste, fut le premier socialiste roumain, rdacteur du programme du parti en 1866 et finana toute sa vie les activits socialistes et syndicales.

  • 12 CAHIERS LEON TROTSKY 17

    ment celui quelles appellent l tranger, le Bulgare Rakovsky. Quand, au mois de juin, le cuirass Potemkine, dont les marins se sont mutins Odessa, vient chercher refuge en Roumanie, les clameurs de haine redoublent: Rakovsky, en liaison avec ses camarades russes de Genve, a pris contact avec les mutins, a tent de les convaincre de se porter au secours des dockers de Batoum durement frapps par la rpression, puis a organis et anim les comits daide en leur faveur.10 Ds cette poque, il symbolise la rvolution, cible de la haine des classes dirigeantes. Mais les progrs sont suffisants pour que les cercles politiques Romnia Munci- toare qui fonctionnent dsormais dans tous les centres industriels importants puissent tenir leur premire confrence nationale et dsigner un comit central dont il est le vritable dirigeant.11 On peut penser alors que la cration formelle du parti nest plus quune question de mois.

    En fait le parti social-dmocrate de Roumanie (Partidul Social Demo- crat n Romnia) ne natra quen 1910 et Rakovsky ne prendra pas part son congrs de fondation. Le gouvernement libral roumain a russi le tenir lcart du pays pour plusieurs annes. Cest en 1907 quil a tent sa chance. Cette anne-l, une rvolte paysanne a clat en fvrier.12 Dabord dirige contre les fermiers juifs de Moldavie du Nord, nourrie des thmes antismites du nationalisme roumain, elle se tourne vite cependant contre lennemi naturel, le grand propritaire. Trs vite le gouvernement se rend compte que lagitation paysanne donne un regain de vigueur l agitation ouvrire et il dcide de frapper. Les coups tombent sur le mouvement ouvrier: perquisitions, attentats, arrestations, condamnations, passages tabac. Rakovsky est la cible principale: on lui tire dessus Constantza, dans le cours dun meeting o il parle, et la police l enlve, couvert de sang, la sortie. Il appelle les soldats ne pas tirer sur leurs frres paysans : il est de nouveau arrt. Lopinion socialiste mondiale a t alerte par les correspondances quil envoie aux journaux du monde entier, et il est rapidement mis en libert. Cest au mois daot,

    10. Rakovsky prfaa et rdigea le premier chapitre de la premire publication consacre la rvolte du Potemkine, Die Odyssee des Knias Potemkin qui parut en allemand Vienne en 1906 et en russe Saint-Ptersbourg en 1907 : il sagissait du journal dun marin qui signait Kirill, et sappelait A.P. Beresovsky. Dans un article paru dix-sept ans aprs ce quon a appel la dstalinisation, Nekotorie Voprossy Istorii sotsial-demokratitcheskoi Partii Rumijnii, Voprossy Istorii, n 10, 1973, lhistorien sovitique N.I. Vinogradov raconte larrive et laccueil des marins Constantza en Roumanie sans mme mentionner le nom de Rakovsky que le monde entier identifia lpoque et juste titre aux potemkine ...

    11. Voir larticle de Rakovsky, Der Arbeiterbewegung in Rmanien. Der konstitui- rende Kongress der Gewerkschaften und der socialistischen Organisationen in Rmanien, Die Neue Zeit n 9, 15 septembre 1906, pp. 313-317, et ci-dessous, en traduction franaise.

    12. Voir, de Rakovsky galement, La Question agraire en Roumanie, Le Mouvement socialiste, n 215/216, pp. 265-277.

  • RAKO U

    alors quil vient dtre dlgu au congrs de Stuttgart de la IIe Internationale avec son camarade Constantinescu, le leader des syndicats, que le gouvernement libral choisit de se dbarrasser de lui par un autre moyen. La presse dchane contre lui une campagne froce: Rakovsky ne serait quun tranger nest-il pas n en Bulgarie ? qui na fait son service militaire en Roumanie que par erreur, et cet tranger est un espion, un agent russe, pay par ltat-major du tsar. Et Rakovsky se trouve Stuttgart quand il apprend fait sans prcdent l poque quil a t dchu de tous ses droits et expuls de son propre pays la suite de poursuites que lui ont valu ses correspondances l'Humanit sur la rvolte paysanne. Ds lors, comme il la relev lui-mme dans son autobiographie :

    Pendant les cinq annes suivantes, la lutte de classe des ouvriers roumains tourna autour de la question de (son) retour, quils staient assign comme objectif pratique .13

    Trotsky, de son ct, commente en 1913 pour ses lecteurs ukrainiens: Le retour de Rakovsky devint pour les ouvriers roumains plus quune

    question dintrt politique en lui ils avaient perdu un dirigeant dune nergie extraordinaire, dun horizon large et dune exprience internationale, mais une question dhonneur.^

    Dexil, Rakovsky continue collaborer au Romnia Muncitoare et au Viitorul Social, publie en franais les brochures intitules Les Perscutions politiques en Roumanie et La Roumanie des Boyards, en roumain, Du R oyaum e d e l'arbitraire e t d e la couardise. Il ne perd plus de vue la question de la Roumanie et du dni de justice quil a subi et que le proltariat roumain ressent profondment.

    Au dbut de 1909, il estime que le moment est venu pour tenter sa chance dimposer son retour. Mais il faut dabord entrer en Roumanie. Parti dHermannstadt, o il rsidait depuis quelque temps, avec un passeport franais du nom de Verner, il parvient franchir la frontire, mais est reconnu, au moment o il se prparait monter dans le train, par un policier roumain, et arrt sur-le-champ. Bien quil soit alors sous le coup de poursuites judiciaires, il est immdiatement reconduit en Hongrie. Mais les autorits refusent cet indsirable et le reconduisent en Roumanie do il est immdiatement expuls de nouveau. Le chef du gouvernement, le libral Bratianu, dclare la presse quil prfrerait anantir Rakovsky plutt que de le laisser revenir en Roumanie.15 Lopinion inter

    13. Autobiographie, p. 34.14. Trotsky, Le parti ouvrier, Kievskaia Mysl, 12 septembre 1913.15. L Humanit, 5 novembre 1909. Lmotion du journal socialiste est visible lallu

    sion laite l affaire Ferrer. Francisco Ferrer Guardia (1859-1909), pdagogue libre-penseur,

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    nationale smeut juste titre des circonstances brutales de cette arrestation, des menaces du ministre. Le bruit court en Roumanie que Rakovsky a t assassin par la police roumaine: de violentes manifestations clatent. Aprs un meeting Bucarest, des milliers douvriers de la capitale se heurtent des forces de police considrables. Il en est de mme aprs sa troisime expulsion, ressentie comme une vritable provocation, et il y a des dizaines de blesss. La bataille est pourtant perdue, au moins pour le moment.

    Rakovsky et ses amis attendent le moment propice. Le gouvernement libral est fortement branl par la rpression quil a dchan sur le pays aprs un projet dattentat contre Bratianu et ladoption dune loi dexception. Les classes dirigeantes se tournent vers les conservateurs que dirige Petrache Carp,16 qui laisse entendre quil serait prt revoir la situation de Rakovsky. Candidat aux lections sans ltre, en mars 1911, Rakovsky recueille 300 voix contre 1000 environ aux candidats bourgeois et reoit lautorisation de rendre visite sa mre malade. Le gouvernement roumain reconnat que son expulsion na pas t parfaitement rgulire et se dclare prt tudier la question la condition quil soit pralablement expuls dans les formes. Rakovsky refuse. Il est arrt, conduit de force la frontire hongroise, Ilanlik et remis aux policiers hongrois qui le malmnent et le renvoient. Immdiatement aprs, les policiers roumains essaient de le faire entrer de force en Hongrie Karaomer, sous la menace de leurs armes. Rakovsky reste ferme et, comme les Hongrois ne veulent dcidment pas de lui, on lembarque sur le bateau Imperatul Trajan qui va le dbarquer Constantinople o il est arrt, jet en prison jusqu ce quune campagne des socialistes turcs arrache sa libration... qui prcde immdiatement son expulsion. Il stablit alors Sofia et y fonde le quotidien, Napred, qui mne campagne contre le nationalisme bulgare devenu le boute-feu des Balkans.

    Mais la situation intrieure de la Roumanie volue trs vite. Dcids pousser fond la lutte contre les libraux, aprs le scandale des tramways, les conservateurs cherchent se concilier les dmocrates et dsamorcer la colre ouvrire: ils veulent cette fois rgler la question Rakovsky. Ce dernier est autoris revenir plaider sa cause devant le tribunal qui doit statuer sur son appel. En avril 1912, la bataille est gagne, larrt dexpulsion annul. Rakovsky sinstalle de nouveau en

    fondateur de lEcole moderne, revenu dAngleterre la nouvelle du soulvement ouvrier de Barcelone, accus de complicit, avait t jug, condamn et excut le 13 octobre 1909, ce qui avait soulev une vague de protestation en Europe. Il est bien probable que la vie de Rakovsky tait alors menace : telle tait en tout cas la conviction des dirigeants de lInternationale et du parti socialiste en France.

    16. Petrache Carp (1837-1919), chef du parti conservateur et deux fois premier ministre tait pro-allemand et anti-russe en politique extrieure.

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    Roumanie la veille de la guerre des Balkans. Il se remarie avec une Roumaine, Alexandra Codreanu, qui a un fils dun premier mariage. Trotsky, alors correspondant de guerre, a vcu prs de lui plusieurs mois et nous en a laiss une description trs vivante:

    Le parti grandissait. Rakovsky tait le directeur de son journal quotidien et lui fournissait des fonds. Au bord de la Mer noire, non loin de Mangalia, Rakovsky possdait par hritage une petite proprit dont le revenu servait soutenir le parti socialiste roumain et un bon nombre de groupes et personnalits rvolutionnaires dans dautres pays. Rakovsky passait trois jours par semaine Bucarest, crivant des articles, dirigeant les sances du comit central, parlant dans les meetings, conduisant des manifestations. Ensuite, il prenait le train pour regagner le rivage de la Mer noire, rapportant chez lui de la ficelle, des clous, divers objets indispensables. Il allait aux champs, vrifiant le travail dun nouveau tracteur, courant derrire la machine, dans le sillon, en redingote de citadin. Le surlendemain, Rakovsky rentrait en ville au plus vite pour ne pas manquer un meeting ou une sance. Je laccompagnais dans ses voyages et admirais son nergie bouillonnante, infatigable, cette constante fracheur desprit, et tant de caressantes attentions lgard des petites gens. Rakovsky, en un quart dheure, passait de la langue roumaine au turc, du turc au bulgare, puis lallemand et au franais, sadressant des colons et reprsentants de commerce ; il en venait au russe avec les skoptsy qui habitaient les environs en grand nombre. Ses propos taient ceux dun propritaire, dun docteur, dun Bulgare, dun sujet roumain, et, plus souvent encore, dun socialiste. C est ainsi quil passa devant les yeux, miracle vivant, dans les rues de cette petite ville lcart, insouciante, paresseuse, du bord de la mer. Mais, la nuit venue, il roulait dans le train toute vitesse vers le champ de bataille. Et il se sentait aussi bien. Il avait la mme assurance Bucarest qu Sofia, Paris, Ptersbourg ou Kharkov.*7

    Nous verrons plus loin les hsitations de Rakovsky face la guerre et la notion de guerre offensive ou dfensive. En 1915, il sest prononc nettement contre la guerre et toute union sacre, devenant ainsi le prestigieux porte-drapeau des socialistes internationalistes des Balkans. Son journal, le Romnia M oncitoare a chang de titre pour devenir le Jos R asboiul (A bas la Guerre), tout entier ax sur ce combat. Dj avant- guerre, sur mandat du bureau socialiste international dont il tait membre, il avait contribu la runion, en octobre 1911, Belgrade, dune confrence social-dmocrate des Balkans avec les partis de Bulgarie (Tes- njaki), Serbie, Roumanie, et la Fdration de Salonique, et il y avait t le dlgu de lInternationale. Mais la deuxime confrence, qui se runit son initiative Bucarest du 6 au 8 juillet 1915, a videmment une porte tout autre. Ainsi que le souligne lhistorien allemand A. Helmstaedt, elle constitue, en pleine guerre, la premire runion internationale de partis socialistes qui dcide dlibrment dappliquer les dcisions prises avant la

    17. Trotsky, Ma Vie, 1 .11, pp. 80-81.

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    guerre par lInternationale et dexclure formellement les organisations social-patriotes comme le parti bulgare large.18 En ce sens, elle ouvre la voie la confrence de Zimmerwald, qui est elle-mme un jalon sur la route qui conduit la fondation de la IIIe Internationale. En outre, elle dcide la constitution en pleine guerre rappelons-le dune fdration social-dmocrate balkanique qui se fixe comme objectif une Rpublique fdrale des Balkans sur la base dun rgime totalement dmocratique.

    La dclaration de principes de la Fdration est extrmement claire : elle est ouverte aux partis et syndicats qui reconnaissent les principes du socialisme international, de la lutte des classes et de la socialisation des moyens de production et qui reconnaissent videmment ses rsolutions, tant entendu quil ne peut y avoir par pays quun parti et une centrale syndicale adhrents. Cest Rakovsky qui devient le secrtaire gnral de la Fdration social-dmocrate des Balkans.

    On comprend que, dans ces conditions, la propagande chauvine se soit dchane contre Rakovsky. La veille encore trait d agent russe, il est maintenant accus dtre un agent autrichien, avant de devenir agent allemand sous la plume de ceux qui touchent... largent franais, comme, par exemple, lex-bolchevik devenu dlateur, Alexinsky.19 Bien

    18. Il ne nous a pas t possible de consulter le travail dAntje Helmstaedt sur la fdration communiste des Balkans, mais nous citons ici sa remarque mentionne par M. Hausleitner.

    19. Voir larticle de Trotsky Aux Calomniateurs , Nacb Slovo 25 avril 1915. Laccusation dtre vendu fut dirige contre cet homme riche partir du moment o il fut vident que Rakovsky tait lun des rassembleurs des internationalistes. Les accusations des Alexinsky, Amphiteatrov et autres, pendant la guerre, ont t reprises par certains historiens, sous des formes diverses, en liaison avec la dcouverte de documents dans les archives allemandes. Les arguments de celui qui sert de rfrence tous, Z.A.B. Zeman, nous ont paru pour tre modr dune insigne faiblesse. On ne peut pas prendre pour argent comptant les affirmations de fonctionnaires allemands qui crivent aussi quil faudrait faire reposer les positions allemandes sur une base plus large que lentourage de Lnine (Zeman, Germany and the Rvolution in Russia 1915-1918, p. 109)! Dans une lettre au Times Literary Supplment (20 octobre 1946), Roman Rosdolsky relve que Zeman, dans sa biographie de Parvus (The Merchant of Rvolution, p. 138) crit que Rakovsky rencontra l ambassadeur allemand Bucarest. Il donne comme rfrence pour cette affirmation un document publi dans son propre ouvrage, mais dans lequel lambassadeur parle seulement de sa rencontre avec... Parvus. Roman Rosdolsky demande sil peut sagir l dune simple bvue . Nous ne le croyons pas. Lempressement avec lequel les calomnies et les bvues de Zeman ont t reprises ne relve ni de ltourderie ni de la btise. Ce que certains ont fait, savoir mettre en relation ces accusations avec celles lances contre les victimes des procs de Moscou, sans mme rappeler que Lnine et Trotsky ont t accuss dtre des agents par des gens qui ltaient eux-mmes, ne relve pas non plus de lhistoire des ides. Disons pourtant fermement que, mme pour des gens qui font profession danticommunisme aprs avoir vcu du stalinisme et approuv ses procs, il est des associations dides et de formules qui dshonorent leurs auteurs. Relevons comme rconfortant le mpris manifest par Ruth Fischer l gard de ce genre dattaques contre Rakovsky et regrettons la faiblesse de Francis

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    tt, le gouvernement roumain dfend Rakovsky de quitter le pays, ce qui lempche de participer la confrence internationale de Kienthal.

    Le 13 juin 1916, une manifestation ouvrire Galatz est durement rprime par larme roumaine et huit ouvriers sont tus dans la rue. Le gouvernement, dcid briser lopposition, arrte Rakovsky et les autres dirigeants des syndicats et du parti socialiste et les accuse davoir foment une insurrection. Mais la menace dune grve gnrale Bucarest loblige reculer et les mettre en libert. Ce nest que partie remise. La Roumanie entre en guerre le 27 aot aux cts des Allis. Le 23 septembre au matin, la police dbarque dans la maison de Rakovsky, lui signifie son arrestation et le dtient dans lisolement, dans sa propre chambre, au troisime tage de sa demeure occupe par des policiers arms. En dcembre, avec lvacuation de la capitale, il est emmen et emprisonn pendant trois mois dans linfecte prison de Vasslui, coup du monde et de ses amis qui connaissent seulement sa disparition. A la fin de fvrier, il est transfr Jassy et, sur le quai de la gare de dpart, russit informer des civils allemands en cours de rapatriement qui feront parvenir des nouvelles de lui ses amis de Vienne. Ses conditions de dtention, relativement librales au dbut de son sjour Jassy, sont srieusement aggraves avec les nouvelles sur la rvolution russe et le dsir fou dtre l-bas lui fait perdre le sommeil.20 Il labore des plans dvasion quil naura pas besoin de raliser. Le 1er mai, ce sont des soldats russes mutins qui se prsentent son lieu de dtention la tte dune colonne de manifestants chantant Y Internationale :

    Camarade Rakovsky ! Au nom de la rvolution russe, vous tes libre ! Venez avec nous.21

    Cest de l, que, presque directement, et via Odessa, il va entrer dans lhistoire de la rvolution russe.

    Le socialiste internationalistePolmiquant en 1915 contre Alexinsky, Trotsky dcrivait dj Ra

    kovsky comme un authentique socialiste russe: Rakovsky est et restera lun des premiers socialistes russes. Il adhra au

    groupe Emancipation du Travail et sen fit le propagandiste au sein des jeunesses russes et bulgares. Il rsida Saint-Ptersbourg en qualit dcrivain marxiste, en rapport troit avec les social-dmocrates militants. Il fut expuls. Il prit une

    Conte, apparemment perdu devant les calomnies et qui malheureusement fait la part trop belle aux calomniateurs les plus disqualifis.

    20. C. Racovski, Arrestation et Libration, Demain, n 20, dcembre 1920, p. 107. Cet article, dans lequel Rakovsky raconte un pisode important de sa vie, ne semble pas avoir attir lattention de Francis Conte, pourtant mticuleux dans la recension des sources.

    21. Ibidem , p. 111.

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    part active la Ligue trangre de notre parti, collabora Ylskra, aida celle-ci matriellement et mena la lutte contre les tendances populistes et terroristes au sein du socialisme russe. Pendant la rvolution russe (de 1905), il se dvoua corps et me celle-ci, secourut les migrs, fit campagne pour les mutins du Potemkine rfugis en Roumanie, resta le collaborateur des publications socialistes russes, soutint Golos, Sotsial-demokrat, Pravda et les journaux ouvriers lgaux.22

    Ce nest pourtant pas en tant que militant russe que Rakovsky vint rejoindre en 1917 ce quon appelait la Russie des soviets, mais en tant que rvolutionnaire et internationaliste, en tant qu migr politique socialiste comme il lcrivit de lui-mme. Ce ntait pas la premire fois quil fixait le choix de sa rsidence en fonction de considrations politiques. En 1890, il avait choisi Genve cause de ses liaisons avec le mouvement bulgare. C taient ses liaisons russes qui lavaient conduit sinstaller Berlin lautomne 1893, do il devait tre expuls en avril 1894. Il avait sjourn en France, Nancy, Montpellier, puis Paris, pendant trois ans et song srieusement sy fixer dfinitivement, ce dont le refus de justesse de sa naturalisation le dtourna finalement. Aprs son expulsion spectaculaire de Roumanie et pendant le long combat pour ses droits, il avait sjourn en Italie, en Autriche, en Hongrie, en Turquie, en Belgique, en Hollande, en Allemagne et en Grande-Bretagne.

    Rakovsky est un Europen, socialiste et internationaliste et personne dans le mouvement de lpoque na un horizon ou des relations comparables. Il navait que 18 ans quil tait avec Rosa Luxemburg animateur des cercles marxistes tudiants de Zurich. A 20 ans il avait organis le congrs international des tudiants socialistes. Il avait connu en Suisse, par sa compagne, les vtrans du socialisme russe en exil, Plkhanov, Vra Zassoulitch, Axelrod. C est un sjour en France, Mornex, chez Plkhanov o se trouvait, selon les policiers franais l imprimerie clandestine des Russes qui lui avait valu dentrer dans les dossiers franais. Il navait que 20 ans quand il avait rencontr successivement Jules Guesde puis Friedrich Engels. Dans son bref sjour berlinois, il avait t reu par Wilhelm Liebknecht, avait connu son fils Karl et, par lui, les cercles socialistes russes qui lavaient marqu. Il tait devenu collaborateur du Vorwrts de Berlin, mais ses liens avec les rvolutionnaires russes et la dcouverte son domicile de brochures socialistes avaient justifi son expulsion de Prusse, le 12 avril 1894.

    En dpit dune tude attentive des dossiers de police le concernant, nous ne savons rien des activits probables de Rakovsky Nancy, ni des

    22. Trotsky Notes sur Rakovsky, Papiers dexil, Houghton Library, bmsRuss 13, T4391. Il sagit de feuilles de brouillon, certaines manuscrites, dautres dactylographies, esquisse dun portrait. Suivant la mthode de travail de Trotsky, ces feuilles sont colles les unes aprs les autres en un long ruban et non pagines.

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    raisons de son inscription lEtat B des anarchistes trangers non expulss. Nous savons qu Montpellier il a milit dans les cercles bulgares et russes, se mlant aussi aux Franais, quil a collabor La J eu n ess e socialiste de Lagardelle et au quotidien de Guesde, La Petite R publique. Un de ses camarades la dcrit: Son visage danmique, encadr dune barbe noire, tait clair dyeux noirs dont le regard, ordinairement triste, mlancolique, devenait dur dans la discussion... Rakovsky fut vite accept comme chef de file par les tudiants franais et mme trangers qui taient socialistes et dont il faisait inlassablement l ducation.23 Il ne prend la parole que dans des runions prives mais est tout de mme l un des hommes les plus en vue. En juillet 1896, au retour dune excursion Saint-Guilhem-du-Dsert, il a une trs longue discussion en tte--tte avec Jaurs qui fait beaucoup denvieux : dix ans plus tard, il ira avec lui de Paris Londres. En 1897, en Roumanie, il a pous sa compagne Elisaveta et en 1899, au cours dune permission, pendant son service militaire, il est all lui rendre visite Saint- Ptersbourg: il sest mme arrt au retour Pskov pour essayer de rencontrer Lnine. Commentant ces voyages, Trotsky note:

    Lorbite gographique de Rakovsky au cours de ces annes prsente une ligne trs complique. La tracer sur une carte serait impossible sans laide des archives secrtes de la majorit des pays europens. La soif de connatre, de voir et dagir le conduisait irrsistiblement en ces premires annes.24

    Il revient Saint-Ptersbourg en 1901 et y frquente les marxistes lgaux auxquels sa femme est lie, collabore au journal de Strouv,25 prte son appartement Vra Zassoulitch, venue clandestinement, pour quelle y rencontre ses contacts. Repr par lOkhrana, il est expuls. C est Revel, o il attend un bateau, quil termine son livre sur La France con tem pora in e , que ses amis russes signeront Insarov. Il achte un haut fonctionnaire pour faire annuler larrt dexpulsion et revient quelques mois plus tard.26 Cependant la mort prmature de sa compagne, son isolement dans Ptersbourg vide par la rpression, le dcident au dpart la fin de 1902.

    Revenu en France, il exerce la mdecine, pendant six mois, Beau- lieu sur Loire, dans le Loiret. Puis il sinscrit la facult de Droit o il a

    23. Jules Vran, Les annes dapprentissage dun ambassadeur des soviets, La Vie des Peuples, janvier 1925, p. 7.

    24. Ibidem.25. Peter B. Strouv (1870-1944) tait au tournant du sicle le leader de ceux quon

    appelait marxistes lgaux , socialistes qui pensaient pouvoir adapter leur action comme leur propagande et leur agitation au cadre lgal de la Russie tsariste. Il allait rapidement rejoindre le camp du parti constitutionnel-dmocrate (cadet) de la bourgeoisie russe.

    26. Dans son Autobiographie, p. 349, Rakovsky indique quil versa cet argent dans ce but un dnomm Gourvitch, dmasqu plus tard comme provocateur.

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    comme bons amis de jeunes radicaux de gauche qui feront leur chemin, Emile Bur et Anatole de Monzie.27 Il demande sa naturalisation, quil est prs dobtenir. Mais les rserves du prfet de police qui invoque ses voyages ltranger et labsence de rsidence continue font reporter une dcision qui semblait acquise. Malgr une intervention pressante de Georges Clemenceau, Rakovsky ne deviendra pas citoyen franais.28

    En fait, il est moins cosmopolite que solidement internationaliste. Pendant lhiver 1903-1904, il prend la parole Paris dans un meeting international sur la guerre russo-japonaise puis djeune avec Plkhanov qui lui reproche son dfaitisme, comme Guesde pour qui la social- dmocratie ne peut jamais tre anti-nationale.29 Sans encore les formuler, il pressent les fractures venir entre camarades; lors de la scission russe, ses sympathies sont alles Plkhanov, contre Lnine, mais, dans celle du parti bulgare, il est avec les tesnjaki, petits cousins des bolcheviks russes.

    Dlgu au congrs dAmsterdam de lInternationale, il y reprsente le parti bulgare et le parti serbe; il prend la parole, a nom des Russes, dans un meeting sur lassassinat du comte Plehve. Au congrs de Stuttgart en 1906, la Dlgation russe lui vote des remerciements pour services rendus la rvolution russe et au proltariat dans sa lutte contre le tsarisme : personne nignore quen dehors de la campagne pour aider les marins du P otem k ine, il a galement financ, pendant la rvolution de 1905, diverses publications social-dmocrates.

    Aucun militant ouvrier et socialiste dEurope au dbut de ce sicle ne

    >eut ignorer le nom de Cristian Racovski (Khristian G. Rakovsky) dont es articles sur les Balkans paraissent dans le Vorwarts comme dans L'Humanit de Jaurs dont il est le correspondant, dans Les Temps N ouveaux , A vanti! , El Socialista, Die Arbeiter-Zeitung de Vienne, Le P euple de Bruxelles, Nepszava de Budapest et la revue Die Neue Zeit.

    Ainsi Rakovsky tait-il admirablement form et plac pour le rle quil allait jouer partir de 1915. Son amiti avec Trotsky quil connaissait depuis longtemps stait dfinitivement trempe en 1913 pendant la guerre des Balkans que ce dernier avait suivie comme correspondant de guerre, et lorientation des deux hommes, travers leur

    27. Anatole de Monzie (1876-1947) fut pour la premire fois ministre en 1925; Emile Bur (1876-1952) fut sans doute lun des journalistes les plus influents de son temps pendant les annes trente; il crivait dans L Ordre.

    28. On trouve une abondante correspondance administrative au sujet de cette demande de naturalisation dans les archives du ministre de lintrieur (ancienne srie Panthon), dossier Rakovsky-Insarov . Il semble que, dans un premier temps, le dossier de Rakovsky comportant son inscription au carnet B nait pas t trouv car il portait par erreur 1837 (au lieu de 1873) comme date de naissance et avait donc t class...

    29. Autobiographie., p. 350.

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    volution, semble dsormais une affaire commune. On sait que Trotsky est lme du quotidien internationaliste de Paris, Nach Slovo, dont Rakovsky est un collaborateur rgulier et sans doute la principale source de financement. Rakovsky a hsit au dbut de la guerre sur la position que pouvait prendre un parti socialiste de pays non-belligrant: il rpugnait aux leons de morale et tait troubl par toutes les affirmations tant des socialistes franais que des social-dmocrates allemands sur le caractre dfensif de la guerre... Mais partir de 1915 il prend position nettement contre la guerre et lunion sacre, bien que contre ce quil appelle tout sabotage de la dfense nationale. Trotsky et Nach Slovo , sur qui il sappuie dans la constitution de la fdration balkanique, ont une position analogue. Et cest lui qui finance trs largement Nach S lo v o .30

    On connat bien les critiques adresses alors par Lnine partisan du dfaitisme rvolutionnaire Trotsky et Rakovsky, parce quils sont partisans dune paix sans indemnits ni annexions, sans vainqueurs ni vaincus. La polmique est souvent injuste. Accus par Lnine dopportunisme et qualifi de diplomate par Zinoviev, Rakovsky crivait pourtant en 1915 Charles Dumas:

    Le dsastre moral de notre parti nest pas le rsultat dune erreur passagre, un simple incident parlementaire. Sa cause rside dans une altration profonde de la conscience socialiste en Europe, empoisonne par le rvisionnisme et lopportunisme socialiste .31

    Gus Fagan rsume bien les positions de guerre de Rakovsky: Rakovsky tait contre la guerre et le vote des crdits de guerre ; il tait

    depuis le dbut contre toute forme de collaboration gouvernementale avec la bourgeoisie ; il tait contre le social-patriotisme dun point de vue internationaliste principiel, mais voyait dans la position majoritaire de lInternationale le rsultat final de lopportunisme et dune ambigut inhrente la position socialiste traditionnelle sur la guerre et la dfense nationale; il nappelait pas une scission dcisive avec la majorit ou la fondation dune nouvelle Internationale, comme le faisait Lnine.32

    Cest dailleurs cette position centriste de gauche qui, au cours de la premire partie de la guerre, donne tout son poids Rakovsky et fait de

    30. M. van Goudoever, dans larticle cit note 5 a tudi avec attention la contribution de Rakovsky Nach Slovo. Sur sa contribution financire, tout en rfutant soigneusement non seulement les calomnies mais les hypothses comme celle de F. Conte, il fait apparatre quelle faisait de lui un des principaux soutiens du journal internationaliste (notamment pp. 116-119).

    31. Kh.G. Rakovsky, Les Socialistes franais et la Guerre, p. 28. Cest sous ce titre quil avait publi en mai 1915 la lettre que lui avait adresse le chef de cabinet de Jules Guesde, Charles Dumas, et sa propre rponse.

    32. Gus Fagan, Introduction, Christian Racovksy. Selected Writings, p. 17.

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    lui le rassembleur de tous les adversaires du social-patriotisme. Ce sont ses efforts qui aboutissent la tenue, en juillet 1915, de la confrence de Bucarest des partis social-dmocrates. Il est dj en correspondance suivie avec Trotsky et lquipe de N ach S lovo. Invit par le PSI un meeting Milan, il en profite pour parler avec ses dirigeants de la ncessit dorganiser une confrence socialiste internationale et fait un dtour par la Suisse afin de rencontrer les dirigeants socialistes et Lnine. Ce sont son activit, sa pression, ses arguments, qui convainquent les dirigeants du P.S. italien et suisse de reprendre leur compte lide de la confrence internationale. A Paris, Morgari prpare le terrain pour lui et il vient n personne en mai 1915, discutant avec toute la gauche, mais surtout avec Trotsky et revient en passant par la Suisse pour rencontrer de nouveau Lnine et les socialistes suisses...

    Bien entendu, il est Zimmerwald o il reprsente, cette confrence internationale quil a rendue possible, le parti roumain. Il y dfend habilement la position centriste, la fois contre Martov, pour qui la scission serait un crime et contre Lnine qui exige la rupture avec lInternationale, passe, selon lui, lennemi. Rakovsky est membre de la commission de rdaction du manifeste, que Trotsky va rdiger et que mme les bolcheviks votent, avec Lnine, parce quils le considrent comme un pas en avant. Membre de lexcutif de Zimmerwald, Rakovsky participe sa runion de Berne en fvrier 1916 et sentend avec Lnine pour lenvoi dune circulaire appelant organiser la lutte des masses contre tous les gouvernements belligrants, cette activit et lentre en guerre de la Roumanie le conduisent en prison do les soldats russes le librent, Jassy, le 1er mai 1917.

    Il va plonger presque directement dans la rvolution russe. Quelques heures aprs sa libration, Place de lUnion Jassy, sur une estrade improvise, devant un auditoire enthousiaste de 20000 personnes, soldats russes et bulgares et travailleurs roumains, il prend la parole en russe, en roumain et en franais. Puis, dans un train spcial affrt par les soldats rouges, en compagnie dun autre militant roumain galement poursuivi, Mihai G. Bujor,33 il gagne Odessa. Il y reste deux semaines, le temps dy fonder le comit daction social-dmocrate roumain et de relancer le journal roumain Lupta (La Lutte). Puis il rejoint Ptrograd et prend part

    33. Mihai G . Bujor (1881-1964), avocat, avait rejoint en 1905 le parti roumain en formation et milit avec Rakovsky. Mobilis en 1914, il tait lieutenant et tait poursuivi pour un discours prononc lenterrement dun camarade, mdecin militaire. Il dirigea ensuite le bureau dOdessa du parti communiste roumain. Revenu clandestinement en Roumanie, il y fut condamn 20 ans de prison en 1920. Libr par une amnistie en 1934, il prit position contre les procs de Moscou et nalla pas en U.R.S.S. ce qui lui permit sans doute de survivre. C est Rakovsky qui mentionne, dans son article de Demain, sa participation cette journe historique.

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    du 26 au 28 mai, la confrence de Zimmerwald o il soppose Lnine et Trotsky qui prconisent le boycottage de la confrence socialiste internationale de Stockholm. Il est pourtant trs proche des bolcheviks et plonge comme eux dans la clandestinit au lendemain des journes de juillet. A la diffrence de son ami Trotsky, qui est, il est vrai, arriv avant lui, il na pas encore rejoint le parti bolchevique, ce qui ne lempche pas dtre recherch par la police de Kerensky, ce qui loblige se terrer quelques semaines. Au lendemain de lcrasement du putsch militaire du gnral Kornilov, il part pour Stockholm o il espre convaincre quelques dlgus. Il y reste quelque temps, collaborant avec Radek ldition de Pravda-K orrespondenz (Bote d er russischen Rvolution), bulletin bolchevique dinformation en direction de lAllemagne une activit videmment un peu surprenante de la part dun agent allemand, puisque cest ainsi que Rakovsky, de mme que Lnine et Trotsky est dsormais tiquet par la presse des social-patriotes et les services secrets des Allis. Il est plong dans cette activit quand les bolcheviks prennent le pouvoir. Il adresse par une letre que les Izvestija vont publier le 29 novembre 1917 un salut enthousiaste au gouvernement socialiste de Russie vers lequel se tournent les regards des peuples du monde entier.

    Cest son retour Ptrograd, au dbut de dcembre 1917, que Rakovsky devient formellement membre du parti bolchevique. Doit-on estimer avec Trotsky que son dveloppement ly conduisait de faon organique et irrversible ? Les liaisons personnelles quil entretenait dans l Europe socialiste depuis 1905 le situaient plutt du ct menchevique, mais son parti, comme lui-mme, taient rsolument du ct des bolcheviks en Russie. Trotsky ajoute:

    Rakovsky est venu personnellement vers Lnine comme un lve reconnaissant, sans une ombre dorgueil ni de jalousie, bien quils naient eu que quatre ans de diffrence. Il ne peut y avoir le moindre doute ce sujet pour qui connat la personnalit de Rakovsky et son activit [...] Il nest pas tomb sous linfluence de Lnine, trs jeune, quand celui-ci ntait encore que le chef de laile gauche du mouvement dmocratique-proltarien en Russie. Rakovsky est venu Lnine l ge adulte, quarante ans, avec lexprience de nombreuses batailles internationales alors que Lnine tait devenu un dirigeant lchelle mondiale. On sait que Lnine a rencontr une forte opposition au sein de son propre parti lorsquil abandonna les tches dmocratiques-nationales pour celles du socialisme international. Beaucoup de vieux-bolcheviks, quoique rallis la nouvelle plateforme, restaient attachs au pass par toutes leurs racines, comme en tmoignent sans conteste les pigones actuels. Rakovsky, au contraire, si, pendant longtemps il navait pas assimil la logique nationale du bolchevisme, adopta dautant plus profondment, sous son aspect ouvert, le bolchevisme dont il vit le pass sous un angle diffrent.34

    34. Trotsky, Notes... .

  • 24 CAHIERS LEON TROTSKY 17

    Lafflux de nouveaux bolcheviks de cette trempe est sans doute le secret dune victoire. Nomm commissaire du gouvernement de la R.S.F.S.R., Rakovsky prend la route dOdessa au dbut de 1918, sous la protection dune escorte que commande un autre ralli clbre, lanarchiste Jelezniakov.35

    Lhistoire, pour un temps, le ramne vers la Roumanie dont larme a attaqu en janvier le territoire sovitique, occupant rapidement la Bessarabie quelle prtend annexer. A Sebastopol, puis Odessa, o il transforme le comit daction en comit militaire rvolutionnaire roumain et organise les premires units rouges avec des ouvriers vacus et des marins volontaires, Rakovsky prpare une contre-offensive qui se rvle si efficace tant sur le plan politique que sur le plan militaire quil ne faudra pas plus de deux mois pour que le gouvernement roumain du gnral Averescu36 signe larmistice, le 5 mars, en sengageant restituer sous deux mois la Bessarabie occupe. Membre de lexcutif des soviets roumains Odessa o il organise la tchka pour lUkraine et la Roumanie, on suit Rakovsky Nikolaiev, en Crime, puis Ekaterinoslav, o il participe au 2e congrs des soviets dUkraine, Poltava, puis Kharkov. Au terme dun sjour dun mois Moscou il est le chef de la dlgation sovitique qui ngocie Koursk avec la Rada ukrainienne37 et apprend en sance le coup dEtat de lataman Skoropadsky38 qui vient prcisment de renverser la Rada. Il conclut larmistice avec les Allemands puis conduit Kiev la ngociation avec Skoropadsky avec mission de dmasquer son interlocuteur, crature de ltat-major allemand. En septembre il est envoy Berlin en mission extraordinaire pour ngocier un trait de paix entre lAllemagne et lUkraine et, au moment o il doit en partir pour

    35. Anatoli G. Jelezniakov (1895-1919), ouvrier agricole, puis marin, avait command un dtachement de Cronstadt pendant la rvolution dOctobre : ctait lun des principaux anarchistes qui soutenaient les bolcheviks. Il devint commandant de la garde du Palais de Tauride et lon sait que cest lui qui prit la dcision de disperser lAssemble constituante. Il fut tu au combat en juillet 1919.

    36. Alexandre Averescu (1859-1938), ancien ministre de la guerre et chef dtat-major, tait alors premier ministre. Il avait t le suprieur direct de Rakovsky pendant le service militaire de ce dernier.

    37. La Rada (le mot ukrainien pour soviet ou conseil ) dUkraine stait forme en mars 1917, avec des reprsentants des s.r., des sociai-dmocrates, des social-fdralistes et des minorits nationales. Elle devint une sorte dassemble nationale embryonnaire et proclama le 13 juin une rpublique ukrainienne autonome, puis, en novembre, la Rpublique populaire dUkraine. Fin dcembre 1917, un pouvoir sovitique rig Kharkov se dressa contre elle.

    38. Pavel P .Skoropadsky (1873-1945), gnral et grand propritaire, ancien aide du camp du tsar, commandait, pendant la guerre, une division de cavalerie ; dabord commandant en chef des forces militaires de la Rada, il se dbarrassa de sa tutelle en se proclamant ataman (chef suprme, en allemand hetman ) avec lappui allemand. En dcembre 1918, il se rfugia en Allemagne.

  • RAKO 25

    Vienne, est expuls en mme temps que tous les autres diplomates sovitiques de Berlin, dont lambassadeur A.A.Joff.39 Cest sur le chemin du retour, toujours sous escorte militaire allemande, Borissov, que les militants-diplomates expulss apprennent lexplosion de la rvolution allemande tant attendue quil va clbrer et analyser dans les Izvestija du 11 dcembre.

    Il repart presque aussitt, membre dune dlgation de lexcutif des soviets au premier congrs des conseils douvriers et de soldats Berlin. Mais ses camarades et lui sont arrts Kovno, refouls sur Minsk, sauf Radek qui glisse entre les mailles.40 Rakovsky revient Moscou via Gomel, pour y apprendre quil est dsign pour prsider le gouvernement provisoire rvolutionnaire des ouvriers et paysans dUkraine.

    Il lui restait couronner cette priode de son activit de militant international en participant de faon dterminante la fondation de cette IIIe Internationale dont il tait convaincu depuis 1916 quelle tait ncessaire. On sait aujourdhui que les bolcheviks, qui avaient primitivement convoqu Moscou une confrence socialiste internationale pour lui faire dcider la fondation de la IIIe Internationale, avaient un instant renonc leur projet initial devant lopposition du dlgu allemand, Hugo Eberlein, porte-parole de Rosa Luxemburg. Le troisime jour cependant, la description de la rvolution en Europe centrale par un Autrichien leur rend dtermination et audace. Rakovsky, dj rapporteur au congrs o il reprsente la fdration balkanique, doit sa dimension internationale, son autorit morale comme ses liens avec Luxemburg la charge de prsenter la motion qui dclare fonde lInternationale communiste.41

    Cest ainsi qu 44 ans, lancien lycen de Gabrovo et de Varna, l tudiant de Genve, Paris, Montpellier, Saint-Ptersbourg, le journaliste de Sofia et Bucarest, lhomme de Constantza et du Potemkine, le prisonnier de Jassy, lorganisateur de Zimmerwald, ralisa ce geste historique.

    Il tait dj cette date membre du comit central du parti communiste russe (bolchevique), chef du gouvernement provisoire rvolutionnaire dUkraine; il allait tre lu au comit excutif et au bureau de cinq membres de l Internationale communiste. Chef de gouvernement, chef de parti, chef de guerre. Chef rvolutionnaire en un mot.

    39. On sait que cette expulsion fut dcide par le gouvernement allemand la veille de la rvolution de novembre ; il est vrai que les diplomates sovitiques concevaient leur rle comme celui dagitateurs internationalistes. Par ailleurs, il nous semble vraisemblable que Rakovsky et Joff, tous deux amis personnels de Trotsky, devaient avoir eu des relations personnelles auparavant, mais nous nen avons pas trouv trace.

    40. Radek a fait de ce voyage pique qui le conduisit Berlin un rcit trs color paru dans le numro 10 de Krasnaia N ov en 1926.

    41. Texte de la motion Rakovsky et dbat dans Premier congrs de VInternationale communiste (E.D.I.), troisime journe, 4 mars 1919, pp. 164-177.

  • 26 CAHIERS LEON TROTSKY 17

    Le chef de guerre rvolutionnaire en UkraineUkrainien, Rakovsky ne lest pas plus que roumain, bulgare, russe

    ou franais. Cest probablement pour cette raison quil est choisi. Boris Souvarine rappelait rcemment ce quil avait crit ce sujet en 1975:

    LUkraine, aprs le trait de Brest-Litovsk, prsentait un tableau de complications, de confusions, de divisions et subdivisions politiques et ethniques, indescriptible en quelques lignes, vritable pandmonium de partis antagoniques, dorganisations rivales, de groupements et sous-groupes couteaux tirs, quanimaient les passions nationales, les haines politiques, les exigences sociales, les ferveurs religieuses ou autres. Il y avait des bolcheviks et des mencheviks, russes et ukrainiens, des socialistes-rvolutionnaires de droite et de gauche, des borotbistes, des sionistes, des fdralistes, des anarchistes de diverses tendances spares, des nationalistes, des cadets, des formations cosaques, des Cent-noirs (il faut abrger). Lnine dut trancher dans le vif, et, pass matre dans lart dutiliser les comptences, habile placer the right man at the rightplace, dit son entourage: il faut en Ukraine un homme qui ne soit ni russe ni ukrainien, ni bolchevik, ni menchevik, ni socialiste rvolutionnaire, ni borotbiste, ni maximaliste, ni bundiste, ni sioniste, ni fdraliste, ni..., ni..., etc.; cet homme existe: cest Rakovsky.42

    Les circonstances ne sont pas ordinaires. Trotsky a rencontr plusieurs reprises Rakovsky pendant cette priode et il en tmoigne:

    En sa qualit de prsident du conseil des commissaires du peuple dUkraine et de membre du Politburo du parti ukrainien, Rakovsky concentrait entre ses mains le pouvoir et se trouvait au cur de tous les problmes de la vie ukrainienne .43

    Dans ses Notes, il bauche un tableau de sa politique extrieure et de son activit de propagande insparables, linlassable dnonciation de la guerre ouverte mene en Ukraine par les forces de lEntente et notamment les units franaises dont il dpeint les horreurs rappelant lpoque la plus sombre de la conqute de lAlgrie ou les mthodes barbares de la guerre des Balkans . Il mentionne galement une mission radiophonique, du 25 septembre 1919 dans laquelle Rakovsky en personne prsente le dossier le plus complet des pogroms et crimes antismites ce qui vaut ce rvolutionnaire non juif dtre appel dsormais le Juif Rakovsky.

    Pour concevoir limportance du rle assum dans cette priode par Rakovsky, il faut se souvenir que lUkraine tait pratiquement indpendante. Trotsky crit ce sujet:

    Nous ne nous htions pas vers la centralisation car nous ignorions comment les rapports internationaux allaient voluer et sil ne valait pas mieux pour lUk

    42. Boris Souvarine, Panait Istrati et le communisme, Le Dbat n 9, fvrier 1981, p. 121. Souvarine cite un article de lui dans Est et Ouest en 1975.

    43. Trotsky, Notes....

  • RAKO 27

    raine ne pas lier encore formellement son destin celui de la Grande Russie. Cette prudence tait galement ncessaire par rapport au jeune nationalisme ukrainien qui devait aboutir la ncessit dune fdration avec la Russie sur la base de sa propre exprience.44

    Trotsky poursuit:Durant cette premire priode dindpendance de lEtat ukrainien, cest la

    ligne du parti qui assurait lindispensable lien. En tant que membre du C.C., Rakovsky en appliquait videmment les dcisions. Il faut remarquer cependant qu ce moment-l, il ntait pas question demprise du parti sur les soviets, plus exactement, de la substitution du parti aux soviets. Il faut ajouter galement que labsence dexprience signifiait labsence de routine. Les soviets taient pleins de vie, limprovisation y jouait un grand rle. Rakovsky tait le vritable inspirateur et dirigeant de lUkraine en ces annes. Ce ntait pas une tche facile.45

    Cest en fait au service de la rvolution internationale que Rakovsky est plac en Ukraine et cest ce service quil va apprendre, et notamment comprendre la question nationale. En 1919, il dfinit lui- mme sa propre mission dans un article des lzvestija :

    LUkraine est vraiment le nud stratgique du socialisme. Crer une Ukraine rvolutionnaire signifierait dclencher un rvolution dans les Balkans et donner au proltariat allemand la possibilit de rsister la famine et limprialisme mondial. La rvolution ukrainienne est le facteur dcisif dans la rvolution mondiale.46

    Partiellement occupe par les Blancs, mais aussi par les Allis qui ont assur la relve des forces allemandes, lUkraine est alors la tte de pont du monde capitaliste et la mission de Rakovsky est au contraire den faire le fer de lance de la rvolution dans lEurope des Balkans ce qui donne tout son relief aux choix dont il est lobjet, ce que Gus Fagan souligne fort justement:

    Rpandre la rvolution lchelle internationale, travers les Balkans et en Europe, ce ntait pas seulement avec Rakovsky une affirmation thorique, mais un objectif immdiat, matriel et pratique quil poursuivit avec tous les moyens, diplomatiques, politiques, militaires, de 1918 1920 [...] Sa nomination la tte du gouvernement rvolutionnaire de lUkraine, il la considrait non en termes de consolidation du pouvoir ou de gains territoriaux, mais comme un moyen de faire progresser la rvolution travers les Carpates et en Europe.47

    Il ne sagit pas bien entendu de fomenter la rvolution: celle-ci flambe en Ukraine depuis 1917, un incendie quont aggrav encore les

    44. Ibidem.45. Ibidem.46. lzvestija, 21 janvier 1919, cit par Conte, op. cit. I, p. 215 et Fagan, op. cit. p. 24.47. Fagan, op. cit., p. 24.

  • 28 CAHIERS LEON TROTSKY 17

    rigueurs de loccupation allemande. Mais il sagit de la mener la victoire au-del des limites ukrainiennes qui sont pour linstant largement franchies par les armes ennemies... Et le problme nest pas si simple. LUkraine, nation opprime depuis des sicles, aspire son indpendance nationale et les nationalistes bourgeois, voire dmocrates, y jouissent dune autorit sans commune mesure avec leur faible poids social. Quant aux lments ractionnaires lis aux grands propritaires, ils utilisent eux aussi, avec beaucoup de cynisme le nationalisme ukrainien et les sentiments anti-russes leurs propres fins et avec une certaine audience...

    En outre, dans ce pays prdominance rurale crasante 80% des habitants vivent la campagne le clivage de nationalit renforce les clivages sociaux: la campagne est ukrainienne, mais les villes sont russes. Le parti bolchevique, lui, avant tout russe et juif, comme le note E.H. Carr, est largement extrieur au milieu ukrainien et cest trs naturellement quil nourrit un courant dsireux de mieux sintgrer au milieu et sukrainiser. Quand le trait de Brest a contraint en 1918 les forces bolcheviques vacuer lUkraine, un congrs bolchevique ukrainien tenu Taganrog a dcid quil y aurait dsormais un P.C. indpendant en Ukraine et dsign un comit dorganisation dirig par Skrypnik incarnation de ce courant et Piatakov.48 A lt, il semble que le congrs du P.C.U. tenu Moscou ait, sinon renvers, du moins singulirement entrav la tendance indpendantiste, domin quil est par ceux quon appelle ceux dEkaterinoslav, les ouvriers, tous russes, de cette rgion industrielle et du Donetz. La rsolution, prsente par Skrypnik, prcisant que le P.C.U. avait son propre comit central et quil tait li au P.C. russe par lintermdiaire du comit international de lInternationale communiste, est rejete et Skrypnik lui-mme nest pas rlu au C.C.

    Pendant ce temps, laction clandestine des bolcheviks contre le gouvernement fantoche de lataman Skoropadsky se dveloppe sans succs. Les social-dmocrates (mencheviks) ukrainiens et les s.r. participent en juin 1918 au 2e congrs pan-ukrainien des soviets. Les s.r. de gauche quon va appeller borotbistes du nom de leur journal, progressent beaucoup dans les campagnes. En novembre 1918, avec la fin de loccupation allemande, cest le soulvement national contre le rgime Skoropadsky: les borotbistes ne rejoignent pas lunion nationale de Petlioura et

    48. Giorgi (Louri) L. Piatakov (1890-1937) tait le fils dun industriel dUkraine. Il avait combattu la position de Lnine sur le droit lautodtermination nationale et son centralisme navait gure t apprci en Ukraine o il avait dirig le premier gouvernement sovitique. Membre de lOpposition de gauche, il devait capituler en 1928 et fut condamn mort au deuxime procs de Moscou. Mikola A. Skrypnik (1872-1933), membre du parti en 1897, vieux-bolchevik envoy en Ukraine en 1917, sy tait montr sensible aux aspirations nationales. Plus tard, il commena par soutenir Staline puis, accus de dviation nationaliste, se suicida.

  • RAKO 29

    Vinnitchenko, mais organisent leurs propres forces armes, sous le drapeau rouge, et librent un important territoire sur la rive droite du Dniepr tandis que le gouvernement Rakovsky, appuy sur lArme rouge, sinstalle Kharkov dans le cur de la rgion industrielle. Malgr les pressions de Lnine, et peut-tre parce quils prsument de leurs propres forces, les bolcheviks ukrainiens rejettent les propositions dunification des borotbistes.

    Au printemps 1919, le gouvernement rvolutionnaire de Rakovsky contrle toute lUkraine orientale et le 3e congrs du P.C. dUkraine se tient Kharkov mme. Rakovsky y dfend la position centraliste qui est celle du parti russe et qui y soulve beaucoup dopposition:

    Le parti communiste dUkraine se considre comme membre dune seule Internationale communiste. Il maintient des liens dorganisation troits avec le P.C. russe dont il est le dtachement mridional.49

    Pourtant cette politique centraliste dissimule en ralit une politique trs courte vue qui tait, comme Rakovsky le reconnatra plus tard, l exploitation maximale de lUkraine pour surmonter la crise de production de la rpublique sovitique, et ne pouvait en aucune faon, au moins sous cette forme brutale, rencontrer un appui de la part des ouvriers et paysans ukrainiens dans leur majorit. Leffondrement du pouvoir bolchevique en Ukraine devant loffensive de Denikine lt 1919 va ouvrir sur ce point les yeux de Rakovsky. Son gouvernement doit vacuer Kharkov la mi-septembre, se replier sur Kiev, puis Tchernigov, Moscou enfin. Doctobre 1919 janvier 1920, tout en conservant, au moins sur le papier, ses responsabilits ukrainiennes, Rakovsky prend en main la direction de ladministration politique de lArme rouge (P.U.R.) la direction notamment de lensemble des commissaires politiques et devient en cette qualit lun des principaux dirigeants de larme au moment de la trs grave crise qui voit les troupes de Ioudnitch parvenir aux portes mme de Ptrograd: en ces mois dcisifs, Rakovsky est lun des organisateurs de la victoire. Trotsky lcrit, soulignant que la direction politique de lArme rouge, avec les 600 personnes de son tat-major et ses 16000 commissaires dans les diverses units, a t vritablement l me de la victoire.50 Organisateur du corps des commissaires politiques, convaincu de la primaut de la politique dans la guerre et, bien entendu, la guerre civile, Rakovsky relve que les armes capitalistes, constitues en temps de paix ont manifest leur optimum de capacit de combat au dbut de la guerre, cependant que lArme rouge, surgie du

    49. Ravitch-Tcherkassy, Istorija Kommunistitscheskoi Partii (b) Ukrainy, Kharkov, 1923, cit par Jurij Borys, The Russian Communist Party and the Sovietization of Ukraine, p. 146.

    50. Trotsky, Notes..

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    chaos dans le cours mme de la guerre, et dans le flot de la rvolution, a manifest sa supriorit et rvl ltendue de ses capacits de combat la fin de la guerre civile.

    Lorganisation de larme et la galvanisation du moral des combattants sont peut-tre plus faciles que le rglement des affaires du P.C. ukrainien. Nourrie la fois par le problme national, les aspirations de la masse paysanne, la politique sommaire des premiers gouvernements sovitiques dUkraine qui ont trait leur propre pays comme un grenier grain, une tendance indpendantiste sy dveloppe et sy renforce. Replis avec lArme rouge, les bolcheviks ukrainiens sentredchirent et la direction du parti russe dissout le comit central lu au 3e congrs une initiative que dnoncent aussitt avec indignation les minoritaires dcistes (tendance du centralisme dmocratique) du P.C. (b) qui se lancent dans la dfense des ukrainiens ainsi brims. De plus, le jeune parti communiste dit borotbiste (UKP(b)), n de la fusion des s.r. de gauche et de la gauche menchevique rallis au communisme, qui a une base solide dans les campagnes et dont les cadres sont rests clandestins en Ukraine contre Denikine, rclame son admission dans lInternationale communiste. Trotsky commente:

    LUkraine, qui tait passe en deux ans par des dizaines de rgimes, avec son mouvement nationaliste qui stait rapidement dvelopp, tait devenue un gupier pour la politique sovitique. Cest un pays neuf, disait Lnine, cest un pays antre, et pourtant nos Grand Russiens ne le voient pas. Mais Rakovsky, avec sa grande exprience du mouvement national dans les Balkans et lattention quil portait aux faits et aux tres vivants, domina trs vite la situation ; il diffrencia les petits groupes nationalistes et amena laile la plus dtermine et la plus militante au bolchevisme. Cette victoire est le rsultat de grandes luttes, disait Lnine au congrs du parti de 1920. Aux Grands Russiens qui tentaient de sopposer la persvrance de Rakovsky, Lnine indiquait: Alors quen Ukraine, au lieu du soulvement borotbiste qui tait invitable, nous avons russi gagner notre parti [...] les meilleurs dentre eux, grce la politique juste du comit central, admirablement applique par le camarade Rakovsky. 51

    Cest vraisemblablement en dcembre 1919 que les dirigeants bolcheviques ont tir les leons de la premire phase de la guerre civile et de lexprience du gouvernement sovitique en Ukraine. Lobjectif dsormais est de gagner la majorit des borotbistes, de reconnatre la spcificit ukrainienne sans affaiblir la capacit militaire ni lunit du commandement. Quand les militants ukrainiens du parti borotbiste seront enfin entrs en mars 1920 dans le P.C. dUkraine, concrtisant ainsi la fusion vritable de deux organisations communistes dorigines diffrentes, Rakovsky peut crire:

    51. Ibidem.

  • RAKO 31

    Le KPB(U) fut lui-mme influenc par lUKP(b). Cest dans une large mesure sous linfluence des borotbistes que les bolcheviks volurent du PCR en Ukraine un vritable parti communiste de lUkraine. Le courant fdraliste dans le P.C. dUkraine tait une tranche qui avait t creuse par les borotbistes. Les deux partis, les bolcheviks et les borotbistes, travers de violentes discussions, se rencontrrent mi-chemin, lun rectifiant sa ligne communiste, lautre sadaptant aux particularits et aux conditions spcifiques de la vie sociale, conomique et culturelle en Ukraine.52

    Cette volution convergente exigea du temps et des efforts et aussi beaucoup dhabilet de la part de Rakovsky. Au dbut de 1920, la suite de la contre-offensive victorieuse de lArme rouge, son gouvernement se r-installe Kharkov. Mais en mars, quand se runit le 5e congrs du parti ukrainien, les dlgus manifestent leur indignation de la dissolution du C.C. par les dirigeants du parti russe. Rakovsky se heurte de front aux fdralistes qui exigent lindpendance de lorganisation communiste dUkraine, ncessaire leurs yeux dans un pays occup. Rakovsky ne fait pas de concession sur ce terrain. Tourn vers une majorit de dlgus trs irrits, il affirme:

    Nous navons pas en Ukraine un parti proltarien, nous avons un parti intellectuel et petit-bourgeois qui a peur de ses tches communistes.53

    La majorit le sanctionne en ne le rlisant pas au nouveau C.C. Mais la direction bolchevique ne sincline pas et refuse de reconnatre les dcisions de la confrence. Outrepassant les propositions de Lnine, le 9e congrs dsigne un comit central temporaire de treize membres, dont Rakovsky. En mai 1920 commencent des ngociations entre une commis

    52. Ravitch-Tcherkassy, cit par Borys, op. cit. p. 261.53. Ravitch-Tcherkassy, cit par Borys, p. 148. Le livre de Borys, par ailleurs fort

    intressant, fait preuve pourtant de pas mal de ccit et fait trop de confiance des sources douteuses, en se laissant aller parfois des jugements sommaires. Tous les auteurs saccordent par exemple pour souligner que Rakovsky (au dbut de son sjour en. Ukraine) manifesta son hostilit lemploi de la langue ukrainienne dont il dclara quelle tait une invention des intellectuels. Mais J. Borys transpose en parlant de son attitude hostile l gard du mouvement national ukrainien dont il considrait quil tait une invention de lintelligentsia ukrainienne . Cette remarque nest pas de nature pertnettre la comprhension de lvolution ultrieure de Rakovsky. Autre exemple : prsentant ce dernier, il crit : Rakovsky tait un bolchevik cosmopolite typique dorigines nationales douteuses, presque pathologiquement ambitieux [...] et dmontra plus dune fois ses tendances antiukrainiennes . Mais il donne comme rfrence de cette affirmation une publication dmigrs blancs en 1922. Relevons une tourderie de Gus Fagan sur cette mme question quand il crit (op. cit., p. 27) que Rakovsky affirma au IIIe congrs que ctait pour les Ukrainiens un luxe que davoir leur propre comit central. Il sinspire l, sans donner de rfrence, de Borys, op. cit. p. 207, lequel fait rfrence, cette fois, non pas Rakovsky mais Ratchkovsky... Ces ngligences gnent videmment leurs auteurs puisque leur base de dpart sen trouve fausse.

  • 32 CAHIERS LEON TROTSKY 17

    sion du P.C.R. (b), forme de Trotsky, Kamenev et Joff, et le CC de Rakovsky, dcids, les uns et les autres, aux ncessaires concessions.

    La plupart des historiens de la rvolution en Ukraine expliquent ce tournant, pris en dcembre 1919 Moscou, par une prise de conscience de Lnine de la ncessit de faire des concessions pour gagner les borotbistes et, avec eux, les masses paysannes. Ce nest pas contestable. Mais le tournant lui-mme ne sexplique-t-il pas par un inflchissement, une maturation de la pense et de la politique de Rakovsky lui- mme, pas seulement sur la question de la tactique employer vis vis du parti borotbiste, mais sur la stratgie quimpose une question nationale incandescente?

    Rvolutionnaire balkanique, Rakovsky nignorait aucun des aspects de l oppression nationale et lon se souvient de ses appels pour sensibiliser avant la guerre lopinion des partis socialistes occidentaux sur cette question. Ds le lendemain de la rvolution dOctobre, cest avec une confiance et un optimisme rsolus quil envisage le rglement dfinitif de la question nationale des pays opprims, puisque, ses yeux, la constitution du premier Etat ouvrier apporte la suppression totale des privilges nationaux et le dbut dun processus de suppression du particularisme de tous les prjugs dmocratiques et nationaux. Il est, de ce point de vue, significatif quil attaque les nationalistes ukrainiens en soulignant que le nationalisme, en Ukraine, a t impos den-haut aux masses par lintelligentsia qui sen est servie ensuite comme dune arme contre- rvolutionnaire. Le Rakovsky de 1919 nenvisage pas un instant quil puisse exister pour lUkraine un danger doppression nationale sous le nouveau pouvoir et il lcrit, dans les Izvestia, le 3 janvier de cette anne :

    Le danger de russification sous lautorit sovitique ukrainienne existante est dnue de tout fondement.54

    Ce qui est remarquable cest que, sur ce point capital larticulation de toute lhistoire de lUnion sovitique et aux sources mme du stalinisme il revient trs vite sur sa conception premire, la lumire de lexprience de son propre gouvernement de l Ukraine, du dbut de 1920 la m i-1923. Cette exprience est certes originale, puisque le rle dcisif a t jou dans les campagnes par les unions de paysans pauvres et une politique assez souple pour gagner dans lensemble la petite et la moyenne paysannerie. Mais Rakovsky, dcouvrant les ralits et la pesanteur de loppression nationale et sa persvrance sous de nouvelles couleurs, fait un pas supplmentaire: ds la fin de 1921, il revendique ouvertement une plus grande mesure dindpendance relle pour lUkraine, insistant sur la ncessit absolue de mesures pratiques en ce sens.

    54. Cit par Fagan, op. cit., p. 24.

  • RAKO 33

    On peut suivre ce cheminement travers la question du commerce extrieur de lUkraine et de sa direction. De janvier juin 1919, le premier gouvernement ukrainien de Rakovsky comprend un commissaire du peuple au commerce extrieur. Le poste est supprim dans son second gouvernement en 1920. A la fin de lanne, on cre seulement un bureau du commerce extrieur plac sous le contrle du commissariat correspondant de Moscou. Mais en janvier 1922, sur proposition de Rakovsky lui-mme, le conseil conomique dUkraine dcide de ne plus reconnatre les traits commerciaux signs par la R.S.F.S.R. comme il la fait jusqu prsent. Au 6e congrs du P.C. dUkraine, le 10 octobre 1921, dans une intervention trs remarque, Rakovsky avait rclam une relle indpendance en matire de commerce extrieur, affirmant notamment que les Russes devaient reconnatre que les Etats balkaniques se trouvaient dans la zone dinfluence de lUkraine et les respecter en consquence. LUkraine, sous limpulsion de Rakovsky, signe des accords particuliers avec la France et la Pologne, puis dcide, au mois de juin 1923, de subordonner toute concession une socit trangre lapprobation pralable du conseil dconomie de lUkraine, ce qui annulait tous les accords antrieurement signs par Moscou en la matire. Ce fut sa dernire initiative importante.

    Depuis un an dj, la bataille faisait rage au sein du parti autour de la question des nationalits, une bataille aux visages et pisodes multiples laquelle seul le conflit entre Lnine et Staline sur la question gorgienne a donn quelque publicit. En aot 1922, la commission ad h o c pour llaboration des thses sur les rapports entre la Russie et les autres rpubliques nationales a commenc ses travaux. Les heurts sont continuels entre Rakovsky dune part, Staline, Ordjonikidz et Molotov de lautre. Rakovsky se bat: il dnonce par exemple le fait que des rpubliques, prtendument indpendantes et autonomes, doivent constamment lutter pour dfendre non seulement leurs prrogatives, mais aussi leur existence mme. Il cite des exemples dabus dautorit des ministres centraux signant des accords internationaux qui engagent lUkraine alors quils nen ont pas le droit de par la Constitution. Il ajoute: Si les organismes centraux sont incapables de matriser leurs propres tendances et instincts bureaucratiques, il sera impossible de construire le socialisme.55 Au XIIe congrs, dans une intervention retentissante, Rakovsky rappelle les principes de Lnine pour les opposer la pratique du moment sur la question nationale et pour dire combien cette pratique lui inspire de crainte pour le pouvoir des soviets lavenir. Le profond prjug, communiste dapparence , qui inspire selon lui le chauvinisme

    55. Rsum par F. Conte dans Rakovsky-Staline sur la question nationale, Cahiers du monde russe et sovitique, janvier-fvrier 1975, pp. 111-117.

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    russe, Pinqutante distance, sans cess