chomage des jeunes

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392 Comptes rendus / Sociologie du travail 56 (2014) 386–410 La prise en charge du chômage des jeunes. Ethnographie d’un travail palliatif, X. Zunigo. Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges (2013). 252 pp. L’ouvrage de Xavier Zunigo est issu de sa thèse de doctorat, soutenue en 2007 sous la direction de Gérard Mauger. Il s’appuie sur une enquête ethnographique menée pendant cinq ans dans trois institutions de gestion du chômage des jeunes d’une petite commune populaire de la région parisienne : une mission locale, une plateforme d’aide à l’élaboration des projets professionnels et un dispositif de formation préqualifiante en alternance. La thèse générale de l’ouvrage est que ces dispositifs constituent autant d’instances de socialisation secondaire des jeunes pris en charge, sous la forme d’un « étayage [de leur] rapport au travail » (p. 13). Cette thèse est démontrée par l’auteur en mettant en regard les pratiques des professionnels de l’insertion et l’usage effectif que ces jeunes font de ces dispositifs. La première partie analyse l’espace institutionnel de la gestion du chômage des jeunes en mettant l’accent sur les contraintes bureaucratiques qui encadrent les pratiques des professionnels de l’insertion, les rapports interinstitutionnels à la fois de coopération et de concurrence notamment pour l’obtention de subventions publiques et la marge de manœuvre de facto réduite dont disposent les professionnels de l’insertion en tant qu’ils « sont étrangers à la définition des règles du marché du travail » (p. 69). Les trajectoires sociales de ces inséreurs s’apparentent tantôt à de petites ascensions sociales (opportunité d’un premier emploi stable pour des jeunes diplômés issus des classes populaires), tantôt à des reconversions professionnelles comme échappatoires au déclassement (formateurs plus âgés dont l’expérience antérieure en entreprise est valorisée). Ces trajectoires ont en commun d’aller de pair avec un sens aiguisé des limites et possibles sociaux, dont l’inculcation aux jeunes pris en charge est précisément l’un des aspects centraux du métier. L’auteur décrit ensuite les pratiques des professionnels de l’insertion dans les différentes institutions étudiées, et les relations qui s’y nouent avec les jeunes pris en charge. Une particularité essentielle qui structure ces relations réside dans le fait que les jeunes ne sont pas contraints administrativement de se rendre dans les missions locales, de sorte que « les conseillers doivent convaincre leur interlocuteur de leur statut de spécialiste en matière de formation et d’emploi » (p. 112), et que l’encadrement des aspirations professionnelles l’inculcation du sens des limites qui s’établit lors des entretiens entre conseillers et jeunes doit prendre l’apparence d’un compromis recevant le consentement de ces derniers. Lors des ateliers d’élaboration de projet professionnel et de la formation en alternance, ce sont essentiellement les savoir-être des jeunes qui sont l’objet de la pratique des formateurs : ponctualité, politesse, tenue vestimentaire, fac ¸ons de parler ensemble de qualités morales constitutives de « l’employabilité » pour les postes non-qualifiés et « transférables dans un univers de métiers subalternes interchangeables » (p. 231). Cette attention aux savoir-être des jeunes s’explique également par le souci des forma- teurs de maintenir de bonnes relations avec les entreprises partenaires les stagiaires jouant le rôle d’ « ambassadeurs de l’institution de formation » (p. 146) auprès des entreprises et, ainsi, de remplir les objectifs de taux d’insertion conditionnant la reconduite des subventions publiques. Ce travail des professionnels de l’insertion sur les aspirations et les savoir-être des jeunes est-il suivi d’effets ? C’est l’enjeu de la dernière partie de l’ouvrage, X. Zunigo analyse les usages effectifs que les jeunes font de ces dispositifs d’insertion et souligne que les conditions d’efficacité du travail de réforme des habitus sont à chercher en-dehors des dispositifs eux-mêmes, dans le « vieillissement social » des jeunes au fil de leur trajectoire. C’est en effet suite à plusieurs confrontations malheureuses avec le monde du travail que les jeunes révisent leurs aspirations initiales et « en rabattent ». Simultanément, leurs aspirations extra-professionnelles naissantes

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causes chômage chez les jeunes

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  • 392 Comptes rendus / Sociologie du travail 56 (2014) 386410

    La prise en charge du chmage des jeunes. Ethnographie dun travail palliatif, X. Zunigo.ditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges (2013). 252 pp.

    Louvrage de Xavier Zunigo est issu de sa thse de doctorat, soutenue en 2007 sous la directionde Grard Mauger. Il sappuie sur une enqute ethnographique mene pendant cinq ans dans troisinstitutions de gestion du chmage des jeunes dune petite commune populaire de la rgionparisienne : une mission locale, une plateforme daide llaboration des projets professionnelset un dispositif de formation prqualifiante en alternance. La thse gnrale de louvrage est queces dispositifs constituent autant dinstances de socialisation secondaire des jeunes pris en charge,sous la forme dun tayage [de leur] rapport au travail (p. 13). Cette thse est dmontre parlauteur en mettant en regard les pratiques des professionnels de linsertion et lusage effectif queces jeunes font de ces dispositifs.

    La premire partie analyse lespace institutionnel de la gestion du chmage des jeunes enmettant laccent sur les contraintes bureaucratiques qui encadrent les pratiques des professionnelsde linsertion, les rapports interinstitutionnels la fois de coopration et de concurrence notamment pour lobtention de subventions publiques et la marge de manuvre de facto rduitedont disposent les professionnels de linsertion en tant quils sont trangers la dfinition desrgles du march du travail (p. 69). Les trajectoires sociales de ces insreurs sapparentent tantt de petites ascensions sociales (opportunit dun premier emploi stable pour des jeunes diplmsissus des classes populaires), tantt des reconversions professionnelles comme chappatoires audclassement (formateurs plus gs dont lexprience antrieure en entreprise est valorise). Cestrajectoires ont en commun daller de pair avec un sens aiguis des limites et possibles sociaux,dont linculcation aux jeunes pris en charge est prcisment lun des aspects centraux du mtier.

    Lauteur dcrit ensuite les pratiques des professionnels de linsertion dans les diffrentesinstitutions tudies, et les relations qui sy nouent avec les jeunes pris en charge. Une particularitessentielle qui structure ces relations rside dans le fait que les jeunes ne sont pas contraintsadministrativement de se rendre dans les missions locales, de sorte que les conseillers doiventconvaincre leur interlocuteur de leur statut de spcialiste en matire de formation et demploi (p. 112), et que lencadrement des aspirations professionnelles linculcation du sens deslimites qui stablit lors des entretiens entre conseillers et jeunes doit prendre lapparencedun compromis recevant le consentement de ces derniers. Lors des ateliers dlaboration deprojet professionnel et de la formation en alternance, ce sont essentiellement les savoir-tre desjeunes qui sont lobjet de la pratique des formateurs : ponctualit, politesse, tenue vestimentaire,facons de parler ensemble de qualits morales constitutives de lemployabilit pour lespostes non-qualifis et transfrables dans un univers de mtiers subalternes interchangeables (p. 231). Cette attention aux savoir-tre des jeunes sexplique galement par le souci des forma-teurs de maintenir de bonnes relations avec les entreprises partenaires les stagiaires jouant lerle d ambassadeurs de linstitution de formation (p. 146) auprs des entreprises et, ainsi,de remplir les objectifs de taux dinsertion conditionnant la reconduite des subventions publiques.

    Ce travail des professionnels de linsertion sur les aspirations et les savoir-tre des jeunesest-il suivi deffets ? Cest lenjeu de la dernire partie de louvrage, o X. Zunigo analyse lesusages effectifs que les jeunes font de ces dispositifs dinsertion et souligne que les conditionsdefficacit du travail de rforme des habitus sont chercher en-dehors des dispositifs eux-mmes,dans le vieillissement social des jeunes au fil de leur trajectoire. Cest en effet suite plusieursconfrontations malheureuses avec le monde du travail que les jeunes rvisent leurs aspirationsinitiales et en rabattent . Simultanment, leurs aspirations extra-professionnelles naissantes

    dx.doi.org/http://www.sciencedirect.com/science/journal/00380296http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005mailto:[email protected]://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.06.007mailto:[email protected]://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.06.002http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005http://refhub.elsevier.com/S0038-0296(14)00073-9/sbref0005mailto:[email protected]://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.06.012

  • Comptes rendus / Sociologie du travail 56 (2014) 386410 393

    (vie conjugale, logement autonome, vhicule) favorisent lacceptation des conditions demploiet de la progression salariale dfinies en fonction des niveaux de qualification et de lexprienceprofessionnelle (p. 224).

    Le principal apport des analyses de X. Zunigo est de replacer la prise en charge institutionnelledes jeunes en difficult demploi dans lensemble de lexistence sociale de ces derniers. Cecipermet lauteur de dmontrer que les conditions defficacit de ces dispositifs cest--dire cequi fait que les jeunes pris en charge acceptent de jouer le jeu rsident autant, sinon plus, duct des publics que de celui des professionnels de linsertion. La restitution fine des trajectoiressociales des jeunes donne ainsi voir la place volutive quils confrent leurs rapports avec lesinstitutions de gestion du chmage, et lusage plus ou moins ponctuel qui en est fait selon lesressources extrieures mobilisables. Cest ainsi la diversit des rapports aux dispositifs dinsertionqui constitue le principal rsultat de louvrage. Sur le plan mthodologique, lauteur se montredonc soucieux de distinguer son mode dentre sur le terrain, par les institutions, de la placeeffective que celles-ci occupent dans lexistence sociale des jeunes qui les frquentent. On pourratoutefois regretter une certaine approximation dans la prsentation et le traitement des donnesstatistiques relatives la sociographie des insreurs (chapitre 3).

    En conclusion, cet ouvrage a le mrite de remettre au cur de lanalyse des trajectoires desjeunes de classes populaires la question de laccs lemploi, rebours dune lecture spatialede la question sociale. Si les territoires les plus sgrgs socialement sont lun des thtres de laquestion sociale, ils nen sont pas pour autant la cause. Celle-ci continue de se poser en termesstructurels, commencer par laccs lemploi des moins qualifis. Cest ce que montre in finelenqute de X. Zunigo.

    Arnaud Pierrelcole normale suprieure de Paris, dpartement de sciences sociales,

    48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected]

    Disponible sur Internet le 14 juillet 2014http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.06.013

    Chirurgiens au fminin ? Des femmes dans un mtier dhommes, E. Zolesio. PUR, Rennes(2012). 294 pp.

    Ce livre dEmmanuelle Zolesio, extrait de sa thse soutenue Lyon 2 en 2010, part du constatdune faible fminisation de la profession chirurgicale (15 % de femmes) et en interroge lescauses. Est-ce en raison dune aversion des femmes pour cette spcialit, ou sagit-il du fruit dela dissuasion exerce par le milieu chirurgical (p. 9) ? Prolongeant les travaux nord-amricainsinteractionnistes et en sociologie des professions pour interroger les effets de la socialisationchirurgicale sur les trajectoires professionnelles fminines, elle dveloppe une rflexion entermes de culture professionnelle , thos de profession , laquelle profession nest pas pourautant concue comme un tout unifi (p. 10). cet gard, elle dfend une intressante posturesur la dimension heuristique des exceptions statistiques qui rendent visibles les processus desocialisation, soudain problmatiques. Une enqute qualitative, base sur quarante entretienssemi-directifs de femmes chirurgiens et quelques entretiens dhommes, est complte par desinterviews auprs de celles qui ont exclu de leur choix linternat la spcialit de chirurgie, cequi est intressant pour comprendre les ressorts de lviction.

    mailto:[email protected]://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.06.013