chetouani_1997

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Lamria Chetouani Langues du pouvoir et pouvoirs de la parole dans les pays maghrébins In: Mots, septembre 1997, N°52. pp. 74-92. Resumen LENGUAS DEL PODER Y PODERES DE LA PALABRA EN LOS PAISES DEL MAGHREB Tanto los textos doctrinales como los discursos oficiales de los decidores maghrebinos atribuyen, dentro de la vida social y escolar, una legitimidad incontestable a la lengua del Corán, lengua escrita, normatizada y practicada solo por la élite letrada. Por lo tanto, la lengua de la « ex potencia colonial » no esta excluida ; hasta entra, en cada grado de la escolaridad, en competición con la lengua del Corán. Abstract LANGUAGES OF POWER AND POWERS OF THE WORDS IN MAGHREB Doctrinal texts and official speeches in Maghreb governing attach a value of social legitimation to Koranic language, which is written, normalized and reserved to an elite. If the other languages in practice are officially ignored, the ex-colonial french still remains in rivality with the « modern arab » at school. Résumé LANGUES DU POUVOIR ET POUVOIRS DE LA PAROLE DANS LES PAYS MAGHREBINS Les textes doctrinaux, comme les discours officiels des décideurs Maghrébins, accordent une légitimité incontestable, dans la vie sociale et scolaire, à la langue du Coran, langue écrite, normée et pratiquée par la seule élite lettrée. N'en est pas pour autant exclue la langue de l'« ex-puissance coloniale » laquelle est en forte concurrence avec elle, à tous les niveaux de la scolarité. Citer ce document / Cite this document : Chetouani Lamria. Langues du pouvoir et pouvoirs de la parole dans les pays maghrébins. In: Mots, septembre 1997, N°52. pp. 74-92. doi : 10.3406/mots.1997.2467 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mots_0243-6450_1997_num_52_1_2467

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  • Lamria Chetouani

    Langues du pouvoir et pouvoirs de la parole dans les paysmaghrbinsIn: Mots, septembre 1997, N52. pp. 74-92.

    ResumenLENGUAS DEL PODER Y PODERES DE LA PALABRA EN LOS PAISES DEL MAGHREB Tanto los textos doctrinales como losdiscursos oficiales de los decidores maghrebinos atribuyen, dentro de la vida social y escolar, una legitimidad incontestable a lalengua del Corn, lengua escrita, normatizada y practicada solo por la lite letrada. Por lo tanto, la lengua de la ex potenciacolonial no esta excluida ; hasta entra, en cada grado de la escolaridad, en competicin con la lengua del Corn.

    AbstractLANGUAGES OF POWER AND POWERS OF THE WORDS IN MAGHREB Doctrinal texts and official speeches in Maghrebgoverning attach a value of social legitimation to Koranic language, which is written, normalized and reserved to an elite. If theother languages in practice are officially ignored, the ex-colonial french still remains in rivality with the modern arab at school.

    RsumLANGUES DU POUVOIR ET POUVOIRS DE LA PAROLE DANS LES PAYS MAGHREBINS Les textes doctrinaux, comme lesdiscours officiels des dcideurs Maghrbins, accordent une lgitimit incontestable, dans la vie sociale et scolaire, la langue duCoran, langue crite, norme et pratique par la seule lite lettre. N'en est pas pour autant exclue la langue de l' ex-puissancecoloniale laquelle est en forte concurrence avec elle, tous les niveaux de la scolarit.

    Citer ce document / Cite this document :

    Chetouani Lamria. Langues du pouvoir et pouvoirs de la parole dans les pays maghrbins. In: Mots, septembre 1997, N52. pp.74-92.

    doi : 10.3406/mots.1997.2467

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mots_0243-6450_1997_num_52_1_2467

  • Lamria CHETOUANP

    Langues du pouvoir

    et pouvoirs de la parole

    dans les pays maghrbins

    Une politique des langues est requise par la lutte pour le pouvoir autant que par l'exercice du pouvoir (J. W. Lapierre) '

    Aux lendemains de leur libration, certains pays nouvellement indpendants sont tiraills par de multiples dilemmes. Pris entre deux feux, ils doivent agir rapidement : recouvrement de l'identit nationale ou dveloppement conomique et social, retour aux sources ou projection dans la modernit, table rase de l'acquis colonial ou prennisation de la culture originelle, etc. ? Devant la complexit du problme et l'urgence des questions trancher, des dcisions htives et parfois alatoires, voire imprudentes, peuvent tre prises, notamment en matire d'apprentissage scolaire, d'panouissement de la personnalit des jeunes et surtout de dveloppement conomique et culturel du pays.

    Les pays maghrbins sont l'incarnation mme de cette ralit. C'est dans un contexte d'incertitude et peut-tre d'irrversibilit (du moins court terme) que se sont engages les dcisions en matire linguistique dont l'enjeu n'est pas sans incidence sur la vie sociale, politique et conomique. Comment grer les contradictions ?

    IUFM de Bretagne ou Laboratoire de lexicomtrie et textes politiques, ENS de Fontenay/Saint-Cloud, Grille d'Honneur du Parc, 92211 Saint-Cloud.

    1. J. W. Lapierre, Le pouvoir politique et les langues, Paris, PUF, 1988, p. 257.

    74 Mots, 52, septembre 97, p. 74 92

  • Le dynamisme de l'appareil argumentatif mis en place dans la parole des politiques peut seul convaincre les masses populaires qui subissent ces dcisions. Une analyse de la langue du pouvoir et des points de vue dcisionnels permettra d'clairer les options pour telle ou telle langue ainsi que les lments discursifs et rhtoriques exprimant le bien-fond de ces choix. A partir de l'tude du pouvoir de la parole , on mettra ensuite en vidence le statut rel de chacune des langues en prsence dans la rgion et on tentera de dfinir le rle des deux langues acadmiques qui entrent en concurrence. Au pralable, nous observerons le discours refltant la prise de la parole (et donc du pouvoir) en tant qu'acte d'autorit.

    Pouvoir de la parole

    La parole prend le pouvoir

    Prendre publiquement la parole est la preuve qu'on dtient une lgitimit et une autorit. C'est une affirmation de soi en tant qu'homme politique mais aussi en tant que porte-parole d'un Etat. L'explication de cette situation qui appelle, de la part des hommes politiques, plusieurs considrations, engendre un discours d'officialisation du pouvoir. Cette fiert a besoin d'tre rappele aux citoyens et au monde entier surtout, comme le souligne ex-ministre de l'Education algrien, A. Taleb Ibrahimi \ lorsqu'il y a changement de souverainet et transformation de la socit (p. 6). Il doit y avoir concordance entre la doctrine et la ralit, entre les ides, les paroles et les actes (p. 7).

    Implicitement, le discours sur la politique linguistique tend intrioriser une certaine omnipotence et un transfert de lgitimit. Il reprsente au Maghreb une prise de conscience de soi-mme, un acte de libert et d'appropriation de la parole confisque, une dmarcation par rapport au colonisateur, un acte de commandement au nom de la souverainet, une aptitude prendre des dcisions et, bien sr, une comptence dans le dbat sur la langue.

    Explicitement, son objectif principal est de convaincre tout prix : en faisant rfrence l'identit, au prestige de la langue, l'authenticit, au langage du cur, etc. Les structures de persuasion,

    1. A. Taleb Ibrahimi, De la dcolonisation la rvolution culturelle, SNED, Alger, 1981 (dsormais Taleb).

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  • avec leur pouvoir d'vocation et d'motion, sont des instruments minemment idologiques.

    Ainsi, le renversement de la situation signifie qu'agir contre le colonisateur, c'est se situer par rapport lui et le prendre pour modle de rfrence. Agir contre la langue de celui-ci, c'est situer sa langue propre par rapport la sienne, d'o l'illusion que la lutte pour la langue est une poursuite de la lutte arme de libration nationale et que l'accession la parole est une suite logique de l'accession l'indpendance. Avant de prendre les armes, il faut d'abord prendre la parole , estime un grand leader maghrbin, qui ajoute que le bouclier ducatif apparait plus redoutable que la cuirasse martiale et l'arme du langage plus efficace que le langage des armes \ surtout dans les conjonctures historiques difficiles. Pour H. Bourguiba, la langue a t une arme pour lutter contre le colonialisme franais et le bouter hors du territoire tunisien (congrs de Monastir, 1971).

    La parole renverse le statut des langues

    Passant d'un observateur passif n'ayant aucun pouvoir sur sa culture tant les rapports de forces taient ingaux, un acteur engag faisant basculer le rapport de forces, l'homme politique maghrbin dsire avant tout renverser le statut des langues. Il lui est dsormais loisible de constater les atteintes portes sa langue et de ragir en consquence.

    Les milieux officiels franais estimaient que rpandre l'instruction avec la connaissance du franais est le moyen le plus efficace de s'attacher la population indigne /.../ et d'assurer la France une influence prpondrante selon F. Buisson (1888). Le cardinal La- vigerie, comme la plupart des colons, souhaitait que les efforts de la France de diffuser sa langue (et sa religion) ne soient pas pargns2.

    Or la Tunisie tait trs marque par l'arabisation : Kairouan, Sfax, Mahdia et Tunis taient des centres littraires renomms pour les tudes arabes. Au Maroc, la Karaouiyine de Fs tait considre comme la plus vieille universit arabe du monde. Pendant l'ge d'or de l'islam (du 9e au 14e sicle), de nombreux mathmaticiens,

    1. Cit par A. Moatassime, Arabisation et langue franaise au Maghreb, Paris, PUF, 1992, p. 122.

    2. Lettre au prsident de l'Alliance franaise, Duruy, mars 1884.

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  • mdecins, gographes du Maghreb comme du Machrek, de l'Andalousie musulmane et de l'Europe chrtienne s'y sont forms. La France trouve au Maghreb un tat de civilisation infiniment plus avanc que le sien, y compris en Algrie (C. Lallemand, 1890, voir aussi R. Ageron, F. Colonna).

    On comprend pourquoi A. Taleb s'indigne devant l'uvre de dpersonnalisation [qui] s'est traduite par la fermeture des mosques et coles qui prodiguaient l'enseignement en arabe . Il dplore la dculturation qu'on a fait subir au Maghreb et affirme que les zaouias ont t dtruites en tant que foyers de culture et de rsistance . Il reproche enfin (p. 14) aux manuels scolaires franais de ne pas avoir souffl mot de cette brillante civilisation qui a fleuri Bagdad puis Cordoue, et laquelle l'Europe doit (pour une large part) sa renaissance1. Le mot arabe n'est mentionn, souligne-t-il aussi, qu'une seule fois. De tout le pass glorieux de nos anctres, la scolastique historique moderne de la France a retenu leur dfaite Poitiers devant Charles Martel .

    Si telle tait la raction des Franais, s'interroge A. Taleb, que sera alors la ntre ? Pour le peuple maghrbin il ne s'agit pas d'une alternative : Assimiler la civilisation technicienne en reniant notre culture ou rester fidle notre culture et disparaitre avec elle , il s'agit, pour lui, de sortir de l'ombre toutes les richesses que recle ce patrimoine, de s'approprier la connaissance de l'arabe et de se doter des acquisitions du monde moderne. Il dduit de tout ce raisonnement que, nous Maghrbins, avons un patrimoine qu'il est de notre devoir de sauver (p. 26). L'appel l'arabisation se fait donc dans un climat de mobilisation pour une seconde indpendance.

    Etant donn que la force de la parole doit tre la hauteur du dfi, elle sera d'autant plus nergique que les enjeux seront grands. Afin de lgitimer la double lutte en faveur du dveloppement conomique et du recouvrement de l'identit nationale, un riche

    1. Sigrid Hunke, Le soleil d'Allah brille sur l'Occident, Paris, Albin Michel, 1963, (p. 10), parlant du vigoureux gnie arabe , confirme la rpulsion que les Europens prouvent admettre l'existence de l'hritage arabe. Elle dnonce le fait qu'on ait systmatiquement dnigr les remarquables ralisations /.../ escamot la contribution essentielle notre civilisation . Elle s'tonne quel point les sentiments et les passions peuvent dicter la faon d'crire l'histoire et reconnat que les Arabes ont port pendant les trois quarts d'un millnaire le flambeau de la civilisation , qu'ils ont connu une priode de splendeur deux fois plus longue que celle des Grecs et qu'ils ont en vrit influenc l'Occident plus directement et plus diversement que ces derniers .

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  • appareil argumentatif est convoqu, jouant directement sur l'affectivit et l'motionnel.

    Les politiques linguistiques, les enjeux idologiques et les rapports de forces concrtisent non seulement les projets de socit mais aussi la configuration du modle culturel choisi. Et si l'ducation, la culture, la situation sociale, les conditions de vie faonnent l'individu, le pouvoir politique, entre les mains duquel se forment les grandes dcisions, joue sans aucun doute un rle dterminant dans l'instauration de ce modle et de ses reprsentations. L' inculcation de l'idologie et endoctrinement, par la convocation de mythes, de slogans politiques, de prt--penser , d'affectivit n'ont en effet pour rle que d'accroitre la crdibilit du discours.

    Langue(s) du pouvoir

    Le choix des langues, qu'il soit dlibr ou impos par les circonstances, a fait l'objet dans les trois pays d'Afrique du Nord de plusieurs discours. Le dbat sur l'arabisation a fait couler beaucoup d'encre.

    En dpit de la spcificit de chacun, beaucoup de ressemblances unissent les pays maghrbins : un pass et un hritage arabes lointains, un pass et un hritage coloniaux rcents, une religion et une langue nationale communes. Ils sont confronts au mme embarras : entre la crise d'identit et le projet de dveloppement, quelle langue privilgier, quelle politique d'arabisation, quelles dcisions sur le statut des autres langues ?

    L'examen des discours reflte la politique linguistique de ces pays qui, tels des projecteurs puissants, dcoupent des zones de lumire et des zones d'ombre, reconnaissent lgalement certaines langues et gomment volontairement le statut et mme l'existence officielle de certaines autres. Il est pourtant vident que, sur le plan fonctionnel, c'est l'usage qui dcide du statut rel des langues. La description du paysage linguistique montre en effet qu'il existe au moins quatre langues pratiques dans la rgion nord-africaine mais celle qui semble prioritaire est l'arabe.

    L'arabe : langue officielle

    Le mot arabe tant trs ambigu, de quel arabe s'agit-il ? De la langue ancienne et classique ? moderne ? dialectale ? quel dialecte ? la diglossie langue classique/ langue dialectale ? Expliquons la diffrence.

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  • La langue arabe, qui appartient la famille des langues chamito- smitiques, a t introduite au Maghreb depuis le 7e sicle de l're chrtienne, au moment de la conqute musulmane. Comme dans tout le monde arabe, elle se prsente sous divers aspects.

    l'arabe classique Cette langue, dite el fossha, est absolument incomprhensible par

    un public non lettr en arabe. Mme avec un certain niveau de culture, la lecture convenable de cette langue s'avre difficile tant donn le seul usage consonantique en vigueur au dtriment du systme vocalique. Cette langue de prestige forme le moyen de communication crite idal entre l'lite constitue d'intellectuels arabophones dans le monde entier. C'est la langue crite des rudits. Cet aspect de la langue dont jouit toute la communaut arabe a t jalousement contrl par les grammairiens exigeant puret et perfection . L'autorit de ces derniers et des crivains anciens a quasiment force de loi, puisque ce sont eux qui lgifrent, expliquent et interprtent son fonctionnement.

    les langues dialectales Si la langue classique constitue un facteur d'homognit renforce

    par la scolarisation, la varit des langues dialectales constitue autant d'outils particuliers de communication qu'il y a de groupes sociaux. L'arabe dialectal (ed-darridja) constitue la langue du peuple, non reconnue officiellement. Elle se prsente sous des formes trs varies non seulement d'un pays un autre mais aussi d'une rgion une autre, reflet des multiples caractristiques rgionales. Son enrichissement non rglement, tant en emprunts lexicaux trangers que scientifiques et techniques, est trs ouvert et trs frquent.

    Les dialectes se distinguent de la langue classique, celle de l'cole, du point de vue phonologique par la diversification du systme vocalique, du point de vue morpho-syntaxique (absence des dclinaisons des noms) et lexico-smantique par l'amalgame du franais et de l'arabe. Ils varient socialement (rural/ citadin), gographiquement (d'une rgion une autre) et bien sr historiquement (ils voluent plus vite).

    l'arabe littral moderne Cette langue se situe entre les deux. C'est la langue des mdias

    et des changes inter-arabes, une simplification lexicale et syntaxique de l'arabe classique. Ici le pragmatique prime le normatif: on tend uniformiser la langue entre pays arabes et faciliter les rapports

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  • langagiers entre les locuteurs concerns. Langue soutenue , propre au dialogue entre Etats et la discussion internationale mais qui reste encore malhabile assumer la modernit et qui au Maghreb n'est parle que par les lettrs. L'arabe officiel dont il est question au Maghreb se situe, en fait, entre langue classique et langue littrale moderne dont la limite n'est pas clairement dfinie.

    Le berbre et les langues rgionales : langues statut occult Dans ces dbats puristes on n'accorde pas plus de droit de

    cit au berbre qu'aux langues et aux dialectes rgionaux. Reproche leur est fait d'tre mlangs de termes trangers et de ne pas servir les Moyen-Orientaux. Sont donc mis en cause le pouvoir commu- nicationnel de ces idiomes et leur usage hors de la rgion o ils fonctionnent.

    Face aux apports culturels successifs, phniciens, latins, espagnols, gaulois, germaniques, le berbre (parl par 45 60 % de la population au Maroc, 25 30 % en Algrie et seulement 2 % en Tunisie, selon A. Moatassime, p. 21) a beaucoup volu et n'a oppos aucune rsistance ces influences. M. Memmeri souligne que c'est une culture qui persiste mais qui ne rsiste pas .

    Victimes de leur authenticit et de leur capacit d'voluer, les langues maternelles, les seules exclues de l'cole et des langues de prestige reprsentes par l'criture et la lecture, revtent un statut flou, indfini. Leur usage devient stigmate d'infriorit sociale, par opposition celui de la langue officielle dont on fait l'apologie. Le handicap de la diglossie arabe littral/arabe dialectal explique peut-tre le recours au bilinguisme arabe/franais. Une langue nationale la fois parle et prestigieuse est-elle possible dans un futur proche ?

    L'intransigeance concernant l'utilisation de la langue internationale dite nationale dans le systme judiciaire, scolaire, administratif s'tend jusqu' la sphre du pouvoir et des milieux officiels. Cette exigence ou plutt cette contrainte linguistique n'pargne personne, y compris les chefs d'tat eux-mmes *. Tout cela parce que, selon

    1. Certains prsidents de la Rpublique qui ont une faible culture en arabe se forcent, notamment en Algrie, lire leur discours, dfaut d'une matrise parfaite de la langue leur permettant de le dire . Pourtant, ils savent pertinemment que le peuple auquel leur discours s'adresse n'est gure arm que de la langue dite parle et partiellement du franais. Plus que pour communiquer, cet outil linguistique sert pour sduire, fasciner, faire rver. Peu importe le contenu du discours, son habit, pour ne pas dire son dguisement, ne fait ajouter l'difice de la langue de bois pratique. Dnonant cet accoutrement ridicule, Y. Ben Achour dclare dans La pense, 303, septembre 1995 que cela donne au langage politique l'allure travestie et frileuse de la langue de bois . Il ajoute que nos prsidents ont tous le ton de la codification et de la rhtorique .

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  • l'expression du ministre marocain A Laraki, on est condamn arabiser1. Mais pourquoi condamn arabiser? Est-ce une fatalit ? S'agit-il d'arabiser pour arabiser ou d'arabiser avec des objectifs prcis ?

    Pouvoir du discours

    Pourquoi l'arabe ? Quels objectifs politiques, quels avantages psychologiques ? C'est la langue agissant non seulement comme exutoire des frustrations et moyen d'expression lgitime, mais aussi comme objet de revendication de l'identit nationale. C'est aussi une langue ressentie comme moyen de libration nationale. Il s'agit de la rhabilitation d'un patrimoine dnigr par l'oppresseur, de la reconqute d'une identit bafoue, longtemps revendique, incarne dans les rfrences un pass glorieux. L'arabe, il y a quelques sicles, a dj t la langue de la science universelle /.../ C'tait la seule langue qui donnait accs aux ouvrages fondamentaux de l'poque (mdecine, astronomie, mathmatiques, chimie) , crit Taleb. (p. 16).

    Discours nostalgique

    Rfrer aux gloires des anciens est une invitation plonger dans son pass, aspirer la redcouverte de soi. A. Taleb vante la porte historique mondiale de la culture maghrbine. Il y associe l'vocation du nom de personnalits clbres, telles que Ibn Khal- doun, fondateur de la sociologie, Ibn Tofail, auteur d'une uvre philosophique puissamment originale Havy ibn Yaqdan, Ibn Rochd, le clbre Averros, qui fut le lien incontest entre l'aristotlisme et le thomisme (Taleb, p. 13). Mais l'histoire du Maghreb est lie l'histoire de sa langue : C'est au moment de son apoge, sous les Almoravides et les Almohades, que le Maghreb a fourni ses plus beaux fleurons la civilisation universelle . Le dclin culturel suit malheureusement le dclin politique : l'arabe ne pouvait que dcliner et vgter pendant l're coloniale. Cet attachement au pass, explique le ministre, n'est pas celui des passistes, partisans d'une glorification bate. Nous ne voulons pas la rptition du pass

    1. A Laraki, Jeune-Afrique, 994, 23 janvier 1980.

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  • mais son renouvellement dynamique. Nous n'appelons pas au retour au pass mais sa revivification, en harmonie avec les exigences du monde modeme . C'est voir une revendication de lgitimit du soi , du retour aux sources, de l'identit et de la souverainet nationales, de l'authenticit et de la culture. Etre soi-mme, c'est le problme de l'enracinement , Etre de son peuple, c'est tout le problme de l'authenticit : celui qui renie son pass rompt avec les siens, devient un dracin , nous explique encore Taleb. L'authenticit serait donc la fois l'attachement la nation, la langue et la religion.

    Discours identitaire

    Malgr leur divergence politique, le discours officiel comme la constitution des trois pays proclament les mmes professions de foi : l'arabe est notre langue nationale et l'islam est notre religion l. A partir de ces postulats de dpart, l'usage de la langue arabe devient une vidence. vidence souligne par le roi du Maroc : Nous parlons le franais par double culture, mais notre langue est l'arabe (dclaration dans Paris-Match en 1968). La langue, avec toutes ses rpercussions psychoaffectives, est considre comme l'lment essentiel de restauration de la personnalit et comme l'me d'un peuple. La langue est l'lment essentiel de la personnalit d'un pays dclare Youssel Ben Abbs, ministre de l'Education du Maroc, en 1963, il ajoute que l'histoire de notre pays est lie l'histoire de sa langue nationale. Selon le mouvement d'Istiqlal, l'arabisation n'est pas le remplacement d'une langue par une autre ; la langue n'est pas un instrument, c'est l'me du peuple (Al Alam, 21 janvier 1970).

    Sa revalorisation au titre de la reconqute nationale s'effectue par le biais de la radio, de la tlvision, de la presse, mais doit, avant tout, se concrtiser grce l'cole et au systme ducatif. La justice, l'administration, la vie sociale suivront forcment. Cette qute tend vers le recouvrement de l'authenticit culturelle et vers le nationalisme, voire vers le supra-nationalisme arabe prn par le prsident Nasser : Notre objectif est que les Arabes soient une

    1. L'Algrie est notre pays, l'arabe notre langue et l'islam notre religion, ce slogan nationaliste d'A. Ben Badis (cheikh des Oulmas du mouvement de Nahda de Constantine) a t inculqu tous les enfants Algriens.

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  • Umma muttahida (unie) l. Le point de vue religieux n'en est pas moins revendiqu travers la langue arabe, porteuse de la parole divine. Langue magnifie, sacralise, divinise, dcrite comme potique, parle par plusieurs nations de mme origine culturelle : tout fait d'elle un patrimoine prcieux et digne d'tre rcupr. ,

    Le pouvoir et la langue

    Le pouvoir de conservation exerc sur l'arabe

    Le poids des contraintes subies par la langue n'est pas sans incidence sur sa puissance interne et son influence dans le monde. Ainsi, les pressions s' exerant sur les langues du Maghreb sont de nature diverse.

    Quelles contraintes particulires sur l'arabe classique ? Comment cette langue littraire commune, langue qui vhicule la religion islamique, la culture arabe et la posie classique en est-elle arrive la stagnation ? Ce bel arabe (la Arabiyya) est devenu par excellence, vers la fin du 2e sicle hgirien (8e sicle chrtien), le modle de rfrence idal, le langage correct inalinable et immuable. En le codifiant et en l'instituant comme norme linguistique rigoureuse, les grammairiens l'ont rendu inaccessible aux communs des mortels. En le mettant l'abri des sicles, ils ont entrav son volution qui s'est arrte, selon l'tude2 d'O. Petit (p. 278), aprs le 12e sicle chrtien. Les grammairiens et des dfenseurs de cette langue, tout en la magnifiant, l'ont sacralise et enrobe dans des mythes : mythe de la langue divine (langue sacre inviolable et inalinable, qui n'admet pas l'introduction de termes trangers ou scientifiques), mythe de l'ge d'or et de l'apoge de la gloire de la civilisation arabe, mythe de l'unit d'un monde (un panarabisme politique, conomique, religieux, culturel et linguistique), mythe enfin d'un idal de beaut (splendeur de l'criture en tant que code, par opposition la langue parle), de l'esthtisme et du graphisme (ornementation, calligraphies et inscriptions des versets du Coran en arabesques), de l'lgance et de la perfection du style (voir El

    1. Voir M. Abou Chedid Nasr, Umma arabiyya dans le discours nassrien, Mots, 2, mars 1981, p. 16.

    2. O. Petit, Langue, culture et participation du monde arabe contemporain , IBLA, 128, Tunis, 1971, p. 259-294.

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  • Moualak'at Les suspendus , pomes pr-islamiques considrs comme des merveilles et accrochs la Kaba de la Mecque).

    Le poids des pressions exerces sur la langue par les hommes de religion, les grammairiens, et l'inertie des linguistes ne font malheureusement que la paralyser. La difficult est donc d'chapper ce blocage, au tabou que constitue son caractre sacr et au purisme farouche qui considre comme une profanation toute atteinte son aspect originel. Cette sacralisation outrance la strilise, inhibe sa croissance et sclrose son enrichissement. Certains pensent que la langue doit prserver son visage, qu'elle est le tmoin de l'histoire, qu'elle reflte des caractres nationaux et ethniques qui doivent tre dfendus sur toutes leurs frontires. Les frontires linguistiques sont, en quelque sorte, considres comme des frontires politiques. D'o la rsistance aux influences de la modernit et le maintien de la tradition, bien que la langue ait besoin, selon A. Taleb (p. 121), d' un courant vivifiant, un choc salutaire pour qu'elle reprenne conscience d'elle-mme et du monde, pour qu'elle se renouvelle et se dveloppe.

    Ce renfermement, qu'il soit d'origine religieuse ou nationaliste, rend la langue officielle (classique ou moderne) impuissante s'adapter aux progrs contemporains, l'emprisonne dans une tour d'ivoire idaliste en dphasage complet avec le monde actuel. Intrinsquement elle devient inapte s'approprier les nouvelles connaissances et exprimer le savoir technologique. Le jour o cette langue sera un outil de travail et de communication dans les mines ptrochimiques de Skikda et au complexe d'El Hadjar, ce jour-l notre langue sera la langue du fer et de l'acier, soulignait le prsident algrien H. Boumdienne (Congrs national de la jeunesse, mai 1975). L'avis de la Tunisie, d'aprs le chercheur Tahar El Haddad, confirme cet immobilisme : C'est l ( la Zitouna), dit-il, qu'elle est conserve depuis des sicles aussi loigne de la vie que la vie est loigne d'elle /.../ Il ne serait pas tonnant que l'avenir de la langue arabe soit identique celui de ces mtiers artisanaux moribonds autour d'elle l.

    L'optimisme rgne toutefois. L'arabe est estim pouvoir, dans peu de temps, voluer et jouer son rle dans la vie socio- conomique, la seule condition de ne pas politiser les dbats. Le Premier ministre tunisien, A. Mehiri, dclare (voir La Presse, 18 janvier 1975) : Ne faisons pas de l'arabisation un problme politique,

    1. T. El Haddad, Avenir de la langue arabe, TICH, 1933.

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  • ne considrons pas l'arabe comme une langue martyrise . Son exclusion temporaire du dbat sur la modernit admet pour corollaire la promotion de la langue franaise.

    Le pouvoir d'mancipation vhicul par le franais

    Dans la mesure o la langue de Molire est disponible dans les trois pays maghrbins, pourquoi ne pas en profiter pour promouvoir le dveloppement socio-conomique ?

    , S Facteurs socio-conomiques Dans les trois pays, le dbat sur le dveloppement, le progrs et

    la civilisation est assimil celui sur la langue franaise. L'argumentation en faveur du franais (langue internationale, des sciences et techniques, de civilisation et d'ouverture) est, cet gard, trs loquente ; d'o le statut de langue trangre privilgie qui lui est dcern implicitement.

    Le franais a, sur l'arabe, l'avantage de permettre une formation moderne et, par consquent, des dbouchs professionnels. C'est donc un moyen de promotion sociale, de culture et de dveloppement. Tous ces lments contribuent sa valorisation. Par ailleurs, son image de marque et son prestige se renforcent par le fait qu'il constitue le seul vhicule des matires scientifiques et techniques. L'utilit pratique de cette langue se distingue de l'esprit potique et esthtique de l'arabe enseign presque exclusivement dans les disciplines littraires. Du point de vue linguistique, l'acquis franais n'a rien de suprieur la langue arabe, mais du point de vue culturel, scientifique et technique, comme de celui des changes internationaux, la langue franaise jouit d'un privilge indniable, privilge chant par les trois pays.

    En Tunisie, le choix du franais est dlibr et cette langue y est dcrite au moyen d'expressions valorisantes. Elle est assimile une arme efficace contre la misre : le prsident Bourguiba soulignait que si nous voulons supprimer les causes de notre misre conomique, nous n'entendons pas nous priver de cet apport culturel , car la langue franaise peut tre considre comme un instrument qui permet de suivre la marche de la civilisation et de puiser aux sources du savoir, du progrs (juin 1964).

    Elle est dcrite comme vhicule de la modernit, moyen de rattraper le retard, instrument culturel, mais surtout comme complment linguistique indispensable. Le choix de cette langue se justifie

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  • par les arguments suivants de H. Bourguiba, qui postule en juin 1966 : La langue arabe, certes indispensable, ne saurait elle seule suffire. Pour vivre au diapason du monde moderne, il faut largir notre horizon culturel.

    H. Bourguiba rappelle en 1968 qu' user du franais ne porte pas atteinte notre souverainet ou notre fidlit la langue arabe, mais nous mnage une large ouverture sur le monde moderne. Si nous avons choisi le franais comme langue vhiculaire, c'est pour mieux nous intgrer dans le courant de la civilisation moderne et rattraper plus vite notre retard1. Le ministre des Affaires trangres tunisien, M. Masmoudi, rsume ainsi les bienfaits de la langue franaise : Instrument de promotion, d'mancipation, d'unit et de progrs, elle permet d'entrer en contact avec le monde extrieur (congrs de Monastir, 1971). H. Bourguiba lui voit aussi une autre vocation : son pouvoir de faire sortir le pays du sous- dveloppement : Elle servira encore la Tunisie pour sortir de son sous-dveloppement et rattraper son retard sur les pays modernes (confrence du 3 septembre 1974).

    Dans le cas de l'Algrie et du Maroc, le choix n'est pas librement consenti : c'est le fruit de l'histoire, mais il n'en demeure pas moins vrai que cette langue n'a jamais t rejete. Pour le Maroc, c'est un complment d'ducation indispensable , un moyen d'ouverture obligatoire , une langue de culture , un instrument de promotion sociale . Premire langue obligatoire, le franais constitue dans notre systme ducatif, le complment indispensable la formation dispense en langue arabe : c'est un moyen d'ouverture sur le monde extrieur, un instrument d'accs une langue diffrente , dclare le ministre de l'Education marocain, A. Laraki, en septembre 1983.

    Quant la Charte nationale de l'Algrie, elle qualifie la langue de Descartes de langue de culture , langue de communication avec l'extrieur , langue universelle , esprit crateur . Notre idal /.../ est d'tre pleinement nous-mme /.../ la connaissance de la langue de culture nous faciliterait la constante communication avec l'extrieur, c'est--dire avec la science et les techniques modernes et l'esprit crateur dans sa dimension universelle la plus fconde (Charte nationale de 1976).

    Facteurs ducatifs et culturels Les champs d'application de l'autorit et du contrle de l'Etat

    sont nombreux. Ceux o se cristallise la politique linguistique sont,

    1. H. Bourguiba, Bizerte, le 10 octobre 1968.

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  • en particulier, l'cole et le systme ducatif. Mais il va sans dire que l'cole qui assure l'apprentissage de la langue dlivre, en mme temps, un apprentissage des valeurs idologiques.

    A la domination de la langue franaise pendant l'occupation (l'arabe est dcrt langue trangre en Algrie ds 1838), se substitue, aux indpendances, l'arabisation qui devient un principe fondamental. Le dsquilibre entre d'une part, la langue dominante du moment et ses implications culturelles et d'autre part, les langues statut infrieur et d'utilit diffrente, constitue videmment une source de tensions. La marginalisation de l'arabe tait une vidence pour les Franais qui voulaient tout prix, dans le cadre de leur mission civilisatrice , que les Maghrbins acquirent leur mode de pense et de raisonnement. Actuellement, le nombre de djamas ou de zaouias, dans lesquelles on enseigne autre chose que le Coran appris par cur, est extrmement restreint. Il semble qu'il diminue chaque jour1. La rintgration de l'arabe devient une logique pour les Maghrbins qui ont vcu douloureusement l'anantissement de leur langue et de leur culture. Ainsi, la langue bannie pendant l'occupation a t promue langue nationale, l'indpendance, d'autant plus que la France ne s'est pas contente de leur apprendre sa langue, de leur inculquer sa culture : elle leur a appris qu'en dehors de cette culture il n'y a rien (Taleb, p. 12). La revalorisation de la culture arabo-islamique devient donc une urgence. Mais le rtablissement d'une langue mise en veilleuse par le pouvoir colonial pendant plusieurs dcennies s'avre pourtant trs difficile. Si la langue orale et la culture populaire ont survcu dans les proverbes, les chants folkloriques, la littrature orale, les coutumes et les traditions, celle de l'cole, vu sa longue lthargie, est devenue vraiment trangre aux peuples maghrbins. D'o la ncessit de maintenir l'cole la langue coloniale, meilleure garantie de succs dans la communication et les changes internationaux. Si la France, en occupant l'Algrie, n'avait pas dtruit toute trace d'enseignement national, ils [les enfants] auraient trouv des coles o apprendre l'arabe. Mais ils n'avaient pas le choix dclare A. Taleb.

    Par ailleurs, pour des raisons psychologiques, le maintien de cette langue semble plus que symbolique. G. Grandguillaume l'explique merveilleusement bien : Reconnatre le rapport de cette langue dans son ambivalence mme, c'est se donner les moyens de liquider les traumatismes inconscients en exigeant en ce lieu une reconnais-

    1. Travaux du Congrs de l'Afrique du Nord, publi Paris, 1909.

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  • sance de valeur qui y fut si longtemps refuse, en rhabilitant l'identit arabe dans le lieu mme o elle fut nie1.

    Il convient de souligner la prcarit du statut actuel du franais. Ce dernier est menac par l'anglais. Au Maroc, la premire universit anglophone au Maghreb, inaugure en 1995 et nomme El-Akha- wayn, c'est--dire les frres (en hommage au roi Fahd d'Arabie qui a financ sa construction) est, selon W. Bendjelloun, une universit qui s'inspire du modle anglo-saxon , une universit ouverte sur la modernit et dont l'essentiel des cours se fera en anglais (Le Monde, 18 janvier 1995). En Algrie, l'adoption progressive de l'anglais conduit les lves de la 4e anne scolaire choisir comme langue trangre soit le franais soit l'anglais. Cette mesure a t adopte depuis 1992-1993.

    A l'heure actuelle, les deux langues dominantes (arabe et franais) ne vont pas sans poser de difficults. Sur le plan pdagogique, ces problmes ne sont pas sous-estimer. D'abord la langue arabe (tout comme la langue franaise) n'est pas uniforme ; elle varie selon sa forme orale ou crite, sa nature littraire ou communicationnelle, son usage norme ou rel. Aux problmes de discrimination de ces divers usages s'ajoutent ceux propres au franais que le petit maghrbin partage avec son homologue natif dans cette langue, ceux inhrents au bilinguisme arabe-franais et au contact de deux codes diffrents (le chamito-smitique et l'indo-europen) auxquels se greffent les tensions culturelles et les complexes d'infriorit lis l'usage des langues statut non reconnu. Sans oublier les obstacles inhrents au manque de moyens matriels adapts ! II est urgent de dfinir une doctrine de l'enseignement prconise un article de Al-Alam (Maroc-Information, 23 octobre 1963) car, ex- plique-t-il, selon que l'on adopte un enseignement national conforme la personnalit du pays ou un enseignement de type occidental, on choisit du mme coup la langue dans laquelle se fera cet enseignement .

    La politique d'arabisation ne va pas, en effet, sans une politique ducative. La russite de celle-ci est conditionne par la russite de celle-l, et vice versa. Face toutes ces difficults, la prudence est donc de mise. A. Lakhdar dans Confluent se mfie de l'arabisation gnrale et brutale qui ne pourrait se faire qu' au dtriment de la qualit de l'enseignement . Il dclare qu' il sera long de former des instituteurs, des professeurs du secondaire, du technique

    1. G. Grandguillaume, Arabisation et politique linguistique au Maghreb, Paris, Maisonneuve et Larose, 1983, p. 159.

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  • et du suprieur capables d'enseigner la totalit des disciplines . Il met en garde contre l'arabisation outrance qui pourrait tre un danger1. Il postule par ailleurs qu'en inventant des mots notre faon, en choisissant tel mot plutt qu'un autre sur cinq ou six synonymes, nous risquons de compliquer la tche de l'unification et d'arriver dans cinquante ou soixante ans des diffrenciations importantes avec la langue arabe dans d'autres pays (ibid.). Mme une arabisation planifie n'est pas l'abri, dans le contexte actuel, des dangers et des drapages.

    L'exprience du Maroc est cet gard difiante.

    1957 : premire tentative d'arabisation du cours prparatoire (chec faute de personnel enseignant). 1960 : arabisation du CP. Entre 1960 et 1964 : arabisation du CE et en 1965 du CM1. 1961 : le congrs de l'UNEM tenu Azrou rclame un enseignement dmocratis, unifi, et rationnellement arabis. Il dnonce l'arabisation telle qu'elle est conue dans le plan quinquennal tantt comme un moyen d'amnager le contenu des programmes, tantt comme un moyen d'tude de la seule civilisation islamique (Maroc-Information, 28 octobre 1961). 1962 : dilemme quant au mode de ralisation de l'arabisation : matire par matire ou anne par anne ? Adoption de la deuxime possibilit jusqu' son chec en 1966. En mme temps, le ministre Y. Ben Abbs dcide de licencier 6 000 enseignants arabisants marocains recruts htivement pour les remplacer par des cooprants franais. 1964 : arabisation du CE2. 1966 : le ministre de l'Education nationale estime que l'arabisation totale de l'enseignement primaire conduit une impasse /.../ Il est impossible pour de longues annes encore d'envisager les disciplines scientifiques en arabe (cit par G. Grandguillaume, p. 179). Le ministre dclare dans Le Monde (du 8 au 14 avril 1964) que le niveau d'enseignement est gravement compromis par une arabisation htive, la gnralisation de l'enseignement peut se poursuivre dans le primaire, mais il faut tablir une slection l'entre dans le secondaire . 1971 : alignement de l'cole primaire de l'enseignement religieux et de l'enseignement arabis sur l'cole publique. Depuis 1983 : arabisation du niveau secondaire jusqu'au baccalaurat mais l'enseignement suprieur reste bilingue. En somme il faut retenir que toutes ces hsitations ne font que susciter une mfiance vis--vis de l'arabisation mal gre. Le cas du Maroc n'est pas isol : il reflte l'tat de la politique linguistique du Maghreb en

    1. A. Lakhdar, Confluent, 13, mai 1961 (cit par Taleb).

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  • gnral. Le linguiste tunisien, S. Garmadi ' ne manque pas de dnoncer le bilinguisme mal adapt et la mutilation linguistique et culturelle des Tunisiens bilingues, condamns au mutisme par l'insuffisante connaissance des deux langues, au complexe et au dchirement de ne pas avoir d'outil adquat pour s'exprimer.

    Au terme de ce parcours, retenons quelques points cls communs au Maghreb. Le statut de la langue arabe, langue officielle dite nationale , volue rapidement vu la priode relativement courte depuis l'accession aux indpendances. Cependant la concurrence entre elle et la langue de -puissance coloniale s'avre rude. Il ne suffit pas de dcider d'arabiser la socit pour effacer tant d'annes d'hritage. La maghrbinit face l'acculturation franaise et la propension vers une culture fonde sur une personnalit arabo-islamique sont partages par les trois pays. L'unanimit sur l'adoption de l'arabe comme miroir identitaire digne d'intrt relgue au second rang l'arabe dialectal et le berbre. Le dbat relatif aux langues locales (Algrie et Maroc), souvent tendu, traduit d'ailleurs une forte crise identitaire entre arabophones et berbrophones. La volont de neutralit vis--vis des langues dialectales du monde oriental qui pourtant envahit la tlvision, le cinma et la chanson arabe. Les couches populaires, par exemple, intuitivement savent distinguer la langue officielle (des informations) et l'gyptien l'assimilation duquel elles opposent une rsistance trs affirme. L'instabilit, les aller-retour de l'arabisation, l'inscurit identitaire, le dbat sur le berbre, tout cela caractrise la politique linguistique au Maghreb. Si l'unanimit rgne quant la conception gnrale de la politique d'arabisation, dans les trois pays, il n'en demeure pas moins vrai qu'il existe des diffrences et mme des paradoxes entre ces pays. La Tunisie et le Maroc, plus arms en matire d'arabit (coles renommes de la Zitouna Tunis et la Karaouyyin de Fs) s'avrent plus favorables la francophonie que leur voisin. Sans renoncer leur identit et leurs valeurs fondatrices, ils se dclarent bilingues. La Tunisie bnficie du fait de son adhsion la francophonie, de la diffusion gratuite de France 2. Le Maroc, o l'arabe est plus ancr qu'en Algrie, n'a vu la premire vague de bacheliers entirement arabisants qu'en 1993. L'Algrie, qui possde le plus grand nombre de francophones dans le monde aprs la France ; qui a produit le plus grand nombre d'crivains

    1. Actuellement en Algrie, l'enseignement du franais dbute en 4e anne (CE2). Au Maroc et en Tunisie, c'est un peu plus tt.

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  • trangers d'expression franaise ; qui a le plus grand nombre d'migrs en France, est plus radicale dans la politique d'arabisation. En tmoigne, malgr le peu de moyens mis en place, la loi de la gnralisation de la langue arabe dans tous les domaines, loi n 91-05 du 16 janvier 1991 (Journal officiel de la Rpublique algrienne du 16 janvier 1991). Cet excs de zle a videmment t salu par tous les conservateurs arabes et islamistes et condamn par les cadres francophones. Ait Ahmed (Horizon, 26 dcembre 1990) estime que cette loi vise interdire l'activit politique des personnes qui ne matrisent pas l'arabe, ce qui quivaudrait une volont de museler l'expression des citoyens . L'Algrie, qui a ctoy la France pendant une dure suprieure celle de ses voisins (130 ans), aspire davantage au retour aux sources tant en matire linguistique que culturelle et religieuse. En revanche, la prolifration des journaux en langue franaise, l'usage des antennes paraboliques et surtout la scolarisation massive des enfants qui apprennent le franais obligatoirement dans le primaire1, profitent la francophonie. L'Algrie demeure ainsi, paradoxalement, d'aprs le rapport sur L'tat de la francophonie de 1991 (p. 42), le premier producteur et consommateur africain de biens culturels de la langue franaise . Ces paradoxes s'expliquent sans doute par le traumatisme de l'Algrie, davantage touche par la politique de dpersonnalisation, en tant que colonie franaise part entire, que ses voisins, qui avaient un statut de protectorat et qui assument de faon plus sereine leur rapport avec la langue franaise. Dans le Maghreb, comme ailleurs, la stabilit linguistique dpend d'une part de la stabilit politique et, d'autre part, des rapports de forces qui risquent d'tre responsables de la fragilit de la langue et de son impuissance. C'est en dfinitive le pouvoir (quelle que soit sa nature : grammaire, idologie, religion, conomie, politique) qui conditionne la langue, son histoire, sa capacit d'exprimer la science et la technique et son rayonnement dans le monde, et non pas son aspect intrinsque. L'enjeu de la langue est li des rapports de domination conomique et politique devenue paradoxalement la fois du ressentiment anticolonial et de l'aspiration un label de modernit. Une langue ne s'impose pas parce qu'elle a des qualits intrinsques, prcise A. Martinet, tous les facteurs surtout sociologiques et politiques interviennent2.

    1. Le problme de linguistique en Tunisie, Duculot Gembloux, Belgique et SNED, Alger, 1972.

    2. A. Martinet dans Revue tunisienne des sciences sociales, 8, 1966, p. 70.

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  • Rsum / Abstract / Compendio

    LANGUES DU POUVOIR ET POUVOIRS DE LA PAROLE DANS LES PAYS MAGHREBINS

    Les textes doctrinaux, comme les discours officiels des dcideurs Maghrbins, accordent une lgitimit incontestable, dans la vie sociale et scolaire, la langue du Coran, langue crite, norme et pratique par la seule lite lettre. N'en est pas pour autant exclue la langue de ex-puissance coloniale laquelle est en forte concurrence avec elle, tous les niveaux de la scolarit.

    Mots cls : arabisation, enseignement, identit, politiques, franais, Maghreb, pouvoir

    LANGUAGES OF POWER AND POWERS OF THE WORDS IN MAGHREB

    Doctrinal texts and official speeches in Maghreb governing attach a value of social legitimation to Koranic language, which is written, normalized and reserved to an elite. If the other languages in practice are officially ignored, the ex-colonial french still remains in rivality with the modern arab at school.

    Key words : Maghreb, arabisation, french language, education, national identity, Power

    LENGUAS DEL PODER Y PODERE DE LA PALABRA EN LOS PAISES DEL MAGHREB

    Tanto los textos doctrinales como los discursos oficiales de los decidores maghrebinos atribuyen, dentro de la vida social y escolar, una legitimidad incontestable a la lengua del Corn, lengua escrita, normatizada y practicada solo por la lite letrada. Por lo tanto, la lengua de la ex potencia colonial no esta excluida ; hasta entra, en coda grado de la escolaridad, en competicin con la lengua del Corn.

    Palabras claves : arabizacin, enseanza, identidad, poltica, froncs, Magreb, poder

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    PlanPouvoir de la parole La parole prend le pouvoir La parole renverse le statut des langues

    Langue(s) du pouvoir L'arabe : langue officielle

    Pouvoir du discours Discours nostalgique Discours identitaire

    Le pouvoir et la langue Le pouvoir de conservation exerc sur l'arabe Le pouvoir d'mancipation vhicul par le franais