Extrait d’une communication de Robert Denommé

Chatterton ou le dilemme du héros dans un monde non – héroïque

Le Chatterton de Vigny se trouve au carrefour idéologique où les dramaturges romantiques

cherchent à remplacer la tragédie néoclassique par un théatre tragique qui puisse satisfaire

les exigences modernes.

Ils manifestent la nécessité de trouver une forme dramatique qui exprime la facture

héroïque et tragique de l’existence. Mais la tragédie classique est morte à l’avénement du

rationalisme à la fin du dix-septième siècle

En fait les tragedies, pensez à Sophocle ou à Racine, décrivent un royaume divinisé dans

lequel tout se subordonne à une Providence, soit un oracle paiën soit volonté divine.

L’univers hierarchisé reconnaissait le héros-protagoniste comme celui qui joue une place

privilégiée au sein de cet ordre.

La tragédie classique met en scène la catastrophe éprouvée par le héros , qui possède des

traits humains et divins, dans sa chute. Le drame romantique, au contraire, met en scène

un protagoniste qui habite un univers non-hièrarchisé, indèpendant de toute intervention

divine. L’ordre providentiel qui était à la base de l’univers tragique classique ratifiait le

héroïsme du protagoniste. Par contraste, le protagoniste romantique souffre de l’absence

d’un tel principe organisateur dans l’univers qu’il est condamné à habiter; il est donc obligé

de créer son propre héroÏsme en cherchant à transformer le monde non-héroÏque dans

lequel il se trouve.Le héros romantique se révolte contre son temps et nourrit l’’espoir que

son hèroÏsme lui permettra de se réaliser dans un monde meilleur.

Mais en même temps le héros romantique découvre la poussée violente des faits

historiques qui l’écrasent dans sa lutte por s’affirmer : en effet Chatterton paraît au

moment où la France vit le passage du système féodal au système industriel.

Le parallélisme que Vigny sous-entend entre Londres en 1770 et la nouvelle société

industrielle en France confère à la pièce une dimension d’actualité en 1835.

Vigny vise à donner le portrait du poète sans fonction dans une société utilitaire mais il

laisse entrevoir l’image de l’homme moderne désemparé dans une société sans diréction.Le

poète est aliéné parce qu’il se trouve à vivre dans un univers privé de tout ordre

providentiel et hiérarchisé.

Comme sa vocation le sépare du commun des hommes, il s’isole dans une petite chambre

louée chez l’industriel John Bell, qui est le porte-parole d’une démocratie qui soutient

avant tout la tyrannie du capitalisme. Il affirme que les ouvriers et leur travail lui

appartiennent. Si le positivisme utilitaire de la société industrielle, incarné dans le

comportement de Bell est impitoyable devant le sort d’un ouvrier dont les labeurs ont

contribué à l’épanouissement de l’utilitarisme envahissant, il ignorera certainement la

situation du poète, dont les labeurs ne servent à aucune fin utile.

Mais Chatterton souhaite faire accepter son oeuvre et s’intégrer dans une société qui se

déclare hostile à l’art et à l’artiste. Le dilemme de Chatterton est de vouloir être héroÏque et

reconnu comme tel au sein d’une société opposée à toute forme d’héroÏsme. Les limites

que l’esprit utilitariste de l’époque impose au poète ont pour conséquence de l’soler et faire

de lui un paria.