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  • SARAH PINBOROUGH

    Charme

    Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) parFrédéric Le Berre

    Milady

  • À Phyllis, Di et Lindy

  • 1

    IL ÉTAIT UNE FOIS…

    Cette année-là, l’hiver était bien précoce. Les rafales furieuses de vent avaient arraché les feuillesdes arbres, avant même qu’elles n’aient eu le temps de prendre leurs jolies teintes mordoréesautomnales. Il restait un mois encore avant la fête de l’an nouveau, mais cela faisait plusieurssemaines déjà que la ville avait revêtu un blanc manteau. Le givre brillait au carreau des fenêtres etles sols gelés devenaient glissants au petit matin. Parfois, les rares jours où s’entrouvrait le linceulgris de nuages qui recouvrait le royaume, on pouvait apercevoir au loin, dans le ciel bleu glacé, lepic de la Montagne lointaine. Cependant, jusqu’au printemps, personne ne lui accorderait vraimentd’attention. L’hiver était là et son emprise glacée allait tenir les têtes baissées jusqu’au dégel. Lasaison n’était ni à l’aventure, ni à l’exploration.

    Comme dans tous les autres royaumes, la forêt s’étendait entre la cité et les monts dressés au loin.Les grands arbres couronnés de neige formaient comme une mer verte festonnée d’écume gelée. Au-delà des premiers bosquets désolés et tordus de la lisière, le cœur du massif restait dense et sombre.De temps en temps, les cris des loups déchiraient la nuit, lorsqu’ils chassaient en meute et serépondaient l’un l’autre.

    Tête baissée, le nez emmitouflé dans son écharpe, l’homme se hâtait de pilier en colonne, apposantsur chacun d’eux une feuille de papier. La nuit avait été particulièrement froide et, alorsqu’approchait l’heure du premier repas de la journée, le ciel était toujours d’un noir d’encre. Lesouffle de l’homme produisait un nuage blanc semblable à de la poussière d’étoiles. D’un pas rapide,il passait d’un réverbère à l’autre, enfonçant vivement ses clous dans le bois glacé, pressé d’en finirpour rejoindre la chaleur de son foyer.

    Arrivé au bout de la rue bordée de maisons, il s’arrêta pour tirer une affichette de la pile,heureusement bien amincie, qu’il tenait coincée sous son bras. Si ce quartier-là n’avait pas lagrandeur et la flamboyance de ceux plus proches du château, il n’en était pas moins celui desmarchands et négociants de la ville, respectables et aisés, qui employaient et faisaient vivre le petitpeuple de la cité. Les habitants des lieux ne manqueraient pas d’envoyer leurs servantes s’enquérir dela nouvelle ainsi affichée et qui concernait les gens ordinaires. Quand le héraut viendrait pourannoncer d’une voix forte les événements de la cour, il ne dirait bien évidemment rien de ces chosesinsignifiantes.

    Ses mains n’étaient protégées que par des mitaines de laine censées laisser à ses doigts une plusgrande liberté. Il glissa un clou entre ses lèvres et prit le petit marteau dans sa poche. Cependant,deux heures de froid avaient suffi à l’engourdir complètement jusqu’aux poignets, de sorte que l’outillui échappa. En marmonnant un juron, il se pencha, faisant craquer son pauvre dos.

    — Je vais vous le ramasser.

  • Stupéfait, l’homme se retourna d’un bloc pour se retrouver nez à nez avec un étranger vêtu d’unmanteau rouge foncé et de bottes usées et boueuses. Il portait un lourd sac sur le dos. Aucune écharpen’ornait son cou, mais le froid qui s’était emparé de la ville ne paraissait pas vraiment l’incommoder– en dépit de ses pommettes rougies et gercées. Comme il se penchait, l’ouverture de son sac laissaapparaître une longue quenouille.

    — Bien le merci.Tandis que l’homme clouait son affiche, l’étranger lut l’annonce, les yeux plissés.« Fillette disparue.Lila, la fille du meunier.Dix ans. Cheveux blonds. Vêtue d’une robe à carreaux.Aperçue pour la dernière fois il y a deux jours, allant chercher du bois dans la forêt. »— Ces choses-là se produisent souvent ? demanda l’étranger, d’une voix plus douce et claire que

    ne l’aurait laissé supposer sa mise défraîchie et son apparence fruste.— Plus qu’elles ne le devraient, répondit l’homme, peu enclin à en dire plus. C’est facile pour une

    enfant de s’égarer dans la forêt, ajouta-t-il en reniflant.Il est toujours préférable que les secrets d’une ville n’en sortent pas.— C’est facile pour une forêt d’égarer une enfant, objecta doucement l’étranger. La forêt bouge

    quand l’envie l’en prend, vous n’avez jamais remarqué ? Elle peut vous faire tourner dans tous lessens, puis vous envoyer là où elle l’a décidé.

    L’homme scruta l’étranger, un peu plus attentivement cette fois-ci. Du fond de son vieux corps,l’homme sentit qu’une aura de mystères et d’histoires secrètes nimbait ce tisserand. Des récits qu’ilvalait mieux taire, car dès lors qu’ils sont contés, ils ne peuvent plus être oubliés.

    — Si c’est un homme qui a fait ça, il sera bon pour la Route du troll quand on l’attrapera. C’estsûr.

    — La Route du troll ? demanda l’étranger, sourcils froncés. Rien qu’au nom, ça n’a pas l’air trèsengageant.

    — Espérons qu’aucun de nous deux n’aura jamais à le découvrir.La petite note suspicieuse dans sa voix n’avait pas dû échapper à l’étranger, car il apaisa les

    craintes de son interlocuteur d’un sourire. Ses dents blanches et régulières indiquaient que l’existencen’avait pas toujours été aussi difficile pour lui.

    — Je n’ai vu aucune enfant dans la forêt, indiqua-t-il en accompagnant ses paroles d’un regardchaleureux. Et si d’aventure j’avais croisé sa route, je l’aurais bien vite renvoyée chez elle.

    — Vous venez de loin ? demanda l’homme en remisant son marteau dans sa poche.— Je ne suis que de passage.Ce n’était pas vraiment une réponse, mais cela parut suffire. Ils se saluèrent d’un signe de tête.

    Épuisé et la goutte au nez, l’homme suivit des yeux l’étranger qui s’éloignait dans la rue, sa longuequenouille dans le dos. Pas une fois il ne se retourna, cheminant tranquillement de son pas réguliercomme par un bel après-midi d’été. L’homme l’observa jusqu’à ce qu’il disparaisse au coin de larue, puis il frissonna. Pendant qu’il était resté planté là, immobile, le froid s’était insinué en lui pourse frayer un chemin jusque dans la moelle de ses os. Subitement, il se sentit vidé, sans forces. Il seraitbientôt temps de rentrer.

    Autour de lui, les maisons s’éveillaient peu à peu. On tirait des rideaux comme on ouvre despaupières encore tout ensommeillées. Au rez-de-chaussée, on allumait des lampes et on ravivait des

  • feux pour préparer la bouillie d’avoine bien chaude. Comme en réponse à un signal, le verrou d’uneporte fut tiré, pour livrer passage à une jeune fille gracile enveloppée dans un manteau. En hâte, ellealla s’accroupir devant les réserves de charbon pour en remplir un seau à l’aide d’une petite pelle.Même dans l’obscurité, l’homme distingua nettement les reflets auburn de ses longs cheveux bouclés,évocateurs de frondaisons d’automne et de couchers de soleil.

    Dans un raclement de métal, elle récupéra jusqu’à la dernière miette du précieux combustiblequ’elle put trouver. Dans le seau, elle avait à peine recueilli de quoi faire un feu. Et pas bien gros,encore, songea l’homme. D’ici peu, la jeune fille irait chercher du bois dans la forêt – qu’une enfants’y soit déjà perdue ou non.

    Lorsqu’elle se releva, leurs regards se croisèrent brièvement. Il porta la main à son chapeau, etelle répondit à son salut par un demi-sourire. Puis l’homme tourna les talons et poursuivit sonchemin. Il lui restait encore cinq affichettes à apposer – et le sourire d’une jolie fille ne suffirait pas àle réchauffer assez longtemps pour achever sa tâche.

    Dans la maison, Cendrillon était occupée à nettoyer le foyer de la salle à manger de ses cendres

    lorsque Rose parut, emmitouflée dans son épaisse robe de chambre, les mains au fond des poches.Cendrillon était habillée pour la journée, mais elle n’avait toujours pas retiré son manteau. Il nefaisait guère plus chaud dans la maison qu’à l’extérieur. Si on ne se mettait pas bien vite à faire dufeu dans les autres pièces, il lui faudrait bientôt chaque matin briser la couche de glace qui nemanquerait pas de se former à la surface du lait et de l’eau gardés dans la cuisine – en plus de toutesles autres corvées qui lui avaient été échues depuis qu’Ivy s’était mariée quelques mois auparavant.

    — Il fait de plus en plus froid, dit Rose.Cendrillon ne répondit rien. Sa sœur – sa belle-sœur en réalité – ouvrit les volets et alluma la

    lampe au mur, en veillant à maintenir la hauteur de la flamme aussi basse que possible pouréconomiser l’huile. La pièce resta plongée dans un clair-obscur.

    — Alors, qu’est-ce qui se dit ?— Comment ça ? demanda Cendrillon en relevant le nez de son baquet de cendres.— Je t’ai vue en train de lire les nouvelles, répondit Rose en désignant du menton le poteau de

    bois au dehors.Ballottée par le vent glacé, l’affichette clouée faisait penser à un poisson harponné agité de

    soubresauts.— Un enfant a encore disparu. Une petite fille.Cendrillon se remit debout et épousseta son manteau. Il lui fallait encore préparer le feu, mais elle

    avait oublié le petit-bois dans la cuisine. Elle allait d’abord s’accorder cinq minutes à côté de lacuisinière pour se réchauffer.

    — Il va falloir faire quelque chose, murmura Rose. On ne peut pas continuer à perdre des enfantscomme ça. La cité a un besoin vital de ces bois. Plus les gens ont peur d’y aller et plus le royaumes’affaiblit.

    — C’est peut-être les loups.

  • — Une soudaine vague de loups tueurs ? se moqua Rose, en lui jetant un coup d’œil plein dedédain. Ce ne sont pas les loups. Ces bêtes-là peuvent être vicieuses, mais pas comme ça. Et puis,sans vouloir être indélicate, si c’étaient des loups, on trouverait au moins quelques restes. Or, lesenfants disparaissent corps et biens, sans laisser la moindre trace.

    — On finira peut-être par les retrouver.Cendrillon était suffisamment épuisée comme ça pour ne pas avoir envie de s’infliger une nouvelle

    diatribe de Rose. Elle avait déjà préparé la bouillie d’avoine et mis les pâtons de pain au four. Aprèsle déjeuner, elle aurait encore à éplucher les pommes de terre et les légumes, avant de nettoyer toutela maison.

    — Bien sûr que non. Et le royaume comptera une génération entière de pleutres élevés dans lacrainte d’aller dans la forêt. Plus que jamais, la société sera marquée par la suspicion. Si le roi n’agitpas bientôt, il finira par perdre l’amour de ses sujets. Des soldats et des gardes postés en nombre àl’orée de la forêt, voilà ce dont nous avons besoin. Au minimum.

    Des rides étaient apparues de part et d’autre de la bouche de Rose, et entre ses yeux. Elle paraîtplus vieille que ses vingt-cinq ans, songea Cendrillon. Les fins cheveux de Rose étaient raidescomme des baguettes ; aucune boucle n’y tenait bien longtemps, quelle que soit la quantité de laquequ’on y mettait ou la durée d’application des rouleaux. Si ses traits étaient plutôt réguliers, ilsn’avaient vraiment rien d’extraordinaire non plus. En toute honnêteté, c’était une jeune fille assezquelconque. Ni Rose ni sa sœur Ivy n’avaient jamais été jolies. Elles étaient issues d’une lignéeaisée, mais c’était Cendrillon qui avait toute la beauté.

    — Le déjeuner sera prêt dans un instant, dit Cendrillon en replaçant une épaisse boucle roussederrière son oreille. Dès que j’aurai évacué ça, ajouta-t-elle en soulevant le seau de cendres.

    — Je t’aiderais bien, dit Rose, mais mère dit que je dois veiller à garder les mains douces.— Il te faudra plus que des mains douces pour trouver à te marier, marmonna Cendrillon en

    s’éloignant vers la porte.— Qu’est-ce que tu as dit ?— Un rat !Le hurlement fut si terrible que Cendrillon, les bras déjà douloureux, sursauta et renversa son

    chargement – sur son manteau pour l’essentiel.— J’ai vu un rat ! s’époumona de nouveau sa belle-mère depuis l’entrée du couloir.Pâle et défaite, elle avait encore la tête ornée de rouleaux et recouverte d’une charlotte.— Je l’ai vu descendre dans la cuisine ! Pas question d’avoir un rat dans la maison. Pas ici. Pas

    aujourd’hui. Pas quand Ivy doit venir !Le spectacle du nuage de cendres la laissa subitement interdite. Lentement, la fine poussière grise

    se redéposait sur le sol et le mobilier de cette salle à manger qui était tout à la fois sa joie et sa fierté.— Mais… mais que se passe-t-il ici ? Oh non, Cendrillon, nous n’avons vraiment pas le temps

    pour de telles bêtises. Nettoie-moi ça ! Je veux que tout soit impeccable pour 9 heures.Dans un bruissement de tissu, elle pivota sur elle-même pour se retirer, puis s’arrêta.— Non, réflexion faite, je veux tout soit impeccable pour 8 heures. Rose, poursuivit-elle en

    s’adressant à sa fille, lorsque tu auras fini de déjeuner, ce sera l’heure de ton masque de beauté et deta manucure. Il y a une fille qui doit venir pour cela, à neuf heures et demie. On me l’a chaudementrecommandée.

    Cendrillon considéra ses propres mains gercées.

  • — Je n’aurais rien contre une manucure, moi aussi.— Ne sois pas ridicule, aboya sa belle-mère. Qu’en ferais-tu donc ? Je te rappelle que Rose est

    fille de comte. Les gens commencent à s’en souvenir. Et puis, de toute façon, ces séances sont chères.Nous n’avons pas de quoi en payer plus d’une. Maintenant, dépêche-toi, je veux que tout soit parfaitlorsqu’Ivy et son époux, le vicomte, arriveront.

    Et sur ces mots, la marâtre sortit, oubliant déjà tout de l’épisode du rat et de la cendre. Rose lasuivit, laissant Cendrillon seule au milieu de son tas de poussière grise. Au moins, je n’ai pas usurpéle nom que je porte, songea la jeune fille en se mettant à genoux, armée de la pelle et de la balayette.

    Ivy et son vicomte arrivèrent juste après midi, à bord d’un glorieux carrosse tiré par deux chevaux

    gris parfaitement identiques. Par la fenêtre, Cendrillon regarda sa belle-mère se précipiter à leurrencontre puis s’attarder dehors un peu plus longtemps que nécessaire en ces temps de frimas – unemanière de s’assurer que le voisinage ait tout loisir d’apprécier la belle étole de loup posée sur lesépaules de sa fille et la profondeur du bleu de sa robe. Je pourrais tuer pour une robe pareille. Oumême pour un simple tour dans ce bel équipage, songea Cendrillon. Oui, sans doute pourrait-elletuer pour cela. En revanche, elle n’était pas certaine qu’elle aurait été jusqu’à donner un seul baiserau vicomte pour l’un ou l’autre de ces trophées.

    Au bras de son tout nouvel époux, Ivy avança vers la porte. Son visage pâle était fardé de rouge etune note de rose rehaussait l’éclat de ses lèvres. Même ses cheveux, aussi fins et raides que ceux desa sœur, semblaient avoir réussi l’exploit de gagner en éclat et en volume. Incontestablement, l’argentla rendait plus jolie. Pour autant, aucune fortune ne parviendrait jamais à faire d’elle une beauté.Cendrillon sentit son ventre se nouer sous l’effet de l’envie. Quel gâchis de voir tout ce luxe dévolu àune jeune femme telle qu’Ivy.

    Le vicomte était un homme nerveux et sec d’une trentaine d’années. Sa joue droite était agitée d’untic malheureux et ses épaules étaient un peu voûtées, comme s’il cherchait à passer inaperçu. Il avaitfait la connaissance d’Ivy le jour où celle-ci s’était jetée devant son attelage en courant après unecoupure de monnaie que le vent avait emportée. Le temps que le jeune homme la relève, rattrape lebillet et la raccompagne chez elle, ils avaient chacun réussi à trouver chez l’autre une chose ou deuxqu’ils appréciaient. Et, deux mois après, les voilà qui étaient déjà mariés.

    Cendrillon l’observa, confortablement assis de l’autre côté de la table, occupé à sourire pendantque son épouse parlait. Dans le fond, il lui rappelait son propre père, qui passait le plus clair de sontemps à agir exactement de la même façon. Mais le vicomte doit aimer Ivy, songea Cendrillon.Sinon, comment pourrait-il rester là, à prétendre que ce petit bout de rôti est aussi délicieux queles festins dont ils doivent se régaler chaque jour chez eux ? Dans cette demeure bien plus modesteque la leur, il n’y avait même pas de domestique pour servir – hormis Cendrillon, bien entendu. Etmalgré le feu dans l’âtre, la pièce restait fraîche. La jeune fille coupa un morceau de sa minusculetranche de viande, puis le mit dans sa bouche avant de le mâcher longuement. Sa belle-mère et sonpère faisaient de même, de façon à ce que le vicomte ne remarque que la part des hôtes était bien pluspetite que celle des invités. Jusque-là, le stratagème avait fonctionné. Le vicomte semblait

  • parfaitement satisfait, même s’il était bien difficile d’en avoir la confirmation tant Ivy monopolisait laconversation.

    — Maman, des bals sont organisés presque tous les jours pendant l’hiver, disait-elle, les yeuxbrillants d’excitation. Tu n’as jamais vu une chose pareille.

    — Oh mais si, ma chérie, objecta sa mère. Je n’ai pas oublié le bal de mes débuts. Et par la suite,quand j’étais jeune fille, j’ai assisté à d’innombrables bals, précisa-t-elle encore avec un sourire àl’intention toute particulière du vicomte. Vous savez, j’étais une véritable beauté à cette époque.

    — Assurément, très chère, confirma le père de Cendrillon. Lorsque j’ai fait ta connaissance, tuétais à couper le souffle.

    Son compliment lui valut un regard noir de la part de sa femme. Cendrillon savait très bienpourquoi. Sa belle-mère ne voulait pas que l’on évoque ainsi sa disgrâce en présence du vicomte – etd’autant moins qu’elle était si près de faire son grand retour à la cour après tant d’années. Cela étant,le vicomte ne s’était pas départi de son sourire. Cendrillon remarqua que son tic s’atténuait en leurcompagnie. Je me demande bien pourquoi ? songea-t-elle. Notre modeste demeure doit être siéloignée du luxe auquel il est accoutumé.

    — Quoi qu’il en soit, reprit Ivy en coulant un regard complice à son époux, il y a un bal au châteaudemain soir, et George et moi avons pensé que vous voudriez peut-être nous accompagner, Rose ettoi.

    Toute la tablée partit d’un grand cri. La belle-mère de Cendrillon se leva d’un bond, une mainplaquée sur sa bouche ; la note stridente qui parvint tout de même à s’échapper de sa gorge menaçasérieusement l’intégrité des verres à vin. L’immense sourire d’Ivy se transforma en rire. Même levicomte s’empourpra de plaisir. Rose était restée assise, bouche bée. Quelques secondess’écoulèrent, puis tous se mirent à parler en même temps, échafaudant mille plans dans un babilsurexcité.

    Cendrillon débarrassa la table ; à coup sûr, plus personne n’allait manger après pareille annonce.Et il était tout aussi certain que Cendrillon, elle, ne serait pas conviée à ce bal.

  • 2

    EN VOILÀ UN PETIT EFFRONTÉ…

    Après le départ d’Ivy et du vicomte, Cendrillon se retira dans la cuisine pour faire la vaisselle.Pour une fois, elle n’était pas fâchée outre mesure d’être reléguée dans la solitude du sous-sol– l’excitation de sa belle-mère était un peu pénible à supporter. Après avoir fait appeler le tailleur, lamaisonnée s’affairait à racler les fonds de tiroir pour trouver de quoi payer les robes de bal de Roseet de sa mère. On n’est pas près d’acheter du charbon, songea Cendrillon, même si mon pèreparvient à vendre quelques articles ou qu’il accepte des travaux de comptabilité pendant qu’iltravaille à l’écriture de son interminable roman. Quelqu’un allait devoir aller chercher du boisdans la forêt. Et à n’en pas douter, ce serait elle. À cette simple pensée, Cendrillon ne put retenir unfrisson. Ce n’était visiblement pas très sûr de s’aventurer seule dans les bois en ce moment.

    Au moins, il faisait meilleur dans la cuisine que dans le reste de la maison. Et il y régnait un plusgrand calme. Si Cendrillon devait entendre une seule fois encore sa belle-mère crier sa joie à l’idéede goûter à nouveau aux plaisirs de la vie à la cour, elle allait se mettre à hurler. Cendrillon avait eubeau tenter de petits « Et moi ? Moi aussi ? » anxieux, on les avait superbement ignorés, comme si lasimple idée qu’elle puisse assister à un bal à la cour était d’un tel ridicule qu’il n’était venu à l’idéede personne de prendre la peine de répondre à sa question. Après avoir essuyé le service deporcelaine fine, elle le rangea dans le vaisselier – où il resterait à prendre la poussière jusqu’à laprochaine visite d’Ivy et son mari. Ensuite, tout doucement, elle se mit à balayer. Cet après-midi-là,plus rien ne la pressait ; ses corvées étaient presque une consolation.

    Quelques coups légers furent soudain frappés à la porte de derrière – trois à la suite, puis unquatrième après une petite pause. L’humeur de Cendrillon changea alors du tout au tout. Elle tira leverrou et ouvrit la porte, un grand sourire aux lèvres, même si l’air glacé du dehors menaçait ens’engouffrant de chasser la maigre chaleur laborieusement accumulée dans la pièce.

    — Bouton !— Bien le bonsoir, princesse ! Je mettrai ça dans la réserve en partant, dit le jeune homme en

    désignant d’un coup de menton le sac brun à ses pieds.— Tu as apporté du charbon ?— Il ne fera défaut à personne. Ils en ont plus qu’il ne leur en faut, répondit-il en souriant, l’œil

    pétillant. Il ne faudrait quand même pas que ton petit nez tout mignon se mette à couler ! Et puisqu’onparle du froid, tu ne voudrais pas me laisser rentrer, que je me mette au chaud ?

    Elle s’écarta pour l’inviter à passer, puis referma derrière lui. Bouton tira une seconde chaisedevant la cuisinière et s’installa.

    — Une vraie saloperie, l’hiver cette année, dit-il en frissonnant.— Tu n’étais pas obligé d’apporter quelque chose, dit Cendrillon en posant un morceau de

  • fromage et un bout de pain sur une assiette. Tu es trop gentil avec moi, ajouta-t-elle encore en luiservant un verre du petit vin que son père buvait à table.

    — Ce n’est pas mon charbon, princesse. Pas plus que le demi-jambon que je viens de laisser chezmamie Parker. Ne te fais pas de bile, dit-il avec un clin d’œil. En tout cas, c’est à toi que je préfèrefaire des petits cadeaux.

    Cendrillon s’assit à son tour, les joues empourprées, heureuse de laisser le silence s’installer entreeux pendant qu’il mangeait. Parfois, elle avait le sentiment qu’il était son unique ami en ce monde,alors qu’elle ne connaissait même pas son vrai nom. Elle l’appelait Bouton depuis le jour de leurpremière rencontre, parce que le jeune homme lui avait apporté deux beaux boutons de nacre pourravauder sa robe déchirée. Le surnom lui était resté. Dans toute la ville, quantité de gens avaient dûlui donner, de la même manière, d’autres petits noms pour exprimer leur gratitude. Avec les rigueursde l’hiver, la vie était bien difficile, mais Bouton faisait de son mieux pour la rendre meilleure.

    Selon Cendrillon, il ne devait pas avoir plus de vingt ans. Mince et gracile, Bouton avait unetignasse noire, des yeux vifs et espiègles, et un cœur énorme. Cendrillon n’ignorait pas qu’il avait unfaible pour elle, mais elle n’avait jamais rien fait pour l’encourager. Certes, Bouton était plein dequalités, mais elle attendait plus de la vie. Elle voulait ce qu’Ivy avait, avec un homme grand et beaupour époux en plus. Elle le souhaitait si fort que cela en devenait douloureux.

    — J’espère que tu ne commets pas d’imprudence, dit-elle. Si tu te faisais attraper…Il était inutile qu’elle finisse sa phrase. Tous deux savaient pertinemment quelles en seraient les

    conséquences.Bouton était un voleur. Il occupait aussi la fonction de coursier au château – il était chargé de

    porter des messages aux différentes grandes maisons –, et était en plus affecté à diverses tâches dansl’enceinte royale pour occuper le reste de son temps. Expert dans l’art de faire disparaître de petiteschoses dont personne ne remarquait l’absence, Bouton donnait à droite et à gauche le produit de seslarcins, ou bien il le revendait pour redistribuer l’argent ensuite.

    — Je vole les riches pour donner aux pauvres, lui avait-il dit un jour. C’est la seule façon d’être unvoleur heureux. Il y a tellement de gens qui n’ont rien quand un si petit nombre possède tout en sigrandes quantités. Ce n’est pas juste.

    Bouton avait contribué à améliorer l’ordinaire de la famille de Cendrillon – même si les autresmembres de la maison n’en savaient rien. Et d’ailleurs, comment l’auraient-ils su ? C’était Cendrillonqui s’occupait de tout gérer au quotidien. Sa belle-mère elle-même n’avait pas remarqué que ces metsqui apparaissaient miraculeusement sur leur table étaient bien au-delà de leurs moyens. En mêmetemps, sa belle-mère n’avait jamais rien compris à l’argent – du moins, jusqu’à ce que celui-ci nefinisse par faire défaut. Issue d’un milieu aisé, elle avait fait un beau mariage. Ce n’est quelorsqu’elle s’était enfuie avec le père de Cendrillon qu’elle avait découvert le prix des choses. Unapprentissage qui se révélait particulièrement long…

    — Ah, c’est donc là que tu étais ! s’exclama soudain Bouton en souriant.Il tendit une miette de fromage au petit museau brun qui pointait dans l’interstice entre deux

    tomettes, derrière la cuisinière.— Beurk, un rat, dit Cendrillon en ramenant ses pieds sur la chaise. C’est sûrement lui qui a causé

    tout ce foin ce matin.— En voilà un petit effronté, dit Bouton à la bestiole qui trottina tranquillement vers lui et se

    dressa sur ses pattes arrière pour attraper le morceau de cheddar. Il me suit partout où je vais. Du

  • moins, c’était le cas jusqu’à la semaine dernière. Il a dû décider de rester ici.Contrairement à ce que Cendrillon avait pensé, le rat ne repartit pas aussitôt vers son trou.

    Confortablement assis sur son arrière-train, il resta en leur compagnie pour grignoter.— Ce n’est pas moi qui lui jetterai la pierre, conclut Bouton. Ce rat-là a du goût.— Ça ne peut pas être le même. Les rats ne suivent pas les gens comme ça, dit Cendrillon en

    souriant.Parfois, elle avait bien du mal à dire si Bouton plaisantait ou pas.— Oh, mais si, c’est lui. Regarde, il a une petite cicatrice sur le dos. Tu vois ? C’est bien le même,

    affirma-t-il avec un clin d’œil.— En tout cas, je ne suis pas certaine de pouvoir garantir sa sécurité si ma belle-mère lui tombe

    dessus.Cendrillon reposa les pieds au sol. Si c’était bien le rat de Bouton, il lui faisait déjà moins peur.

    De plus, il y avait un petit côté attachant dans le fait de le voir rester ainsi avec eux pour mangerjoyeusement son fromage.

    — C’est un coriace, dit Bouton. Je sais reconnaître un dur à cuire quand j’en vois un.— Il va y avoir un bal au château demain soir, laissa soudain échapper Cendrillon. Mes belles-

    sœurs vont y aller toutes les deux. Ce n’est pas juste.— Oui, il y a un certain nombre de bals prévus dans les mois à venir. J’ai passé une bonne partie

    de la journée à cirer les boiseries et à commander des plats et des vins fins.— Et la salle de bal, comment est-elle ? demanda Cendrillon. Est-ce que les chandeliers scintillent

    de mille feux ? Il y aura des musiciens ?— Tu sais déjà tout ça, répondit-il avec un petit sourire que tempérait son air pensif. Chaque fois,

    tu me demandes de te raconter. Mais oui, bien sûr, ce sera fantastique. D’après ce qui se murmure, leprince chercherait à prendre femme. Si c’est bien le cas, il va lancer une mode. Tous les jeunesnobles vont l’imiter et se marier eux aussi. Le prince donne le ton et tout le monde suit.

    — C’est merveilleux, s’exclama Cendrillon, avant de boire une gorgée dans le verre de Bouton etde se laisser aller en arrière sur sa chaise. Tu imagines un peu ce que ce doit être d’avoir le princequi tombe amoureux de toi…

    Sa voix s’était faite un peu plus grave – un peu plus rauque. Bouton haussa un sourcil et Cendrillonlui répondit d’un sourire. Ce petit jeu entre eux n’était pas nouveau, et ils n’y jouaient pas si souventd’ailleurs, mais elle avait besoin d’évasion et Bouton savait y faire pour la lui offrir.

    — Tu veux bien ? demanda-t-elle.Elle n’avait pas besoin d’en dire plus. Ils échangèrent un nouveau sourire. Elle ne tirait jamais

    aucune conclusion de l’acte auquel ils se livraient ainsi de temps en temps, et elle n’en concevaitstrictement aucune culpabilité. Pour autant, son père et sa belle-mère seraient sûrement furieux s’ilsles surprenaient. En fait, ils ne faisaient rien de mal. C’était un jeu, rien de plus, et Cendrillon n’étaitpas le genre de fille à éprouver la moindre honte vis-à-vis de son corps.

    — Tout ce que tu veux, princesse, répondit-il. À quoi ça sert, sinon, d’être amis ?Cendrillon sourit et ferma les yeux. Ils ne faisaient de mal à personne. Et ils étaient amis. Bouton

    commença à murmurer à son oreille. Elle sentit son souffle chaud sur sa joue et tout sonenvironnement triste et terne s’évanouit. Instantanément, elle fut transportée dans un château toutilluminé où tout n’était que douceur, chaleur et beauté, au milieu des couples élégants qui dansaient,et des serviteurs habiles et silencieux qui circulaient pour proposer des verres du meilleur

  • champagne. Elle allait tourbillonnant des bras d’un jeune homme élégant à ceux d’un autre tout aussiséduisant, vêtue d’une somptueuse robe d’un vert émeraude, le cou orné d’une parure de la mêmeteinte. Même les valets immobiles à la porte n’avaient d’yeux que pour elle. Dans sa rêverie – et cescénario revenait souvent –, trois hommes tombaient amoureux d’elle avant la fin de la soirée, tousprêts à se battre en duel pour la conquérir. Puis le prince lui-même entrait en scène pour l’enlever etl’épouser, avec plus de hâte encore que le vicomte n’en avait eue pour convoler avec Ivy. Ensuite,elle vivait heureuse au château auprès de son mari, et ses deux belles-sœurs ne pouvaient quecontempler le spectacle, le cœur plein d’envie.

    Tout doucement, Bouton lui parlait danse et romance, et tandis que Cendrillon imaginait le corpsdu prince serré contre le sien, il glissa une main sous sa robe et lui déposa de délicats baisers dans lecou. Du bout des doigts, Bouton vint caresser la peau tendre de l’intérieur des cuisses de Cendrillon,et le souffle de la jeune femme se fit plus court. Enfin, ses doigts trouvèrent ce qu’ils cherchaient etpoursuivirent leurs agaceries jusqu’à ce qu’elle soit trempée, pour finir par se glisser en elle.Cendrillon s’agita, haletante et tremblante, pendant que Bouton lui parlait de danse, du prince et demusique, encore et encore jusqu’à ce que son esprit ne soit plus qu’une salle de bal prise dans untourbillon, et que son corps vibre sous les caresses.

    Dans un soupir, elle s’abandonna quelques instants encore à ses visions, alanguie, puis rouvrit les

    yeux et rajusta sa robe. Lentement, sa misérable réalité reprenait déjà sa place tout autour d’elle.— C’est infiniment plus agréable quand c’est toi qui le fais que quand c’est moi toute seule, dit-

    elle en souriant.Elle se pencha pour déposer un baiser sur la joue de Bouton.— Cendrillon, tu es une fille bien étrange, dit le jeune homme, les joues un peu rouges. Il n’y en a

    pas beaucoup des comme toi.— Elles sont nombreuses à être pires que moi, répondit-elle. On ne fait que se toucher ! Qu’y a-t-il

    de mal à ça ? Ça fait du bien. C’est naturel.— Je ne cherche pas à débattre du sujet avec toi. C’est juste que tu es pleine de contradictions, dit-

    il en se resservant un verre de vin. Et j’aime autant que ce soit moi plutôt qu’un autre. Je suis ton ami.Je ne te ferai jamais de mal.

    — Tu es aussi étrange que moi.Elle n’avait pas besoin de s’expliquer ; tous deux savaient ce qu’elle voulait dire. La première fois

    qu’ils s’étaient livrés à ce petit jeu, Cendrillon avait essayé de le toucher lui aussi. Elle n’éprouvaitaucun désir pour lui, plutôt une certaine curiosité, et elle voulait surtout qu’il ressente le mêmecontentement qu’elle-même. Mais Bouton l’avait arrêtée dans son élan, disant que ces choses-làn’étaient pas pour lui.

    — C’est bien possible, princesse, dit-il avec un clin d’œil. C’est bien possible.Les pensées de Cendrillon dérivèrent de nouveau vers le château et ses merveilles ; elle envia

    Bouton d’y passer toutes ses journées.— Ce doit être un véritable enchantement, dit-elle. Encore bien plus que dans mon imagination. Je

  • serais prête à faire n’importe quoi pour pouvoir avoir cette vie-là. N’importe quoi.— « Un enchantement. » C’est une façon de voir les choses, je suppose.Bouton finit son en-cas et posa l’assiette sur le sol. Le rat arriva en trottinant pour renifler les

    miettes et les croûtes. Cendrillon se dit qu’elle donnerait cette assiette-là à Rose au déjeuner dulendemain. Comme ça, elle sera peut-être malade et incapable d’aller au bal. C’était une bienvilaine pensée, mais c’était plus fort qu’elle.

    — Bien sûr, c’est très beau, poursuivit Bouton, mais la beauté est facile à obtenir quand on a del’argent. Ces gens-là ont le meilleur en toutes choses, ajouta-t-il en la regardant avec attention. La vieà la cour, ce n’est pas que la musique, la danse et l’amour. Tu sais, les gens gentils n’ont aucunechance d’y survivre. Tout le monde court après le pouvoir. Chacun cherche à tirer profit de l’autrepour parvenir à une position où il pourra avoir l’oreille du prince ou du roi. La cour est pleine deloups cachés derrière des masques. Pourquoi crois-tu que je n’éprouve aucun remords à voler cesgens-là ?

    Cendrillon ne répondit rien. Toutes ces histoires ne l’intéressaient pas. Quelle importance pourelle ? Elle n’avait que faire du pouvoir. Tout ce qu’elle voulait, c’étaient de belles robes, de lamusique et faire la fête. La vie avait été suffisamment dure avec elle ces dernières années.

    — Parle-moi encore des carrosses, dit-elle avec empressement. Ceux qui sont rehaussés d’or etd’argent. Celui du roi et de la reine qui ne quitte jamais l’enceinte du palais. On dit qu’il est incrustéde tant de pierres précieuses qu’on craint que le petit peuple ne le mette en pièces pour s’emparerdes gemmes. Raconte-moi.

    Elle sourit et, cette fois-ci, ce fut au tour de Bouton de soupirer.— On le garde dans une écurie spécialement aménagée à l’arrière du château. Des soldats montent

    la garde en permanence autour de lui. La nuit, il scintille comme si on avait saupoudré sur lui toutesles étoiles du ciel…

    Cendrillon ferma les yeux et laissa les mots familiers passer sur elle et emporter au loin son esprit.

    Bouton repartit une heure plus tard. Après avoir versé le charbon dans la petite réserve à

    l’extérieur, il emporta le sac avec lui afin de s’en débarrasser avant d’arriver au château. La nuit étaitglaciale, mais Cendrillon était sortie sur le petit perron, avec aux pieds ses chaussures usées et unsimple châle sur les épaules, pour regarder son ami disparaître dans l’obscurité et la brume humidequi avait envahi les rues.

    Elle ne vit pas le petit rat gravir vaillamment la volée de marches jusqu’au niveau de la chaussée,sa fourrure gonflée comme si cela avait pu suffire à le protéger du froid. Lorsque Cendrillon s’en futretournée dans sa cuisine, porte fermée et loquet tiré, le petit animal avait atteint le trottoir. Dressésur ses pattes arrière, il renifla l’air humide de la nuit, à la recherche de la bonne direction.

    Cette fois-ci, il ne s’engagea pas dans le sillage de Bouton, mais trottina dans la direction opposée,vers la forêt. Il était bien heureux d’avoir eu du fromage et des miettes à dîner, car un long voyagel’attendait cette nuit-là.

  • Le jour suivant, Cendrillon fit son possible pour rester à l’écart, allant jusqu’à s’imposer une

    longue promenade dans le froid mordant. Malgré tout, il lui fallut pousser quelques « oh ! » et autres« ah ! » d’admiration devant la nouvelle robe bleue de Rose. Et en toute honnêteté, le nouveauvêtement de sa belle-sœur la rendait incontestablement plus jolie. Relevé d’une touche de fard, sonteint perdait de son aspect blafard, et la couleur de sa robe donnait par contraste de l’éclat à sescheveux. Elle était même parvenue à y faire quelques boucles, mais Cendrillon doutait que celles-cipuissent durer longtemps – en réalité, elle espérait plutôt le contraire.

    Lorsque le carrosse d’Ivy arriva, l’humeur de Cendrillon avait viré à l’aigre. Par la fenêtre, ellevit un valet aider Rose et sa mère à prendre place dans la voiture fermée. Son esprit n’était plusqu’un nœud de noires pensées auxquelles elle ne parvenait même plus à donner la moindre formecohérente. La jalousie était à l’œuvre, elle le savait. L’envie mêlée d’une touche d’auto-apitoiement.Elle n’y pouvait rien, c’était plus fort qu’elle. Comment suis-je censée me sentir ? C’est tellementinjuste. C’est comme si je ne valais rien.

    — À quoi penses-tu ?Le carrosse disparaissait au coin de la rue. Cendrillon relâcha le rideau.— À rien.— Ta mère a laissé ça pour toi.Debout dans l’embrasure de la porte, son père lui tendait une boîte de chocolats.— Le coffret contient deux plateaux, précisa-t-il. Il y en a pour quelques sous.— Je n’en veux pas.Cendrillon faillit bien se mettre à taper du pied comme dans ses colères de petite fille. Comment

    cette femme avait-elle pu imaginer que des chocolats pourraient la consoler de ne pas aller au bal ?Est-ce qu’on voulait en plus se moquer d’elle ? C’était comme du sel versé sur une plaie à vif.

    — Et ce n’est pas ma mère.— Elle s’occupe de toi depuis que tu es toute petite, Cendrillon. Elle t’aime.Son père posa l’échiquier qu’il tenait sous le bras sur la table, avant de la rapprocher du feu que

    Cendrillon avait allumé avec le charbon de Bouton. C’était une belle flambée, dont ni sa belle-mèreni sa belle-sœur ne sentiraient la douce chaleur. Une victoire bien dérisoire, mais une victoire tout demême.

    — Tu n’écris pas, ce soir ? demanda-t-elle.— Je me suis dit que c’était l’occasion de passer du temps avec ma fille, répondit-il avec un

    sourire. Et de grignoter des chocolats en faisant quelques parties. Qu’en penses-tu ?— J’en pense que je préférerais être au bal auquel ma « mère » n’a pas jugé bon de m’inviter.Son père poussa un profond soupir. À la lueur du feu, Cendrillon remarqua pour la première fois

    que les fils d’argent se faisaient plus nombreux dans ses cheveux et qu’un fin réseau de rides couraitdésormais sur son visage. Quand cela était-il arrivé ? Tout à coup, son père s’était transformé en unhomme d’âge mûr. Elle se souvenait encore du gaillard solide et souriant qui la faisait sauter sur sesgenoux du temps où sa vraie mère vivait encore.

    — Tu as bien des choses à apprendre, Cendrillon. Tout n’est pas si simple.

  • — Elle me déteste, dit-elle en se laissant tomber sur la chaise en face de son père. Elle m’atoujours détestée.

    En cet instant, elle avait l’impression d’avoir dix ans et non pas vingt.Son père éclata de rire.— Allons, ne fais pas l’enfant !Elle lui jeta un regard noir – un enfantillage, probablement.— Tu sais, ta belle-mère se sent extrêmement responsable de ce que ses filles ont perdu. De ce

    qu’elle-même a perdu. Tu étais trop jeune à l’époque pour comprendre. Lorsqu’elle a quitté le vieuxcomte pour m’épouser, leurs vies ont été complètement chamboulées. Alors oui, il lui arrive deregretter son train de vie d’autrefois. Je ne pourrai jamais lui offrir toutes ces choses auxquelles elleétait accoutumée et qu’elle avait toujours connues.

    Son regard se perdit au cœur des flammes.— Mais elle nous a choisis, Cendrillon, poursuivit-il. Elle a renoncé à tout ça, sans jamais jeter un

    regard en arrière.— Tu essaies de présenter les choses comme s’il s’agissait du véritable amour, répliqua

    Cendrillon dans un grognement, pour suggérer que cette pensée était du dernier ridicule. Mais si mamère n’était pas morte, jamais tu n’aurais eu besoin de cette femme.

    — Oh, ma chérie, répondit-il avec un doux sourire. C’était le véritable amour. Et ça l’est toujours.Tu étais trop jeune alors pour t’en souvenir. Ta mère… Il lui arrivait d’être difficile, tu sais. Si ellen’était pas tombée malade, je l’aurais quittée pour Esmée, tout comme Esmée a quitté le comte pourmoi.

    Cendrillon riva sur son père des yeux agrandis par l’horreur. Un froid terrible naquit au creux deson ventre pour irradier dans tout son corps, en même temps qu’un feu glacé lui faisait les jouesbrûlantes. Il ne parle pas sérieusement. Ce n’est pas possible.

    — Tu mens.— Non, répondit son père en secouant la tête, c’est la vérité. Entre nous, c’était bien le véritable

    amour. Je n’étais que le secrétaire du vieux comte, mais Esmée est tombée amoureuse de moi, et moiamoureux d’elle. Si la chance est avec toi, tu connaîtras le même bonheur un jour.

    — Pas si on m’interdit d’aller au bal !Cendrillon se leva brusquement. Les larmes lui piquaient les yeux. Comment a-t-il pu tomber

    amoureux de cette femme stupide ? Comment peut-il dire que ma mère était « difficile » ? Certes,elle n’avait guère de souvenirs d’elle – quelques images fugaces d’une femme qui la serrait contreelle pour lui lire des histoires mais elle était sa mère.

    — Tu ne vaux pas mieux qu’elle !Elle sortit comme une furie et s’élança dans l’escalier, abandonnant derrière elle la chaleur du feu

    et la douceur des chocolats. Après avoir claqué la porte de sa chambre, elle se laissa tomber sur sonlit. Quelques instants plus tard, son père frappa à la porte.

    — Va-t’en ! cria-t-elle, avant d’enfouir son visage dans l’oreiller pour y déverser sa rage.Était-ce sur son sort qu’elle s’apitoyait ainsi ? Elle n’aurait su le dire, mais elle était certaine

    désormais d’être absolument seule au monde. Même son père n’était pas de son côté. Ce n’était pasjuste. Vraiment pas.

    Elle dut finir par s’assoupir, car elle eut soudain conscience du froid qui s’insinuait dans la pièce,ainsi que des lueurs mouvantes qui se glissaient sous sa porte. On allumait des lampes dans l’entrée,

  • tandis que résonnaient tous les bruits d’une joyeuse agitation. Ensuite, Cendrillon entendit des pasdans l’escalier, précédés du rire impétueux et plein de majesté de sa belle-mère.

    Elles étaient rentrées.Emmitouflée dans son châle, Cendrillon alluma la chandelle sur sa table de nuit, comme si la petite

    flamme avait le pouvoir de dispenser de la chaleur en même temps que la lumière. Ensuite, sur lapointe des pieds, elle s’approcha de la porte. Elle ne voulait pas se confronter à elles, mais ellevoulait entendre ce qu’elles disaient. Elle espérait que les choses s’étaient mal passées. Après tout,sa belle-mère n’avait-elle pas jeté l’opprobre sur le vieux comte en le quittant pour un autre ? Il étaitmort voici deux ans, mais les cercles de courtisans lui en tenaient peut-être encore rigueur. Même sonstatut de fille d’un seigneur ne la prémunissait pas du scandale. Cependant, les petits gloussements àla fois joyeux et fatigués qui lui parvinrent achevèrent de doucher ses espoirs. Cendrillon jeta uncoup d’œil à l’horloge : une heure et demie du matin.

    — Oh, Rose, c’est merveilleux.Sa belle-mère était parvenue en haut de l’escalier. Avec mille précautions, Cendrillon entrouvrit

    sa porte pour mieux entendre.— Tu as dansé avec deux comtes, poursuivait-elle. Deux ! Tu te rends compte ?— Cela ne veut rien dire. Nous n’avons fait que danser, répondit Rose d’un ton moins excité,

    depuis le palier d’en bas. Oh, quel bien fou ça fait d’enlever ces chaussures. J’ai les pieds encompote.

    — Et le prince t’a fait un baisemain !— Je pense qu’il l’a fait à toutes les femmes présentes !Néanmoins, une note de bonne humeur transparaissait dans la voix de Rose. Pour tout dire, on

    aurait cru entendre parler quelqu’un d’autre. Toutefois, les pas lourds qui martelèrent bientôt lesmarches indiquèrent qu’il s’agissait bien de Rose, au corps et aux manières dénués de la moindreonce de grâce.

    — Mais n’est-il pas magnifique, Rose ? Bien sûr, je l’ai connu autrefois, quand il était garçon, et ilavait déjà quelque chose qui le distinguait, mais là…

    — Oui, il est charmant. Et maintenant, s’il te plaît, je t’en supplie, viens m’aider à retirer cetterobe. Mes côtes ne vont pas tarder à céder. Je t’avais bien dit qu’elle était trop petite.

    — Les hommes aiment les femmes qui ont une taille fine. Malheureusement, tu es un peu tropfriande des bonnes choses.

    Leurs voix s’estompèrent, puis Cendrillon entendit la porte de la chambre de sa belle-sœur serefermer sur les deux femmes dans un cliquetis métallique. Cendrillon attendit que le silence revienneavant de rabattre tout doucement sa propre porte. Elle sentait son sang battre dans ses veines ; le froidet la fatigue l’avaient soudain quittée, tandis qu’elle digérait les informations qu’elle avait glanées.Deux comtes. Et le prince avait baisé la main de Rose.

    Elle prit le portrait encadré du prince qu’elle gardait dans sa chambre – celui-là même qui luiavait un jour valu les moqueries de Rose, alors que presque toutes les filles du royaume possédaientle leur – puis retourna se coucher, les couvertures tirées jusqu’au menton. Elle s’abîma dans lacontemplation du visage souriant. Comment avait-il pu embrasser la main de Rose ? Ce doit être parpolitesse. Oui, c’est ça, bien sûr. Il a embrassé la main de toutes les filles, c’est bien ce qu’ellesont dit, non ? Non, Rose n’avait rien de particulier.

    Cendrillon souffla sa chandelle et laissa sa tête retomber sur l’oreiller, le portrait du prince posé

  • sur sa poitrine. Elle s’efforça de laisser le calme revenir en elle. Oui, elle détestait l’idée que Rosesoit allée au château et pas elle, mais à bien y songer, l’issue favorable de cette soirée n’était peut-être pas une si mauvaise nouvelle. Si Rose finissait par épouser un vieux comte, comme sa mèrel’avait fait avant elle, la réputation de leur famille s’en trouverait peut-être suffisamment rehausséepour que Cendrillon elle aussi soit invitée à ce genre d’événements. Une fois. Une seule. Oh, commeelle le voulait !

    Cendrillon ferma les yeux et laissa son esprit vagabonder vers ses chimères habituelles.Elle arrive au château et la salle de bal est pleine d’hommes et de femmes dans leurs plus beaux

    atours. Comme on annonce son nom depuis le haut de l’escalier, tous les visages se tournent verselle. Personne ne la connaît, mais tout le monde est ébloui par son charme et sa beauté. Elle danseavec les cavaliers les plus charmants, mais ses yeux ne quittent pas un instant ceux du prince.C’est comme si leurs regards étaient rivés l’un à l’autre. Pour finir, le prince s’approche etl’invite. Pendant qu’ils tourbillonnent sur le parquet, ils ne voient plus rien du monde alentour.Elle sait que le prince l’aimera à jamais et qu’elle-même le chérira toujours, qu’ils se serontéternellement fidèles. La musique ralentit et il la serre plus étroitement contre lui, d’un braspuissant posé au creux de ses reins. Elle sent la chaleur de son corps d’homme ; elle brûle qu’ildépose des baisers sur sa peau. Les lèvres du prince effleurent les siennes et l’affolent jusqu’à cequ’elle ne puisse pratiquement plus respirer. Puis la langue du prince rencontre la sienne et desmyriades d’étoiles explosent en elle.

    Sa rêverie bascula alors, comme toujours, pour passer à la scène de leur nuit de noces. La fête étaitfinie, même si elle promettait de durer encore des heures dans les rues de la ville, et ils s’étaientretirés dans leur chambre. Le prince son époux se tenait debout devant elle, l’œil brillant de désir ;ses doigts dénouaient les lacets de son corsage jusqu’à la laisser entièrement nue devant lui.Cendrillon glissa une main à l’intérieur de sa chemise de nuit pour titiller la pointe de son sein droit,comme si ces doigts étaient ceux du prince – et puis sa bouche aussi. Elle gémit doucement, perduedans la magie de l’instant, la tête emplie de gestes qu’elle ne pouvait qu’imaginer. La main du princedans ses boucles rousses pendant qu’il l’embrassait. Ses bras passés autour du cou de son amantpendant qu’il l’emportait vers le lit. Le poids de son corps sur le sien pendant que la passion lessubmergeait. La main de Cendrillon descendit plus bas, pour se glisser entre ses jambes et explorerla moiteur qui s’y nichait.

    Sa main à elle était sa main à lui. Puis, au bout d’un moment, c’était comme si le prince était enelle, bougeant en rythme, la bouche sur son cou, ses propres gémissements se faisant de plus en pluspressants. Il lui maintenait fermement les bras au-dessus de sa tête pendant qu’il la possédait. Ilsbougeaient frénétiquement, comme des animaux, de plus en plus vite et de plus en plus fort à mesureque leur envie grandissait. Puis, dans son petit lit, dans la petite chambre de cette petite maison,Cendrillon cambra soudain le dos, tandis que des gerbes d’étoiles jaillissaient derrière ses paupièrescloses.

  • 3

    UN BAL DES PRÉTENDANTES…

    — Leur garçon a disparu dans les bois.— Le fils du boulanger ? Jack ?— Ils ne l’ont pas laissé y aller seul ?— Non, la petite Greta était avec lui. Elle est rentrée, mais elle a dû contracter une sacrée fièvre,

    parce qu’elle raconte des tas d’histoires étranges.Cendrillon se tenait légèrement en retrait d’un petit groupe de commères, devant la modeste

    échoppe où un homme aux yeux rougis venait de lui vendre une miche. Elle s’était demandé pourquelle raison il ne l’avait pas gratifiée d’un sourire et d’un clin d’œil comme à l’accoutumée, maiselle avait mis ça sur le compte du froid glacial qui s’engouffrait à l’intérieur chaque fois qu’un clientouvrait la porte – et aussi du fait qu’elle-même n’était pas d’excellente humeur et que cela se voyaitpeut-être. À présent, elle savait la vérité, et l’aigreur de la bise n’était plus rien en comparaison dece qu’elle ressentait au creux de son ventre. Jack était un bon garçon, aimable et joyeux comme sonpère, et courageux au travail. Il n’a rien pu lui arriver de mal. Pas à Jack.

    Elle continua d’écouter les propos échangés à voix basse.— Comment ça, des « histoires étranges » ?— Et bien…, commença la vieille femme en baissant la voix.Tout son auditoire se rapprocha d’elle. Cendrillon ne put s’empêcher de penser que le pauvre

    boulanger éploré avait forcément compris quel était l’objet de ces messes basses de l’autre côté desa vitre. Néanmoins, presque malgré elle, elle s’avança aussi pour ne rien perdre du récit.

    — … c’est complètement loufoque. De toute évidence, la pauvre Greta n’a pas résisté au choc dece qui s’est vraiment passé. Toujours est-il qu’elle a raconté qu’ils étaient bien restés sur le chemin,exactement comme on le leur avait demandé et comme ils avaient toujours fait, mais que la forêts’était alors déplacée d’elle-même. Le chemin s’est modifié et, avant qu’ils n’aient compris ce qui sepassait, ils étaient perdus au milieu d’un bois épais et dense. Ensuite, ils ont marché toute la nuit…

    — Ce n’est pas possible ! intervint une femme toute maigre et au nez crochu. Elle était de retourchez elle quelques heures à peine après être partie. C’est ma Jeannie qui me l’a raconté, elle habite àcôté des parents de Greta.

    — Comme je disais, elle a dû attraper la fièvre ou quelque chose comme ça. En tout cas, c’estl’histoire qu’elle raconte – et celle que vous vouliez entendre, pas vrai ?

    — Euh, oui…— Alors taisez-vous et écoutez, reprit-elle dans un reniflement, en resserrant son châle autour de

    ses épaules. Donc, ils étaient en train de marcher dans la nuit quand ils sont tombés sur une clairière,au centre de laquelle se dressait une maison, dont les murs étaient en pain d’épices et les fenêtres en

  • sucreries. Voilà ce que dit Greta.Quelques grognements moqueurs accueillirent la tirade, mais la suite du récit eut tôt fait d’y mettre

    fin.— Une vieille femme habitait là. Elle les a invités à entrer. Greta a refusé, mais Jack y est allé.

    Comme il ne ressortait pas, Greta a fait le tour de la maison pour voir s’il n’y avait pas une fenêtrepar laquelle elle pourrait regarder à l’intérieur.

    — Et alors, qu’est-ce qu’elle a vu ?Si certaines avaient eu envie de rire au début, à présent, à l’instar de Cendrillon, elles étaient

    toutes captivées.— Rien. Parce que quand elle a découvert ce qu’il y avait à l’arrière de la maison, elle a tourné

    les talons pour s’enfuir dans les bois. Elle dit qu’elle a couru droit devant elle sans s’arrêter jusqu’àce qu’elle finisse par retomber sur le chemin qu’elle connaissait.

    — Ne nous fais pas languir comme ça, Gertrude ! Il fait un froid de canard. Qu’est-ce qu’elle adécouvert ?

    — Des os, répondit-elle, d’une voix qui n’était plus qu’un murmure. Des petits os. Des osd’enfants.

    Un long silence s’ensuivit.— Peuh, dit finalement la femme maigre. Le garçon s’est fait dévorer par les loups et la petite a

    attrapé la fièvre. C’est tout.— Il faut faire quelque chose, s’exclama Cendrillon, avant même d’avoir décidé de prendre la

    parole. Il faut des soldats pour garder l’accès à la forêt. On ne peut pas accepter qu’une générationentière d’enfants grandisse dans la crainte d’aller dans les bois. La forêt est essentielle pour nous.

    Cendrillon répétait ce qu’avait dit Rose, alors même que les paroles de sa belle-sœur lui avaientsemblé parfaitement ridicules au premier abord. Seulement, cette fois-ci, elle connaissaitpersonnellement l’enfant disparu. Et cela changeait tout. Cela avait beau l’agacer, elle devait bienadmettre que les mots de Rose étaient pleins de bon sens. Les trois autres femmes se retournèrentpour la regarder.

    — C’est vrai, martela Cendrillon. Il faut que quelqu’un aille parler au roi de…Mais le bruit d’une cavalcade ponctuée de coups de trompe couvrit le reste de sa phrase. Deux

    cavaliers en livrée passèrent en trombe dans la rue. Cendrillon les regarda, les yeux écarquillés. Lehéraut royal ? Tout le monde oublia instantanément le fils du boulanger et son sort tragique. Leboulanger lui-même sortit de sa boutique pour se joindre à la foule qui se hâtait afin d’entendre lesnouvelles du château. Il était bien rare que les hérauts viennent jusque dans ces quartiers de la cité oùbien peu de nobles résidaient. La nouvelle devait donc être d’importance.

    Cendrillon se fraya un chemin jusqu’aux premiers rangs.— Oyez, oyez !Le jeune homme sur son cheval blanc portait une tunique rouge et or exempte du moindre grain de

    poussière. Ses cheveux noirs parfaitement coiffés brillaient presque autant que le cuir de ses bottesimpeccablement cirées.

    — Sa Majesté le roi annonce sa volonté d’organiser deux bals des prétendantes à l’intention deson Altesse royale le prince, qui se tiendront dans un délai de deux semaines à compter de ce samedi.Toutes les jeunes filles de noble naissance, ainsi que leurs chaperons, sont invitées à y participer. Leprince dansera avec chacune d’entre elles. À l’issue des deux bals, il choisira la prétendante qui

  • deviendra son épouse.Mille conversations surexcitées démarrèrent alors en même temps. Les femmes et les enfants

    battirent des mains, tandis que les hommes s’assenaient des tapes amicales dans le dos en souriant.Un mariage royal était toujours synonyme de festivités et de jours chômés. Le roi pouvait se montrertrès généreux lorsqu’il voulait que son peuple partage son bonheur. Des quartiers de viande allaientêtre rôtis et la bière allait couler à flots. Des temps joyeux en perspective.

    Cendrillon faillit laisser choir les quelques emplettes qu’elle portait. Le prince organisait deuxbals et elle n’y serait pas invitée. Elle n’y assisterait pas, alors que Rose et sa belle-mère en seraient.C’était tellement horrible que cette simple idée la révulsait. Pire encore, elle allait en entendre parlersans arrêt au cours des deux prochaines semaines. En phase avec son humeur, le ciel s’obscurcitprécisément à cet instant. C’est sous une pluie glacée que Cendrillon regagna le logis familial, lecœur lourd et l’âme en berne.

    Couvrir de longues distances n’est pas chose facile pour qui n’est qu’un petit rat. Il lui fallut deux

    nuits et deux jours pleins pour atteindre le sommet de la tour du château. Au terme d’un périple déjàépuisant, la dernière ascension fut interminable – le petit animal était vidé. Au moins la forêt avait-elle été clémente avec lui, en lui offrant un chemin clairement tracé et un couvert végétal pour leprotéger de la froidure de la nuit. Un lièvre l’avait porté sur une bonne partie du trajet, lui permettantmême de dormir au chaud dans sa fourrure pendant qu’il bondissait à travers la nuit. Une fois encore,il avait médité sur la magie, la nature et le destin, tous indissociablement mêlés dans la forêt.

    La ville l’avait surpris. C’est en passant devant les mines qu’il avait repéré les premiers indicesque quelque chose clochait. Les chants qui vibraient dans l’air – comme si la montagne elle-même lesfredonnait – étaient empreints de mélancolie, de douleur et d’accablement. Les nains d’ordinaire sibraves et courageux n’éprouvaient plus aucun plaisir à travailler. À la lisière de la forêt, des zonesde sol nu étaient visibles ici et là ; les arbres et les taillis qui poussaient là d’habitude semblaient yavoir subitement renoncé, pour s’effondrer d’un coup en un vulgaire amas de paille desséchée.

    L’hiver régnait dans tous les royaumes. À l’est, le froid était plus mordant et durait plus longtempsqu’ailleurs, mais il ne s’était pas attendu à ce qu’il avait découvert ici. À toute heure du jour et de lanuit, les routes et des chemins étaient couverts d’une couche de glace noire et luisante, et de grandsnuages gris étiraient leurs lambeaux de ténèbres dans les cieux. Les toits des maisons étaient envahispar les corbeaux.

    Il était resté dans l’ombre des bâtiments pendant que ses petites pattes le portaient, aussi vite quepossible, jusqu’au château au cœur de la cité. Le froid se faisait sans cesse plus intense, et le ventplus violent. Bientôt, il lui apparut que le château était précisément l’œil de l’ouragan. C’était uneville malheureuse, noyée dans une tristesse amère qui s’écoulait comme du sang d’une blessure qu’onlui aurait infligée en plein cœur.

    C’était aussi une ville en deuil. Dans toutes les maisons où il était passé, les draperies coloréesavaient été remplacées par des tentures noires, et portes et volets étaient fermés. De nombreuseséchoppes n’accueillaient aucun client, seules celles où l’on vendait des produits de nécessité étant

  • autorisées à commercer. Pour autant, leurs vitrines étaient obscurcies et personne n’y venait flâner enquête d’une bonne affaire.

    Le petit rat s’arrêta un instant, puis se glissa par une anfractuosité à l’intérieur d’une maison.L’oreille tendue, il profita quelques instants du réconfort de la chaleur. Le temps de se sustenter dequelques miettes volées, il apprit ce qui s’était passé.

    Le roi était mort à la guerre. Sa dépouille n’avait pas encore été rapportée.La nouvelle n’étonna guère le rongeur. Les rois aiment les batailles, et les plus courageux

    n’hésitent pas à prendre part aux combats les plus violents. C’est justement là que les attend la mort,résolument campée au cœur de la mêlée, occupée à se goberger de vies jusqu’à ce que sa faim soit unpeu calmée. Toutes les vies se valent. Les rois meurent aussi bien que les autres guerriers.

    La reine et sa magie étaient donc désormais totalement aux commandes du royaume. La femme quipapotait tout en cousant paraissait bien convaincue que la tempête n’était que l’expression du chagrinde la reine de glace, privée de son époux et de sa belle-fille disparue, mais le rat se dit que le restede la cité ne partageait peut-être pas ce bienveillant avis. Ailleurs, comme l’attestaient lesinnombrables coups d’œil inquiets jetés à la dérobée aux corbeaux, il se murmurait sans doute que lareine n’était peut-être pas si chagrinée de ne plus avoir son mari dans son lit. Qu’elle avait obtenu cequ’elle avait toujours voulu – un royaume à elle seule. Aucun noble n’irait remettre en cause sonautorité, quand bien même les lois du royaume les y autorisaient. Un tel mélange de magie etd’amertume constituait une dangereuse alchimie. Si les rois affrontaient leur destin sur le champ debataille, les politiques, eux, choisissaient des voies plus sûres pour cheminer vers leur fin. Laseconde épouse du défunt souverain n’était pas un adversaire à provoquer à la légère.

    Pendant un long moment, elle ne le vit pas, perdue dans ses rêveries, les genoux ramenés sous le

    menton, lovée sur le trône dressé au centre de la tour. Sur tous les miroirs disposés autour d’elle, ellepouvait suivre la vie de la cité qui se déroulait si loin en dessous. Les yeux des corbeaux ensorceléslui rapportaient tout ce qu’ils voyaient. Pour autant, elle ne les regardait pas. Son magnifique visageétait sombre et ses yeux, dans le vague, contemplait quelque lieu qu’elle seule voyait.

    Il couina.Elle sursauta.Puis, l’apercevant, elle poussa un juron entre ses dents serrées – un mot cru totalement déplacé

    dans la bouche d’une personne de si haut rang – et leva une main. Des étincelles crépitèrent àl’extrémité de ses doigts. Elle s’interrompit cependant, sourcils froncés, avant de se pencher pourregarder de plus près. Dressé sur ses pattes arrière, le petit rongeur vit le visage au teint pâles’approcher de lui, semblable à une lune blafarde se découpant contre le mur noir zébré d’éclairsrouges. De nouvelles rides étaient apparues au coin de ses yeux, et ses pommettes étaient plussaillantes que jamais. En même temps, songea-t-il, on a tous les deux bien changé depuis le jour oùje l’ai prise là, sur ce sol de marbre froid. Et si la chose avait été possible, le rat aurait souri.

    La reine le regarda fixement pendant un long moment ; il soutint son regard. Il misait tout sur le faitque la curiosité pourrait la retenir de le détruire. Sa vie et son bonheur futur dépendaient

  • intégralement de l’issue de ce pari. Pour finir, des étincelles apparurent de nouveau au bout desdoigts de la reine et un petit tintement cristallin emplit l’air. Une lumière étincelante l’enveloppa desa chaleur et le monde tout entier se mit à frémir, s’agiter et trembler. Tout l’intérieur de son êtresubit le même traitement.

    Il était redevenu un homme.Et il était habillé – ce qui était plutôt un soulagement. Pendant un instant, la tête lui tourna. C’était

    étrange d’être de nouveau grand ! Une sensation particulière au creux de son ventre l’avertit qu’iln’était pas débarrassé de sa malédiction, mais temporairement libéré.

    Il ne perdit pas une seconde en vains compliments charmants et séducteurs. L’intimité qu’ilsavaient partagée un court moment avait disparu depuis longtemps. Elle servit deux verres de vin et ilsprirent place sur des coussins posés à même le sol. Ensuite, ils parlèrent longuement, jusqu’au milieude la nuit. Pour finir, ils parvinrent à un accord et conclurent un pacte. Elle lui expliqua comment lesortilège qui le frappait pouvait être levé définitivement. C’était la même méthode que pour tous lessorts, aussi ne fut-il pas très surpris. Néanmoins, en attendant ce moment où il parviendrait à s’endébarrasser pour de bon, elle allait le lever en partie, de façon à ce qu’ils puissent s’aidermutuellement. Ce n’était déjà pas si mal, comme accord.

    Ce ne fut qu’au petit matin, une fois redevenu rat, qu’il regretta de ne pas avoir redescendul’escalier avant l’heure fatidique.

    Oh, comme elles s’écoulèrent lentement, ces deux semaines entre l’annonce et la tenue du premier

    bal ! Une véritable frénésie s’était emparée de toute la ville – et même des gens du petit peuple qui,pourtant, ne franchiraient jamais les grilles du palais. Tout le jour, les tailleurs se hâtaient de maisonnoble en maison noble, s’activant fébrilement pour créer la robe qui vaudrait à celle qui la porteraitd’attirer l’attention du prince et de capturer son cœur. Plus personne ne regardait à la dépense et,chez les commerçants, on se frottait les mains. À eux seuls, les joailliers, coiffeurs et merciersassuraient l’essentiel de l’activité économique de la cité. Néanmoins, bouchers et boulangersn’étaient pas en reste, puisque ceux qui pensaient ne pas avoir le privilège de recevoir une invitationroyale se décidaient bien souvent à organiser chez eux leur propre petite fête. Les bals desprétendantes étaient bien rares et tout le monde voulait sa part de ces journées de liesse.

    Exception faite de Cendrillon. Pour elle, les journées s’étiraient en longueur et n’en finissaientplus, tandis que des équipes d’experts se pressaient dans la maison. Une femme venait instruire Rosedans l’art du maintien, tandis qu’une autre venait superviser ce qu’elle mangeait – sa mère était eneffet d’avis qu’il valait mieux lui faire perdre quelques kilos, histoire qu’elle n’ait pas l’air d’une« poulinière » par rapport aux élégantes de la cour. Un homme lui enseignait l’art d’engager laconversation, et un autre celui de danser les derniers quadrilles en vogue. Telle une armée, ilsarrivaient avant le point du jour et faisaient travailler la jeune femme souvent jusqu’à minuit.

    Cendrillon se déplaçait comme une ombre dans la maison pour accomplir ses corvées, mais sansoublier un instant d’observer et d’écouter. Dans la solitude de sa chambrette, elle avait répété etrapidement maîtrisé les mouvements et les postures que Rose trouvait si compliqués. Elle pivotait

  • d’un côté et puis de l’autre, avec une grâce naturelle que ne possédait pas sa belle-sœur, quis’escrimait pesamment tous les après-midi à apprendre à danser dans ses chaussures à talonsachetées tout spécialement. Ce n’est pas juste, songeait Cendrillon pour au moins la cent millièmefois. De fait, ce n’était vraiment pas juste. L’aiguillon de la jalousie lui fit monter les larmes aux yeuxlorsque la couturière déploya devant Rose un assortiment de somptueux rubans de soie. Ivy avaitannoncé qu’elle paierait la robe de sa sœur et qu’il ne fallait pas regarder à la dépense, et sa mèreentendait bien suivre cette consigne à la lettre.

    Rose fut donc enveloppée, serrée, pincée et piquée, le tout sous un déluge de claquements delangue agacés, jusqu’à ce que deux modèles de robes soient enfin sélectionnés. Ensuite, la pauvrefille fut expédiée au lit sans dîner, de façon à ce qu’elle soit sûre de parvenir à se glisser dans satenue le soir du premier bal. Une nuit, Cendrillon l’entendit qui sanglotait dans sa chambre ; elle futsur le point de frapper à la porte, mais elle se retint. Qu’aurait-elle pu dire ? Rose savait combienCendrillon aurait aimé être invitée, et Cendrillon avait bien du mal à plaindre sa belle-sœur. Pourautant, si la frustration de ne pouvoir participer à l’événement éveillait toujours en elle uneinsupportable amertume, elle n’éprouvait plus envers Rose la moindre jalousie.

    Les préparatifs n’en finissaient plus. La belle-mère de Cendrillon s’activait sans fin, toute à sadétermination implacable et acharnée de faire rivaliser sa fille avec les héritières des plus grandesmaisons du royaume. Cendrillon finit par se demander si, derrière les rires et les souvenirs dejeunesse, le premier bal de sa belle-mère n’avait pas été une épreuve plus qu’autre chose. Avait-elleeu à subir quelque remarque acide dont elle n’avait rien dit à Rose ? Avait-elle des comptes à régler,au château ?

    Pour la première fois, Cendrillon réfléchit à ce qu’avait pu être la vie d’avant de sa belle-mère.Comme elle avait dû être différente de celle qu’elle menait désormais. Et comme il avait dû lui êtredifficile de retourner au palais où tant de personnes n’avaient pas oublié ce qu’elle avait fait. Cespensées suscitaient des sentiments étranges et contradictoires en Cendrillon. Elle ne voulait pas sesentir désolée pour Rose ou sa belle-mère, mais d’une certaine manière, elle ne pouvait s’enempêcher. Sa marâtre était totalement obnubilée par l’idée de retrouver sa place à la cour ; Ivy et levicomte ne lui suffisaient plus. Son gendre était un homme nerveux qui préférait passer son tempsavec son épouse dans l’intimité de son domaine ; les affaires de la cour ne l’intéressaient guère. Tousles espoirs d’Esmée reposaient donc désormais sur les épaules de Rose.

    « Si tu parviens à rendre le prince amoureux de toi, Rose… Tu imagines… »Lorsqu’arriva enfin le soir du premier bal, Cendrillon n’aurait su dire combien de fois sa belle-

    mère avait prononcé ces mots, chargés d’une anxiété presque palpable. Incontestablement, Cendrillonaurait rêvé d’aller au bal, mais subir les mêmes tourments que Rose aurait été pour elle uncauchemar. Sa belle-sœur était épuisée – et sa belle-mère au bord de la folie. Oui, elle doit être follesi elle imagine qu’un homme aussi merveilleux que le prince pourrait envisager d’épouser unegrosse dondon telle que Rose. C’était impossible. Et Cendrillon avait l’intuition que Rose le savaitpertinemment.

  • 4

    LA BEAUTÉ EST TOUJOURS MAGIQUE

    Le soir du premier bal, les nuages gris qui plombaient le ciel depuis le début de l’hiver sedissipèrent d’un coup – et la voûte céleste put poser un regard curieux sur les activités magiques quiagitaient la ville si loin en dessous. Les étoiles scintillaient comme des diamants sur une robe bleunuit. Même le vent tomba, comme si la nature avait eu à cœur de respecter les coiffures sophistiquéeset les heures passées à se bichonner.

    L’exaltation des deux semaines précédentes céda le pas à une joyeuse excitation. Les essayagesétaient achevés ; les attelages étaient loués. Le moment tant attendu par toutes les dames du pays étaitenfin arrivé. Ce soir-là, elles allaient toutes danser avec le prince. Et, à la fin du bal suivant, l’uned’elles s’en retournerait chez elle fiancée au futur souverain. Si chacune se récriait, comme il se doit,quand on lui suggérait que le prince ne pouvait que la choisir, toutes espéraient bien entendu, du fondde leur cœur, être l’heureuse élue.

    La diète sévère avait porté ses fruits, la robe écarlate de Rose lui allait comme un gant. « Roserouge », comme l’appelait sa mère, souriait fièrement en contemplant le fruit de tous ses efforts.Cendrillon ne dit rien, mais en son for intérieur, elle dut bien admettre que Rose ainsi apprêtée étaitjolie – pas sublime, mais à tout le moins piquante et élégante. Comme le voulait la coutume, Esméeportait une robe de chaperon dans les tons bruns, mais celle-ci était de riche taffetas et la teinte luiallait bien. Sur le seuil du salon, Cendrillon les regardait se préparer à partir. Jamais de sa vie ellen’avait senti à ce point qu’elle n’était que la fille d’un pauvre secrétaire.

    Debout dans l’escalier, son père croisa son regard et lui sourit, mais elle l’ignora. Passant devanttout le monde sans décrocher un mot, elle s’éclipsa dans la cuisine. Son père allait encore direqu’elle boudait – et peut-être était-ce le cas –, mais il ne pouvait pas comprendre. Comment lepourrait-il ? Depuis que le journal avait mis la clé sous la porte, sa seule ambition était d’écrire sonstupide roman, enfermé à longueur de temps dans sa mansarde. Peu lui importait d’être élégant, dedanser ou d’aller au palais. Comment alors aurait-il pu mesurer à quel point sa fille vivait cettesituation comme une injustice ? En même temps, qu’y avait-il à espérer ? Il le lui avait dit : si sapremière femme, la mère de Cendrillon, avait vécu, il l’aurait de toute façon quittée pour cettestupide vache d’Esmée… Au fond, son père était aussi horrible et égoïste que tous les autres. Il auraitdû être à ses côtés. Il aurait dû ne pas approuver toutes les dépenses engagées pour que Rose aille àun bal qui ne déboucherait sur rien d’autre que des dettes.

    Elle ouvrit la porte de derrière et remonta le petit escalier menant du sous-sol au trottoir. L’airétait vif et piquant, mais sans le vent aigre, la nuit paraissait plutôt douce. Assise sur la pierre froideet humide, elle regarda le splendide carrosse d’Ivy approcher. Les mains glissées dans des manchonsde fourrure assortis à leurs somptueuses étoles, Rose et sa mère sortirent de la maison en riant, pour

  • aller s’installer à l’intérieur.Cendrillon resta sur les marches bien après que le carrosse eut disparu en direction du château ; le

    regard perdu dans le ciel étoilé, elle luttait pour ravaler ses larmes. Est-ce que ma vie sera toujoursainsi ? Serai-je à jamais une bête de somme, dans l’ombre de Rose et d’Ivy ? La pauvre petitebelle-sœur ? La fille du commun ? Peut-être devait-il en être ainsi, mais tout ce que Cendrillondemandait, c’était une soirée. Une nuit spéciale où elle serait quelqu’un. Au-dessus de sa tête, uneétoile traversa la voûte des cieux. Cendrillon ferma les yeux et les tint serrés très fort. Un bal, unseul, soupira-t-elle. Si je pouvais aller au château ne serait-ce qu’une seule fois…

    — On dirait que je suis en retard.Surprise, Cendrillon rouvrit les yeux – juste à temps pour apercevoir la dernière étincelle en train

    de s’évanouir dans l’air gelé, laissant dans son sillage une femme magnifique. Ses cheveux blonds,presque blancs comme la glace, lui tombaient librement sur les épaules et dans le dos. Sa peau de laitfaisait contraste avec sa robe noire. Ses yeux bleus évoquaient deux lacs gelés. Elle tira une baguettenoire d’un sac de velours et jeta un regard courroucé au petit rongeur brun assis sur son derrière à sespieds.

    — Les indications n’étaient pas des plus claires !— Qui êtes-vous ? demanda Cendrillon dans un souffle.La femme avait surgi de nulle part, dans ce qui ne pouvait être qu’un tourbillon de magie. Qu’était-

    elle venue faire là ?— Si tu tiens absolument à mettre des mots sur ce que je suis, répondit-elle avec un haussement

    d’épaules, je suppose que tu peux me considérer comme ta fée marraine. Et maintenant, rentrons àl’intérieur. Il fait un froid de gueux ici, et j’ai besoin de boire quelque chose.

    D’un geste, elle chassa le rat, qui partit se réfugier en trottinant au coin de la rue.— Bon alors, on s’y met ? dit-elle en jetant un regard noir à Cendrillon. Tu veux y aller à ce bal,

    oui ou non ?Dans la douce chaleur de la cuisine, Cendrillon trouva sa fée marraine encore plus magnifique

    qu’à la lueur de la lune. Elle avait des traits félins et délicats, mais une certaine dureté dans sonmaintien lui conférait une allure inhumaine, presque éthérée. Et ce n’était pas tout, car il n’émanaitd’elle absolument aucune gentillesse – c’en était presque perturbant. Elle n’avait pas encore souridepuis son apparition.

    — C’est ce que tu as de meilleur ? demanda-t-elle à Cendrillon en haussant un sourcil, après avoiravalé une grande gorgée de vin rouge.

    — Oui, je suis désolée. Nous ne sommes pas… Nous n’avons pas…— Je vais faire avec, l’interrompit la fée marraine en s’asseyant sur le rebord de la table de la

    cuisine pour examiner Cendrillon. Alors comme ça, tu veux aller au bal du prince ? demanda-t-elleen se resservant un verre.

    — Oh oui, répondit Cendrillon les yeux écarquillés et le cœur battant la chamade. Plus que tout aumonde.

    — Laisse-moi deviner. Tu veux danser avec le prince, faire en sorte qu’il tombe amoureux, etensuite vivre heureuse avec lui et avoir beaucoup d’enfants.

    — Oh oui, répondit Cendrillon en hochant frénétiquement la tête.— Pour la dernière partie, je ne peux rien te promettre, dit la fée marraine en s’octroyant une

    nouvelle gorgée. Aucune magie ne peut t’assurer le grand bonheur. En revanche, je peux te promettre

  • que tu capteras son attention et qu’il te désirera. Oui, tu l’attraperas ton prince. Mais de ce qui sepassera ensuite, je ne peux rien dire à l’avance.

    — Mais comment ? Comment vais-je y aller ?La tête lui tournait. En songe, elle s’était vue mille fois se rendant au château, mais jamais elle

    n’avait pensé que ses rêves pouvaient devenir réalité. D’ailleurs, peut-être était-elle en train derêver ? Se serait-elle endormie sur les marches ?

    — Je n’ai pas une seule belle robe à me mettre.— Arrête de faire ta mijaurée, s’exclama sa fée marraine, en faisant la moue. Ça, c’est la partie

    facile.Elle prit une noix dans son sac et l’ouvrit en la cognant contre la surface de la table. Ensuite, elle

    la leva au-dessus de Cendrillon pour répandre soigneusement son contenu sur elle. Une poussièrescintillante au goût de charbon l’enveloppa et, à ce moment précis, Cendrillon eut la très nettesensation d’entendre l’écho de voix d’hommes en train de chanter et de marteler la roche. Une nuéede papillons s’égailla au creux de son ventre, tandis que des ailes minuscules la picotaient dans tousles membres. Elle en eut le souffle coupé. L’espace d’un instant, elle se retrouva au cœur d’unmaelström d’étoiles qui scintillaient comme des diamants. Sa peau frissonna sous la caresse d’uncourant d’air glacé, puis quelque chose lui enserra la taille, expulsant tout l’air de ses poumons. Lesbaleines d’un corset se mettaient en place.

    Enfin, Cendrillon baissa les yeux et vit que sa vieille robe d’intérieur avait disparu. À la place,elle portait une somptueuse toilette couleur argent, cintrée à la taille et au corsage sans manches. Lasoie était constellée de petites gemmes, et sa peau scintillait comme si les étoiles qui avaienttourbillonné autour de sa tête s’étaient déposées sur elle en une pluie de poussière. Cendrillon seretourna pour se voir dans le petit miroir accroché au mur de la cuisine et faillit bien ne pas sereconnaître. Ses boucles flamboyantes étaient ramenées en une savante coiffure déstructurée ornée depierres et de perles. Son visage était maquillé et une touche de rose ornait ses lèvres.

    — C’est magique, dit-elle dans un soupir.— La beauté est toujours magique, répondit doucement sa fée marraine. Mais c’est une magie sur

    laquelle tu n’as aucun contrôle.— Je suis vraiment magnifique, dit Cendrillon, avec un grand sourire. Le prince va sûrement

    tomber amoureux de moi.— Oh, jolie bécasse, dit sa fée marraine avec un petit rire qui évoquait le bruit de la glace en train

    de se rompre. Elles seront toutes magnifiques. Après tout, c’est le bal des prétendantes du prince. Ilva falloir plus qu’un beau minois et une jolie robe pour le prendre dans tes filets. Heureusement, tu asces pantoufles à tes pieds.

    Cendrillon baissa les yeux et découvrit la plus merveilleuse paire de chaussures qu’elle avaitjamais vue.

    — Elles sont en verre ?— Ne dis donc pas de bêtises ! Comment voudrais-tu marcher chaussée de verre ? Elles sont en

    diamant.Cendrillon secoua un pied de droite et de gauche pour que sa chaussure scintille à la lumière et

    reflète les éclats d’argent de sa robe.— Les diamants ont une puissance très particulière. Ce sont des pierres enchantées, expliqua la fée

    marraine en scrutant Cendrillon de ses yeux bleus, froids et calculateurs. Ce sont eux qui vont faire

  • tout ton charme.— Elles me vont à la perfection.Les chaussures étaient plus légères qu’elle ne l’aurait cru – et chaudes avec ça.— J’imagine que c’est comme ça quand elles le veulent bien, ronronna sa fée marraine.Cendrillon sourit. Les talons hauts la rendaient plus grande que sa visiteuse, aussi étrange

    qu’exquise. Elle se sentait élégante. Ses pantoufles de diamant étaient parfaites, douces et chaudessous la plante de ses pieds. C’étaient des chaussures avec lesquelles elle pourrait danser toute la nuit.

    — Voici une seconde noix, dit la fée marraine en cachant la coque magique derrière une piled’assiettes sur la deuxième étagère du buffet. Demain soir, tu la casseras comme je l’ai fait avantd’inhaler son contenu. Tu seras alors transformée à nouveau.

    La fée marraine frappa dans ses mains.— Et maintenant, te voilà prête.— Je n’arrive pas à croire que vous fassiez tout ça pour moi, s’exclama Cendrillon, au comble de

    l’excitation. Merci, mille fois merci. Vous avez exaucé mes rêves.Dans un élan de reconnaissance, elle tenta de prendre sa fée marraine dans ses bras, mais cette

    dernière lui saisit les poignets, brisant l’étreinte avant même qu’elle n’ait eu lieu.— Je n’ai pas dit qu’il n’y avait pas un prix à payer, dit-elle d’une voix glaciale sans relâcher sa

    proie.— Comment ça ?Les doigts minces s’enfonçaient si profondément dans la peau de Cendrillon qu’elle eut peur

    d’avoir des marques.— Il y a toujours un prix à payer, expliqua la fée marraine en relâchant tout doucement sa

    prisonnière. Je peux faire ça pour toi, mais j’ai besoin de quelque chose en retour.Cendrillon ne répondit rien ; elle était tout ouïe. Quelle que soit la chose demandée, elle savait

    qu’elle allait dire oui. Si près du but, ne pas réaliser son vœu aurait été pour elle un véritable crève-cœur.

    — Tu auras ton précieux prince puisque tu y tiens tant. Ensuite, lorsqu’il t’invitera au château pourpréparer votre glorieux mariage, je veux que tu explores toutes les pièces qui s’y trouvent. Un de messerviteurs – celui-là même qui t’attend dehors avec ton carrosse pour te conduire là-bas – viendra tevoir chaque nuit, et tu lui raconteras tout ce que tu auras vu lors de tes excursions.

    — Toutes les pièces ? Mais il doit y en avoir des centaines !— Les châteaux ne sont jamais aussi grands qu’ils le paraissent vus de l’extérieur.Les yeux de la fée marraine s’assombrirent et, l’espace d’un battement de cœur, Cendrillon se dit

    qu’elle avait l’air tout à la fois triste et blessée.— À l’intérieur, on peut y devenir claustrophobes, termina-t-elle presque à voix basse, perdue

    dans un monde auquel Cendrillon n’avait pas accès. Toutes les pièces, hein ! C’est bien compris ?Cendrillon hocha la tête.— J’ai compris.Sa fée marraine l’observa avec attention pendant un long moment, avant de tirer une troisième noix

    de son corsage. Contrairement aux autres, celle-ci était si foncée qu’elle en paraissait noire, et sipetite et noueuse qu’elle donnait l’impression d’avoir été fossilisée, puis excavée de quelque fossedans la forêt.

    — Celle-ci, dit-elle doucement, ne la casse qu’en cas d’urgence. Mais uniquement une fois que tu

  • auras fouillé tout le château.— Quel type d’urgence ? demanda Cendrillon.— Si la vie au château n’est pas tout à fait celle que tu avais prévue. Si tu as besoin de fuir sans

    heurt et en toute discrétion.Cendrillon songea au château et au charmant prince qui l’attendait là-bas.— Je doute d’en avoir besoin, affirma-t-elle d’un ton catégorique.— Très bien, dit la fée marraine avec un sourire, avant de se lever et de ramasser son sac. Et

    maintenant, au bal.Elle claqua des doigts et la porte de derrière s’ouvrit.Un somptueux carrosse attendait dans la rue. Deux chevaux gris, chacun pourvu d’une stupéfiante

    crinière noire, piaffaient dans les brancards. Un cocher robuste sauta à terre pour venir lui ouvrir laportière délicatement ornée. Malgré l’obscurité, Cendrillon vit que les sièges étaient tendus develours rouge à liseré d’or. D’une main ferme et puissante, le cocher prit celle de Cendrillon pourl’aider à monter à l’intérieur. Elle marmonna un remerciement, mais ses pensées étaient tout entièrestournées vers sa tenue, son équipage et son prince.

    — N’oublie pas notre accord, dit sa fée marraine, debout sur le trottoir. Autrement, tu t’en mordrasles doigts.

    — Je n’oublierai pas, répondit Cendrillon en contenant un frisson. Merci.La menace ne lui avait pas échappé.— Encore une chose, ajouta la fée marraine en refermant la porte. Veille bien à partir avant minuit,

    au plus tard. Les deux soirs.— Minuit ? répéta Cendrillon, dépitée. Mais les dernières danses n’auront même pas commencé, à

    cette heure-là. Il dansera avec d’autres, après mon départ. Il m’oubliera.— Tu as encore bien des choses à apprendre au sujet des hommes. Séduis-le, puis laisse-le sur sa

    faim, dit-elle avec un petit sourire teinté d’une note d’amertume. C’est là que réside ton véritablepouvoir. Minuit, n’oublie pas, dit-elle encore en adressant un signe au cocher.

    Puis le carrosse se mit en route. Lorsque Cendrillon se pencha à la fenêtre pour regarder enarrière, sa fée marraine avait disparu. Seules subsistaient quelques étincelles en suspension dans l’airglacé.

    La température chutait à mesure que la nuit s’installait, mais Cendrillon n’y prêta aucune attention

    en descendant du carrosse à l’entrée du château. La beauté des lieux lui coupa le souf