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LÉVIS AU DÉBUT DU XX e SIÈCLE S’appuyant sur l’association coopérative et le développement local, Alphonse Desjardins et ses collaborateurs fondent la Caisse populaire de Lévis à point nommé car l’économie lévisienne est alors en plein déclin. Depuis l’arrivée du Grand Tronc en 1854, Lévis est mieux intégré au réseau ferroviaire que Québec. Grâce à sa situation sur les berges du Saint-Laurent et à son emplacement stratégique au point de jonction de trois lignes de chemin de fer, Lévis est, au début des années 1870, un centre portuaire et ferroviaire en plein essor. Aussi, des notables lévisiens caressent le rêve de voir leur ville supplanter un jour Québec. Mais les fruits ne passeront pas la promesse des fleurs. Dans les années 1880 et 1890, Québec comble son retard dans l’équipement portuaire et ferroviaire et stoppe effectivement la croissance de Lévis. Le déclin économique de Lévis dans les trois premières décennies du XX e siècle est dû à la régression de ses activités économiques tradition- nelles. Outre la perte du rôle clé de terminus maritime et la diminution de l’activité ferroviaire, Lévis subit une véritable saignée dans le commerce et l’industrie, d’autant plus que plusieurs établissements importants sont la proie des flammes 1 . Ces nombreux facteurs défavorables sont, en partie seulement, contrebalancés par la mise en place d’éléments de reprise. Ayant perdu sa partie de bras de fer avec Québec, Lévis devient de plus en Chapitre III La « caisse mère » en activité (1901-1920)

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LÉVIS AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE

S’appuyant sur l’association coopérative et le développement local,Alphonse Desjardins et ses collaborateurs fondent la Caisse populaire deLévis à point nommé car l’économie lévisienne est alors en plein déclin.Depuis l’arrivée du Grand Tronc en 1854, Lévis est mieux intégré au réseauferroviaire que Québec. Grâce à sa situation sur les berges du Saint-Laurentet à son emplacement stratégique au point de jonction de trois lignes dechemin de fer, Lévis est, au début des années 1870, un centre portuaire etferroviaire en plein essor. Aussi, des notables lévisiens caressent le rêve devoir leur ville supplanter un jour Québec. Mais les fruits ne passeront pas lapromesse des fleurs. Dans les années 1880 et 1890, Québec comble sonretard dans l’équipement portuaire et ferroviaire et stoppe effectivement lacroissance de Lévis.

Le déclin économique de Lévis dans les trois premières décenniesdu XXe siècle est dû à la régression de ses activités économiques tradition-nelles. Outre la perte du rôle clé de terminus maritime et la diminution del’activité ferroviaire, Lévis subit une véritable saignée dans le commerce etl’industrie, d’autant plus que plusieurs établissements importants sont laproie des flammes1. Ces nombreux facteurs défavorables sont, en partieseulement, contrebalancés par la mise en place d’éléments de reprise.Ayant perdu sa partie de bras de fer avec Québec, Lévis devient de plus en

Chapitre III

La «caisse mère» en activité (1901-1920)

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plus un centre régional pour la rive sud. Néanmoins, le remplacement pardes activités nouvelles n’est pas assez rapide pour augmenter la population.Entre 1891 et 1911, on assiste à une stagnation de la population lévi-sienne qui oscille entre 7300 et 7800 habitants2.

Le recul économique de Lévis est ponctué de coups de théâtre quiengendrent un climat de morosité. En 1903, par exemple, le Grand Troncdéménage la plupart de ses installations ferroviaires de Lévis à ChaudièreCurve (Charny). Deux ans plus tard, en mai 1905, les employés des trainsde l’Intercolonial résidant à Lévis reçoivent l’ordre de déménager à leurtour à Chaudière Curve. Aussitôt, la Chambre de commerce de Lévis pro-teste en vain auprès du gouvernement du Canada, alléguant « que cetordre va enlever à Lévis les résidants d’un de ses quartiers les plus popu-leux et les plus prospères3». Le coup le plus dur survient en 1906, alorsque l’usine Carrier, Lainé et compagnie, qui comptait 600 employés à lafin du siècle précédent, ferme ses portes4. Après deux années de relanceavortée, les Lévisiens assistent «avec tristesse» à la vente aux enchères del’entreprise sur le parvis de l’église Notre-Dame le 14 avril 19085. Après ledéménagement forcé des employés de l’Intercolonial à Chaudière Curve,la fermeture de Carrier et Lainé plonge l’économie lévisienne dans unepériode de crise. En juin 1908, la Chambre de commerce de Lévis rap-porte que 150 maisons sont à louer dans la ville6. Et la crise persiste encorequelques années. En 1911, le curé François-Xavier Gosselin déplore amè-rement que «depuis trois ans surtout, la ville de Lévis passe par une crisecommerciale et industrielle qui a obligé une cinquantaine de bonnesfamilles à nous quitter pour s’en aller à Québec, à Montréal, ou dans lesparoisses circonvoisines de Lévis7».

À la faveur de la Première Guerre mondiale (1914-1918), il y aurabien une brève reprise des affaires dans la construction navale et dans lesindustries connexes, mais son effet ne sera pas durable. En fait, l’ouverturedu pont de Québec en 1917 brise les derniers espoirs de prééminence deLévis. Relégué au second plan, Lévis conserve toutefois quelques avan-tages : «Avec l’ouverture d’un pont entre les deux rives, Québec redevien-dra la porte d’entrée principale du port. Lévis connaîtra alors une diminu-tion importante des activités de transport et de transbordement, un déclinde l’activité industrielle et une augmentation du chômage. Elle conserveratoutefois des fonctions commerciales non négligeables et elle maintiendrasa vocation de carrefour d’échange8».

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LA CAISSE POPULAIRE DE LÉVIS

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LA «CAISSE MÈRE» EN ACTIVITÉ (1901-1920)

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En bref, les premières décennies du siècle ne sont pas une sinécurepour Lévis. C’est sur cette toile de fond que la Caisse populaire de Lévisfait ses débuts dans le paysage social et économique. À cet égard,Alphonse Desjardins et ses collaborateurs ont du pain sur la planche. Illeur faut expérimenter un nouvel instrument de développement local dansune socio-économie en déclin.

LA PHASE EXPÉRIMENTALE (1901-1906)

Les premiers mois d’activités

La Caisse populaire de Lévis commence ses activités le 23 janvier 1901.Curieusement, il est impossible de déterminer avec certitude le lieu oùl’on procède à son ouverture. Rien d’étonnant à cela, car AlphonseDesjardins n’a pas encore conscience qu’il pose alors un geste historique.En outre, l’événement est occulté par l’annonce du décès de la reineVictoria, survenu le 22 janvier 1901. À Lévis comme ailleurs dans lemonde, cette nouvelle accapare l’opinion publique: «Toutes les considé-rations s’effacent, toutes les nouvelles extraordinaires perdent de l’actua-lité aujourd’hui devant l’événement qui se produit : la reine se meurt9».Ainsi, le jour de l’ouverture de la première caisse populaire, les drapeauxsont en berne partout dans Lévis10.

Selon une tradition orale qui remonte au lendemain de laDeuxième Guerre mondiale, la journée du 23 janvier 1901 se serait dérou-lée dans la cuisine de la maison privée d’Alphonse Desjardins. Pour pitto-resque que soit cette hypothèse, elle n’est corroborée par aucune sourcecontemporaine. Pour des raisons d’économie, Alphonse Desjardins prêtegratuitement son bureau personnel à la Caisse populaire de Lévis jusqu’en1906. Si la première perception s’est effectuée réellement dans sa rési-dence, ce serait donc dans le bureau plutôt que dans la cuisine. On a aussiévoqué la possibilité que cette perception ait eu lieu dans la salle prêtéegracieusement à la Caisse par la succursale lévisienne de la Société desArtisans canadiens-français, sur la rue Eden. Mais cette hypothèse n’estétayée que par quelques éléments de contexte. Enfin, un examen attentifdu Premier grand livre des sociétaires déposants et emprunteurs de la Caissepopulaire de Lévis suggère qu’Alphonse Desjardins aurait fait lui-même, àcette occasion, une perception à domicile. Cyrille Vaillancourt raconteque cette pratique est en usage dans les débuts de la Caisse : «Pour la sous-cription du capital et la perception des parts, M. Desjardins allait souvent

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visiter les sociétaires à domicile et, sauf de très rares exceptions, on se ren-dait par complaisance au désir de M. Desjardins, se figurant lui rendre parlà un grand service. Bien peu auraient fait un pas pour assurer la vie de lacaisse11 ». Dans les deux premières journées d’activité de la Caisse, onrelève en effet la concentration de déposants résidant sur certaines rues,tandis que la troisième journée est réservée tardivement à quatre membresde la famille Desjardins (parmi lesquels Alphonse et Dorimène12).

Quoi qu’il en soit, le 23 janvier 1901, jour de l’ouverture, douzesociétaires déposent à la Caisse populaire de Lévis de modestes sommesen guise de versements initiaux sur leurs parts sociales. Au terme de cettepremière journée, le total de la perception ne s’élève qu’à 26,40 $. Detoute évidence, la réussite de la caisse populaire est loin d’être chose faite.Plusieurs années plus tard, Alphonse Desjardins évoque sa déceptiondevant «un aussi maigre résultat»: «Il faut avouer qu’il y avait là un sujetde découragement plutôt que de hardies espérances, et que compter créerun courant sérieux dans la nouvelle direction paraissait absurde et chimé-rique13». À la fin du mois de janvier 1901, la Caisse aura recueilli seule-ment 242,80$.

En l’absence de reconnaissance juridique, la Caisse populaire deLévis revêt un caractère expérimental qui inspire la plus grande prudenceà ses administrateurs. Misant sur son bénévolat, sur son dévouement per-sonnel et sur la rigueur de sa gestion administrative, Alphonse Desjardinsveut accumuler un fonds de réserve le plus rapidement possible en casd’imprévu:

C’était une expérimentation, rappelle-t-il en 1907, et nous devionsprocéder avec une grande prudence. De plus, je croyais qu’il étaitaussi de mon devoir, vu que je n’avais pas de loi pour me protéger,d’être très prudent sur le chapitre des dépenses improductives. Je mechargeai donc de faire gratuitement tout l’ouvrage de l’association, etc’est encore sans même l’espoir d’une indemnité ou d’une rémunéra-tion quelconque que je continue le même travail, bien que le succèsde l’œuvre soit maintenant assuré. Le bureau se tenait alors dans mapropre maison; la comptabilité était tenue par moi et, lorsque j’étaisabsent de Lévis, par l’un des membres de ma famille. Tous les socié-taires venaient chez moi soit pour opérer leurs versements sur partssociales, ou soit pour toute autre affaire se rattachant à la Caisse. Celanous explique pourquoi les dépenses générales se montent à si peu14.

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Outre l’hospitalité de son fondateur, la Caisse populaire de Lévisdispose gratuitement de la salle des Artisans lévisiens. On y reçoit lesdépôts des sociétaires trois soirs par semaine, les lundi, mercredi et samedi.Deux jours seulement après la fondation de la Caisse, le conseil d’adminis-tration songe aussi à désigner des percepteurs de versements et de dépôts,«afin d’éviter aux membres éloignés le soin de venir au bureau même de lasociété15». Dans la première année d’activité, il nomme successivement àce poste André-Napoléon Lemieux, Almanzor Lamontagne, AlbertLambert, Alfred Chartier, François Hallé, Antoine Hallé, Robert Lagueux,curé de Saint-Louis-de-Pintendre, et l’abbé Stanislas-Irénée Lecours, duCollège de Lévis16.

Toutes ces mesures visent à élargir, à bref délai, le sociétariat de laCaisse populaire de Lévis. Entre-temps, Alphonse Desjardins trépigned’impatience devant la lenteur des débuts de la Caisse. Le 30 novembre1901, au terme de la première année, l’actif n’atteint que la somme encoretrès modeste de 4935$. Cependant, le nombre de sociétaires s’élève déjà à721, ce qui représente près de 10 p. cent de la population lévisienne. Voilàqui est de bon augure pour l’avenir de cette association coopérative.Devant ces résultats, Alphonse Desjardins ne tarde pas à réaliser, si besoinest, qu’une période d’incubation est nécessaire pour confronter son modèlede caisse populaire à la pratique et en résoudre les difficultés de fonction-nement, de façon à l’adapter encore mieux aux réalités lévisiennes et cana-diennes :

Nous avons insisté plus longuement sur les résultats de la Caisse deLévis […], écrit Alphonse Desjardins en 1912, parce que l’expériencefaite à Lévis remonte à une date plus éloignée que les autres, et qu’elleoffre par là même des faits multiples et très variés. De plus, cette expé-rimentation ayant été conduite surtout pour nous convaincre que cesorganismes pouvaient s’implanter au Canada et y réussir, nous avonssuivi avec un soin extrême les diverses phases du développement decette première caisse, y cherchant sans cesse les points faibles, s’il s’entrouvait, pour les corriger, ou rejeter complètement l’outil, s’il semontrait inférieur ou défectueux au point de ne pas être applicabledans notre milieu. On voit par là que nous ne sommes pas partisd’une conception a priori en faveur de ces sortes de sociétés, avec uneidée fixe de les trouver bonnes quand même. Loin de là, et il nous afallu huit longues années d’expérience, de pratique et de résultatsrépétés, toujours les mêmes et toujours excellents, pour faire taire ennous toute hésitation, toute timidité, toute inquiétude sur l’avenir.

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[…] Nous voulions faire une expérimentation complète etconcluante avant de répandre la connaissance de ce nouvel orga-nisme17.

Un an seulement après la fondation de la Caisse populaire de Lévis,Alphonse Desjardins reconnaît déjà la nécessité d’amender les statuts etles règlements pour mieux refléter le cours que prend son activité : «[…]certaines prescriptions statutaires, qui, toutes sages qu’elles étaient aumoment de notre fondation, sont, néanmoins, devenues aujourd’hui tropétroites, grâce au développement qu’a pris notre Société18 ». Encouragépar le nombre de sociétaires, qui témoigne de la vitalité associative de laCaisse, le conseil d’administration juge le moment venu d’asseoir sadimension d’entreprise. Le 8 janvier 1902, il adopte une série de règle-ments administratifs touchant « les opérations de prêt, escompte etavance», «le service de l’épargne», «les parts sociales» et «le service del’encaissement19».

La contribution du clergé lévisien

Outre les administrateurs de la Caisse populaire de Lévis, AlphonseDesjardins peut compter sur un large soutien du clergé lévisien. Dès ledébut, il faut signaler la contribution de l’abbé François-Xavier Gosselin,curé de la paroisse Notre-Dame, à la naissance de la caisse populaire.À titre d’ami personnel de Desjardins, il collabore à la préparation des sta-tuts et des règlements. Séduit par le dévouement et l’abnégation des pro-moteurs du projet, il n’hésite pas à le cautionner devant ses paroissiens.En décembre 1901, il motive sa démarche devant l’assemblée générale dessociétaires :

Le révérend M. Gosselin saisit […] avec plaisir cette occasion derenouveler l’appréciation élogieuse qu’il a déjà faite en chaire etailleurs du but chrétien et philanthropique que poursuit «La CaissePopulaire de Lévis». Il fait voir que le dévouement de la part des offi-ciers étant la base même de l’association, c’est-à-dire qu’ils doiventdonner généreusement leurs services pour assurer la bonne adminis-tration des affaires sociales, il va de soi que cette abnégation ne peutêtre inspirée et soutenue que par l’esprit même du christianisme20.

Par la suite, le curé Gosselin manifeste envers la Caisse un intérêtqui ne s’est pas démenti pendant des années. L’historien Pierre Poulin aconstaté que «dans plusieurs des rapports annuels de sa paroisse, transmis

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à son évêque Mgr Bégin, [le curé Gosselin] ne manque pas de signaler lesprogrès de la Caisse de Lévis et son rôle bénéfique21».

Les prêtres du Collège de Lévis prennent aussi fait et cause pourAlphonse Desjardins. Ancien élève du collège, Desjardins y enseigne lasténographie de 1893 à 1900. Durant toute sa vie, il cultive des relationssuivies avec les prêtres enseignant au Collège de Lévis. Au tout début deson projet, il bénéficie des services de traducteur de l’abbé Joseph Hallé.À l’issue de l’assemblée de fondation de la Caisse populaire de Lévis, leCollège de Lévis souscrit 10 parts sociales, tandis que 16 prêtres rattachésà l’institution en souscrivent individuellement 27 en tout. Pendant plu-sieurs années, le procureur de l’établissement, l’abbé Stanislas-IrénéeLecours, agira, au nom de la Caisse de Lévis, comme percepteur des dépôtsdu collège et des prêtres. Après avoir affirmé son appui au projet deDesjardins devant ses ouailles, l’abbé Charles-Édouard Carrier, supérieur

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LA «CAISSE MÈRE» EN ACTIVITÉ (1901-1920)

FRANÇOIS-XAVIER GOSSELIN. TROISIÈME CURÉ DE LA PAROISSE NOTRE-DAME. ALLIÉ FIDÈLE

D’ALPHONSE DESJARDINS, IL A ÉTÉ DÉSIGNÉ, LE 8 FÉVRIER 1926, COMME LE«DEUXIÈME FON-DATEUR DE LA CAISSE POPULAIRE DE LÉVIS».

Source : La Lumière, 22 novembre 1919. Reproduction: Ghislain DesRosiers, CCPEDQ.

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du collège, autorisera la Caisse à tenir les assemblées générales des socié-taires dans la grande salle. De son côté, l’abbé Philibert Grondin, profes-seur de mathématiques et de français, deviendra le véritable bras droitd’Alphonse Desjardins, surtout en matière de propagande des caissespopulaires22. Dans ce concert d’approbations, on relève tout de mêmequelques sceptiques, comme l’abbé Pierre-Auguste Marcoux, à qui il fau-dra encore quelques années pour dissiper leurs doutes et les convaincre dusuccès de l’œuvre23.

La question légale

Bien avant la fondation de la Caisse populaire de Lévis, AlphonseDesjardins avait tenté de situer son projet dans un cadre légal. Après laconsultation de spécialistes, dont deux juristes de Lévis, Eugène-J. Roy etAdjutor Roy, il s’était toutefois résigné à un certain vide juridique. Eneffet, aucune loi existante ne permettait, ni à Québec ni à Ottawa, deconstituer légalement une coopérative d’épargne et de crédit. Prenantconseil du président de l’Alliance coopérative internationale, HenryWilliam Wolff, il avait choisi d’invoquer le droit commun relatif à l’asso-ciation pour mieux assurer la création de la caisse populaire24.

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LA CAISSE POPULAIRE DE LÉVIS

Mgr GOSSELIN ENTOURÉ DE SES VICAIRES EN 1919.

Source : La Lumière, 22 novembre 1919. Reproduction: Ghislain DesRosiers, CCPEDQ.

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Aux yeux de Desjardins, cette solution temporaire cadre bien avecle caractère expérimental de la Caisse de Lévis. Il désire pour le momentsurveiller personnellement les opérations de la caisse populaire, de façon àrepérer ses points faibles et à les corriger si possible. Il en va tout autre-ment de ses proches collaborateurs qui, tout en lui accordant leur appui, setiennent sur la réserve. Dans une lettre à Henry William Wolff écrite deuxmois avant la fondation, Desjardins déplore amèrement leur attitudetimorée:

Mes timides, eux, ne se contentent pas d’avoir peur de la loi, ils craignent même l’absence d’une loi les autorisant formellement àfaire ce que je leur propose ! Inutile de vous dire que je trouve lachose puérile, car sous ce rapport je suis aussi anglais que vous. Toutde même, il me faut bien compter avec ces peureux puisque ce sontdes gens précieux comme adhérents, et qu’il me serait presqueimpossible de laisser de côté à d’autres points de vue25.

En l’absence de reconnaissance juridique, la Caisse populaire deLévis est une institution vulnérable, du moins à première vue. À titre defondateur, Alphonse Desjardins est lui-même sur la sellette. S’il y avaitfaillite de la Caisse, les sociétaires plongés dans l’insécurité pourraient trèsbien en attribuer les torts à Desjardins, le traduire devant les tribunaux etlui imputer une responsabilité personnelle dans leur déconvenue. Et cetopprobre pourrait rejaillir sur ses proches collaborateurs. Face à unepareille possibilité, Desjardins n’a pas vraiment le choix. S’il veut fairel’expérience de la caisse populaire en connaissance de cause et étendre,par la suite, la sphère de son activité, il lui faut convaincre la législatured’adopter une loi définissant son organisation et son fonctionnement etencadrant ses statuts et ses règlements.

Comme la caisse populaire n’a aucun statut juridique, AlphonseDesjardins accepte, entre-temps, de prendre des risques calculés. Après laCaisse de Lévis, il ne fondera, jusqu’en 1906, que trois autres caisses popu-laires aux abords de Lévis ou d’Ottawa, afin d’en surveiller étroitement lefonctionnement: Saint-Joseph-de-Lévis (Lauzon) (28 juillet 1902), Hull(septembre 1903) et Saint-Malo (Québec) (4 janvier 1905). Afin d’éviterque le vide juridique ne provoque, tôt ou tard, des sentiments d’inquiétude,de méfiance et de scepticisme au sein de l’opinion publique, Desjardins selivre aussi à un intense travail de propagande dans l’espoir d’obtenir une loiconcernant les caisses populaires.

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Dès 1901, le gouvernement du Québec reconnaît le caractère d’uti-lité publique de la Caisse populaire de Lévis. À l’instigation du ministre dela Colonisation, Adélard Turgeon, l’Assemblée législative accepte de payerles coûts d’impression de 8000 exemplaires, en anglais et en français, desStatuts et règlements de la Caisse populaire de Lévis. Néanmoins, Desjardinsveut une loi de portée nationale et conforme à la Constitution. Il songedéjà à la reconnaissance d’organismes mondiaux comme l’Alliance coo-pérative internationale (ACI). En 1902, l’ACI tient son congrès àManchester en Angleterre, mais Desjardins ne peut y assister. En lieu etplace, il rédige un bref rapport sur la situation de la coopération au Canada,lequel sera publié dans le compte rendu officiel du congrès. Il s’agit, en fait,d’un premier bilan de l’expérience de la Caisse populaire de Lévis. Ainsi,l’une des premières publications connues de Desjardins sur son projet decaisse populaire est destinée à un auditoire international. Et il y exprimealors clairement le vœu d’obtenir sous peu une loi fédérale:

Ce qui manque au Canada, c’est une bonne loi générale fédéraleautorisant la création de ces caisses populaires destinées à recueillirla petite épargne du peuple et à en surveiller la distribution sousforme de prêts. J’ai raison d’espérer qu’avant longtemps cette lacunesera comblée et que le Parlement canadien se fera un devoir de doternotre pays d’une bonne législation coopérative comme l’ont étél’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie et la France. Mes efforts se dirigentdans ce sens et les perspectives sont fort encourageantes26.

De 1902 à 1914, Desjardins tentera donc, à plusieurs reprises, d’ob-tenir une loi du Parlement fédéral, mais sans jamais parvenir à ses fins.

Gérance et intérim

En dépit de l’absence de reconnaissance juridique, les affaires de la Caissepopulaire de Lévis sont en pleine activité. Mais la situation se compliquedu seul fait que son propre fondateur, Alphonse Desjardins, doit s’absenterrégulièrement de Lévis. Depuis 1892, il occupe en effet le poste de sténo-graphe parlementaire français à la Chambre des communes à Ottawa.Chaque année, il doit donc s’éloigner de sa famille établie à Lévis pen-dant toute la durée des travaux parlementaires, soit environ six mois.

Deux jours à peine après l’ouverture de la Caisse populaire deLévis, le conseil d’administration doit déjà trouver un remplaçant à songérant, Alphonse Desjardins, qui s’absente pour vaquer à ses occupations

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professionnelles. Du 4 février au 1er juin 1901, donc pendant quatre mois,c’est François-Xavier Marceau, secrétaire du conseil d’administration, quiassume la tâche de gérant provisoire. Il reçoit l’aide d’Arthur Demers et deJoseph Lemieux qui sont chargés de «faire la perception des versementssur les parts sociales». Lorsque Desjardins revient à Lévis et se voit réinté-gré dans sa gérance, les administrateurs adressent «de chaleureux remer-ciements » à Marceau « pour le dévouement inaltérable et le zèleconstant» dont il a fait preuve dans l’exécution de ses devoirs de gérantintérimaire27.

La situation est la même au début de l’année suivante, alors queDesjardins doit s’absenter de nouveau pour des raisons professionnelles. Leschoses se compliquent toutefois, car les activités de la Caisse prennent déjàune certaine ampleur. En plus des percepteurs, il faudra cette fois deuxadministrateurs pour remplacer Desjardins. Le 27 janvier 1902, le commis-saire de crédit Théophile Carrier est nommé gérant provisoire, «avec mis-sion et pouvoir de s’occuper tout spécialement des opérations de prêts etescomptes de la Société, et que seul il ait le pouvoir de signer et de donnerdes chèques pour et au nom de «La Caisse populaire de Lévis»». De plus,un autre dirigeant, Arthur Demers, remplit les fonctions de percepteurgénéral. Carrier et Demers remplaceront Desjardins pendant plus de troismois, soit de la fin janvier à la mi-mai 1902. Si le conseil d’administrationles remercie de leur dévouement et de leur zèle, c’est pour se féliciter de lafaçon dont «ils se sont […] acquittés [de leurs] onéreux devoirs28». On sentbien que les administrateurs bénévoles commencent à ployer sous la tâche.

En fait, le manque de protection juridique mine le moral des diri-geants de la Caisse de Lévis, qui se déchargent de leur fardeau sur lesépaules du fondateur. Ce dernier en fera les frais à quelques reprises,notamment en rapport avec la délicate question de l’assurance responsa-bilité civile du gérant. Les Statuts et règlements de la Caisse populaire deLévis stipulent, à cet effet, que : «Les employés salariés ayant le manie-ment des fonds doivent fournir une caution à la discrétion du conseild’administration. Cette caution doit prendre la forme d’une police garan-tie fournie par une compagnie d’assurance, la prime devant être payée parla Société29». Or, Desjardins avait omis de fournir une caution pour desraisons d’économie.

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Dès 1902, des rumeurs s’élèvent dans Lévis contre cette entorse aurèglement. Autant qu’il est permis d’en juger, certains interprètent l’atti-tude de Desjardins comme du laxisme et suggèrent, à tort, qu’il veut sesoustraire à ses responsabilités. Pour rassurer l’opinion, le conseil d’admi-nistration doit se résoudre à mener sa propre enquête. Le 11 septembre1902, il en vient à la conclusion qu’il n’y a pas péril en la demeure:

[…] le dit conseil d’administration ne croit pas qu’un nombre appré-ciable de sociétaires ait jamais signalé l’absence de cautionnementde la part du président-gérant actuel, comme un obstacle au déve-loppement et à la marche progressive de la société, ce qui indiqueque tous les sociétaires, ou la très grande majorité d’entre eux, ontpleine confiance dans l’honnêteté, l’honorabilité et la solvabilité duprésent président-gérant ;

[…] Qu’aucune plainte sérieuse ou appréhension quelconque baséesur des motifs suffisamment plausibles n’est venue à la connaissancedes membres du conseil d’administration indiquant qu’il existe réel-lement un courant d’opinion en faveur d’une telle mesure en ce quiconcerne le président-gérant actuel, et pouvant faire croire que lagénéralité ou même une minorité nombreuse des sociétaires désirentcette garantie additionnelle ;

[…]

Qu’aucun des percepteurs de la société ayant, par l’exercice de leurcharge, des rapports très fréquents avec la masse des sociétaires, n’ajamais déclaré ou laissé entendre qu’un ou plusieurs sociétaires leurait, en aucun temps, parlé de la nécessité de couvrir la solvabilité duprésident-gérant en fonction, M. Alphonse Desjardins, par l’achatd’une police garantie30.

En conséquence, le conseil d’administration reporte la question ducautionnement à plus tard, alléguant que son gérant Alphonse Desjardinsoccupe cette charge gratuitement et qu’il offre «par sa position sociale etcomme propriétaire d’immeubles, par son honorabilité et son honnêteté,toutes les garanties désirables quant à la fidèle exécution de ses devoirs».En somme, «les biens et propriétés du président-gérant sont eux-mêmesune garantie suffisante sans ajouter celle d’une police d’assurance31 ».L’affaire est réglée dans l’immédiat, mais ce n’est que partie remise.

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Le rôle de Dorimène Desjardins

Bien que les administrateurs de la Caisse populaire de Lévis soient des par-tisans sincères du projet d’Alphonse Desjardins, ils n’en demeurent pasmoins des bénévoles, dont le temps est souvent compté. Accaparés parleurs adhésions multiples à une kyrielle d’associations, ils ne peuventconsacrer une grande quantité d’énergie et de volonté à l’administrationet à la gestion de la caisse populaire.

Dès 1903, cette situation plonge Alphonse Desjardins et ses colla-borateurs dans l’embarras. Pour la troisième année consécutive, AlphonseDesjardins doit séjourner à Ottawa pour y remplir ses fonctions de sténo-graphe parlementaire. Pendant son absence, Théophile Carrier et ArthurDemers assurent à nouveau les intérims de gérant suppléant et de percep-teur. Néanmoins, aucun administrateur de la Caisse ne se porte volontairepour remplacer effectivement Desjardins à la gérance, ce qui implique defaire la perception quotidienne des dépôts et de tenir la comptabilité.Désirant accumuler un fonds de réserve le plus rapidement possible,Desjardins répugne à l’idée de confier ces tâches à un comptable rému-néré. Proche du découragement, il confie son désarroi à son épouseDorimène qui, à sa grande surprise, lui offre spontanément son aide32.

Lorsque Desjardins transmet la proposition de Dorimène auxmembres du conseil d’administration, il ne surprend pas outre mesure sescollaborateurs. Depuis la fondation de la Caisse de Lévis, DorimèneDesjardins et ses deux fils aînés, Raoul et Edgar, ont déjà rendu de «nom-breux services» à la coopérative33. N’empêche, Dorimène est prise à l’essai.Le 2 mars 1903, les administrateurs autorisent Desjardins à choisir une per-sonne de son choix, sans la nommer, pour tenir les livres de la compta-bilité34. Théophile Carrier, Arthur Demers et Dorimène Desjardins se par-tageront donc les tâches de la gérance du 11 mars au 28 octobre 1903, soitdurant plus de sept mois. Au retour de Desjardins, Carrier et Demers ontdroit aux remerciements de circonstance. Il n’en va pas de même deDorimène Desjardins qui suscite l’intérêt de tous. Le 14 janvier 1904, lesadministrateurs de la Caisse de Lévis lui expriment leur «très vive recon-naissance […] pour les nombreux services qu’elle lui a rendus en l’absencedu président, pendant la session fédérale de 1903», ce qui représente unepériode de 33 semaines. De toute évidence, Dorimène Desjardins ne s’estpas confinée dans la tenue de la comptabilité. Les administrateurs souli-gnent particulièrement « le zèle et le dévouement qu’elle a apportés à

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promouvoir, même au prix de grande gêne et de grands inconvénients per-sonnels, les meilleurs intérêts de la Société», ainsi que «la manière heu-reuse avec laquelle Madame Desjardins a su rendre les rapports des socié-taires avec la direction tout à la fois empreints de la plus gracieusecourtoisie et d’un esprit pratique tout à l’avantage social35». C’est pourquoion lui verse une modeste indemnité de 50$.

Au début de 1904, Alphonse Desjardins doit se faire remplacer,pour la quatrième fois, à la gérance de la Caisse populaire de Lévis.Théophile Carrier accepte alors un troisième mandat consécutif à titre degérant suppléant avec les mêmes responsabilités que lors des deux annéesprécédentes. Cependant, Dorimène Desjardins a gagné une grande crédi-bilité et Carrier devra compter avec elle. À cet égard, le conseil d’admi-nistration lui confie, le 2 mars 1904, les tâches suivantes :

Que Madame Dorimène Desjardins soit autorisée à signer au nom dugérant tous reçus ; les chèques pour une somme individuelle n’excé-dant pas cinq cents dollars, à effectuer les dépôts des fonds dispo-nibles ou sans emploi immédiat de la Société aux succursales deLévis de la Banque Nationale et de « La Caisse d’Économie deNotre-Dame de Québec», choisies par ce conseil pour recevoir telsdépôts, à faire, sous la direction de M. Théophile Carrier, gérant-suppléant, les opérations de prêts des clients ordinaires de «La Caissepopulaire de Lévis» admis au bénéfice du prêt par la commission decrédit et de direction et à consentir des avances temporaires auxsociétaires jusqu’à concurrence de quatre-vingts pour cent de leuravoir social ; toutes les susdites opérations de crédit devant être faitesau nom du gérant en titre, M. Alphonse Desjardins, lequel conti-nuera d’être responsable de tous les actes et de toutes les signaturesde ladite Dorimène Desjardins36.

En somme, le gérant Alphonse Desjardins charge son épouseDorimène «de tenir les écritures de la comptabilité et de surveiller les opé-rations courantes de la Société37 ». Par ailleurs, les administrateurs dé-signent trois des leurs, Louis-Joseph Roberge, Onésime Carrier et JosephDelisle, pour faire la perception du samedi soir. Les responsabilités attri-buées à Théophile Carrier et à Dorimène Desjardins en l’absence du fon-dateur resteront en vigueur jusqu’au 14 novembre 1906.

Au lendemain de la session fédérale de 1904, Théophile Carrierreçoit, le 25 septembre, une indemnité de 25$ «pour les précieux servicesqu’il a si généreusement rendus à la […] Caisse, depuis sa création, et

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notamment au cours des années 1903 et 1904, en qualité de gérant sup-pléant […]». Quant à Dorimène Desjardins, les administrateurs lui ex-priment leur reconnaissance «pour l’intelligence remarquable, l’habilitéet le zèle éclairés et constants qu’elle a déployés dans l’exécution desdevoirs qu’elle a bien voulu accepter et dont elle s’est acquittée si géné-reusement pour le plus grand bien de notre association38».

Le couple Desjardins à l’épreuve de la coopération

Faute d’une loi appropriée, les caisses populaires fonctionnent, à l’époque,dans un certain vide juridique. Malgré toutes les bonnes volontés, laCaisse de Lévis se trouve donc dans une situation précaire. Laissé sans pro-tection juridique, Desjardins court le risque d’un désastre financier. Dès1904, il songe à interrompre les activités de la Caisse populaire de Lévis,non pas, écrit-il au ministre fédéral des Finances, William StephenFielding, « faute de succès, bien au contraire, mais parce que ce succèsmême mettait sur mes épaules une trop lourde responsabilité finan-cière39».

En ce qui concerne Dorimène Desjardins, ce qui était une solutionde rechange est devenu, avec le temps, un pesant fardeau. Bien plusqu’une collaboratrice, Dorimène est devenue une sorte d’alter ego du fon-dateur. Pendant qu’Alphonse Desjardins séjourne à Ottawa, Dorimène esttout yeux, tout oreilles pour lui à la Caisse populaire de Lévis, tout enassumant ses responsabilités de mère de famille. Elle entretient d’ailleursdes relations étroites avec les sociétaires de cette coopérative. Ainsi, elleest en première ligne lorsque des rumeurs commencent à circuler en 1904et en 1905. Loin d’être des commérages sans fondement, ces rumeursconcernent l’inexpérience d’Alphonse Desjardins dans le domaine finan-cier, son éloignement fréquent pour des raisons professionnelles et la diffi-culté de surveiller à distance le fonctionnement des caisses populaires. Eneffet, la fondation d’une quatrième caisse à Saint-Malo (Québec), le 4 jan-vier 1905, ravive les craintes de certains qui appréhendent la répétition dela faillite spectaculaire de la Banque Ville-Marie, survenue quelquesannées plus tôt40.

Après plusieurs essais infructueux auprès des gouvernements,Alphonse Desjardins tente, en mars 1905, une autre démarche en vue defaire adopter un projet de loi concernant les caisses populaires, cette fois àQuébec. Mais deux mois plus tard, en mai, il essuie un nouvel échec.Desjardins voit ses espérances trompées encore une fois. Depuis quatre ans

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et demi, la Caisse populaire de Lévis a pourtant fait ses preuves et son actifse chiffre à plus de 30000$. En l’absence de protection légale, Alphonseet Dorimène Desjardins se questionnent sur les tenants et aboutissants deleur responsabilité financière. Inévitablement, leur collaboration intensedébouche sur des tensions au sein du couple.

Dans l’échec juridique d’Alphonse Desjardins, les rumeurs trouventun terrain favorable pour se développer. C’est ainsi que des amis et des voi-sins parviennent à ébranler la confiance de Dorimène Desjardins. Commela Caisse populaire de Lévis n’a aucune reconnaissance juridique, ils sug-gèrent, à raison, qu’une faillite pourrait plonger la famille Desjardins dansdes difficultés financières inextricables. Dorimène Desjardins prêtel’oreille à ces dires, d’autant plus que ses intérêts personnels sont en jeu.Depuis 1902, le conseil d’administration de la Caisse de Lévis refusait deverser le cautionnement de son gérant Alphonse Desjardins, alléguant queses biens et ses propriétés personnels représentaient en l’occurrence unegarantie suffisante. À l’encontre des administrateurs, Dorimène Desjardinspouvait formuler, elle aussi, des revendications légitimes remontant cettefois à 1887. Plongé dans l’insécurité financière à la suite d’un changementde gouvernement, Alphonse Desjardins se résolvait, cette année-là, àhypothéquer sa maison en faveur de son épouse «pour plus grande garantieet sûreté» du paiement du douaire qu’il lui avait consenti par contrat demariage en 187941. En cas de faillite, Alphonse Desjardins pouvait doncperdre ses biens et ses propriétés personnels. Et son épouse Dorimène pou-vait perdre autant, sinon davantage en considérant son douaire d’unevaleur de 4000$.

On comprend mieux, dans ces conditions, pourquoi DorimèneDesjardins accourt à Ottawa faire part de ses craintes à son mari. Ébranlé àson tour, Alphonse Desjardins est sur le point d’abandonner son projet.De retour à Lévis, il confie ses doutes à l’abbé Stanislas-Irénée Lecours duCollège de Lévis et à son ami François-Xavier Gosselin, curé de la paroisseNotre-Dame de Lévis. Le 27 mai 1905, l’abbé Stanislas-Irénée Lecoursl’encourage à tenir bon devant l’inertie du législateur :

Je ne m’étonne pas de votre déception à la nouvelle que votre loi ausujet de la caisse populaire était renvoyée à une autre session.

[…]

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En face de cette situation […], vous vous posez encore la fameusequestion: «Que faire? Vaut-il mieux continuer ou liquider? Doit-ondécréter la mort de la Caisse?»

Vous me demandez ce que j’en pense. Sans hésiter je réponds :

«Non, mille fois non, pas la mort de cette chère caisse. Il faut qu’ellecontinue de vivre, elle y a droit, et coûte que coûte elle vivra.Faudrait-il pour cela poursuivre nos législateurs l’épée dans les reins,nous le ferons42».

Trois semaines plus tard, le 16 juin, c’est au tour du curé François-Xavier Gosselin d’exhorter Desjardins à persévérer dans l’effort, quitte àdécharger sa femme des travaux de gérance:

Ne vous arrêtez pas à l’opposition que vous redoutez de la part devotre excellente épouse, si bonne, si dévouée. Si son concours estnécessaire, elle vous le continuera […]. S’il est possible de la déchar-ger de ce fardeau, en le remettant à d’autres mains, sûres encore,quoique moins intéressées, ce sera alors une question à examiner,d’après les circonstances d’alors.

Pourquoi ne devez-vous pas songer à abandonner votre projet delégislation et à liquider votre Caisse? Parce qu’il s’agit d’un intérêtsupérieur, auquel doivent céder tous les intérêts d’un ordre secon-daire43.

Il faudra, au bout du compte, tout le poids et l’influence deMgr Louis-Nazaire Bégin, archevêque de Québec, pour convaincre lecouple Desjardins de poursuivre son œuvre. À cet égard, on raconte que:

[…] de retour d’Ottawa, ils [Alphonse et Dorimène Desjardins] serendirent à l’archevêché et là chacun plaida sa cause […]. Lorsqueles plaidoyers furent terminés, Mgr Bégin dit à M. et Mme Desjardins :Mettez-vous à genoux, je vais vous bénir. Les deux se mirent àgenoux et avant de faire descendre sur le couple la bénédictioncéleste, s’adressant à M. Desjardins, Mgr Bégin dit : «Alphonse, tu terelèveras lorsque tu auras promis de continuer ton œuvre44».

Si l’on excepte les faits enjolivés et les dialogues fictifs, cette ver-sion est confirmée par Mgr Bégin lui-même45. Cet incident n’altère en rienla valeur de la contribution de Dorimène Desjardins au projet de sonépoux, du moins aux yeux de ses contemporains. Ainsi, en 1914, laGazette agricole, publiée par le Département fédéral de l’Agriculture à

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Ottawa, présente les caisses populaires d’avant 1906 comme «des associa-tions volontaires administrées par leur fondateur aidé du précieuxconcours de sa très compétente épouse46».

Au mois d’octobre 1905, les administrateurs de la Caisse populairede Lévis adressent encore des remerciements bien sentis à DorimèneDesjardins pour son travail de gérance au cours des sessions fédérales de1904 et de 1905. Ils soulignent particulièrement « les très nombreux etsignalés services qu’elle a si généreusement rendus à cette société pendantl’absence du Président-Gérant», ainsi que «le dévouement et le zèle infa-tigables dont elle n’a pas cessé de donner des preuves multiples ».Conscients de «tous les services réels qu’elle a ainsi rendus à la société auprix souvent de grands inconvénients et de fatigues», ils s’empressent «dela féliciter de la sagesse et de l’esprit pratique et éclairé qui ont inspiré etguidé tous ses actes faits pour l’avantage de la société». En guise de remer-ciement pour sa contribution en 1904 et en 1905, qui équivaut pratique-ment à une année complète, ils lui versent une compensation de 100$:

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Mgr LOUIS-NAZAIRE BÉGIN A ÉTÉ NOMMÉ «PATRON DE LA CAISSE POPULAIRE DE LÉVIS»,LE 19 DÉCEMBRE 1911.

Source : La Lumière, 18 juin 1914. Reproduction: Ghislain DesRosiers, CCPEDQ.

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«La susdite somme […] étant votée non pas comme l’expression de lavaleur des services ainsi rendus, mais plutôt comme une bien modesteindemnité pour le travail fait, le Conseil tenant à manifester ainsi sa hauteappréciation et celle de tous les sociétaires de ces services et la reconnais-sance qu’ils méritent47». Retenons de tout ceci qu’aucun dirigeant de laCaisse populaire de Lévis, sauf le fondateur lui-même, ne sera autant com-blé d’éloges que Dorimène Desjardins.

Néanmoins, le couple Desjardins n’est pas encore au bout de sespeines. La veille de Noël 1905, la question épineuse du cautionnement dugérant est mise de nouveau sur le tapis. Ce jour-là, Alphonse Desjardinsinvite le conseil d’administration à clarifier cette question, «afin qu’iln’existe aucun malentendu sur un sujet aussi délicat pour lui surtout».Mais les administrateurs restent sur leurs positions, «le Gérant donnantses services gratuitement et offrant par sa position, son honorabilité et àtitre de propriétaire d’immeubles, toutes les garanties que pourrait présen-ter une police d’assurance48». Ce n’est, encore une fois, que partie remise.

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ALPHONSE DESJARDINS,1908.

Source : Archives nationales du Québec, L. Roussel/1908/P1000,S4,D12,P3 (détail).

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Les obstacles

En plus de l’absence de protection juridique, Alphonse Desjardins doitsurmonter les obstacles à son projet dans une partie de l’opinion lévi-sienne. Dès le début, la modestie et l’idéalisme de la caisse populaire sus-citent la dérision et le sarcasme. Desjardins fait fausse route, prétendentses détracteurs, et la Caisse populaire de Lévis est vouée à faire fiasco rapi-dement. Le fondateur doit encaisser alors un débordement d’affronts. En1912, il évoque brièvement ces souvenirs pénibles : «Aussi les incréduleset les faux sages ne manquèrent-ils pas de prédire un fiasco complet. Onne ménagea pas les critiques injustes et les assertions mêmes les plus bles-santes pour celui qui avait osé provoquer l’organisation de cette Caisse».Loin de courber l’échine, Desjardins accepte de relever le gant : «Maissoutenu par des dévouements convaincus, le travail de propagande futcontinué sans défaillance et même avec une énergie redoublée49». Mais cetravail est plein d’embûches à Lévis même.

Au moment de sa fondation, la Caisse populaire de Lévis n’est pasbien comprise par tous les concitoyens d’Alphonse Desjardins. Ainsi, LeQuotidien de Lévis appuie spontanément le projet de Desjardins sans encomprendre vraiment toute la portée. Dès 1901, le journal publie unesérie d’articles sur l’économie lévisienne, réservant une place au fonction-nement des caisses populaires. On y suggère, à tort, que le projet deDesjardins ne repose pas sur une base paroissiale, mais qu’il consiste plutôtà regrouper plusieurs paroisses au sein d’une même circonscription et quec’est la «disposition d’autonomie des circonscriptions» qui «est une despremières garanties du succès » des caisses populaires. Plus encore, onaffirme péremptoirement qu’«une caisse populaire est une banque et lesmembres qui la constituent sont des capitalistes». On désigne donc lesparts sociales comme des «actions» et les sociétaires comme des «action-naires50».

Alphonse Desjardins compte sur son travail de propagande pourrectifier ces erreurs de néophyte. Il mise aussi sur les bons résultats de laCaisse populaire de Lévis pour établir sa crédibilité dans l’opinion. Aprèsavoir annoncé, au mois de décembre 1902, que la Caisse de Lévis est déjàen mesure de verser un dividende de 4 p. cent à ses sociétaires, Desjardinsen profite pour confondre les sceptiques :

Il n’a pas manqué de prétendus sages qui prédisaient avec toute lagravité d’une suffisance aussi grande que leur ignorance, que notre

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entreprise ne pourrait réussir. Nous nous sommes contentés de leslaisser dire et même chercher à nous nuire, confiants comme nousl’étions que nous aurions raison contre eux.

Faut-il s’étonner de ces critiques ? Non, puisqu’elles sont le lot detoute idée nouvelle ici, nouvelle pour ceux qui n’étudient pas ou quine se donnent pas la peine de réfléchir sans parti-pris. Réjouissons-nous de notre succès sans y mêler la moindre amertume. Aucontraire, souhaitons plutôt que ces craintifs de la première heure,ces défiants, ces esprits tournés vers la critique ignorante, soientconvaincus par l’évidence que nous leur offrons, et viennent grossirnos rangs. Tout est bien qui finit bien, dit un vieil adage, désironsvivement que notre confiance raisonnée soit partagée par tous51.

Mais l’adage se trompe et Desjardins pèche par optimisme. «Audébut, les sceptiques étaient légion», écrit le chanoine Joseph Hallé quirésume leurs états d’âme par l’interrogation: «Comment quelque chose debon pouvait-il sortir de Nazareth, ou de Lévis52 ». Pendant plusieursannées encore, la Caisse populaire de Lévis sera en butte au scepticisme.Dès 1904, cette résistance abreuve Alphonse Desjardins d’amertumes.Raillant les «routiniers» et les «incrédules» de la première heure, il préditleur revirement prochain : « Vous verrez qu’avant longtemps tout lemonde, eux compris, dira que toujours on avait été certain du succès.Peut-être même aurons-nous peine à nous faufiler un jour dans les rangsdes fondateurs, ces incrédules de la première heure voulant se donner cetitre et ce mérite53».

La Loi concernant les syndicats coopératifs

Natif de Lévis, Alphonse Desjardins connaît bien les qualités et les traversde ses concitoyens. Depuis une trentaine d’années, il a contribué auxexpériences du milieu lévisien dans les domaines économique et social.Saisissant mieux que quiconque l’importance de l’enjeu, il est plein decompréhension à l’égard des gens de Lévis. Il lui faut composer avec leursrites et leurs coutumes. Et il sait que le règlement de la question légale estle moyen le plus sûr de calmer les appréhensions de la grande majorité deses concitoyens.

Après plusieurs essais infructueux auprès des gouvernements depuis1902, Alphonse Desjardins obtient finalement gain de cause. Le 9 mars1906, l’Assemblée législative de Québec sanctionne à l’unanimité la Loiconcernant les syndicats coopératifs qui consacre la reconnaissance juridique

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des caisses populaires. À l’annonce de la bonne nouvelle tant attendue,Desjardins déborde de joie. Il lui faut, dans l’immédiat, parer au pluspressé. Une dizaine de jours après la sanction de la loi, DorimèneDesjardins est «autorisée à signer tous bordereaux, chèques, reçus, etc.,excepté ce qui concerne les prêts hypothécaires du nom du Gérant,M. Alphonse Desjardins54 ». Quant à la loi elle-même, ses implicationssont telles que la Caisse populaire de Lévis aura encore besoin de six moispour s’adapter à la nouvelle réalité.

Comme la situation financière de la Caisse de Lévis est désormaisassez solide, il lui est possible d’engager un premier employé. Le 5 sep-tembre 1906, la caisse embauche à titre d’assistant-gérant l’aîné de lafamille du fondateur, le notaire Raoul Desjardins, qui demeurera en postejusqu’au décès de son père. Ses fonctions consistent à « tenir les […]bureaux, faire les écritures requises et généralement répondre à la clientèlede la […] Caisse», moyennant un salaire de 25$ par mois55. De son côté,Dorimène Desjardins continue à s’acquitter de ses tâches jusqu’au 14 no-vembre 1906, le temps d’assurer la transition.

Entre-temps, le conseil d’administration de la Caisse populaire deLévis convoque une assemblée générale spéciale des sociétaires, le 27 sep-tembre 1906, pour leur annoncer la bonne nouvelle : «Un fait législatif dela plus haute importance pour notre association et plein aussi de brillantespromesses pour l’idée dont tous ensemble nous avons été les pionniers auCanada, nous a forcé de vous convoquer en assemblée générale spéciale».Alphonse Desjardins peut donner libre cours à son exaltation, car il voitdans la loi des syndicats coopératifs un véritable déblocage: «[…] toutecause d’hésitation et de timidité étant disparue, notre société peut main-tenant prendre son essor, développer ses opérations, étendre ses activitésdans le domaine économique et rendre de bien plus grands services auxtravailleurs de tous genres pour le bénéfice desquels elle a surtout été fon-dée, tout en gardant avec un soin jaloux son caractère essentiel d’une purecoopérative». Il profite de l’occasion pour apporter des amendements auxstatuts et aux règlements, dont le plus important vise «à étendre l’activitésociale de la Caisse à tout le comté de Lévis56».

La loi des syndicats coopératifs met fin également aux hésitationsdu conseil d’administration de la Caisse de Lévis en ce qui concerne laquestion du cautionnement du gérant. Le 14 novembre 1906, date oùDorimène Desjardins quitte la gérance sans titre ni salaire, les administra-

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teurs passent une résolution pour «que la société prenne pour et au nomdu gérant, M. Alphonse Desjardins, une police garantie au montant detrois milles piastres pour assurer une entière exactitude dans le maniementdes fonds sociaux et protéger ladite société contre les conséquences detoute infidélité de nature à mettre en péril lesdits fonds57».

Au terme de la sixième année sociale, le 30 novembre 1906, l’actifde la Caisse populaire de Lévis s’élève à 43 529 $ et on y dénombrequelque 900 sociétaires. Détenant un capital social de 28 923$, la caisseconsent déjà un boni de 4 p. cent sur les parts sociales. De plus, l’épargneproprement dite se chiffre à 9559$. Depuis sa fondation, la coopérative aaccordé 1420 prêts représentant une valeur totale de plus de 190000$.Voilà des résultats modestes qui laissent présager des jours meilleurs. Aucours de l’année, la caisse a réalisé des bénéfices nets atteignant 2209$.Les fonds de réserve et de prévoyance, constitués par la taxe d’entrée etpar des prélèvements fixes sur les bénéfices nets de l’année, se chiffrentrespectivement à 2254$ et 379$. Petit à petit, la coopérative a accumuléun léger surplus de 579$. Et ses frais n’atteignent pas encore la somme de500$58. Décidément, tout ceci est vraiment de bon augure.

L’ÉPARGNE

La Caisse populaire de Lévis est une société coopérative d’épargne et decrédit. Dès le début, Alphonse Desjardins et ses collaborateurs doiventassurer, au sein de cette coopérative, l’adéquation des fonctions d’épargneet de crédit. À cet égard, il n’y a pas unanimité dans les milieux bien infor-més. Dans une étude consacrée aux institutions d’épargne aux États-Unis,publiée en 1902, le sociologue James Henry Hamilton affirme que cesfonctions sont non seulement incompatibles, mais encore antagonistes :«[…] il est pratiquement impossible de concevoir une politique qui soitéquitable pour les déposants et les emprunteurs. Les intérêts des uns et desautres semblent irréconciliables, voire antagonistes59». Voilà donc un défide taille pour les promoteurs de la Caisse populaire de Lévis.

L’examen des premiers textes de propagande de la Caisse populairede Lévis révèle que Desjardins et ses collaborateurs ont mené uneréflexion approfondie sur ce sujet. En tant que coopérative d’épargne et decrédit, la Caisse de Lévis promeut d’abord l’épargne et la prévoyance, sur-tout parmi les petites gens : «Par la modestie des montants versables, l’as-sociation invite les plus humbles à économiser, puisqu’elle se contente du

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sou». Cependant, la jeune coopérative prend acte de la capacité d’épargnelimitée des travailleurs :

Pour se montrer vraiment prévoyant, il ne faut pas attendre d’avoirde grosses sommes, et par grosses sommes, nous entendons, vingt,trente ou cinquante piastres, car nous nous adressons aux humbles, àceux qui vivent au jour le jour. Non, attendre la rentrée de tels mon-tants pour un ménage ouvrier, par exemple, serait passer sa vie sansjamais pratiquer la prévoyance, car autant d’argent tombant sur latable du travailleur, est rarement sans emploi immédiat. C’est l’épi-cier, le boucher, le marchand qui réclament leur dû, sans parler duloyer et de mille et un petits besoins urgents, réels ou imaginaires. Etquand tout le monde a eu, non pas satisfaction, mais sa petite part, legousset du travailleur est vide60.

Conscients que «l’épargne […] est toujours douloureuse», les pro-moteurs de la Caisse de Lévis reconnaissent qu’elle entraîne une privationtemporaire plus éprouvante pour le pauvre que pour le riche. Ils privilé-gient donc la collecte des sous plutôt que celle des piastres, car «plus onfractionne l’épargne, plus on réduit le montant sur lequel elle exerce saféconde activité, plus on atténue le sacrifice, la privation, au point mêmede le rendre nul». C’est ainsi que l’épargne est au cœur du projet de déve-loppement local proposé par les promoteurs de la caisse populaire à leursconcitoyens au début du siècle :

Pour faciliter la pratique de cette petite épargne, pour qu’elle se fasseen quelque sorte d’elle-même, la fondation d’une société locale s’im-pose. Cet organisme sert de réservoir aux sous des adhérents enmême temps qu’il surveille le placement sûr et fructueux des sommesainsi lentement accumulées. Dans le tiroir de la commode de chacundes épargnistes, ces montants d’argent, insignifiants pris séparément,deviennent importants, réunis ensemble, et productifs d’un gain, caralors on peut les placer avec avantage, soit en les prêtant à des socié-taires solvables, soit aux corps publics de la paroisse, corporationsmunicipales ou scolaires, fabriques, couvents, ou autres institutionsqui ont besoin de fonds61.

Il s’agit bien sûr d’un travail de longue haleine et les petits épar-gnants se laissent attirer, entre-temps, par l’appât du gain. En 1904,Alphonse Desjardins dénonce les agissements de la Compagnie de créditdu Canada, une firme montréalaise en activité depuis peu à Lévis et àSaint-Romuald où elle a recueilli frauduleusement la somme de 75000$.

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Ce «fruit de la petite épargne», déplore amèrement Desjardins, a échappéà la Caisse populaire de Lévis qui en aurait assurément fait un meilleurusage. Faisant écho à un jugement rendu à Montréal et concluant à une« escroquerie gigantesque », Desjardins en profite pour s’attaquer à lasource du problème. Pour enrayer cette véritable fuite des capitaux, ilréitère son engagement ferme en faveur du développement local de Lévis :

Il [Alphonse Desjardins] dirige aussi l’attention sur un autre fait bienimportant et qui devrait faire l’objet des méditations les plussérieuses ; c’est le montant qui part chaque année de Lévis pour s’enaller ailleurs, et cela pour des services économiques auxquels nouspourrions pourvoir nous-mêmes en montrant plus d’esprit d’entre-prise sans cependant encourir de risques vraiment périlleux. Lessommes annuelles qui sortent ainsi de Lévis et qui vont enrichir descorporations étrangères, sont considérables. Ces milliers et milliersde piastres pourraient être versées dans le trésor d’organismes quenous créerions et contrôlerions nous-mêmes et qui nous rendraientles mêmes services économiques que les compagnies qui les en-caissent aujourd’hui62.

Parmi ces organismes locaux, la Caisse populaire de Lévis joue évi-demment un rôle clé :

L’association locale, celle qui opère et fonctionne sous vos yeux,dont les officiers sont des citoyens connus, et encore mieux, choisispar les intéressés eux-mêmes, et choisis à cause de leur honnêteté etde leur honorabilité, n’offre-t-elle pas infiniment plus de garantie, devraie sécurité, que des inconnus ou encore, des sociétés dont le seulmérite souvent est de dépenser des sommes folles pour subvention-ner les journaux et les faire publier des annonces flamboyantes, desréclames retentissantes, afin d’attirer les gogos et les crédules, puisempocher finalement leur argent63.

La collecte de l’épargne lévisienne est également ralentie par degrands chantiers comme l’installation de l’aqueduc municipal en 1906. Sices travaux d’intérêt public ont créé des emplois, ils ont également occa-sionné des dépenses importantes aux propriétaires lévisiens «sous formed’installation pour recevoir l’eau fournie par le système d’aqueduc établi,et pour utiliser le drainage pratiqué en même temps». Selon AlphonseDesjardins, «ces frais d’installation ont absorbé la plus grande partie despetites épargnes». S’appuyant sur l’évaluation d’experts, il estime en effetque plus de 800 ménages lévisiens ont eu à débourser une somme totale de

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130000$64. Néanmoins, la Caisse populaire de Lévis parvient, à l’époque,à tirer son épingle du jeu. En 1909, Desjardins constate que la coopérativea bien résisté à un contexte économique défavorable : «Nous avons d’au-tant plus raison de nous féliciter de cette prospérité continue qu’elle s’estproduite au cours de plusieurs années de crise dont notre ville a eu à souf-frir plus que toute autre peut-être sous certains rapports65».

Dans la pratique de chaque jour, la Caisse populaire de Lévisrecueille l’épargne sous la forme de parts sociales ou de dépôts. Il suffit desouscrire au moins une part sociale de 5$ pour devenir sociétaire, ce quipermet de verser des dépôts d’épargne et de demander du crédit. Chaquesociétaire peut retirer ses parts sociales quand bon lui semble, à conditionde respecter un délai de 30 jours. Dans ces conditions, «les parts socialesforment donc la partie la plus stable des fonds de la caisse66». C’est l’as-semblée générale annuelle des sociétaires de la Caisse populaire de Lévisqui établit la valeur des parts sociales à 5 $ chacune. Elle fixe aussi lenombre maximal de parts par sociétaire à 25 en 1901, pour l’augmenter àplusieurs reprises en l’espace d’une décennie: 50 en 1904, 75 en 1905, 200en 1906, 300 en 1909, 600 en 1911.

Afin de constituer rapidement son capital social, la Caisse popu-laire de Lévis doit compter sur le plus grand nombre possible de socié-taires. À chacune des assemblées générales, Alphonse Desjardins insistetout particulièrement sur l’importance du recrutement. Si la caisse popu-laire veut attirer la clientèle des petits épargnants, elle se doit de lui offrirdes conditions aussi avantageuses que les autres institutions financièresétablies à Lévis. Parmi ces dernières, la Caisse d’économie de Notre-Damede Québec exerce sur les petits épargnants une certaine attraction, car ellene fait payer ni part sociale ni taxe d’entrée à sa clientèle. Mais la Caissepopulaire de Lévis jouit elle aussi d’avantages concurrentiels. Ainsi, elleaccepte des dépôts minimaux de 5 cents, alors que la Caisse d’économiene collecte que les dépôts d’au moins 25 cents. Plus encore, les sociétairesde la Caisse de Lévis peuvent profiter des avantages du crédit, ce qui n’estpas le cas des clients de la Caisse d’économie.

Selon l’importance de ses bénéfices, la Caisse populaire de Lévispaie un intérêt de 3 à 4 p. cent sur les dépôts d’épargne et elle offre encoremieux sur les parts sociales, soit jusqu’à 2 p. cent de plus. C’est ce qui enfait une institution financière plus que concurrentielle pour les travailleursde tous genres. Elle fixe le pourcentage du boni payé sur les parts sociales à

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4 p. cent en 1902, puis elle l’augmente progressivement à 4 1/2 p. cent en1907, 5 p. cent en 1910 et 6 p. cent en 1918.

Grâce à la formule coopérative, les sociétaires de la Caisse popu-laire de Lévis bénéficient déjà, à l’époque, des retombées d’une gestionprudente et rigoureuse. Chaque fois qu’un sociétaire achète une partsociale de 5$, il doit acquitter une taxe d’entrée de 10 cents qui est verséeau fonds de réserve. Cette taxe d’entrée est au cœur de la logique distribu-tive du modèle conçu par Desjardins : «Pour suppléer à toute éventualitéet pour fortifier le régime, une taxe d’entrée de 10 sous par part est préle-vée. La réserve ainsi formée et augmentée par une partie des profits netsannuels sert à la protection des parts au cas de perte et assure à celles-ciune rémunération certaine, puisque le revenu produit par cette réserveleur est destiné67».

Après des hausses successives, rappelons-le, la Caisse populaire deLévis fixe le boni à 6 p. cent en 1918. Cependant, il lui faut «éviter queles hausses incitent les sociétaires à transformer subitement leurs dépôtsd’épargne en parts sociales68». Aussi, chaque fois que le boni est augmentéde 1 p. cent, la taxe d’entrée elle-même s’accroît de 10 cents au moins parpart sociale. C’est ainsi que la taxe d’entrée se chiffre à 10 cents en 1900 etelle s’accroît au même rythme que le boni pour atteindre 15 cents en1907, 20 cents en 1910 et 35 cents en 1917. Dans son dernier articleconnu, paru en 1919, Alphonse Desjardins explique les tenants et abou-tissants de cette politique:

[…] et cela, afin de maintenir un juste équilibre entre les anciens etles nouveaux sociétaires, entre les anciennes et les nouvelles parts.Autrement, les nouvelles parts et les nouveaux sociétaires auraientjoui des avantages de l’accumulation des réserves par un accroisse-ment du boni annuel et n’auraient pas contribué dans une justemesure à cet accroissement. Par le moyen de la taxe d’entrée et deson accroissement basé sur l’augmentation du boni annuel, un justeéquilibre est établi et maintenu entre tous les sociétaires69.

Songeant sans doute à l’action délétère des incrédules de la pre-mière heure, Desjardins veut prémunir la Caisse populaire de Lévis contreles conversions tardives de certains de ses concitoyens qui voudraient pro-fiter en tapinois de la prospérité de la Caisse.

Le fait d’avoir à débourser une taxe d’entrée, si minime soit-elle, asans doute découragé nombre de petits épargnants qui n’avaient pas à

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assumer de tels frais dans les autres institutions financières lévisiennes70.En 1911, la taxe d’entrée atteint déjà 20 cents, soit le double de sa valeurau moment de la fondation de la première caisse populaire. Cette année-là, l’Assemblée législative de Québec apporte plusieurs amendements à laloi des syndicats coopératifs de 1906, ayant pour effet d’étendre les pou-voirs des caisses populaires. L’un de ces amendements est d’un intérêt capi-tal pour Alphonse Desjardins, car il «atténue la limite étroite posée dansla loi en permettant à ces sociétés de faire des opérations en dehors de leurjuridiction territoriale et même en dehors de leurs membres, pourvu queces opérations soient de nature à assurer leur bon fonctionnement et laréalisation de leur but71 ». En bref, cet amendement permet à la Caissepopulaire de Lévis non seulement de faire affaire avec les communautésreligieuses, mais encore d’attirer les épargnants rebutés par la taxe d’entréeet de transiger avec les déposants non sociétaires. Comme «toutes les acti-vités productives ou avantageuses de la société étant essentiellementcoopératives, sont exclusivement restreintes aux sociétaires72 », notam-ment le vote, le boni et le crédit, l’amendement protège donc explicite-ment les intérêts des anciens coopérateurs face aux nouveaux venus.

Au mois de décembre 1911, la Caisse populaire de Lévis autorise legérant Alphonse Desjardins à recevoir de non-sociétaires des dépôtsd’épargne. Tout en étant conforme à la loi, cette nouvelle pratique suitl’esprit des règlements de la caisse plutôt que la lettre. Outre les sociétairesen règle, c’est-à-dire ceux qui ont acquitté la taxe d’entrée et acheté unepart sociale, la Caisse souhaite élargir sa clientèle et augmenter, par le faitmême, ses fonds. Et cette opération ne doit pas léser les intérêts desanciens sociétaires. Dès lors, la Caisse populaire de Lévis admet volontiersles déposants non sociétaires, reléguant le recrutement de sociétaires ausecond plan. De 1915 à 1920, le nombre de sociétaires de la caisse est sta-gnant, baissant légèrement de 1 255 à 1 219, tandis que le nombre dedéposants fait un bond, passant de 1126 à 2289. En 1920, on dénombredonc plus de 1000 déposants qui ne sont pas sociétaires. Cette année-là,une douzaine de caisses populaires appliquent la même politique que laCaisse de Lévis73. Or, cette politique sera au cœur d’une vive controversedans les années 1920.

La Caisse populaire de Lévis fait fructifier l’épargne de ses socié-taires par les dépôts dans des institutions financières, les prêts, les place-ments et l’achat d’obligations. Afin de s’assurer que tous ces fonds sontproductifs, elle ne garde à sa disposition que les liquidités requises pour les

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opérations courantes. Elle confie le reste de ses fonds aux institutionsfinancières qui lui donnent les meilleures conditions. Mentionnons lessuccursales lévisiennes de la Banque Nationale, de la Caisse d’économiede Notre-Dame de Québec, de la British North America Bank et de laQuebec Bank.

À n’en pas douter, ces institutions financières convoitent les dépôtsd’épargne de la Caisse populaire de Lévis. Durant plusieurs années, la suc-cursale lévisienne de la Caisse d’économie de Notre-Dame de Québecobtient sa clientèle en lui payant un taux d’intérêt de 3 1/2 p. cent, soit1/2 p. cent de plus que le taux habituel. En 1908, elle rejette pourtant unedemande de Desjardins visant à consentir à la caisse un taux de 4 p. cent.Et pour cause. La même année, la Caisse d’économie ouvre sa deuxièmesuccursale à Lévis sur la rue Eden, à deux pas du siège social et des bureauxde la Caisse populaire de Lévis. De toute évidence, l’ouverture de cette suc-cursale témoigne d’une escalade dans la concurrence larvée que se livrentces deux institutions à Lévis. Cinq ans plus tard, Alphonse Desjardins réus-sira à obtenir le taux de 4 p. cent à la Quebec Bank, mais pour une périodede deux ans seulement. À compter de 1916, il devra repenser sa stratégie àla lumière de l’expansion du réseau des caisses populaires.

La caisse scolaire

Bien que la Caisse populaire de Lévis s’adresse à toute la population,Alphonse Desjardins réserve une place spéciale aux femmes et auxenfants. Rien d’étonnant à cela. En vertu de ses statuts et de ses règle-ments, la caisse populaire ne peut les considérer comme des membres àpart entière. Relégués au rang de sociétaires auxiliaires, les femmes et lesenfants mineurs ne peuvent exercer le droit de vote, ni remplir aucunecharge élective. La caisse populaire n’en accepte pas moins leurs épargnespour autant.

S’inspirant des méthodes commerciales modernes, AlphonseDesjardins songe à l’établissement de services spéciaux conçus en fonctionde ces clientèles. Parmi ceux-ci, le plus important est l’épargne du sou des-tinée aux écoliers. Dès le mois d’août 1901, Desjardins convainc aisémentles administrateurs de la Caisse populaire de Lévis «que des mesures soientprises pour répandre la propagande en faveur de l’épargne dans les diversesécoles de la ville, au moyen de courtes causeries faites par les instituteursaux élèves74». Avant la fin de l’année, ces mesures sont appliquées, parexemple, à l’école Saint-François-Xavier. Selon Desjardins, l’expérience

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est un franc succès. Ainsi, en 1903, la Caisse populaire de Lévis ouvre plusde 150 livrets parmi les jeunes gens et les enfants75. Fier de ces résultats,Desjardins lance un appel à intensifier l’épargne du sou: «N’oublions pasque la Caisse est une véritable école d’épargne et de prévoyance, accrois-sons, élargissons son rôle, augmentons ses bienfaits en y faisant entrer lesjeunes, les enfants, qui sont les futurs citoyens. Le sou de l’épargne est labase des développements de nos industries, de notre richesse nationale76».À la lumière de l’expérience française, Desjardins constate que la caissescolaire peut s’avérer une œuvre auxiliaire des plus utiles pour la caissepopulaire. Et il fait sien cet écrit de l’économiste Léon Say:

La caisse agit sur les adultes, mais son action devra être lente en rai-son même de la force de résistance des habitudes prises ; tandis quede son côté l’épargne scolaire, elle, s’empare de l’enfance et lafaçonne presque dès le berceau à cette vertu sociale de l’économie.Elle lui apprend ce que vaut le sou. Par cette nouvelle activitéencore, on préparera de nombreuses recrues qui viendront grossirplus tard les rangs des sociétaires des Caisses Populaires77.

En 1907, Alphonse Desjardins jette les bases d’un véritable serviced’épargne scolaire dans la région lévisienne. Il organise alors les premièrescaisses d’économie scolaire dans les écoles de Lévis, de Saint-Joseph-de-Lévis (Lauzon) et de Saint-Romuald. L’expérience est, encore une fois,couronnée de succès. Pendant l’année scolaire 1907-1908, 650 élèves sur900 déposent en tout 1 500 $. Au retour des vacances, en septembre,l’épargne a toujours le dessus, puisqu’il reste en caisse plus de 900$78. Ceschiffres ne sont pas négligeables, car la Caisse populaire de Lévis recueilledes épargnes de tous genres qui atteignent, au 30 novembre 1908, près de20000$.

Deux ans plus tard (1910), le service d’épargne scolaire s’étend àtreize écoles de Lévis et de Bienville et permet d’amasser 4649$79. Il n’enfaut pas plus pour convaincre Alphonse Desjardins de faire en personne lavisite annuelle des écoles de Lévis. De 1912 à 1915 environ, il se faitaccompagner par le vicaire de la paroisse Notre-Dame pour y promouvoirl’épargne du sou auprès des enfants. À l’occasion, certaines visites ont uncaractère exemplaire, comme c’est le cas au mois de novembre 1915 :«M. […] Alphonse Desjardins, accompagné de M. l’abbé Lacasse, est allévisiter l’école de Mlle Deslauriers où la Caisse du Sou Scolaire a fait desprogrès remarquables. Il a chaleureusement félicité les élèves et leur insti-tutrice et les a engagés à continuer de pratiquer l’économie80». En fait, les

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succès de la caisse scolaire à Lévis laissent présager l’heureuse fortune dece modèle à l’échelle de la province.

La caisse de dotation

En plus des enfants, Alphonse Desjardins veut aussi rejoindre les femmeset les jeunes filles. S’appuyant sur les expériences belge et française, ilpense à la création d’un service d’épargne réservé exclusivement auxjeunes filles pour les inciter à accumuler une dot en vue de leur mariage.Aussi organise-t-il, le 28 décembre 1913, une première caisse de dotation,ou caisse dotale, au sein de la Congrégation des Enfants de Marie de laparoisse Notre-Dame de Lévis.

Les buts de la caisse de dotation sont «1o d’inculquer à ses membres[…] l’esprit de prévoyance, d’économie et de sacrifice par la pratiqueconstante de l’épargne; 2o de former un modeste capital par l’accumula-tion successive et continue de versements variables quant au montant,mais fixes quant au minimum; 3o d’assurer à la bénéficiaire la propriétéd’une dotation suivant l’importance de ses versements81». La bénéficiairene peut retirer cette dot qu’à certains moments : lors de son mariage, à sonentrée en vie religieuse ou encore à son 40e anniversaire de naissance.Loin d’être faramineuse, cette dot assure tout juste un minimum de sécu-rité financière : «[…] tout ce dont il s’agit, c’est de faire en sorte qu’unejeune fille laborieuse, honnête, économe, possède, au moment de son éta-blissement dans le mariage ou dans la vie religieuse, de quoi se préparer untrousseau convenable, et aux heures critiques de pouvoir faire face auxéventualités de la vie82».

L’importance de la caisse dotale réside davantage dans sa vocationéducative que dans sa capacité à recueillir les épargnes des jeunes filles. Etses fondatrices lévisiennes lancent un appel à toutes celles qui préfèrentl’apostolat laïque aux attraits de la mode : « […] elles ont promis, aprèsréflexion sérieuse, de lui prêter toujours le concours de leur dévouement,et de leurs épargnes soigneusement arrachées à toutes les tentatives de gas-pillage, à toutes les attirances de la vanité et du luxe. Quand on songe àl’espèce de fascination malsaine que la toilette et la mode exercent surl’imagination d’une jeune fille, on éprouve pour celles qui savent s’y sous-traire une très vive admiration83».

Comme la caisse de dotation est une coopérative, son fonctionne-ment s’apparente à celui d’une caisse populaire. Cette «société d’épargnes

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accumulées» est administrée et surveillée par l’exécutif, une commissioncomposée de sept membres élus par l’assemblée générale annuelle dessociétaires. Elle est toutefois placée sous la supervision d’un chapelain-directeur. De plus, sa gestion relève de la caisse populaire à laquelle elle estaffiliée, en ce qui concerne particulièrement la comptabilité, l’administra-tion courante, la garde des fonds et les placements84.

Du vivant d’Alphonse Desjardins, on assiste à la fondation de seu-lement trois ou quatre caisses de dotation, généralement parmi les demoi-selles Enfants de Marie. Outre la caisse dotale de Lévis, des sociétés simi-laires sont mises sur pied notamment à Hull et à Sherbrooke. À l’époque,ce modèle semble promis à un bel avenir. Au 2 janvier 1918, la caisse-dotation de Notre-Dame de Lévis compte déjà 253 membres et un capitalde près de 7000$85. Encouragés par ces résultats, Desjardins et ses prochescollaborateurs expriment le vœu d’assister à la création de caisses dotalesau sein de chaque caisse populaire, surtout dans les principaux centresindustriels comme Montréal, Québec et Sherbrooke86. En 1914 et en1915, ce modèle suscite aussi l’intérêt de Marie Gérin-Lajoie, fondatricede la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, qui y voit l’amorce d’uneréflexion sur le moyen de rendre l’épargne et éventuellement le crédit plusaccessibles aux femmes87. Se laissant emporter par l’imagination,Alphonse Desjardins songe même à l’établissement de caisses de pré-voyance réservées aux mères de famille pour les encourager à «accumulerdes épargnes afin de permettre l’achat au comptant des comestibles néces-saires à la famille, le paiement du loyer et autres charges du foyer88». Enjanvier 1915, il soumet les grandes lignes de son projet à la Confrérie desDames de Sainte-Anne de Lévis, dont son épouse Dorimène deviendrapeu de temps après la trésorière. S’il faut en croire le journal paroissial LaLumière, «il est à peu près certain que la proposition de M. Desjardins seraacceptée et que la Caisse sera bientôt organisée89 ». Malgré l’appui deMgr Bégin de Québec, ce projet n’aura toutefois aucune suite. Quant à lacaisse de dotation, elle ne suscitera guère d’enthousiasme à l’extérieur desrégions immédiates de Lévis et de Sherbrooke.

LE CRÉDIT

Grâce à la collecte de l’épargne, la Caisse populaire de Lévis accumule desfonds qui lui permettent de faire des opérations de crédit. Dans le but decontrer les pratiques usuraires, la caisse se propose de consentir du crédit à

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tous ceux qui n’ont pas les moyens de traiter avec les grandes banques.Toutefois, il ne s’agit pas de cautionner des pratiques commerciales visantà faciliter la consommation au risque de provoquer l’endettement. Eneffet, les Statuts et règlements de la Caisse populaire de Lévis, adoptés en1900, spécifient que «des prêts et avances susceptibles de produire un gainou une épargne au bénéficiaire sont les seuls qui puissent être consen-tis90». À l’encontre du crédit à la consommation, Alphonse Desjardins etses collaborateurs privilégient nettement le crédit productif. Et Desjardinsest très explicite sur ce point: «Ce que nous voulons, c’est le crédit de pro-duction; ce crédit bienfaisant qui féconde les efforts, fait germer les initia-tives heureuses, augmente le rendement, décuple les produits, accroît, parune sage prévoyance, la prospérité de celui qui sait l’utiliser avec sagesse etprudence91».

En tant que coopérative financière, la Caisse populaire de Léviss’efforce de faire la part des choses entre l’épargne et le crédit. Sous ce rap-port, Alphonse Desjardins explique clairement à la Chambre de com-merce de Montréal, au mois de novembre 1906, en quoi consiste l’adé-quation des fonctions d’épargne et de crédit au sein de la caisse populaire :« [Les sociétés coopératives de crédit] ont pour objet de fournir auxhumbles un moyen de faire fructifier leurs minces économies en les prê-tant par l’intermédiaire de la société aux membres plus entreprenants de lacommunauté (agriculteurs, petits commerçants, etc.) qui autrement severraient forcés de recourir à l’usurier92 ». En d’autres mots, l’influencenéfaste des usuriers menace non seulement les masses laborieuses, maisencore les petits producteurs, qu’ils soient cultivateurs, artisans, petitscommerçants ou petits industriels. De ce point de vue, la collecte del’épargne populaire doit permettre de constituer un capital accessible, parle crédit, à ces petits producteurs. Au-delà des considérations morales, lacaisse leur vient en aide par des pratiques financières comme l’ouverturede comptes courants créditeurs, la diminution des taux d’intérêt et l’as-souplissement des modalités de remboursement.

Généralement parlant, la Caisse populaire de Lévis veut satisfaireles besoins de crédit des masses laborieuses et des petits producteurs, aumoyen de prêts productifs correspondant à leurs moyens. Loin de se confi-ner aux plus humbles, la politique de crédit définie par AlphonseDesjardins s’adresse nommément à la petite bourgeoisie lévisienne:

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Il n’y a pas que les travailleurs manuels, soit de l’industrie, soit dusol, qui aient besoin de crédit et qui, bien souvent, sont forcés desubir les écorchures des Shylock de l’usure ; il y a aussi une classe trèsintéressante de petits commerçants, d’humbles industriels, demodestes entrepreneurs dont la surface financière ne leur permet pasd’avoir accès aux grandes banques où vont s’approvisionner leursconfrères assez bien connus pour y jouir de la faveur d’un comptecourant. À tous ceux-là aussi, la coopérative offre un concours desplus précieux93.

Plus encore, Desjardins présente la caisse populaire comme unevoie royale pour faciliter l’intégration des petits producteurs au sein del’économie capitaliste et pour régulariser, à terme, leurs interventions surle marché:

On se demande avec raison pourquoi le cultivateur, l’ouvrier enchambre, qui sont aussi des producteurs, en un mot la petite indus-trie, aussi bienfaisante que l’autre, sinon davantage, bien qu’elle nes’exerce pas dans de vastes ateliers avec un personnel plus ou moinsnombreux, n’aurait pas, elle aussi, ses modestes institutions de créditpour l’aider à passer les moments difficiles qui peuvent se présenterentre la fabrication du produit et la vente de ce même produit sur lemarché de la consommation94.

En ce qui concerne l’utilité de la caisse populaire, notamment auprofit du petit commerce, Desjardins suit la voie tracée par son ami et cor-respondant français Charles Rayneri. En contribuant, par le crédit, à l’as-sociation et à l’autonomie des petits producteurs, la caisse populaire veutconfirmer «ce lien privilégié entre crédit populaire et candidats au créditpersonnel à la production95».

Conformément aux statuts, l’assemblée générale annuelle de laCaisse populaire de Lévis établit le montant maximal des prêts consentis àses sociétaires. À l’assemblée de fondation, elle fixe la valeur maximaledes prêts à 100$. Mais elle doit le modifier à la hausse à plusieurs reprises,car les fonds de la caisse croissent très rapidement. Un an seulement aprèsla fondation, le montant maximal des prêts est augmenté à 500$. Auxyeux d’Alphonse Desjardins, il s’agit d’une simple décision d’affaires : «Ilimporte de ne pas manquer de faire des prêts parce que le montant auto-risé est trop bas, car les fonds qui ne sont pas prêtés ne rapportent pas deprofits, et sans profits, impossible de payer un dividende96 ». Toujours

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selon les statuts, «à garanties de remboursement égales […], les petits prêtset avances sont toujours préférés aux plus élevés97».

La Caisse populaire de Lévis offre à ses sociétaires plusieurs types deprêts par l’intermédiaire de sa commission de crédit et de direction.Contrairement à l’opinion généralement répandue, elle ne commence passes activités de crédit en pratiquant seulement des petits prêts. En juin1901, la première résolution prise par la commission de crédit et de direc-tion concerne l’ouverture de «comptes courants créditeurs» d’une valeurde 100$ chacun au nom de huit sociétaires. En vertu de ces prêts à comptecourant, sortes de marge de crédit personnelle, le gérant AlphonseDesjardins peut «consentir des avances sur lesdits crédits aux conditionsprescrites par le Conseil d’administration quant au taux de l’intérêt à êtreprélevé, pourvu qu’en aucun temps le montant dû respectivement parchacun des bénéficiaires de ces crédits ne dépasse jamais la somme totalespécifiée ci-haut». Par la suite, la commission de crédit et de directionoctroie ses sept premiers prêts à autant de sociétaires pour des montantsvariant entre 25$ et 100$98.

Chaque emprunteur doit obligatoirement informer la commissionde crédit et de direction de «l’emploi qu’il fera du prêt sollicité99». En plusdes cautions de deux sociétaires, il est tenu de fournir de solides garantiesquant à sa bonne réputation et à son sens civique. Dès le début, AlphonseDesjardins et ses collaborateurs sont conscients que ces exigences morali-santes pourraient ralentir l’activité de la caisse. En juillet 1901, la com-mission de crédit et de direction délègue une partie de ses pouvoirs augérant Alphonse Desjardins qui « pourra provisoirement consentir desprêts dans les cas seulement où les emprunteurs et les garants sont de pre-mier ordre, offrant les garanties les plus certaines, à condition expresse quechacun de ces prêts soit subséquemment révisé et explicitement approuvépar la commission de crédit et de direction100 ». Pour accélérer encoredavantage l’expédition des affaires, tout en facilitant le travail du gérant,la commission de crédit et de direction préparera chaque année une listeconfidentielle de classification de crédit, comprenant les noms de tous lessociétaires solvables de la Caisse de Lévis et «indiquant le maximum deprêt qui pourra être fait par le gérant à chacun des sociétaires, sans êtretenu à consulter la commission de crédit101».

C’est le conseil d’administration de la Caisse populaire de Lévis quifixe les taux d’intérêt sur les prêts, selon leur nature et leur importance.

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Au moment de la fondation, les administrateurs établissent ces taux d’in-térêt à 10 ou 8 p. cent, selon que le prêt accordé est inférieur ou supérieurà 50$102. Par ailleurs, la caisse prélève une commission sur les prêts accor-dés aux sociétaires. Cette «commission pour les écritures» varie, selonl’importance du prêt consenti, de 5 cents à 50 cents103.

La Caisse de Lévis est «populaire», parce qu’elle rend l’épargne etle crédit accessibles aux masses laborieuses, spécialement en privilégiantles petits prêts par rapport aux plus élevés. En 1912, Alphonse Desjardinspublie des statistiques sur le nombre et la valeur individuelle des prêts dela Caisse populaire de Lévis depuis sa fondation. Sur un total de 5111prêts, il en dénombre 3549 qui entrent dans la catégorie des petits prêts de100 dollars ou moins. Plus encore, près de 70 p. cent de ces petits prêtss’élèvent à 50 dollars ou moins104. Voilà qui confirme que la Caisse deLévis remplit effectivement son rôle de soustraire les humbles à l’influencedes usuriers. Aux yeux de Desjardins, ces chiffres en font ressortir le«caractère absolument populaire»:

C’est donc bien la véritable banque du peuple, […] où l’ouvrier et lecultivateur honnêtes, laborieux, sobres, économes, peuvent se pro-curer les fonds dont ils ont besoin pour alimenter leurs activités, secréer un foyer, se libérer d’une dette onéreuse, faire des achats néces-saires au comptant, où les travailleurs en général peuvent aller lefront haut sans craindre un refus, s’ils possèdent les qualités requiseset ont prouvé leur bonne foi en devenant d’abord membres de lacaisse. […]

[…] C’est bien le peuple qui a fourni cette clientèle de très modestesemprunteurs, qui ont réclamé des prêts de cinq, dix, quinze, vingt etvingt-cinq piastres et ces emprunteurs ont fait honneur à leur signa-ture avec ponctualité, fiers de prouver qu’ils avaient le sens de leurresponsabilité, le respect des engagements contractés par leur signa-ture, tout comme l’ont le gros industriel, le marchand, l’homme d’af-faires qui constituent la clientèle des grandes banques. Cette concep-tion nouvelle et élevée de leur rôle économique n’est-elle pasmoralisante et ne conduira-t-elle pas à la longue à une régénérationbienfaisante des classes populaires105 ?

Néanmoins, ces statistiques ne doivent pas faire illusion, car ellesne recouvrent pas, de l’aveu même d’Alphonse Desjardins, toute l’étenduede l’activité de la Caisse populaire de Lévis. S’il est vrai que les petits prêts

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représentent près de 70 p. cent de l’ensemble des prêts, il n’en demeurepas moins que 30 p. cent des prêts n’entrent pas dans cette catégorie. Enfait, les petits prêts ne retiennent qu’une bien modeste part des fonds prê-tés par la Caisse de Lévis. Considérons l’exemple de l’année financière1912-1913, au cours de laquelle «58 p. cent des prêts sont inférieurs à100$, mais ils ne représentent pas plus de 8 p. cent des sommes prêtées».Cette année-là, «les prêts supérieurs à 1000$ (6 p. cent), eux, drainent59 p. cent de l’argent prêté par la caisse106». L’historien Ronald Rudin ad’ailleurs constaté, à compter de 1913, «une baisse continue […] de l’im-portance des petits prêts par rapport à l’ensemble des prêts garantis par desreconnaissances de dettes107». On comprend mieux, dans ces conditions,pourquoi la Caisse populaire de Lévis ne peut se contenter de la faibledemande pour les petits prêts afin de faire fructifier ses fonds disponibles.Au moment de sa fondation, l’assemblée générale fixe le montant maxi-mal des prêts à 100$, mais elle l’augmente à plusieurs reprises en moinsd’une quinzaine d’années: 500$ en 1901, 1000$ en 1905, 2000$ en 1908,3000$ en 1911 et jusqu’à 5000$ en 1913.

Du vivant d’Alphonse Desjardins, les groupes sociaux moins favo-risés, comme les ouvriers non qualifiés et les journaliers, sont sous-représentés parmi les sociétaires de la Caisse de Lévis108. Ils y contractentnaturellement de petits emprunts, car leurs besoins de crédit sont limitéspar leur faible potentiel économique. De plus, ils ont appris depuis long-temps à se débrouiller avec les difficultés socio-économiques et à ne comp-ter que sur leurs propres moyens. Enfin, ils répugnent à voir leur voisinagese mettre le nez dans leurs affaires. Desjardins lui-même est parfaitementconscient de la difficulté de convaincre les humbles de recourir au créditcoopératif. Il y voit l’expression d’« une malheureuse mentalité que letemps fera disparaître109».

En somme, la Caisse populaire de Lévis veut satisfaire les besoinsde crédit de tous ceux qui, au sein des classes populaires et des petits pro-ducteurs, n’ayant pas accès aux grandes banques, prêtent le flanc aux usu-riers. La Caisse est «populaire», parce qu’elle donne la préférence auxpetits prêts consentis aux moins bien nantis. Cependant, «la caisse popu-laire est accessible à tous, clame Alphonse Desjardins en 1912, à l’humblecomme au bourgeois110». Parmi ses sociétaires, on retrouve effectivementdes membres de la petite bourgeoisie lévisienne (petits commerçants,petits industriels, professionnels) qui utilisent la majeure partie des fonds

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prêtés par la Caisse. La Caisse populaire de Lévis doit donc rechercher,dès le début, un équilibre précaire entre les besoins de crédit de sociétairesissus de milieux diversifiés.

À cause du faible pourcentage de l’argent consacré aux petits prêts,la Caisse populaire de Lévis se trouve aux prises avec l’épineux problèmede l’accumulation des liquidités excédentaires. Malgré sa politique de cré-dit s’adressant aussi bien aux humbles qu’aux petits producteurs, elleéprouve tôt certaines difficultés à réinjecter ses fonds dans le développe-ment local. En guise de solution, elle se tourne alors vers la clientèle insti-tutionnelle. Il s’agira, selon le cas, d’accorder «des prêts remboursables à60 jours d’avis, d’effectuer des placements au moyen de l’achat d’obliga-tions émises par ces institutions ou encore de faire des prêts hypothé-caires111».

Dès janvier 1902, soit un an après la fondation de la Caisse deLévis, le conseil d’administration autorise le gérant Alphonse Desjardins«à escompter des effets portant la signature responsable des fabriques, desinstitutions publiques, des corps municipaux et autres, couvents, collèges,etc.112 ». Les dirigeants n’imposent aucune limite à la valeur de cesavances, en autant qu’elles ne nuisent pas à la capacité de la Caisse desatisfaire les demandes de crédit de ses sociétaires individuels. Ce faisant,ils posent les premiers jalons d’une politique de placement.

Pour faire fructifier ses fonds, la Caisse populaire de Lévis doit pla-cer des sommes importantes dans les institutions publiques lévisiennes. En1916 et en 1917, elle investit par exemple 203000$ dans des obligationsde la municipalité de Lévis113. En se remémorant les idées qu’il défendaitdéjà à la Chambre de commerce de Lévis un quart de siècle plus tôt,Alphonse Desjardins se tourne naturellement vers la clientèle institution-nelle de sa ville natale. Selon sa manière de voir, la caisse populaire estappelée à redonner ses lettres de noblesse à une forme de crédit, qu’il jugeindispensable au développement local :

Notre Caisse a compris que vivant de la vie municipale, elle ne pou-vait se désintéresser des problèmes financiers de Lévis si ses ressourcesle lui permettaient sans gêner en rien les petits emprunteurs. Noussommes fiers de cette participation, prouvant par cette nouvelle acti-vité que notre Caisse peut étendre ses bienfaits dans une autresphère, tandis que, ailleurs, on semblait professer une froide indiffé-rence, pour ne pas dire du dédain, pour notre crédit municipal114.

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La Caisse populaire de Lévis assume donc plusieurs fonctions éco-nomiques. Elle collecte l’épargne de ses sociétaires et leur en offre un bonrendement, particulièrement attrayant pour les classes populaires.S’appuyant sur l’épargne populaire, elle offre aussi du crédit à ses membres,s’efforçant de satisfaire leurs besoins particuliers. Pour pallier la faibledemande de prêts et pour rentabiliser ses fonds, elle réserve une partie deson argent à la clientèle institutionnelle de Lévis. En conclusion, la Caissepopulaire de Lévis promeut non seulement les intérêts socio-économiquesdes classes populaires par l’épargne, et de la petite bourgeoisie par le crédit,mais encore elle contribue au développement local de Lévis, au moyen dufinancement de ses institutions publiques.

COOPÉRATEURS, DIRIGEANTS ET SOCIÉTAIRES

L’assemblée générale

En tant que coopérative d’épargne et de crédit, la Caisse populaire deLévis fonctionne selon un modèle démocratique. L’assemblée générale dessociétaires en est l’organe souverain et ses résolutions sont prises à partirdu principe «un homme, un vote». Elle se prononce sur la gestion et l’ad-ministration de la Caisse à la clôture de chaque exercice et désigne lesmembres du conseil d’administration, de la commission de crédit et dedirection et de la commission de surveillance. Dans la pratique, l’assem-blée générale joue cependant un rôle plutôt fluctuant. Les sociétaires,qu’ils soient issus des classes laborieuses ou de la petite bourgeoisie, fontconfiance aux notables qui recourent volontiers à la cooptation pour accé-der aux fonctions de dirigeants. En l’absence de statistiques complètes, ilest difficile d’évaluer avec précision la participation des sociétaires auxassemblées générales de la Caisse. Portées par l’attrait de la nouveauté, lesassemblées générales attirent, entre août 1900 et août 1902, de 200 à400 personnes, soit un taux de participation variant entre 38 p. cent et95 p. cent. Ainsi, presque tous les sociétaires (400 sur 421) assistent à lapremière assemblée générale annuelle tenue le 19 décembre 1901. Maisl’auditoire semble accuser une baisse importante jusqu’en 1911, alors queles assemblées générales attirent bon an, mal an, de 80 à 200 personnesenviron, soit un taux de participation tournant autour de 16 p. cent.

L’assemblée générale n’est pas seulement l’organe souverain dessociétaires de la Caisse populaire de Lévis ; elle se veut aussi un véritable

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lieu de sociabilité paroissiale. Pendant plusieurs années, l’abbé Charles-Édouard Carrier, supérieur du Collège de Lévis, accueillera les assembléesgénérales de la Caisse dans la salle publique de son institution. De plus, ilobtiendra la collaboration des élèves pour divertir l’auditoire au moyend’une séance dramatique et augmenter ainsi le nombre de participants. Àcompter de 1913, la fanfare du collège donnera un accompagnementmusical à un concours amateur. Tous ces efforts portent leurs fruits, dumoins à court terme. Dans les deux années qui précèdent la GrandeGuerre, la salle publique du collège est toujours comble et on devra refuserl’entrée à plus de 100 personnes en 1914115. Il faut y voir, sans doute, unindice de la notoriété d’Alphonse Desjardins qui atteint alors un sommet.Au mois d’avril 1913, le pape Pie X le fait Commandeur de l’Ordre deSaint-Grégoire-le-Grand en reconnaissance de sa contribution auxœuvres sociales catholiques et de ses mérites exceptionnels. La renomméede Desjardins ne souffre nullement des hostilités. En janvier 1915, il estnommé vice-président honoraire de la succursale lévisienne du Fondspatriotique canadien. Cette année-là, on le retrouve parmi les membres dela Ligue du Sacré-Cœur et de la Société de la Croix Noire de Lévis. Aumois de juin 1915, une délégation de contribuables lui demande même dese porter candidat à la mairie de Lévis, mais sans parvenir à le convaincre.Fin 1916, il figure parmi les membres honoraires de la guignolée lévi-sienne. Et il fait partie, en mai 1917, du premier bureau de direction del’Association des anciens élèves du Collège de Lévis116.

Avec l’aide du Collège de Lévis, Alphonse Desjardins rêve de fairede l’assemblée générale de la Caisse une manifestation annuelle témoi-gnant de la vitalité paroissiale. En 1914, il est près du but :

Il est heureux […] que cette année encore l’affluence à la réunionannuelle des sociétaires de la Caisse ait été plus grande que jamais.Les moments agréables que nos jeunes amateurs ont procuré à l’audi-toire l’ont reposé de l’aridité des chiffres et lui ont procuré les délas-sements d’une véritable fête de famille paroissiale. C’est là pour lui[Alphonse Desjardins] la réalisation d’un rêve qu’il caresse depuis lafondation de la société et il est heureux de le voir se transformer enun fait réel, grâce au concours si précieux du Collège de Lévis117.

Mais, à partir de 1917, la maladie empêche Desjardins d’assisteraux assemblées, ce qui coupe court à l’atmosphère de fête.

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Dirigeants et notables locaux

Au moment de recruter les dirigeants de la Caisse populaire de Lévis,Alphonse Desjardins et ses collaborateurs s’adressent naturellement auxcandidats les plus aptes à remplir ces fonctions. À cet égard, Desjardins atoujours insisté sur «le rôle des classes dirigeantes qui doivent montrer le

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SUR CETTE PHOTO, ALPHONSE DESJARDINS, QUI EST AFFAIBLI PAR L’URÉMIE, PORTE

SA MÉDAILLE DE COMMANDEUR DE L’ORDRE DE SAINT-GRÉGOIRE-LE-GRAND.

Source : Archives nationales du Québec, J.E. Livernois/vers 1918/ P560, S2, P300253.

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bon exemple aux autres classes en entrant dans les œuvres sociales telleque l’est la Caisse Populaire118». Il est vrai que la Caisse de Lévis a uneprédilection pour les classes laborieuses, mais elle n’exclut pas les autresgroupes sociaux pour autant.

L’historien Ronald Rudin a mis en évidence le rôle prépondérantdes membres de la petite bourgeoisie dans les activités de la Caisse popu-laire de Lévis119. Pendant la majeure partie de la période allant de 1900 à1945, il évalue que les petits commerçants, les petits industriels et les pro-fessionnels ont représenté entre le quart et le tiers des membres de laCaisse, alors qu’ils constituaient moins de 20 p. cent de la population lévi-sienne. De plus, ces deux groupes sociaux ont fourni plus de 60 p. cent desdirigeants ayant rempli des fonctions au conseil d’administration, à lacommission de crédit et de direction ainsi qu’à la commission de sur-veillance.

D’un point de vue général, les dirigeants ont un statut social plusélevé que le sociétaire moyen, et ce dernier a lui-même un meilleur statutdans la communauté que le citoyen ordinaire. On décèle donc une cer-taine hiérarchie à l’intérieur de la direction de la Caisse populaire deLévis. Par rapport aux membres du conseil d’administration, les commis-saires de crédit semblent détenir un statut social plus élevé et posséder unepropriété de plus grande valeur. Ainsi, les petits commerçants, les petitsindustriels et les professionnels constituent plus des trois quarts des com-missaires de crédit, alors qu’ils ne représentent que 56 p. cent des membresdu conseil d’administration. Ces conditions sociales particulières, baséessur une certaine autonomie financière, s’expliquent en partie par le faitque ni les commissaires de crédit ni les conseillers de surveillance ne sontadmis à emprunter de la coopérative. Il en découle que les dirigeants de laCaisse de Lévis, très majoritairement issus de la petite bourgeoisie, éla-borent des politiques qui répondent prioritairement à leurs propresbesoins. En conséquence, ils auront tendance à partager les responsabilitésde gestion en fonction des instances de la Caisse où ils détiennent la plusgrande influence. C’est ainsi que l’assemblée générale cédera progressive-ment certains de ses pouvoirs au conseil d’administration et que ce dernieren fera autant en faveur de la commission de crédit.

Rien d’étonnant à ce que les notables locaux jouent un rôle clé à laCaisse populaire de Lévis. Sous ce rapport, l’expérience lévisienne est entous points conforme aux pratiques coopératives et mutualistes d’Europe.

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En France, par exemple, les notables locaux exercent la double fonctionde relais et de cautions : «Relais, ils le sont par leur excellente connais-sance du milieu local tant dans ses potentialités associatives que dans sesbases financières. Cautions, les notables le sont par leur surface financière:s’ils participent à la caisse, on peut donc y aller sans risques120 ». Desrecherches récentes permettent de conclure que les hiérarchies associa-tives reproduisent simplement les diverses conditions sociales121. Lors dela naissance du mouvement associatif en France, les sociétaires ont ten-dance à confier la direction de leurs sociétés aux notables traditionnels.Force est de constater que les coopérateurs lévisiens sont issus d’une mêmedynamique sociale.

Sociétaires et clients

Préoccupé de la question sociale soulevée par le libéralisme économiqueet les progrès du capitalisme, Alphonse Desjardins se fixe l’objectif d’atti-rer la clientèle de ceux qui ont la possibilité d’épargner et la capacitéd’emprunter, mais sans avoir accès aux banques commerciales pour autant.À cet égard, la Caisse populaire de Lévis recrute ses sociétaires dans lesclasses laborieuses, c’est-à-dire les petits employés, les agriculteurs, lescommerçants, les fonctionnaires, les petits industriels, les professionnelset les ouvriers. Parmi ces classes laborieuses, certaines, issues de la petitebourgeoisie, occupent une place disproportionnée par rapport à leur repré-sentation dans la population lévisienne.

Les statistiques compilées par l’historien Ronald Rudin tendent àconfirmer, en filigrane, que la Caisse populaire de Lévis remplit partielle-ment son rôle. Au moment de la fondation, les petits commerçants, lespetits industriels et les professionnels constituent au-delà de la moitié desmembres fondateurs. Mais ils ne représentent plus que le tiers des socié-taires en 1913, soit la même proportion à peu de chose près que lesouvriers, qu’ils soient spécialisés ou non. Entre 1900 et 1913, on assistedonc à une baisse de la représentation des notables locaux. Étant donnéque la taxe d’entrée demeure abordable, ces derniers cèdent du terraindevant les nouveaux membres issus des milieux ouvriers. La situationchange à compter de 1913, alors que la position relative des notableslocaux et des ouvriers non spécialisés continue de décliner. C’est la placeoccupée par les ouvriers spécialisés et par les employés commerciaux, parmilesquels on trouve les agents d’assurance et les comptables, qui augmenteen importance, au moment où la Caisse commence à décréter des hausses

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significatives de la taxe d’entrée. Toutes ces fluctuations témoignent de ladifficulté de la Caisse populaire de Lévis à accroître le nombre de sesmembres jusque dans les années 1920. Ainsi, la Caisse atteint un sommetde 1258 sociétaires en 1916. Mais ce nombre aura une tendance à la baissecontinue dans les dix années suivantes122.

En théorie, seuls les sociétaires en règle sont censés faire affaireavec la Caisse populaire de Lévis. Dans la pratique de chaque jour, toute-fois, il n’en va pas de même. Dès le mois de décembre 1902, la Caisse éta-blit elle-même une distinction entre ses sociétaires et ses clients123. Elle sesert ici d’un moyen suggéré par Charles Rayneri et pris à leur compte parAlphonse Desjardins et ses proches collaborateurs. Quant à l’obligationd’être membre de la coopérative, trois exceptions confirment la règle. Dèsle début, la Caisse populaire de Lévis dépose, à titre de cliente, ses fondsdisponibles ou sans emploi immédiat dans des institutions bancaires lévi-siennes qui se chargent alors de leur sécurité et de leur rendement. Deplus, à partir de 1911, un amendement à la loi des syndicats coopératifspermet à la Caisse de «faire des opérations en dehors de [sa] juridictionterritoriale et même en dehors de [ses] membres, pourvu que ces opéra-tions soient de nature à assurer [son] fonctionnement et la réalisation de[son] but124». Lorsque les activités de la Caisse de Lévis exigent plus defonds qu’elle n’en reçoit de ses membres, elle peut donc recueillir l’argentde déposants non sociétaires pour augmenter ses ressources financières. Illui est également loisible de réinvestir ses fonds disponibles au moyen soitde prêts, soit de placements ou d’achat d’obligations, surtout dans les ins-titutions religieuses et les corporations publiques généralement situées àl’extérieur de sa circonscription sociale125. À partir de 1918, cependant,l’ouverture du crédit personnel commence à nuire carrément au recrute-ment de sociétaires :

Le nombre de nos clients s’est aussi légèrement accru, mais nousavouons que nous avons à cet égard un regret, celui de voir que notreœuvre n’est pas encore mieux comprise et plus hautement appréciéepar la masse de notre population. On semble croire que la Caisse esttout simplement une société de prêt ordinaire, et non pas une œuvresociale de formation économique, et que l’on peut emprunter d’elletout comme du premier prêteur venu sans être sociétaire. C’est là unegrave erreur contre laquelle nous ne cesserons jamais de protester126.

Constituant à la fois une entreprise financière et une composanted’un mouvement social, la Caisse populaire de Lévis est déjà sollicitée, à

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l’époque, par les besoins de ses sociétaires en règle et ceux, plus larges, derelations d’affaires et de clients non membres. Elle a besoin des premierspour appliquer ses principes coopératifs et des seconds pour mieux affirmersa distinction associative dans une économie dominée par le libéralismeéconomique et le capitalisme.

Coopération, souscriptions et œuvres locales

S’il est vrai que la Caisse populaire de Lévis n’est pas une société philan-thropique, il est aussi vrai qu’elle n’est pas une œuvre de charité. Dès lafondation, Alphonse Desjardins insiste pour que la Caisse s’astreigne à unegestion économe afin de constituer un fonds de réserve le plus rapidementpossible. Or, dans le mouvement associatif, «les économies sont contra-dictoires avec la notion même de charité [puisque] constituer des réservesamène nécessairement à limiter le projet charitable immédiat127».

Certes, la Caisse de Lévis prend acte de la présence d’œuvres decharité dans son milieu. Au moment de faire le partage des bénéfices netsannuels, ses statuts prévoient que «cinq pour cent peuvent être affectés àdes œuvres de bienfaisance ou de charité locales128». En admettant quecette disposition des statuts soit scrupuleusement respectée, elle ne se tra-duit, au 30 novembre 1912, que par un modeste fonds de 320$129. Cetteannée-là, la Caisse reçoit pourtant plusieurs demandes de souscriptionsqui s’élèvent, dans la plupart des cas, à un montant assez important.

De toute évidence, les statuts ne suffisent pas à encadrer l’activitéde la Caisse populaire de Lévis dans ce domaine. Au mois de décembre1912, le gérant Alphonse Desjardins interpelle ses collègues administra-teurs sur « la question de savoir si La Caisse Populaire de Lévis devrait,comme corps, participer aux souscriptions faites pour diverses fins et orga-nisées dans Lévis». L’examen du procès-verbal de cette réunion révèle leclimat contrarié des délibérations. Finalement, « le Conseil, après mûrexamen de la question, émet l’avis que la Caisse Populaire de Lévis ne doitpas participer d’ici à nouvel ordre à de telles souscriptions». Et il paraîtopportun de reproduire ici intégralement ses motifs :

a) Parce que les sociétaires de la dite Caisse étant, comme citoyensou paroissiens, déjà participants à de telles souscriptions, il neserait pas juste de les forcer en quelque sorte à souscrire un sup-plément en appropriant les fonds de la Caisse qui leur appar-tiennent en entier, soit à titre collectif, soit à titre individuel ;

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b) Que la dite Caisse est restreinte par la loi et ses statuts à une cir-conscription territoriale très petite, elle n’a pas, comme lessociétés ordinaires, la liberté d’étendre ses opérations à toute laprovince, ce qui fait que ses fonds proviennent surtout desparoissiens de Lévis ;

c) Que tous les sociétaires étant sur un pied de parfaite égalitéquant au pourcentage des profits pécuniaires qu’ils retirent, ils’ensuit qu’il n’y a pas parmi eux une catégorie de personnes pri-vilégiées qui, à titre d’actionnaires par exemple, touche unrevenu beaucoup plus considérable qu’une autre catégorie four-nissant les fonds à titre de simples déposants, parce que ces der-niers ne peuvent, par suite des circonstances ou autrement, semettre en position de jouir des avantages de la première caté-gorie ou actionnaires proprement dits, comme c’est le cas ordi-nairement ;

d) Que la dite Caisse n’a pas, la chose n’étant pas prévue par sesStatuts, de cotisations spéciales, elle ne peut consacrer une par-tie de tels fonds pour de semblables souscriptions ;

e) Que plusieurs de ses sociétaires demeurant dans les paroisses voisines de Saint-Louis de Pintendre et de Saint-Davidd’Auberivière, détachées de la paroisse de Notre-Dame de Lévis,mais incluses dans la circonscription sociale de La CaissePopulaire de Lévis, il ne serait pas juste pour ces sociétaires deprendre partie de leurs fonds pour de telles souscriptions au seulavantage de la ville de Lévis, sans contracter en même tempsl’obligation d’étendre la même faveur aux œuvres locales de cesdeux paroisses de Saint-Louis de Pintendre et de Saint-Davidd’Auberivière ;

f) Que participer à toutes ces souscriptions pourrait devenir oné-reux pour la dite Caisse, attendu que dans chaque cas le mon-tant contribué devrait être assez substantiel130.

En somme, la Caisse populaire de Lévis se présente à l’opinionpublique comme une coopérative d’épargne et de crédit, plutôt quecomme une association caritative. Retenons de tout ceci que la Caisseinvoquera régulièrement cette résolution, durant plusieurs années, pourjustifier son refus de souscrire à des œuvres locales.

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DE LA RÉSIDENCE DU FONDATEUR AU SIÈGE SOCIAL

Au moment de la fondation de la Caisse populaire de Lévis, AlphonseDesjardins et ses collaborateurs pratiquent une gestion très prudente, carils souhaitent disposer rapidement d’importantes réserves. Pour des raisonsd’économie, la Caisse reporte donc son installation dans un local bien àelle. De 1901 à 1906, le bureau personnel d’Alphonse Desjardins, situédans sa propre résidence, héberge aussi le bureau de la Caisse populaire deLévis. La Caisse tient également un bureau d’affaires dans le local que lasuccursale lévisienne de la Société des Artisans canadiens-français luiprête gracieusement sur la rue Eden (aujourd’hui le 8, avenue Bégin).

En fait, les affaires de la Caisse populaire de Lévis se développenttant et si bien que ce local devient vite indispensable. Le 5 août 1902, lebureau de direction des Artisans accorde gratuitement «l’usage de la sallele long du jour pour y transiger les affaires de la Caisse Populaire deLévis131». Voilà une faveur qui permet à la Caisse de se donner une pre-mière image de marque. Quelques jours plus tard, elle reçoit en effet ledon anonyme « d’une superbe insigne en lettres d’or sur tôle vernis,laquelle insigne est maintenant posée sur la façade du bureau de la Sociétédes Artisans132». Mais cette publicité ne doit pas faire illusion, car il s’agitd’une solution temporaire qui ne résout pas vraiment les besoins d’espacede la Caisse.

Dès le mois de décembre 1902, la Caisse populaire de Lévis songe«à faire les dépenses nécessaires […] pour la location, l’installation et lemaintien d’un bureau ouvert tous les jours où les sociétaires et les clientsde la Caisse pourront avoir accès aux heures et jours convenables pour lesopérations sociales, telles dépenses devant être compatibles avec la plusrigide et la plus sévère économie, n’imposant par là même à la Société queles frais strictement indispensables». Il s’agirait idéalement d’un bureau dedeux pièces, situé dans un endroit central. À l’instar des dirigeants, lessociétaires se demandent «si la Société ne devrait pas maintenant songerà s’installer chez elle133». Mais cette suggestion est reportée d’année enannée, toujours pour les mêmes «raisons de haute prudence et de rigideéconomie134».

La situation commence à changer à partir du mois de septembre1906, alors que la Caisse décide de louer le local des Artisans lévisiens etd’y déménager son bureau. Aussitôt, Alphonse Desjardins se félicite decette décision devant l’assemblée générale des membres :

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Il ne nous reste plus qu’à vous signaler un fait qui, dans notre car-rière sociale, a son importance. Comme vous le savez déjà, la Caissea ouvert des bureaux et s’est installée chez elle, conformément audésir exprimé à l’unanimité par résolutions votées aux assembléesgénérales des trois dernières années. Après avoir pendant près de sixannées eu son bureau au foyer même de son président, qui a bienvoulu la servir et la loger gratuitement, votre Conseil d’administra-tion a cru que le temps était enfin arrivé de donner suite à la décisiondeux fois renouvelée par vous, Messieurs, et de louer un local dans labâtisse occupée par les Artisans, rue Eden. Notre installation est bienmodeste, mais nous la croyons suffisante pour les besoins actuels135.

Deux mois plus tard, le 14 novembre 1906, le conseil d’administra-tion prend une résolution confirmant, si besoin est, «que le siège social etles bureaux de « La Caisse Populaire de Lévis » soient fixés dans l’im-meuble occupé par la succursale de Lévis de la Société des ArtisansCanadiens Français de la cité de Montréal, rue Eden136».

Dans les années 1910, plusieurs sociétaires de la Caisse populairede Lévis lui adressent fréquemment des plaintes concernant l’insuffisancede ce local. En décembre 1911, le conseil d’administration discute de«l’opportunité d’un changement de local pour le bureau de la Caisse, del’acquisition même d’un immeuble de rapport où serait installé leditbureau137». Mais les administrateurs renvoient le projet à plus tard, invo-quant encore une fois «l’insuffisance de nos ressources et la prudence138».

En 1915, la Caisse populaire de Lévis reprend l’étude de cette ques-tion. Au mois de décembre, le gérant Alphonse Desjardins est d’ailleurs«autorisé à louer un local convenable pour le bureau et […] également [à]acheter une propriété pour la Caisse Populaire de Lévis pour la mêmefin». Pour aider Desjardins dans sa tâche, on met sur pied un comité oùil est appuyé par Joseph Verreault, Joseph Carrier et Louis-JosephRoberge139. L’année suivante, la Caisse loue effectivement un local dansune maison située sur la rue Eden (aujourd’hui l’Édifice Laurentien,36, avenue Bégin). Mais le projet d’acheter une propriété est reportéencore une fois.

Cependant, la Caisse populaire de Lévis s’engage dans une nou-velle phase de son développement organisationnel. Au mois de décembre1916, Desjardins, à titre de gérant, soumet au conseil d’administration uneéchelle «pour la rémunération d’une aide ou commis pour le travail debureau ». Cette première échelle des salaires prévoit, selon le nombre

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d’années de travail, un salaire hebdomadaire de 3$ à 6$ et un salaire men-suel maximal de 30$140. Ce faisant, elle marque une étape importantedans l’élaboration d’une véritable politique des ressources humaines.

Une autre étape est franchie en août 1919, au moment oùAlphonse Desjardins relance le projet d’acheter une propriété. Il demandealors à ses collègues administrateurs si «le temps ne serait pas arrivé pour laCaisse Populaire de Lévis de songer à se mettre chez elle par l’achat d’unepropriété ou d’un lot vacant sur lequel sera érigée une bâtisse convenablepour y tenir le bureau de notre Caisse141». C’est le moment ou jamais et ilsuffira cette fois de seulement deux semaines pour tout régler. Desjardinsreçoit l’aide de Joseph Verreault et de Joseph Gosselin pour évaluer troisemplacements le long de la rue Eden, au cœur de la ville de Lévis. Le moissuivant, la Caisse se porte acquéreur de la propriété du peintre EudoreBégin, située au 14, rue Eden, à l’angle de la rue Saint-Étienne (aujour-d’hui le 16, avenue Bégin), pour le prix de 5000$142. Cette transactionarrive à point nommé. Cette année-là, la Caisse populaire de Lévis compte1219 sociétaires et atteint son premier million d’actif143. Finalement, elles’installe dans ses nouveaux locaux au mois de mai 1920.

LE PROJET DE FÉDÉRATION ET DE CAISSE CENTRALE

Dès la fondation de la Caisse populaire de Lévis, Alphonse Desjardinssonge à organiser d’autres caisses et à les regrouper éventuellement soussa direction. Moins d’un an après, il réserve déjà un rôle clé à la caissemère dans la mise sur pied d’un vaste réseau de caisses autonomes :« Nous souhaitons ardemment voir le plus tôt possible des centainesde caisses populaires fondées dans toutes les paroisses de la province,travaillant indépendamment mais harmonieusement avec celle deLévis144 ». Cette déclaration sera son leitmotiv jusqu’à la fin de sa vie.En toile de fond se profile déjà l’idée de regrouper les caisses populairesau sein d’une fédération.

En 1913, on dénombre 114 caisses populaires en activité auQuébec. Le moment est venu d’unir et de fortifier le réseau des caisses àl’échelle de la province. Ainsi, le journal La Vérité se fait l’écho d’un pro-jet de congrès ayant pour thème cette question, mais la chose n’aura pasde suite. En effet, il y a loin de la coupe aux lèvres, car les caisses tiennentà leur autonomie. En 1913 et en 1914, Alphonse Desjardins doit interve-nir personnellement pour «faire disparaître de fausses impressions encore

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trop répandues dans le public». Plusieurs croient à l’époque «que la Caissede Lévis est la mère de toutes les autres et que celles-ci ne sont que dessuccursales». Or, il n’en est rien, rectifie Desjardins, puisque «toutes lescaisses populaires, celle de Lévis comme les autres, sont absolument indé-pendantes» les unes des autres145.

Cependant, des liens financiers étroits se tissent entre la Caissepopulaire de Lévis et les autres caisses du réseau. En effet, la Caisse deLévis attire de plus en plus la clientèle des institutions religieuses et descorporations publiques qui lui demandent des prêts souvent élevés. Enconséquence, il lui est loisible d’accepter davantage de dépôts et d’aug-menter ainsi ses fonds, de façon à satisfaire les besoins de crédit de cettenouvelle catégorie d’emprunteurs. À l’instigation d’Alphonse Desjardins,la Caisse de Lévis songe à jeter les bases d’une caisse centrale en collec-tant les dépôts des autres caisses. Au cours de 1916, Desjardins obtientl’appui de plusieurs gérants à «ce projet qui serait l’introduction insen-sible de notre concentration de fonds fédérative146 » et leur offre, à ceteffet, un taux d’intérêt mensuel de 4 p. cent. En un an, la Caisse populairede Lévis parvient à convaincre six caisses de lui confier leurs dépôts tota-lisant 30 000 $. Ce n’est d’ailleurs qu’un début et 34 caisses font leursdépôts à la Caisse de Lévis en 1920, pour une valeur totale de plus de130000$. S’il faut en croire Desjardins, ces dépôts sont facilement absor-bés par les prêts consentis aux institutions religieuses et aux corporationspubliques, d’autant plus qu’ils bénéficient d’un bon rendement et d’unegrande sécurité147.

Entre-temps, Alphonse Desjardins s’appuie sur l’expérience encours à la Caisse populaire de Lévis pour réitérer ses tendances fédéra-trices. Le 3 avril 1917, il rédige un bref mémoire dans lequel il énonce lesgrandes lignes d’un plan d’action visant la création d’une fédération etd’une caisse centrale. Après un an de réflexion, il soumet son plan d’ac-tion, en juin 1918, au conseil d’administration de la Caisse de Lévis quiforme, « après mûres délibérations », un comité pour en approfondirl’étude. Ce comité est particulièrement «chargé d’étudier les aspects decette question et de suggérer les meilleurs moyens à prendre pour réaliserce projet, y compris même au besoin la préparation d’un projet de statutsde la future fédération et réglementant ses diverses activités ». Lesmembres du comité sont Alphonse Desjardins, Théophile Carrier, JosephVerreault et les révérends Philibert Grondin, Élias Roy et Stanislas-Irénée

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Lecours, lequel est remplacé, le 8 octobre 1918, par le révérend CélestinLemieux148.

Le comité tient sa première réunion le 16 septembre 1918 en pré-sence de tous ses membres. D’entrée de jeu, Alphonse Desjardins soulèveles «deux questions distinctes à étudier : 1o L’établissement d’une caissecentrale qui maintiendrait l’équilibre des caisses. 2o La fédération propre-ment dite qui s’occuperait de surveillance, de fondations nouvelles etd’inspection». On suggère d’abord que les activités de la fédération soientfinancées par une campagne de souscription, où chaque caisse serait invi-tée à acquérir un certain nombre de parts sociales au prorata de son actif.Quant à la caisse centrale, on rappelle que 26 caisses populaires font déjàleurs dépôts à celle de Lévis. En conséquence, la fédération serait financéeégalement par les bénéfices de la caisse centrale.

S’inspirant de l’organisation des caisses Raiffeisen en Allemagne,Alphonse Desjardins «présume» que Lévis serait le siège de la fédérationet de la caisse centrale. On convient aussi que la fédération serait repré-sentée par des délégués dans six régions : l’abbé Joseph-Alexis Saint-Laurent à Rimouski, les abbés Victor Rochette et Philibert Grondin àQuébec, l’abbé Irénée Trudel à Trois-Rivières, l’abbé Georges Mélançon àNicolet, l’abbé G.-Napoléon Favreau à Sherbrooke et l’abbé EdmourHébert à Montréal. La fédération aurait des fonctions d’inspection, desurveillance, de propagande et d’éducation coopérative. Elle procéderait àl’inspection des caisses populaires qui, en retour, contribueraient à enpayer les coûts. Elle assumerait également l’édition d’un bulletin pério-dique qui publierait «des rapports de caisses, des réponses aux diversesquestions posées, des conseils sur la gestion». D’une manière générale, ony «rappellerait sans cesse l’esprit des Caisses149».

Cinq mois plus tard, en février 1919, le comité tient sa seconderéunion, alors que seulement deux de ses membres sont présents,Alphonse Desjardins et l’abbé Philibert Grondin. Pour l’essentiel, il s’agitde faire une première mise en forme de la fédération et de la caisse cen-trale. La fédération proprement dite mettrait sur pied deux comités. Lepremier serait chargé de la propagande et de l’élaboration d’un programmede conférences pour fonder de nouvelles caisses populaires. Il jouerait aussile rôle de vigie «afin de garder aux Caisses leur vrai caractère social etcoopératif». En plus d’organiser une véritable campagne de presse dans lesjournaux et les revues, le second comité serait responsable de la rédaction

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d’un bulletin coopératif. Ces deux comités seraient composés de représen-tants de tous les diocèses de la province de Québec. Et leur fonctionne-ment serait financé à même une contribution volontaire des caisses. Lacaisse centrale constituerait, quant à elle, une sorte de «caisse populairecentrale», dont les sociétaires seraient des caisses plutôt que des particu-liers. Pour en devenir membre et y faire ses dépôts, chaque caisse populairedevrait acheter un nombre limité de parts sociales ne lui conférant, danstous les cas, qu’un seul vote. Cette caisse centrale serait donc financée «aumoyen des profits faits sur les dépôts et les parts sociales des caisses popu-laires paroissiales». S’il est vrai que le projet de fédération et de caisse cen-trale prend forme, il est aussi vrai qu’il est loin de susciter l’unanimité dansle réseau des caisses populaires. Desjardins et l’abbé Grondin en sont par-faitement conscients. D’ailleurs, le procès-verbal de leur réunion se ter-mine sur cette interrogation lourde de sens : « Voilà le plan. Maintenant,comment le faire accepter par les Caisses Desjardins paroissiales150 »?

Gravement atteint par la maladie, Alphonse Desjardins ne peutêtre assidu dans la poursuite des travaux du comité. Invoquant le fait quela Caisse populaire de Lévis joue déjà, en quelque sorte, le rôle d’une

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VOICI, PROBABLEMENT, LA DERNIÈRE PHOTO CONNUE D’ALPHONSE DESJARDINS ALORS QU’ILSIÈGE COMME PRÉSIDENT DU COMITÉ EXÉCUTIF DES FÊTES DU CINQUANTIÈME ANNIVERSAIRE

DE PRÊTRISE DE SON AMI, LE CURÉ FRANÇOIS-XAVIER GOSSELIN, EN 1919.

Source : La Lumière, 22 novembre 1919. Reproduction: Ghislain DesRosiers, CCPEDQ.

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caisse centrale, il en fait le fer de lance de sa stratégie visant à «centraliser[…] les caisses et préparer la fédération151». Le 3 juillet 1920, il expédieune lettre circulaire aux caisses populaires, dans laquelle il leur soumet leslignes essentielles de son projet, tout en suggérant la tenue d’une réunionpréliminaire de tous leurs représentants. Mais ses démarches tombent àplat, car il meurt quelques mois plus tard.

LE DÉCÈS D’ALPHONSE DESJARDINS

Le 31 octobre 1920, Alphonse Desjardins décède dans sa résidence deLévis quelques jours avant son 66e anniversaire, des suites de l’urémie, unelongue maladie qui a assombri les cinq dernières années de sa vie. Dès lelendemain, le conseil d’administration de la Caisse populaire de Lévis seréunit d’urgence pour s’entendre sur les préparatifs. Il est alors convenu«que la Caisse populaire de Lévis paie tous les frais des funérailles de [son]regretté fondateur et président-gérant, M. le Commandeur AlphonseDesjardins et que les dites funérailles soient de toute première classe152».

La Caisse de Lévis tiendra sa promesse et les funérailles serontsolennelles. Elles attirent une imposante brochette de personnalités civileset religieuses, parmi lesquelles le cardinal Louis-Nazaire Bégin, Mgr Paul-Eugène Roy, le lieutenant-gouverneur Sir Charles Fitzpatrick, le premierministre Louis-Alexandre Taschereau, le président du Conseil législatifAdélard Turgeon, le juge en chef de la Cour supérieure Sir F.-X. Lemieux,le maire de Lévis Joseph-Kemner Laflamme et les députés du comté deLévis, Alfred Roy et M. Boutin-Bourassa. Toute la presse canadienne-française rapporte le décès et les obsèques du fondateur des caisses popu-laires et propose un bilan succinct et élogieux de sa vie et de son œuvre.

Les concitoyens d’Alphonse Desjardins héritent d’un instrumentd’association coopérative et de développement local parfaitement adaptéaux besoins de la communauté lévisienne. Ils entretiennent également unpuissant sentiment de fierté, car l’expérience lévisienne est un modèlepour le mouvement naissant des caisses populaires. En 1920, la Caissepopulaire de Lévis surpasse naturellement toutes les autres caisses duréseau avec 1,1 million de dollars d’actif et 1219 sociétaires. Désormais, ilappartiendra au fils aîné du fondateur, Raoul Desjardins, de relever leflambeau. Le 9 novembre 1920, il succède à son père au poste de membredu conseil d’administration et à celui de gérant.

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Adoptés au moment de la fondation, les Statuts et règlements, dontAlphonse Desjardins a été le principal artisan, constituent le cadre formelrégissant l’activité de la Caisse populaire de Lévis. Dans la pratique,Desjardins se fixe une période d’incubation pour faire l’expérimentationde son modèle de caisse populaire, le confronter à la réalité et le compléterou le moduler selon ses difficultés de fonctionnement, de façon à l’adapterencore mieux aux besoins réels de l’association coopérative et du dévelop-pement local de Lévis. De toute évidence, les Statuts originaux renfermentdavantage des principes à observer, plutôt que des directives à suivre aveu-glément. Desjardins lui-même en préconise une application souple et c’estpourquoi il interprète leur contenu selon les réalités. À ses yeux, il vautmieux suivre l’esprit des Statuts plutôt que la lettre.

La Caisse populaire de Lévis remplit plusieurs fonctions écono-miques. Elle recueille l’épargne de ses membres et leur en offre un bonrendement et une grande sécurité. S’appuyant sur cette épargne accumu-lée, elle offre également du crédit à ses sociétaires, s’efforçant de satisfaireleurs besoins particuliers, soit par des petits prêts ou par des services finan-ciers plus élaborés. Afin de faire fructifier pleinement ses fonds, elle enconsacre une partie à la clientèle institutionnelle de Lévis. Bref, la Caissepopulaire de Lévis sert les intérêts socio-économiques des classes labo-rieuses, tout en contribuant au développement local de Lévis, notammentau moyen du financement de ses institutions publiques.

La Caisse de Lévis tire sa vitalité associative de son assembléegénérale, de ses dirigeants bénévoles, de ses sociétaires et de son fonda-teur Alphonse Desjardins, véritable maître à penser. Ce dernier cumuled’ailleurs les fonctions de président et de gérant de la Caisse populaire deLévis. Dans la pratique de chaque jour, le processus de prise de décisionunit bien sûr ceux qui gouvernent (les administrateurs élus) et celui quigère (le gérant). Les administrateurs entretiennent toutefois des rapportsdifférents avec Alphonse Desjardins, selon qu’il agit à titre de président ouà celui de gérant. Bien que Desjardins soit l’un et l’autre, les fonctions degouvernance et de gestion sont bel et bien distinctes, comme quoi ladémocratie coopérative est pleinement opérationnelle153. Par ailleurs, ladimension strictement financière de la Caisse se manifeste concrètementà travers un train de mesures comme l’ouverture de comptes courants cré-diteurs, sortes de marge de crédit personnelle, le prélèvement de fraisadministratifs, au moyen d’une commission sur les prêts, l’élaboration

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d’une liste de classification de crédit, ou encore la collecte de l’épargnedes déposants non sociétaires.

Constituant à la fois l’amorce d’un mouvement social et une insti-tution financière, la Caisse populaire de Lévis vise donc à appliquer, entant qu’association, la philosophie et les principes coopératifs, ainsi qu’às’intégrer le mieux possible, en tant qu’institution financière, à la socio-économie lévisienne.

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