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58 CHAPITRE 3 DELINQUANCE : QUELLE ETENDUE, QUELLES CAUSES, QUELS ACTEURS ? Ce chapitre décrit les représentations sociales associées à l’étendue, aux causes et aux acteurs des délits et des crimes. Il s’agit donc de saisir les principales façons de percevoir et d’expliquer comment les mentalités représentent la délinquance. De ce point de vue, quatre questions se posent : 1) A quel niveau se situe le sentiment d’insécurité tant concernant la crainte associée à l’espace public que concernant l’estimation du risque personnel de victimisation ? 2) Comment l’évolution à moyen terme des crimes et délits est-elle perçue ? A-t-on le sentiment d’une dégradation sensible de la situation dans les années récentes, d’une relative stabilité du nombre de délits commis, voire d’une amélioration de la situation pour certains types de délits ? 3) Comment explique-t-on la délinquance ? Fait-on appel à des explications d’ordre économique (le manque de ressources, la crise..), d’ordre moral (la perte des valeurs), voire d’ordre institutionnel (la démission ou le manque d’efficacité des institutions judiciaires et policières) ? 4) Comment délits et délinquants sont-ils perçus ? La population criminogène est-elle en général considérée comme très spécifique, constituée, par exemple, essentiellement de drogués, de jeunes, d’étrangers, ou au contraire y a-t-il diffusion, dans les mentalités contemporaines, de la perception de la délinquance vers d’autres catégories ? De même, a-t- on affaire essentiellement à des petits délits ou la part des homicides et des délits sexuels est- elle importante ? Finalement, comment explique-t-on que certains individus passent à l’acte, deviennent des délinquants ? Pour enrichir ce questionnement, on peut rapporter les réponses à l’insertion sociale des personnes interrogées. Ainsi, nous ferons l'hypothèse que le niveau de pouvoir socio- économique des personnes modèle leurs représentations dans ces quatre domaines. Il en va de même de leur orientation politique et de leur exposition différentiée aux médias. Après avoir décrit les représentations sur ces quatre dimensions, on s’intéressera donc aux variables de

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58

CHAPITRE 3

DELINQUANCE :

QUELLE ETENDUE, QUELLES CAUSES, QUELS ACTEURS ?

Ce chapitre décrit les représentations sociales associées à l’étendue, aux causes et aux

acteurs des délits et des crimes. Il s’agit donc de saisir les principales façons de percevoir et

d’expliquer comment les mentalités représentent la délinquance. De ce point de vue, quatre

questions se posent :

1) A quel niveau se situe le sentiment d’insécurité tant concernant la crainte associée à

l’espace public que concernant l’estimation du risque personnel de victimisation ?

2) Comment l’évolution à moyen terme des crimes et délits est-elle perçue ? A-t-on le

sentiment d’une dégradation sensible de la situation dans les années récentes, d’une relative

stabilité du nombre de délits commis, voire d’une amélioration de la situation pour certains

types de délits ?

3) Comment explique-t-on la délinquance ? Fait-on appel à des explications d’ordre

économique (le manque de ressources, la crise..), d’ordre moral (la perte des valeurs), voire

d’ordre institutionnel (la démission ou le manque d’efficacité des institutions judiciaires et

policières) ?

4) Comment délits et délinquants sont-ils perçus ? La population criminogène est-elle en

général considérée comme très spécifique, constituée, par exemple, essentiellement de

drogués, de jeunes, d’étrangers, ou au contraire y a-t-il diffusion, dans les mentalités

contemporaines, de la perception de la délinquance vers d’autres catégories ? De même, a-t-

on affaire essentiellement à des petits délits ou la part des homicides et des délits sexuels est-

elle importante ? Finalement, comment explique-t-on que certains individus passent à l’acte,

deviennent des délinquants ?

Pour enrichir ce questionnement, on peut rapporter les réponses à l’insertion sociale des

personnes interrogées. Ainsi, nous ferons l'hypothèse que le niveau de pouvoir socio-

économique des personnes modèle leurs représentations dans ces quatre domaines. Il en va de

même de leur orientation politique et de leur exposition différentiée aux médias. Après avoir

décrit les représentations sur ces quatre dimensions, on s’intéressera donc aux variables de

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positionnement social susceptibles de les influencer. Nous supposons qu’il y ait une relative

diversité des représentations en la matière et que cette diversité est en partie attribuable à des

facteurs sociaux.

Sur un autre plan, on peut faire l’hypothèse que la manière dont l’individu perçoit la

délinquance a une influence sur les fonctions qu’il attribue à la justice pénale et sur la manière

dont il aimerait que la justice soit rendue. Les cartes cognitives1 en matière de délinquance ont

donc par hypothèse une influence sur les autres domaines considérés dans ce rapport (finalité,

adéquation, procédures, actualité pénale).

On commencera par répondre aux quatre questions posées plus haut en se référant à la

distribution des réponses question par question et en se basant sur des analyses de

correspondances et de classification qui permettent de résumer les informations dans des

types ou «profils» spécifiques de réponse. Ensuite, on considérera les facteurs sociaux

modulant ces profils.

Risque personnel et sentiment d’insécurité

Nous avons utilisé deux questions pour cerner le sentiment personnel d’insécurité. La

première question vise l’évaluation d’un risque personnel2 : la personne est tenue d’énoncer

un degré de probabilité concernant un événement hypothétique pouvant survenir dans le

futur. Cette question, par ailleurs, décompose le risque en différents types de menace et

permet ainsi l’identification plus précise de ce qui éventuellement soucie ou fait peur (voir

tableau 3.1). La deuxième question, elle, renvoie à l’énonciation d’un sentiment de crainte

plus concret (voir tableau 3.2). Nous cherchons à mesurer ici une «crainte» - une

appréhension personnelle de l’insécurité - par opposition à une «préoccupation» face à la

montée de la délinquance, qui n’implique pas forcément qu’on la craigne3.

1 Par «cartes cognitives», nous entendons l’ensemble des différentes représentations, perceptions ainsi que connaissances des individus relatives à la délinquance. L’idée de «carte» signifie par ailleurs que nous cherchons à esquisser une «cartographie» de la manière dont ces représentations et connaissances se regroupent entre elles et sont éventuellement activées par certains types de population. 2 Malgré le caractère apparemment plus «objectif» de l’évaluation d’un risque, cette question peut aussi servir à la mesure d’un sentiment de «crainte» («fear»), comme le suggèrent Rountree et Land (Rountree et Land, 1996, p. 1355). La comparaison avec la deuxième question – relative au sentiment d’insécurité dans l’espace public - devrait permettre d’approfondir l’analyse de la relation entre ces deux mesures. 3 Pour cette distinction voir : Roché, 1993, chap.7; P. Robert et Pottier, 1997, p. 709. La comparaison avec les résultats de la question portant sur l'évolution de la criminalité (tableau 3.3), permettra de voir dans quelle mesure peur et préoccupation sont ou ne sont pas corrélées.

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Tableau 3.1 : Risques de victimisation (en %)*

Types de menace considérés Très

improbable Plutôt

improbable Plutôt

probable Très

probable Sans

opinion Total (N)

Très et plutôt

probable Vol de votre porte- monnaie (F) 9 24 40 23 4 100

(1843) 63

Accident causé par un conducteur ivre (B) 5 25 48 14 9 100

(1829) 62

Cambriolage de votre domicile (C) 7 28 41 19 5 100

(1843) 60

Vol de votre véhicule voiture, moto, vélo, etc.) (G) 12 28 38 17 6 100

(1841) 55

Tapage nocturne (A) 20 22 28 25 5 100 (1835) 53

Agression dans la rue (D) 16 38 31 10 6 100 (1843) 41

Escroquerie (E) 24 34 24 8 10 100 (1837) 32

Viol (H) 50 24 10 3 13 100 (1834) 13

Tentative de meurtre (I) 63 17 4 1 15 100 (1841) 5

* Question 3 : A votre avis, quel est le risque que vous soyez victime d’un des délits suivants dans les cinq prochaines années ?

Si l’on considère ensemble les réponses «très probable» et «probable» (septième

colonne), on s'aperçoit que cinq délits sont considérés par une majorité comme ayant une

chance importante de les affecter : le vol de son porte-monnaie, l’accident par un conducteur

ivre, le cambriolage de domicile, le vol de véhicule et le tapage nocturne. Les quatre autres

délits, par contre, sont considérés par une majorité des individus comme plutôt, voire, très

improbables : l’agression dans la rue, l’escroquerie, la tentative de meurtre, le viol.

Ces résultats indiquent donc qu’il existe une crainte réelle ; elle est essentiellement

d'ordre patrimonial : les gens s'imaginent facilement être victime d'un vol, et cela sous toutes

ses formes (pickpocket, cambriolage, vol de véhicule).

Par contre, ils se sentent peu menacés dans leur intégrité physique. En effet, les délits

affectant physiquement la personne apparaissent comme peu probables (meurtre, viol,

agression dans la rue). On peut en effet considérer que les craintes patrimoniales évoquées ne

constituent pas une menace directe à leur sécurité. Dans cet ordre d’idée, on peut considérer

que l’accident de voiture, malgré le fait qu’il représente une violence, ne constitue pas non

plus une menace suscitant un sentiment d’insécurité, il relève plutôt d’une autre catégorie qui

est celle des «risques de la route». Les gens semblent donc avoir peu de craintes concernant

d'éventuelles violations de leur intégrité physique dans la rue. Ce résultat permet d'éclairer les

réponses concernant la peur de sortir seul le soir. En effet, au regard de cet indicateur, une

large majorité de la population se sent en sécurité dans l'espace public.

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Tableau 3.2 : Sentiment d’insécurité* Sentiment d’insécurité en se déplaçant seul le soir % de l’échantillon J'ai trop peur pour me déplacer à pied seul(e) le soir 4 Toujours ou presque 3 Souvent 4 Quelquefois 21 Rarement 20 Jamais ou presque 47 Total (N=1881)) 100

* Question 1: Vous arrive-t-il personnellement de vous sentir en insécurité en vous déplaçant à pied seul(e) le soir dans votre quartier ou votre commune ?

Plus précisément, deux tiers des répondants connaissent rarement ou jamais un sentiment

d’insécurité dans l’espace public.

A l’inverse, en laissant de côté les réponses quelquefois, qui marquent une insécurité

ponctuelle et difficile à classer, on ne trouve finalement qu’un dixième de la population

véritablement affectée par un sentiment d’insécurité.4

Du côté de ce qui menace, le résultat concernant l’agression dans la rue est celui qui

semble devoir être le plus directement lié au sentiment d’insécurité. Pour vérifier cette

hypothèse, nous avons alors croisé les réponses à cette question avec la mesure de la crainte

de sortir seul le soir5. Le résultat est frappant. En effet, 90% des individus qui considèrent

comme très improbable le fait d’être victime d’une agression dans la rue se sentent en sécurité

dans l’espace public; à l’inverse, ce n’est le cas que de 25 % des individus considérant ce fait

comme très probable. En comparaison, on trouve une relation plus faible entre le sentiment

d’insécurité et la menace d’être victime d’un accident de voiture causé par un ivrogne. En

effet, 50 % des individus qui considèrent comme très probable l’accident de voiture se sentent

néanmoins en sécurité le soir. Par contre, la proportion reste assez similaire du côté des

individus qui ne sont pas inquiétés par la menace de l’accident, puisqu’à 80 % ils se sentent

en sécurité. Ce résultat semble aller dans le sens de notre interprétation qui veut que la qualité

de ce qui menace joue un rôle dans le sentiment plus diffus d’insécurité le soir. Cela semble

aussi confirmé de manière plus générale par le fait qu’un tiers des répondants se sent en

sécurité alors qu’il estime être menacé de manière importante. Néanmoins, on trouve tout de

4 Obst et al. donnent des résultats assez similaires à partir de l'enquête Univox 2001 (Obst et al., 2001) : 14 % des répondants ne se pas en sécurité (unsicher) lors d'une promenade nocturne solitaire dans leur voisinage (Wohngegend), 14 % se sentent assez sûr (ziemlich sicher) et 55 % très sûr (sehr sicher). Par ailleurs, on constate une diminution du sentiment d'insécurité entre 1997 et 2001 (23 % en 1997 à 14 %.en 2001) 5 Pour effectuer cette comparaison, nous avons scindé en deux la mesure du sentiment d’insécurité en prenant, d’un côté, les réponses allant de jamais ou presque jamais peur à rarement peur (insécurité faible), de l’autre, les réponses allant de quelquefois à trop peur (insécurité modérée à forte). La répartition est la suivante : 2/3 d’individus sans peur et 1/3 avec une peur modérée à forte.

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même plus de la moitié des individus qui soit se sentent en sécurité et peu menacés (38%) soit

à l’inverse très menacés et pas en sécurité (19 %).

Après nous être penchés sur les différentes facettes de la crainte personnelle, nous avons à

connaître la perception de l’évolution de la délinquance, à savoir, dans quelle mesure les

individus constatent une dégradation ou une amélioration de la situation.

Évolution de la délinquance

A côté de la mesure plus subjective de l’insécurité, nous avons donc cherché à connaître

l’avis des personnes concernant l’évolution de la délinquance. La question a été formulée de

manière à recueillir un avis relativement détaché d’une préoccupation personnelle et encore

plus d’une peur subjective. Ce n’est donc pas une mesure de l’insécurité mais bien celle de

l’opinion concernant l’évolution de la délinquance; elle concerne, pourrait-on dire,

l’augmentation ou l’affaiblissement d’une menace sociale.

Tableau 3.3 : Evolution à moyen terme de la délinquance* (en %) Types de délinquance considérés

Fortement augmenté

Faiblement augmenté

Resté au même niveau

Faiblement diminué

Fortement diminué

Sans opinion

Total (N)

Les actes de vandalisme (B) 58 26 10 1 0 5 100 (1847)

Les vols (A) 58 28 10 1 0 6 100 (1860)

Le trafic de stupéfiants (D) 57 19 12 2 0 9 100 (1848)

Les violences (agressions, coups et blessures) (C) 47 30 14 2 0 7 100

(1850) Les escroqueries, les fraudes (F) 41 27 19 1 0 13 100

(1856) Les pollutions industrielles (E) 31 25 18 14 3 10 100

(1852) * Question 2 : Comment, selon vous, ont évolué les délits suivants en Suisse Romande durant les dix dernières années ?

La vision générale sur l’évolution de la délinquance est assez pessimiste puisqu' aucun

délit n’est considéré par une majorité des personnes comme ayant diminué ni même étant

resté au même niveau. Toutes les formes de délinquance apparaissent donc en augmentation.

Trois délits sont même considérés par une majorité des individus comme ayant fortement

augmenté ces dix dernières années : le vol, le vandalisme, le trafic des stupéfiants.

Même s’il s’agit ici de la mesure d’une opinion concernant l’évolution de la délinquance,

on peut toutefois supposer que les réponses considérant la délinquance comme ayant

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fortement augmenté révèlent une préoccupation et ne sont pas la simple énonciation d’un

constat6. Pour poursuivre l’analyse, nous avons alors construit une échelle de

«préoccupation». Celle-ci positionne les individus en fonction du nombre de réponses

«fortement augmenté» qu’ils ont données. Ainsi, la forme la plus forte de préoccupation

correspond aux personnes qui ont considéré que les 6 types de délinquances proposés ont

fortement augmenté : 11 % de la population est dans ce cas. A l’inverse, on trouve un nombre

similaire d’individus (12 %) estimant qu’aucune forme de délinquance a connu une telle

évolution, ces personnes peuvent être considérées comme peu préoccupées voire pas du tout.

De manière plus générale, cette échelle révèle un niveau de préoccupation relativement

important puisqu’une majorité des répondants (56 %) estime qu’en tout cas trois des six

formes de délinquance ont fortement augmenté.

Les résultats qui précèdent montrent que la population en Suisse romande a en général

une perception nettement négative de l’évolution à moyen terme de la délinquance. Ce

résultat assez clair ne semble pas entièrement correspondre aux évolutions dégagées de

diverses statistiques portant sur la délinquance. En effet, les données statistiques mises en

avant par Killias et al. indiquent des évolutions assez variées de ces différents types de

délinquance (Killias, Lamon et al., 2000). Par exemple, il semble assez difficile de dégager

une évolution générale à la hausse des différents vols, alors que, dans notre échantillon, une

nette majorité d’individus considère qu’ils ont fortement augmenté. A l’inverse, ces données

statistiques indiquent clairement une évolution plus négative de la violence que des vols alors

que dans notre échantillon les avis sont plus partagés concernant l’augmentation des

violences. Cette distance entre deux modes d’appréciation de l’évolution de la délinquance

invite à réfléchir sur les facteurs intervenant dans les processus d’évaluation, par les

personnes ou par les criminologues, de ce phénomène (éducation, médias, outils statistiques,

etc.).

Dans le cadre de cette recherche, nous ne disposions pas du temps nécessaire pour

effectuer une telle analyse. Nous avons donc surtout utilisé cette question pour situer les

personnes en fonction de leur appréciation plus ou moins négative de l’évolution générale de

6 Il est malgré tout extrêmement délicat d’extrapoler un sentiment de préoccupation à partir de l’énonciation d’une évaluation relative («ont augmenté», «ont baissé») et cela non seulement car le constat peut être pessimiste et ne pas préoccuper la personne mais aussi car l’idée de préoccupation à l’image de l’alarmisme fait l’enjeu d’interprétation politique. Le moment où cela préoccupe signifie aussi le moment où l’intervention devient nécessaire. Du coup, tout un jeu de dénonciations, d’apaisements, de cris d’alarme entoure la lecture des tendances (pour des développements plus longs sur ces questions cf. Kellerhals et al., 2000 ; Chateauraynaud et

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la délinquance. Par ailleurs, cette approche générale a été encouragée par le fait que l’analyse

des correspondances sur les six indicateurs a révélé leur unidimensionnalité : les individus ne

distinguent pas différents types de délinquance mais ont tendance à considérer l’évolution

générale de la délinquance comme étant plus ou moins négative. Les scores de l’analyse des

correspondances sur le premier axe mesurent ces évaluations. On les a donc recodés en

«quartile» ce qui a permis de constituer une échelle concernant la perception de l’évolution –

plus ou moins négative - de la délinquance en général. Cette échelle a permis dans la suite de

la recherche de voir le lien existant entre la manière dont les gens perçoivent l’évolution de la

criminalité et leur position face aux différents aspects de la sanction pénale.

Une fois mis en évidence ce sentiment largement partagé d’aggravation de la délinquance,

il importe maintenant de voir comment les individus expliquent cette dernière.

Les causes de la délinquance

Comment explique-t-on cette délinquance perçue comme étant en forte augmentation ?

Les entretiens qualitatifs exploratoires ont révélé plusieurs facteurs explicatifs, pas forcément

contradictoires7. L’accent a été mis sur:

- les facteurs économiques, soit dans leur dimension limitative (chômage, pauvreté), soit

dans leur dimension incitative (surplus de désirs et de frustration créé par la richesse

ambiante);

Oh je pense effectivement qu’il y a quand même des fossés qui se creusent entre nantis et non nantis, ça c’est certain. Il y a quand même une précarisation qui existe où les pauvres deviennent plus pauvres et les riches plus riches, et je peux comprendre que cela suscite des envies de la part de gens qui ont moins de chance, ou qui ont moins travaillé, je ne sais pas… Homme, 68 ans, employé de banque, retraité

- les problèmes associés à la famille, souvent perçue comme incapable d’insérer les

jeunes dans un réseau d’encadrement et de soutien suffisamment présent;

- la démission des institutions, qui n’assurent plus leur rôle de prévention ou de répression

de la délinquance. Ainsi, école, justice et police sont parfois considérées comme incapables de

remplir leur mission de maintien de l’ordre et de la moralité publics;

Torny, 1999). Nous considérerons donc principalement les réponses à cette question comme l’évaluation d’une tendance dont nous chercherons à connaître l’influence et les effets sur d’autres positions.

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- la perte des valeurs. Les entretiens qualitatifs ont révélé un sentiment relativement fort

de remise en question des fondements moraux de la vie sociale: individualisme tendant à

l’égoïsme, déclin du sentiment religieux, incapacité des générations récentes à aspirer à des

idéaux non matérialistes, etc.

On est de plus en plus confrontés à des jeunes [...] qui par rapport à leur éducation de base, tout bêtement, le respect des valeurs de base, à leurs points de repères, en ont probablement nettement moins par exemple que les gens de ma génération. Et peut-être que des choses basiques comme la politesse, la ponctualité, le respect des objets de l’autre, ont été nettement moins transmis par leurs parents, et de ce fait ces mômes, ils ont déjà pas ça au départ. Homme, 41 ans, inspecteur de police

- la perte des communautés d’antan. Plusieurs personnes ont mentionné l’anonymat de la

vie moderne et la perte ou l’affaiblissement substantiel des «appartenances» sociales, qui

intégraient les individus dans des groupes à la fois contraignants et protecteurs. C’est donc à

l’image de la Gemeinschaft perdue que l’on fait référence ici.

Il y a beaucoup de délits qui sont commis parce que les gens ne savent plus comment s'en sortir, par désespoir de cause. Les enfants vont mal dans la famille parce qu'ils n'ont pas de modèle à suivre du fait que le père est au chômage. La mère est sans profession, les parents ne sont pas intégrés parce qu'ils ne parlent même pas notre langue si ça se trouve! Je parle là d'une famille étrangère. Donc si on arrivait à contenter tout le monde, à trouver une place d'apprentissage pour tous les enfants, scolariser tout le monde, les parents qui travaillent et bien il n'y aurait pas besoin de cambrioler, de voler les voitures et tout. Homme, 31 ans, policier (îlotier)

- la présence de communautés étrangères inassimilables à la population locale. Dans cette

optique, la délinquance a été causée par la brèche faite dans les institutions, dans les valeurs et

dans les comportements, par des populations allogènes, incapables ou non désireuses de

s’intégrer dans la société d’accueil et d’en respecter les lois. On évoque souvent aussi l’idée

de cultures différentes où la violence serait banalisée.

Oh, je pense qu’il y a quand même un phénomène d’immigration non contrôlée, de frontières indéfendables. Il ne faut quand même par oublier que le canton de Genève est relié par un cordon ombilical de quatre kilomètres et demi avec la Suisse et que tout le reste, les 130 km sont à la frontière d'un pays étranger . Ces 130 km souffrent d’une immigration sauvage et d’un certain surplus qui vient se déverser ici, sous prétexte qu’ils sont alléchés par un niveau de vie beaucoup plus élevé [...] Je pense que ça a quelque chose à voir avec ça. Homme, 68 ans ,employé de banque, retraité

7 On retrouve plusieurs de ces facteurs explicatifs dans une recherche menée auprès de la population australienne (Lupton, 1999). C’est le cas en particulier de l’importance des écarts économique et du chômage, de l’individualisme et de la perte des valeurs morales, de l’absence de discipline à l’école et dans les familles.

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- l’influence délétère des médias. Les médias sont souvent mentionnés, soit qu’ils incitent

les individus à la violence par un effet de mimétisme, soit qu’ils les poussent au crime par le

monde brillant mais inaccessible qu’ils leur proposent en exemple.

Je pense, que c'est un peu tout ce que vivent les gens dans leur jeunesse… [...] C'est aussi beaucoup les films à la télé ou les films en général qui - je pense pour trois quarts - sont des films criminels si l'on peut dire.[...] Il y a peut-être beaucoup de gens qui nient ça, mais je ne crois pas que ça passe comme ça, inaperçu, si les gamins regardent - il y en a quand même beaucoup qui regardent beaucoup la télé ! Homme, 63 ans, menuisier et maître socioprofessionnel

- les troubles du comportement ou de la personnalité. S’il y a du crime c’est, dans cette

optique, parce qu’il y a des personnalités déviantes. Cette déviance peut être de deux natures.

Dans le premier cas, il s’agirait d’individus qui maximisent leur profit par le crime: ils

choisissent l’acte délictueux parce qu’il est le moyen le plus simple d’obtenir quelque chose.

Dans le second, on met en avant les tares morales ou psychologiques des délinquants,

incapables de discerner le bien du mal ou de résister à leurs pulsions de destruction.

On a cherché à dégager la prégnance de ces formes de causalité par une vingtaine de

questions, dont les résultats sont présentés dans le tableau 3.4, classés par ordre décroissant

sur le rôle essentiel.

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Tableau 3.4 : Causes de la délinquance (en %)* * Question 5 : A votre avis, comment peut-on expliquer la criminalité et la délinquance en Suisse aujourd’hui ? Les causes suivantes

jouent-elles, selon vous, un rôle essentiel, un rôle secondaire ou aucun rôle ?

Remarquons d’abord que toutes les causes proposées sont activées à des degrés divers par

l’énorme majorité des répondants. Ainsi, sur la plupart des questions considérées, la

proportion des réponses «ne joue aucun rôle» est faible. Il y a donc une tendance des

individus, au niveau global, à privilégier un faisceau de causes plutôt que des explications

mono causales.

Cela dit, il y a une forte variabilité de l’importance des causes envisagées. Certaines sont

citées comme essentielles par près de quatre personnes sur cinq, d’autres par pas plus d’une

personne sur quatre. Les explications le plus souvent avancées concernent l’affaiblissement de

la famille, la perte des valeurs morales et l’influence des médias. Tout au contraire, les

Causes de la délinquance Rôle essentiel

Rôle secondaire

Aucun rôle

Sans opinion

Total (N)

Les jeunes ne sont pas assez entourés dans leur famille (D) 75 21 3 1 100 (1856)

Il y a une perte des valeurs morales dans la société (F) 72 21 4 3 100 (1854)

Trop de violence présentée dans les médias (télévision, Internet, etc.) (J) 63 32 4 1 100 (1854)

Il y a un manque d'esprit de solidarité et d'entraide entre les individus (Q) 55 34 9 3 100 (1855)

Certaines catégories de individus sont vraiment (C) défavorisées 50 38 10 3 100 (1850)

Il y a du chômage, des problèmes économiques (B) 49 43 7 2 100 (1855)

On est isolé, les individus ne se connaissent plus (R) 49 35 14 3 100 (1856)

Il y a une perte du sens civique (G) 44 37 13 7 100 (1849)

La justice n'est pas assez sévère (H) 39 32 20 9 100 (1858)

Il y a trop de richesses, de consommation (A) 36 46 15 4 100 (1838)

Il y a l’influence des cultures et communautés étrangères vivant en Suisse (K) 36 41 20 3 100 (1846)

Les armes sont trop facilement accessibles (N) 34 34 23 10 100 (1854)

Il y a des individus qui ont des personnalités perturbées (P) 34 48 12 6 100 (1852)

La police n'est pas assez efficace (I) 31 41 19 10 100 (1855)

Souvent le crime est rentable (M) 29 34 21 16 100 (1850)

L'école ne remplit pas sa mission (E) 24 48 23 6 100 (1846)

Certaines personnes sont mauvaises par nature (O) 24 31 33 12 100 (1845)

Tout change et va trop vite dans notre société (L) 23 41 32 4 100 (1856)

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explications associées aux troubles de la personnalité, à la démission des institutions, voire

aux communautés étrangères, sont peu mentionnées en comparaison. Les facteurs

économiques et la perte du sentiment communautaire se situent entre deux : ils sont

mentionnés comme causes essentielles par environ un individu sur deux.

Il y a donc une forte prégnance de l’explication par le déclin du sentiment moral, sans

doute en relation avec l’affaiblissement de la famille, garante de la transmission des valeurs,

dangereusement concurrencée par les médias, à l’influence négative. Pour bon nombre

d’individus, les causes de la délinquance sont donc à chercher du côté de l’incapacité des

anciennes générations à transmettre aux plus jeunes les attitudes morales appropriées. Il ne

faut cependant pas négliger les explications davantage tournées vers l’insertion sociale et

économique des individus qui, si elles n’ont pas la prégnance de l’explication morale sont

néanmoins avancées par une partie de la population.

Peut-on alors dégager des logiques de causalité réunissant l’ensemble des indicateurs à

l’étude et permettant par là même de saisir comment explications moraliste, économique,

institutionnelle, etc., se combinent les unes avec les autres ? On a utilisé, pour ce faire, deux

techniques complémentaires, l’analyse des correspondances et l’analyse de classification. Le

graphique 3.1 présente les résultats de l’analyse des correspondances des indicateurs de la

question 5.

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Graphique 3.1 : Causes de la délinquance

Légende ++ rôle essentiel, + rôle secondaire, - aucun rôle, ? sans opinion, ne sait pas

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Graphique 3.2 : Causes de la délinquance, zoom sur le type causalité diffuse

Légende ++ rôle essentiel, + rôle secondaire, - aucun rôle, ? sans opinion, ne sait pas

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Référons-nous d’abord, pour la lecture du graphique, aux causes essentielles, indiquées

par deux signes « + » accolés à chacune des causes. Les autres modalités seront aussi utiles

mais de manière secondaire, pour affiner la description.

En suivant cette règle de lecture, plusieurs agglomérats de modalités se distinguent dans

l’image précédente. Le quadrant du bas et de gauche est caractérisé par la mise en avant de

l’isolement et du manque de solidarité comme causes essentielles de la délinquance. Il s’agit

donc d’une explication qui se centre sur l’affaiblissement décisif des solidarités et liens

sociaux. On remarque qu’il y a une certaine incertitude sur la police et la justice, qui sont soit

considérées comme étant des causes secondaires, soit comme n’étant pas des causes. On

remarque également la proximité de la question du «changement» qui indique une certaine

nostalgie, sans doute, pour la société d’hier.

Le quadrant du haut à gauche se définit avant tout par l’accent mis sur les facteurs

économiques : problèmes économiques, inégalités sociales d’un côté, surcroît de richesses de

l’autre, caractérisent cette perception des causes de la délinquance, avec une relative

indifférence face aux autres facteurs explicatifs.

Le quadrant du haut à droite semble contenir au moins deux explications. Il y a d’abord

une forte association entre la critique de la police, de la justice et des communautés

étrangères : faut-il interpréter ce regroupement comme une remise en question des

institutions ? Nous reviendrons sur cette question dans l’analyse de classification. Ensuite,

l’explication en référence à la personnalité criminelle se dégage avec une relative clarté

(question «personnalité mauvaise»). Le facteur «arme» est-il alors un troisième facteur,

relativement indépendant des deux autres explications suggérées dans ce cadre ? L’analyse de

classification nous permettra, là encore, de trancher. A remarquer que les explications par le

manque de solidarité sont absolument rejetées. Le quatrième et dernier cadre (en bas à droite)

combine perte des valeurs, démission de l’école et perte du sens civique. On insiste donc ici

sur une perspective morale.

L’analyse des correspondances permet donc de dégager plusieurs explications

alternatives : l’anomie sociale, les inégalités économiques, la personnalité pathologique, le

surarmement ambiant, le laxisme des institutions, la présence de communautés étrangères, la

perte des valeurs morales. L’analyse de classification suivante permet de synthétiser les

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informations présentées dans le graphique précédent en six types de causalité relativement

tranchés (cf. tableau 3.5). On y a fait figurer les centroïdes8 de chacune des classifications.

8 C’est-à-dire la position moyenne de la classe sur les deux axes représentés.

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Tableau 3.5 : Classification des causes de la délinquance Types d’explication causale de la délinquance

Causes de la délinquance Inégalités

économiques (15%)

Anomie sociale (18%)

Causalité diffuse (23%)

Anomie morale (17%)

Déviance individuelle

(14%)

Anomie institutionnelle

(14%)

Moyenne V de Cramer

A) Il y a trop de richesses, de consommation 479 52 37 23 35 18 36 .16**

B) Il y a du chômage, des problèmes économiques 84 69 50 17 61 14 49 .29**

C) Certaines catégories de individus sont vraiment défavorisées 91 79 51 16 58 13 51 .32**

D) Les jeunes ne sont pas assez entourés dans leur famille 56 85 71 92 60 83 75 .18**

E) L'école ne remplit pas sa mission 09 23 24 37 23 44 27 .15**

F) Il y a une perte des valeurs morales dans la société 27 86 73 96 53 95 73 .31**

G) Il y a une perte du sens civique 10 55 39 74 24 66 47 .28**

H) La justice n'est pas assez sévère 23 06 45 23 84 83 43 .36**

I) La police n'est pas assez efficace 19 05 32 13 77 64 33 .32**

J) Trop de violence présentée dans les médias (télévision, Internet, etc.) 59 69 61 64 63 61 63 .06**

K) Il y a l’influence des cultures et communautés étrangères vivant en Suisse 22 12 35 27 67 70 37 .26**

9 Afin de faciliter la lecture des tableaux rendant compte d'analyses des correspondances, les cases comportant une trame foncée indiquent une valeur largement supérieure à la moyenne (en ligne) et celles comportant une trame hachurée un résultat largement inférieur. Cette remarque est valable pour l’ensemble du présent rapport.

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L) Tout change et va trop vite dans notre société 29 37 21 19 27 11 24 .12**

M) Souvent le crime est rentable 35 34 30 21 48 35 33 .10**

N) Les armes sont trop facilement accessibles 41 29 37 18 56 32 35 .17**

O) Certaines personnes sont mauvaises par nature 26 16 30 11 57 30 27 .20**

P) Il y a des individus qui ont des personnalités perturbées 41 30 34 20 54 32 34 .13**

Q) Il y a un manque d'esprit de solidarité et d'entraide entre les individus 54 84 49 68 35 34 56 .21**

R) On est isolé, les individus ne se connaissent plus 49 82 39 59 35 27 49 .22**

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Le premier type de causalité met en avant le rôle fondamental des inégalités économiques

comme explication de la délinquance. S’il y a du crime, pour 15% des répondants, c’est

d’abord parce qu’il y a du chômage et des inégalités sociales. L’idée d’une société à deux

vitesses est renforcée dans ce type de causalité par la surabondance de richesses et de

consommation (indicateur A), qui semble d’autant moins acceptable que tous n’y ont pas

accès. Ce premier type de causalité rejette, par ailleurs, les questions faisant référence à

l’affaiblissement des institutions ou de la morale, sensiblement moins citées que dans les

autres types.

Le second type de causalité met lui aussi en avant le rôle important des inégalités sociales

dans la genèse de la délinquance. L’explication économique se conjugue ici, toutefois, à une

insistance sur la faiblesse de l’esprit de solidarité et sur l’anonymat de la vie moderne. On fait

donc appel au schème «classique» de la société industrielle ou post-industrielle comme

grande broyeuse de liens sociaux, avec en arrière plan une nostalgie pour les chaleureuses

Gemeinschaften d’antan, que la vitesse du changement social (indicateur L) nous aurait fait

perdre. C’est donc l’anomie sociale qui est au centre de ce type de causalité, qui concerne

18% des individus interrogés, les inégalités économiques leur étant en quelque sorte

subordonnées.

Donc là on va toucher le système économique dans son ensemble, le système social dans son ensemble [...] On peut voir la dernière situation, c'est évidemment cette crise, depuis 1990, qui nous a montré certains aspects qui sont cachés, des difficultés, pas mal de chômage. Donc, les gens se sont finalement trouvés devant une réalité qui était auparavant plus ou moins ressentie, quand tout allait bien au point de vue financier.. Et là, d'un coup, on se rend compte que pas mal de gens vont utiliser le «tout est permis» et c'est ça, je pense, une des raisons principales qui a poussé à cette augmentation [de la délinquance]. Homme, 51 ans, économiste

Si les facteurs moraux sont dans l’ensemble plébiscités, le type anomie morale les met

tout particulièrement à l’honneur. C’est ce type qui, en effet, retient le plus largement la perte

des valeurs et du sens civique comme facteurs explicatifs. Pourquoi, alors, ce déclin des

valeurs ? Essentiellement parce que les jeunes ne sont pas assez entourés dans leur famille;

subsidiairement parce que l’école ne remplit pas sa mission. Ce sont les individus évoquant ce

type de causalité - environ 17% de la population interrogée - qui s’inquiètent le plus du

manque de transmission des normes et valeurs d’une génération à l’autre. C’est ici que le

sentiment d’un déclin moral est le plus prononcé. Ce déclin n’est pas associé à une

augmentation des inégalités économiques ou à la perte du sentiment communautaire; il

semble être un phénomène largement autonome.

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Il y a une perte des repères, il y a une perte des valeurs aussi, je crois que ça vient surtout de ça quoi, un problème je trouve d'éducation [...]. Si on prend le fait qu'il y a plusieurs années les femmes ont commencé à travailler, il y avait moins de présence à la maison, le fric est devenu le Dieu universel encore plus qu'avant, donc c'est vraiment gagner sa vie, préoccupation principale pour pouvoir acheter et je crois que tout ce qui est notion de valeurs humaines, de respect et d’éducation, j'ai l'impression que ça passe en second plan[...] Femme, 22 ans, barwoman

Le type de causalité déviance individuelle met en avant tous les facteurs qui concernent

très directement l’individu, soit que les personnes sont mauvaises par nature, soit que les

personnalités sont perturbées, soit que le crime est considéré comme rentable par certains. On

met donc en avant des troubles de la personnalité et du jugement moral individuel comme

explication essentielle à la délinquance. On remarque, en corollaire, que la justice et la police

ne sont jugées ni assez efficaces ni assez sévères, sans doute parce que leurs méthodes ne sont

pas adaptées, dans cette optique, aux individus dangereux qui hantent les rues et les préaux

d’écoles. De même, les communautés étrangères sont montrées du doigt, parce qu’elles

fournissent leur contingent de ces individus aux morales «autres». Les armes à feu constituent

alors un enjeu puisqu’elles permettent aux individus perturbés d’exprimer puissamment leur

potentiel destructeur. Il faut souligner que ce type ne fait référence ni au déclin moral, ni à la

perte des liens sociaux. Il met en avant une explication ontologique, fondée sur la nature

profondément mauvaise des hommes, ou, à tout le moins, de certains d’entre eux.

L’anomie institutionnelle partage avec le type déviance individuelle la méfiance à l’égard

de la police et de la justice, jugées trop molles voire inefficaces. Cette dénonciation,

cependant, ne se conjugue pas, dans ce cas, à la mise en avant des travers individuels : les

délinquants n’ont en effet pas plus ici qu’ailleurs des personnalités perturbées ou un mauvais

fonds. La faiblesse des institutions concerne aussi, dans ce cas, l’école et la famille. Cette

faiblesse est donc à la fois plus affirmée et plus centrale que dans le cas précédents : elle

constitue le noyau dur de la représentation. On peut alors interpréter la dénonciation des

communautés étrangères comme un nouveau signe de la défiance face aux autorités, sans

doute tenues pour responsables, à cause de leur laxisme et de leur aveuglement, de la présence

de communautés indésirables. Cette causalité est couplée, contrairement à la causalité

déviance individuelle, à un sentiment de déclin moral. Si les institutions fonctionnent mal

c’est parce que notre société a perdu le sens des valeurs.

Bon, ça, c’est mon avis, mais, moi, je dis : «c’est la base, c’est l’encadrement familial.».[...] Il me semble que les enfants sont plus livrés à eux-mêmes. D’ailleurs, quand

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ils finissent l’école, beaucoup d’enfants arrivent à la maison avec la clé autour du cou. Ils sont livrés à eux-mêmes. Et puis, on sent qu’il n’y a pas d’encadrement. Alors, on se reporte sur la société. C’est dans le milieu des enseignants où il faut cadrer les enfants. Femme, 45 ans, policière

Le type causalité diffuse, enfin, reprend toutes ces explications mais de manière moyenne,

non affirmée. Aucun facteur n'est plus présent ici qu’ailleurs; aucun facteur n'est clairement

rejeté. Toutes les explications semblent jouer un peu, mais un peu seulement. Ce relativisme

causal concerne près d’un individu sur cinq dans cet échantillon.

Je dirais d'abord, d'abord la famille, qui n'arrive certainement à maîtriser ce que font leurs enfants. Et ensuite, certainement la société, qui joue un grand rôle, et les copains bien sûr [...] Et c'est vrai, je trouve aussi que les adultes, nous adultes, on est branchés d'abord sur le fric, on est très incohérents dans tout ce qu'on fait. On interdit d'un côté et puis, de l'autre côté, on met tout à disposition… Dans tous les domaines. Ce qui compte c'est le fric, gagner de l'argent avec tout, avec n'importe quoi… Et en plus, quand les jeunes entendent tout ce qui se passe au niveau des adultes qui déraillent d'une façon ou d'une autre, les responsables, je ne sais pas, de banques, les militaires, les politiciens….. Et je trouve que le monde est devenu très… très «tout azimut»… les jeunes ne s'y retrouvent plus. Homme, 63 ans, menuisier et maître socioprofessionnel

En résumé, il y a à la fois un consensus relativement fort sur les causes essentielles de la

délinquance et une grande diversité des représentations. Ce paradoxe apparent peut

s’expliquer de la manière suivante : tous les types de causalité font la part belle aux faiblesses

de la famille, à la perte des valeurs morales, à l’effet de la violence dans les médias ou même

au manque d’esprit de solidarité. Ce consensus des représentations prend cependant des

colorations très différentes selon que l’on met en avant ou non la faiblesse des institutions, la

fracture sociale, les tares individuelles ou la faiblesse des liens interindividuels. Donc, les

représentations ne s’organisent pas en pôles radicalement opposés mais, à partir d’un fonds

commun bien réel, les individus choisissent de mettre l’accent sur l’une ou l’autre des

alternatives. A noter à ce propos qu’aucune des six alternatives n’est statistiquement

dominante. Le graphique 3.3, produit par l’analyse des correspondances, confirme à la fois ce

consensualisme et ces nuances : on remarque en effet que les individus forment une sorte de

nuage compact, alors que leur appartenance à tel ou tel type les positionne très différemment

autour de l’origine.

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Graphique 3.3 : Causes de la délinquance : distribution des individus sur les axes

Légende I Inégalités économiques (N = 278), S Anomie sociale (N = 324), P Causalité diffuse (N = 435), M Anomie morale ( N = 334), D Déviance individuelle (N = 254), A Anomie institutionnelle (N = 256)

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Les délinquants

Si la délinquance a une étendue et des causes, elle est aussi le fait d’acteurs. Qui sont

alors les acteurs de la délinquance ? Pour quelle raison deviennent-ils délinquants ? Par quels

types d’actions se caractérisent-ils ? Par ces questions, l’on entend compléter notre

cartographie cognitive de la délinquance.

Qui est délinquant ?

Il s’agit d’abord de voir si, dans les représentations, la délinquance concerne

principalement des groupes d'individus spécifiques, aisément repérables, ou si toute la

population est touchée. Ensuite, l’on cherchera à savoir si certains facteurs protègent les

individus de la délinquance : est-ce qu’être une femme, avoir une bonne instruction ou des

responsabilités de famille permet à l’individu d’échapper à la délinquance ? Le tableau 3.6

suggère certaines réponses.

Tableau 3.6 : Populations criminogènes* * Question 6 : A votre avis, les catégories de personnes suivantes commettent-elles plus ou moins de délits ou de crimes que la

moyenne de la population ?

Catégorie de population

Beaucoup plus que

la moyenne

Un peu plus que

la moyenne

Comme la moyenne

Un peu moins que

la moyenne

Beaucoup moins que la moyenne

Sans opinion

Total (N)

Les drogués (F) 47 39 9 1 1 3 100 (1859)

Les étrangers (H) 25 29 35 3 2 6 100 (1856)

Les jeunes de moins de 25 ans (A) 23 42 23 5 2 6 100

(1849)

Les hommes d'affaires (C) 7 19 34 18 13 9 100 (1842)

Les personnes défavorisées, les pauvres (D) 6 26 37 14 11 7 100

(1853)

Les enfants de divorcés (I) 3 24 48 5 5 15 100 (1856)

Les personnes instruites (G) 2 6 41 22 19 11 100 (1844)

Les mères et pères de famille (E) 1 2 26 26 34 12 100

(1848)

Les femmes (B) 0 2 24 37 29 8 100 (1848)

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Selon la majorité des individus interrogés, les drogués, les étrangers et les jeunes

commettent plus de délits que la moyenne. Il s’agit donc là des catégories clairement

marquées, dans les mentalités populaires, comme délinquantes. Les femmes, les personnes

instruites, les pères et mères de famille, tout au contraire, sont beaucoup moins représentés

dans la population délinquante que la moyenne. Ces statuts ont en quelque sorte un effet

protecteur. Les hommes d’affaires, les personnes défavorisées et les enfant de divorcés sont

perçus davantage que les autres comme ne se distinguant pas de la moyenne. Il y a presque

autant d’individus qui perçoivent les hommes d’affaires et les personnes défavorisées, comme

moins délinquants que la moyenne que comme plus délinquants que la moyenne.

Y a-t-il alors des manières spécifiques de se représenter la population délinquante ? A

nouveau, nous avons fait appel à une analyse factorielle, complétée par une analyse de

classification. C’est en termes de signification des axes qu’il faut raisonner pour bien saisir la

structure du graphique 3.4. L’axe horizontal classe les facteurs protecteurs du moins vers le

plus. Ainsi, plus on va vers la droite sur cet axe, plus le fait d’être une femme, d’être père ou

mère de famille ou instruit, sont considérés comme des facteurs associés à une moindre

délinquance. Sur la gauche de l’origine, en effet, ces mêmes identités sont considérées soit

comme étant associées à tout autant de délinquance que la moyenne, soit même, dans certains

cas, comme l’étant davantage. L’axe vertical suit une logique similaire concernant les facteurs

dits «aggravants». Plus on descend sur l’axe vertical, plus ces facteurs sont saillants. Alors

qu’au dessus de l’axe vertical, le fait d’être jeune drogué ou enfant de divorcés sont

considérés comme des facteurs neutres, ou même parfois protecteurs, ils deviennent des

facteurs très clairement criminogènes au dessous de l’axe horizontal. L’axe vertical mesure

donc la prégnance des facteurs aggravants dans l’esprit des individus.

En partant de cette interprétation des axes, on voit que quatre types idéaux semblent se

partager l’espace cognitif concernant l’identité des délinquants et criminels. Dans le premier

cas (en bas à gauche) on croit aux facteurs aggravants sans croire qu’il existe des facteurs

protecteurs. Dans un deuxième cas (en haut à gauche), on se refuse à croire à aucun des deux

facteurs, alors que dans le troisième cas (en haut à droite) on ne prête attention qu’aux

facteurs protecteurs, sans accorder aucune crédibilité aux facteurs aggravants, bien au

contraire. Le quatrième cas, enfin, fait usage à la fois des facteurs protecteurs et des facteurs

aggravants.

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Graphique 3.4 : Groupes délinquants

Légende ++ beaucoup plus que la moyenne, + un peu plus que la moyenne, = comme la moyenne, - un peu moins que la moyenne, -- beaucoup moins que la moyenne

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82

L’analyse de classification permet de résumer ces tendances. On a fait figurer les quatre

types qu’elle produit dans le graphique, de manière à bien saisir la dynamique qui lie les deux

analyses. Le premier type produit par l’analyse de classification refuse tant la stigmatisation

des catégories généralement perçues comme délinquantes (drogués, étrangers, jeunes) que la

protection accordée par les facteurs d’intégration sociale (être père ou de famille, être instruit,

etc.). Dès lors, la délinquance ne semble pas être réservée à une catégorie particulière

d’individus : personne n’est à l’abri. Il s’agit donc là d’un scepticisme à l’égard de toutes les

tentatives de repérage et d’étiquetage des délinquants. Cette première attitude caractérise

presque la moitié (44%) des individus de l’échantillon.

Le second type partage avec le premier le rejet de toute forme de stigmatisation des

catégories à risque. Ainsi, les drogués, les jeunes, les enfants du divorce et les étrangers ne

sont pas plus portés que les autres à des actes de délinquance, dans cette optique. Par contre,

les facteurs protecteurs, associés à l’intégration sociale jouent un rôle important. L’on ne peut

donc croire qu’il y a des «classes dangereuses» en soi, alors que le social offre toujours la

possibilité de s’intégrer par les affiliations positives qu’il propose. Cet irénisme, qui privilégie

une perspective positive et pacifiée sur le monde et ses problèmes, concerne 14% des

répondants.

Le troisième type (10% des répondants) met au contraire l’accent sur la stigmatisation.

Non seulement, le fait d’être drogué, étranger, jeune prédispose largement au crime, mais les

facteurs «protecteurs» sont totalement inefficaces. On ne croit pas, dans cette perspective,

qu’être une femme, qu’être père ou mère de famille, qu’être instruit permettent d’échapper au

crime. La stigmatisation des catégories déviantes n’est donc pas contrebalancée par

l’activation des facteurs protecteurs. Elle tend au contraire à se généraliser.

Le quatrième type peut être nommé conformisme dans la mesure où il reprend à la fois la

croyance dans des populations criminogènes clairement définies, présente dans la

stigmatisation et la croyance en l’intégration de l’irénisme. Il s’agit donc d’une adhésion à

tous les critères de catégorisation (négatifs et positifs) proposés et qui s'apparente à ce qui est

souvent qualifié de «conserve culturelle». Cette attitude concerne un individu sur trois (32%).

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Tableau 3.7 : Perception des populations délinquantes

On voit donc que les deux types majoritaires sont comme l’image inversée l’un de l’autre.

Dans le cas du scepticisme, on accorde peu de crédit aux catégorisations, alors que dans le cas

du conformisme, on les active toutes. Cette domination des catégories extrêmes de la

perception laisse supposer que le phénomène est peut-être unidimensionnel : il se réfère par

hypothèse à la tendance plus ou moins forte des individus à étiqueter la population déviante.

Pour quelle raison devient-on délinquant ?

Pourquoi certaines personnes deviennent-elles délinquantes ? On a cherché, par la

question suivante, à dresser une sorte de liste synthétique des raisons qui poussent les

individus à commettre des délits. La perspective de la fracture sociale est clairement

représentée par la première réponse, que près d’une personne sur quatre a choisie. Les trois

suivantes répertorient différentes variantes de la personnalité déviante, soit qu’elles insistent

sur la faiblesse du caractère, la rationalité du comportement déviant ou les perturbations

Types de perception des populations délinquantes

Catégories de population Scepticisme (44%)

Irénisme (14%)

Stigmatisation (10%)

Conformi-sme (32%)

Moyenne V de Cramer

Facteurs aggravants : beaucoup plus que la moyenne

Les drogués (F) 34 16 90 72 47 .31**

Les étrangers (H) 14 9 58 43 25 .31**

Les jeunes de moins de 25 ans (A) 11 7 57 44 23 .30**

Facteurs neutres : comme la moyenne

Les hommes d'affaires (C) 45 39 50 23 34 .35**

Les personnes défavorisées, les pauvres (D) 53 26 30 33 37 .30**

Les enfants de divorcés (I) 73 51 29 46 48 .32**

Facteurs protecteurs : beaucoup moins que la moyenne

Les personnes instruites (G) 2 34 3 41 19 .36**

Les mères et pères de famille (E) 11 75 10 61 34 .38**

Les femmes (B) 15 56 5 47 29 .32**

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84

psychologiques. La dernière proposition met en avant l’effet d’étiquetage associé aux

institutions.

Tableau 3.8 : Caractérisation des délinquants* Caractéristiques % de l’échantillon

Ce sont des personnes dont l'enfance a été perturbée et qui n'ont pas eu de chance dans leur jeunesse (pas de métier, chômage, etc.) 23

Ce sont des personnes qui ont choisi de violer la loi parce que c'est plus facile, cela rapporte plus 23

Ce sont des personnes faibles, qui n'ont pas su réagir aux tentations ou aux difficultés 16

Ce sont des malades, des personnes perturbées 10

Ce sont d’anciens petits délinquants que le système judiciaire a finalement conduit à commettre de graves infractions 10

Sans opinion 7

Autre opinion 12

Total (N=1881) 100

*Question 7 : Parmi les opinions suivantes concernant la majorité des criminels sérieux (ne pas tenir compte de la petite délinquance juvénile, de la délinquance routière etc.), laquelle se rapproche le plus de la vôtre ?

On voit que quand il s’agit de découvrir pourquoi certaines personnes choisissent de

commettre des délits (et non plus de définir la délinquance en général), les explications se

référant à la déviance individuelle prennent le dessus, soit que l’on mette en avant la faiblesse

de caractère, un jugement d’utilité perverti ou une psychologie perturbée. Par contraste,

l’étiquetage par le système carcéral est peu activée.

Quel type de délinquance ?

Une fois mises en évidence les différentes logiques qui organisent la manière dont les

individus perçoivent les causes de la délinquance ainsi que les qualités qu’ils attribuent au

criminel, on peut se demander quel type de délinquance leur paraît être prépondérant. Pour

aborder cette question, nous avons interrogé les personnes sur la représentation qu’elles ont de

l’activité des tribunaux.

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Tableau 3.9 : Proportion des catégories de délits passant devant les tribunaux (en %)*

Catégories de délits Très petite proportion

Petite proportion

Grande proportion

Très grande

proportion

Sans opinion

Total (N)

Grande et très grande proportion

Consommation et trafic de drogues (A) 5 21 46 24 5 100

(1845) 70

Petite délinquance, petits vols (B) 6 21 42 27 4 100

(1844) 69

Infractions sérieuses au code de la route (G) 4 22 44 25 5 100

(1857) 69

Fraudes, escroqueries (E) 4 28 46 14 9 100 (1838) 60

Délinquance sexuelle (D) 10 46 31 6 6 100 (1844) 37

Atteintes à l'environnement, pollutions (F) 36 40 11 5 9 100

(1845) 16

Meurtres (C) 39 42 9 3 7 100 (1842) 12

* Question 4 : D’après vous, sur l’ensemble des cas dont s’occupent les tribunaux, quelle proportion y a-t-il de cas de....

Si l’on considère ensemble – comme le propose la septième colonne du tableau 3.9 – les

réponses grande et très grande proportion («proportion importante»), on constate que la

consommation de drogue, la petite délinquance, les infractions sérieuses au code de la route et

les cas de fraude font, de l’avis des répondants, le quotidien des tribunaux. A l’inverse, la

délinquance sexuelle, les atteintes à l’environnement et les meurtres sont perçus comme plus

rares. Face à ces estimations, on a envie de se demander dans quelle mesure ces infractions

reflètent l’activité réelle des tribunaux. Néanmoins, une comparaison précise entre cette

distribution perçue par la population et celle rendue par les statistiques de l’activité des

tribunaux représente un exercice très délicat que nous ne pourrons pas mener ici10. Peut-être

pouvons nous dire quand même que cette distribution de la délinquance semble à première

vue assez congruente avec celle produite par les statistiques de l’Office fédéral de la

statistique (Annuaire statistique de la Suisse, 2001). En effet, tant les atteintes à

l’environnement, les meurtres que la délinquance sexuelle représentent une part très petite de

l’ensemble des infractions traitées par les tribunaux. L’importance relative de ces différents

types de délits semble donc respectée de manière très générale. On peut éventuellement noter

que la délinquance sexuelle semble être surévaluée par un certain nombre de répondants

puisque 37% lui accorde une place importante dans l’activité des tribunaux. En effet, les

données statistiques pour l’année 1998 font état de 388 condamnations pour «abus sexuels»

(violation des art.187 et 190 CP) ce qui semble relativement peu face aux 3051

10 Un ensemble de problèmes se pose : les énoncés de la question ne correspondent pas toujours aux découpages des catégories juridiques, le passage d’une évaluation en termes de pourcentage à une évaluation en termes de probabilité est extrêmement délicate, les statistiques sont elles-mêmes sujettes à critique et à des interprétations diverses.

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condamnations rapportées pour le trafic et la consommation de stupéfiant (art.19 et 19a

LStup) ou encore les 7150 vols simples (art.139 CPS). Il se joue là peut-être une

surestimation de l’importance de cette délinquance liée, par exemple, à la visibilité qu’elle a

acquise dans les médias ces dernières années. Il ne s’agit toutefois que de suggestions, nos

résultats ne pouvant permettre des analyses plus fines. Par contre, l’idée de différences dans

les évaluations suggère aussi une autre piste - moins normative - qui est celle d’une diversité

de manières de percevoir l’importance relative des différents crimes. Est-il possible alors de

distinguer dans la population diverses manières de concevoir l’activité des tribunaux et par

extension la distribution de la délinquance ? Afin d’essayer de répondre à cette question, nous

avons effectué une analyse de classification. A l’aide de celle-ci, nous avons pu mettre en

évidence trois types qui se distribuent ainsi :

Tableau 3.10 : Activité des tribunaux et distribution de la délinquance (en %)

Types de perception de l’activité des tribunaux

Catégories de délits Dramatisation (22%)

Réalisme (45 %)

Alarmisme (33 %)

Moyenne V de Cramer

Consommation et trafic de drogues (A) 26* 91 82 74 .43**

Petite délinquance, petits vols (B) 16 91 82 72 .50**

Meurtres (C) 36 3 12 13 .28**

Délinquance sexuelle (D) 44 28 54 40 .18**

Fraudes, escroqueries (E) 49 50 95 65 .37**

Atteintes à l'environnement, pollutions (F) 8 2 44 17 .41**

Infractions sérieuses au code de la route (avec dommages matériels et aux personnes) (G)

57 63 96 73 .38**

* Pourcentage des réponses grande et très grande proportion

Les dramatiques se distinguent en ce qu’ils tendent à accorder une place largement plus

importante que les autres aux meurtres dans l’activité des tribunaux. A l’inverse, ils

minimisent la place des autres délits et en particulier ceux liés à la drogue et la petite

délinquance. Concernant la délinquance sexuelle, il est légèrement au-dessus de la moyenne.

L’accent mis sur le meurtre semble indiquer une représentation assez dramatisée des

tribunaux. C’est aussi le type qui a la représentation la plus éloignée de celle donnée par les

statistiques concernant l’activité des tribunaux : il sous-estime de manière flagrante la place

de la drogue et de la petite délinquance. Une question se pose alors : ce type présente-t-il un

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biais cognitif à l’égard de la réalité de la délinquance ou alors ne reflète-t-il qu’une conception

erronée des tribunaux ? Il est difficile de trancher ici, en particulier car le rejet d’un discours

de dénonciation de la petite délinquance peut aussi participer d’une certaine volonté politique

et résulter d’une vision particulière du monde. Le croisement avec les variables indépendantes

fait surtout apparaître un lien avec le niveau d'instruction. En effet, 35 % des personnes

n'ayant pas continué après la scolarité obligatoire ont une représentation dramatique de

l'activité des tribunaux contre seulement 16% des universitaires.

Les réalistes se caractérisent par la mise en avant des délits liés à la drogue et à la petite

délinquance. Ils minimisent par contre la place des meurtres, de la délinquance sexuelle ainsi

que celle des cas de fraude et d’escroquerie. On a donc ici des personnes qui dans l’ensemble

paraissent plus informées et qui donnent à priori une distribution assez plausible des délits, en

regard des statistiques fédérales relatives aux condamnations prononcées. Néanmoins, la

prépondérance accordée très largement aux deux premiers délits semble marquer une autre

forme d’exagération. On peut éventuellement y voir un discours marqué par une attention

prononcée envers les problèmes liés à la consommation et au trafic de drogue ainsi qu'à la

petite délinquance

Finalement, les alarmistes tendent à surévaluer la place de tous les délits à l’exception du

meurtre. Cette opinion de délinquance généralisée est difficile à qualifier. Elle semble en tout

cas largement biaisée concernant la délinquance sexuelle puisqu’elle la considère comme

constituant une proportion importante de l’activité des tribunaux. Cela laisse supposer une

certaine perméabilité aux discours actuels. La quasi-unanimité qui se dégage pour les cas de

fraude et d’escroquerie semble aller aussi dans le sens d’une mise en avant des délits qui font

la une des journaux. De manière plus générale, on a l’impression ici d’une représentation

excessive qui voit dans l’activité des tribunaux une sorte de lieu où l’on traite de toutes les

délinquances en grande quantité.

Les perceptions de la délinquance

Les sections qui précèdent ont d’abord considéré dans le détail les différentes dimensions

des représentations sociales se référant à la délinquance (dans ses causes et son étendue) et

aux délinquants (leurs attributs et leurs motivations). Les analyses factorielles et les analyses

de classification nous ont ensuite permis de dégager différentes manières idéal-typiques de se

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positionner cognitivement sur chacune des dimensions à l’étude. Il s’agit maintenant de voir,

en partant de ces typologies, comment les différentes représentations s’enchaînent les unes

aux autres. On peut en effet faire l’hypothèse que la perception du risque personnel ou de

l’insécurité globale est associée à une attribution causale spécifique. De même, la

caractérisation du délinquant (y a-t-il stigmatisation ou non ?) est sans doute corrélée avec le

type des délits que l’on perçoit comme dominants. En d’autres termes, les dimensions que

nous avons considérées jusqu’à maintenant indépendemment les unes des autres doivent être

mises en regard. Nous postulons en effet qu’une logique d’ensemble les anime.

Avant de présenter cette logique d’ensemble, nous pouvons examiner rapidement les liens

entre sentiment de menace personnel et le degré de pessimisme face à l’évolution de la

délinquance. En croisant les échelles de pessimisme et du sentiment de menace personnelle,

on constate qu’elles sont corrélées positivement (Tau-b .23**) : les individus qui se sentent

les plus menacés personnellement sont aussi ceux qui estiment que la délinquance s’est

fortement aggravée ces dernières années. Cette relation se retrouve aussi entre le sentiment

d’insécurité et le pessimisme. (Tau-b .18**)11. Ces corrélations n'étant pas très élevées, il

existe donc une certaine distance entre le sentiment personnel de menace et la manière dont

les gens caractérisent l’évolution de la délinquance. Ainsi, dans les deux cas un nombre

relativement important de répondants n’associent pas une crainte personnelle à une

appréciation négative de l’évolution de la délinquance (environ un tiers des répondants). Par

exemple, on remarque que la constatation largement partagée d’une augmentation de la

violence ne correspond pas à une crainte aussi partagée de se faire agresser : au contraire, les

individus considèrent en majorité comme peu probable la possibilité d’être la victime d’une

agression dans la rue. Ces constatations doivent nous rendre attentifs au fait que la relation

entre le sentiment de menace personnel - et plus largement d’insécurité – et la perception de

l’évolution de la délinquance n’est pas automatique. Au contraire, elle est même inversée chez

un tiers de la population. Il faudrait dès lors analyser les facteurs pouvant intervenir dans ces

différentes appréciations de la menace personnelle et de l’évolution de la délinquance.

Toutefois, cela nous entraînerait trop loin dans l’analyse. Nous avons préféré privilégier, dans

un premier temps, une lecture plus générale des correspondances entre les différentes

dimensions composant notre cartographie de la perception de la délinquance.

11 Pour ces croisements, nous avons utilisé des échelles en quartile construites à partir du premier axe des analyses par correspondance sur les questions 2 (évolution de la délinquance/pessimisme) et 3 (risque

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C’est cette logique d’ensemble que nous avons cherché à dégager dans le graphique 3.5,

basé sur une analyse des correspondances de toutes les typologies considérées plus haut.

L'abscisse distingue très clairement une conception relativement positive de la situation, sur

sa droite, à une vision très inquiète, sur sa gauche : On trouve en effet sur la gauche tous les

indicateurs d’une perception très pessimiste en matière de délinquance : une évolution très à

la hausse des délits, un risque personnel considéré comme élevé et une insécurité personnelle

fortement ressentie. Sur la droite de cet axe, au contraire, la hausse de la délinquance est

considérée comme moins sérieuse, le risque personnel est faible et les individus se sentent en

sécurité. Cette emphase sur l’insécurité (sur la gauche de l’axe) est associée à une explication

essentiellement en terme de déviance individuelle ou d’anomie institutionnelle, alors que le

sentiment de sécurité met davantage en avant les inégalités économiques ou l’anomie morale

comme facteurs explicatifs. On voit donc que l’attribution causale et la définition de la

situation, en matière de délinquance, sont fortement liées. Les visions inquiètes font

davantage référence à des explications qui mettent en avant les institutions ou l’individu, alors

que les visions optimistes privilégient des explications plus «sociales», mettant en avant des

facteurs économiques ou idéologiques. La vision inquiète est également associée à la

stigmatisation de certaines tranches de la population, considérées comme dangereuses et au

sentiment d’une délinquance généralisée. Au contraire, la vision optimiste voit le crime soit

comme essentiellement le fait d’une grande criminalité, soit comme cantonné dans la petite

délinquance.

L'ordonnée est moins aisée à interpréter. Elle semble distinguer des visions du monde qui

laissent peu de place au doute et aux interrogations (en haut), soit qu’elles soient alarmistes

(côté gauche), soit qu’elles se cantonnent dans un certain conformisme, à des visions du

monde plus incertaines (vers le bas), amalgamant une difficulté à répondre dans les termes

proposés par le questionnaire (nombreux points d’interrogations et données manquantes), au

recours aux catégories défavorisées et au refus de toutes les catégorisations négatives.

personnel/sentiment de menace). Pour la question 1, nous avons simplement recodé les résultats allant de jamais ou presque (1) à trop peur pour sortir seul le soir (6).

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Graphique 3.5 : Association entre les dimensions principales des cartes cognitives (analyse des correspondances et classifications)

Légende Evolution des délits : -- préoccupation faible, - préoccupation moyenne, + préoccupation forte, ++ préoccupation très forte Risque : -- risque faible, - risque moyen, + risque fort, ++ risque très fort

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Sur les base des axes de l’analyse factorielle, nous avons effectué une analyse de

classification qui a permis de distinguer cinq types. Les trois premiers sont de taille

relativement importante, alors que les deux derniers concernent un nombre plus limité de

personnes . Le graphique 3.5 montre comment ces cinq types se situent sur les axes décrits

précédemment. On voit qu’ils couvrent bien l’espace créé par les axes factoriels. Les tableaux

en annexes (voir annexe 1, tableau 1, pp. 209-214) présentent les indicateurs inclus dans

l’analyse des correspondances, qui discriminent le plus chacun des cinq types suivants.

La quiétude (23% du total) se caractérise par le refus de l’alarmisme et la certitude de des

opinions, qui sont largement conformistes. On percoit la criminalité essentiellement comme le

fait de petits délinquants. On est sceptique face aux tentatives de catégorisation trop tranchées

de la population délinquante. On se perçoit soi-même comme plutôt en sécurité, et l’on ne

croit pas que la situation se soit trop dégradée ces dernières années. On met en avant l’anomie

morale comme facteur explicatif, et l’on refuse les explications en termes de déviance

individuelle ou d’anomie sociale.

L’optimisme (25% du total) se distingue par le rejet très clair du risque individuel et du

sentiment d’insécurité. On se sent sûr de soi et l’on voit l’évolution récente des délits comme

peu préocupante. On explique la délinquance essentiellement en référence à l’anomie sociale.

Les délinquants sont alors considérés comme des grands criminels et on refuse toute

crédibilité à l’idée d’une petite délinquance qui serait le fait de sous-populations spécifiques.

Au contraire, on fait preuve d’un certain irénisme, sans pour autant être aussi affirmatif dans

sa vision du monde que dans le premier type. On nuance donc la vision du monde

relativement traditionnelle de la quiétude en mettant davantage en avant l’explication sociale

et en laissant le doute et les incertitudes faire leur chemin.

Le pessimisme (24% du total) se distingue assez radicalement des deux premiers par

l'insistance plus marquée sur l’évolution très franchement à la hausse de la délinquance et la

perception d’un risque personnel relativement fort. Ces tendances s’expliquent alors

essentiellement par la démission des institutions, incapables de faire face à l’utilitarisme

criminel (le crime rapporte) de cette petite délinquance, particulièrement présente dans des

sous-populations aisément repérables (par exemple les étrangers). Bien entendu, on rejette ici

les facteurs économiques et sociaux de la délinquance.

La désaffiliation (13% du total) ressemble à bien des points de vue au type 3 tout en

radicalisant ces traits. Il y a ici une insistance encore plus marquée sur la dégradation de la

situation dans les années récentes et sur les forts risques personnels encourus. Cette situation

est essentiellement due à cette déviance individuelle qui mettait en avant, rappelons-le, les

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vices et tares morales des criminels. La délinquance est alors perçue comme généralisée : elle

ne touche pas uniquement les petits ni les grands criminels mais embrasse généreusement

tous les types de délits.

La défiance, enfin, (13% du total) partage avec l’optimisme une insistance sur les facteurs

sociaux d’explication de la délinquance. Cette causalité n’est cependant pas associée, dans ce

cas, à un relatif optimisme du point de vue de l’évolution récente de la délinquance et au

sentiment de sécurité. Tout au contraire, c’est le sentiment d’insécurité qui est très fortement

présent dans cette catégorie.

Cette classification, et l’analyse factorielle qui la sous-tend, montrent bien les associations

existant entre les diverses représentations de la délinquance et des délinquants en Suisse. En

particulier, on peut distinguer des visions sécuritaires du monde, ancrées dans la peur face à

une société de plus en plus délinquante, associées à une bonne dose d’impuissance, à la fois

individuelle et institutionnelle, de visions du monde plus optimistes, moins focalisées - cela

sera à vérifier - sur la délinquance comme problème social numéro un. A l’intérieur de ce

second pôle, on distinguera une vision plus moraliste et traditionnelle d’une vision plus

tournée vers les facteurs sociaux, qui refuse par principe les catégorisations de toutes sortes.

Nous verrons, dans les chapitres qui suivent, l’influence de ces visions du monde sur les

fonctions de la peine, l’adéquation des peines et ses acteurs. Avant cela, il nous faut encore

savoir si ces cartes cognitives sont sensibles aux identités et statuts sociaux ou si, finalement,

il existe un large consensus entre les différents segments de la population résidant en Suisse.

L’effet du positionnement social

Qu’en est-il de l’influence du positionnement social des individus sur leurs

représentations en matière de délinquance ? Femmes et hommes, riches et pauvres, Suisses et

étrangers résidents, urbains et campagnards, jeunes et vieux ont-ils la même perception des

choses ? Nous avons choisi, pour répondre à cette question, de reprendre la typologie globale

présentée plus haut, en identifiant tous les facteurs associés à chacun des types, en partant du

positionnement des variables indépendantes sur les axes produits par l’analyse factorielle

(voir annexe 1, tableau 1, pp. 209-214) et de la caractérisation des analyses de classification

(voir tableaux 3.5, 3.7 et 3.10).

La quiétude est davantage présente chez les hommes, universitaires, actifs

professionnellement, au revenu relativement élevé, jouant un rôle dans les associations, qui

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s’intéressent à la politique suisse et aux nouvelles internationales. Les individus socialement

bien intégrés et dont le contact avec les médias dépassent très largement l’intérêt pour la

délinquance, relativement secondaire, ont tendance à privilégier ce type de représentation de

la délinquance. L’insertion sociale de ce type peut alors être qualifiée de «bourgeoise»; les

notables y sont particulièrement sensibles.

L’optimisme est à nouveau davantage présent chez les hommes que chez les femmes. Les

individus qui se reconnaissent dans le parti socialiste12, qui regardent très peu la télévision,

qui ne connaissent personne ayant été victime d’un crime et qui dénoncent la présence de

certaines inégalités dans la société suisse, avancent cette représentation.

Le pessisimisme se distingue des deux premiers par son faible ancrage social. Les

individus qui ne discutent pas avec leur entourage, qui n’ont aucune orientation politique, qui

ne lisent pas la presse et qui ne sont pas actifs dans une association marquent une préférence

pour cette représentation, tout comme ceux qui n’ont que peu de ressources à disposition, tant

culturelles qu’économiques.

La désaffiliation est davantage présente parmi les femmes et les individus qui lisent

beaucoup la presse et regardent beaucoup la télévision, essentiellement à propos des faits

divers et de la chronique judiciaire, qui habitent des localités de taille moyenne et qui ont un

bagage scolaire relativement faible. Les individus ayant ce profil ont une insertion politique

très peu marqué (dominance de «aucune affiliation»).

La défiance est très peu marquée socialement. Les individus ayant fait un apprentissage y

sont un peu plus sensibles, tout comme ceux qui choisissent le parti libéral. Malgré cela, il

s’agit là d’un profil relativement neutre du point de vue des caractéristiques socio-

démographiques.

Ces caractérisations à grands traits, forcément sommaires, révèlent en partie la logique

sociale sous-tendant les représentations de la délinquance. Les notables, dont l’entourage est

préservé de la délinquance, qui sont bien informés et bien pourvus en ressources, tendent à un

certain conformisme dans leurs catégorisations des populations délinquantes, à se sentir en

sécurité et à privilégier une explication morale de la délinquance, qui ne remet pas en question

les inégalités sociales dont ils sont finalement les bénéficiaires. Les individus dont l’entourage

est épargné par la délinquance, qui s’identifient au parti socialiste et qui se soustraient à

l’influence des médias (en particulier de la télévision) privilégient les facteurs sociaux et

12 L'orientation politique des répondants a été identifiée à partir d'une question standard portant sur leur proximité à différents partis (question 28 : «Vous sentez-vous proche ou sympathisant d'un courant ou d'une orientation politique ?»).

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considèrent la délinquance comme essentiellement associée aux grands criminels (optimisme).

Le fait que leurs ressources soient moins élevées que celles des «notables» rend sans doute

plus aisée l’explication par la fracture sociale. Les individus associant une faible intégration

sociale à de faibles ressources, tendent à stigmatiser davantage certaines populations comme

criminogènes (étrangers, jeunes, drogués, hommes d'affaire) (pessimisme). Le manque de

ressources et d’insertion pousse donc à refuser à autrui cette même insertion et à considérer

l’altérité comme le facteur déterminant de la délinquance. Les institutions jugées laxistes dans

la gestion de cette altérité sont alors montrées du doigt. Les individus préoccupés à l’extrême

par la question de la délinquance, le plus souvent par médias interposés, font preuve d’une

perception de la délinquance comme un phénomène généralisé, et d’un sentiment d’anxiété

extrême. En bonne logique par rapport aux médias privilégiés, l’explication proposée se

centre alors sur les individus et leurs tares (désaffiliation). La défiance, enfin, est moins

déterminée à la fois du point de vue de son profil sociologique et de ses représentations. Il

s’agit de représentations et d’individus entre deux eaux, qui couplent des explications en

apparence contradictoire.

On verra, dans les chapitres suivants, quelle influence ont ces types sur les fonctions

attribuées à la peine, sur le degré de punitivité et sur la légitimité attribuée aux acteurs

intervenant dans la sanction.

Conclusion

Nous avons cherché à identifier les représentations de la délinquance en Suisse romande :

comment elle a évolué ces dernières années, quelles en sont les formes prépondérantes, qui

sont les délinquants et enfin pourquoi devient-on délinquant ? On a voulu aussi estimer la

perception de l’évolution récente de la délinquance - la situation s’est-elle agravée ou au

contraire améliorée ? -, ainsi que le sentiment d’insécurité et le risque personnels.

De ces points de vue, nos résultats montrent que le sentiment d’insécurité personnelle est

relativement faible. Cela s’explique en grande partie par le fait que le risque personnel associé

aux crimes menaçant l’intégrité corporelle (agression, viol, meurtre) est perçu comme faible

par une majorité d’individus. Par contre, le risque personnel de victimisation quant au

patrimoine (vols, cambriolages) est perçu comme beaucoup plus fort. Le sentiment général est

d’ailleurs que la situation s’est considérablement détériorée depuis quelque temps : pas un

seul répondant ne considère en effet que la délinquance s’est affaiblie durant ces dernières

années et une grande majorité d’entre eux perçoivent la plupart des délits comme étant en

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hausse. Bien entendu, la perception plus ou moins négative de la situation est assez variable

au sein de notre échantillon.

Comment alors les individus expliquent-ils la délinquance ? A nouveau, il y a un

consensus important des répondants, se fondant essentiellement sur la mise en avant de la

perte des valeurs morales, de la dissolution des familles et de l’influence des médias. Les

autres causes proposées font moins l’unanimité et permettent de construire des profils ou

types de causalité spécifiques13. Elles se distinguent en mettant en avant soit la fracture sociale

(la société à deux vitesses), la perte du sens de la communauté, l’émergence des «prédateurs»

ou la démission des institutions, toutes ces explications reprenant par ailleurs en grande partie

les éléments consensuels.

Ces différentes explications de la délinquance sont associées au sentiment d’insécurité et

à la perception de l’évolution de la délinquance. Ainsi, les personnes moins sensibles à

l’insécurité et peu pessimistes quant à l’évolution de la délinquance mettent en avant des

facteurs causaux d’ordre plus «abstrait» ou général tels que l’anomie morale ou sociale, ou

encore les inégalités économiques. A l’inverse, les individus se sentant menacés

personnellement mettent en avant des causes plus directement sécuritaires : inefficacité de la

justice et déviance individuelle. Elles tendent aussi à stigmatiser des populations allogènes

(les «autres») comme principaux responsables. Par contre, les explications d’ordre social

(inégalités, disparition de la solidarité) invitent à une lecture en termes d’environnement

producteur de la délinquance et rejettent la stigmatisation. De manière plus générale, les

différentes lectures du phénomène de la délinquance rejoignent de manière assez cohérente

l’impact sur les personnes (insécurité, pessimisme), l’identification des causes et la

qualification des populations délinquantes.

Ces différentes représentations de la délinquance peuvent être à leur tour reliées à des

positionnements sociaux. Ainsi, les sentiments d’insécurité et de risque sont liés au niveau

d’instruction et de revenus des personnes. Plus les personnes ont des ressources sociales, plus

elles sont optimistes quant à l’évolution de la délinquance, plus elles réfutent l’explication en

13 De manière plus générale, on retrouve ce double niveau dans les réponses à un grand nombre de questions. Un premier niveau est constitué des indicateurs qui sont soit acceptés soit rejetés par une majorité de personnes; il constitue une sorte de discours communément accepté – on pourrait aussi dire socialement acceptable - autour tant des causes de la délinquance, des populations délinquantes, des fonctions de la peine ou encore de l’évolution de la criminalité. Le deuxième niveau se constitue lui soit autour de l’accentuation ou non d’une tendance reconnue par tous, soit encore - et de manière plus intéressante - autour de la plasticité de certains indicateurs. En effet, pour des raisons qu’il conviendrait d’explorer de manière plus approfondie, certaines réponses divisent plus largement la population. C’est le cas par exemple des explications économiques de la délinquance ou encore du caractère plus ou moins criminogène des hommes d’affaire.

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termes de déviance individuelle et la stigmatisation des populations dangereuses. La

différence d’utilisation des médias selon la classe sociale n’est sans doute pas étrangère à

cette tendance.

Si l’orientation politique ne joue pas un rôle central si l’on en reste à la distinction entre

les sympathisants des partis «établis», la droite dure et la gauche radicale sont toutes deux

associées à des représentations singulières. Le discours politique est donc discriminant, mais

seulement dans ces extrêmes. Reste maintenant à savoir si les représentations de la

délinquance sont à même de rendre compte des autres dimensions abordées dans cette étude.

C’est ce que l’on verra dans les chapitres qui suivent.