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Florence ArthaudEn collaboration

avec Jean-Louis Bachelet

Cette nuit,la mer est noire

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© Flammarion, Paris, 2016

87, quai Panhard-et-Levassor

75647 Paris cedex 13

Tous droits réservés

ISBN : 978-2-0813-7968-8

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À mon père

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J’ai basculé en une fraction deseconde. Je suis dans l’eau. Il fait nuitnoire. Je suis seule. Je tourne la tête entous sens, instinctivement. Je vois monbateau qui s’éloigne. Je cherche unrepère. Une lueur. Un objet. Un signe devie. Rien. Je suis absolument seule. Isoléedans l’immense masse sombre et mou-vante de la mer. Dans quelques instants,la mer, ma raison de vivre, va devenirmon tombeau. Effacer toute trace demonexistence. M’engloutir. Je pense à mafille Marie. Elle va être orpheline. Je medis que c’est impossible. Pourtant c’estlà. Évidence effrayante qui me laissehébétée. Le silence remplit tout. Dans les

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ténèbres liquides, l’effroi prend peu àpeu possession de moi. Mon bateau a étésecoué par une vague plus forte que lesautres – peut-être une vague de paque-bot. Je ne sais pas. Je ne sais plus. C’esttotalement irréaliste. Un instant avant,j’étais accroupie sur le balcon arrière duvoilier. Ne me demandez pas ce que jefaisais, c’est facile à deviner. Je ne metenais pas. La vague a secoué le bateau.J’ai perdu l’équilibre J’ai été projetée enarrière. Jetée à l’eau culotte baissée.C’est sinistre et ridicule. Dérisoire etterrible. Je n’ai pas de gilet de sauvetage.Il ne me reste que ma lampe frontale.Une lueur insignifiante au milieu denulle part.

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Il était vingt-trois heures ou minuit,je ne sais plus. C’était la nuit du chan-gement d’heure entre l’été et l’hiver. Lanuit du 29 au 30 octobre. Revenant deRome, je naviguais au large du capCorse en direction de Marseille, monport d’attache, d’où j’étais partie deuxmois auparavant pour une croisière soli-taire. Le temps était magnifique, la mercalme. Une nuit idéale après le grostemps de la veille où les conditionsmétéo avaient été vraiment difficiles.La mer était grosse, et le vent portantsoufflait fort entre les îles qui bordent lacôte italienne. J’avais été obligée debarrer, car le pilote ne tenait pas. En

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croisière, je n’aime pas ça. J’ai telle-ment barré pendant mes courses océa-niques, que, lorsque je vogue sur lesflots sans concurrents à battre, pour leseul plaisir de retrouver ma liberté et derester face à face avec l’immensitédu ciel et de la mer, c’est une cor-vée. Finalement, en longeant la côtede l’île d’Elbe, la mer et le vents’étaient calmés, et j’en avais profitépour dormir un peu : une demi-heurepeut-être, en petits sommes de dixminutes accumulés.

Après le cap Corse, les éléments sedéchaîneraient à nouveau. Au cœur decette tempête, je vivais ces moments quisont pour les marins synonymes d’éter-nité. J’avais embarqué mon chat Bylka– kabyle, en verlan. Comme son noml’indique, je l’avais trouvé en Kabylie.Il errait sur le port de Tigzirt, aban-donné. J’étais partie de Marseille pourrejoindre l’Algérie. Comme toujours, jevoulais être seule sur mon bateau. Profi-ter de cette intimité avec les vagues etl’infini du cosmos.

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La beauté de cette solitude ne peutêtre décrite que par ceux qui la vivent.Beauté de ce décor sauvage, beauté dela liberté goûtée ici sans entraves,beauté de cet univers mystique et fasci-nant, beauté de ces moments magiquesoù le temps n’existe plus et où les rêvespeuvent devenir réalité.

Cette poésie de la nature et des élé-ments est devenue pour moi aussienvoûtante que les moments extrêmesque j’ai connus en course, lorsque lemanque de sommeil nous plonge à lalimite des hallucinations. Ces momentstroublants où tout flotte dans un halo,où le quotidien devient bizarre ; ces ins-tants où le monde bascule et change detonalité.

J’étais donc partie deux mois plus tôtvers Alger. Je voulais connaître ce grandport de la Méditerranée où ma mèreavait grandi et y arriver par la mer – laplus belle et la meilleure façon de voya-ger. Lorsque vous arrivez par la mer surles côtes d’un pays étranger, vous y êtes

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accueilli fraternellement comme unmarin, comme quelqu’un de la famille,de cette grande famille de la mer. Et quedire si de surcroît vous êtes une fille ?Dans ce milieu d’hommes, la présenced’une femme ajoute à la fascination.

De Marseille, j’avais rejoint Ibiza etretrouvé ma vieille copine Isabelle Bich.Mon amitié fraternelle pour Isabelle fitl’exception : j’acceptai de rompre masolitude et je l’embarquai comme passa-gère. Partie pour un voyage solitaire surla trace de mes ancêtres, j’étais finale-ment ravie qu’Isabelle m’accompagnedans cette aventure. Plus qu’une amie,c’est une sœur ! Elle est aussi la mar-raine de ma fille. Nous avons tant desouvenirs communs. Elle était photo-graphe, et nous vivions nos reportagesphotos comme de grandes vacances.Elle avait couvert le Paris-Dakar etrêvait de revoir Alger. Il n’en fallait pasplus pour me convaincre. Le momentétait pourtant mal choisi : nous étionsle 11 septembre. Un climat lourd de terreur

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empoisonnait l’Algérie. Les décenniesprécédentes, le pays avait été frappé pardes séries d’attentats sanglants. Tout lemonde nous déconseillait d’effectuer cevoyage.

En prenant le grand large, nousn’avions nulle inquiétude. Les solitudesmarines sont inaccessibles aux crispa-tions humaines. Et lorsque après deuxjours de mer, la nuit finissant, nousaperçûmes, au loin, les lueurs d’Alger,l’émotion nous gagna. Avant d’accoster,nous ralentîmes l’allure pour profiter dulever du jour flamboyant.

À l’aube, la prière du matin retentis-sait depuis la Grande Mosquée. Chantvenu du fond des âges, du sommetd’un minaret presque aussi haut que latour Eiffel, le plus élevé du mondeméditerranéen.

Après ce moment merveilleux, la vieà terre et son tumulte reprirent leursdroits : une fois à quai, nous dûmes sup-porter d’interminables palabres avec la

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douane et la police des frontières. C’étaithorripilant. Nous n’avions plus rien àmanger à bord. Simple fringale ouinfluence des lieux, je rêvais d’un cous-cous depuis au moins trois jours. Cen’est qu’en fin de journée qu’on nousautorisa enfin à sortir de la zone por-tuaire. Une permission de minuit, quedis-je, une permission de onze heuresnous fut accordée. On nous mit en gardecontre les dangers que nous étions cen-sées courir, nous, deux femmes seules sepromenant à Alger, la nuit.C’est en avançant au hasard par les

rues que je découvris cette ville dont labeauté me fascinait. Alger la Blanche,avec ses arcades et ses immeubleshaussmanniens, m’était déjà familière.Sa silhouette auréolée de soleil se des-sinait déjà dans ma mémoire, vivanteencore des récits de ma famille. Tout aulong de mon enfance, ma mère, matante et mon grand-père m’avaientfait partager leurs souvenirs, et je nepouvais m’empêcher d’arpenter Alger

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en songeant à la ville où avaient vécumes aïeux.

À Alger, m’avait-on dit, ce sont lesfemmes qui portent la culotte. On seraittenté par un mauvais jeu de mots, enconstatant qu’elles portent aussi levoile… Cette contrainte, assumée ounon, est contournée par les jeunes fillesavec élégance et virtuosité. Les robesou les jeans sont souvent portés trèsprès du corps. Quant au voile, réduit àun simple foulard, il ressembleraitpresque à un accessoire de mode. Ironiedu sort, il suggère même parfois laféminité – sans la dévoiler. Les vête-ments présentés pêle-mêle dans lesmagasins témoignent de cette ambiguïtéassumée ou non. Strings et voiles sontvendus dans les mêmes échoppes.

En ce qui me concerne, je n’ai achetéque des strings.Les voiles ne serontjamais pour moi que les outils de mescourses au large et l’expression de maliberté.

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Ici, à Alger, fourmillaient et semélangeaient toutes les générations defemmes. Les fatmas voilées à l’an-cienne croisaient les jeunes femmesmaquillées, le regard fier et droit, la têtehaute, en quête d’émancipation. Sansoublier ces femmes « internationales »,libres, modernes, vivant depuis toujoursà l’occidentale, habillées comme vouset moi, qui seraient passées inaperçues àParis ou à New York. La rue Michelet,jalonnée de boutiques, fourmillait depassantes et de passants, d’étudiantes etd’étudiants.

Isabelle et moi avons été recueilliesrapidement par des amis d’amis installésà El Biar, l’un des plus beaux quartiersd’Alger. Notre famille d’accueil faisaitpartie de cette catégorie d’Algérois irré-ductibles aux injonctions des religieux.Chez nos hôtes, le décalage de style devie avec la population me semblait mani-feste. Nous habitions chez des citoyensdu monde, comme moi. Grands cœurs,vrai sens de l’accueil : ils partageaientles qualités de beaucoup de voyageurs…

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Depuis leur maison, on profitait d’unsplendide point de vue sur la ville. Jesongeais à ma mère qui, jeune fille,contemplait ce même paysage. De capCaccin à cap Matifou, la baie consacrel’union d’une mer éblouissante et demontagnes majestueuses.

Le confort que nous offraient noshôtes contrastait avec les conditions devie spartiates auxquelles nous étionshabituées dans mon petit bateau. Je pen-sais à lui, Largade – c’est ainsi que jel’avais baptisé –, amarré à ce mêmequai où accostent les énormes ferries quifont l’aller-retour de Marseille ou deBarcelone. Ces monstres marins à lagueule grande ouverte embarquent dansleurs entrailles des voitures surmontéesde paquets arrimés avec des moyens defortune. La France entière se rassembleici ; la diversité des plaques d’immatri-culation en témoigne. Les passagersdébarquent en famille pour passer desvacances « au pays ».

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Nous étions l’unique bateau de plai-sance dans le port d’Alger et attirionsdonc beaucoup l’attention. Personne icin’avait jamais vu deux femmes seuless’aventurer à croiser dans ce coin dela Méditerranée. Il n’y avait d’ailleursaucun plaisancier sur cette côte duMaghreb. Les instructions nautiquesavertissaient les marins qu’ils n’y étaientpas les bienvenus – c’est ce genre demise en garde qui, précisément, avaitéveillé ma curiosité. Si j’avais désiré ren-contrer des plaisanciers, je serais allée enCorse. Moi, je voyage pour découvrir denouveaux horizons. J’aime les terresvierges de touristes.

Nos hôtes, Rachida et son frèreHalim, nous ont fait découvrir les trésorsde ce pays magnifique, riche d’une his-toire exceptionnelle. Nous nous sommespromenés au milieu des ruines romainesde Tipaza. L’Antiquité y déploie ses tré-sors au bord de l’eau. C’est là que nousavons sympathisé avec Leila, une navi-gatrice algérienne – probablement laseule dans ce pays. Son bateau était

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Cet ouvrage a été mis en page par IGS-CPà L’Isle-d’Espagnac (16)