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y GuyJ)ebord

"Cette mauvaise: ~ . "" reputatlOn ....

GuyDebord"Cette mauvaise réputation ..."

«Spéeialistes homologués par des autorités inconnues,ou simples supplétifs, les experts révelent et commen-tent de tres haut toutes mes sottes erreurs, détestablestalents, grandes infamies, mauvaises intentions ... »

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Guy Debord

"Cette mauvaise~ . "reputatlon ...

«J'espère ... m'être tenu à la règleque je m'étais fixée au commence-ment de mon discours. J'ai tentéd'annuler l'injustice de cette mau-vaise réputation et l'ignorance del'opinion. »

En mai dernier, à l'occasion de la rééditiond'un livre de 1985 dans lequel j'avais étéamené à nier, assez aisément d'ailleurs, madouteuse culpabilité dans un assassinat,j'esti-mai qu'il convenait déjà d'évoquer la moder-nisation de la critique que ce temps a pu des-tiner à me contredire (il est vrai que j'ai eutoutes sortes d'aventures, et je conviendraiqu'aucun genre n'a pu venir pour améliorerles autres. Je n'ai pas cherché à plaire).j'écrivais donc d'une telle critique toujoursmieux complétée: «Désormais, pour mefaire une mauvaise réputation, elle va accu-muler, sur chaque sujet, les dénonciationspéremptoires. Spécialistes homologués pardes autorités inconnues, ou simples supplé-tifs, les experts révèlent et commentent detrès haut toutes mes sottes erreurs, détes-

tables talents, grandes infamies, mauvaisesintentions.» Je vais maintenant en apporterassez de preuves.

faillit bien réussir». Il ne dit pas comment j'aifait, ni si l'idée était bonne.

En janvier 1988, le très vulgaire magazineillustré Globe me range parmi des «GrandsSilencieux », qui se tiendraient à l'écart desvulgarités médiatiques; dans l'étrange com-pagnie, notamment, d'un général FrançoisMermet, alors chef des services secrets fran-çais, et de Jacques Focart, si longtemps«homme de l'ombre» pour les menées capi-talistes en Mrique. Il révèle que ce Debord,«seul rival du marxisme régnant,jeta la géné-ration de 68 à l'assaut du Vieux Monde et

Dire que j'ai bien failli réussir me paraîtchoquant. La réussite sociale, sous quelqueforme que ce soit, n'a pas figuré dans mes pro-jets. D'un autre,côté,je pense qu'il m'était, enquelque sorte, impossible d'échouer, puisque,ne pouvant faire rien d'autre, j'ai certaine-ment fait ce que je devais. Pensant, presquesur tous les points, le contraire de ce quepresque tout le monde pensait, j'ai réussi à ledire assez publiquement, et la catastropheannoncée de toute une société a depuisdémontré que je ne manquais pas d'esprit. Jene crois quand même pas avoir été, en plus,astreint à l'obligation de réussir à convaincrede mes bonnes raisons des gens qui étaientprofondément attachés à des perspectivescontraires, ou au moins stipendiés pour fairesemblant d'y croire. j'ai réellement essayé,mais pas au delà de mon talent, ni des jourshistoriques. Un trait de caractère m'a,je crois,profondément distingué de presque tous mescontemporains, je ne l'aurai pas dissimulé: jen'ai jamais cru que rien dans le monde avait étéfaitdans l'intention précise de me faire plaisir. Lescaves,pour dire le vrai, raisonnent toujours àl'inverse. Je ne pensais pas non plus que nous

Je me limiterai aux plus étourdissantesséries d'exemples évoqués dans les proposdes médiatiques de mon pays, durant lesannées 1988 à 1992; et je publierai avec pré-cision les documents en suivant l'ordre chro-nologique, qui est plus impartial. Dante disaitque c'est plutôt avec le couteau qu'il faudraitrépondre à des arguments d'une telle bestia-lité. C'était un autre temps. Je ferai parfoisquelques observations modérées: sansjamaispenser à me faire passer moi-même pourmeilleur que je ne suis.

étions là pour réussir de bonnes affaires; jedoutais même fort de leur agrément. Je n'aiété le rivalde personne.

masse ment ou se trompe sur tout ce quipeut se rapprocher d'un commencementd'intérêt. Et ce n'est pas par un regrettablehasard :c' est sa fonction comme culture demasse. C'est seulement dans un tel contexteque l'historien Pascal Dumontier, qui a écriten 1990 Les Si.tuationnistes et Mai 1968, estamené à faire cette remarque : «Effective-ment, il faut rappeler que seules les sourcesissues de l'1.S. ou de ceux qui leur furentproches nous permettent d'en parler un tantsoit peu.}) Cette étonnante absence de touteautre source indépendante, touchant l'I.S.,dans l'information contemporaine, ne peutêtre attribuée au succès de la conspirationsituationniste; mais plutôt au changementde l'état du monde. C'est ainsi que déjà vers1960 en Europe occidentale, «la police dela pensée» médiatique pouvait traiter desrevues et des livres qui paraissaient légale-ment, et qui étaient très lus.

En mai 1988, la revue Le Débat, dans unerubrique intitulée Dictionnaire de notre époque,me définit ainsi : «L'homme le plus secretpour l'un des sillages publics les plus signifi-catifs des vingt-cinq dernières années ... àl'âge de la culture de masse, Debord et sescompagnons situationnistes auront fournil'exemple achevé des ressources de la mino-rité active, auréolée de son mystère et trans-formant son absence même en principed'influence.» Ici, on voudrait prétendre seplacer plus haut, à l'étage de la pensée histo-rique, mais en réalité aujourd'hui elle nepeut plus être, là, rien de mieux que le des-sus du panier d'une néo-université se coop-tant avec l'aide des media. Comment peut-ontransformer son absence même en principed'influence? C'est idiot. Peut-on imaginerquel puéril rituel conspiratif pourrait êtrepropre à auréoler de mystère un quidam?Ceux qui ont eux-mêmes tout cru pensenttout croyable. Ils savent très pertinemment,mais ne doivent pas dire, que la culture de

Ce même Débat a d'ailleurs vite comprisque j'avais ajouté, à la déplaisante aventure,quelques défauts qui m'étaient personnels:«Ce qui a fasciné chez Debord, c'est un style.Son impact: le résultat électrique d'une apo-logie du dérèglement de tous les sens couléedans la fermeté froide d'une prose classique,

quelque part entre Retz, Saint:Just et le Marxpamphlétaire.» On est facilement coupabled'avoir du style, là où il est devenu aussi rarede le rencontrer que la personnalité elle-même. N'est-ce pas avouer son manque deconsidération pour l' espri t démocratique-spectaculaire? J'ai été assurément allergiqueaux méthodes de dérèglement des sens quiont été fabriquées par l'industrie des tempsrécents, mais je ne m'étonne pas d'êtreintemporellement réputé vouloir encouragerau dérèglement de tous les sens, avec cevoyou de Rimbaud, aux yeux de modestesfonctionnaires qui se sont toujours et partoutcrus obligés de respecter le moindre règle-ment des modes de l'instant. L'évocationindignée de la clarté du langage paraît char-gée de rappeler l'offensante aristocratie,et donc d'odieux temps moins scolarisés,c'est-à-dire moins riches en diplômes. Lesexemples des auteurs classiques cités, et ilsn'ont pas été choisis innocemment, ont ététous trois des gens dangereux: ilsont du sangsur les mains, ayant participé à des guerresciviles. Ils ont donc fait figure, en diversmoments, d'ennemis du Consensus. Ces pré-paratifs bien conduits, Le Déhat peut alors pro-duire avec assurance l'explication définitived'un personnage qui, au premier instant, lui

avait paru digne de si graves méfiances: «Oùl'on voit l'aspiration radicale à la pureté semettre i jouer à l'intérieur contre l'entre-prise révolutionnaire et en défaire la possibi-lité concrète au nom même de la sublimitéde ses fins.» Le mot dit beaucoup. Cela estécrit en 1988. .11 faut donc que l'auteur àce moment pense encore que «l'entrepriserévolutionnaire ... concrète» existait bel etbien chez les bureaucrates gouvernant la Rus-sie et divers États satellites. L'imposture nedevait tomber en poussière que dix-huit moisplus tard.

En mai 1988, vient le tour d'un pam-phlet de 35 pages serrées intitulé Échecs si-tuationnistes (B.P. n° 357 - 75968 ParisCEDEX 20). Les auteurs, Laura Romild etJacques Vincent, semblent avoir cherché à nerien oublier de tout ce qui serait susceptibled'établir la pertinence du titre. On ne sait quiils sont, ce qu'ils ont fait, ce qui cause encoreleur vive passion présente. Ils y vont si gaie-ment qu'il devient vite difficile de com-prendre comment leur ouvrage a pu resternécessaire pendant une si longue période, vule malheureux sujet. Qu'est-ce donc qu'un

monde où de tels échecs ne s'oublient pasd'eux-mêmes; laissent de si tenaces jalousies?Ils paraissen t vouloir faire penser que leurmotivation principale, c'est la pitié qui les aémus quand ils ont pu mesurer les ravagesentraînés, sur tant de pauvres gens, par cette«idéologie », qui les aura donc si facilementdétruits : «Elle fut déterminante dans la viede milliers de personnes, qui fondèrent surces théories critiques implacables des espoirsdémesurés, et qui se lancèrent à cause d'ellesdans des entreprises aberrantes! »

de son livre : "tout ce qui était directementvécu s'est éloigné dans une représentation",est faux. Il amalgame dans le même terme dereprésentation des choses différentes et incom-patibles. Il mélange la représentation poli-tique, la délégation de pouvoir, avec ses homo-nymes que sont la représentation-spectacle ... »On m'en dira des plus incompatibles encore,mais ce sera peine perdue.

Et pourquoi donc? «À la lutte réelle, lessituationnistes préfèrent l'affectation d'uncombat solitaire et désespéré contre le "spec-tacle" érigé par leurs soins en mal orwellien,alors que ce "totalitarisme" inventé de toutespièces est un pur effet d'autosuggestion.» Onpouvait savoir qu'Orwell aussi était suspect:on voi t d'où il venait «< Les anarchis tesavaient toujours effectivement la haute mainsur la Catalogne et la révolution battaitencore son plein»). Il n' avait donc usurpésa gloire rétrospective que de la descrip-tion d'un totalitarisme imaginaire. Et moi,de quelle ruse encore plus triviale? «Leprésupposé philosophique et psychologiquede Debord, avancé dans la première "thèse"

«Acharné à se bâtir une gloire rétrospec-tive, Debord fut le chef de parti le plus mau-vais du siècle. Il n'a réussi en trente ansd'autorité incontestée qu'à discréditer com-plètement sa cause et sa personne.» Oùauraisje ainsi mené de telles foules obéis-santes? On prétend donc, assezcyniquement,que j'ai recherché, ou exercé, une autorité. Enfait, j'ai veillé, on le sait, à ce que le fameux«prestige de l'I.S.» ne s'exerce ni trop, nitrop longtemps. Une seule fois dans ma vie,le 14 mai 1968,j'ai signé une circulaire lan-cée de Paris Aux membres de 1I.S., aux cama-rades qui se sont déclarés en accord avec nos thèses,qui disait ce qu'il fallait faire maintenant. Jepense que c'était juste, et aussi le justemoment. Mais on croirait que j'ai déchaînéplutôt le feu nucléaire en voyant de tels excèsd'horreur vingt ans plus tard.

« Debord considère le monde comme unéchiquier, et ceux qui gouvernent ne font pasautrement. (...) Il a montré autrement sonmanque d'humanité, croyant montrer là de laforce, particulièrement à chaque occasion oùil a honteusement dénigré les exclus du situa-tionnisme, qu'il avait bel et bien acceptésauparavant, tels qu'ils étaient... » Il faut doncpenser que même à ne considérer que ceuxqui ont eu l'occasion de participer à cette 1.5.volontairement si restreinte,j'en avaisencorebien trop séduit! (Mais, «tels qu'ils étaient»,avaient-ils su tous rester?) «Le langage de laséduction, lorsqu'il sert à communiquer unethéorie par surcroît, est le langage de lavente, c'est-à-dire de la prostitution.» Onreconnaît à de tels buts des «bourgeois », etmême des «rentiers ».

politique.) «Alors que les hommes politiquesde n'importe quelle tendance passent leur vieà détourner des fonds de n'importe quelleprovenance au profit de leur propagande, lesterribles situationnistes qui n'ont même paseu à se salir les mains pour en avoir autantqu'ils voulaient n'ont su en faire que descocottes en papier!» Il faut remarquer queces deux-là paraissent les deux derniers enFrance à croire niaisement que l'argentdétourné par les politiciens aurait réelle-ment pour but, civiquement nécessaire ensomme, le financement des partis politiques,«sans enrichissement personnel », commes'expriment toujours les amnisties. Partant dece faux exemple, ils m'inventent, pour me lereprocher dans le même instant, l'imbécileprojet, mû par on ne sait quel incroyable scru-pule, de n'avoir peut-être rien recherchéd'autre que la publication de livres.

«Le slogan de ce bluff, c'est "Ne tra-vaillezjamais". » Est-ceun bluff si facile à sou-tenir? Contradictoirement, les auteurs de cepamphlet éclairé prétendent m'apprendre àarnaquer mieux. j'aurais dû faire meilleurusage de tout l'argent soustrait, ou plutôt siscandaleusement taxé, chez Lebovici, disent-ils comme s'ils pouvaient savoir de près toutce qui caractérise l'opération. (je ne fais pas de

Je connais très bien mon temps. Ne jamaistravailler demande de grands talents. Il estheureux que je les aie eus. Je n'en auraismanifestement eu aucun besoin, et n'enaurais certainement pas fait usage, dans lebut d'accumuler des surplus, si j'avais étéoriginellement riche, ou si même j'avaisau moins bien voulu m'employer dans un des

quelques arts dont j'étais peut-être pluscapable que d'autres, en consentant uneseule fois à tenir le moindre compte des goûtsactuels du public. Ma vision personnelle dumonde n'excusait de telles pratiques autourde l'argent que pour garder ma complèteindépendance; et donc sans m'engager effec-tivement à rien en échange. L'époque où toutse dissolvait a beaucoup facilité mon jeu à cetégard. Le refus du «travail» a pu être incom-pris et blâmé chez moi. Je n'avais certes pasprétendu embellir cette attitude par quelquejustification éthique. Je voulais tout simple-ment faire ce que j'aimais le mieux. En fait,j'ai cherché à connaître, durant ma vie, bonnombre de situations poétiques, et aussi lasatisfaction de quelques-uns de mes vices,annexes mais importants. Le pouvoir ny figu-rait pas. j'aime la liberté, mais sûrement pasl'argent. Comme disait l'autre: «L'argentn'était pas un désir de l'enfance.»

Romild et Vincent ajoutent maladroitementcette seule explication que l'on sente réalistequant à la nécessité de ce libelle: «Debord etles situationnistes sont nos dernières photos-souvenirs de mai 68, quand tous les autresprotagonistes de l'affaire se sont rangés, sesont vendus, ont tout oublié.» Voilà pourquoion peut, si tardivement, mériter enfin queLaura Romild et Jacques Vincent se mettent àl'.ouvrage pour vous tresser des lauriers spé-Claux.

Je pense qu'on ne peut croire, avec cela,que je me soisjamais montré trop séduisant,dans la société présente, puisque je n'ai enaucun cas dissimulé quel mépris me parais-saient mériter ceux qui, à tant de sujets,avaient si tranquillement rampé dans les illu-sions établies.

Dans Le Monde du 22 juillet 1988, Roger-Pol Droit écrit: «Par temps de tapages, il fautquelque fermeté pour cultiver l'ombre. GuyDebord est devenu célèbre en secret. Critiqueradical de la société actuelle, il s'emploiedepuis trente ans à défaire le système géné-ral d'illusion qui englue l'Est comme l'Ouest.Membre de l'Internationale situationnistedont il fut l'un des fondateurs, il a notam-men t publié La Société du spectacle. Il a signéplusieurs films, et diffusé bon nombre detextes sous divers pseudonymes, pas tousidentifiés. La plupart n'en savent pas beau-coup plus. Debord est en effet passé maître

dans l'art de brouiller les pistes et de semerdes silences au creux des phrases, sans laisserde traces. On le reconnaît seulement à desformules effilées comme un scalpel, à uneprose froide, d'une dureté exemplaire. Àcet égard, pas de doute : ces Commentairessur la société du spectacle sont bien de GuyDebord, ayant adopté pour une fois son nomcomme pseudonyme. Vingt ans après, lediagnostic qui a fait sa renommée et assuréson influence - considérable en certainsmilieux - paraît largement confirmé par lesfaits. »

Je n'ai jamais rien publié sous un pseudo-nyme. C'est précisément parce que la véritése trouve être telle que ce médiatique doitévoquer divers pseudonymes, et qui ne sont«pas tous identifiés ». C'est pour donnertrompeusement à penser qu'il aurait par lui-même réussi à en identifier au moins un, etplutôt six ou huit. Mais non, ce n'est qu'unmensonge. On souhaite, bien sûr, ajouterbeaucoup à mon genre interlope. Ces pseu-donymes imaginaires pourraient peut-êtreétablir que j'aurais bel et,bien consenti à tra-vailler; et alors à quoi? A moins que l'on neprévoie, en édition posthume, d'illustrer dequelques faux utiles de tels pseudonymes

enfin révélés. Et alors M. Droit passant pourconnaisseur, ce grossier maspérisateur seproposerait peut-être pour les authentifier?Il touche à une sorte d'humour métaphy-sique en apportant cette preuve absolue,selon laquelle, cette fois - on sent bien quel'on ne pourrait pas dire cela de n'importequi -, j'en serais même venu à adoptermon propre nom comme pseudonyme : ensomme, ce n'est plus rien d'autre qu'unequestion de terminologie. Je ne sais ce quel'on prétend insinuer en rappelant que j'aiacquis une influence considérable «en cer-tains milieux ». De quels milieux peut-il s'agir?Il ne faut s'attendre à rien de recomman-dable,je présume.

«Ces faux-fuyants et ces propos codéspeuvent irriter ou faire rire. À force de voirdes espions partout, serait-ce que Debord, aulieu de démonter la machine façon Kafkaquibroie l'humain, a finalement sombré dans unbrouillard façon John Le Carré? Il semble. »

L'ignorance a toujours tort de faire connaîtreson avis; l'incompétence dans le jugementdes ouvrages littéraires de son époque est toutparticulièrement ridicule. On admet facile-ment, depuis plus de soixante ans, et mêmesans l'avoir lu, que Kafka annonçait une

grande part sinistre de l'esprit de ce siècle. Demême que l'on s'est depuis plus longtempsrefusé à admettre que Jarry en annonçait unepart beaucoup plus énorme. Ce sont ceux quisavent ce qui se passe dans le monde, quigoûtent ceux qui savent en parler. André Bre-ton, dans l'Anthologie de l'humour noir, avaitsur-le-champ montré dans Jarry la préfigura-tion des discours des «procès de Moscou ».Etdepuis nous avons pu voir, partout sur la pla-nète, du Kremlin à Bucarest, en passant parPékin et le bureau politique du Parti commu-niste yéménite, les règlements de comptes ouremplacements soudains des pouvoirs totali-taires modernes menés dans le style exact desexécutions putschistes d' Ubu roi (<<Jetâcheraide lui marcher sur les pieds, il regimbera,alors je lui dirai : merdre, et à ce signal vousvous jetterez sur lui»). Il n'est pas vrai nonplus que j'aie pu en quoi que ce soit m'exa-gérer l'importance des «espions », commedéveloppement quantitatif du métier, puis-qu'il reste la seule branche qui échappeaujourd'hui au chômage, et presque le seuldébouché des études littéraires, et moinsencore que j'aie reconnu une notable utilitéqualitative à leur engagement massif pour lapersistance des pouvoirs existants. J'ai notéclairement la loi de rentabilité décroissante

qui domine leur emploi (au chapitre xxx deces Commentaires de 1988). On aura pu assezvérifier tout cela dans les années qui devaientimmédiatement suivre, quand tant de puis-sances en sont venues à se dissoudre. LeCarré n'est qu'un littérateur surfait, sansle moindre intérêt historique, qui ne s'estoccupé qu'à illustrer les truismes les plus écu-lés du pseudo-axe de partage éthico-cosmolo-gique de la prétendue Guerre Froide. Il yavait beaucoup plus de talent, et de véritésreconnaissables chez Francis Ryck, dans LeCompagnon indésirable, et ailleurs.

On veut plaisanter en disant que je m'em-ploie «depuis trente ans à défaire le systèmegénéral d'illusion qui englue l'Est commel'Ouest». Je me suis employé d'abord etpresque uniquement à vivre comme il meconvenait le mieux. Et en outre,je n'ai pas eula vaine prétention abstraite de sauver lemonde; j'ai tout au plus pensé à rendre ser-vice à ceux que je considérais comme mesamis. L'Est aussi bien que l'Ouest, j'ai tou-jours été sûr que toutes leurs illusionsseraient forcément changées, incessamment,après la totalité des désastres et catastrophesqu'elles allaient entraîner inévitablement. Lamoitié de ce chemin paraît maintenant avoir

été parcourue. M. Droit sera peut-être encoreplus irrité; mais rira deux fois moins. L'Ouesten est presque arrivé à être dans un aussimauvais état. Au chapitre VII des mêmes Com-mentaires, j'avais dit qu'il fallait ajouter unrésultat négatif central «à cette liste destriomphes du pouvoir », au moment où lasociété du spectaculaire-intégré croyaitn'avoir plus qu'à téléguider sans réplique unseul monde consensuellement unifié dansl'illusion: «Un État, dans la gestion duquels'installe durablement un grand déficit deconnaissances historiques, ne peut plus êtreconduit stratégiquement. »

L'Événement du Jeudi écrit le 15 dé-cembre 1988, sous la signature d'un AndréClavel: «Faire un portrait de Debord relèvedonc de la gageure. Il méprise la presse,refuse toute interview, entretient de machia-véliques énigmes autour de sa personne. Pasun mot le concernant sur la couverture deson dernier essai... » On voit ce qui est devenula norme d'aujourd'hui, non sans beaucoupde raisons fort utilitaires, mais qu'il était déjàen fait si extraordinaire de penser, avant untrès récent conditionnement de telles sortes

de réflexes. Quel besoin a-t-on de «faire unportrait» de moi? N'aije pas fait moi-même,dans mes écrits, le meilleur portrait que l'onpourra jamais en faire, si le portrait en ques-tion pouvait avoir la plus petite nécessité? Enquoi d'autre pourraisje davantage intéressermes contemporains qu'en exposant cequ'étaient, selon moi, certains aspects cru-ciaux et terribles de la vie qui leur était faite,et dont généralement les responsables ducours des choses ne voulaient pas qu'ils aientla tentation de les regarder de trop près? Jeméprise la presse, j'ai raison; et voilà pour-quoije refuse depuis toujours toute interview.Je la méprise pour ce qu'elle dit, et pour cequ'elle est.Je ne suis évidemment pas le seul,mais sans doute celui qui peut le dire le plusfranchement, sans aucune gêne: c'est parceque je me trouve peut-être le seul qui neme soucie aucunement de ses méprisableséloges, et pas davantage de ses blâmes. Voilàdonc ce qui est appelé, dans la vision inver-sée du spectacle, entretenir «de machiavé-liques énigmes autour de sa personne» (c'estce que l'homme du Monde- tant pis sije metrompe - trouvait être «passé maître dansl'art de brouiller les pistes et de semer dessilences au creux des phrases ...»).

«Parmi ceux qui ont grandi sur les brûlotsde Mai 68, il est sans doute le seul à avoirpoussé la radicalité aux limites du paradoxe,presque du suicide intellectueL» L'impréci-sion du langage est désormais utile aux jour-nalistes, et cela tombe bien, puisqu'ils seraientpresque tous incapables d'écrire mieux. Queveut dire exactement cette image usée :«grandi sur les brûlots de Mai" ?j'avais trente-six ans en 1968,je n'étais plus un enfant. C'estavant que j'avais fait le pire. Grandi doit pro-bablement s'entendre au sens social de succès.Comme le plaidait, en 1971, dans un procèslittéraire, un avocat qui me reprochait d'avoirrompu unilatéralement, et sans raison, lecontrat qui m'avait lié à mon premier édi-teur : «depuis que M. Debord a fait saréputation et sa fortune sur les malheurs deson pays". Ici, on irait presque jusqu'à meplaindre d'avoir dû m'aventurer jusqu'auxlimites du «suicide intellectuel,,; c'est-à-dire àne pas du tout vivre comme un quelconquemédiatique, ou médiatisé. Mais puisque juste-ment je ne le voulaispas, ce fut plutôt une satis-faction constante. Le véritable suicide intellec-tuel a frappé au contraire dans l'instant ceuxqui ont fait confiance aux bonnes idées et auxbonnes affaires d'une société en liquidation.

En décembre 1988, dans la revue Art press,un M. Joseph Mouton publie des Commen-taires sur les commentaires de Guy Debord. Je nesais quelle confiance méritent les informa-tions d'Art press mais, si on les croit, M. Mou-ton enseignerait l'esthétique à l'École d'Artde Nice. Il donnerait ainsi une preuve de sonexistence et de la vérité de son patronyme;car sinon, on aurait pu croire qu'il avait lui-même choisi pour le coup un humoristiquepseudonyme. Ce fonctionnaire semble eneffet avoir été appelé cette année-là commeconsultant pour choisir les meilleures façonsde contredire mon inquiétante critique, et sespoints de départ atypiques. Voilà- et chacunde ses mots mérite d'être pesé - ce qu'enpense d'entrée de jeu l'esthète:

«Il est difficile d'écrire sur GuyDebord. Onpeut certes tourner la difficulté en écrivantsur lui sans l'avoir lu (c'est à vrai dire lemoyen le plus sûr) ; on peut aussi le décréterfou et barrer tout son livre d'un trait deplume psychiatrique (c'est là la médecine laplus expéditive); on peut encore le ren-voyer à cette période noire qui précéda le

consensus et l'oublier avec elle en l'accusantd'archaïsme (c'est l'esquive la plus moder-ne); on peut enfin, convaincu par l'auteurque son livre traite de "questions graves", selaisser aller à en discuter le contenu, maisalors on risque d'écrire d'après lui et nonplus surlui (et c'est là, bien sûr, le danger).»

précisément formés pour n'adhérer qu'à cequ'ils entendent redire de tous les côtés dansla chambre d'échos de l'instant même, et àréagir avec horreur contre ce qu'ils soup-çonnent de n'être plus agréé par la dernièremode médiatique. Tout se passe comme siGoya ou Turn~r n'étaient admirables l'unou l'autre, mais pas simultanément, qu'auxjours où sont organisées leurs grandes expo-sitions. M. Mouton n'est pas dupe de tellesniaiseries. Il sait que ce Consensus bientôtmondialisé ne fera figure d'aboutissement dumonde, et même, dans la pensée nippo-américaine, d'heureuse «fin de l'histoire",que pendant très peu de trimestres. C'estpourquoi, convaincu que «l'esquive la plusmoderne" va être aussi celle qui se démoderale plus vite, il ne la cite qu'en troisième posi-tion. La plus funeste, et il a raison de la pros-crire par-dessus tout, ce serait «se laisser allerà en discuter le contenu". Par un tel recoursà la barbarie du XIXe siècle on risquerait eneffet «d'écrire d'après lui et non plus sur lui(et c'est là, bien sûr, le danger)". L'histoireavaitcent fois montré, dans les temps pré-spec-taculaires, et depuis que les vieilles censuresavaient été s'abolissant, quelles difficultés etquels troubles risquaient de surgir dans lessociétés quand on avait l'archaïque habitude

On ne peut contester à M. Mouton unegrande lucidité, une bonne connaissance dusujet, une vraie maîtrise de son métier. Jecrois qu'il a vu et a dit l'essentiel, dans l'ordrede préférence qui doit être effectivementchoisi. La solution la plus recommandable, etla plus sûre, est naturellement que l'on nepuisse pas me lire (les maisons d'édition sontmortelles), et que ceux qui encore se mêlentd'écrire sur moi aient été intégralementinformés sur d'autres sources, plus respon-sables. La solution psychiatrique est sansdoute plus expéditive, et faisait grand usagedans la Russie dite si longtemps et si fallacieu-sement «soviétique,,; mais elle n'est passûre. Déclarer plutôt toute ma problématiquethéorique absolument périmée, parce qu'elleétait déjà formée dans les temps primitifs etobscurs qui précédèrent de plus d'une décen-nie le lumineux consensus, voilà qui est debonne guerre: les êtres consensuels ont été

d'écrire quelquefois d'après ce qu'avaient ditcertains auteurs, qui étaient peut-être mal-veillants.

M. Mouton a eu le tort, dans la suite de sonétude, de se laisser aller à certaines de cesimprudences, que pourtant le rapport Mou-ton lui-même avait très clairement condam-nées: il entre dans de trop dangereux détailssur ma pensée et ce qu'il en pense lui-même.Et il est patent qu'il se rallie d'abord à l'expli-cation principale par la paranoïa, alors qu'ilavait avoué en commençant son peu de goütpour un tel choix. Il est vrai que c'est au prixd'une importante révision du concept mêmede paranoïa. Ainsi que M. Roger-Pol Droitavait apporté en mon honneur une sorte derévolution spatiale an ti-euclidienne dans lavieille distinction-opposition du pseudonymeet du nom authentique, la paranoïa n'est plusce qu'elle était avant M. Mouton. C'était uneattitude mentale qui justifiait par des rationa-lisations une erreur qui éloignait visiblementde la compréhension réelle du monde. Laparanoïa des temps moutoniens est inverse:elle paraît tomber plus près d'une compré-hension exacte que la déficiente explicationofficielle du monde actuel, qui n'est autreque l'explication spectaculaire. J'en ai vu par-

tout la faiblesse, et M. Mouton la déploreaussi. C'est cet incontestable et paranoïdemalheur du monde réel ainsi changé qui estvenu apporter à l'intelligence paranoïaqueune si grandiose et inattendue mutationbrusque. Il suffisait de le savoir.

,« On l'a compris, Debord est une intelli-

gence paranoïaque. Or, face à l'obscuritérationnelle dont s'enveloppent les sociétés"post-industrielles", face à l'étrange miroite-ment que réfractent en permanence tous leurséléments, il semble qu'une intelligence para-noïaque réussisse mieux ...» Ou bien: « coupéede son objet par une sorte de méfiancehéroïque, l'intelligence paranoïaque est forcéede faire dans la solitude un effort de logique ».

Qu'est-ce qui peut vraiment assurer M. Mou-ton de ma « solitude»? Le simple fait que lui-même vienne de me garantir paranoïaque. Ilrelève ce détail que j'ai annoncé dès l'ouverturede ce livre (mais l'aije effectivement réalisé?peut-être était-ce un leurre? peut-être le seul?)que j'allais y mêler quelques leurres, et s'enétonne: « Quel procédé baroque que d'avertirles gens qu'on va se moquer d'eux!» Etailleurs, il croit pouvoir dire que « Debord nefait plus donner la dialectique qui tenaitune place si importante dans La Société du spec-

tacle». C'est que M. Mouton ne reconnaîtpas partout la dialectique, dont il a dû avoirune approche assez rassurante et très schéma-tique. Je pense que M. Mouton n'aime pas laliberté.

En mars 1989, parmi une grande quantitéde ragots inventés, Actuel, qui veut résumerl'histoire de l'Internationale situationniste,note: « En mars 1962, le grand lessivage setermine. Il aura fallu moins de deux ans pourque Debord mette les quelque vingt artistes àla porte de l'LS.» Un tel résumé vient justepour soutenir le point de vue nashiste du néo-musée appelé « Centre Pompidou» ; lequel aessayéde démontrer que le temps qu'avait envérité duré l'LS. s'était limité aux cinq ans dela période 1957-1962. Les dix années sui-vantes, dont il avait été fait un trop mauvaisusage, se voyaient en ce risible Wonderlandbarrées d'un trait de plume muséographique-historique. Il ne s'agit pas de nuancer ladurée des périodes glaciaires. On peut rayerles deux tiers d'une période qui s'est dérou-

lée il Ya seulement trois décennies. Ce côtédu spectaculaire sent fortement le «concen-tré », comme il était pratiqué autour deStaline.

Cet Actuel prétend en outre que des capita-listes italiens, de Benedetti, Berlusconi, ainsiqu'un nommé Carlo Freccero auraient apprisdes situationnistes le meilleur de leurs mal-tôtes. Mais est-ce que c'est seulement vrai? Etsi c'était vrai, à quoi cela pourrait-il lesmener? Il est dans l'essence du capitalismetardif que les mieux instruits de ses aventu-riers ne vont tirer des avantages personnelspassagers qu'en tant que leurs meilleurscoups seront aptes à accélérer encore la dis-solution patente de l'ensemble du système.«Des chefs d'entreprise et des banquiers dela "génération 68" - ils veulent garder l'ano-nymat - ont monté une cellule de réflexion,A mardi. Ils sont formels: Carlo de Benedettia aussi bien lu Censor que Debord.» Quisont-ils pour juger de qui a bien lu? Je peuxêtre tout aussi formel: je ne connais rien deCarlo de Benedetti. Aucun du reste des ban-quiers cités n'a bénéficié de mes conseils, etn'a pas davantage été victime d'une de mesbelles escroqueries. On souhaite encore fairerêver sur mes relations louches. «Et Gérard

Lebovici? (...) l'ami intime de Guy Debord(...) assassiné en 1984. Pourquoi? On ne saittoujours pas. Il reste des zones d'ombreautour des situs.» Au moins, maintenant, ilsne savent pas: je préfère.

Dans le livre publié par Serge Quadrup-pani au début de 1989 aux Éditions de LaDécouverte, L'A ntiterrorisme en France, il n'ya qu'un détail qui me concerne, mais c'estun truquage parfaitement extravagant, unesorte de cuvée réservée aux objectifs spé-ciaux: «Et quand G. Debord assure que Moroétait détenu dans un bâtiment impénétrable(sous-entendu, sans doute: l'ambassade desÉtats-Unis), on peut être interloqué (...) Ilest seulement dommage qu'il faille croirel'auteur de La Société du spectacle sur parole. »

j'avais montré, et c'est réellement un traitassez récent dans la description de la sociétédémocratique: «Il y a toujours un plus grandnombre de lieux, dans les grandes villescomme dans quelques espaces réservés de lacampagne, qui sont inaccessibles, c'est-à-diregardés et protégés de tout regard (...) sansêtre tous proprement militaires, ils sont

sur ce modèle placés au delà de tout risquede contrôle par des passants ou des habi-tants ... » Désireux de me faire passer pour unarchaïque imbécile, Quadruppani croit qu'ilpeut confondre cette triste nouveauté avec levieux statut de l'extraterritorialité diploma-tique, aux caves du Vatican, ou à cette exces-sive ambassade des États-Unis, si habituée àtout faire en Italie qu'elle irait même se char-ger de séquestrer Aldo Moro. Il a l'aberranteaudace de regretter que l'on doive croireseulement «sur parole» une niaiserie que jen'ai pas dite, il le sait bien; puisqu'il décide,tout seul, que je l'ai «sans doute» pensée!On peut trouver presque également sus-pecte, quand c'est un Quadruppani quil'emploie, sa tournure exagérément pom-peuse qui évoque «l'auteur de La Société duspectacle». Voudrait-on aussi m'en attribuerla responsabilité? Les véritables auteurs dela société du spectacle, il me semble quec'est bien plutôt vous autres, employés auxétranges travaux.

Libération du 29 juin 1989 rapporte que leTimes de Londres venait de publier cette révé-lation plus directe : «Guy Debord, le philo-

sophe et l'intellectuel héros révolutionnair ,a été, dans les derniers mois, éclairé d'un jourtout nouveau. Le mois dernier, un article defond du Village Voice révélait que Debord avaitété recruté par la C.LA. dans les toutes pre-mières années de l'LS., et recevait des paie-ments réguliers, de ses bureaux parisiens.Cette information longtemps dissimulée vientseulement d'être déterrée par hasard, au coursdes laborieuses recherches dans les documentsde la Sécurité américaine récemment ouvertsau public. ..» Le héros journalistique qui avait«déterré» un fait si bien caché s'appelait pourcette fois Adrian Dannat. Quelques personnesde Londres qui avaient l'innocence de s'inté-resser à ce que l'on pourrait lire dans «lesdocuments de la Sécurité américaine », ou à ceque le Times de Londres peut vomir à mon pro-pos depuis qu'il a été racheté par Murdoch- et parmi elles on comptait l'historien amé-ricain Greil Marcus -, ayant bronché, Dannatse borna à les rassurer sur le fait que ce n'étaitqu'une fabrication «imaginaire, une blague ».Il peut le prouver en affirmant que rien de teln'avait paru dans le Village Voice. Et Libérationassure de son côté: «Au Village Voice à NewYork, Scott Samuelson confirme qu'il n'ajamais lu dans son hebdomadaire d'article quiparle de liens entre Debord et la C.LA.» On

voit donc que Samuelson est posItIVementd'une très prudente modération sur cet aspectde la question. Et Libération même a l'air de nepas approuver l'allégation non réellementdémontrée «contre un homme qui a déjà euplus que sa part de diffamation». Ceux qui ontseulement eu ce que ce scrupuleux journalsemble considérer comme leur juste part dediffamation ne sont jamais que ceux qui n'ontpas extraordinairement déplu à tout le monde.Comment on acquiert un tel genre de mérite,je laisse mes lecteurs y penser par eux-mêmes.C'est un fait que je me suis trouvé si souvent«éclairé d'un jour tout nouveau », et depuis silongtemps, que je crois me trouver placé sim-plement au-dessus de toute calomnie - et jepèse mes mots - par la seule variété de leursabus accumulés. En tout cas, c'est ainsi que jeme considère, moi, à sijuste titre.

On peut relever en cette matière quelquestechniques précises qui sont désormais pla-cées à la disposition des défenseurs desvaleurs de notre époque. Un jeu de miroirsd'ordinateurs bien programmés se renvoie àl'infini les citations qui se sont une fois mar-quées dans la machine de la répétition.N'importe qui, appartenant à ces secteurs desemplois sociaux responsables de la vérité, ou

du moins de l'information, pourra relancer lafausse nouvelle au jour qui lui conviendra,dans n'importe queljournal de Singapour oude Bogota, en citant le Times de Londres, ouaussi bien Libération, ou peut-être même leVillage Voice.

L'autre fait notable, c'est qu'un médiatiquea désormais le droit de plaisanter avec sonoutil professionnel, en certains cas. Un géné-ral, par exemple, n'avait pas le droit de plai-santer à la tête de ses troupes, ou un juge enprononçant ses sentences, et je ne sais mêmepas s'il est encore tout à fait permis au respon-sable d'une centrale où l'on produit l'énergienucléaire de plaisanter, au sens propre dumot, à l'instant où il fait connaître ses direc-tives. Mais il est littéralement hors de doutequ'un médiatique ne peut être privé de cedroit. C'est un salarié remarquablement spé-cial, qui ne reçoit d'ordre de personne, et quisait tout sur tous les sujets dont il veut parler.Il porte donc, suivant sa déontologie, qu'il nesaurait trahir sans hideuse concussion, littéra-lement toute la conscience de l'époque. S'iln'avait pas le droit de plaisanter, où seraitdonc la liberté de la presse et, partant, ladémocratie elle-même?

La pittoresque plaisanterie du Times, quipeut être corrigée un jour (on croyait d'abordque c'était une plaisanterie, mais on s'estaperçu depuis que c'était précisément la véri-té...), ne cache pas que c'est par simple appâtdu gain que j'en serais venu «dès les pre-mières années de l'LS.» à faire quelque chosed'aussi ouvertement contraire à mes goûtsbien connus, et assez hautement proclamés. Ilsemble que la même intention reparaisse sousune autre figure: confirmer que je n'avaisvraiment aucun meilleur moyen de me procu-rer plus honorablement des ressources, avantde tomber si bas. On peut dire que, pour prou-ver que j'aurais été une fois le mercenaired'une mauvaise cause, on irait jusqu'à la plai-santerie. J'en accepte le risque. Je ne suis pasquelqu'un qui pourrait être conduit au sui-cide, comme Roger Salengro, par d'imbécilescalomnies; et encore moins auraisje un carac-tère à m'affecter d'une quelconque révélationqui trouverait coupable quelque chose quej'aurais fait réellement. Je suis sûr d'avoir toutfait pour le mieux.

La revue Critique d'octobre 1989 a confié latâche à quelqu'un qui signe Laurent Jenny.Celui-ci est prêt aussi à témoigner que, «demégalomane, le situationnisme est devenuparanoïaque». La preuve, c'est que mainte-nant je me méfie de la moitié de mes lec-teurs : ce qui pourrait bien être accorder uneexcessive confiance à toute l'autre moitié. Oùavait-on rien vu de pareil? Le monde achangé ainsi. «Là où la vie réelle devait adve-nir dans le sans image d'une pratique histo-rique, une conspiration comploteuse a pris saplace. Fantôme de la tyrannie, elle hantetoutes les apparences sociales sans jamais yapparaître elle-même.» Cette conspirationm'échappe donc tellement qu'elle semble nem'avoir laissé plus rien à dire. Ce qui évoqueau sensible et moderne Jenny «le monde duRivage des Syrtes deJulien Gracq, sa somptuositépoussiéreuse et vide». Ce médiocre littéraire vamaintenir l'image jusqu'à la fin, tant il est ravid'avoir trouvé, lui, une pareille richesse d'argu-mentation, une si éclatante force de convic-tion : «Aux avant-postes d'une Amirauté per-due, Guy Debord guette un ennemi d'autantplus infigurable que cet ennemi s'identifie àla totalité des apparences. Scrutant l'horizon,il y décèle d'imperceptibles indices sans ja-mais pouvoir en démontrer l'évidence à autrui

avec assez de sûreté. D'ailleurs, à qui se confie-rait-il? L'ennemi n' a-t-il pas ses ramificationsjusque dans la forteresse chargée de le guetter?Le guetteur ne doit-il pas se défier de lui-mêmeen tout premier lieu? À défaut d'amis sûrs, illivre au papier des pensées sans destinatairesplausibles. Ses Commentaires sont de ceuxqu'on écrit, le soir, dans une humide chambredes cartes, pour tromper l'ennui et le "mal-heur des temps". Les citations qu'il s'autoriseconfirment l'austérité de la bibliothèque dontil dispose : Clausewitz, Machiavel, Thucydideou Gracian (ce sont de ces livres qu'on aime àméditer dans un exil volontaire, après une vied'intrigues de cour et de batailles perdues). Lestyle même du guetteur se ressent de son exil:obsédé de détails peut-être insignifiants, il agagné en froideur classique et en distance hau-taine, mais c'est aussi qu'il est contraint à laréserve et à la ruse par l'omniprésence desespions. Écrire, ce n'est pour lui qu'une autrefaçon d'arpenter un rivage désolé en tirant versl'infigurable ennemi les dernières cartouchesde la métaphysique. »

Pour son malheur, le critique n'avait pas sulire non plus le roman de Gracq. DansLe Rivage des Syrtes, l'attente s'est réellementterminée par l'invasion et la destruction de la

République d'Orsenna. Ce ne peut laisseraucun doute à qui l'a lu. Le héros, marchantà la dernière page, parmi les lumières de laville endormie, comme dans un théâtre vide,dit: «Je savais pour quoi désormais le décorétait planté.» Précédemment, à un tiers de lafin du livre, il avait par avance évoqué le «cau-chemar qui monte pour moi du rougeoie-ment de ma patrie détruite ». Mais peut-êtrea-t-on négligé de faire informer l'ordinateurde ces deux fugitifs détails? Il fallait avoir luGracq dans l'original.

Les Temps modernes de novembre 1989, etcette fois sous la plume de Marc Lebiez, vontphilosophant, comme si l'on avait été cou-ramment apte à le faire auparavant dans cetterevue. On y approuve avec vingt années deretard La Société du spectacle: «Relu aujour-d'hui, hors du contexte de l'Internationalesituationniste, La Société du spectacle apparaîtcomme un grand ouvrage théorique, extrê-mement intelligent et stimulant...» Hegelplaît toujours beaucoup moins quand lesrévolutions paraissent revenir; et le «con-texte de l'Internationale situationniste »,c'était mai 1968. «On s'étonne que ce texte

philosophique ... ait pu susciter des réac-tions aussi violentes que celles de F. Châteletparlant "d'exclure purement et simplement"de "semblables énoncés (qui) découragentd'avance toute critique".» Quel dommage!Voilà donc que j'ai si vite et si malheureuse-ment perdu la si récente estime de ces excel-lentes têtes hégéliennes, qui me voient main-tenant abandonner dialectique et révolutionen ayant l'inconvenante idée de décrire lestade spectaculaire-intégré ou le gouverne-ment parallèle d'Andreotti. «Si la totalité dumonde est renversée, alors ce renversementdevient la seule réalité et ne peut plus êtreprésenté comme une falsification.» On voitla force du sophisme. C'est tout simple-ment comme si l'on me blâmait de ne plusêtre héraclitéen, puisque Héraclite avait posécet axiome que «le langage est ce qui estcommun»; alors que notre temps l'auraconnu entièrement exproprié par ceux quien contrôlent désormais l'emploi média-tique. Où n'en arrive-t-on pas? Mais est-cemême une chose à dire? «Quand Thucydideprend la place de Marx, le changement estaussi politique: Thucydide n'a jamais passépour un révolutionnaire.» Cette sorte depreuve par la notoriété antérieure manquede sérieux, comme tout le reste. Comment

nous apparaîtra exactement, dans les luttesde demain, Thucydide?

Le 14 novembre 1989, au moment oùGorbatchev se l~nce dans sa périlleuse fuiteen avant, Le Quotidien de Paris, sous la plumedu néo-philosophe Jean-Marie Benoist, écritque «Gorbatchev vérifie les analyses de GuyDebord ». Ainsi, dans la ligne de tout ce quenous avons déjà vu ici, on me suppose encorecapable de tirer d'autres ressources de mescompétences; et cette fois en acceptant dedevenir le conseiller du tyran. Et l'on insinue,en surplus, que j'aurais trahi délibérémentmon client, puisque j'aurais poussé l'imbéciledans une voie où je sais avec la plus indiscu-table certitude qu'il est condamné à perdretout, dans le plus bref délai. Aucun bon ana-lyste stratégique ne peut ignorer, depuis plu-sieurs siècles, que le moment le plus dange-reux, pour un mauvais gouvernement, estjustement celui où il entreprend de se réfor-mer. Et que les cartes sur lesquelles Gorbat-chev comptait jouer tout son sort étaient pré-cisément les plus illusoires de toutes.

Enjanvier 1990, le numéro 12 d'un bulle-tin intitulé Les mauvais jours finiront ... revientune fois de plus sur son sujet favori. C'est latribune d'un certain GuyFargette, qui sembletrès averti de tout ce que l'on doit savoir dela question; et notamment de nombreux dos-siers italiens. Il se fait fort de connaître nonseulement les plus tragiques de mes erreurs,mais aussi d'où elles sont venues. Il discerne,depuis toujours, les plus lointaines de leursorigines et les plus funestes de leurs sûresconséquences; comme aussi, du reste, les plussecrètes intentions. Il assure que «G. Deborda joué un méchant tour à ses admirateurs;alors qu'il n'ajamais su prendre la mesure dureflux social après 1968, il ne voit désormaisplus que lui. Son tardif réveil sur des phéno-mènes qu'il avait ignorés depuis trente ans lui

procure une illusion assez compréhensible:les choses lui paraissent encore plus terriblesqu'elles ne le sont en réalité. Mais en se per-dant dans la description fascinée des procé-dés du pouvoir (qui ont été inventés enEurope centrale dans l'entre-deux-guerres, etparfois même dès avant la Première Guerremondiale), il sombre dans un défaitisme à lafois scandaleux et éclairant sur le sens detoute son activité. Répondant sans en avoirl'air à ma note du numéro 9 des Mauvaisjours ... , l'Encyclopédie des Nuisances affirmeque le spectaculaire-intégré décrit une situa-tion de bureaucratisation réussie. Mais la"théorie du spectacle" des années soixanteexcluait par postulat une telle éventualité his-torique. En revenant là-dessus sans s'en expli-quer, la théorie situationniste franchit sonpoint de désintégration. La position de GuyDebord présente une inconséquence plusremarquable encore: on n'avait jamais vu de"révolutionnaire" (c'est-à-dire de gens seprétendant tel) décrire la contre-révolutionpour la déclarer d'avance victorieuse. Cetteétrangeté est étroitement liée au style deG. Debord, puisqu'il repose sur un tonde "prophétie s'auto-accomplissant". Sa dé-marche apparaît nécessairement comme undésir d'avènement de la catastrophe.

Son attitude est conforme aux paroles ducommandant Schill, héros de l'insurrectionmanquée contre Napoléon en 1809 et fusilléquelque temps plus tard: "Mieux vaut une findans l'horreur que l'horreur sans fin." Unpassage d'un autre livre récent de G. Debord,Panégyrique, tome l (1989), décrit avec uneadmiration révélatrice, nihiliste, les assautsmilitaires désespérés. Il est clair que la catas-trophe historique constituerait pour lui unesecrète revanche sur une humanité qu'il acomprise de façon très aléatoire. L'attentionqu'il accordait à l'expression des émotionspour rendre vivants les actes et les paroles adégénéré en un irrationalisme morbide. »

Le magazine Globe de février 1990 par-vient à établir que je loge «presque clandes-tinement au cœur de Paris, dans un belimmeuble bourgeois» dans la rue du Bac,et plusieurs faits annexes dont son ingénio-sité habituelle lui permet de faire les plussymptomatiques usages. «Le cofondateur del'Internationale situationniste, l'enragé de1968, vit aujourd' hui des jours paisibles dansson appartement confortable du troisième

étage, à la porte fraîchement blindée. Et éter-nellement fermée. Guy Debord est de touteévidence un homme mystérieux. Ceux avecqui il s'est brouillé ne veulent pas en parler. »On se plaît à conclure que je vis des joursapaisés, voire même embourgeoisés; mais onrappelle quelques signes de la violence dupassé, et notamment que ceux qui ont étéamenés en d'autres temps à se compromettreavec moi ne se sentent pas autorisés à en par-ler. André Breton avait été souvent en butteaux faux témoignages de véritables surréa-listes repentis de tout ce qu'ils avaient fait degrand. Rien de tel ici.À quoi bon, autrement,être un homme mystérieux? On n'aura donctrouvé personne pour s'y risquer. Deux outrois imposteurs sous-médiatiques ont parfoisprétendu m'avoir connu autrefois, mais ilsn'avaient naturellement rien à dire. Et moi,je n'avais justement rien à répondre à ceux-là; me réservant pour nuire à un authentiquequi oserait un jour s'essayer à ce jeu. Aucunde ceux dont les noms avaient paru dans l'1.S.n'est jamais venu rien révéler clairementdepuis. On sait ce que peuvent ordinaire-ment devenir les préférences de beaucoup degens, quand vingt-cinq ans ont passé. Mais ilfaut se souvenir que même dans la pure I.S.

de 1967, ilYavait déjà deux provocateur~ iIl f i1-trés, trois peut-être.

«De toute façon, son adresse n'est connude personne. Ou presque. Guy Debord ne secache pas: il refuse. »On peut le dire. Et Globea pu savoir aussi que l'I.S., entre juillet 1957(Conférence de fondation à Cosio d'Arros-cia) et 1969, n'a jamais compté «que 70membres. Quarante-cinq seront exclus»; etquelques autres en surplus contraints à ladémission. C'est donc beaucoup plus de lamoitié de l'effectif. Quel mépris des Droitsde l'Homme! Mais aussi il est plus facile, con-sidérant une si fine équipe, de prévoir quetout le monde va devoir préférer garder sonnez propre. «En 1957, Debord avec son filmHurlements en faveur de Sade annonce la fin ducinéma : on y voit une séquence de vingt-quatre minutes pendant laquelle l'écran restenoir.» Je l'ai même fait encore un peu plustôt, et la preuve s'en est fait attendre cinqannées de plus puisque l'affreux exploit, envérité, a offensé l'année 1952. Et le titre seuln'avait-il pas suffi à faire voir la mentalitéd'une sinistre jeunesse? La suite s'en estmontrée digne. «Aujourd'hui, Guy Debordne possède pas le téléphone et déclarecomme résidence principale sa ferme de Bel-

levue-Ia-Montagne, où il passe quelques moisl'été.» Je peux prétendre élire là mon domi-cile parce que, entre les nombreuses rési-dences où s'est partagé mon temps dans lesvingt dernières années, celle-là est effective-ment la plus ancienne et, sur l'ensemble dece temps, celle qui a été, relativement, la plussouvent occupée.

«Il est toujours marié avec Alice Becker-Ho, de dix ans sa cadette. Il boit toujoursbeaucoup, déclare très peu d'impôts.» Toutesces bonnes nouvelles n'ont rien de très éton-nant: on sait que les salariés sont seuls à payerbeaucoup d'impôts.

Claude Roy parle un peu de moi dans sonlivre L'Étonnement du voyageuT (Gallimard,1cr trimestre 1991). Il dit que «Guy Debordest allègrement mégalomane». Il dit aussiqu'il a lui-même écrit, voilà bientôt vingt ans,qu'il reconnaissait en moi une <<fortetêtedans tous les sens du mot. Il n'a cessé de leprouver, plus évidemment peut-être par cequ'il a refusé que par ce qu'il propose». Onsait combien lui-même, et la totalité de sonentourage, n'ont jamais cessé de prouver

qu'ils étaient de faibles têtes, et aussi évidem-ment peut-être par tout ce qu'ils ont acc pL ~de croire et de suivre pour eux-mêmes, qupar tout ce qu'ils ont proposé aux autres decroire et de suivre.

Je n'avais donc pas trop imagme quemes excès pourraient m'attirer la sympathiede telles gens. Refuser, c'est vexant. Il estmégalomane de refuser. Ah ! la malsaine pré-tention. RefuseT! Les rationalisations para-noïaques ne peuvent pas être loin. «Au reste,Debord n'a jamais détenu d'autre pouvoirque celui du style.» Et encore n'est-ce pastous les jours. Cet homme de goût et demesure, qui a fait longtemps ses délices desbelles clartés de Mao et de Staline, m'a vualler une fois, quant à moi, jusqu'au «chara-bia désolant». En 1967,j'avais détourné deuxcourts passages de Hegel dans La Société duspectacle, et cette hardiesse, qui m'a valu tantd'estime de M. Marc Lebiez, Claude Roy mela reproche encore âprement vingt-cinq ansaprès. Il déclare sans ambages: «Je consensjoyeusement à être traité de vieil imbécile àla Boileau, mais je suis persuadé que "ce quel'on conçoit bien s'énonce clairement", etquand Debord, au lieu d'être simplement dif-ficile, ce qui est le droit de tout penseur (et

parfois son devoir) est tout bonnement maca-ronique,je crains que le concept ne soit aussiembrouillé que le style. » Qui aurait l'injusticede traiter Claude Royde «vieil imbécile»? Letemps ne fait rien à l'affaire.

Au printemps de 1991, une revue qui s'ap-pelle glorieusement Maintenant, le commu-nisme se propose d'en arriver enfin à la néces-saire «critique de 1'1.S.» : «L'LS. a véhiculésuffisamment d'illusions et de mythes autourd'elle pour apparaître comme le point deréférence obligé de la théorie critique. Il nes'agit pas de la dépasser au sens où l'articled'ouverture du numéro 12 - en plein pas-tiche hégélien -l'entendait ("Nous sommesdésormais sûrs d'un aboutissement satisfai-sant de nos activités: l'1.S.sera dépassée"). Sil'LS. reste un mouvement important dansbien des domaines (critique du spectacle, dela notion de rôle, de l'urbanisme, etc.), ellene possède rien de communiste. (...) Ainsi lesouvriers ne sont pas devenus dialecticiensmais les événements de Mai 68 furent la

chance historique de l'I.S. qu'elle a su saisirau bond. (...) La dénonciation de la sociétémarchande n'a jamais été le monopole del'I.S.» Peut-être avaient-ils, en effet, un peutrop surestimé cette affolante I.S. ?

nants, personne n'avait vu les films de De/)m'(l.C'était presque vrai».

Il me semble que c'est plutôt moi qui aientraîné, vingt ans avant eux, la dissolutionde l'I.S., et écrit: «Que l'on cesse de nousadmirer...» Ils maspérisent : «Qui parle de"t'admirer", Debord?» On annonce, souspeu, dès le prochain numéro, une démystifi-cation qui n'avait que trop tardé: ContreDebord : la magie situationniste ne constitue pasla théorie révolutionnaire de notre temps.

Je dois convenir qu'il y a toujours eu dansmon esthétique négative quelque chose quise plaisait à aller jusqu'à la néantisation. Est-ce que ce n'était pas très authentiquementreprésentatif de l'art moderne? Quand on«annonce la fin du cinéma» depuis si long-temps, n'y a-t-il pas comme de la cohérenceà faire disparaître les films? Il faut sans doutevoir là une sorte de succès d'une nature peucourante. Je crois que je n'aurais jamaisimpressionné personne, sinon par cette sin-cérité tranquille, qui n'a douté de rien.

À l'hiver de 1991, dans la revue 'Tra-fic, Serge Daney signale qu'au festival deTaormina où l'on présentait en bancs-titresquelques photos tirées de mes films faute,fort heureusement, d'avoir pu disposer decopies de ces films disparus, «une séanceétait consacrée à Guy Debord et des discourssavants y furent tenus. La scène, vite, devintdigne de Moretti lorsque quelqu'un dans lasalle fit remarquer que même chez les interve-

Les révélations sont fabuleusement nom-breuses dans les souvenirs de M. Gérard Gué-gan, qui s'intitulent Un cavalier à la mer(F.Bourin,janvier 1992). Il veut nous parler desavie.Tout le fait penser à moi. Et chaque foisqu'il pense à moi,j'ai tort. Le secret le mieuxocculté sous cette fausse rhétorique de l'indi-gnation personnelle, c'est que je n'ai jamaisaperçu M. Guégan qu'une seule fois, autemps où il se trouvait être employé chez monéditeur. Ce bref instant lui a donné l'occa-sion de produire un faux témoignage, trèsreprésentatif de sa manière, sur ma premièrerencontre avec Lebovici, où il s'est trouvéréellement présent, et muet, mais qui ne res-semblait en rien à ce qu'il en rapporte:«Debord commande de la bière, et nous descafés. Son plan était des plus simples. Puisqu

Buchet-Chastel n'assurait pas à son livre larenommée qu'il méritait, il estimait avoirrempli ses devoirs envers cette maison, etnous autorisait par conséquence à le rééditer.Il s'agissait ni plus ni moins d'un piratage, carpour rompre un contrat il faut être deux.Gérard Lebovici en accepta par bravade leprincipe. »

ce détail fâcheux que je prétendais manif 's-tement me faire justice moi-même; répu-gnant à porter sur le terrain des vulgaires chi-canes judiciaires un conflit de principe qui yétait si évidemment supérieur.

Ce Guégan arrange toujours les chosesselon de très instructives intentions, et cached'abord l'essentiel de ce qui est. L'éditeurBuchet, dont le succès du Spectacle avait asseztourné la tête, et qui croyait peut-être avoir làune occasion de ren tabiliser encore un peuplus tout cela, ajouta au troisième ou qua-trième tirage de ce livre, et à mon insu,un faux sous-titre qui prétendait marquerqu'il s'agissait tout simplement de «la théo-rie situationniste ». Dès qu'un exemplaireainsi maspérisé me vint sous les yeux, j'écri-vis à Buchet, un peu comminatoirement jel'avoue, par une simple lettre recomman-dée, qu'il n'était plus mon éditeur. Lebovicil'apprit, et se proposa aussitôt pour me réédi-ter.Je n'avais donc rien eu à lui demander cejour-là; de même que mes raisons d'agirétaient des plus sérieuses. Je n'ignorais pasque la seule faiblesse de ma position tenait à

Je note d'ailleurs que j'avais affirmé, dansle tome premier, paru en 1989, de mon Pané-gyrique, à propos de l'ensemble de la libertéavec laquelle j'ai pu me conduire, en destermes explicites: «Cela n'a pu être mené àbien que parce que je ne suisjamais allé cher-cher personne, où que ce soit. Mon entou-rage n'a été composé que de ceux qui sontvenus d'eux-mêmes, et ont su se faire accep-ter. Je ne sais pas si un seul autre a osé seconduire comme moi, dans cette époque?»Cette seule constatation suffirait à montrercomment était impossible la scène imaginéepar Gérard Guégan. Ceci est une autre façonde montrer la grande utilité d'un livre quej'avais précisément destiné à rétablir la véritécomplète sur beaucoup de circonstances peucommunes de ma conduite; qui sont pour-tant aussi très rarement citées.

C'est donc ce jour-là que Gérard Lebovicientra dans la voie du crime, qui l'a mené siloin depuis, séduit qu'il fut au premier ins-

tant par le style du voyou, et sans plus vouloirconsidérer rien d'autre. Pour défendre samauvaise cause, Buchet fit saisir en référél'édition de «Champ Libre». Quand le pro-cès vint, lesjuges de Paris, qui se souviennentencore du ridicule qu'ils se sont donné encondamnant jadis Baudelaire et Flaubert, etqui depuis répugnent à donner tort auxauteurs, conclurent, considérant la gravité dumanquement de Buchet, que son contratavait été dissous dès l'instant de ma lettrerecommandée, et le titre resta très longtempsà Lebovici; après même sa mort. Voici doncce qu'a été cette affaire, et l'on admirera l'artde Guégan pour réussir à m'y donner unemauvaise figure, alors que c'est peut-être, detoute ma vie, le cas où je fus le plus justif-ié.Je crois qu'il n'a pas menti là où il dit que jebuvais de la bière dans je ne sais plus quelcafé.

Debord aurait-elle pu me tenter? Et d 's BOil

darel, autour de Debord, il n'en manqu',ilpas ... » «Très vite, il s'imposa comme Il

seul leader, et tous ceux qui pensaient qul'art n'était pas mort avec Dada désertèrent,déconf-itsou dégoûtés, une organisation quifonctionna dès lors comme n'importe quelappareil politique. Avecson catéchisme et sesexclusions. Reste que pour avoir lu, mêmed'assez loin, Stirner, Cravan et Castoriadis,les situationnistes déployèrent en quelquesoccasions des qualités d'analyse qui man-quèrent à leurs concurrents ... » «Je m'en étaisouvert à Jacques Baynac, qui s'en souvintlorsque le conflit avec Lebovici déboucha surnotre démission collective, que nous transfor-mâmes en licenciement économique, carnous n'avions pour vivre que nos maigressalaires et non un beau-frère antiquaire àHong Kong comme Guy Debord. »

M. Guégan semble f-ierd'avoir connu dansle stalinisme la seule sorte de grandeur qu'ilait cru avoir un jour approchée, et en tout cassait nous faire voir qu'il en a retenu de sonmieux les leçons pour simplif-ier avec grâcel'histoire de l'Internationale situationniste :«Je connaissais le stalinisme dans son formatgéant; en quoi la version mesquine d'un

Il se trouve que je n'ai pas de beau-frère antiquaire à Hong Kong. Mais enf-in,dirait Guégan, pourquoi pas? Et s'il l'était,n'en seraisje pas évidemment coupable? Quiignore les immenses traf-icsqui transitent parHong Kong? On en plaisante jusqu'à laB.E.R.D.! Il suffit d'ailleurs que quelqu'unsoit riche pour que l'envie contemporaine

en déduise mathématiquement que j'auraislevé sur son amitié l'impôt ordinaire, et lesextraordinaires en surplus. Pourquoi s'en pri-ver? Après tout, personne n'a ignoré ce queje pensais de l'argent; et ne pouvait pass'attendre à faire avec moi de bonnes affaires.

nécessairement pauvre. Rien n'étaitjam·.isgaranti. «Le temps était sorti de ses gond »,

pour le dire en termes shakespeariens, l

cette fois c'était véritablement partout: danla société, dans l'art, dans l'économie, dans lafaçon même de penser et de ressentir la vie.Rien n'avait plus de mesure. J'ai été avanttout quelqu'un de ces temps-là, mais sans enpartager les illusions. Je me flatte d'avoiravant tout raisonné selon le principe: «À che-val donné, on ne regarde pas la bride.» J'aipratiqué le potlatch avec assez de grandeurpour ne pas m'inquiéter de quelques délica-tesses excessives.

Je viens de voir que l'on parlait à présentde financiers italiens qui paraissent vouloirse flatter de me connaître; et à quel prix?Mais que n'avait-on pas déjà dit de Gian-franco Sanguinetti? Et, beaucoup plus extra-ordinairement, du stalinien GiangiacomoFeltrinelli à qui pourtant j'avais refusé dem'éditer, en termes outrageants? Je n'aijamais détesté des riches pour la seule raisonqu'ils l'auraient été. Il leur suffisait de savoirse conduire avec assez de tact; et de style.N'auraisje pas été beaucoup plus blâmablesi la richesse de tel ou tel individu avait parum'impressionner? lui avait donné à penserqu'il pouvait, par ce seul détail, m'influen-cer? ou seulement pouvoir me parler d'unpeu plus haut? Je crois qu'ils ont bien vuque non. En tout cas, c'est ce que j'avaiscon tinuellemen t pensé, et j'ai agi en consé-quence, comme je le devais.Je n'ai jamais étéquelqu'un de riche; et je n'ai pas eu nonplus à me reconnaître comme quelqu'un de

Ce remarquable Guégan a en outre men-tionné, sur l'ensemble, un autre détail vrai.C'est là où il dit, mais sans ajouter aucunesorte de commentaire: «Il a aujourd'huisoixante ans.» Il est très invraisemblable qu'ilait reconnu dans l'événement quelque chosequi serait rare et admirable. Peut-être par-tage-t-il ici les opinions de Balzac sur les ré-flexions que peut inspirer «un voleur con-sommé, qui, depuis longtemps, a rompu avecla société, qui veut rester voleur toute sa vie,et qui demeure fidèle quand même aux loisde la haute pègre... Quel aveu d'impuissance

pour la justice que l'existence de voleurs sivieux! ».

«Ce fait oblige à rechercher l'obstacle audéveloppement de la théorie situationniste àl'origine de cette théorie, dans la valorisationdu changement permanent comme moteurpassionnel de la subversion, l'idée de la ri-chesse infinie d'une vie sans œuvre, et le dis-crédit conséquemment jeté sur le caractèrepartielde toute réalisation positive. Parler à cesujet d'erreur serait futile, puisqu'il faut sur-tout voir que cette "erreur" était inévitable,imposée par les besoins de la négation del'art et de la politique. Ce travail de démoli-tion, avec sa valorisation conséquente d'unevie vouée à l'éphémère, était historiquement

nécessaire; et il correspondait pleinem nl 'Ill

génie personnel de Debord (...) En fail 1."but des situationnistes", "la participationimmédiate à une abondance passionnelle dela vie", à travers le changement de momentspérissables délibérément aménagés (Debord,Thèses sur la révolution culturelle, 1. S. n° 1,juin 1958), ce but a bien été atteint, mais parle seul Debord, comme aventure individuellebrillamment menée, et ré,affirmée contre ladébâcle collective de l'LS. (...) il serait plusintéressant et concret de dire, non pas pour-quoi l'LS. a échoué (si l'on reste à ce niveaude généralité, on peut se contenter d'incrimi-ner la faiblesse du mouvement social dans sonensemble), mais pourquoi elle a échoué decette manière-là, parmi toutes les manièresd'échouer possibles. Cela est d'autant plusdigne d'attention que l'LS. est effectivementparvenue à éviter la fin habituelle des avant-gardes, le vieillissement confortable (..,) Enfait la justification historique suffisante de ladissolution de l'I.S. était, comme celle debien des exclusions auparavant, de constituerune mesure défensive obligée : dans la positionà la fois très affaiblie et très exposée où ellese trouvait en 1970-1971. C'était sans doute lameilleure manière de limiter les dégâts. Il fal-lait décrocher, vite et bien, sous peine de finir

En avril 1992, le numéro 15 de l'Encyclopé-die des Nuisances (Directeur de la publica-tion :Jaime Semprun, 20 rue de Ménilmon-tant, Paris 20e) a donné, sous le titre Abrégé,une sorte de conclusion historique généralesur l'Internationale situationniste, ou plutôt,sans plus hésiter à envisager les choses en faced'un regard désabusé, sur mes propres aven-tures.

honteusement. Mais comment en était-onarrivé là? (...) Debord a sans aucun doute sin-cèrement cherché à faire que 1'1.S. soitl'organisation anti-hiérarchique et démocra-tique qu'elle avait dit être: ses interventionsde 1966 et 1972 manifestent qu'il n'étaitd'aucune façon soucieux de perpétuer sa pré-éminence, bien au contraire, et qu'il avait surle moment mieux que quiconque compris cequi était enjeu. L'explication de son échec àcet égard doit donc être recherchée dans lecaractère même de son génie, tel que l'avaitformé son histoire singulière, et dans le rap-port changeant de "cet élément actif qui meten branle des actions universelles", avec lesconditions elles-mêmes mouvantes où il apu s'exercer (...) Cette mise en perspec-tive, dont il s'agit seulement ici de don-ner quelques éléments, permettra en mêmetemps de remettre à leur place exacte deuxfaits qui ont jusqu'à maintenant dissuadé del'entreprendre, en figeant l'I.S. dans un passéadmirable: d'une part le fait que Debord lui-même ait assez remarquablement réussi àtransformer la part de succès historique del'opération collective de l'I.S. en un nouvelenjeu individuel (c'est-à-dire qu'il soit par-venu, selon ses propres termes, à ne pas plus"devenir une autorité dans la contestation de

la société que dans cette société mêm ,Il) ;d'autre part le fait qu'il ait ensuite, en fou '-tion de cette "réussite" personnelle d'ungenre assurément original- un peu commesi Marx après la Commune et l'effondrementde la Première Internationale avait écrit desMémoires d'outre-tombe de sa façon -, eu ten-dance à négliger rétrospectivement la partd'échec de l'1.S. qu'il avait pourtant ressen-tie plus vivement que quiconque sur le mo-ment... »

Je ne sais pas ce que croient découvrir detelles considérations amères. ]' étais commej'étais; et rien de très différent ne pouvait envenir.Je ne dis pas que d'autres n'auraient paspu aboutir à de meilleurs résultats; mais quim'auraient sans doute moins bien convenu.L'I.S. a d'ailleurs peut-être plus gagné à cer-tains de mes incroyables défauts qu'à plusieursde mes qualités assezcourantes. Les aventuresdes hommes doivent se dérouler en partant dece qui est là. La stratégie même, chacun le sait,devient beaucoup plus facile quand l'heuredes choix est passée. C'est exactement à pro-pos de la destruction de Paris que j'ai qualifiéles années 70 de «répugnantes ». Il ne fautrien prétendre en déduire de plus universel

Quels talents nécessaires ont-ils parfois faitdéfaut aux gens qui avaient le mérite d'êtrelà? Durant plusieurs récentes années, on a vuun seul désinformateur se montrer capabled'exercer la plus ridicule influence sur toutecette très savante Encyclopédie. Quelqu'un quisait vivre reconnaît toujours vite un désinfor-mateur, rien qu'à remarquer ses thèmes favo-ris; et saura prévoir expérimentalement dansquels raisonnements on le fera facilementtomber dans l'instant qui suivra: car lesmachines obéiront toujours aux mêmes loismécaniques (bien sûr, je n'évoque ici que ledésinformateur de déstabilisation, qui agitpour soutenir certains intérêts. Car le désin-formateur qui peut rester dormant est de cefait même indétectable pendant la mêmepériode). C'est un domaine où l'erreur,même brève, n'est littéralement pas permise.On peut en mourir. Il faut donc y déployerune sorte d'art; et le dernier peut-être qu'ilsoit nécessaire de pratiquer. L'I.S., en toutcas, n'en a pas manqué.

Dans la même petite revue Actuel q 1I icontinuait encore de paraître en mai 1992, Bi-zot déconne de son mieux. «Finissons p'lrGuy Debord et sa mode renouvelée. Debordqui écrit comme le cardinal de Retz n'avaitpas forcément prévu ce qu'on trouve aujour-d'hui dans son œuvre. Pourquoi s'est-il mis~ l'écart et de façon presque prémonitoire?A l'époque de Retz, on pouvait se faire em-bastiller. Aujourd'hui Debord s'est embastillétout seul. En plus on ne trouve même plusses livres depuis que Champ Libre, son édi-teur, a des problèmes. Debord les a retirés ducircuit. »

sur ce que j'ai pensé de la période :j'ai princi-palement dit que je n'étais plus à Paris.

Il n'y a pas de «mode renouvelée» à monpropos: c'est d'une façon très constanteet très naturelle que je déplais. Je n'écrispas comme le cardinal de Retz. j'avais forcé-ment prévu ce que j'allais mettre dans mon«œuvre» avant de l'écrire, puisqu'elle se vou-lait un désagréable portrait de la société pré-sente, et qu'elle a été reconnue ressemblante.Je ne me suis pas à partir d'un certain jour«mis à l'écart» ; c'est littéralemen tjamais queje ne me suis laissé convaincre, ou approcher,par ce qui m'a répugné, sous ce seul mauvaisprétexte que cela se faisait ordinairement. Jene me suis «embastillé» à aucun point de

vue; j'ai plutôt bien conduit mon jeu. Lesseuls problèmes qu'eut en 1991mon éditeur,Lebovici, lui sont venus de moi. À la suite duchangement de génération dans la propriétéde cette maison, j'ai retiré ma confiance à lafamille Lebovici;j'ai fait savoirque je les quit-tais en tout cas. Ils ont promptement été ame-nés à conclure qu'ils n'avaient plus qu'à semettre en liquidation. J'ai fait pilonner tousmes livres parce que je ne voulais pas laisserdes suspects tirer un profit de prestige du seulfait d'apparaître encore liés à moi, et d'autantmoins y trouver l'occasion de manipulerencore des sommes incontrôlées: je considé-rerais que le monde serait trop scandaleu-sement à l'envers, si pour finir je laissais desbourgeois s'enhardir jusqu'à rêver de mevoler. Quand «on ne retrouve même plus meslivres" comme s'exaltait trop vite cet imbécilede Bizot, il serait plus logique d'en déduireque cela ne va probablement pas durer troplongtemps.

et n'en pronostiquer au surplus ri n (Ivbon: «Affirmer son moi, dans un monde LI

tout conspire à liquider les identités, est déjàun acte salutaire au plus haut point, et c'e L

la propédeutique de toute révolte authen-tique. Dire ''je''. Voilà un individu pour lemoins exceptionnel dans la société française.(...) N'est-il pas urgent de pléiadiser Debord,n'est-il pas urgent de l'empailler, de le mo-mifier, à l'heure même où, de l'autre côtéde l'ex-Rideau de fer, se sont écroulés desrégimes (voir La Société du spectacle) que cemême Debord considérait comme les adver-saires ou pseudo-adversaires les plus utiles del'ordre capitaliste, dès lors qu'ils s'en appro-priaient spectaculairement la négation. (...)Le situationnisme a besoin de son antidote:les "pro-situs". Car le Pouvoir - tel qu'il s'ins-taure à l'échelle du monde, réduit à la basse-cour d'un "villageplanétaire" médiatisé -, lePouvoir, donc, veut avoir en main toutes lescartes: introniser lui-même, et ceux qui luitiendront lieu d'alliés, et ceux qui lui tien-dront lieu d'ennemis. Les autres - les "out-siders", les moutons noirs, les inassimilables(quand ce seraient les allumés islamistes) -,il les étouffera dans son silence ou saura fortbien "mettre en scène" leur destruction, sousle regard de ses caméras: et sous l'œil passif

Dans les Lettres françaises d'octobre 1992,l'écrivain Morgan Sportès, sans doute mieuxinstruit que tant d'autres sur les affaires dutemps, semble partir du cœur de la question;

du citoyen-spectateur, et téléspectateur entreautres ... » Il se peut que ce pessimisme deMorgan Sportès soit à plusieurs égards justi-fié. Et qu'en devrait-on penser? Derrière lereproche plutôt délirant d'écrire comme lesc1assiques,je sais que l'on m'a envié plus sou-vent de les avoir lus et d'avoir eu parfois laliberté de raisonner comme eux (<< rien ne metouche que ce qui est dans moi; l'on meurtégalement partout» ).

ouvriront pour la première fois ces ci 'II

petits livres ne sauront pas que Guy Debor 1

a d'abord été, avant de devenir prophète mal-gré lui, l'une des figures les plus originales dumouvement situationniste des années cin-quante, cette branche ultime de l'aventureeuropéenne des avant-gardes, si passionnanteet si mal connue. Ils ne le sauront pas toutsimplement parce que la maison Gallimard sefiche éperdument de le leur faire savoir. Sonobjectif est ailleurs. Il ne s'agit pas de faireconnaître un auteur, il s'agit de relancer unprophète dans la course.» Je pense qu'ils'agit d'abord de la poursuite des inlassablesrecherches qui ont été menées avec l'achar-nement et la bonne foi que l'on sait, pourdécouvrir à quoi je pouvais bien véritable-ment travailler : je ferais donc le prophète(comprenez, naturellement, le faux prophè-te), et malgré moi peut-être? Alors, pourfaire plaisir à qui? Mais n'est-ce pas assezévident? On sait l'aventurier vénal, et tou-jours pressé de s'engager dans de nouvellesaffaires louches, tant par goût du jeu quecontraint par la nécessité de faire payer sesdettes immenses. On sait aussi lumineuse-ment qu'Antoine Gallimard voulait au mêmemoment «relancer un prophète dans lacourse» - on comprend par quels moyens

«La vie est brève, nous devons tous dispa-raître un jour», disait avec à-propos le pré-sident Mohamed Boudiaf qui allait être as-sassiné à l'instant même où il finirait cettephrase, à Annaba, le 29 juin 1992. Cette sortede constatation a toujours été très vraie, ellea seulement pris un goût d'intensité plusvif depuis la catastrophique dissolution del'ordre existant, dans un nombre d'États quigrandit toujours à l'heure oùj'écris.

La Croix (modernisée) du 11 octobre 1992,le goupillon étant agité par Michel Crépu,met en garde contre une dangereuse impos-ture, et la première peut-être qui l'ait cho-quée depuis qu'il y a des Conciles: «Ceux qui

principaux il aura facilement charmé ce fauxauteur. Le bénéfice annexe, pour Crépu, estde faire oublier un instant que je «prophé-tise» sur un indiscutable présent; et c'étaitdéjà vrai en 1967.

démocratie spectaculaire. Les yeux d h f')ileur en comptent les merveilles.

«En gros une chose, une seule : que toutest désormais soumis à la loi du "spectaculaireintégré" : comprenons simplement que plusrien n'échappe désormais à une technique degouvernement des êtres et des choses entiè-rement réglée par une sorte de "one huma-nit y show". Hors du spectacle où tout serésume et s'annule, point de salut. Reconnais-sons que ce n'est pas de l'eau qui va au mou-lin de Guy Debord, c'est un torrent.» Mais cen'est quand même pas une raison pour allertomber dans l'excès. Les chrétiens recycléssur ce module, on le comprend, ne vont pasêtre des Bloyou des Bernanos. Le conciliairea été le nom de leur propre «spectaculaireintégré ». Ils se sont fièrement ralliés à la

«À ce glacial constat d'une aliénation géné-ralisée, on osera toutefois une première re-marque: ce n'est certes point la première foisqu'un homme de plume prétend voir mieuxque tout le monde dans quel genre de galèrechacun s'agrippe à son bout de rame. Le stu-péfiant, l'affligeant est qu'on ne trouve visible-ment rien à redire à une telle disposition depensée dont le principe de radicalité dansl'interprétation du monde qu'elle se proposeévacue a priori ce qui définit pourtant touteexpérience véritable de pensée: l'incertitude, lequestionnement infini.» Ce Tartuffe de Crépuveut donner à croire qu'il reconnaît cette«expérience véritable de pensée, l'incertitude,le questionnement infini», dans la conduite effec-tivedu spectacle; conduite à tout instant désas-treuse et sans retour; de la production écono-mique et de sa transformation totale; de lapollution planétaire et du désastre de la santépublique; du remplacement du langage parles ordinateurs mieux contrôlables; et finale-ment de l'espèce humaine par une autreespèce mieux adaptée; bref dans tout ce quise décide et ce qui s'exécute maintenant.

«Que dit l'oracle pour cristalliser ainsiautour de sa personne cette fascination quel'on reconnaît à l'approche sacrée du feudivin?» Crépu devrait mieux surveiller sonvocabulaire, qui sent trop la sacristie d'ori-gine.

«Et puis, enfin, comment acquiescer àcette vieille équivalence ontologique (qui atant servi déjà!) maintenue par Debord entrela noirceur totalitaire de l'empire stalino-nazi et celle de "l'Amérique" (entendons parlà l'ensemble des sociétés libérales) qui neserait que "tempérée par les droits del'homme" : là encore les faits militent pourlui; là encore, pourtant, l'essentiel est man-qué. Il y a une histoire de la démocratie,via Tocqueville, qui manque à MonsieurDebord.» Crépu maspérise ma citation. J'aidit que le spectaculaire-intégré unifié mon-dialement est «la liberté dictatoriale du Mar-ché, tempérée par la reconnaissance des Droitsde l'homme spectateur». On observera enoutre comment chez Crépu les faits sontopposés à l'esprit, qui leur est supérieur.On reconnaît que les faits militent pour moi,et ce ne sont pas des vétilles interprétéespeut-être abusivement: ce sont des faits dedécadence grandioses et terribles. Pourtantpar ces pauvres faits, «l'essentiel est man-qué ». L'essentiel ne peut résider que dansles valeurs d'un Saint-Esprit spectaculaire;et même absolument démocratique-spectacu-laire. Tartuffe-Crépu nous enseigne: Et si lesvaleurs libérales ne peuvent plus être sauve-

gardées que par des techniques totalitair :squ'à cela ne tienne! Et par de faux raisonn '-ments de type totalitaire? Eh bien! nous 1 sferons.

L'histoire réelle de la démocratie, qui esten effet très fragile, ne passe pas par Tocque-ville. Elle passe par les républiques d'Athèneset de Florence, par les moments de révolu-tion des trois derniers siècles. C'est la victoirede la contre-révolution totalitaire en Russie,et certaines des intentions apparentes de lacombattre, qui ont pu rassembler autour del'héritage intellectuel de Tocqueville la pen-sée de la recherche ostensible d'une défensede la liberté. Tocqueville ne garantissait pas,de son vivant, que la liberté aurait réellementsa place dans les futures sociétés libérales.J'aime Tocqueville surtout comme auteur desSouvenirs sur la révolution de 1848, dont il asi bien vu les faiblesses. Par ailleurs, c'était unhomme qui s'est beaucoup passionné pourl'amélioration des prisons.

S'étant acquitté de l'essentiel de la tâcheque lui prescrivaient ses responsabilités para-vaticanes, Crépu n'a plus qu'à conclure pardes plaisanteries très plates; comme pourgommer un peu ce qu'il y a eu d'affreusement

sérieux dans sa prestation. «Guy Debord, lui,a écrit une Apologétique inversée de la solitudecontre les illusions de la comédie: cela nemanque pas de panache, c'est un beau leurremené jusqu'au bout. Au fond, c'est un espritreligieux. Il vise l'immortalité, c'est pourquoiil met un point d'honneur à ne pas se corri-ger. N'est-il pas mûr pour l'Académie?»

Société du spectacle est rééditée chez. Galli-mard.»

Dans Libération du 15 octobre 1992, ArnaudViviant écrit: «À l'Université, on nous arecommandé de lire beaucoup de choses,jamais Guy Debord. Comme si le livre et sonauteur brûlaient encore. Il est vrai quedurant "ce long hiver des années 80", nouspassions souvent entre les mains d'ex-révolu-tionnaires désemparés et penauds d'avoirraté leur grand machin de 68, et qui, à moi-tié inconscients, nous professaient surtoutl'humeur d'un échec. Quand, au sortir del'alma mater et de ses désenchantements idéo-logiques, nous nous retrouvâmes politique-ment hagards mais sommés par la vie mêmede prendre position, nous repensâmes aulivre de Guy Debord. Las, il avait disparu dumarché: rare ou épuisé. Aujourd'hui La

L'histoire est charmante, décente, mélan-colique, vraisemblable même. Mais elle estfausse, naturellement. La Société du spectacle aconstamment été présente et vendue sur lemarché parisien, avec un nouveau tirage àpeu près tous les dix-huit mois pendant vingt-cinq années (avec la seule interruption dequelques semaines en 1971, quand Buchetavait fait saisir l'édition «Champ Libre », etd'une année au plus quand j'ai supprimél'édition Lebovici et avant que Gallimard laressorte). Il était permis à tout le monde, etmême aux médiatiques, de le lire. Les média-tiques devaien t seulement s'abstenir d'en par-1er: non d'en parler à leurs amis, mais dansleur activité professionnelle. Une des mul-tiples utilités du spectacle lui-même, juste-ment, est de diriger le grand public vers desdébats bien famés et même préfabriqués adhoc. On se défie des «effets pervers» quepourraient susciter parfois ces tendancesagglutinantes qui ont été si encouragées dansle public du temps, lequel n'est que tropporté à lire n'importe quoi pour la seule rai-son que c'est un best-seller. On ménage ainsil'honneur du grand public, qui doit s'intéres-

ser aux vrais grands problèmes assistés par lamachine, Umberto Eco par exemple.

cillité dans la société, qui déjà n'avait jamaisété petite. D'ailleurs, je ne suis pas de ceuxqui s'exagèrent la part de responsabilitédirecte des médiatiques, personnellement:ce ne sont que des salariés, dont très peus'élèvent au statut d'escrocs. Les prendrepour une sorte de caste dominante, ce seraitaussi sot que d'aller imaginer, sous Napo-léon III, parce qu'on y avait visiblement legoût des plaisirs de la table, que les maîtresd'hôtel devaient jouir d'une plus majestueuseimportance que les maîtres de forges. Ongoûtera quand même en passant le talentavec lequel ce critique soutient, et jusque parl'habile comparaison avec Les Cent VingtJour-nées, ce que j'ai noté être le point principalqu'il devait mettre en avant. C'est un jeunehomme qui ira beaucoup plus haut que Libé-ration.

L'aimable médiatique trouve à présent trèsconvenable que mon livre soit chez Galli-mard; puisque c'est devenu historique: «Cer-tains en ricanent, n'ayant plus que cetteforce-là. Pas nous, qui ne l'avons jamais lu.D'abord parce que nous ne sommes pas, parprincipe, tout à fait contre l'immoralité. Puisnous finissions par avoir le sentiment, commeavec Les Cent Vingt Journées de Sodome, qu'onnous cachait quelque chose (...) Nous pen-sions avoir affaire à une espèce de philo-sophe, nous sommes en compagnie d'unstratège. Une sorte de Machiavel ou de Clau-sewitz moderne, dessinant avec une rigou-reuse froideur de géomètre, en fragments,couloir après couloir, pièce par pièce et sansfenêtre, le plan d'une citadelle imprenable- la société du spectacle - et les infiniescomplexités de son système défensif en cas-cade de miroirs. »

Comme on l'a vu déjà par l'exemple écla-tant de M. Mouton, je suis loin de tenir tousles médiatiques pour des imbéciles; bien quel'on ne puisse douter que ce système ait faitbeaucoup pour augmenter la part de l'imbé-

Dans L'Événement du Jeudi du 29 octobre1991,Régis Debraya la mauvaise idée de vou-loir se comparer à moi: il dit que si l'on nefaisait pas quelques concessions aux media, ceserait se condamner à disparaître (où serait lemal ?). «Disparaître pour de bon, quand ona, comme c'est mon cas, ni chaire d'enseigne-

ment, ni revue en porte-voix, ni place dansl'institution académique, c'est se condamnerà parler dans le désert. Ou alors, il faut pou-voir, comme Debord, attendre trente anspour voir arriver sur la plage sa bouteille à lamer, sans cesser de s'identifier à une seuleidée, un seul "isme" toute sa vie.J'ai trop d~bouteilles en réserve ...»Je n'ai rien attendu. Atout instant, je ne me suis identifié qu'àmoi-même; et notamment à aucun «isme ",aucune idéologie, aucun projet. Mon tempsa été le présent. Quelle querelle ose donc mechercher Debray? Il parle de trop de bou-teilles de réserve. S'il ne s'agissait que d'unedispute entre ivrognes, on pourrait peut-êtrele féliciter de sa prévoyance: son verre n'estpas grand mais il boit dans son verre. Maisnon. L'ambitieux ridicule a couru vers tout,s'est jeté sur tout, a tout manqué. Castro, Gue-vara, Allende, le règne de Mitterrand pre-mière variante. Maintenant il voudrait créerune sorte de science de la médiatisation, iln'en est naturellement même pas capable.Le pauvre se désole de n'avoir pas de chaire,de revue, de place dans l'institution acadé-mIque.

La revue Trouvailles de novembre 1992, r )1-

dant compte de la réédition de La Société duspectacle, conseille la lecture de «ce texl-révolutionnaire», je ne sais trop dans qu Jbut, «aux responsables de la Communica-tion du Conseil général de la Moselle, quiviennent de publier un communiqué rendantcompte de l'exposition "Qin Shi Huangdi :les Guerriers de l'Éternité". Texte tout à faitremarquable en son genre, qui mesure laqualité d'une exposition, son succès, sa perti-nence, uniquement en millions de francs,en nombre d'entrées (détail des entréespayantes et non payantes), en typologiedes visiteurs, en "marchandising", en "hit-parade des ventes" (posters, cartes postales,statuettes ...), en "dépenses communication",en économie de communication (vu l'échodonné par les media), en "retombées écono-miques", en "retombées d'image" ... Il seraittrop long de citer l'ensemble de ce commu-niqué de presse, dont je ne rapporteraid'ailleurs ici, volontairement, aucun chiffre,mais il est vraiment le produit typique de ceque fournit actuellement la société et quidevrait se développer largement, on saitcela».

Cette revue Trouvailles est spécialisée dansl'histoire de l'art, et le commerce des antiqui-tés. Le communiqué de presse qu'elle citeest en effet lourdement typique de notreépoque; mais ce qui est encore plus typiquede l'époque, c'est que toute cette élite deconnaisseurs n'a pas même été capable des'apercevoir que ces statues ne sont riend'autre que des faux grossiers, évidents, indis-cutables. Ils sont déjà impossibles sur le seulplan de l'histoire des formes, puisque cettedécouverte d'une telle ancienneté suppo-sée exigeait l'existence préalable de la sta-tuaire stalinienne et nazie - identiques -de l'Exposition de 1937, une vulgarisationextrême de la figuration du personnageasiatique apportée par Gauguin, la bandedessinée américaine autour de 1930 (DickTracy) ; mais avant tout les techniques de des-truction de la raison inaugurées par les tota-litarismes modernes, et le degré de jobar-disme universel qu'a permis d'atteindre lagestion spectaculaire de toutes les connais-sances d'aujourd'hui, et notamment à leurstade «spectaculaire-intégré». Les rédacteursde Trouvailles n'ont pas vu cela par eux-mêmes, ou ont considéré le détail commenégligeable ou peut-être n'ont pas osé le direpour ne pas rompre l' omertà confraternelle.

Je crois du reste être un des rares à avoirrévélé l'imbécile tromperie, non pas dansLa Société du spectacle, puisque ces statues «bi-millénaires» n'avaient pas encore été fabri-quées par l'industrie chinoise, en 1967.]' en aiparlé dans mes Considérations de 1988, réédi-tées en même temps que ce premier ouvrageplus général; mais on peut être assuré qu'au-cun écho médiatique sur ce trivial détail n'estarrivé aux ignorants de Trouvailles, qui sontbien plus hardis pour railler les excès plusouverts de la passion du «marchandising»en matière culturelle.

La Chine avait fait un travail rustique,apparu en mars 1974, exporté vite dans lemonde entier. Le même principe est appliquémaintenant en France, et d'abord suivant lesmotifs qu'expose avec un tel fanatisme émer-veillé le communiqué de presse du Conseilgénéral de la Moselle, quand la Réunion desMusées nationaux opère, avec plus de talentet de légèreté, en mélangeant, pour l'exposi-tion si courue sur le pharaon Aménophis,des pièces authentiques et des détails embel-lis, joliment rassemblés dans les baraquesforaines mises en scène par les experts etamuseurs de la néo-égyptologie.

Déjà en 1986, des plaisantins ont pré-tendu avoir retrouvé, dans les archives d'unefamille béarnaise, la véritable photographie,jusqu'alors perdue, de Lautréamont. Ils l'ontfait paraître comme illustration pour les billetsd'une tranche de la Loterie nationale, et ontpensé ainsi authentifier bien assez l'impos-ture. Les naïfs vont trouver discutable cet inso-lite hommage au poète; ne discuteront doncpas l'insignifiante photographie, qui bien sûrn'aura été elle-même prouvée par rien. Tousces exemples sont des applications «cultu-relIes» d'une théorie de Goebbels qui établis-sait qu'un mensonge, incroyable au premierregard, va passer d'autant mieux que son extra-vagance paraîtra plus incompatible avec sonparrainage par des autorités officielles respec-tables.

1989 et la chute du mur de Berlin; ce jOli1'-1<1le décor de la société du spectacle a 001-

mencé à se déchirer et la réalité bien ai-gnante n'a pas tardé à balayer les simulacres.»Il faut cette puissante intuition polaquiennpour avoir pensé non seulement qu'après ce«jour-là» en 1989 mais après tous lesjours sui-vants et leurs constantes confirmations on sen-tirait que le temps du mensonge spectaculaireétait déjà en train de se dissiper devant« la réa-lité bien saignante». Ils ont grandi ensemble.

Dans L'Événement du Jeudi du 5 novembre1992, Polac doit avouer que je l'ai déçu: il fal-lait, bien sûr, s'en douter dès que l'on a pucomprendre que j'étais même édité chez Gal-limard : «Debord serait-il devenu "consom-mable" et même anodin parce que dépassé?(...) le message me paraissait fort (...) jusqu'en

Depuis lors, on a pu voir la Démocratiejuger si bien le tyran en Roumanie (le paysoù les urbanistes étaient devenus fous) ettriompher grâce aux victimes de Timisoara-ville-martyre; Dbu redevenu roi en Pologne,dans la dynastie des Walesa; la coalition mon-diale contre l'Irak et son écrasant non-résul-tat; les républiques russes et le développe-ment de toutes leurs guerres civiles avec ladémocratie des prévaricateurs, sous Eltsine;les camps de concentration de Serbie, et lesnégociations ethniques de Sarajevo, qui conti-nuent pendant l'extermination, malgré la

.courageuse médiation de l'Europe; le débar-quement médiatique-humanitaire de Moga-discio qui portait tant de riz; la victoire del'État de Droit contre Escobar en Colom-

bie, ainsi que les nettoyages accomplis par les«escadrons de la mort» dans tout le sous-continent; l'abolition formelle de l'apartheidet les massacres des Noirs d'Mrique du Sud;l'Algérie que l'on voudrait faire passer pour leseul pays où l'économie ne fonctionneraitplus du tout, et peut-être par la faute desislamistes; l'Italie des Mains Propres, quiétablissait enfin la preuve de l'innocenced'Andreotti. Partout la spéculation est, pourfinir, devenue la part souveraine de toute lapropriété. Elle s'autogouverne plus ou moins,selon les prépondérances locales, autour desBourses, ou des États, ou des Mafias : tous sefédérant dans une sorte de démocratie desélites de la spéculation. Le reste est misère.Partout l'excès du Simulacre a explosé commeTchernobyl, et partout la mort s'est répandueaussi vite et massivement que le désordre. Plusrien ne marche, et plus rien n'est cru.

Dans L'Humanité du 5 novembre 1992,dégoûtant journal tout aussi chargé de sanget de mensonges que les comptes du docteurCaretta, il y a même quelques éloges à monpropos. Mais ce n'est qu'insignifiant, puisquesigné Philippe Sollers.

Je ne pense pas que le docteur Caretta soitbeaucoup plus qu'une sorte de bouc émis-saire, pour une époque monstrueuse de lamédecine. Le Manifeste communiste avait bienvu, déjà, que «la bourgeoisie a dépouillé deleur auréole toutes les activités jusqu'alorsrespectées (...) Le médecin, le juriste (...) lesavant, elle en a fait des salariés à ses gages ».

Le sang étant une marchandise, il lui fautfatalement suivre les lois de la marchandise.Le sang s'est finalement reconnu marchan-dise quand un tribunal a qualifié de simple«tromperie sur la marchandise» ce quiavait été indiscutablement une décision demettre à mort, à des fins de rentabilité, toutela collectivité des hémophiles français. Quelssouvenirs resteront de ces «hémophiles conta-minés »,après tantd'indulgents procès,recom-mencés, amnistiés? Rien d'autre sans doute que

Le seul Polac avait jugé devoir en déduiresans plus attendre : «Du show, il ne resteraque la dure réalité, et Debord ne sera plusque le prophète des temps révolus.» (C'estsans doute depuis ce bel impair que s'estpopularisée la scie récente: «Et qui c'est quil'a dans le lac? C'est Poluc!»)

11'écho d'une comptine que chanteront plustard des enfants analphabètes, dans les locauxinflammables de leurs néo-écoles : «Il était un'fois - Pas très loin de Foix -, Et de très bonn'foi - Georgina Dufoix -, Qui vendaitdu sang.»

pires possibilités qui auraient autrement pliêtre abandonnées à la calomnie.)

(Je dois faire une digression. J'ai lu tantd'extraordinaires imputations, que j'ai icilivrées à la publicité, sur un si grand nombrede manières habiles et sans scrupules dont jesuis censé employer mes talents pour meprocurer d'occultes ressources; et l'on mereproche si légèrement d'écrire comme LaRochefoucauld, Retz, ou parfois aussi commeSwift; que j'ai considéré qu'il était peut-êtreà craindre qu'un jour on n'en vînt à me repro-cher de m'être laissé en surplus, par exemple,soudoyer par Madame Georgina Dufoix, duseul fait que je n'aurais pas dit un mot des sinotoires excès de bassesse du personnage. Ilest rare, je l'avoue, que l'on ait l'esprit depenser par avance à la variété presque infiniede ce que l'on semble pouvoir s'aviser d'allerblâmer chez quelqu'un comme moi. Mais ilfaut dire qu'il n'est en fin de compte pas dif-ficile, si l'on y pense avec une vigilance suffi-sante, de supprimer radicalement par avance,grâce à de tels contre-feux, beaucoup des

Dans Le Point du 28 novembre 1992,Jean-François Revel ne ,varie pas dans ses enthou-siasmes : «Quel sentiment de pénible con-traste quand on relit aujourd'hui La Sociétédu spectacle, de Guy Debord, paru en 1967, etréédité, tient à nous préciser l'auteur, sanschangement! D'un côté, l'idée est neuve dedécrire la réalité métamorphosée, uniformi-sée par les media en un spectacle planétaire.D'un autre côté, le style, la pensée, l'encadre-ment théorique et terminologique sont âgés.Ils restent murés dans ce volapük hégéliano-marxo-marcusien qui paraît de nos jours aussidémodé que lejargon de la scolastique médié-vale. L'auteur récuse, certes, et Staline et Mao,et même Trotski, mais c'est plutôt parce queleurs projets lui semblent insuffisamment révo-lutionnaires. L'adversaire unique, sous le nomde "Société du spectacle", n'en reste pas moinspour lui le capitalisme. (...) Ce qui affaiblitmaintes analyses de la communication média-tique, c'est souvent qu'à travers le spectacleleurs auteurs attaquent en réalité le libéra-lisme démocratique. Les critiques classiques,

directement inspirées du marxisme, sur lesterrains économiques et politiques sontdéconsidérées. C'est désormais le spectaclequi sert donc de notion relais dans les attaquescontre la civilisation libérale. (...) C'est leurthéorie d'ensemble qui pêche. Oui, le spec-tacle simplifie, unifie, abolit, travestit fréquem-ment la réalité. Mais prétendre qu'il la rem-place totalement dans l'esprit des humains estune fantasmagorie. Un exemple : rarementcampagne électorale s'est autant éloignée dela réalité, pour jouer avec le pur et le pire spec-tacle, que la campagne présidentielle améri-caine. Et pourtant, avant comme après l'élec-tion, les sondages, autant que les com-mentateurs, ont mis en évidence avecclarté lesraisons de la montée, puis de la victoire de BillClinton: désir de porter au pouvoir une nou-velle génération ... »

Dans L Idiot international de décembre 1992,un certain Charles Dantzig entreprend à sontour de se faire remarquer en parlant de moi.n commence ainsi : «On regarde toujoursGuy Debord de face. Quel beau front de tau-reau! Quels cailloux il doit soulever, puisqu'ilnous le dit! On s'écarte, on regarde de côté:il n'y a pas de charrue.» Où aije jamais pré-tendu être utile à quelque chose? Pourquoime faudrait-il tracer un sillon? «J'ai horreurde tous les métiers ... La main à plume vaut lamain à charrue.» Je me flatte même, si l'onconsidère la forme et le contenu de tout ceque j'ai jamais voulu réaliser, dans les arts etdans la critique sociale, de n'avoir jamais euaucune activité qui puisse passer pour socia-lement honnête; en exceptant cette fortbrève période de ma jeunesse oùj'ai pu trèsbien vivre rien qu'en jouant au poker,puisque sans tricher: par pure capacité stra-tégique.

Eh bien! la voilà donc au pouvoir, cette nou-velle génération. Clinton paraissait l'hommeidéal pour une campagne électorale qui dure-rait perpétuellement. Mais il était presséd'agir. Maintenant il décide. Et les résultatssont si merveilleux que l'on se demande siquelqu'un d'autre osera même encore gouver-ner, après le virtuose saxophoniste.

Dantzig continue, et l'on remarquera qu'ila la preuve. On verra aussi qu'il a reçu lamême velina que Bizot, pour évoquer le motusité dans la presse italienne sous le fas-

cisme: «La preuve, c'est que le livre qui a faitla gloire de Debord, La Société du spectacle, neveut rien dire. Si on lisait Debord, au lieud'admirer ce qu'on y met soi-même, on serendrait compte que c'est écrit en simili-marxiste, qui n'est pas clair.» En somme, toutce qu'il y a de bon dans ce livre est cequ'y projettent d'eux-mêmes mes généreuxmais trop innocents lecteurs, qui avaient crusavoir lire en sortant de l'école mais queleurs indignes enseignants en fait ont livrésdésarmés à un habile plagiaire; lequel, pirequ'Attali, dépouille de leurs idées ses propreslecteurs. On n'avait jamais vu spoliation sivile. Un vampire se contenterait de boire leursang.

ment pourrait-on faire confiance à trois argu-ments? Quelle lecture assistée pourra vousassurer s'ils vont être tous les trois complé-mentaires? «On ne sait jamais de quoi ils'agit! »Et de fait, sur les trois citations qui enrésument cinquante, une est falsifiée, commepour prouver tout le contradictoire qui sedissimulerait parmi les «cinquante ». Celleque Dantzig a falsifiée est celle-ci : «le mau-vais rêve de la société moderne enchaînée». Ila simplement remplacé l'épithète par soncontraire, «déchaînée »,qui ferait, certes, trèspeu sérieux pour évoquer notre société, sur-tout en 1967. Aujourd'hui, on pourrait peut-être croire à une honnête erreur de lectures'il avait prétendu lire par exemple «désarri-mée» : car c'est bien ce qui est arrivé aux mar-chandises modernes, qui n'ont même plus àêtre effectivement consommées, et dont latotalité du chargement n'est plus maîtrisable.

«Il ne donne jamais de définition de cefameux spectacle: il en donne cinquante.Une fois c'est le mauvais rêve de la sociétémoderne déchaînée, une autre fois le dis-cours ininterrompu que l'ordre présent tientsur lui-même, une autre fois l'autre face del'argent. On ne sait jamais de quoi il s'agit. »

C'est un argument qui fera peut-être datedans l'histoire de la pensée artificielle. Il doitsûrement procéder du temps de la penséescientifique des ordinateurs. Une définitionest sûre parce qu'elle est la seule. Com-

Dantzig dit: «Exemple de bluff "là où lemonde réel se change en simples images, lessimples images deviennent des êtres réels, etles motivations efficientes d'un comporte-ment hypnotique". Où est le français? (...)"Le spectacle est le mauvais rêve de la sociétémoderne enchaînée, qui n'exprime finale-ment que son désir de dormir. Le spectacle

est le gardien de ce sommeil." Le spectacle estun rêve et le gardien du sommeil. Où est lalogique?» Dantzig n'a pas reconnu que lapremière phrase qu'il blâme pour commen-cer est un détournement d'un célèbre argu-ment du jeune Marx, et tout ce qui suit, surle rêve, d'exactes citations de Freud. Où estla culture? Le loustic a-t-ilune si impérieuseexigence d'intégration immédiate et totale,qu'il blâmerait la traduction en français depenseurs allemands, quels qu'ils soient? Ouseulement de ceux-là, que pourtant il s'estabstenu de lire? On a vu qu'il ne disait pas cequ'il pensait de Marx, et peut-être par force.On remarque qu'il ne veut rien savoir de lapsychanalyse non plus. Son goût vraimentabusif du clair génie français, et dans une tri-bune où vont s'acoquiner notoirement lessuspects des plus diverses origines; aura-t-ilmené Dantzig jusqu'à un simili-racisme, quin'est pas clair? «Il ne donne pas de préci-sions. Il y a du suspense. On attend. Debordest l'Agatha Christie des moralistes. Seule-ment, il est moins honnête: il ne donne jamaisla solution. Nous ne saurons jamais qui sontles dix petits nègres de la gare de Bologne.»C'est tout simplement parce que je n'écris pasde romans policiers. Je ne suis pas non plus

un journaliste de gauche : Je ne dénol1n·jamais personne.

«"Le plan devra rester assez peu clair", dil-il. Outre que c'est réussi, cela laisse entendrqu'il est en danger. Personne ne s'avise qu'ilest beaucoup plus risqué de sous-entendre, etque Debord n'a pas été assassiné par des ser-vices secrets. » C'est une évidence que le plusgrand danger où je me suis trouvé est le dan-ger de n'avoir que trop bien persuadé l'adver-saire de la vérité de mes conclusions: j'entiens grand compte. On pourra voir dans lesdocuments réunis ici que l'on m'a très sou-vent reproché d'avoir beaucoup influencételle ou telle sorte de gens. j'ai dû écrire déjàen 1979 dans la Préface à la quatrième éditionitalienne de "La Société du spectacle" : «L'unavait vu ce livre ne pas aborder le problèmede l'État; l'autre l'avait vu ne tenir aucuncompte de l'existence de l'histoire; un autrel'a repoussé en tant qu'éloge irrationnel etincommunicable de la pure destruction; unautre l'a condamné comme étant leguide secretde la conduite de tous les gouvernements constituésdepuis sa parution.» (Je souligne ici l' extrava-gance.) j'ai toujours eu des critiques quiétaient d'étonnants bouffons. Malgré tantd'exagérations, je sais qu'il y avait aussi une

part de vérité: trop de gens sont portés àcroire ce que je dis. Tout se déchiffre, maispas facilement par les ordinateurs, qui necomprennent pas la dialectique. Il y a desmoments du processus - et 1988en était pré-cisément un - où il est bon de faire retardercertaines conclusions d'un an ou deux.

même, en 1988.Je ne suis pas «un écrivain»,je n'ai rien respecté des valeurs de cet art. j'ailaissé de telles ambitions à des Dantzig. Et lemême Dantzig va encore maspériser pour uncoup de plus. j'ai dit: «Le malheur des tempsm'obligera donc <\ écrire, encore unefois, d'unefaçon nouvelle »,: car en effet c'est plusieursfois que je l'avais déjà fait, moi.

Je n'aijamais rien sous-entendu. j'ai mêmedit en 1988 : «Je ne me propose, sur aucunaspect de la question ... de convaincre. Lesprésents commentaires ne se soucient pasde moraliser.» Les services les plus secretsn'assassinent jamais personne sans avoir exac-tement évalué en totalité les avantages et lesinconvénients, comme aussi les urgences.

Le spécialiste voudrait conclure: «D'autressont meilleurs. Ils volent ses idées à Debord,et ils ont raison. Comme dit Karl Kraus, uneidée n'appartient pas à qui la découvre, maisà celui qui l'énonce le plus brillamment.»Cette idée-ci a été énoncée beaucoup plusbrillamment avant Karl Kraus. Le spectacle etce qu'il produit, ce ne sont en rien mes idées.Quant à la critique du spectacle, quoi qu'ondise, je ne crois pas du tout que la présentesociété souhaite véritablement la voir sousune forme plus brillante encore. La dose asuffi.

Voyonsdonc encore Dantzig. Cette tête demort veut se donner l'air d'être un expertdans la littérature et l'édition, il tranche duconnaisseur : «Après le simili-marxiste deLa Société du spectacle, il dit dans les Commen-taires (il se commente soi-même, c'est dire s'ilest important) : 'je vaisécrire d'une façon nou-velle." Ce n'est pas une phrase d'écrivain.» Jene me commente pas moi-même. Ces Com-mentaires ne sont pas sur mon livre de 1967.Qui sait lire voit tout de suite qu'ils sont surl'évolution de la société du spectacle elle-

Il n'est pas intéressant de prolonger, dansl'année 1993, l'abondance des redites obsti-nées, ou des variantes infidèles, de la mêmemultitude d'inepties. Ce serait trop faire sen-tir le procédé de fabrication, daté. Je m'entiendrai donc là sur la technique que j'ai déjàassez amené mes lecteurs à connaître. Jecrois par contre dignes d'être signalées desréflexions qui témoignent d'un grand renou-vellement de la critique dont je viens de mon-trer ce qu'elle était dans les cinq dernièresannées. Je rappelle qu'on me reprochait leplus généralement d'être un paranoïaque,et on en donnait pour preuve que j'étaispresque seul au monde à discerner presquepartout des agents secrets, des complots, detrès nombreuses informations dissimulées.La mode pourrait évoluer vite ici, si l'on

remarque ce qu'a publié, dans Globe du5 mai 1993, le sérieux M. Yves Baumgar-ten, qui sur ce point peut paraître debor-diste avec excès. Ce critique écrit: «GuyDebord occupe aujourd'hui une position sin-gulière au sein de la société spectaculaire-marchande, celle de critique révolutionnaireappointé par elle. Par un renversement quin'apparaîtra curieux, voire paradoxal, qu'àceux à qui fait défaut tout sens de la stratégieet de l'histoire, ce qui revient au même, lethéoricien radical de la spectacularisation (lenéologisme est laid mais nécessaire), de ladomination des hommes par la logique mar-chande, se trouve désormais dans la situationd'un agent des services secrets de tel ou telpays, \mployé et rémunéré par les servicesd'un Etat ennemi. L'analogie est bien sûrtrompeuse, injurieuse même, en ce qu'ellepourrait laisser croire qu'à l'instar de l'agent"retourné" par le service ennemi Debordserait passé, avec armes et bagages, dans lecamp adverse. (...) La première et moinsimportante de ces raisons est purement finan-cière. Toute son existence d'homme et depenseur, Debord l'a passée à prôner l'aboli-tion de l'ordre des choses existant, et l'une deses conditions, le travail salarié. Il a mis enpratique avec virtuosité cette exigence pour

lui-même, et la signature du contrat av ~,dlimard participe sans nul doute de cett vIr-tuosité. »

On remarquera d'abord qu'il appartienttellement à l'essence de notre temps de toutinterpréter en te~mes d'agents secrets quemême ma propre singularité historique, mal-gré de frappantes différences et contradic-tions, semble maintenant pouvoir mieux luiapparaître sous la figure de l'agent secret.M. Baumgarten reconnaît que j'ai continuel-lement été hostile au travail salarié, aussi parfidélité à une opinion historique universellemais dangereuse bien sûr; et que j'ai eud'abord la sincérité de la mettre en pratiquequand il s'agissait de mes propres préférenceset expériences dans la vie. Il veut bien mereconnaître, sur ce terrain, ce qu'il appelle dela «virtuosité ». Je préciserai même que je neconsidère pas cette indépendance en matièred'argent préservée toujours dans des condi-tions qui ont pu être à certains momentsdifficiles, comme la «moins importante deces raisons », ainsi que cet observateur a lapolitesse de le déclarer. j'avoue sans gênequ'avant tout, je ne voulais en aucun cas tra-vailler.Je pense comme M. Baumgarten quedire le sens de la stratégie, ou de l'histoire,

cela revient au même. Mais je me proposed'éclaircir tout ce que peut charrier d'obscuret de vague cette métaphore de l'agent secret.Est-ceque M. Baumgarten croit que c'est rienqu'en étant édité chez Gallimard que je serais«appointé» par « la société spectaculaire-mar-chande»? Les choses lui semblent-elles à cepoint avancées dans la fusion? Je ne suismême pas «appointé» par les Éditions Galli-mard. Je ne suis lié à cet éditeur que par uncontrat, parfaitement libéral, touchant l'édi-tion ou la réédition d'un certain nombre demes livres. M. Baumgarten estime-t-il plutôtque le fait s'est réalisé, précisément, à côté deGallimard, d'une autre manière; ou quimême peut-être resterait à négocier? s'agit-ilseulement d'être «employé et rémunéré» àtitre fictif, comme d'autres, ou réellement àdes travaux plus occultes? Ou suppose-t-onque je voudrais poser d'autres conditions, parexemple politiques? Où pourrait mener ici lanotion de virtuosité?

préciser les évidentes limites. Tous ces «s [-vices» étaient liés à des États, partiellementrivaux. Mais aucun n'a jamais pu être, évi-demment, opposé aux intérêts mondiaux dugouvernement du spectacle. Je ne me suismêlé en rien à ces.affrontements subalternes.Je n'ai été au service de personne. Je n'aidonc pu trahir aucun de ces services, puisqueje n'ai voulu en connaître aucun. Il est horsde question maintenant que je laisse mesarmes et bagages pour consoler le Spectacle.Mes seules armes et mes peu encombrantespossessions sont mes capacités d'analyses stra-tégiques et mes grandes connaissances histo-riques; et sans elles je n'intéresserais per-sonne. Xénophon, au début de l'Anabase,formule un très juste raisonnement à ce pro-pos, quand on se trouve dans une passepérilleuse.

M. Baumgarten reconnaît lui-même queson analogie de l'agent d'un service secret de«tel ou tel pays» retourné au service d'unautre est «trompeuse ». S'il l'a utilisée pour-tant, je suppose que c'est parce qu'il pensesentir une part de vérité; mais il n'a pas su en

Mais le centre de la question, n'est-ce pasque personne ne peut plus douter de cequi devrait être «retourné», entre moi et lamarche du monde; si pour celle-ci il étaitencore temps? Ou si peut-être seulement lesresponsables de la marche du monde vou-laient faire croire qu'il serait encore temps?

Dans le degré de la catastrophe où nous ajetés la démocratie spectaculaire, il est certainque rien n'est resté si précieux que les stra-tèges.

tous ceux qui le trouvent bon, le centrmême du monde existant, en en ayant décou-vert la nature exacte. La théorie du spectaclerépond à ces deux exigences. »

Je dois aussi faire remarquer qu'avoir été«le théoricien radical... de la domination deshommes par la logique marchande », c'est unmérite que je n'ai jamais contesté à KarlMarx.

Je me suis plu icj à me citer moi-même enplusieurs occasion.s.Je n'ignore pas que beau-coup de gens trouveront la chose choquante.Personne ne serait choqué - et il n'auraitmême pas paru utile de me bâtir cette mau-vaise réputation - sije me trouvais, commeles autres, dans l'impossibilité de citer encoreaujourd'hui ce que j'avais pensé antérieure-ment. Pour raviver les regrets de ceux quin'ont pas compris aujuste moment, j'ajoute-rai que ce qu'il y avait de plus admirable dansla citation que j'évoque maintenant tenaitdans la terrible vérité de ce mot: «le centremême du monde existant».

j'avais aussi expliqué, en 1979, dans lamême Préface à la quatrième édition italienne de"La Société du spectacle", ce que je me propo-sais d'obtenir en 1967: «Il n'est pas douteux,pour qui examine froidement la question,que ceux qui veulent ébranler réellementune société établie doivent formuler unethéorie qui explique fondamentalement cettesociété; ou du moins qui ait tout l'air d'endonner une explication satisfaisante. (...)Sans doute, une théorie générale calculéepour cette fin doit-elle d'abord éviter d'appa-raître comme une théorie visiblement fausse;et donc ne doit pas s'exposer au risque d'êtrecontredite par la suite des faits. Mais il fautaussi qu'elle soit une théorie parfaitementinadmissible. Il faut donc qu'elle puisse décla-rer mauvais, à la stupéfaction indignée de

C'est cette réussite qui explique l'émotion,excessiveparfois, qui aura si longtemps accom-pagné La Société du spectacle. Un livre capablede répondre simultanément «à ces deux exi-gences» m'a semblé, pour l'essentiel, sansdéfaut. Ceux qui n'auront pas admis ce livreseseront donc trompés. Etje ne vois pas en quoid'autre j'aurais jamais pu faire la preuve decapacités meilleures, étant comme j'étais.

Aux Éditions Gallimard

LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE (Folio, n° 2788).

COMMENTAIRES SUR LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE,suivi de PRÉFACE À LA QUATRIÈME ÉDITIONITALIENNE DE «LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE"(Folio, n02905).

CONSIDÉRATIONS SUR L'ASSASSINAT DE GÉRARDLEBOVICI.

PANÉGYRIQUE. Tomepremier.

"CETTE MAUVAISE RÉPUTATION ... "

ŒUVRES CINÉMATOGRAPHIQUES COMPLÈTES.

«POTLATCH" 1954-1957. Présenté par Guy Debord (Folio,n02906).