cette fois, les nounouchons, c’est la cata...

71

Upload: haquynh

Post on 13-Sep-2018

216 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

1

– Cette fois, les nounouchons, c’est la cata !Armelle fixait l’écran de son ordinateur, sur lequel la page Word qu’elle avait ouverte une heure

et demie plus tôt restait d’un blanc presque éblouissant dans la lumière du matin. Ce n’était pasqu’elle ne trouvait pas les mots, mais toutes les phrases qu’elle avait tapées jusque-là avaient terminéleur existence virtuelle dans la non moins virtuelle poubelle de son PC.

Les nounouchons ne daignèrent pas ouvrir l’œil en signe de compassion, encore moins relever lemuseau. Tout juste s’ils lui firent l’aumône d’un frémissement de moustache.

– Je ne suis pas certaine que vous saisissiez bien toute l’urgence de la situation. Si c’était le cas,vous vous affoleriez un peu plus que ça, gros malins !

Elle gratta distraitement le crâne d’Euripide – dont les pattes avant débordaient d’un côté de sesgenoux, raides comme des baguettes, et les pattes arrière pendaient mollement de l’autre –, tout encalculant le temps qu’il lui restait.

La cata, oui… C’est rien de le dire !Abandonnant la tête d’Euripide, elle repoussa Sophocle de deux mains impatientes : consentant

enfin à manifester un peu d’intérêt pour son problème, il venait de poser son derrière sur le clavier ensigne de bonne volonté… Si tant est qu’« aaazzzzqsdwww » puisse constituer une suggestionsatisfaisante pour le début d’un compte rendu de pièce de théâtre.

Car elle avait à rédiger le compte rendu d’Une maison de poupée d’Ibsen, vue l’avant-veilleau TNP, le Théâtre national populaire de Villeurbanne ; compte rendu qu’elle devait impérativementmailer avant 15 heures au nouveau rédacteur en chef de Vivre à Lyon, l’hebdomadaire pour lequelelle travaillait. Et elle n’en avait pas écrit le premier mot ! Elle détestait travailler dans l’urgence,mais en même temps, sans qu’elle puisse s’expliquer comment elle se débrouillait, elle se retrouvaittoujours au pied du mur, à devoir taper comme une folle furieuse sur le clavier de son ordinateur pourrendre ses articles à temps.

Et ce jeudi-là – 9 mai, 9 h 47 – n’échappait pas à la règle. Le problème, c’est qu’elle n’avaitpas du tout aimé la mise en scène et qu’elle séchait complètement ! Et comme si ce n’était pas déjàassez difficile comme ça, quelqu’un, dans l’immeuble, avait personnellement décidé de lui gâcherla matinée ; quelqu’un avait décrété qu’elle ne l’écrirait pas, ce fichu compte rendu… Avec un belacharnement en plus ! Ça avait commencé par des ébranlements sporadiques de la pauvre vieillerambarde de bois vers sept heures et demie du matin, ébranlements qui avaient résonné dans toute lacage d’escalier. Étaient venus ensuite pendant une bonne heure des ahanements entrecoupés de brèves

suppliques ou directives – « Pose ! Pose ! Je lâche ! » ; « Fais basculer… À droite… À DROITE !Là… OK… » –, suivis de cavalcades sur les marches de bois cirées, à se demander comment il n’yavait pas eu de chute. Puis y avait succédé, pendant cinq bonnes minutes, un martellement sourdderrière elle, sur le mur contre lequel sa chaise de bureau était appuyée. Les vibrations que ces coupsavaient imprimées à la cloison s’étaient répercutées jusque dans la structure métallique de son siège.

Pas besoin d’avoir fait Saint-Cyr pour deviner qu’il s’agissait d’un emménagement ; mais quelleidée de le faire ce jour-là, alors qu’elle était affreusement en retard dans son travail, que les phrasesrenâclaient à s’aligner, et qu’un début de mal de tête commençait à lui vriller les tempes ! Est-ce queles gens normaux n’emménageaient pas plutôt le samedi, quand leurs futurs voisins sont partis enweek-end à la campagne ou en train de petit-déjeuner au lit, vers 15 heures, 15 h 30, en écoutant laradio ?

Exaspérée, à deux doigts de sortir sur le palier faire sa mégère, elle referma la page et se levadans une salve de miaulements indignés. Elle alla dans la cuisine pour avaler un cachet d’ibuprofèneavec un verre d’eau.

En traversant son petit salon, elle jeta un coup d’œil par la fenêtre. Un emménagement, oui,c’était bien ça. Une camionnette de location était garée juste devant l’entrée de l’immeuble, et ungarçon et une fille s’échinaient à soulever un matelas dans le but évident, mais encore loin d’êtreatteint, de le faire passer par les doubles portes grandes ouvertes du hall.

Armelle ne put réprimer un ricanement de satisfaction. Ah, quand même ! Il y avait une justice !Ramez bien, mes cocos, ça vous apprendra à faire du bruit pendant que j’essaie debosser !

Elle avait toujours trouvé comique le spectacle de deux personnes en train d’essayer detransporter un matelas. C’est bien la chose la plus encombrante et la moins maniable qu’on ait àdéplacer au cours d’un déménagement. Quoique les cartons de livres ne soient pas mal non plus. Laterreur des amis que vous embauchez pour vous aider. Elle entendait encore les cris d’horreur de sasœur et de son beau-frère devant les dizaines et les dizaines de cartons dans lesquels elle avaitempaqueté sa bibliothèque. Parce qu’elle n’était pas du genre à jeter ni à revendre. Les sites de ventede bouquins d’occasion feraient faillite, s’ils devaient uniquement compter sur des gens comme elle !Elle possédait encore les livres qu’elle avait lus dans le cadre de l’école primaire, du collège, dulycée, de la fac, auxquels il fallait ajouter ceux qu’elle achetait pour son plaisir et tous les servicesde presse qu’elle recevait pour son travail. Les cris d’horreur dataient de… eh bien, de trois ansmaintenant, calcula-t-elle… Dire que son emménagement dans ce petit appartement qui surplombaitla Saône ne devait être que transitoire… Elle l’avait choisi à la va-vite, juste après sa séparationd’avec Sylvain. « Choisi » n’était pas le mot d’ailleurs. Elle avait pris le premier qu’elle avait visité,juste parce qu’il fallait qu’elle pose ses affaires quelque part ; l’appartement dans lequel ils avaientvécu ensemble appartenait à la famille de Sylvain. Par chance, l’endroit était propre et dans sonbudget. Elle était bien décidée, alors, à ne pas y faire de vieux os, à rebondir le plus vite possible etsurtout le plus loin de Lyon. Mais les choses ne s’étaient pas passées comme elle l’avait envisagé.

Pour commencer, cet appartement ancien, avec ses trois petites pièces biscornues et son chauffe-eau qui la lâchait aux pires moments, avait très vite exercé sur elle un charme inattendu. Des fenêtresde son séjour, elle avait une vue sans cesse renouvelée sur la Saône et ses eaux aux refletschangeants, sur les toits de la presqu’île et, en se penchant un peu, sur une partie des pentes de laCroix-Rousse.

La pièce qui lui servait de bureau donnait sur l’arrière de l’immeuble, sur une petite courattenante à l’appartement du rez-de-chaussée occupé par une vieille dame aux pouces verts. Auxbeaux jours, lorsqu’elle travaillait la fenêtre ouverte, l’air soulevait jusqu’à son quatrième étage sansascenseur le parfum d’un jasmin étoilé à la floraison aussi abondante et odorante que surprenantedans un endroit aussi confiné. Et les deux canaris et la perruche en cage que la vieille dame installaitau milieu de cette floraison miraculeuse occupaient alors tant Sophocle et Euripide qu’ils enoubliaient l’un ses genoux et l’autre son ordinateur.

Elle aimait aussi les plafonds hauts, moulurés, qui faisaient une part belle à la lumière, lesparquets blonds qui craquaient, et les lourds volets intérieurs qui s’assujettissaient avec une crémone.Avant qu’elle ne comprenne ce qui lui arrivait, elle s’était créé tout un tas de petits rituels agréableset douillets chez elle et dans le quartier, avait acheté chez un brocanteur une série de meublesdisparates auxquels elle avait inventé une histoire, et l’appartement ne lui avait plus paru si biscornuque ça, ni si provisoire.

Sans compter que ses prospections pour trouver un poste équivalent à celui qu’elle occupait àVivre à Lyon dans une autre ville – n’importe laquelle pourvu qu’elle soit : 1/ loin de Lyon, 2/ dotéed’un théâtre, 3/ d’un opéra, 4/ de cinémas dont un d’art et d’essai, 5/ d’au moins une bonne librairie –lui avaient vite fait comprendre que le changement ne se ferait pas aussi facilement qu’elle le pensait.Comme « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », elle avait fini par abandonner ses recherches,consciente qu’elle tenait, avec la double page hebdomadaire de sa rubrique « Littérature et Culture »et les excellentes relations de travail qu’elle entretenait avec Lionel Jasper, son rédacteur en chef, unespace de liberté et de confort auquel il aurait été finalement bien imprudent de renoncer.

Car elle n’aurait pu rêver meilleur poste que ce job qui alliait tout ce qu’elle aimait faire :écrire, lire, voir des films et assister à des spectacles. Elle s’estimait des plus chanceuses de pouvoirgagner sa vie en passant jusqu’à quatre soirées par semaine au théâtre, au cinéma ou à l’opéra, et lestrois autres sous sa couette avec une pile de services de presse à dévorer et ses deux chats étalés entravers du lit…

Un autre des avantages de cet emploi était qu’elle pouvait travailler la plupart de son temps àdomicile plutôt que dans l’open space assez bruyant du journal, où elle devait cependant faire sonapparition, une ou deux fois par semaine. Chez elle, au moins, personne ne trouvait à redire au faitqu’elle gagnait sa vie en pyjama et en grosses chaussettes à bouclettes – sa tenue préférée pourrédiger ses articles quel que soit le moment –, Euripide lové sur elle et Sophocle, en grosse limaceparesseuse, étalé sur son bureau, collé à la ventilation de son ordinateur.

Elle était donc restée à Lyon, rasant les murs, les premiers mois, dans la crainte de croiserSylvain, évitant les endroits qu’ils avaient fréquentés ensemble, n’osant plus faire ces longuespromenades au parc de la Tête d’Or qu’elle aimait tant… Et puis elle s’était rendu compte qu’elle nesouffrait pas tant que ça. Qu’elle avait pris pour du chagrin ce qui n’était au fond que la mortificationet la colère d’avoir été la dernière de leur groupe d’« amis » à apprendre que Sylvain entretenaitdepuis plusieurs mois une liaison avec une nouvelle collègue de bureau. Un scénario d’une grandebanalité…

Et trois ans plus tard, la même au même endroit, toujours à écrire ses chroniques enpyjama et grosses chaussettes à bouclettes…

Elle sortit un verre de son placard, fit couler l’eau du robinet pour la laisser tiédir – elledétestait boire de l’eau trop froide – et avala son cachet. Le matelas était maintenant en train de

parvenir péniblement au quatrième étage, si elle en croyait les bruits et les soupirs qu’elle entendait.Les rires aussi… Des rires joyeux, francs, entrecoupés de commentaires étouffés qui déclenchaientde nouveaux rires…

Un regret douçâtre lui serra alors le cœur. Depuis combien de temps n’avait-elle pas ri ? Oh ! Ily avait à Vivre à Lyon quelques esprits caustiques à la langue bien pendue qui savaient épingleravec humour certains événements d’actualité ou certains personnages en vue… Mais depuis combiende temps n’avait-elle pas ri vraiment ? N’avait-elle pas éprouvé avec quelqu’un cette complicitétendre, profonde, qu’elle devinait entre le garçon et la fille ? Un jeune couple probablement. Sansdoute était-ce même leur premier emménagement en amoureux… Elle n’avait pas vu leurs visages,par la fenêtre, mais à leur allure, elle les devinait dans une vingtaine encore intacte des vicissitudesde l’existence.

Elle retourna dans son bureau, s’installa de nouveau devant son ordinateur, et rouvrit une pageWord, décidée à ne pas laisser ses nouveaux voisins ouvrir la porte aux mauvais souvenirs et luisaper le moral. Et puis, il fallait bien qu’elle l’écrive, ce fichu article !

* * *

Elle renonça une fois encore, un peu avant midi. Rien ne venait. Elle décida donc de prendre sapause-déjeuner, même si, objectivement, elle n’en avait pas vraiment le temps. C’était souventlorsqu’elle était absorbée par des tâches matérielles que les idées surgissaient. Peut-être qu’en secoupant deux tomates en rondelles et en y ajoutant une boîte de maïs, elle aurait une illumination.Peut-être qu’elle verrait enfin par quel bout le prendre, ce compte rendu !

Elle en était à faire couler un filet d’huile d’olive sur sa salade quand on sonna à sa porte.Elle alla ouvrir. C’était sa nouvelle voisine. C’est du moins ce qu’Armelle supposa, étant donné

qu’elle n’avait fait que l’apercevoir depuis la fenêtre de son salon, plus tôt dans la matinée. Mais laporte de l’appartement juste à côté du sien était entrouverte : la conclusion s’imposait.

La lumière qui provenait du puits de jour de la cage d’escalier, assez crue à cette heure, donnaitau visage de la jeune femme une pâleur étrange. Mais peut-être cette pâleur était-elle réelle et due àla fatigue du déménagement ? Quoi qu’il en soit, elle mettait en valeur le vert de ses yeux. Un verttrès clair, comme une eau pure, qui donnait à la voisine un air de candeur, d’innocence, renforcé parla blondeur de chérubin de ses cheveux.

Armelle fut alors subitement projetée seize ou dix-sept ans en arrière, aux années fragiles de sonadolescence, quand elle faisait de longues poses devant les miroirs, le buste torturé par le corsetdestiné à corriger sa scoliose, étudiant son visage trop mince et trop long, ses cheveux trop plats…Quand elle regrettait de ne pas être Lolita Perez, de ne pas avoir son nez retroussé, ses yeux bleus,ses taches de rousseur et son format miniature. Rien que son prénom, Lolita, c’était déjà tout unprogramme… Ça vous posait un personnage mieux qu’Armelle ou Lucile, franchement ; ça vous avaitquelque chose de romanesque et de sulfureux, propre à enflammer l’imagination déjàhyperinflammable des garçons. Et quand tout le physique suivait, comme c’était le cas pour Lolita, ily avait de quoi devenir hargneuse de jalousie. Pourtant, au lycée, elle l’aimait bien, Lolita. Une fillesimple, finalement, presque encombrée de tant de beauté…

Elle, elle avait compris très tôt que rien ne lui serait donné dans la vie sur la foi d’un joliminois, pour la bonne raison que « joli minois » n’était pas l’expression la plus appropriée pour

qualifier son singulier visage. Non qu’elle fût affublée d’une disgrâce particulière, mais elle avaitparfaitement conscience de ne pas être de ces jeunes femmes dont le charme saisit au premier regard.Pas plus qu’elle n’avait été de ces bébés qui engendrent l’attendrissement spontané des passants dansla rue, ou de ces fillettes dont on prédit en s’extasiant qu’elles deviendront plus tard « de véritablesbeautés ». Elle savait qu’en la voyant pour la première fois, la plupart des gens avaient du mal àdéterminer s’ils devaient la trouver belle ou quelconque.

Elle en avait souffert durant son adolescence. Elle avait bien souvent envié la rousseur ou lebleu des yeux de certaines de ses camarades de classe, leur petite taille, leur teint rose ou leurs jouespleines qui leur donnaient l’air de charmantes poupées. Jamais cependant au point de se désespérerde son apparence. Et puis, au fil des années, elle avait accepté de n’être jamais celle qu’on remarqued’emblée dans les soirées, les réunions, sans pour autant que ça la blesse.

Sauf quand elle se trouvait face à quelqu’un de vraiment très beau, que ce soit un homme, unefemme ou un enfant… À quelqu’un qui avait, comme Lolita Perez, ce qu’elle appelait « la beautéabsolue », comme on parle en musique « d’oreille absolue ». Et cette beauté la frappait alors d’unebrève mais lancinante douleur.

Eh bien, il y avait quelque chose de Lolita dans le visage de la jeune voisine, et Armelle sesentit saisie d’une sorte de mélancolie douloureuse en la regardant.

– Bonjour… Excusez-moi de vous déranger…Armelle mit un peu de temps à se rendre compte que sa scrutation silencieuse pouvait être

gênante. Est-ce qu’elle fixait la jeune femme avec des yeux de merlan frit depuis longtemps ? Elleavait tellement l’habitude d’être seule avec ses pensées, depuis trois ans, qu’elle en perdait parfois lanotion du temps et le sens des convenances.

– Euh… Bonjour…, fit-elle avec un petit sourire qu’elle espérait avenant.La voisine lui sourit à son tour. Un sourire jeune, frais, direct.– On se demandait si vous pouviez nous prêter un ouvre-boîte et un tire-bouchon…Elle se tourna à demi, désignant d’un geste vague le côté du palier où la porte était entrouverte,

et ajouta :– C’est un sacré bazar, là-dedans ! On ne retrouve rien.– Oui… Pas de problème ! Attendez…Lorsqu’Armelle revint de sa cuisine, les ustensiles à la main, la porte de l’autre appartement

était grande ouverte. La silhouette d’un homme s’y encadrait. Après la nouvelle voisine, le nouveauvoisin… Normal… Sa première pensée fut qu’il paraissait plus âgé qu’elle ne l’avait imaginé enl’entendant parler et rire dans les escaliers.

Elle tendit le tire-bouchon et l’ouvre-boîte à la voisine sans quitter le nouveau voisin des yeuxet sans penser à le saluer. Il se dégageait de lui quelque chose de magnétique et elle n’arrivait pas àne pas le regarder. Difficile de dire ce que c’était exactement. Peut-être un mélange de force et decalme, une détermination, tranquille mais inébranlable… Difficile de dire aussi qu’il était beau, carses traits présentaient une ligne de force au niveau de la mâchoire qui lui donnait l’air un peu dur– non pas ce genre de dureté qui provient d’un caractère peu amène, devinait Armelle, mais de celleque confère, souvent malgré soi, une vie chaotique. Mais peut-être se trompait-elle du tout au tout.Peut-être bâtissait-elle un scénario qui n’avait rien à voir avec la réalité, comme souvent ces dernierstemps. Quoi qu’il en soit, cet homme avait « une gueule », comme on le dit de certains acteurs decinéma, une gueule qui ne la laissait pas indifférente. Il était blond, lui aussi, mais d’un blond plus

foncé que celui de sa compagne, et elle ne voyait pas bien la couleur de ses yeux. Très grand – unedes premières choses qu’on remarque chez un homme quand on fait soi-même un mètre quatre-vingt-deux –, le corps mince et ferme, sans être celui d’un sportif assidu.

Mais surtout, elle sentait chez lui une densité qui avait allumé comme un signal en elle, ouvert unchamp d’attraction. Parce qu’elle était de ces personnes dont le pouvoir de séduction ne s’exerce pasd’emblée par le physique, elle avait développé une aptitude à voir les autres au-delà des apparences.

Lui la salua d’un signe de tête à peine marqué, tout en lui rendant un long, trèèèès long regardappuyé. Elle en fut troublée, n’osant croire qu’elle ait pu retenir si vite son attention ; elle se sentitmême légèrement flattée et son cœur se mit à battre plus fort.

Puis elle se rappela brusquement…Elle se rappela qu’elle n’avait pas mis le nez dehors de la matinée, pas même pour aller

s’acheter du pain frais. Elle se rappela qu’elle avait complètement oublié de…Oh non ! Pitié ! Dites-moi que ça ne m’arrive pas !Elle se visualisa dans son pyjama de pilou bleu marine parsemé de canards, un ruban rouge

autour du col, et dans ses chaussettes violettes à bouclettes. Elle se visualisa avec sa tresse qui dataitde la veille au soir et avait subi les outrages de la nuit…

Non… Non… Non… Ce n’est pas vrai !Si, c’était vrai…La voisine attrapa les ustensiles et la gratifia de nouveau d’un joli sourire.– Merci ! C’est vraiment sympa… Si on vous les rapporte dans l’après-midi ou en début de

soirée, ça ira ?– Oui… Pas de problème…Volte-face charmante, geste aérien de la main, puis disparition dans l’appartement d’à côté.Pas de problème…Son dictionnaire électronique interne avait bugué sur la lettre P ou quoi ? Pas de problème…

Bravo la conversation ! Non, aucun problème, vraiment, puisque le beau gosse, à côté, avait déjà sabelle gosse. Et même s’il ne l’avait pas, même si « célibataire à cueillir d’urgence » s’était affiché enrouge clignotant sur son front, les hommes comme ça, c’était à des Lolita Perez qu’ils s’intéressaient,pas à des Armelle Décourt en pyjama…

2

– Un peu zarb, ta nouvelle voisine, non ?– Pourquoi ? Parce qu’elle est encore en pyjama à midi ?– Ce n’est pas tant le fait d’être en pyjama à l’heure où les autres vivent leur vraie vie que le

pyjama lui-même. J’en ai eu un dans le genre, si tu te souviens… Mais moi, j’avais 4 ans quandj’étais dedans…

Maxence eut un sourire attendri. « Vivre sa vraie vie », c’était l’expression favorite de Mia ence moment. Sans doute parce qu’elle était amoureuse. Elle en avait depuis l’époque du pyjama bleumarine avec des canards – ou vert sapin avec des poussins, peu importe –, des expressionsdoctorales et comiques auxquelles elle s’accrochait quelques semaines, les employant à toutes lessauces ou presque, avant de les oublier. Une manie qui lui avait valu de la part de leur père lesobriquet de « miss raisonneuse » et qui expliquait peut-être la licence de philo qu’elle était en trainde préparer. « Vivre sa vraie vie », pour elle, c’était sortir tous les soirs ou presque avec sa banded’amis, refaire le monde dans les cafés et surtout, surtout, partager de longs tête-à-tête avec Floriandans le studio qu’elle occupait avec lui, à l’insu de leurs parents.

Quand, au dernier Noël, au milieu du traditionnel rassemblement familial, il avait annoncé qu’ilquittait Grenoble pour s’installer à Lyon, Mia l’avait pris à part entre la dinde et la bûche pour lemettre dans le secret. Elle avait rencontré un garçon « génial ». Il était en philo avec elle, logeait enthéorie chez son parrain au fin fond d’Oullins, mais prenait en réalité presque tous les soirs et tousles week-ends ses quartiers dans son studio à elle, Grande Rue de la Croix-Rousse.

– Oullins, c’est vraiment pas cool pour lui, Maxou, tu comprends… C’est un peu comme si toi,tu avais habité Anthony au lieu de la rue Oberkampf, quand tu étais au Cours Florent…

Elle lui avait fait jurer de ne pas vendre la mèche, en lui promettant de lui présenter Florian dèsqu’il serait installé à Lyon, afin qu’il constate par lui-même que c’était un garçon bien et qu’il n’yavait pas d’inquiétude à avoir. Aucune raison, donc, d’alerter leurs parents à propos de cettecohabitation « secrète » et de risquer avec eux l’incident diplomatique.

Il avait juré, tout en se promettant de garder un œil sur elle et de s’assurer que cette « vraievie », vécue dans la fièvre d’un premier amour et l’ivresse de ses 20 ans tout neufs, ne gâcherait pasla suivante, celle qu’on appelle généralement « l’avenir », et à laquelle elle était supposée sepréparer aussi, en passant quelques examens…

Il avait eu une partie de la matinée pour constater – avec plaisir et soulagement – que Florianétait en effet un garçon bien, doté de surcroît de quelques muscles, ce qui lui avait été d’une grande

utilité. Ils avaient terminé de vider la camionnette de location vers dix heures et demie et Mia étaitpartie accompagner Florian à la gare. Il était attendu chez ses parents à Chalon-sur-Saône pour celong pont du 8 mai et de l’Ascension, mais il avait tenu à différer son départ pour les aider. Maxenceavait prévu de les inviter au restaurant pour les remercier, un soir prochain.

– À la Brasserie Georges, avait décrété Mia, fière de jouer les mentors avec lui pour une fois.Tu verras, Maxou, c’est une véritable institution, à Lyon !

Pendant ce temps, il était allé rendre la camionnette quelque part au bout de Villeurbanne, puis ilétait revenu en métro. À son retour, Mia était de nouveau chez lui. Ils avaient décidé de se laisserréciproquement leurs clés, « au cas où… ». Elle tenait absolument à leur concocter un pique-niquedans l’appartement, et pour ce faire, avait acheté à la petite épicerie du coin de la rue du pain, dujambon, du saucisson, du fromage, des tranches d’ananas en boîte et une bouteille de bordeaux rouge.

Ils auraient très bien pu aller grignoter quelque chose dans l’une des nombreuses gargotes duquartier, mais Mia faisait du pique-nique post-déménagement un rituel incontournable. Elle avaitaussi, en insistant pour le pique-nique, une idée derrière la tête qu’il comprit trop tard. Avant mêmequ’il ne s’attaque aux cartons estampillés « cuisine » pour sortir de quoi ouvrir la boîte d’ananas etdéboucher la bouteille de vin, elle avait filé sonner à l’une des deux autres portes du palier.

Lorsque Florian et elle l’avaient rejoint vers sept heures et demie du matin pour l’aider àdécharger ses affaires, elle avait longuement spéculé sur les plaques des deux autres portes :« A. Décourt » et « J. et L. Champierre ». Pour J. et L. – un couple, selon toute vraisemblance – sonintérêt était très vite retombé. Mais pour A… Est-ce que c’était un homme ? Une femme ? Et si c’étaitune femme, quel genre de femme ?

Il était entré dans son jeu :– A comme Angèle… Une vieille dame charmante, qui s’est vouée à la couleur lavande depuis

la mort de son mari, capitaine de corvette, et qui est raide dingue de son chihuahua nommé Amiral-Nelson.

– Et moi, je dis A comme Alexia, jeune et jolie célibataire, infographiste dans une agence depublicité, et accro au surf des neiges !

– Ou A comme Alberte, avait-il renchéri, une veuve d’âge mûr, engagée dans les activitésparoissiales et qui confectionne des fleurs en papier crépon bleues et blanches dont elle fleurit tousles bancs de l’église à chaque Assomption.

– Ou Aline, une mère de famille trentenaire et divorcée, Maxou…– Une mère de famille trentenaire et divorcée, pourquoi pas… mais affublée de cinq enfants

dont des triplés caractériels, un ado qui apprend à jouer de la batterie façon heavy metal et une petitefille qui commence le violon…

– On les aurait entendus, avait objecté Mia, pragmatique. Je crois que je préfère ma jeune etjolie infographiste…

Ils avaient bien ri, puis cette conversation leur était sortie de la tête, jusqu’à ce que Mia saisissele premier prétexte pour se faire une idée sur ce mystérieux voisinage. Eh bien, comme ça, au moins,ils étaient fixés !

Il retint à grand-peine un petit rire au souvenir de la dégaine de sa nouvelle voisine. Ni vieilledame lavande, ni veuve folle de papier crépon, ni mère courage équipée vingt-quatre heures survingt-quatre de boules Quies. Jeune et jolie infographiste ? Jeune, incontestablement… Le reste étaitencore à déterminer. Éberlué par sa grande taille et sa tenue, il n’avait pas vraiment fait attention à

son visage.– Tu penses que tu seras bien, ici, Maxou ?Bien… Rien n’était moins sûr… Mais comme Mia le fixait avec de grands yeux inquiets, il se

força à lui sourire et lui assura que oui, pas de doute, il serait bien dans cet appartement. Et danscette ville où il n’avait pas choisi de vivre, ajouta-t-il in petto, mais où une femme qu’il avaitbeaucoup aimée à une époque avait emmené avec elle tout ce qui restait du naufrage de leur mariage :un petit Louis de 7 ans.

Car pour un naufrage, c’en était un beau ! La catastrophe du Titanic, à côté, c’était une bonneblague ! Marylène l’avait quitté sans qu’il n’ait rien vu venir. Le divorce s’était cependant fait àl’amiable, mais elle avait obtenu la garde de Louis, arguant qu’avec son métier – professeur dephysique-chimie –, elle était bien plus à même d’assurer à un enfant en bas âge une vie stable etmatériellement confortable qu’un directeur de troupe de théâtre minuscule, fauché de manièrechronique et dont l’emploi du temps était des plus fantaisistes.

Pendant trois ans, il avait donc été le papa d’un-week-end-sur-deux et de moitiés de vacances,confiant Louis à ses propres parents bien plus souvent qu’il ne l’aurait souhaité, quand les dates desreprésentations ou des tournées de sa petite troupe ne lui permettaient pas d’être chez lui pour yaccueillir son fils.

À la rentrée des classes précédente, Marylène avait obtenu une mutation pour un lycée de Lyonafin de suivre son nouveau mari, promu lui-même en région lyonnaise dans une filiale de sonentreprise. S’occuper de Louis était alors devenu plus difficile encore, même si Lyon et Grenoble nesont pas aux antipodes. Il avait dû se livrer à un grand écart inconfortable, résolu à ne pas se laisserréduire au rôle de figurant dans la vie de son fils.

Ce grand écart, intenable sur la durée, l’avait bien vite conduit à prendre une décision plus quedifficile : il avait renoncé à la direction de la petite troupe qu’il avait créée douze ans auparavantavec deux amis, tous trois fraîchement diplômés du Cours Florent, pour s’installer à Lyon lui aussi.

Pour une fois, la chance avait joué en sa faveur : il avait saisi au vol une opportunité à l’Esat– l’École supérieure des arts du théâtre –, un groupement d’heures à titre de remplaçant, commeprofesseur d’art dramatique. Charge à lui de terminer l’année avec la promotion des premièresannées, de mener à bien l’un des Ateliers qui serait joué fin juin dans les locaux de l’école, puis à laCartoucherie de Vincennes, et de prouver ainsi qu’il était tout désigné pour occuper un poste à tempsplein et à titre définitif, à la rentrée suivante.

– Il est pas mal, cet appart, Maxou… Mieux agencé que celui que tu avais à Grenoble…– Oui, il est pas mal… Mieux que pas mal même… Inespéré…Là au moins, il pouvait répondre à Mia sans lui mentir. Il voulait voir, tant dans le job que dans

cet appartement loué pas très cher à un particulier, un double signe augurant le meilleur pour sanouvelle vie. Nouvelle vie qu’il commençait à reculons, il fallait bien le dire, n’étaient les espoirsqu’il fondait sur la disponibilité plus grande qu’elle allait lui offrir et qu’il consacrerait tout à sonfils.

– Un homme ne devrait pas avoir à choisir entre la passion de toute sa vie et son enfant, dit-ilsombrement, tout en regrettant aussitôt ses paroles devant le regard plein de désarroi que lui lança sasœur.

Elle était si contente qu’il vienne vivre à Lyon… Il n’avait pas le droit de la charger de ses étatsd’âme, pas plus qu’il ne devait établir un lien de cause à effet entre Louis et le fait qu’il avait dû

laisser la direction de la compagnie théâtrale. Même s’il avait eu, en le faisant, le même sentimentd’arrachement que lorsque le jugement concernant la garde de Louis était tombé.

– Non… Oublie ce que je viens de dire, Mia… C’était idiot. Personne n’a dit que je ne devaisplus jamais faire de mise en scène pour Cour & Jardin.

– Oui, n’est-ce pas ? Tu vas les revoir, tous… Ce n’est pas comme si vous étiez fâchés… Oucomme si tu étais parti à l’autre bout du monde. Tu monteras d’autres pièces avec eux… Peut-être pastout de suite, mais…

Elle le fixa de nouveau avec ses grands yeux clairs, le couvant cette fois de ce même regard deconfiance et d’attente dont elle le couvait petite, lui, le frère adoré de quatorze ans son aîné. Sonprénom, c’était lui qui en avait eu l’idée. Il ne savait toujours pas d’où il lui était venu. Leurs parentslui avaient demandé son avis et ils étaient restés un instant interloqués devant ce « Mia » qui avaitfusé de ses lèvres. Ils s’attendaient probablement à un Camille, Héloïse ou Chloé, plus conformes àla mode du moment. Puis leur mère avait dit : « Mia ? Je n’y aurais pas pensé… Mia… Pourquoipas ? C’est beau… C’est doux… »

Mia aussi était belle et douce. Comme son prénom. Et il ne voulait surtout pas la peiner ens’appesantissant sur ses problèmes d’adulte, elle qui était encore, par tant de côtés, d’une fraîcheur etd’une candeur presque enfantines.

– Et puis, je ne sais pas si tu as vu, Maxou, mais il y a un petit square juste à côté de tonimmeuble avec des balançoires, pour Louis… Et puis la Maison de Guignol n’est pas très loin, tusais… Et le parc de la Tête d’Or… Tu vas voir ce parc ! Tout simplement grandiose ! Et à l’automneprochain, il y aura la Vogue des marrons, sur le plateau de la Croix-Rousse… Louis va a-do-rer !Vous serez bien, à Lyon, tous les deux, tu verras…

C’était justement pour ça qu’il était là. Pour que l’expression « tous les deux », en parlant de sonfils et lui, prenne enfin tout son sens.

* * *

L’article qu’Armelle avait envoyé au journal à 14 h 57 lui était resté sur l’estomac comme unplat de crevettes pas fraîches. Et encore maintenant, à près de 11 heures du soir, elle se sentait mal. Àmoins que ce ne soit le souvenir humiliant de son entrée en matière avec ses nouveaux voisins. Unmélange des deux, probablement…

Elle avait eu le plus grand mal à ne pas descendre en flèche la Maison de poupée du TNP.Elle gardait encore en tête la mise en scène de Lee Breuer qui l’avait bouleversée en 2005.Notamment la scène finale, lorsque la comédienne qui jouait Nora apparaissait devant les spectateursentièrement nue et le crâne rasé, pour marquer la radicalité de la décision du personnage, sadétermination à se dépouiller de tout ce qui avait fait d’elle, jusque-là justement, cette poupée. Uneimage forte et émouvante, qui l’avait saisie par sa puissance symbolique et lui avait fait venir leslarmes aux yeux. La mise en scène qu’elle avait vue l’avant-veille était d’une grande mièvrerie àcôté, sans aucun souffle, sans inspiration.

Du temps de Lionel Jasper, cela n’aurait posé aucun problème. Elle aurait écrit les chosescomme elle les sentait. Avec lui, la liberté de ton était de mise. Il l’encourageait même. Mais Lionelvenait de prendre sa retraite et elle s’entendait beaucoup moins bien avec le nouveau rédacteur enchef, dont les idées sur ce qui faisait une bonne critique artistique étaient des plus floues et les

positions à la tête de l’équipe des plus molles. Bref, cela faisait quatre mois maintenant qu’elleémoussait sa plume au profit d’articles fades à force de se vouloir consensuels. D’où son blocage surle compte rendu de la pièce d’Ibsen… Elle n’avait pas envie de mentir sur son ressenti, pas envie dejouer les flagorneuses pour une mise en scène qu’elle ne trouvait vraiment pas à la hauteur du texte dudramaturge, mais elle savait que si elle ne parvenait pas à produire un article édulcoré, il seraitretoqué.

Pressée par le temps, elle avait fini par pondre un commentaire vague et sirupeux, essayant demettre l’accent sur ce qui lui avait semblé malgré tout assez réussi, le décor, qui revisitait de façontrès originale la notion de « maison de poupée ». Dommage que le metteur en scène n’ait pas faitpreuve de la même inventivité que son scénographe !

Elle avait envoyé sa chronique, saisie une fois de plus par ce malaise diffus qui la prenait deplus en plus souvent depuis quatre mois et par la détestable étiquette de lâcheté qu’elle avait envie dese coller sur le front chaque fois qu’elle édulcorait une critique. Heureusement, tous les livres, tousles films ou tous les spectacles dont elle devait rendre compte pour le journal ne généraient pas lemême dilemme. Certains suscitaient en elle un véritable enthousiasme qu’elle se faisait un plaisir departager avec les lecteurs de sa rubrique.

La difficulté, c’était quand elle n’aimait pas. Forcément… Mais elle avait vite appris commentcontourner l’obstacle, enrober ses articles d’un peu de poudre aux yeux, de formulations quiimpressionnaient sans vouloir dire grand-chose de précis. Elle n’en était pas très fière. Elle avaitl’impression de se trahir.

Elle se demanda combien de temps elle allait encore tenir, à faire ces compromis qui heurtaientsa conscience professionnelle. Car autant elle avait voulu changer de travail et partir loin, trois ansauparavant, autant à présent, elle avait envie de rester dans ce vieux quartier qu’elle aimait, avec sesrues étroites et pavées, ses immeubles anciens, les gargouilles accrochées aux fenêtres à meneaux,ses petits restaurants typiques, son animation à toute heure du jour et de la nuit, à tous les moments del’année. La solitude y semblait tellement moins pesante…

3

Chat échaudé craint l’eau froide… Pas question de risquer de nouveau le ridicule !Armelle quitta son appartement le lendemain matin pour se rendre au journal vêtue d’une robe

de mousseline beige à fleurs stylisées écrues, dont la fluidité épousait chacun de ses mouvements, lespieds chaussés de fines sandales crème à talons. Avec ces chaussures, elle culminait à un mètrequatre-vingt-sept ou huit et avait l’impression, en marchant dans la rue, d’être Gulliver chez lesLilliputiens ; mais elle aimait les chaussures à talons, qu’elle trouvait d’une façon générale bien plusélégantes. Elle s’était elle-même condamnée durant de nombreuses années aux ballerines et auxbottines plates, pour finir par se rendre compte que ça ne changeait pas fondamentalement sonproblème. Elle en avait donc pris son parti : elle était grande, et alors ? Elle avait bien trouvéSylvain. Il n’y avait pas de raison pour qu’elle ne trouve pas un jour un autre homme de sa taille quilui plaise…

Elle avait relevé ses longs cheveux châtain clair en un chignon faussement négligé d’oùs’échappaient des mèches tout aussi faussement folles, parce que judicieusement disposées, aucontraire, autour de son visage. Elle était bien décidée à effacer de la mémoire de son nouveau voisinla vision d’horreur qu’il avait forcément emportée d’elle la veille… si elle le croisait dans lesescaliers, bien entendu. Et pour aucune autre raison d’ailleurs que sa propre dignité… Car au fond,que lui importait l’opinion de cet homme ? Ce n’était pas comme s’il avait été célibataire, n’est-cepas ?

Lorsqu’elle sortit sur le quai Fulchiron – sans avoir croisé qui que ce soit –, un doux soleil lacueillit et elle décida, pour mieux en profiter, de marcher tranquillement jusqu’à la rue du Plat, del’autre côté de la Saône, où se trouvaient les locaux de Vivre à Lyon.

Tandis qu’elle traversait le pont Bonaparte, elle sentit son téléphone portable vibrer dans sonsac de toile. Elle l’attrapa prestement et reconnut sur l’écran le numéro de son amie Nasrin. NasrinKemal travaillait elle aussi à Vivre à Lyon ; elle y était chargée de tout ce qui touchait au social et àl’éducation.

– Est-ce que je suis en retard ? demanda-t-elle sans préambule, alarmée soudain à l’idée d’avoirmis plus de temps qu’elle ne le pensait à l’élaboration de son chignon.

Elle détestait être en retard. Tout comme elle détestait attendre quelqu’un qui était en retard.– C’est pour ça que tu m’appelles, Nas ?– Non, non, pas du tout… C’était juste pour te prévenir d’un truc avant que tu n’arrives au

bureau…

– Tu m’inquiètes… J.-J a encore eu une de ses initiatives fumeuses ?Il n’y avait pas qu’entre elle et le nouveau rédac’ chef que le relationnel était tendu. Le départ en

retraite de Lionel avait été un crève-cœur pour tout le monde, et le moins qu’on puisse dire, c’est queJean-Jacques Martin n’avait pas ébloui par sa force de caractère et sa détermination, ni par son talentde direction d’équipe.

– Pas du tout, heureusement ! C’est à propos de Joël… Tu en es où avec lui ? Euh… non… cen’est pas ce que je voulais dire… Je sais bien où tu en es. Tu n’as pas changé d’avis ?

– Ben non… Pourquoi tu me demandes ça ?– Dans quinze jours, c’est son anniversaire et il a réservé un grand gîte dans le Beaujolais sur un

week-end pour faire la fête. Je suis déjà au bureau, là, et il vient de m’inviter discrètement. Je croisqu’il en a aussi parlé à Emmanuel et Anne-Marie.

– Et ?– Et comme j’imagine qu’il va t’en parler aussi, je voulais te prévenir, au cas où tu aurais envie

de t’inventer un empêchement… Tu pourrais m’annoncer par exemple en arrivant, et assez fort pourqu’il entende, que ta sœur t’a demandé de lui garder ses filles ce week-end-là… On sait très biencomment ça peut finir, ce genre de plan week-end… Portée par l’ambiance et quelques fonds debouteilles, tu pourrais te laisser piéger…

Armelle voyait très bien ce que Nasrin voulait dire, mais elle doutait que cette sorte destratagème fasse partie de la panoplie de séducteur de Joël Béranger, l’un de leurs collègues aujournal, qui dissimulait de moins en moins le béguin qu’il avait pour elle.

– On voit tout de suite que tu es une habituée de ce genre de parade, dis-moi !– Quand on est une fille qui préfère les filles, ma belle, on met assez vite au point deux ou trois

stratégies pour faire comprendre à ces messieurs que, week-end festif ou pas, on n’est pas prête àleur ouvrir la porte de notre chambre !

– C’est sûr, vu comme ça… C’est à quelle date, exactement, cette fête ?– Eh bien, ça sera… les 18 et 19 mai, si mes calculs sont bons…– Alors je n’aurai pas à lui mentir, parce que je garde réellement les jumelles à ce moment-là.

Dire la vérité, c’est toujours plus simple, ça évite les problèmes de raccord. Mais merci quand mêmede m’avoir avertie. J’arrive, là… je suis à deux minutes. À tout de suite.

– À tout de suite…La première fois qu’Armelle s’était présentée au 32 de la rue du Plat, fraîchement lestée de son

DEA de lettres modernes – elle avait travaillé sur : « Théâtre : esthétique et pouvoir » –, les trottoirsétaient détrempés de neige fondue. C’était un 23 novembre, 7 heures du matin, et elle avait les piedsgelés dans ses bottines d’avoir simplement marché de la sortie du métro jusque-là. Ses doigts étaientsi gourds, malgré ses gants, qu’elle avait dû s’y prendre à trois fois pour appuyer convenablement surle bouton qui actionnait l’ouverture automatique de la porte de l’immeuble.

Lionel Jasper était un lève-tôt, et il n’était pas rare qu’il soit à pied d’œuvre à Vivre à Lyondeux, voire trois heures avant le reste de l’équipe de rédaction. Elle avait compris que la convoquersi tôt pour un entretien d’embauche faisait aussi partie du test, test qu’elle avait passé avec succès,non pas en vertu de ses talents de journaliste – elle n’avait reçu aucune formation spécifique – maisparce qu’ils avaient parlé pendant une heure du théâtre de Brecht dont il était grand amateur. Il avaittrouvé ses propos, lui avait-il dit plus tard, « pleins de justesse et de conviction, sans niaisecomplaisance ni dénigrement arbitraire ». Les ingrédients indispensables, selon lui, pour écrire de

bonnes critiques artistiques.Pendant huit ans ensuite, elle avait franchi une à deux fois par semaine l’entrée de l’immeuble

avec un allant, un plaisir toujours intacts, mais depuis quatre mois, elle se faisait trop souvent l’effetd’une mauvaise élève qui renâcle à entrer dans la salle de cours parce qu’elle n’a pas fait sesdevoirs. Lionel avait été une sorte de mentor pour elle, encourageant dans ses articles un certainesprit de liberté, mais lui apprenant aussi l’exigence, le goût du travail bien fait.

Comme tous les vendredis matin, elle trouva l’équipe au grand complet pour la réunion derédaction hebdomadaire. Jean-Jacques Martin bien sûr, Pierre Soupault en charge de tout ce qui étaitmunicipalité et vie politique, Anne-Marie Raffret pour la rubrique « Art de vivre » qui incluait aussila critique gastronomique et le passage au crible des restaurants de la région, Emmanuel Janson pourle sport, Francine Obadia, la secrétaire de rédaction, qui s’occupait aussi des abonnements et de lavente des espaces publicitaires, Joël Béranger, donc, pour l’urbanisme et l’écologie, et Nasrin.

Ils étaient agglutinés autour de l’ordinateur de Francine et des gloussements, des remarquesamusées fusaient de leur petit groupe.

– Armelle, tu tombes bien, tiens ! Viens voir…Joël se déplaça légèrement pour qu’elle puisse s’approcher et voir l’écran. Elle reconnut

immédiatement la page d’accueil de Sans faux-fuyants, le blog qui constituait le pendant surInternet de sa rubrique à Vivre à Lyon, et elle eut du mal à ne pas sourire. Le post affiché à l’écran,daté de la veille 22 heures, était un compte rendu d’Une maison de poupée.

– Décidément, j’adore ce blog ! C’est vraiment bien torché, comme d’habitude… En voilà un ouune qui a encore moins aimé que toi la mise en scène et qui ne se prive pas de le dire ! commentaFrancine qui avait reçu en copie l’article qu’elle avait mailé la veille à Jean-Jacques.

– C’est vrai que le post ne manque pas de piquant, ajouta Nasrin, comme Jean-Jacques lesinvitait à le rejoindre à l’autre bout de l’open space, autour de la grande table de réunion. Causticitémais pertinence, c’est ce qui en fait toute la force… Et cet art de la formule… Une vraiegourmandise ! La personne qui se cache derrière ce blog sait de toute évidence de quoi elle parle.

– Ça en a l’air en tout cas, se contenta de répondre Armelle en l’enjoignant d’un signe de tête àse diriger avec elle vers la table.

Sans surprise, Joël vint s’asseoir à côté d’elle. Il était de la vieille école et lui faisait une courdiscrète, sans se montrer pressant ni brutalement direct, c’est pourquoi, à trois ou quatre reprises, cesdernières semaines, elle avait accepté de l’accompagner à une exposition ou au cinéma. Il lui avaitproposé plus récemment d’aller voir avec lui une exposition au Grand Palais, sur un week-end, maiselle avait décliné sous un prétexte à peine crédible, ne souhaitant pas que se pose l’embarrassantequestion de la nuit d’hôtel à Paris. L’une de ces stratégies dont parlait Nasrin pour faire comprendreà un homme que l’on ne souhaitait pas – ou pas encore – lui ouvrir la porte de sa chambre… S’iln’avait pas été un collègue de travail, elle aurait peut-être accepté d’aller plus loin avec lui, tout ensachant qu’il n’aurait pu s’agir, en ce qui la concernait, que d’une aventure brève et sans engagement.Mais parce qu’il était un collègue, elle ne souhaitait pas risquer de le blesser ni de mettre en péril labelle entente qui régnait au sein de leur petite équipe.

Joël avait une quarantaine d’années ; il était divorcé, père de deux adolescents qui vivaient enNormandie avec leur mère et qu’il ne voyait qu’aux vacances. Il avait un certain charme, un côté chicet soigné, et elle l’aimait bien ; sa culture et son savoir-vivre rendaient sa compagnie agréable…Mais… Mais elle l’estimait trop pour lui laisser espérer des choses qui ne pouvaient pas être.

L’amour, ça ne se commande pas !– J’ai 45 ans dans quelques jours, lui dit-il en fin de réunion, tandis qu’ils rassemblaient tous

leurs feuilles de notes et se levaient, et je pensais faire une fête, pas ce week-end mais le suivant,dans le Beaujolais. La plupart de mes invités sont extérieurs au journal, mais il y aura Nasrin,Emmanuel, Anne-Marie et leurs conjoints. Tu serais libre, toi aussi ?

– Malheureusement non, Joël…Elle fut contente de pouvoir lui répondre en le regardant droit dans les yeux, sans rougir de

devoir lui mentir.– Ça fait déjà longtemps que je me suis engagée à garder mes nièces ce week-end-là. Ma sœur

et mon beau-frère s’offrent une petite croisière en amoureux pour leurs dix ans de mariage… C’est lagrand-mère paternelle qui aura les petites dans la semaine et qui gérera l’école, et moi, je les prendsles vendredi soir, samedi et dimanche…

La déception qu’elle lut dans ses yeux lui fit mal au cœur.– Je comprends…, dit-il. C’est dommage… Ça m’aurait vraiment fait plaisir que tu puisses

venir.Il était plus que déçu. Affecté. Or, elle ne supportait pas de faire de la peine aux gens qu’elle

appréciait, même si c’était involontaire.– Tu sais quoi ? lança-t-elle alors sur une impulsion. Pour me faire pardonner, je t’invite au

restau un de ces soirs… D’accord ?– D’accord !Tandis qu’il l’enveloppait d’un regard plein de chaleur, où se mêlaient la surprise et la joie,

Armelle eut subitement la désagréable impression qu’une trappe se refermait sur elle. Elle regrettaitdéjà sa proposition.

* * *

Il était 16 heures, ce même vendredi, lorsque Maxence finit de rincer rouleaux et pinceaux etqu’il replia, pour la jeter, la fine bâche en plastique dont il avait recouvert le plancher de la chambrede Louis. Il contempla avec satisfaction son œuvre : trois des murs étaient recouverts d’un lumineuxjaune paille destiné à donner à la pièce une impression d’espace et de soleil, et le quatrième, surlequel se trouvait la fenêtre, d’un aubergine profond.

Il s’attarda un moment, la bâche dans les bras, s’interrogeant sur la manière la plus judicieused’aménager la chambre, de façon à ce que Louis ait le plus de place possible pour y jouer, réfléchit àl’éclairage, aux endroits où il pourrait accrocher des étagères… Il fondait de grands espoirs sur cedéménagement – point de départ d’une nouvelle vie – et voulait que son fils se sente bien dans cenouveau lieu.

Il avait encore les meubles à monter et les cartons de livres et de jouets à déballer, mais il enavait assez fait pour la journée. Louis était en week-end prolongé avec sa mère, il ne découvrirait passa chambre avant une petite dizaine de jours. Il n’y avait donc pas le feu…

Comme il faisait beau, il décida qu’il allait en profiter pour découvrir les environs.Le quartier Saint-Georges, où se trouvait son immeuble, était avec le quartier Saint-Jean situé

dans son prolongement parmi les plus vieux endroits de Lyon, lui avait expliqué Mia. Il lui suffit deposer les yeux un peu partout, lorsqu’il se trouva dehors, pour s’en convaincre. Immeubles anciens,

fenêtres à meneaux surmontées de gargouilles, tourelles à encorbellement, cours intérieures, portescloutées, plein cintre roman… Une architecture médiévale et Renaissance parfaitement conservée àcertains endroits et qui produisait un effet de dépaysement total, surtout pour lui qui avait habité dansun quartier ultramoderne de Grenoble.

Le charme opéra immédiatement et au fur et à mesure de sa déambulation, Maxence sentait soninquiétude quant à l’avenir s’estomper. Peut-être bien qu’il allait trouver ses marques plusrapidement qu’il ne l’avait escompté… Peut-être bien qu’il allait aimer vivre à Lyon après tout,malgré ce qu’il avait laissé au pied des Alpes, même si les collines de Fourvière et de la Croix-Rousse n’avaient rien de commun avec les sommets de la Chartreuse ou du Vercors qu’il avaitl’habitude de voir tous les matins de la petite terrasse de son ancien appartement…

Il nota la présence d’un musée des Marionnettes, hôtel Gadagne, un ancien hôtel particulierayant appartenu au XVIe siècle à une famille de marchands florentins, comme le lui apprit unpanonceau reconstituant l’histoire du bâtiment. Il enregistra les heures d’ouverture et se promit d’yrevenir avec Louis dès que possible. Il se souvint que Mia lui avait parlé d’un théâtre de Guignol etinscrivit en mémo sur son téléphone portable de se renseigner sur sa programmation, ainsi que surcelle des autres théâtres : dans une ville comme Lyon, sûr que les spectacles jeune public ne devaientpas manquer ! Puisqu’il n’était plus un saltimbanque fauché et sans horaires, mais un professeur dotéd’un emploi du temps et d’un salaire réguliers, il allait pouvoir organiser désormais ses week-ends etses vacances à l’avance, et offrir à Louis une présence de bien meilleure qualité.

Son espoir secret, c’était d’être si disponible, si bien organisé et « sédentaire », que Marylènene pourrait pas refuser de lui laisser leur fils plus souvent. Et qui sait, peut-être même consentirait-elle par la suite à ce qu’ils mettent en place une véritable garde alternée ? Mais pour cela, il devaitd’abord asseoir solidement son nouveau statut professionnel, réussir cette fin d’année à l’Esat, mêmesi ce n’était pas confortable de reprendre au pied levé le travail de quelqu’un d’autre – surtout pourla mise en scène de l’Atelier – et assurer ainsi la pérennité de ce nouveau travail. Alors seulement, ilpourrait entamer la discussion avec Marylène.

Il passa devant les vitrines d’une galerie d’art et s’arrêta pour contempler les œuvres exposées.Il s’agissait de sculptures animalières créées avec de vieux outils de ferme ou des objets duquotidien : embouts de pelles, de pioches, de râteaux, vieilles boules de pétanque, ressorts, poulies,fourchettes, décapsuleurs, ouvre-boî…

Bon sang ! Il avait complètement oublié de rendre à Miss Pyjama-ridicule-et-tresse-de-traversl’ouvre-boîte et le tire-bouchon que Mia lui avait empruntés !

Il consulta sa montre et fit aussitôt demi-tour. 17 h 30… Une heure tout à fait décente, encore,pour aller frapper chez une voisine…

* * *

– Sophocle ! Tu sais que tu es pénible à la fin ! Et quand je dis « pénible », je pèse mes mots !Tu n’entends pas mon ordi qui fait un bruit de machine à laver ? Pousse ton gros derrière duventilateur !

Une queue nonchalante vint balayer le clavier, dessina une ou deux arabesques dans l’air, puisalla se repositionner le long de deux pattes arrière étalées sur un bloc-notes, les coussinets enéventail.

– Tu ne vas pas t’en sortir comme ça, tu sais ? Pas la peine de faire celui qui ne m’entend pas !Allez, zou ! File de là…

Comme le chat ne bougeait pas, Armelle le saisit à deux mains et le posa par terre. Ce faisant,elle dérangea Euripide, installé comme d’habitude sur ses genoux. Il releva sa tête ébourifféed’angora croisé chat de gouttière et aplatit les oreilles en arrière, signe chez lui d’une très fortecontrariété.

– Oh ! Ça va ! J’ai le droit de bouger quand même ! Après tout, c’est moi qui bosse, ici, pourpayer les croquettes !

Le « ette » de « croquettes » parut résonner dans le silence du bureau.Ma pauvre Armelle ! Mais regarde-toi ! Une vraie caricature avec tes chats… Tu ferais

peut-être bien d’accepter les avances de ceux que tu n’as pas encore découragés, avantde devenir une vieille fille totalement irrécupérable…

Le pluriel était excessif… Seul Joël lui avait manifesté de l’intérêt depuis ces derniers mois.Enfin, le genre d’intérêt sérieux qu’une femme seule et qui n’a pas envie de le rester attend del’homme qu’elle convoite. Sauf qu’elle ne convoitait pas Joël. Dans l’absolu, même s’il étaitcharmant, intelligent et tout et tout, ce n’était pas un homme comme lui qu’elle rêvait d’avoir pourcompagnon. Cela dit, si elle se retrouvait seule avec lui sur une île déserte, ce ne serait pas non plusl’horreur absolue.

Il fallait dire aussi qu’elle ne faisait rien, depuis sa séparation d’avec Sylvain, pour rencontrerde nouvelles têtes. Pas envie de se lier, et les amis du temps de sa vie en couple avaient déménagépour certains, choisi leur camp pour d’autres, et ce n’était pas le sien… Heureusement, elle avaitNasrin. Mais les amis masculins de Nasrin étaient tous gays. Quand elle se décidait à sortir – ce quin’arrivait pas très souvent en dehors des spectacles ou du cinéma pour le boulot – elle passait de trèsbons moments avec eux, mais à présent que la pilule Sylvain était digérée, elle se sentait prête àpasser à autre chose.

Le problème, c’était : à quoi et avec qui ? Joël ? Elle n’en était pas amoureuse. Elle l’aimaitbien, mais devait-elle pour autant faire de lui cette fameuse « relation transitoire » qui se met souventen place après une séparation ? Si tant est qu’au bout de trois ans elle ait besoin d’une relationtransitoire pour se reconstruire. Et quid de l’après ? Car il y aurait forcément un après. Joël n’étaitpas l’homme de sa vie, pas plus que Sylvain ne l’avait été, finalement. Sauf que, cette fois, la donnen’était pas la même de part et d’autre, et elle ne voulait pas donner de fausses idées à un homme quiméritait de trouver une compagne en mesure de lui offrir autre chose que de l’amitié.

Et puis, elle, ce dont elle avait envie, maintenant, ce n’était pas d’une promenade tranquille,d’un cabotage pépère en bordure de côte, mais d’un voyage au long cours sur l’océan, dans le calmeet la bourrasque, par ciel clair ou tourmenté. Bref, quelque chose qui décoiffe, qui affole, qui étonne,qui exalte…

Sauf que ce genre de sensations, ce genre d’émotions, ça ne se décidait pas. Ça vous prenaitsans que vous ayez votre mot à dire et ça ne vous lâchait plus.

4

Alors ? Pyjama ou jean et T-shirt ? Les paris sont ouverts…Jean et T-shirt, probablement… L’insolite A. Décourt ne passait peut-être pas sa vie en pyjama,

n’en déplaise à Mia, et il était près de 18 heures…Maxence sonna, et attendit qu’on vienne lui ouvrir, l’ouvre-boîte et le tire-bouchon à la main,

avec la même concentration que celle dont il faisait montre juste avant une entrée en scène. Il secomposa un visage impassible mais pas fermé, tout en imaginant les motifs les plus farfelussusceptibles de se trouver sur un pyjama ou une chemise de nuit, histoire de n’être pas pris audépourvu cette fois, au cas où… Il avait bien conscience de ne pas s’être montré très cordial, laveille, mais vraiment, il ne s’attendait pas à tomber sur une grande bringue hirsute en pyjama en pleinmilieu de la journée ! Heureusement, Mia avait assuré. Il avait d’ailleurs admiré sa maîtrise de soi,elle qui avait pourtant la manie de s’esclaffer sur tout et n’importe où.

La porte s’ouvrit sur un visage aux proportions assez peu académiques – étroit, allongé, soulignéd’une bouche un peu trop grande et de deux yeux noisette, vifs et ronds. Visage qu’il trouva cependantnon dépourvu d’intérêt, lui qui n’avait jamais été très sensible aux beautés conventionnelles – lespoupées Barbie, très peu pour lui ! –, et dont l’œil de metteur en scène cherchait avant tout dans lestraits de ses semblables les signes de leur personnalité et de leur singularité.

L’image de la grande bringue échevelée ne collait pas vraiment à ce qu’il voyait et il eut uninstant de doute. Est-ce qu’il avait frappé au bon endroit ? Question idiote. Bien sûr que oui : il yavait le fameux « A. Décourt » sous la sonnette ! Seulement, la veille, le pyjama et la tresse endéroute l’avaient tellement surpris, qu’il n’avait pas vraiment fait attention au reste. Il avait justeremarqué que sa nouvelle voisine était grande. Or, il se trouvait que la jeune femme qui venait de luiouvrir était particulièrement grande et que, statistiquement, il y avait peu de chances que deuxvoisines de palier fassent chacune leur bon mètre quatre-vingts, comme il l’estima rapidement enregard de son propre mètre quatre-vingt-dix.

Du visage, il passa à la robe – une robe d’été en mousseline d’une couleur sobre et douce –,puis de la robe il revint au visage qui avait légèrement rosi. Sans doute à cause de cet examencomplètement déplacé. Il se sentit confus : qu’est-ce qui lui prenait ? On ne détaillait pas les gensainsi, avant même de les avoir salués. Surtout les dames, aurait ajouté sa grand-mère avec sagrosse voix et son accent berrichon…

– Bonjour ! Maxence Boyer, se présenta-t-il alors en lui tendant sa main libre, je suis votrenouveau voisin. On s’est aperçus hier midi…

À cette mention, le rose qui était monté aux joues de la voisine parut s’accentuer. Elle mit un peude temps à réagir, et il en fut déconcerté. Il se sentit ridicule, la main tendue au bout de son bras ensuspension. C’est une situation d’improvisation classique au théâtre – quoi faire de cette main pourne pas avoir l’air d’un imbécile, comment embrayer sur un autre geste avec le plus de naturelpossible – sauf que là, pour la première fois, il se trouva sans inspiration.

Heureusement, elle se décida enfin et prit cette main qui s’ankylosait.– Armelle Décourt, enchantée…– Désolé, j’ai complètement oublié de vous les rapporter hier comme promis, expliqua-t-il en

tendant cette fois l’ouvre-boîte et le tire-bouchon. J’espère qu’ils ne vous ont pas fait défaut ?– Non, pas du tout… Merci…En règle générale, songea-t-il, c’est maintenant qu’un ange passe… Là encore, une

situation d’improvisation bien classique.Elle saisit les ustensiles et les garda machinalement serrés contre elle, comme une bonne sœur

serre son crucifix, offrant ainsi une image de ferveur incongrue et touchante qui le fit sourire. Elle luisourit alors à son tour et son sourire la métamorphosa. Il y avait quelque chose d’incroyablementgénéreux dans ce sourire, d’incroyablement sincère et dépourvu d’artifice. Son visage en rayonnatellement qu’il en éprouva un petit choc.

En fait, elle est belle, quand sa figure s’anime…– Vous venez de loin ? demanda-t-elle.Elle avait un timbre de voix peu habituel pour une femme, assez grave et légèrement éraillé,

mais qui portait bien et qui était agréable à entendre. Une voix particulière, comme son visage,comme son sourire.

– De Grenoble… Changement d’emploi, ajouta-t-il tout en se traitant intérieurement de crétinpour avoir lancé la discussion sur ce terrain.

Il était peu désireux d’évoquer Cour & Jardin et les raisons qui l’avaient conduit à changerd’activité professionnelle. Même s’il était persuadé d’avoir pris la bonne décision par rapport àLouis, il lui faudrait du temps pour penser à sa compagnie théâtrale sans douleur, comme à un pan deson passé révolu… Car contrairement à Mia, il doutait d’en reprendre un jour la direction et demener avec elle de nouveaux projets.

Heureusement, la voisine ne chercha pas à en savoir plus et partit sur un autre sujet :– C’est un immeuble très calme, vous verrez… Nos voisins communs – elle désigna d’un petit

geste la troisième porte palière – sont des retraités qui vivent la majeure partie de l’année dans leSud. Dans l’arrière-pays niçois, il me semble… Vous connaissiez Lyon, déjà ?

– Le quartier de la Croix-Rousse, un peu, répondit-il, mais le reste de la ville pas du tout. Etvous, vous vivez ici depuis longtemps ?

– Dans cet immeuble, depuis trois ans, mais à Lyon depuis pas mal de temps, oui. J’y suis venueà 18 ans pour faire mes études supérieures…

– Ah…Un court silence s’établit, entrecoupé seulement par le ronflement d’un aspirateur à l’étage au-

dessus. Maxence avait envie de l’entendre encore. Sa voix était vraiment spéciale et il ne s’en lassaitpas – encore le metteur en scène, le théâtreux qui parlait en lui. Il songea à lui demander ce qu’elleavait fait comme études, puis jugea que c’était se montrer bien curieux pour une discussion à peineébauchée et qui ne servait, au fond, qu’à enrober d’un peu de politesse la restitution d’un ouvre-boîte

et d’un tire-bouchon.Il s’apprêtait donc à prendre congé lorsqu’elle reprit :– Au cas où le théâtre vous intéresserait, il y a dans la rue Saint-Georges – c’est la rue juste

derrière l’immeuble – une salle à la programmation vraiment originale… La jauge doit être dequarante personnes, pas plus, et c’est une petite compagnie qui y est en résidence depuis trois ans,mais je trouve qu’ils ont un positionnement par rapport au jeu et au public vraiment inédit. Pas du toutle genre à jouer du Feydeau. Je n’ai rien contre Feydeau ou le théâtre de boulevard, notez… Ce queje veux dire, c’est que cette troupe, par ses choix de textes et de mises en scène, questionne nospréjugés, nos représentations sociales, notre relation à l’Autre et que dans l’im…

– Ça a l’air intéressant, en effet, la coupa-t-il, la gorge serrée.S’il y avait bien une chose dont il n’avait pas envie d’entendre parler en ce moment, c’était

d’une salle de théâtre animée par une « petite compagnie » ! Encore moins pour qu’on en vante lacréativité ! Il fut cependant agréablement surpris de trouver en elle quelqu’un qui avait l’air des’intéresser sincèrement au théâtre et de s’y connaître. Les formulations qu’elle avait employéesn’étaient pas anodines et ne collaient pas du tout avec l’idée qu’il se faisait de quelqu’un qui n’hésitepas à ouvrir sa porte à des inconnus en pyjama.

* * *

Mais qu’est-ce qui lui prenait ? Qu’est-ce que c’était que cette diarrhée verbale ? Qu’est-ce quec’étaient que ces formulations pompeuses ? Pourquoi est-ce qu’elle assommait comme ça un typequ’elle ne connaissait pas, en pontifiant comme un cacique d’université ? « Un positionnementvraiiiment étonnant… Des choix qui questionnent nos préjugés, nos représentations sociaaales,notre relation à l’Auuutre… » L’archétype de la pauvre fille intello qui n’a vraiment rien d’autre àquoi se raccrocher dans la vie !

Il n’y avait d’ailleurs qu’à regarder la tête qu’il faisait, tout à coup, pour comprendre qu’il latrouvait stupide et rasoir au possible, contrairement à ce qu’il venait poliment de lui dire.

Armelle Décourt, mesdames-messieurs, ou l’Art de scier la branche sur laquelle onest assise, et de se casser la gueule en beauté !

Lamentable… Nulle… Grotesque…En revenant du journal, elle ne s’était pas changée et elle avait travaillé tout le reste de l’après-

midi devant son ordinateur en robe de mousseline, prenant garde de ne pas gâter son chignon enfourrageant dans ses cheveux comme elle le faisait parfois sans même s’en rendre compte quand elleréfléchissait. Elle avait gardé en permanence à l’esprit la probabilité que l’un de ses nouveauxvoisins passe lui rendre son tire-bouchon et son ouvre-boîte, puisqu’ils avaient oublié de le faire laveille. Elle voulait vraiment effacer la première impression – calamiteuse, forcément – qu’elle leuravait faite. Et lorsque ça arrivait, que c’était lui qui passait, en plus, voilà qu’elle se répandait enconsidérations imbéciles !

Mais pourquoi est-ce qu’elle se souciait à ce point de ce qu’il pouvait penser d’elle, aprèstout ? Ça n’avait aucune importance : il n’était pas libre ! Et il n’était pas question qu’elle se retrouveà jouer les briseuses de ménage.

Les briseuses de ménage ! N’importe quoi ! Comme si c’était d’actualité…Même s’il avait été libre, ce genre d’homme, ça ne devait pas manquer d’opportunités et ce

n’était certainement pas à des femmes insignifiantes comme elle qu’il s’intéressait.Alors, arrête un peu de faire de l’autoallumage, s’il te plaît…– Excusez-moi…, reprit-elle. Je joue les pédantes et je vous ennuie certainement avec mes

considérations… Vous devez avoir beaucoup à faire, encore, pour vous installer…– Vous ne m’ennuyez pas du tout. Au contraire… C’est juste que…Il s’interrompit, comme s’il avait retenu de justesse une information qu’il jugeait un peu trop

personnelle.– En fait, reprit-il aussitôt, je suis preneur de toutes les informations que vous pourrez me

donner sur le quart…– Sophocle ! Non !Une flèche noire venait de filer devant elle dans les escaliers. Armelle se rendit compte alors

qu’en s’avançant sur le palier pour discuter, elle avait oublié de refermer la porte derrière elle.Plantant là son voisin, elle se précipita derrière son chat comme une furie, l’appelant en hurlant dansles escaliers, encombrée de son ouvre-boîte et de son tire-bouchon. Elle espérait que personnen’avait eu la mauvaise idée de laisser la porte de l’immeuble ouverte. Sophocle méritait pleinementson surnom de grosse limace paresseuse, sauf quand elle baissait la garde avec la porte, ce quin’arrivait pas souvent, heureusement. Saisi d’une énergie subite, il filait jusqu’en bas à toutes pattes.Ce n’était jamais vers les étages supérieurs. Toujours vers la sortie. Vers le danger.

La plupart du temps, elle le récupérait avant la catastrophe, mais par deux fois, il avait pu seglisser à l’extérieur et elle avait eu la frayeur de sa vie. Le quai Fulchiron n’était pas ce qu’onpouvait appeler une petite rue tranquille. Les voitures y circulaient en permanence, et assez vite.

Par bonheur, la porte était fermée. Sophocle eut encore une ou deux minutes de rébellion, luiéchappant comme une anguille chaque fois qu’elle était sur le point de mettre la main sur lui. Aprèslui avoir fait faire cinq fois le tour du petit hall d’entrée, il consentit enfin à se laisser attraper et elleremonta ses quatre étages, serrant contre elle six kilos de poils, de ronronnements et d’ustensiles decuisine.

Le voisin était rentré chez lui.Eh bien, comme ça, au moins, la messe est dite ! S’il s’interrogeait encore sur le fait

d’avoir ou non une voisine folle, maintenant, il n’a plus aucun doute…

* * *

Stupéfiante ! Un film de Blake Edwards à elle toute seule, cette fille !Maxence était resté quelques minutes sur le palier, tendant l’oreille pour suivre le dénouement

de l’affaire, hésitant entre fou rire et compassion. Il avait parfaitement compris la raison del’affolement de la jeune femme : Mia avait perdu comme ça un chat quand elle était petite, et elle enétait restée inconsolable pendant des semaines et des semaines. Elle assurait à qui voulait l’entendrequ’il était inutile de lui en offrir un autre, que son cœur était brisé, qu’elle ne pourrait plus jamaisaimer aucun animal, chat, chien ou lapin nain.

Tip-Top s’était glissé hors de l’appartement, puis de l’immeuble et avait fini sous un autobus.Mia avait 5 ans et lui était déjà à Paris, à cette époque, en première année du Cours Florent. Il setrouvait avec des amis dans un café quand il avait reçu l’appel de sa sœur lui annonçant le drame.

– Plus jamais, Maxou ! Plus jamais… La vie est tellement incertaine…

Elle s’était accrochée un bon bout de temps à l’expression, qu’elle accompagnait d’une mimiquedramatique, mais lorsqu’aux vacances de Pâques de cette année-là, il était rentré à Grenoble avec uneminuscule boule de poils achetée quai de la Mégisserie, le plus jamais avait vite été oublié et lecaractère imprévisible de la vie avait retrouvé de tout son attrait.

Heureusement, songea-t-il. Heureusement que le temps fait son œuvre d’apaisementquelle que soit la blessure, même s’il ne procure pas l’oubli.

Il l’avait fait pour Marylène, qui s’était trouvé un nouveau compagnon de vie. Un jour, sansdoute, le ferait-il aussi pour lui. Mais ce n’était pas encore le moment. Plus important que le désertde sa vie sentimentale, il y avait Louis, cet emménagement à Lyon et son nouveau boulot. Bien sûr, iln’était pas resté chaste, ces dernières années. Deux rencontres, sans véritable suite, ni véritableimportance d’ailleurs, pendant et à l’issue de tournées de la compagnie… Il ne souhaitait pass’engager sérieusement pour l’instant. Pas avec un divorce derrière lui et un petit garçonhypersensible qui apprenait encore à vivre avec des parents séparés…

Pour en revenir à sa voisine, il ne savait que penser d’elle. Il lui trouvait un côté grandeDuduche un peu ridicule, mais il sentait bien qu’il ne fallait pas s’y arrêter. Elle était attendrissanteaussi, même s’il n’aurait su dire précisément ce qui avait suscité en lui, presque d’instinct, cettesympathie un peu protectrice dès qu’elle avait ouvert la porte. Non… Quand elle avait souri… Etpuis quelque chose lui disait qu’ils avaient certainement des goûts communs, du moins en matière dethéâtre, car combien de femmes, dans le monde, sont capables de vous parler avec enthousiasme de« positionnement de jeu inédit par rapport au public » et de « mises en scène qui questionnent nospréjugés et notre relation à l’Autre », quand vous venez simplement leur rendre un tire-bouchon et unouvre-boîte ? Peut-être venait-il de rencontrer la première future amie de sa nouvelle vie…

Bref, il était décidé à poireauter sur le palier pour avoir le fin mot de l’histoire, compatir aubesoin, s’il y avait eu fugue du félin, mais son téléphone portable avait sonné dans sa poche et il étaitrentré chez lui au « coucou, mon papa » de Louis. Il voulait être dans l’intimité pour raconter à sonfils son emménagement, les travaux de peinture de sa chambre et les projets qu’il avait pour tous lesdeux.

5

Dans une comédie romantique américaine, une de ces comédies convenues mais charmantescomme Vous avez un mess@ge, ou The Holiday, les choses se seraient passées trèsdifféremment. Pour commencer, le voisin aurait emménagé seul. Ensuite, Sophocle serait resté biensagement vautré sur le bureau, le derrière collé au ventilateur, et même s’il en avait fait cramerl’ordinateur, le jeu en aurait valu la chandelle. Le coup de l’ouvre-boîte et du tire-bouchon qu’onemprunte et qu’on rapporte, pourquoi pas… Sauf qu’elle aurait dit des choses subtiles, originales, etle voisin, au lieu de profiter lâchement de la fuite d’un chat pour battre en retraite dans sonappartement, en aurait été intrigué et séduit. Il aurait vu en elle une personne à part, et il aurait étésaisi d’une furieuse envie de la connaître mieux. S’en serait alors suivie une série de rencontresfortuites ou habilement provoquées, qui les aurait entraînés doucement dans une histoire d’amour.

Mais elle n’était pas dans une comédie romantique américaine, songea Armelle en se plantantdevant le miroir de sa minuscule entrée, contemplant son visage dans la lumière descendante de la find’après-midi. Elle était dans la vraie vie, et dans la vraie vie, avec elle en tête du casting, le filmfaisait « flop » avant même la fin du générique de départ ! Dommage…

C’était dans des moments comme celui-là qu’elle aurait aimé être Lolita Perez, même si elleavait surmonté depuis longtemps les doutes de son adolescence… Avoir la beauté absolue, être sûrede son physique, de son pouvoir de séduction, même si elle savait parfaitement que tout ce qu’ilpourrait jamais y avoir, entre cet homme et elle, c’étaient des relations de bon voisinage, voire unpeu d’amitié…

Bizarre, sa réaction… Elle se sentait triste à la pensée qu’il était comme un fruit défendu pourelle. Triste et frustrée… Qu’est-ce que ça veut dire ?

Elle se repassait en boucle la scène du palier. Son coup au cœur, quand elle avait ouvert laporte et constaté que c’était lui qui venait lui rendre ses ustensiles et non sa blonde et jolie compagne.Cette montée d’allégresse subite, comme si sa vie entière venait de s’éclairer d’un coup. C’étaitidiot… Elle avait réagi comme si elle attendait quelque chose de cette rencontre, de ce hasard quiavait placé cet homme sur son chemin. Et cette fébrilité stupide, ensuite, qui lui avait fait perdre lespédales ! Au lieu de se montrer naturelle, simple, cordiale, elle était partie dans un bavardageinsipide et ennuyeux. Et pour finir… Le clou ! Une folle furieuse qui vocifère derrière un chat dansune volée d’escaliers ! Ça, ajouté à l’épisode du pyjama…

Elle en aurait pleuré… Ce n’était pourtant pas la vie trépidante qu’elle menait, depuis sa

séparation d’avec Sylvain… Pour une fois qu’il aurait pu se passer quelque chose d’un peuexcitant… Quelque chose qui lui aurait donné un peu d’espoir, qui aurait mis un peu de perspectivedans ses journées…

Tu réagis presque comme si tu avais eu le coup de foudre pour lui ! Mais tu n’as plus15 ans, tu en as 34. Tu n’es plus au lycée, à errer dans les couloirs pour essayer decroiser un garçon de terminale aperçu dans le garage à vélos et qui t’a tapé dans l’œil…

Et pourtant… Il y avait un peu de ça. Sans qu’elle se l’explique, elle voulait intéresser cethomme. Elle voulait qu’il la considère. Elle voulait compter pour lui…

Allez, arrête… Ça vaudra mieux… Va donc t’occuper de ton blog, au moins avec lui, tusais à quoi t’attendre…

Elle alla s’installer à son bureau et se connecta à Sans faux-fuyants, son petit jardin secret.Elle mit en ligne deux comptes rendus de lecture enthousiastes, celui d’un recueil de nouvelles d’unauteur qui n’avait pas les honneurs de la presse nationale, parce qu’édité chez un tout petit éditeur,mais dont l’écriture promettait beaucoup, à son avis, et celui d’un essai sur le théâtre engagé aprèsBrecht, thème qui lui tenait particulièrement à cœur.

Elle en était venue tout à fait par hasard à l’idée de tenir un blog secrètement et parallèlement àsa rubrique papier pour Vivre à Lyon. Un jour qu’elle visitait le site officiel d’un baryton qu’ellevenait d’entendre dans un opéra, une annonce pour une plateforme d’hébergement de blogs s’étaitmise à clignoter en haut de son écran. Elle avait cliqué dessus et parcouru distraitement le déroulé del’annonce.

La marche à suivre avait l’air simple. Elle avait regardé la démonstration, puis, comme elle sesentait d’humeur morose à cause d’un article fadasse qu’elle venait d’envoyer à Jean-Jacques Martin,elle avait fait défiler les différents modèles proposés, pour passer le temps, incapable de se déciderà ouvrir un livre ou sortir faire un tour.

L’idée lui était alors venue d’un coup, et elle s’était étonnée de ne pas l’avoir eue plus tôt.Elle avait passé le reste de la journée à mettre en page son blog, retrouvant peu à peu sa bonne

humeur, se familiarisant avec les commandes, très simples heureusement, essayant tous les fonds,toutes les polices de caractère, pour s’arrêter finalement sur une mise en pages simple et sobre.

Trouver le titre du blog lui avait pris plus longtemps. Elle voulait un nom qui donne d’emblée leton et l’esprit du contenu. Elle avait tourné plusieurs formules dans tous les sens, un instant contentede sa trouvaille, l’instant d’après la jugeant trop attendue ou loufoque. Comme pour la mise en pages,elle avait opté en dernier lieu pour une relative sobriété : après tout, si le contenu plaisait, ce seraitlui qui ferait revenir les lecteurs, non pas un jeu de mots discutable flottant en gros caractères sur lebandeau d’en-tête.

Le succès du blog avait très vite dépassé ses espérances. En fait, elle n’en attendait pas grand-chose – il y avait tant de gens déjà qui se proposaient de parler sur Internet de livres, de pièces dethéâtre, de films ! – et surtout pas une quelconque notoriété. D’abord parce qu’elle signait toujours« Sans faux-fuyants » et ne comptait pas en revendiquer la maternité auprès de ses connaissances,ensuite parce qu’elle l’avait créé un peu comme on tape sur un punching-ball, pour se défouler.C’était pour elle un espace de liberté absolue ; elle y faisait paraître ses critiques sans retenir saplume ni son jugement, sans autre ambition que donner un avis tout personnel parmi les milliersd’avis personnels qui circulaient sur le Net. C’était juste son petit moment de bonheur, de jubilationquotidien.

Parmi les gadgets proposés pour la mise en pages, il y avait un compteur de visites. Elle enavait donc installé un, par curiosité, juste pour savoir si on la lirait. Il s’était mis à tourner enquelques semaines à peine à une vitesse impressionnante. Très vite aussi, comme elle avait laissé àses lecteurs éventuels la possibilité de faire des commentaires, s’était établie entre elle et eux unevéritable correspondance, car elle avait à cœur de répondre à chacun.

Et depuis un mois maintenant, elle recevait sur l’adresse e-mail qu’elle avait adjointe au blogdes demandes très directes d’éditeurs ou d’attachés de presse qui lui proposaient une rémunérationpour écrire des articles sur leurs nouveautés littéraires et les faire paraître sur son blog. Elle s’yrefusait absolument et n’avait jamais voulu communiquer ni son véritable nom, ni son adressepostale. Sans faux-fuyants était le lieu où elle ne se bridait pas, et le libre choix des œuvres ou desspectacles chroniqués, la liberté de ton et d’opinion qu’elle s’y autorisait, étaient justement ce quicontrebalançait et apaisait le malaise qu’elle ressentait par moments dans l’exercice de son travailrémunéré.

Une fois ses deux comptes rendus mis en ligne, elle entreprit de répondre aux commentaires quifaisaient suite à sa chronique de la pièce d’Ibsen. Ce qui lui réchauffait le cœur par-dessus tout,c’était quand ses articles incitaient les gens à lire tel livre ou à aller voir tel spectacle, surtout quandelle avait contribué par ses posts à mettre un instant en lumière ceux et celles que la grosse machinemédiatique laissait dans l’ombre.

Enfin, elle répondit favorablement à une classe de l’Esat, qui l’invitait à venir assister à laprésentation de leur Atelier. Cette présentation était publique et attirait apparemment du monde, cequi lui permettrait de s’y rendre sans avoir à décliner son identité : l’anonymat de celle qui signait« Sans faux-fuyants » serait donc préservé.

* * *

Eh bien, voilà qui explique pas mal de choses…, songea Maxence. Ainsi, sa drôle devoisine était journaliste, spécialisée dans le domaine de la culture, et elle travaillait pour unhebdomadaire lyonnais ? D’où son engouement pour ce petit théâtre et cette troupe en résidence…

Il l’avait interrompue – un peu abruptement d’ailleurs, et il le regrettait – quand elle avaitcommencé à lui en parler, sur le palier, mais il n’avait pu ensuite résister à la tentation d’aller voirde quoi il s’agissait sur Internet. Il avait trouvé rapidement le site de la compagnie en question – LesBaladins du Temps présent – et il était tombé sur trois articles scannés du magazine Vivre à Lyonque la compagnie avait mis en ligne. Tous les trois étaient signés Armelle Décourt. Le dernier, toutrécent, lui laissait penser que l’emploi était toujours d’actualité. Les articles concernaient troisspectacles différents.

Il les lut d’un bout à l’autre attentivement et les trouva fins et fouillés. Ils dénotaient une bonneconnaissance de l’univers du théâtre, tant dans les contraintes et les plaisirs du jeu et de la mise enscène, que dans les textes. Y compris pour les pièces d’auteurs très contemporains.

Pour le peu qu’il avait vu d’elle, cette Armelle Décourt paraissait décidément bien étrange…Pas facile à cerner… Il se demanda ce que pouvait être sa vie. Elle devait lire énormément, sortirbeaucoup au cinéma, à l’opéra, au théâtre, en « service commandé ». Avec qui y allait-elle ? Son nomfigurait seul sous la sonnette ; elle ne vivait donc pas avec un petit ami… Ce qui ne voulait pas direqu’elle n’en avait pas. Elle l’intriguait. Il la sentait assez peu conventionnelle et en même temps pas

sûre d’elle, ce qui la rendait sympathique. Mais il se faisait peut-être des idées. Ce n’était pas parcequ’elle savait parler théâtre qu’il devait projeter sur elle des attentes en lien avec sa propre situation.Si elle vivait à Lyon depuis ses 18 ans – et elle en avait quoi… trente-deux, trente-trois ? –, elledevait avoir des tas d’amis, une vie privée overbookée, ce qui ne laissait guère de place auxnouvelles têtes. Elle n’avait clairement pas besoin de lui, alors que lui-même, fraîchement débarquédans cette ville où il n’avait jamais songé à vivre, était en demande de relations sociales, voired’amitiés.

Désireux d’en lire plus d’elle, il effectua alors une recherche en tapant son nom en mot-clé. Ilarriva aussitôt sur le site de Vivre à Lyon, pour constater que, comme pour la plupart des journaux,les articles ne restaient en ligne qu’un jour ou deux, puis passaient ensuite en accès payant. Il n’yavait de sa voisine que le compte rendu d’Une maison de poupée d’Ibsen, pièce qu’il avait vue àParis quatre mois plus tôt, dans la même mise en scène. Il n’avait pas aimé du tout et plongea dansl’article sans attendre, curieux de savoir ce qu’Armelle en avait pensé.

Il fut déçu par sa lecture. La chronique était vague et restait au bord de l’analyse. On ne sentaitpas Armelle très enthousiasmée par le spectacle, mais elle n’y allait pas franchement, n’assumait passon opinion négative. Elle s’était focalisée du coup sur le décor, qui était certes innovant, audacieuxmême, mais loin de sauver l’ensemble. Il ressentit ce positionnement comme une petite lâcheté, ce quilui gâcha un peu le plaisir qu’il avait eu en découvrant ses trois articles sur le travail de la petitecompagnie.

Allez… Arrête un peu de faire ton censeur, tu veux bien ? Avec le nombre de comptesrendus qu’elle doit fournir par semaine, c’est bien normal que certains soient moins bonsque d’autres ou qu’elle n’ait pas toujours le temps de peaufiner sa formulation…

Il afficha de nouveau la page du Petit Théâtre de la rue Saint-Georges, et cliqua sur quelquesliens vers des blogs afin d’avoir plusieurs avis sur le spectacle en cours. Il comptait occuper sonweek-end à terminer l’installation de la chambre de Louis, à prendre la mesure de son quartier et,pourquoi pas, à découvrir par lui-même si cette compagnie était aussi intéressante dans sa façon de« questionner les préjugés, les représentations sociales et la relation à l’Autre » que sa voisine ledisait. Il nota sur un bout de papier les horaires du samedi soir et du dimanche, puis consulta diversposts. C’est ainsi qu’il arriva sur un blog dont l’une des dernières entrées concernait Une maisonde poupée.

Décidément…L’auteur s’y lâchait complètement et ne mâchait pas ses mots. Mais il n’y avait rien, dans

l’article, qui ne soit, à son avis, vrai et judicieusement analysé. Le blog portait bien son nom, songea-t-il : Sans faux-fuyants.

Il ne le faisait jamais d’ordinaire, mais il laissa un commentaire. Il avait envie de manifester sonapprobation : c’était si rare de lire de véritables articles sur un blog, de véritables analyses. Laplupart des « chroniqueurs » se contentaient le plus souvent de raconter le livre, ou le film, ou lapièce, et pas toujours dans un français des plus fluides.

Ceci fait, il se lança dans le remontage de l’armoire et du lit de Louis.

6

Armelle aimait bien le public du dimanche en journée, dans les petits théâtres. C’était un publicassez éclectique, qu’elle avait toujours beaucoup de plaisir à observer avant le lever de rideau :vieilles dames seules en bleu pâle, familles au grand complet les jours de mauvais temps, étudiantssolitaires, troupes bruyantes et enthousiastes venues soutenir un ami jeune comédien dans son premierone man show… Un public très différent de celui qu’elle côtoyait dans les théâtres plus en vue, à laprogrammation plus spectaculaire et dans lesquels apparaissaient des comédiens plus médiatisés…

Elle arrivait toujours en avance, pour avoir le temps de humer l’atmosphère, de regarder lesgens entrer et s’installer peu à peu. Elle aimait ce bourdonnement qui enflait dans la salle au fur et àmesure que les sièges se remplissaient, puis le silence qui s’abattait d’un coup, lorsque le premiercomédien faisait son entrée en scène. Il y avait quelque chose de moins formel dans les petites salles,de moins guindé, peut-être à cause du peu de moyens des troupes qui s’y produisaient, du décor biensouvent sommaire… Quelque chose de plus chaleureux aussi…

Ce dimanche-là ne dérogeait pas à la règle. Elle était arrivée dès l’ouverture des portes au PetitThéâtre – celui dont elle avait parlé à son nouveau voisin avec cet enthousiasme intempestif etregrettable, justement –, et s’était installée au dernier rang des gradins, dans un coin peu éclairé. LesBaladins du Temps présent, la troupe qui y était en résidence, avaient cette particularité de concevoirles décors de toutes leurs pièces à l’aide de cubes peints dont ils modulaient l’agencement en directsur scène, au fur et à mesure des besoins. Un parti pris dont ils jouaient avec un naturel et uneinventivité qui laissaient toujours Armelle admirative.

Après un rapide coup d’œil à la scène, hérissée cette fois de cubes gris ponctués de carrésjaunes, empilés haut pour figurer une ville – probablement la Grosse Pomme, car la pièce était uneadaptation de la Trilogie new-yorkaise de Paul Auster –, elle se livra à son petit plaisir et reportason attention sur les gens qui entraient.

La salle était déjà presque pleine lorsqu’elle aperçut Maxence Boyer. Il était posté dansl’encadrement de la porte à double battant qui séparait la salle de spectacle du petit hall d’entrée etde la billetterie, et il balayait l’espace du regard, comme s’il cherchait quelqu’un. Durant un instantd’une joie quasi sauvage, Armelle eut la conviction que c’était elle qu’il cherchait et son cœur fit unbond énorme dans sa poitrine. Ce n’était pas si surprenant… Après tout, c’était elle qui lui avaitsignalé l’endroit et qui avait parlé de la troupe avec tant de chaleur… Une vague d’allégresse lasouleva à l’idée que non seulement il l’avait écoutée, mais qu’il avait fait cas de son opinion. Elleavait eu l’impression de l’agacer, l’avant-veille ; de toute évidence, elle s’était trompée. Elle avait

réussi à l’intéresser au Petit Théâtre… Peut-être même avait-elle réussi à l’intéresser un peu à elleaussi… Il était donc plausible qu’il pense la trouver dans la salle. Sauf qu’il ne risquait pas de lavoir, embusquée qu’elle était, de l’autre côté de la cabine de mixage ! Tandis qu’elle, elle pouvaitl’observer tout à loisir. Et ce faisant, elle ressentit de nouveau cette petite douleur, entre frustration etregret, ce tiraillement au niveau du ventre, à l’idée qu’elle n’avait rien à espérer de ce voisinagequ’un échange de menus services, un embryon d’amitié tout au plus…

Elle aurait aimé pouvoir se lever, descendre les gradins pour aller à sa rencontre et le voiraccueillir son apparition avec un sourire heureux qui aurait signifié : « Je n’osais l’espérer, maisc’est exactement ce que j’escomptais en venant ici : tomber sur vous. » Elle aurait aimé qu’il glissealors son bras sous le sien avec une douce possessivité et qu’il l’entraîne dans la travée centrale endisant : « J’arrive un peu tard pour que nous ayons les meilleures places, mais je vois là-haut un petitcoin parfait pour bavarder sans déranger personne. » Elle aurait aimé s’installer à côté de lui dans cepetit coin, sentir son grand corps tout près du sien, sa chaleur, son odeur, tandis qu’il lui auraitmurmuré toutes sortes de choses anodines ou drôles, prétextes à se pencher sur elle, à l’effleurer,l’air de ne pas y penser… Il ne l’aurait pas embrassée, bien sûr, pas cette fois, pas encore, mais ilsauraient su tous les deux que ce n’était que partie remise. Que cette conversation un peu loufoquedans l’obscurité de la salle ne servait qu’à prolonger l’attente… Et que l’attente est si douce, sidélicieusement excitante, quand elle s’accompagne d’un sentiment d’évidence…

Quelque chose de très sensuel se dégageait de lui. Quelque chose dans son allure à la foisnégligée et virile. Quelque chose dans son visage, à l’expression pourtant un peu dure. Sa bouche,peut-être, ou la façon dont ses yeux s’enfonçaient légèrement dans leurs orbites et lui donnaient l’airténébreux en dépit de sa blondeur. Dans ses mains, aussi, ses mains aux doigts longs qu’elle nesentirait jamais sur elle…

Son regard revint à sa bouche, pleine. Une bouche dont on devait très bien sentir la chaleur, lapulpe, la pression sur la peau. Elle essaya d’imaginer la sensation de cette bouche dans le creux deson cou, à la jonction de son épaule, sur ses seins… Elle fut secouée d’un frisson fulgurant, commeune décharge électrique… Elle essaya de deviner, sous son T-shirt, son torse, le dessin de sesmuscles – ce devait être bon d’être blottie contre ce torse-là –, puis son regard descendit au niveaude son ventre et s’égara plus bas, sous la ceinture de son jean.

La plupart des hommes ne lui inspiraient rien, en tout cas aucune pensée de la nature de cellesqui la traversaient tandis qu’elle observait Maxence et qui faisaient naître en elle ce tiraillementdélicieux qui l’amollissait, ce plaisir doux, à le regarder ainsi, tout à son aise, chose que jamais ellen’aurait osé faire, si elle s’était trouvée en face de lui.

En fait, tu le désires ! Comment appeler ce que tu ressens sinon ? Elle s’arrêta uninstant à cette idée, étonnée. Était-ce possible ? Est-ce qu’elle désirait vraiment cet homme qu’elleconnaissait à peine ? Elle avait assez peu d’expérience en la matière en fin de compte, – ou plusexactement une expérience assez peu diversifiée –, ayant eu peu d’amants. Un petit copain au lycée etune brève aventure de vacances l’année du bac, si tant est que l’on puisse appeler « amants » lecamarade de première pressé et maladroit avec qui on a perdu sa virginité et le garçon rencontré aubord de la mer, la première fois qu’on est partie en vacances avec des copines. Ensuite, elle avaitrencontré Sylvain, et durant les nombreuses années de leur vie commune, elle n’avait regardé aucunautre homme…

Du désir… Voilà autre chose… Rien qui ne puisse se surmonter à ce stade, heureusement,

songea-t-elle, parce que le désir, quand il est à sens unique, c’est comme la douleur, il ne faut surtoutpas le laisser s’installer… Ça fait vraiment trop mal sinon.

Alors n’y pense plus, Armelle… Ne rêve pas. N’imagine rien. Parce que, dansl’histoire, il y a aussi une voisine. Tu vois de qui je parle, bien sûr ? Une blonderavissante, un peu enfantine et pas très grande – pas une gigue d’un mètre quatre-vingt-deux, mais le genre de petite chose fragile que les hommes adorent protéger… Deshommes comme le type qui se tient dans l’entrée et qui bloque le passage à tout lemonde…

Une voisine qu’elle s’attendait à voir apparaître d’un instant à l’autre à côté de Maxence. C’étaitprobablement pour l’attendre qu’il restait à l’entrée de la salle. Pas du tout pour la chercher, elle.Encore un scénario stupide qu’elle avait échafaudé à partir de rien, si ce n’est sa propre solitude !Oui, sans doute qu’elle vivait seule depuis trop longtemps, qu’elle était trop enfermée dans les livres,les films, et qu’elle perdait peu à peu la mesure de la réalité… Car enfin, pourquoi serait-il venu authéâtre dans l’intention de la rencontrer ? Elle n’avait fait que lui prêter un ouvre-boîte et un tire-bouchon… Pas de quoi alimenter six cents pages de roman, franchement !

Il se décida à avancer et alla s’installer au troisième rang, où il restait encore deux places– deux places, Armelle… –, et puis le noir se fit dans la salle. Durant les premières minutes de lapièce, elle jeta encore quelques coups d’œil chaque fois que la porte s’ouvrait pour laisser entrer unretardataire. Mais la voisine restait invisible : il semblait bien que Maxence Boyer était venu seul.

Quand la lumière se ralluma dans la salle, au moment de l’entracte, le regard d’Armelle alladirectement chercher du côté du troisième rang, tandis que son cerveau élaborait déjà toute unestratégie pour la rencontre qui ne manquerait pas de se produire. Pas de pyjama. Pas de chat fugueur.Elle était bien décidée à apparaître sous son meilleur profil, cette fois !

Mais le voisin n’était plus là.

* * *

Finalement, ça s’était plutôt bien passé, ce premier lundi de cours… Il n’en avait pas dormi dela nuit, mais la vingtaine d’élèves qui constituaient sa classe lui avait réservé un accueil chaleureux.Maxence leur avait annoncé d’emblée que c’était le premier cours de théâtre qu’il donnait de sa vie,mais il avait aussitôt contrebalancé cette annonce inquiétante en déclinant son pedigree, et lesréactions des élèves avaient été très positives. Ils l’avaient questionné sur Cour & Jardin, lui avaientdemandé quel genre de pièces ou de spectacles il mettait en scène, s’ils avaient déjà été programmésau festival d’Avignon… Toutes sortes de questions qui avaient détendu l’atmosphère, les avaientrassurés sur sa capacité à les conduire jusqu’à leur examen de fin d’année. Ils avaient ensuite partagéle reste de l’après-midi entre des exercices de lecture et des jeux d’improvisation, ce qui leur avaitpermis de finir de s’apprivoiser. Le problème, c’était que d’évoquer si longuement Cour & Jardinavait ravivé en lui une douleur sourde qui ne l’avait plus quitté depuis.

Déjà la veille, au Petit Théâtre, il était parti au bout d’une demi-heure à peine. Non quel’adaptation de la Trilogie new-yorkaise fût mauvaise, mais elle avait provoqué le mêmephénomène qu’avec les élèves : une douleur sourde et tenace, virant à l’oppression, l’avait saisi, àcause des nombreux parallèles qu’il n’avait pu s’empêcher de faire.

Sans compter une petite déconvenue qui ne manquait pas de l’étonner : il avait vaguement espéré

rencontrer sa nouvelle voisine au théâtre et ne l’y voyant pas, il avait été déçu. Ce qui étaitcomplètement idiot. La pièce était à l’affiche depuis plusieurs jours et le resterait un mois encore.Quelle probabilité y avait-il, dans ces conditions, pour qu’elle choisisse précisément ce jour-là pourvenir ? À supposer, en plus, qu’elle ait souhaité voir la pièce… Quelle probabilité y avait-il, d’unefaçon générale, pour qu’une jeune femme qui devait avoir des tas d’amis et crouler sous lesinvitations, compte tenu de son métier, passe son dimanche après-midi toute seule dans une petitesalle de quartier ? La coïncidence aurait relevé d’un sacré coup de chance. Et quelque chose luidisait qu’il avait épuisé tout son crédit d’un coup, en décrochant le remplacement à l’Esat.

Enfin, l’un dans l’autre, il avait quitté le Petit Théâtre avant l’entracte, marché un moment lelong des quais pour essayer de faire passer son malaise, puis il était rentré chez lui. Là, il avaitappelé un de ses anciens professeurs du Cours Florent, avec qui il était resté en contact, pour avoirson avis sur les différents points qu’il comptait aborder avec ses futurs élèves.

En toute fin d’après-midi, il avait entendu sa voisine rentrer chez elle. Il l’avait entendue parlerà ses chats tandis qu’elle déverrouillait sa porte, comme on parle à un petit enfant, et il avait constatéune fois encore à quel point il trouvait sa voix agréable. Plus qu’agréable même. Il aurait bien dit« envoûtante », si ça n’était pas ridicule et grandiloquent. Il s’était demandé quelle était sa vie,comment elle occupait ses journées, à quels moments elle rédigeait ses articles, si elle avaitquelqu’un. Et il s’était étonné de la place qu’elle avait prise dans ses pensées en l’espace de quatrejours, alors qu’il ne l’avait vue que deux fois et dans des circonstances des plus banales…

À la fois désœuvré et tendu, il était ensuite allé faire un tour sur le site de la Ville de Lyon, etavait consulté longuement la rubrique « Les loisirs pour les juniors », en prévision de ses momentsavec Louis. Puis il avait terminé par un petit coup d’œil sur le blog Sans faux-fuyants, qu’il avaitentré dans ses favoris. Ce qu’il en picora ne fit que confirmer l’excellente impression qu’il en avaiteue la première fois et la personne qui le tenait avait répondu par un message très sympathique aucommentaire qu’il avait laissé à propos d’Une maison de poupée. Vu son métier, Armelle Décourtdevait forcément connaître ce blog ; il se promit néanmoins de le lui signaler à la première occasion :un bon prétexte pour engager la conversation et entendre de nouveau sa voix…

7

– Les filles, vous ne traversez pas toutes seules ! Vous m’attendez… Romane ? Tu as entendu ?– Romane, on attend, elle a dit, tatie !– C’est ce que j’allais faire ! Arrête de me commander !– Et toi, recule ! Y a ton pied qui dépasse du trottoir !– C’est même pas vrai !– Si, c’est vrai ! Alors tu recules ! Tatiiiie ! Elle a un pied qui dépasse !– Bon, Margaux, n’en fais pas trop, non plus… Maintenant, donnez-moi la main toutes les deux.

On y va…Ses nièces se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, pas moyen de le dire autrement – même

corps fluet mais vigoureux, même châtain auburn tirant sur le roux, yeux verts presque de la mêmenuance –, pourtant, il n’y avait pas petites filles plus dissemblables de comportement. Mais tout aussiparadoxalement, le comportement était étroitement lié chez elles, en ce sens qu’elles évoluaient demanière opposée, mais toujours en réaction l’une par rapport à l’autre. Depuis quelques semaines, àl’esprit frondeur de Romane, Margaux répondait par un respect presque excessif des règles. L’annéeprécédente, tandis que Romane avait eu du mal à apprendre à nager par peur de l’eau, Margaux avaitbu plus d’une tasse à force de faire la folle à la piscine et de se livrer à toutes sortes d’expériences.

Cette évolution en miroir fascinait Armelle, elle qui avait grandi dans la plus parfaiteindépendance vis-à-vis de sa sœur. Mais les données n’étaient pas les mêmes, puisque Lucile avaithuit ans de plus qu’elle. Un écart d’âge qui avait beaucoup compté durant son enfance et que sonentrée dans l’adolescence avait réduit. Il était insensible à présent, n’étaient leurs situationsrespectives : l’une vivait seule, l’autre était accaparée par un mari et des jumelles de 7 ans.

Armelle adorait s’occuper d’elles et adorait tout autant les voir repartir. Elle les appelait ses« chicouf » : chic, je les ai pour moi toute seule ce week-end ! Ouf ! Enfin seule ! Pour Sophocle etEuripide aussi, Romane et Margaux étaient des chicouf – peut-être même juste des « ouf ». Lucile nemettait plus de poupées dans leur sac de week-end : les deux chats les remplaçaient avantageusement.Sauf que, depuis quelque temps, ils paraissaient moins supporter les robes et les bonnets dont lesjumelles les affublaient, Euripide surtout. Ce qui occasionnait des querelles, les deux filles sedisputant la complaisante placidité de Sophocle.

Elles arrivèrent dans le petit square qui se trouvait juste derrière l’immeuble d’Armelle et cettedernière leur lâcha la main. Romane et Margaux connaissaient les consignes. Elles pouvaient fairetout ce qu’elles voulaient : du toboggan, des balançoires, de la cage à écureuil, se vautrer dans le bac

à sable, mais en aucun cas, elles ne devaient quitter l’aire de jeu, même si leur ballon roulait del’autre côté des barrières.

Elles se précipitèrent sur la cage à écureuil, et bientôt, Romane fut tout en haut, tandis queMargaux faisait le cochon pendu, sous les yeux écarquillés d’un petit garçon, que leur gémellité etleurs prouesses semblaient émerveiller. Dès qu’elles s’en aperçurent, elles se lancèrent dans unenchaînement d’acrobaties, rivalisant d’audace, tout en guettant du coin de l’œil l’effet produit.Trouvant sans doute que l’admiration du garçon n’était pas à la hauteur de leurs efforts, ellesabandonnèrent la cage à écureuil pour la balançoire.

Armelle, qui avait suivi leur petit manège, inquiète, et leur avait recommandé la prudence àplusieurs reprises, alla s’installer sur un banc, rassurée. En ce samedi matin, il n’y avait pas grandmonde et elle jeta un coup d’œil machinal aux autres personnes qui se trouvaient là. Un vieuxmonsieur lisait son journal ; deux dames faisaient visiblement une pause papotage en revenant dumarché, comme en témoignaient leurs caddies de courses remplis, et, en face d’elle, de l’autre côtédu square, un homme, penché en avant, fouillait dans un sac à dos. Le père du petit garçon, songea-t-elle.

Il se redressa et leurs regards se croisèrent.Maxence Boyer !Le cœur d’Armelle fit un bond énorme dans sa poitrine. Il n’avait pas quitté ses pensées de toute

la semaine, mais depuis qu’elle l’avait aperçu au théâtre, le dimanche précédent, elle ne l’avait pascroisé une seule fois, ni dans les escaliers, ni dans le quartier. La veille, vers midi, en rentrant deVivre à Lyon, elle avait rencontré sa nouvelle voisine, en revanche. La jeune femme était en traind’ouvrir sa porte, deux sacs de supermarché accrochés à un bras.

Quand elle l’avait vue, elle s’était dépêchée de poser ses sacs et lui avait tendu la main.– Mia Boyer, avait-elle dit avec un grand sourire. Pardon de ne pas m’être présentée l’autre

jour… Vous avez dû me trouver bien impolie !– Non, pas du tout. Moi-même, j’ai oublié de le faire… Je m’appelle Armelle Décourt.Mia… Quel beau prénom ! avait-elle alors pensé. Cette fille a vraiment tout pour elle !

Boyer, en plus… Ils sont donc mariés…– On dirait qu’on vous attend avec impatience… Vous en avez combien ?Des miaulements tour à tour impérieux et suppliants s’étaient fait entendre derrière la porte, dès

qu’elles s’étaient mises à parler.– Deux… Sophocle et Euripide… Deux matous qui ne sont plus de la première jeunesse…L’annonce des noms de ses chats avait fait glousser la voisine, et elles étaient restées quelques

secondes encore face à face, à se sourire. Puis Mia Boyer avait pris congé en lui souhaitant un bonweek-end et était rentrée chez elle.

À aucun moment, depuis leur emménagement, Armelle n’avait perdu de vue le fait que Maxencen’habitait pas seul, même s’il avait tenu le rôle masculin principal dans quelques histoires qu’elles’était racontées avant de s’endormir. Mais tomber sur elle, ses deux sacs de courses au bras, avaitdonné à cette réalité un relief nouveau. C’était comme si l’inaccessibilité de son voisin s’étaitsubitement matérialisée dans le paquet de céréales au chocolat qui dépassait de l’un des sacs et dansle sachet de petits pains au lait qui dépassait de l’autre.

Elle les avait vus alors, tous les deux, attablés pour le petit déjeuner, dans la complicité etl’intimité du matin, quand les draps sont encore chauds des corps qui ont fait l’amour… Et cette

image lui avait fait mal. En même temps, elle avait parfaitement conscience de l’inanité de saréaction. Il y avait des milliers d’hommes libres à Lyon, elle n’allait quand même pas tomberamoureuse de celui-là ! Ou alors ce serait vraiment trop bête… Heureusement, elle n’avait pas eu letemps de s’y attarder, car elle avait eu beaucoup à faire, ensuite, pour préparer la venue des jumellesque la mère d’Yvan, son beau-frère, lui avait amenées vers 18 heures.

Maxence Boyer parut très étonné de la voir et son regard navigua avec insistance de Margaux etRomane à elle. Puis il lui fit un petit signe de la main, auquel elle répondit, le cœur dans la gorge, etelle crut défaillir quand elle le vit se lever et traverser le square pour venir vers elle.

Il s’arrêta en chemin auprès du petit garçon, lui dit quelque chose tout en désignant du doigt lebanc sur lequel elle se trouvait, puis il la rejoignit.

– Bonjour ! Quelle surprise de vous voir ici ! fit-il dans un sourire si chaleureux qu’Armellesentit le rose lui monter aux joues. Je ne vous imaginais pas du tout mère de famille !

– Je ne le suis pas, ce sont mes nièces… Les filles de ma sœur…, s’empressa-t-elle de ledétromper, tout en songeant que ce qu’il pouvait croire d’elle et de sa situation familiale n’avaitvraiment aucune importance, étant donné qu’elle n’avait rien à attendre de son apparition dans sa vie.

– Et vous… Le petit garçon ? demanda-t-elle, mais elle connaissait déjà la réponse.– C’est Louis, mon fils.Marié et père de famille… Double handicap. Pas pour lui, évidemment. Juste pour les vieilles

filles dont l’imagination a tendance à s’emballer.Joue-la sympa et détachée… C’est tout ce qu’il te reste à faire… Fais la tata cool qui

a arraché de haute lutte un week-end à un emploi du temps archi-rempli, et qui peut biense consacrer à ses nièces de temps en temps parce qu’elle n’a pas – mais vraiment pas –un vide abyssal en guise de vie sentimentale !

– Quel âge il a ?– Sept ans.– Comme Romane et Margaux…– Je peux ? demanda-t-il en montrant le banc.– Bien sûr…Elle s’était installée au milieu et se poussa légèrement sur le côté, pour ne pas obliger Maxence

à s’asseoir trop près d’elle. Elle aurait bien aimé pourtant ! Mais il fallait qu’elle coupe court à toutefantasmagorie : cet homme n’était pas libre ; il n’était pas pour elle.

La veille, au journal, après la réunion de rédaction, Joël lui avait discrètement rappelé sapromesse de l’inviter au restaurant, puisqu’elle n’était pas, en ce moment même, à sa fêted’anniversaire. Il avait suggéré un soir de la semaine suivante, et elle avait accepté, pressée alors dese débarrasser de cet engagement qu’elle regrettait.

Mais à présent, elle se disait que le béguin de Joël pour elle n’était peut-être pas une simauvaise chose. Rien n’avait changé de son côté ; elle le considérait toujours comme un bon copainde boulot avec qui elle avait fait quelques sorties sympas, mais à la lumière des récents événements,elle sentait qu’elle ferait peut-être bien de reconsidérer sa position. En dix malheureux petits jours, etsans même qu’il se soit passé quelque chose de véritablement notoire, Maxence Boyer avait établi unvéritable siège de son esprit – pour ne pas dire de son cœur –, et si elle ne voulait pas capitulerlamentablement comme les Espagnols à Arras, il fallait absolument qu’elle se le sorte de la tête. Car,enfin, elle n’allait tout de même pas passer les semaines et les mois à venir à rêver secrètement à un

homme marié, installé dans sa gentille petite vie de famille ! Un homme, en plus, qui n’étaitcertainement pas en quête d’aventure, pas avec une compagne aussi ravissante… Sans compter que cen’était pas ce qu’elle-même recherchait. Le sexe de 5 à 7 avec quelqu’un qui mène une double vie,non merci !

Voilà pourquoi il était urgentissime qu’elle effectue un virage à cent quatre-vingts degrés pourarrêter de penser à lui sans arrêt, et Joël pourrait alors s’avérer le dérivatif parfait… Après tout, luiaussi était un homme séduisant. Pas du tout à la manière décontractée, un peu brute de décoffrage – etterriblement mâle, à vrai dire ! –, de Maxence, mais son côté précieux, élégant, son savoir-vivre nemanquaient pas de charme. Bien sûr, elle n’oubliait pas toutes les raisons qu’elle avait énumérées àNasrin, qu’elle s’était énumérées à elle-même, pour se persuader que ça ne serait pas une bonne idéed’avoir une liaison avec un collègue de travail… Mais qui sait comment les choses pouvaienttourner, quelles surprises lui réservait encore l’existence…

Le hic, c’était qu’elle ne le désirait pas. Elle l’appréciait, elle avait beaucoup de sympathiepour lui. Objectivement, il était bel homme : grand, mince, les traits fins et réguliers. Mais, autant ledire clairement, toute sa personne ne suscitait aucun émoi sexuel en elle.

Elle se demanda si, malgré cela, elle serait capable de faire l’amour avec lui. Elle essaya des’imaginer en train de l’embrasser… Elle essaya de s’imaginer nue avec lui, les mains de Joël surelle, sa bouche sur sa peau… Rien, pas d’image… Écran vide… Certes, il y avait la mécanique descorps… Sans doute que les caresses de Joël sauraient éveiller ses sens, l’exciter au moment voulu…D’autant qu’elle n’avait pas eu de relations sexuelles depuis trois ans ! Une abstinence qu’elle avaitvécue sans trop de frustration, ce qui était assez surprenant d’ailleurs, car le sexe avec Sylvain, elleavait bien aimé.

Une chose était sûre en tout cas : la proximité de Joël ne l’avait jamais mise dans les transes quil’agitaient en cet instant. Maxence s’était assis à côté d’elle et il n’aurait eu qu’un mot à dire pourqu’elle tombe, toute frémissante, contre sa bouche. Mais ce mot, hélas, il ne le dirait pas…

– J’ai toujours trouvé la gémellité fascinante, reprit-il en désignant les jumelles du menton. Maisj’imagine que pour vous, comme pour tous leurs proches, ça ne veut rien dire et qu’elles sont Romaneet Margaux, point final…

– Non, ne croyez pas ça. Leur gémellité me fascine aussi. Surtout quand la ressemblance atteintce degré. Elles ont une façon d’être ensemble et de se comporter l’une par rapport à l’autre trèsparticulière, et je ne pense pas qu’on trouve un phénomène analogue dans une fratrie ordinaire… Jeveux dire quand on n’a ni jumeau ni jumelle…

– J’imagine… En fait, non, je n’imagine pas, justement, d’où ma curiosité…Un court silence s’installa, pendant lequel ils suivirent des yeux les tentatives d’approche de

Louis. Romane et Margaux étaient revenues à la cage à écureuil et c’était Louis, à présent, quimontrait ce qu’il savait faire. C’était drôle, cette confrontation symbolique, songea Armelle. Commesi les deux parties en présence devaient passer une sorte de test pour se reconnaître semblables ets’adresser enfin la parole.

– C’est un petit garçon bien calme, votre fils, dit-elle, soucieuse de ne pas laisser retomber laconversation. Je ne l’ai pas entendu cette semaine… En ce qui concerne les jumelles, j’ai peur quevous les entendiez un peu trop ce week-end !

– C’est normal que vous ne l’ayez pas entendu. Il n’était pas avec moi.Chez les grands-parents, sans doute, le temps qu’ils déballent les cartons et

aménagent sa chambre…– Je suis allé au Petit Théâtre, dimanche dernier, vous savez ? enchaîna-t-il. Vous avez réussi à

piquer ma curiosité. Les Baladins du Temps présent… Déjà le nom, c’est tout un programme !Ainsi son petit discours avait fait son chemin, finalement… Elle en éprouva une joie

parfaitement disproportionnée.– Et comment vous les avez trouvés ?Elle était curieuse d’entendre ce qu’il allait dire pour expliquer son départ avant l’entracte.– En fait, je ne suis pas resté très longtemps. Ça ne m’arrive jamais d’habitude, mais là, j’ai

quitté la salle au bout d’une demi-heure.– Vous n’avez pas aimé ?– Non… Enfin si… mais peu importe… Ce que je voulais dire, c’est que je suis allé faire un

tour sur leur site. J’ai lu les articles que vous avez écrits sur leurs précédentes créations et…Il s’était complètement tourné vers elle et avait étendu avec nonchalance le bras sur le dossier

du banc, si près d’elle que les deux femmes qui papotaient au-dessus de leurs caddies auraient pucroire qu’il la tenait par les épaules.

– … j’ai beaucoup aimé la façon dont vous en avez parlé.Il avait prononcé sa dernière phrase d’une manière presque tendre, en la regardant dans les

yeux, et durant une fraction de seconde, Armelle se perdit entièrement dans ce regard au bleuincertain, tirant sur le gris ; elle eut l’impression d’être prisonnière du ressac, entraînée, ballottéedans un mélange de sable et d’eau.

– Oh… Eh bien, je…– Papa ! J’ai faim !– Déjà, mon bonhomme ? Mais ce n’est pas encore l’heure du petit goûter du matin !Maxence sortit son téléphone portable de la poche arrière de son jean et consulta l’écran.– Ah, si… Eh bien, va chercher le sac à dos…Louis traversa le square en bondissant comme un cabri et revint près d’eux à pas plus lents,

traînant le sac derrière lui.– Merci, champion !Maxence lui ébouriffa les cheveux – presque blancs à force d’être blonds – avec une douceur et

un naturel qu’Armelle trouva craquants. Louis leva en retour sur lui ses yeux très noirs, et le père etle fils échangèrent un sourire complice.

Même en père de famille, il est sexy !Il ouvrit le sac à dos et en sortit un sachet de petits pains au lait et une tablette de chocolat.Les pains au lait qui dépassaient du sac de courses de la voisine…Le film qu’elle s’était fait de leurs matins changea soudain de scénario. Pourtant, elle ne voyait

pas du tout sa voisine en mère d’un enfant de 7 ans. Elle avait l’air si jeune ! Une petite vingtained’années tout au plus. Ça ne collait pas…

– … leur en proposer ?– Pardon ?– Vos nièces… Est-ce que je peux leur proposer un goûter ?– Oh… euh…Elle n’avait même pas vu que Romane et Margaux avaient abandonné la cage à écureuil et

qu’elles se tenaient debout devant le banc, fixant les pains d’un œil gourmand.

– J’ai pris des biscuits pour elles, mais si elles préfèrent… Qu’est-ce que vous en dites, lesfilles ? Biscuits ou pain au lait et chocolat ?

– Pain-au-lait-et-chocolat ! répondirent-elles avec un ensemble parfait.Tandis que Maxence les servait tour à tour, Romane demanda à Louis :– T’es en quelle classe ?– CE1.– Comme nous ! s’exclama Margaux. Et tu vas où, à l’école ?– À Jean Rostand…– C’est une école privée ? demanda Armelle à Maxence.– Non, publique.– Ah bon ? Je ne vois pas du tout où elle est située dans le quartier.– C’est parce qu’elle n’est pas dans le quartier…– Elle est à côté de chez ma maman, précisa Louis.Oh… ?!– La maman de Louis et moi sommes divorcés, ajouta alors Maxence, de l’air de celui qu’on a

forcé aux confidences.– Ah… C’est… Je…Serait-il possible que les choses ne soient finalement pas ce qu’elle avait imaginé ?Allez, vas-y, Armelle, au point où tu en es, autant en avoir le cœur net !– Pour tout vous dire, fit-elle alors d’une voix qu’elle voulait détachée mais qu’elle plaça trop

haut et qui sonna faux, je trouvais votre compagne bien jeune pour être la maman d’un enfant de7 ans…

– Ma compagne ? répéta-t-il.Il la fixait avec des yeux ahuris, comme si elle venait de s’adresser à lui en dialecte nordique du

haut Moyen Âge.Le cœur aux tempes, Armelle se repassa alors en accéléré le film des derniers jours, cherchant

frénétiquement à quel moment elle s’était trompée. Mais non, pourtant… La jolie blonde qui sonnechez elle pour lui emprunter un tire-bouchon et un ouvre-boîte. « C’est un sacré bazar, là-dedans…On ne retrouve rien… » La jolie blonde qui rentre des courses et qui ouvre la porte avec ses clés…« Mia Boyer… Pardon de ne pas m’être présentée l’autre jour… »

Elle n’y comprenait plus rien !– Oh…, fit-il au bout de quelques instants. Vous voulez parler de Mia ?Oui, c’est exactement ça, Maxence Boyer : je veux parler de Mia…– C’est ma sœur !– Ah, c’est v…Hop ! Hop ! Hop ! On se calme, Armelle ! ON-SE-CAL-ME…Trop tard. Les coins de sa bouche avaient déjà atteint le lobe de ses oreilles.

8

Ils s’étaient donné rendez-vous relativement tôt, ce mercredi soir, à la Brasserie Georges ;pourtant, lorsque Maxence y arriva, le restaurant était déjà plein de monde. Il avança de quelques pasdans la travée centrale et fouilla la grande salle du regard, jusqu’à ce qu’une tête blonde émerge dederrière une banquette et qu’une main fine s’agite dans sa direction.

– Maxou !Maxence indiqua d’un discret hochement de tête à sa sœur qu’il l’avait vue et entreprit de les

rejoindre, Florian et elle, en slalomant entre les serveurs qui couraient d’une table à l’autre, les braschargés de plateaux immenses. Ils s’étaient installés dans le fond de la salle, où, heureusement,constata Maxence, les tables de part et d’autre de la leur n’étaient pas occupées.

Il avait eu un après-midi difficile et aurait préféré rentrer directement chez lui en sortant del’Esat, mais il avait promis à Mia et Florian cette invitation et il ne voulait pas la différer pluslongtemps.

Le restaurant ne manquait pas de charme, il fallait le reconnaître, avec son style Arts déco, sesbanquettes de cuir qui compartimentaient la salle, ses grands miroirs et son exposition d’anciennescuves de brasserie rutilantes. Mia lui avait parlé de l’endroit comme d’une « véritable institution » ;il comprenait mieux pourquoi.

Lorsqu’il arriva près d’eux, Florian se leva pour lui serrer la main. Maxence constata une foisencore qu’il avait une poigne franche et solide, signe selon lui d’un tempérament tout aussi franc etsolide. Ce qu’il trouvait rassurant. Mia avait beau aller sur ses 21 ans, elle restait toujours la petitesœur et lui le grand frère qui se devait de veiller sur elle.

– Salut, Maxence…– Salut, Florian. Ça va ?– Figure-toi que cette brasserie détient le record mondial de la plus grosse choucroute servie en

une seule fois : une tonne et demie ! lui apprit Mia en guise de bonjour, tout en lui envoyant un baiserdu bout des doigts. Tu imagines, Maxou ? Homologuée au Guinness des records, s’il te plaît…

Son air extatique, tandis qu’elle annonçait ça, aurait pu laisser penser à tout autre que lui qu’elleétait personnellement impliquée dans cet exploit. Il se mit à rire. C’était tellement Mia ! Ellemémorisait, il ne savait comment, une quantité impressionnante d’informations parfaitement inutiles,dont lui-même n’aurait jamais eu l’idée de s’encombrer la cervelle.

– Et devine quoi ? On est à la table 35 !Elle passa les mains sur la nappe blanche, la caressant avec ferveur, puis se laissa aller contre

le dossier de la banquette avec un long soupir de contentement.– Table 35…, répéta Maxence. Waouh… Chouette…– Sartre a mangé à cette table, Maxou !Là ! Qu’est-ce qu’il disait !– Et… ?– Et rien. Il y a mangé, c’est tout. Ça ne te fait pas quelque chose de le savoir ? Si on te disait…

je ne sais pas, moi, que Dullin ou Jouvet se sont assis sur le siège où tu vas t’asseoir, tu ne serais pasému ?

– Bof…, la taquina-t-il.– Oh, tu m’agaces, tiens ! Allez, installe-toi donc et raconte-nous tout… Comment ça s’est passé,

ce week-end, avec Louis ?Maxence allait répondre, mais un serveur s’approcha d’eux et leur tendit des cartes. Ils s’y

plongèrent aussitôt tous les trois, puis, après un long moment, optèrent simplement pour la suggestionde la semaine : des choucroutes royales accompagnées d’une bouteille de riesling.

– Alors ? Comment il a trouvé sa chambre ? insista Mia lorsque le serveur eut pris leurcommande.

– Bien… Bien… Il en est très content… Et ton idée de peindre la porte avec une peinture pourtableau noir… géniale, vraiment ! On a joué à Pictomania dessus.

Mia afficha un air triomphant de petite fille qui a réussi tous les enchaînements à la corde àsauter.

– Je t’avais dit que ça lui plairait ! J’en étais sûre ! Et Marylène… qu’est-ce qu’elle a pensé del’appart ?

– Comme prévu, elle a ouvert toutes les portes et regardé dans tous les placards ! Heureusementque tu as pu me faire les courses, vendredi, avant qu’elle arrive ! Je les aurais faites après avecLouis, de toute façon, mais comme ça, elle a pu constater qu’il avait ses céréales préférées, sesyaourts, ses petits pains au lait pour son goû…

– Pardon, messieurs-dame… Attention, les assiettes sont très chaudes…Le serveur posa deux énormes assiettes devant Florian et Mia qui jeta un regard exorbité sur la

montagne de saucisses, de chou et de pommes de terre qui fumait devant elle, en s’écriant qu’elle neréussirait jamais à tout manger. Mais comme d’habitude, elle mangerait tout. À croire qu’elle brûlaitles calories avant même que la nourriture ne parvienne à sa bouche !

– Enfin, bref, conclut Maxence lorsque le serveur fut revenu avec la dernière assiette puisreparti, elle a trouvé l’appart très sympa, très clair, et avec le coup des placards pleins, je pense quej’ai marqué pas mal de points.

– Elle va te laisser Louis plus souvent alors ?– Ce n’est pas encore fait, Mia, mais j’y travaille…– Ça va marcher, Maxou ! Tu verras…Il aurait aimé avoir la même certitude, mais il comprenait Marylène. Malgré tout l’amour qu’il

avait pour Louis, il était conscient d’avoir fait passer de nombreuses fois Cour & Jardin avant lui,sachant qu’il pouvait compter sur ses parents. Et au bout du compte, il le leur avait confié bien plussouvent et plus longtemps qu’il n’aurait dû. Louis n’était pas malheureux chez ses grands-parents,cela dit, mais Maxence reconnaissait que, vu de l’extérieur – a fortiori à travers les yeux d’une ex-femme que ses multiples absences avaient conduite à se consoler ailleurs –, ça ne donnait pas de lui

l’image d’un père très assidu.– Et vous, les cours, ça va ? demanda-t-il un peu abruptement, désireux que la conversation

s’engage sur un autre terrain que sa vie privée. En plein examen, non ?Florian avait beau être un garçon sympathique, ils se connaissaient à peine, et Maxence n’avait

pas envie d’étaler devant lui ses déboires conjugaux, ni les relations tendues qu’il entretenait avecMarylène dès qu’il s’agissait de Louis. Mia parut le comprendre et, gênée sans doute d’avoir lancé lesujet, lui adressa un petit sourire contrit.

– Oui, on a déjà passé philo générale, morale et politique, anglais…, répondit Florian, quin’avait guère pu parler jusque-là. Il nous reste esthétique, philo antique et le projet perso…

– Et ça s’est bien passé ?Posant la question, Maxence se rendit compte que dans les jours précédents, il n’avait à aucun

moment questionné Mia sur ses révisions ni sur ses épreuves écrites, obnubilé qu’il était par leschangements dans sa propre vie. Il se sentit coupable, d’autant que Mia lui avait consacré beaucoupde temps depuis qu’il avait emménagé.

– Pas trop mal pour moi, répondit Mia en attaquant gaillardement sa choucroute. Sauf peut-êtreen morale et politique…

– Et toi, Flor…La sonnerie du portable de Florian l’interrompit. Ce dernier sortit prestement son téléphone de

la poche de son jean, consulta l’identité de son correspondant et se leva.– Excusez-moi, mais il faut que je prenne cet appel…– Son père s’est fait opérer d’une hernie discale aujourd’hui, lui expliqua Mia en suivant

Florian du regard, tandis qu’il gagnait la porte du restaurant.– Ah…– Et tes cours, Maxou ? Toujours content ? Ooooh ! C’est une tuerie, des pommes de terre aussi

fondantes ! Comment ça se fait que les miennes soient toujours trop dures ou explosées en purée ?– Question de cuisson, indiqua Maxence tout en triant dans son assiette les pommes de terre et

les saucisses d’un côté, le chou – qu’il n’aimait pas – de l’autre.Ce faisant, il se demandait s’il devait lui parler de son après-midi. Il avait jusqu’alors fait

travailler ses élèves sur des exercices, des lectures, des improvisations et quelques courtes scènesd’auteurs classiques et contemporains, mais ce jour-là, il s’était assis côté public et leur avaitdemandé de lui montrer où ils en étaient de leur Atelier. Il voulait se rendre compte de la mise enscène, de ce qu’ils avaient eu le temps de faire avec son prédécesseur. Comme comédien et metteuren scène, il était plutôt adepte d’un jeu sobre et naturaliste, façon Actors Studio, alors que soncollègue avait orienté les élèves du côté du jeu de masque : déplacements, gestes et postures outrés,soulignant inutilement le texte, le desservant même par instants. Il en avait été atterré.

Il décida finalement de taire sa déconvenue et l’inquiétude qui le rongeait depuis qu’il était sortide cours : il n’était pas certain de pouvoir diriger efficacement ses élèves en suivant les choix demise en scène de leur précédent professeur. Or, la réussite à l’examen de fin d’année de sa classeétait primordiale s’il voulait prouver qu’il avait sa place en tant qu’enseignant au sein de l’Esat.

– Les cours, ça va…, répondit-il à Mia dont le petit visage était si familièrement tendu vers lui.Elle attendait visiblement qu’il développe, sa fourchette en l’air, mais il n’en avait pas envie.

En dire plus l’aurait obligé à détailler les enjeux de ce nouveau travail et à revenir sur les raisons quil’avaient conduit à changer de vie, et il ne sentait pas qu’il pourrait le faire sereinement. Cette

renonciation à diriger Cour & jardin, même si elle s’accompagnait d’une contrepartie qu’il espéraitpositive, resterait encore longtemps une plaie suppurante.

– Tu n’es pas très loquace, dis donc !– C’est juste que je suis fatigué…Il but une longue gorgée de vin et reprit, changeant de nouveau de sujet :– Devine quoi… J’ai rencontré ma nouvelle voisine au square, samedi matin. J’y étais avec

Louis et elle avec ses nièces. Des jumelles. Du même âge que Louis.– Cool ! Et alors ?– Alors, on a un peu discuté. C’était sympa. Rien à voir avec la grande Duduche en pyjama qui

nous a ouvert le premier jour… Elle croyait que tu étais ma compagne !– Humpff…, fit Mia en s’étouffant à demi avec son riesling. Tu l’as détrompée, j’espère ? Je

l’ai croisée, vendredi midi, quand je te rapportais les courses… Pas mal, en fait…– Le riesling, c’est un peu quitte ou double, mais je suis d’accord avec toi, celui-ci n’est pas

mal.– Je parlais de ta voisine, Maxou ! Je trouve que sans pyjama et avec les cheveux coiffés, elle

est plutôt jolie finalement. Et elle a un très beau sourire, ce qui ne gâte rien…– Un sourire magnifique même ! C’est d’ailleurs étonnant à quel point ça la transforme. Non

qu’elle soit laide sinon, mais…– Non qu’elle soit laide, en effet, le singea Mia, appuyant ses paroles d’un regard malicieux.– Je connais ce regard ! Mais ne va pas t’imaginer des choses ! la prévint-il.– Je n’imagine rien, j’écoute seulement ce que tu me dis…, le détrompa-t-elle en le gratifiant

d’un regard faussement candide qui signifiait qu’au contraire, son imagination traversait déjà lesplaines du Far West au grand galop.

– Non, non, non… Ça ne marche pas comme ça, Mia. J’ai établi la liste de mes priorités pourma nouvelle vie lyonnaise, et draguer ma voisine n’en fait pas partie… Il n’y a pas de place pour uneliaison dans mon emploi du temps. Pas avant longtemps du moins… La partie à jouer est bien tropserrée, entre Marylène et l’Esat. J’aurais trop à perdre sinon.

– Mais qui te parle de liaison ? Tout de suite les grands mots ! Je te parle de bon voisinage, decopinage… Elle a des nièces de l’âge de Louis, tu dis ?

– Oui, et j’ai cru comprendre qu’elle les garde assez souvent.– Eh bien, voilà !– Voilà quoi ?– Dis, Maxou, ne te fais pas plus con que tu n’es, tu veux bien ? Tu as Louis un week-end sur

deux, elle ses nièces, souvent à ce que tu me dis, et on va vers l’été… Vous pourriez les emmener auparc ensemble, pour commencer… Il y a des manèges, de la pêche à la ligne, des jeux… Et puis,vous pourriez y pique-niquer de temps en temps aussi…

– Pour commencer ? souligna Maxence, amusé. Et pour finir, tu envisages les chosescomment ?

– Oh, ça va ! Je dis juste que tu es seul, elle aussi…– Ça, on n’en sait rien. Ce n’est pas parce qu’il n’y a qu’un seul nom sur sa porte…– D’accord… D’accord… Rien ne nous dit qu’elle n’a pas un petit ami quelque part, en effet.

Mais tant que tu n’as pas la réponse, rien ne t’empêche de lui proposer quelques sorties, en voisins…Tu seras vite fixé, de toute façon. Et si elle s’avère célibataire, poursuivit-elle avec un sourire de

provocation, rien ne vous empêchera, plus tard, « entre adultes consentants » comme on dit, non pasd’avoir une liaison, mais de passer un peu de bon temps ensemble…

– Tu ne trouves pas que tu vas un peu vite en besogne, là ? Qu’est-ce qui te fais croire qu’ellem’intéresse, ou que moi, je l’intéresse ?

– Elle t’intéresse, Maxou ?– Je ne sais pas encore… C’est vrai que c’était très sympa, ce week-end, parce qu’il y a un truc

que je ne t’ai pas encore dit… Après la matinée au square, on a justement décid…– Excusez-moi encore, le coupa Florian, qui revenait et se glissait à sa place, mais mon père

s’est fait opérer aujourd’hui et…– Oui, Mia m’a expliqué. Il va bien ?– Comme on peut aller après une anesthésie générale, mais oui…– Ta choucroute doit être froide. On va demander qu’ils te la réchauffent…Tandis qu’elle interpellait un serveur, Maxence repensa au sourire qu’Armelle avait eu quand il

lui avait appris que Mia était sa sœur. À ce sourire transporté – oui, véritablement transporté –qu’elle n’avait pu retenir et qu’il avait lui-même reçu en pleine figure comme une violente bouffée degaz euphorisant. Quatre jours après, il en était encore tout retourné. Mais il refusait de s’y attarder, demettre des mots sur ce qu’il avait ressenti. S’en tenir à ses priorités. Point barre.

Plus facile à dire qu’à faire cependant, alors que Louis n’avait cessé de parler des jumelleslorsqu’ils s’étaient retrouvés en tête à tête tous les deux, et qu’il lui en parlait depuis chaque foisqu’il l’avait au téléphone. De toute évidence, elles lui avaient fait grande impression. Louis n’étaitpas spécialement timide ni renfermé, mais il fallait reconnaître que le divorce, ajouté à sonemménagement à Lyon avec Marylène, au changement d’école et au fait qu’il ne voyait plus autant sesgrands-parents paternels l’avaient beaucoup perturbé. Il était devenu plus secret, parlait moins. AussiMaxence avait-il été heureux de constater, après le goûter partagé, que la glace s’était brisée sansproblème entre Louis et les jumelles et que la matinée au square s’était terminée dans des rires sur letoboggan.

Devant une si belle entente, il avait proposé qu’ils se retrouvent le lendemain après-midi aumusée des Marionnettes. Armelle ne s’était pas fait prier pour accepter, et même s’ils avaient assezpeu parlé entre eux, tout occupés qu’ils étaient à répondre aux questions et aux « Regarde ! Maisregaaarde ! » des petits, ils avaient passé une heure des plus agréables et il était rentré chez lui lemoral gonflé à bloc, tout à fait certain d’avoir rencontré en la personne de sa singulière voisine unefuture amie de qualité. Et de nouveaux amis, à Lyon, il en avait cruellement besoin. Alors Mia avaitpeut-être raison : quelques sorties, en voisins, pourquoi pas.

Il s’empressa de faire taire dans sa tête la petite voix facétieuse qui ajoutait : pourcommencer…

9

– Je suis complètement en train de craquer sur lui, Nas ! Et encore, je dis « craquer » pour nepas dire que j’ai eu le coup de foudre !

– Et alors ? Où est le problème ?Les choses étaient toujours si simples avec Nasrin ! À croire qu’elle ne vivait pas dans la même

galaxie.– Où est le problème ? Eh bien, dans le fait qu’il a emménagé en face de chez moi il y a à peine

dix jours, pour commencer, et que je ne l’ai vu que quatre fois en tout et pour tout ! Et il faut voir lesquatre fois en question ! Les deux premières, je me suis ridiculisée ; les autres, on était tous les deuxdéguisés, lui en gentil papa, moi en gentille tata…

– Je répète : où est le problème ?Nasrin l’avait trouvée tellement abattue au téléphone qu’elle était aussitôt passée chez elle et

l’avait traînée par la peau du cou dans un hammam, en décrétant qu’un bon bain de vapeur et ungommage de peau en règle dans des senteurs de rose et de jasmin lui videraient la tête etremplaceraient ses idées noires par des rêves colorés de jardins arabo-andalous et de beauxténébreux, princes du désert.

En fait, de beaux ténébreux, à peine s’étaient-elles retrouvées en petites culottes dans la grandesalle qu’elle s’était répandue en confidences sur ses émois et ses doutes depuis que son blond voisinavait emménagé. Et ça durait depuis une heure maintenant.

Après le « C’est ma sœur » de Maxence au square, elle avait passé le reste du week-end avecl’impression de flotter à cinquante centimètres du sol. Une bouffée d’allégresse phénoménale s’étaitemparée d’elle et l’avait tenue en apesanteur, comme montée sur coussins d’air. Les douze travauxd’Hercule n’étaient rien – absolument rien – en comparaison de ce qu’elle aurait été capabled’entreprendre, tant elle se sentait d’énergie, de force mentale, d’espoir diffus en un avenir dont lescontours restaient encore indéterminés, mais auréolés de petites nuées bleues et roses. Surtoutlorsque Maxence avait proposé qu’ils se retrouvent le dimanche au musée des Marionnettes avec lesenfants.

Oh, il ne s’était rien passé de fondamental durant cet après-midi-là, car chacun d’eux était dansson rôle « de gentil papa et de gentille tata » comme elle venait de le dire à Nasrin, et ils n’avaientguère pu discuter de manière à mieux se connaître. Mais elle avait bien conscience que sans laprésence des jumelles et son rôle de « gentille tata », rien de ce qui s’était passé ce week-end neserait advenu. Maxence Boyer en serait resté, pour de nombreuses semaines encore, voire pour

toujours, à : « Ma voisine est carrément jetée. »Et puis la semaine avait repris son cours ordinaire, et ses vieux démons l’avaient rattrapée. Il y

avait longtemps, pourtant, qu’ils n’étaient pas venus la tirer par les pieds. Même quand Sylvain luiavait annoncé qu’il avait quelqu’un d’autre, elle y avait échappé. Elle était trop en colère, alors, pourleur laisser la moindre prise sur elle. Mais cette fois, sans qu’elle sache pourquoi, toutes les LolitaPerez de par le monde, toutes les poupées charmantes et fragiles au regard papillonnant s’étaientliguées pour venir lui chuchoter à l’oreille qu’avec un homme comme Maxence, elle n’avait aucunechance. Oh, ça… Pour quelqu’un qui venait d’emménager dans une grande ville où il n’avait aucuneattache à part sa petite sœur et son fils un week-end sur deux, sûr qu’une voisine implantée à Lyondepuis longtemps, dotée de surcroît de deux nièces du même âge que le fils en question, faisait uneconnaissance – voire une amie – bienvenue dans les premiers temps… Mais après ? Quand il auraittrouvé ses marques ? Quand il se serait créé son propre réseau de relations ?

Plus la semaine avait avancé, plus ce dernier scénario lui était apparu comme le plus probable,et lorsque Nasrin l’avait appelée, un peu plus tôt ce mercredi, elle l’avait trouvée au creux de lavague.

Il y avait très peu de femmes à cette heure, et elles avaient pu s’installer sous une arcade, àl’abri des oreilles indiscrètes.

– Tu sais ce que je crois, Nas ? C’est qu’au bout de trois ans d’abstinence, je suis bien plus enmanque que je ne le crois, et que je fais une fixette sur le premier type un peu mignon qui se montresympa avec moi, alors que si ça se trouve, lui ou un autre…

– Faux ! Si ce n’était qu’une question de ramonage de fondement, tu n’aurais pas tenu Joël àdistance.

– Tu es d’humeur bien poétique ce soir, dis-moi ! C’est l’endroit qui t’inspire ces métaphores sidélicates ?

Nasrin retint un sourire.– Ce que je veux dire, c’est que Maxence te plaît pour ce qu’il est, pas pour une histoire

d’abstinence prolongée. Mais une fois encore, où-est-le-pro-blè-me-A-rmelle ? J’entends que turedeviens vivante et je dis bravo ! En plus, la jolie blonde que tu prenais pour sa femme se révèleêtre sa sœur. Que demande le peuple, bon sang ? Tu as l’impression qu’il a quelqu’un ?

Il y avait quelque chose d’incongru à mener cette discussion dans ce décor des mille et une nuitsde film de série B. Et pourtant, Armelle se sentait bien dans cette ambiance feutrée, cette humiditétiède et parfumée, avec, en fond sonore, le clapotis de l’eau qui coulait des fontaines et les murmuresqui fusaient à travers la vapeur. C’était rassurant, cette atmosphère exclusivement féminine, où lesvoix étaient basses, posées, les gestes lents et gracieux. Où un rire, parfois, fusait…

– Aucune idée…, répondit-elle en faisant couler lentement une coupelle d’eau chaude sur sesépaules. Pas à Lyon en tout cas. Je pense que je l’aurais vue, sinon. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’apersonne. C’est peut-être quelqu’un qu’il voit peu, ou qui est en déplacement professionnel en cemoment…

– Ben voyons ! C’est peut-être aussi une astronaute qui suit un programme intensif pour aller surla lune, ce qui explique pourquoi tu ne l’as pas encore croisée sur le palier !

Il y avait beaucoup de choses qu’elle appréciait chez Nasrin, mais ce qu’elle aimait toutparticulièrement, c’était sa façon de dire sans détour ce qu’elle pensait et la manière affectueuse– mais sans concession – dont elle la houspillait, quand son moral avait la fâcheuse tendance à foncer

en piqué, droit sur ses chaussettes.– Arrête un peu, Armelle, tu veux bien ? Ne te pose donc pas tant de questions, fonce ! Ce type

te plaît ? Teste le terrain, l’air de rien… Je ne sais pas, moi… Tu as toujours des invits pour deuxavec le boulot. Propose-lui de t’accompagner quelque part… Tu as quoi en magasin en ce moment ?

– Ben, j’ai l’expo « Métissages », au musée Saint-Pierre…La mimique avec laquelle Nasrin accueillit sa réponse fut éloquente.– Expo, plein jour, debout… Laisse tomber… Tu n’as pas un théâtre ou un concert ? Un truc

avec du noir et des fauteuils moelleux ?Armelle ne put retenir un gloussement qui parut résonner dans la salle. Gênée, elle jeta un coup

d’œil à la ronde pour s’assurer que personne n’avait les yeux braqués sur elles.– Sérieusement, Nas…, reprit-elle en baissant légèrement la voix. C’est un père de famille, pas

un ado boutonneux qui emmène sa copine au cinéma pour pouvoir la peloter tranquillement dans lenoir !

– Ça reste un mec…Nouveau gloussement. Nouveau regard alentour.– Qu’est-ce que tu connais aux mecs, toi qui préfères les filles ?– Question sexe, tu veux dire ? Rien, je te l’accorde, mais je te rappelle que j’ai grandi avec

quatre frangins… Je te conseille juste de bien choisir les circonstances de votre prochain tête-à-tête.S’il n’est pas intéressé au-delà d’une relation de bon voisinage, tu sauras très vite à quoi t’en tenir…Et s’il est intéressé, tu lui faciliteras la mise en œuvre.

– Arrête ! J’ai l’impression qu’on est deux filles de troisième en train de pister un garçon dansles couloirs du collège ! Je vais passer pour quoi, moi, à avoir l’air d’attendre qu’il m’embrasse dansune salle noire, comme si on avait 14 ans !

– Ouais, bon… Tu as peut-être raison… Une expo, c’est mieux pour commencer, c’est moinsambigu… Mais par pitié, trouve d’autres trucs que le square et le musée des Marionnettes ! Parce quejouer aux nounous ensemble, c’est peut-être sympa, mais ça limite sacrément les possibilités, tu enconviendras… Et puis, il ne faudrait pas que ça vire au syndrome Arlington Park, votre affaire…

– Arlington quoi ?– Arlington Park. C’est le titre d’un bouquin qui raconte le quotidien de mères au foyer mariées

avec des cadres super-supérieurs et qui s’emmerdent à longueur de journée autour de relationssociales codifiées et entretenues uniquement parce que les enfants sont ensemble à l’école…

– Hum ! Ça fait envie !– On est bien d’accord… Tiens, je vois que la place est libre pour le gommage… Vas-y la

première…Armelle se leva et se dirigea vers une alcôve ouverte sur la grande salle. Là, une dame assez

âgée, le visage et les mains entièrement recouverts d’arabesques dessinées au henné, l’accueillit avecun chaleureux sourire et lui fit signe de s’étendre au sol sur un matelas. S’asseyant près d’elle entailleur, elle entreprit alors de lui frotter le corps à l’aide d’une pâte épaisse et fortement parfumée,avec une énergie surprenante pour son âge et son gabarit.

En quelques minutes, Armelle se retrouva la peau cuisante, écarlate et parsemée de petitesboulettes de squames grisâtres, comme si elle ne s’était pas lavée depuis dix ans. C’était la premièrefois qu’elle venait au hammam et il y avait quelque chose d’un peu traumatisant dans cette séance derécurage en public ou quasi. Mais les femmes qui se trouvaient à proximité lui accordaient si peu

d’importance et avaient l’air, surtout, de trouver cette pratique si anodine et naturelle qu’Armellefinit par ne plus y songer. Elle ferma les yeux et s’abandonna entièrement aux mains vigoureuses quis’appliquaient à lui faire une peau toute pure et toute douce.

Ce qu’elle retenait de sa conversation un peu infantile avec Nasrin, c’était qu’elle n’était plusune enfant, justement, et que les petits jeux de cache-cache et les stratégies adolescentes n’étaientplus de mise à son âge ni à celui de son voisin. Cela dit, elle n’était pas non plus une bimbodébordant de confiance en elle pour se livrer à des petits tests de séduction ; alors autant ne pas créerde situations tendancieuses. Ça lui éviterait un atterrissage douloureux.

Les jumelles et Louis s’entendaient bien ? Qu’à cela ne tienne… Elle allait réfléchir à quelquessorties et activités possibles pour le prochain week-end où Maxence aurait son fils, tout ens’arrangeant pour avoir elle-même Romane et Margaux sur une journée au moins, et elle leurproposerait de se joindre à elles. N’en déplaise à Nasrin, le syndrome Arlington Park leur avait assezbien réussi le week-end précédent et, pour le moment, elle ne se sentait pas assez sûre d’elle ni de ceque Maxence pensait d’elle pour oser autre chose. Autre chose de plus direct. De plus explicite.

Sa séance de gommage terminée, elle alla s’installer sur un des transats de la salle de relaxationpour y attendre Nasrin.

Oui, ne rien précipiter… Elle voyait deux avantages à cela : si Maxence ne s’intéressait pas àelle, du moins pas comme elle aimerait qu’il s’intéresse à elle, elle éviterait ainsi l’humiliation dedévoiler ses batteries sans réciprocité. Et s’il en venait peu à peu à s’intéresser à elle, en laconnaissant mieux, c’était tout aussi bien. Oui, elle aimait bien l’idée que les choses se fassentprogressivement, à petites avancées qui donnent d’excitants coups au cœur et font monter la pressionen douceur.

Alors inviter de temps en temps Louis à jouer avec les jumelles chez elle ou les inviter tous lesdeux à partager certaines de leurs sorties, surtout avec les beaux jours qui s’installaient durablement,c’était une bonne technique de camouflage, une façon de se familiariser l’un avec l’autre, de créer unlien – quel qu’il soit dans un premier temps… Elle savait que ses atouts, en tant que femme, n’étaientpas flagrants au premier abord. Qu’elle « gagnait à être connue », comme on dit, n’ayant pas cetteaisance, cette assurance avec les hommes qu’ont souvent les femmes très belles, ni le moindresavoir-faire en matière de séduction programmée…

* * *

Dans la série « le hasard fait bien les choses », le surlendemain, en arrivant à Vivre à Lyonpour la réunion de rédaction hebdomadaire, Armelle trouva sur son bureau deux invitations pour deuxpersonnes d’une petite salle du quartier Saint-Jean qui consacrait sa programmation aux spectaclespour enfants. C’était une salle qu’elle connaissait bien, dont elle avait chroniqué favorablementplusieurs créations. Depuis que le directeur l’y avait vue avec Romane et Margaux, il était attentif àlui faire parvenir, à chaque changement d’affiche, non pas une mais deux invitations pour deux, afinqu’elle puisse venir aux premières accompagnée de ses nièces si elle le souhaitait.

Il s’agissait, cette fois, de contes amérindiens mis en voix et en espace par une conteuse, unecomédienne et un musicien.

Parfait !Elle appela aussitôt pour confirmer sa présence le dimanche de la semaine suivante et réserver

une place supplémentaire, qu’elle paierait, précisa-t-elle. On lui répondit qu’il n’en était pas questionet qu’on se ferait un plaisir de lui offrir également cette cinquième place.

Elle n’était pas du tout certaine que Maxence et Louis seraient disponibles, mais elle préféraits’assurer des réservations, quitte à n’y venir qu’avec les jumelles plutôt que de voir le projet faire unflop pour une malheureuse place manquante.

Elle passa la réunion sur un petit nuage, ignorant délibérément les regards goguenards que luilançait Nasrin, qui avait suivi de loin ses tractations au téléphone. Le spectacle débutant à 15 heureset durant quatre-vingt-dix minutes, elle se voyait déjà installée à la terrasse d’un café ensuite. Lesenfants mangeraient une glace en bavardant bruyamment, et Maxence et elle siroteraient un jus defruits en parlant de tout et de rien, la véritable communication s’établissant dans le non-verbal : lessourires, les regards qui s’accrochent un instant, se détournent, puis se reprennent, les frôlementspeut-être…

Elle se rendit compte un peu tard qu’elle affichait un sourire béat dans le vide, sourire que Joëleut malheureusement l’air de prendre pour lui. Comme la réunion se terminait, il s’empressa dequitter sa place autour de la grande table et de la rejoindre, puis il la raccompagna à son bureau en laserrant d’un peu trop près à son goût.

– Comment on fait, alors, pour ce soir ? lui demanda-t-il tandis qu’elle rassemblait ses affairespour partir.

Ce soir… ?! Qu’est-ce qu’il y a, ce so… ? Oh, meeerde !Elle avait complètement zappé l’invitation pour son anniversaire… Le blanc total. Maxence

avait tellement accaparé ses pensées et les événements du week-end l’avaient tellement chambouléeque le pauvre Joël était passé à la trappe sans autre forme de procès !

– Tu veux que je passe te chercher chez toi ou tu préfères qu’on se donne rendez-vous quelquepart ? demanda-t-il encore.

Elle tâcha de se composer un visage avenant, voire enthousiaste.– Euh… On peut se retrouver devant la cathédrale Saint-Jean à 20 heures. J’ai réservé dans un

petit restau du quartier…– Super ! Ça marche… À ce soir !– Oui, c’est ça, à ce soir…Merde, merde, merde !Elle n’avait absolument rien réservé et croisa les doigts pour trouver un restaurant dont le carnet

de réservations ne soit pas déjà saturé un vendredi soir du mois de mai.Arrivée chez elle, elle s’empressa de téléphoner à la petite gargote sympathique où sa sœur,

Yvan et elle aimaient bien manger de temps en temps.Ouf… Il leur restait une table…Puis elle s’attela à ce qu’elle avait eu hâte de faire durant toute la matinée : envoyer un SMS à

Maxence pour qu’il fixe le programme de son prochain dimanche avec Louis en gardant en tête saproposition de sortie avec les jumelles. Après leur visite au musée des Marionnettes, ils s’étaientéchangé leurs numéros de portable afin « d’organiser à l’occasion un truc pour que les enfants serevoient ».

Elle s’appliqua à rédiger un message factuel et pas trop enthousiaste – elle ne voulait surtout pasavoir l’air d’une groupie ! –, en s’autorisant toutefois à la fin un : « J’espère sincèrement que vousserez libres, tous les deux. Romane et Margaux se réjouissent déjà à l’idée de revoir Louis bientôt ! »

Menteuse ! C’est toi qui te réjouis à l’idée de revoir bientôt le père !Et maintenant, elle n’avait plus qu’à appeler Lucile, en espérant que sa sœur et son beau-frère

n’aient pas prévu, ce week-end-là, d’emmener les filles à Disneyland !

10

La soirée était très douce. En sortant de l’Esat, vers 20 heures, Maxence eut envie de profiter decette douceur et entreprit de redescendre à pied vers la Saône. Tout le temps de sa descente, ilbénéficia d’une vue impressionnante sur Lyon. Il n’y avait pas à dire, c’était une belle ville… Rien àvoir avec Grenoble, engoncée dans sa cuvette, corsetée par ses montagnes…

Il était 20 h 30 à peine quand il arriva quai Fulchiron. Trouvant que c’était un peu tôt pourrentrer chez lui, un vendredi soir qui plus était, il longea le quai jusqu’au pont Bonaparte, traversa,puis remonta la rue Édouard-Herriot jusqu’à la place des Terreaux. Là, il s’installa à la terrasse d’uncafé et commanda une bière.

La place était noire de monde et bourdonnait comme une ruche du bruit de toutes lesconversations. Des enfants s’ébattaient en riant et criant au milieu des jets d’eau qui s’élevaient,s’abaissaient, disparaissaient un instant, puis surgissaient de plus belle, pour leur plus grandamusement.

En face de lui, les éclairages de façade du musée Saint-Pierre cassaient la symétrie– horriblement XVIIe siècle , songea Maxence – des pilastres et frontons classiques du bâtiment,insufflant un peu de « baroque » et de mystère à une architecture conçue pour évoquer au contrairel’ordre et la raison.

Il se sentait bien, euphorique presque… Son coup de panique de l’avant-veille, à propos del’Atelier de sa classe, était passé. Il avait eu tout le jeudi pour y réfléchir et la séance suivante, celledont il sortait justement, s’était très bien déroulée. Il avait pu expliquer à ses élèves ce qui le gênaitdans le travail qu’ils avaient effectué jusque-là, s’appliquant à ne pas dénigrer son prédécesseur et àbien situer son discours dans le rapport – tel qu’il le concevait, du moins, en tant que metteur enscène – entre le texte et le jeu du comédien. Une sorte de brainstorming très constructif s’en étaitsuivi, et ils étaient tombés d’accord sur une réorientation du travail, dont la mise en œuvre devaitpouvoir se faire sans trop de dommage, en dépit du peu de temps qui leur restait.

Il était sorti de son cours galvanisé et la suite des choses lui apparaissait à présent d’une grandesimplicité. De toutes les choses… Cette installation à Lyon, finalement, s’annonçait sous de bienmeilleurs auspices qu’il ne l’avait pensé !

Lorsque Marylène lui avait amené Louis, le premier vendredi, il l’avait trouvée bien moinscrispée que lors de leurs dernières rencontres. Son appartement avait eu l’air de lui plaire et elleavait fait d’elle-même allusion à un arrangement plus souple au niveau des gardes, « maintenant qu’ilétait à Lyon lui aussi ». Oh, rien de précis encore, aucun projet arrêté, mais ses paroles n’étaient pas

tombées dans l’oreille d’un sourd !Et puis… et puis… cerise inattendue sur le gâteau, cette voisine un peu spéciale mais attachante

et ses nièces, qui leur offraient, autant à Louis qu’à lui-même, la chaleur d’une amitié en devenir… Ilavait répondu à son SMS un « oui » enthousiaste. La perspective d’un autre dimanche après-midi ensa compagnie et celle des jumelles lui faisait sincèrement plaisir. Ils n’avaient pas vraiment puparler, le week-end précédent, à cause des enfants, mais il sentait déjà qu’au-delà d’une certainespontanéité pour le moins burlesque, elle possédait une sensibilité et une façon de voir les choses quifaisaient écho en lui. Il ne lui avait pas encore appris à quel point leurs domaines de compétencesprofessionnelles étaient proches, non qu’il ait voulu le lui cacher, mais elle n’avait rien demandé etl’occasion pour lui d’en parler ne s’était tout simplement pas présentée.

Il avait toujours trouvé affreusement inquisitoire le « Et vous, qu’est-ce que vous faites dans lavie ? » que la plupart des gens vous envoient à la figure à peine vous ont-ils été présentés, oudéplaisants ceux qui vous balancent avec arrogance leur pedigree, comme si votre profession vousdéfinissait tout entier ou comme si la somme au bas de votre fiche de paie pouvait à elle seule vouscaractériser ! Quoique, dans son cas, sa profession le définissait bel et bien, sa fiche de paie aussi !Un passionné de théâtre, créatif, entreprenant, effervescent même… et éternellement fauché… Cedernier aspect, heureusement, était en bonne voie de s’amender. Quant aux autres, eh bien, l’avenirdirait ce qu’il en adviendrait.

Mais pour en revenir à Armelle Décourt, si la raison lui conseillait prudemment de songer à elleen termes « d’amie en devenir », force lui était de reconnaître qu’il avait menti à Mia quand il luiavait répondu qu’il ne savait pas si elle l’intéressait. Disons qu’elle l’intriguait. Elle avait un charmebien à elle, qui n’opérait peut-être pas d’emblée, à la façon d’un raz-de-marée, mais qui s’insinuait,comme un filet d’eau se faufile, s’infiltre… Déjà à cause de ce magnifique, de cet extraordinairesourire… Et de son côté « burlesque » justement, sous lequel il devinait une personnalité peuordinaire…

Bref, il n’avait pas été saisi, en la voyant pour la première fois, d’un appel de la chair à toutrenverser sur son passage – quoique sa voix chaude et légèrement éraillée ne manquât pas de sex-appeal –, mais plus il songeait à elle, plus il éprouvait une sympathie teintée de tendresse, l’envie dese trouver en sa compagnie, de lui parler, de compter pour elle. Étrange mélange qui bousculait sesbelles résolutions, ses déclarations de principe en ce qui concernait sa « nouvelle vie ».

* * *

Armelle ne s’était pas changée en prévision de la soirée ni maquillée. Délibérément. Elle avaitgardé le jean et la tunique un peu ample qu’elle portait pour la réunion de rédaction, attrapant justeune étole en coton épais qu’elle fourra dans son grand sac, pour le cas où il ferait plus frais quandelle rentrerait. Elle s’était contentée également de refaire son chignon banane – rien de plussophistiqué – et avait choisi des sandalettes à talons, certes, mais elle avait sélectionné la paire laplus banale et la moins féminine qu’elle possédait.

Un message subtil, mais suffisamment explicite, espérait-elle, à l’intention de Joël : Tu vois, jene me suis pas « faite belle » pour toi, parce que c’est en camarade que j’ai l’intention depasser cette soirée avec toi.

Ils s’étaient retrouvés comme convenu devant la cathédrale Saint-Jean. Joël, en revanche, s’était

changé, ce qu’Armelle remarqua avec une certaine contrariété, même si elle devait admettre qu’ilportait fabuleusement bien le costume et que bon nombre de femmes se retournaient sur son passage.

Le restaurant où elle avait réservé était un de ces bouchons typiques de la gastronomie lyonnaisequi gardait encore une certaine simplicité, donc une certaine authenticité. Elle l’avait choisi dansl’urgence et parce qu’elle le connaissait, mais pas seulement… Il y avait une part de stratégie dansson choix : la salle était toute petite et les tables, serrées les unes contre les autres, ne laissaient pasbeaucoup d’intimité aux dîneurs. Or, elle savait Joël trop discret et trop bien élevé pour se laisseraller à des propos intimistes à proximité de gens qu’il ne connaissait pas.

Elle ne s’était pas trompée… La conversation s’engagea sur le ton de la camaraderie, dans uneatmosphère détendue. Ils parlèrent de livres qu’ils avaient lus, de films qu’ils avaient vus. Beaucoup.Ils déversèrent leur bile sur le dos de leur nouveau rédacteur en chef. Un peu. Puis Joël lui raconta,avec beaucoup de verve, le séjour à Londres qu’il avait fait aux dernières grandes vacances avec sesdeux adolescents de fils et la difficulté qu’il avait eue à les intéresser au British Museum ou à laTate, quand tout ce qu’ils voulaient, c’était écumer les pubs et les clubs hype, découvrir le Londresunderground. Toutes choses pour lesquelles le très classique guide touristique qu’il avait emporté neprocurait pas vraiment de clés…

C’était la première fois qu’ils passaient du temps ensemble qui ne soit pas du temps de travailou la petite demi-heure de discussion à bâtons rompus autour d’une expo ou d’un ciné, où ils s’étaientretrouvés à trois ou quatre reprises. Un tête-à-tête véritable, propice à se livrer mutuellement.

Elle savait qu’il était divorcé et qu’il avait deux fils qui vivaient en Normandie avec leur mère,mais elle ne l’avait jamais vraiment imaginé en père de famille. En fait, d’une façon générale, elle nel’avait jamais vraiment imaginé dans sa vie privée, dans ses loisirs, dans sa solitude aussi, car cen’était un secret pour personne, au journal, qu’il vivait seul.

Une fois de plus, elle se fit la réflexion que c’était bien dommage, ce béguin persistant qu’ilavait pour elle, car il aurait fait un très bon copain, un « pote » de sorties ou de voyages des plusagréables…

Et puis brusquement, alors que les tables, autour d’eux, commençaient à se vider, Joël se tut etquelque chose changea dans son regard. Il la fixa intensément, et elle devina que la conversationallait quitter le registre de l’anecdote.

– Armelle…Non, Joël…Elle n’aimait pas du tout cet air solennel, ce ton grave qu’il avait pris.– Il y a quelque chose que je veux te demander depuis un bout de temps déjà…Joël, s’il te plaît, ne dis rien… Ne dis rien !Elle fit un effort pour ne pas détourner les yeux, pour ne pas prendre l’air grave, elle aussi. Si

elle conservait une apparence détachée, l’apparence de celle qui ne s’attend absolument pas àrecevoir une déclaration d’amour, peut-être qu’il comprendrait que sa tentative était vouée àl’échec ? Peut-être qu’il se tairait ?

– Dis-moi… Sans faux-fuyants, c’est toi, pas vrai ?Oh… C’était ça, la question ?Elle faillit éclater de rire de soulagement face à sa propre présomption.– Eh bien…Elle ne chercha pas à retenir un petit sourire de fierté. Elle était flattée qu’il ait deviné, au fond,

qu’il ait reconnu sa patte derrière l’anonymat du blog.– Oui, c’est moi, reconnut-elle, contente qu’une personne au moins soit dans le secret, une

personne capable, qui plus était, d’apprécier à sa juste valeur le sérieux et le professionnalisme aveclesquels elle rédigeait ses articles en ligne… Comment tu as deviné ?

– Je t’ai lue suffisamment, du temps de Lionel, pour reconnaître ton style « sans faux-fuyants »de l’époque.

– J’aime l’ironie douçâtre de ton « de l’époque »…– Ce n’est pas une critique. On est plusieurs à mettre de l’eau dans notre vin depuis quatre

mois… Mais ça, c’est un autre débat !– Comme tu dis… Pour en revenir au blog, est-ce que je peux compter sur ta discrétion ? J’ai

besoin de cet anonymat pour me faire plaisir et écrire ce que je veux, tu comprends ?– Mais oui, tu peux… J’espère que tu n’en doutes pas. Cela dit, je ne suis certainement pas le

seul à avoir deviné…– J’imagine… Mais tu es le premier à m’en parler. Même Nasrin n’y a jamais fait allusion…– En tout cas, ne t’inquiète pas pour moi, reprit Joël. Je serai muet comme une tombe. Ça sera

notre petit secret…Tant que ce n’est que ça, notre secret , songea-t-elle en lui faisant un petit sourire

complice.

* * *

Maxence quitta la place des Terreaux vers 22 heures et décida de rentrer à pied, cette foisencore, mais en passant par le pont de la Feuillée puis les vieux quartiers. La rue Saint-Jean nemanquerait pas d’animation, encore à cette heure, et il avait envie d’y flâner un peu… Il se sentaittendu, mais d’une tension positive, comme habité par un élan, un espoir un peu absurde dans lamesure où il n’était associé à aucun événement particulier.

À moins que ce ne soit la proposition d’Armelle qui le mette dans cet état de bien-être diffus ?Intéressant…, songea-t-il en souriant tout seul, se faisant l’effet d’être dans le même temps

l’entomologiste et le papillon cloué sur la planche.Quoi qu’il en soit, cette proposition confirmait ce qu’il avait subodoré : elle n’avait personne

dans sa vie en ce moment. Car, enfin, si elle avait eu un petit ami, elle n’aurait pas été à ce pointdisponible le week-end précédent. Sans compter que depuis dix jours qu’il avait emménagé en facede chez elle, il n’aurait pas manqué de l’apercevoir à un moment ou un autre, ce type, ou du moinsl’aurait-il entendu quelquefois rentrer avec elle. Ça résonnait assez dans la cage d’escaliers ! Or,chaque fois, elle était seule, et l’unique conversation qu’il avait surprise, c’était celle qu’elle avaitavec ses chats, avant même d’ouvrir sa porte…

Bizarre cette satisfaction qu’il ressentait à l’idée qu’elle n’avait personne, alors qu’il n’était passpécialement attiré par elle physiquement. Non, ce n’était pas exact, pas aussi dichotomique queça… Elle n’avait certes pas ce genre de beauté évidente, presque agressive, de certaines femmes,beauté qu’aucun homme, y compris le plus fidèle des amants, ne pouvait pas ne pas remarquer. Maiselle avait d’autres atouts. Une façon d’être qu’il trouvait délicieusement atypique. À commencer parune absence totale de coquetterie vis-à-vis de lui, comme si le jeu de la séduction était un jeu qui nel’intéressait pas. À moins que ce ne soit beaucoup plus bête que ça… Et qu’il ne l’intéresse pas, tout

simplement… Non. Il ne s’était jamais considéré comme un homme irrésistible, mais le sourirequ’elle avait eu, en apprenant que Mia était sa sœur et non sa compagne, ne trompait pas. Elle avaitété soulagée et heureuse de l’apprendre. C’était donc qu’il ne lui était pas indifférent… Quant àsavoir de quelle manière il devait interpréter cette non-indifférence, c’était une autre histoire…

Il trouva les rues Lainerie puis Saint-Jean exactement comme il l’espérait : éclairées, animées,leurs cafés et restaurants déversant sur les pavés toute une foule bariolée dont il saisissait au vol desbribes de conversations en français, en anglais, en espagnol, en japonais… Des grappes de jeunesgens chahutaient bruyamment avec cette joie encore si entière, si pure, de ceux qui ont la vie devanteux et l’illusion que rien de mauvais ne pourra jamais les atteindre.

Il s’arrêta devant la vitrine d’un magasin de marionnettes et de jouets en bois et admiralonguement un castelet qui devait faire, estima-t-il, la taille de Louis ou un peu plus. Il était peint enrouge vif et décoré de motifs dorés, comme un théâtre à l’italienne ; ses rideaux, rouges également,étaient retenus sur les côtés et laissaient voir la toile de fond d’un décor marin. Il venait de trouver lecadeau d’anniversaire qu’il ferait à son fils. Il savait que Louis en rêvait, tout comme il savait queMarylène ne voudrait jamais lui en offrir un, peu désireuse d’avoir sous les yeux tous les jours unjouet qui lui rappelait trop ce métier qui avait fait écran dans leur couple et fini par les séparer.

Alors qu’il allait se remettre en marche, il aperçut, dans le reflet de la vitrine, une femme entrain de sortir d’un restaurant, dont la taille et l’allure générale lui rappelèrent Armelle. Il ne seretourna pas, mais regarda mieux. Oui, c’était bien elle.

Il pivota alors sur lui-même et allait traverser la rue pour la rejoindre, quand il s’avisa qu’elleétait accompagnée… Un homme, qui lui tenait la porte, comprit-il, sortit juste derrière elle.

Ils stationnèrent un instant devant le restaurant et Armelle tira de son sac une étole. Mais alorsqu’elle amorçait le geste de la placer autour de ses épaules, l’homme la lui prit des mains et l’enenveloppa délicatement lui-même. Puis il se servit des pans qu’il n’avait pas lâchés pour attirerArmelle à lui et l’embrasser. À pleine bouche. Un baiser d’amant, profond, auquel Armelle semblarépondre avec ardeur.

Il n’en regarda pas plus. Il s’éloigna à grands pas et se fondit dans la foule des flâneurs avecl’impression que la foudre venait de s’abattre sur lui.

Arrivé au niveau de la cathédrale Saint-Jean, il ralentit le pas, puis finalement s’assit sur lesmarches, les jambes sciées, stupéfait par l’intensité de sa réaction. Il ne comprenait pas pourquoi ilréagissait ainsi, mais ce qui était certain, c’est que la vision d’Armelle en train d’embrasser cethomme ne lui était pas, mais alors vraiment pas agréable !

Il aurait pourtant juré qu’elle n’avait personne dans sa vie… En même temps, il avait peut-êtrecru ce qu’il voulait croire… L’argument dont il s’était servi pour se convaincre pouvait êtreinterprété exactement à l’opposé. Ce n’était pas parce qu’il n’avait vu personne avec elle en quinzejours que ça signifiait qu’elle était libre. La preuve !

Il y a des tas de façons d’être en couple… On entendait assez parler du fameux Together/Aparten ce moment, comme de la référence moderne en matière de vie à deux… Peut-être qu’il n’avait pasvu ni entendu cet homme parce qu’il ne vivait pas à Lyon ou qu’il n’y était pas durant la semaine…Peut-être que le week-end précédent, si Armelle avait pu être à ce point disponible, c’était parce quele type était en déplacement professionnel, ou encore qu’il était à l’enterrement de sa grand-tante audiable vauvert !

Voilà qui changeait pas mal les choses…

* * *

Ah ça ! Si elle s’attendait à pareille attaque-surprise ! Armelle fut si saisie par l’audacesoudaine de Joël qu’elle ne songea pas à le repousser lorsqu’il commença à l’embrasser. Pire ! Elleentrouvrit les lèvres ! Instinctivement. Geste que Joël interpréta comme un encouragement, bienentendu. La pression de sa bouche se fit plus appuyée et sa langue vint chercher la sienne. Elle sesentit devenir toute molle et si Joël n’avait pas glissé un bras autour de sa taille, peut-être bienqu’elle se serait affaissée, comme un tas de vêtements subitement privés du corps qui les habite. Elleaurait pourtant juré que jamais de la vie elle n’aurait eu envie d’embrasser Joël, mais la caressedouce de sa langue, son souffle chaud qui se mêlait au sien la maintenaient collée à lui, malgré lagrosse lumière rouge qui était en train de clignoter dans sa tête : Arrête ça tout de suite ! Mets finimmédiatement à ce malentendu !

Sauf qu’elle était bel et bien en train de l’embrasser, et pas seulement du bout des lèvres. Ellel’embrassait avec sa langue, avec son corps, si étroitement plaquée contre lui qu’elle ne pouvaitprétendre ignorer ce qui se passait au-dessous de la ceinture de cuir verni de Joël.

Maudits trois ans d’abstinence !Elle se reprit enfin et, les mains à plat sur son torse, le repoussa doucement. Certes, elle avait

envisagé un bref instant, au square, une relation avec lui. Mais c’était avant que Maxence luiapprenne que Mia était sa sœur. Certes, elle s’était demandé alors ce que son corps lui dirait et elleavait un début de réponse. Mais elle en revenait ce soir à sa position initiale : une porte semblaits’entrouvrir côté nouveau voisin, et Joël méritait mieux que d’être instrumentalisé.

– Joël… Ce n’est pas une bonne idée…– Pourquoi ?– Parce que je ne peux pas te donner ce que tu sembles attendre de moi…– Alors donne-moi ce que tu peux, Armelle, et laisse-moi décider si c’est ce que j’attends ou

non… Je sais que tu n’as personne depuis Sylvain…– Eh bien, en fait…– En fait, il y a quelqu’un ?Elle sentit l’emprise de son bras sur sa taille se relâcher insensiblement et elle en profita pour

faire un pas en arrière. Elle se sentait les joues en feu. Elle était arrivée exactement là où elle nevoulait pas être, dans la situation qu’elle s’efforçait d’esquiver depuis des semaines et des semaines.

– Oui et non… Disons que…– Qu’il n’y a encore personne, continua-t-il à sa place, mais tu as quelqu’un en tête…– Oui…Rien – absolument rien – ne lui permettait de penser que l’intérêt qu’elle portait à Maxence était

réciproque, mais le délicieux piment du doute, la palpitation de l’espoir, elle voulait les vivre, selaisser habiter par eux sans que rien ni personne n’interfère.

Joël détourna un instant les yeux, puis les reposa sur elle.– Est-ce qu’au moins je peux compter que notre amitié survivra à… ?– Évidemment ! Ce n’est pas un malheureux bais…Elle ne termina pas sa phrase. Pas si malheureux que ça, en fait… En une fraction de seconde,

elle en entrevit les conséquences : la gêne entre eux, palpable, à leur prochaine rencontre, la bonnehumeur, la cordialité surjouées, dans les locaux de Vivre à Lyon, pour donner le change aux

collègues, les regards dérobés de Joël sur elle, pesant de tout le poids de sa déception, de safrustration, et ce baiser, comme un mur invisible désormais dressé entre eux.

– Je te raccompagne ?– Non, je te remercie, mais je ne suis vraiment pas loin, et puis, il y a encore plein de monde

dans les rues…– OK.Il n’insista pas, ce dont elle lui sut gré. Il leva la main et lui caressa doucement la joue d’un

doigt, avec un demi-sourire empli de mélancolie, puis laissa retomber lourdement son bras.– Bon week-end, Armelle…Elle retint de justesse un « toi aussi » machinal qui aurait été des plus malvenus et se contenta

d’un hochement de tête. Puis elle emboîta le pas à un flot de Japonais à la tête duquel un guidebrandissait le drapeau national blanc et rouge, pressée de disparaître du champ de vision de Joël,dont elle croyait sentir le regard aigu dans son dos.

Tout en essayant d’accélérer le pas et de se faufiler tant bien que mal au milieu des membres dece club du troisième âge nippon qui occupaient la rue comme s’ils étaient seuls dans la ville, ellepestait contre elle-même de n’avoir pas essayé de réserver dans un autre endroit. Il y avait de forteschances que le souvenir de la scène qui venait de se passer lui gâche le plaisir de revenir dans lepetit bouchon avec Lucile et Yvan pendant un bon bout de temps.

Lorsqu’elle arriva rue du Doyenné, il lui sembla reconnaître Maxence qui marchait sur letrottoir, à bonne distance devant elle. Elle fut tentée d’accélérer le pas pour le rattraper – à supposerque ce soit lui, bien sûr –, mais renonça vite à cette idée. Le rattraper pour quoi faire ? Lui proposerde boire un verre quelque part ? À moins de retourner rue Saint-Jean – et de prendre le risque detomber sur Joël qui s’y était peut-être attardé –, il n’y avait plus guère de petits cafés sympasd’ouverts à cette heure. L’inviter chez elle ? À 11 heures du soir ou pas loin ? Autant lui demandercarrément s’il avait envie de coucher avec elle !

Non… Mauvaise idée… Et puis, l’air de rien, « l’incident » avec Joël l’avait secouée, et elle nese sentait pas la force de se montrer conviviale, charmante, drôle, bref de se présenter sous sonmeilleur jour à Maxence.

Soudain, un soupçon horrible la traversa. Et si Maxence venait de la rue Saint-Jean, lui aussi ?Et s’il était passé devant le restaurant pile au moment où Joël et elle en étaient sortis ? Et s’il lesavait vus s’embrasser ? Qu’est-ce qu’il allait croire ?

Quand même pas… Pile au moment où… ? Non, la probabilité est infime… Ou alors,ce ne serait vraiment pas de chance !

Elle essaya d’évaluer le temps qui s’était écoulé depuis le… le… dérapage malencontreux… Lebaiser lui-même, qui avait duré un peu, certes, mais pas non plus… La petite discussion qui s’en étaitsuivie… Le trajet du restaurant jusqu’à l’endroit où elle se trouvait, après plusieurs mètres à piétinerderrière les Japonais… Allez, quoi ? Dix, douze minutes ? Alors Maxence – si c’était bien lui,encore une fois – ne pouvait pas être passé devant le bouchon au moment fatidique !

Ouf ! Oufoufouf !Un petit rire de soulagement lui échappa. Dix minutes, c’était largement plus qu’il n’en fallait

pour franchir la distance entre le restau et le niveau de la rue où il se trouvait. Il ne venait donc pasde Saint-Jean, sinon il ne serait pas en train de marcher devant elle, il serait déjà quai Fulchiron, horsde sa vue…

Rassurée, elle accéléra le pas. Elle avait hâte de mettre fin à cette soirée et de chasser par unebonne nuit – sans rêves, si possible – le souvenir de ce baiser et de l’embarras dans lequel il l’avaitplongée. Heureusement, elle ne reverrait pas Joël avant le vendredi matin suivant. Il aurait le temps,d’ici là, de digérer sa déception, et elle de réfléchir à la meilleure attitude à adopter avec lui. Sanscompter qu’ils seraient en réunion d’équipe, pas en tête à tête.

11

– Rappelle-moi ce que vous allez voir cet après-midi, Louis ?– Des histoires de pastèques avec une dame qui va dans l’espace et un monsieur qui fait de la

musique avec sa voix…Mia éclata d’un rire frénétique, qui tenait plus du hennissement de cheval que de la mélodie

cristalline qu’on était en droit d’attendre d’elle quand on voyait la délicatesse de son apparence.Encore une chose qui l’avait toujours étonné chez elle, ce rire tonitruant, si peu féminin, tout commesa propension à mémoriser tout et n’importe quoi… Ça faisait trois fois déjà qu’elle posait laquestion à Louis et, visiblement, elle ne se lassait pas de sa réponse.

Ils étaient installés sur la seule pelouse du parc de la Tête d’Or où les promeneurs avaient ledroit de marcher et de « s’ébattre » comme l’indiquait son nom : la pelouse des Ébats. Et ils n’étaientpas les seuls à y pique-niquer ce dimanche midi. Une idée de Mia qui était tombée à pic, apportant undérivatif bienvenu à la morosité qui ne l’avait pas quitté de toute la semaine, même si le jambon dessandwichs transpirait un peu et si l’eau de la bouteille en plastique était tiède.

– Tu me téléphoneras, ce soir, pour me raconter comment c’était ? demanda-t-elle encore àLouis. Et tu me diras aussi si Romane et Margaux ont aimé… Est-ce qu’elles se ressemblent vraimentbeaucoup ? Tu arrives à les reconnaître ?

Louis les surprit en affirmant que non, les jumelles ne se ressemblaient pas beaucoup et qu’il lesdifférenciait sans problème.

– À quoi tu les reconnais alors ? lui demanda Maxence.– Eh ben, Romane, elle a les yeux verts-verts, et Margaux, elle a les yeux verts avec du doré

dedans.– Et quand elles sont loin ou que tu ne vois pas leurs yeux ?– Elles marchent pas pareil… Et elles ont presque la même voix, mais un peu différente quand

même.Maxence fixa son fils, épaté. Alors qu’il avait eu l’impression de se trouver face à deux fois la

même petite fille – hormis les vêtements, bien sûr, qu’il s’était efforcé de mémoriser pour chacunedes jumelles afin de pouvoir les nommer sans se tromper une fois le premier indice fourni –, Louisavait saisi chez elles des différences fondamentales. Les yeux. La musique du phrasé. La façon de semouvoir. Il ne lui en pardonnait que plus volontiers les Aztèques devenus des fruits insipides etgorgés d’eau, la mise en orbite de la comédienne et le mix entre le musicien et la conteuse.

– Et leur tatie ? reprit Mia, lançant un regard malicieux par-dessus la tête de Louis. Comment tu

la trouves ?– Gentille…, répondit Louis sobrement.Maxence ne jugea pas utile d’apprendre à Mia qu’Armelle avait un ami, pas plus qu’il ne lui dit

que s’il n’avait pas prévenu Louis de cette invitation à peine l’avait-il reçue, il aurait annulé leurrendez-vous sous un prétexte quelconque. Il avait quasiment fui son appartement depuis qu’il étaitallé chercher Louis chez Marylène vendredi soir, souhaitant, autant que faire se peut, éviter Armelleet son sourire.

Une réaction stupide et infantile, mais il se sentait comme un boxeur envoyé au tapis par undirect en pleine figure et qui a besoin de temps pour récupérer. En ce qui le concernait, la semaineentière n’y avait pas suffi et c’était bien ce qui le surprenait dans cette affaire. Ce qui lui faisaitprendre la mesure, également, de la place qu’Armelle s’était mis à occuper dans ses pensées. Detoute évidence, la réflexion de Mia à la Brasserie Georges à propos de ce qu’ils pourraientenvisager « entre adultes consentants » avait traîtreusement fait son chemin en lui…

Leurs sandwichs avalés, Louis et lui se firent quelques passes de ballon. Plus exactement, ilparcourut la pelouse en long, en large et en travers, pour récupérer le ballon que Louis envoyaitpartout sauf dans sa direction, plus doué, apparemment, pour remarquer les subtiles nuances decouleur dans les yeux des filles que pour jouer au foot. Puis ils regagnèrent le métro pour retournerdans les vieux quartiers, tandis que Mia s’attardait au parc où Florian devait la rejoindre.

* * *

Armelle avait proposé qu’ils se retrouvent directement devant l’Atelier-Mozémerveilles, unquart d’heure avant le début du spectacle. Ils arrivèrent un peu à la bourre, essoufflés d’avoir courudepuis la passerelle du palais de justice.

Tandis qu’ils approchaient de la salle, devant l’entrée de laquelle se pressaient déjà adultes etenfants, deux petits bolides vert pomme et orangé se désolidarisèrent de la foule et foncèrent sur euxavec force gesticulations et cris.

– Louis ! Louiiiis !Les jumelles les avaient aperçus les premières. Sans doute les guettaient-elles depuis un moment

déjà. Elles avaient troqué les shorts et les T-shirts qu’elles portaient la dernière fois qu’il les avaitvues contre des robes très fifilles à manches ballon. Une tenue qui dénotait avec la délicatesse debulldozer avec laquelle elles fondirent sur Louis. Leurs cheveux étaient remontés en couettes hautes,retenus par des rubans, et avaient sous le soleil des reflets cuivrés qui faisaient paraître les deuxfillettes presque rousses. L’une d’elles – Margaux ou Romane ? – arriva à leur niveau l’une descouettes en berne, ce qui lui donnait l’air d’un chiot joueur et fougueux.

Elles pilèrent juste devant Louis et se mirent à lui parler toutes les deux en même temps, luiposant des questions en rafales, sans même attendre ses réponses. Maxence ne put retenir un petit riredevant l’air abasourdi de son fils, visiblement dépassé par toute cette énergie et ce flot de paroles quise déversaient sur lui d’un coup.

Laissant les enfants reprendre contact et se raconter ce qu’ils avaient fait depuis leur dernièrerencontre, Maxence releva la tête et son regard alla chercher un peu plus loin devant lui, sur letrottoir. Armelle s’avançait vers eux d’un pas plus mesuré que ses nièces, et il fut frappé par la grâcede liane que lui donnaient sa grande taille et sa minceur. Une grande taille qu’elle assumait

pleinement, s’il en croyait les escarpins découpés à hauts talons qui la chaussaient et mettaientparticulièrement en valeur le galbe de ses jambes.

Elle portait une robe noire, courte, toute simple mais très seyante, ses longs cheveux lâchés, et ilsongea qu’elle était loin la grande Duduche en pyjama du premier jour, avec sa tresse de travers.Avait-elle d’ailleurs seulement existé ou bien était-ce lui qui s’était montré aveugle ? Qui n’avait sureconnaître, sous les hardes de Cendrillon, la charmante inconnue rencontrée au bal ?

Une vague de désir brut s’empara de lui. Comment s’était-il débrouillé pour n’avoir pas vu toutde suite à quel point tout, en elle, était beau ?

Elle s’arrêta à petite distance de lui et lui offrit l’un de ses magnifiques sourires, tandis qu’unebouffée de son parfum lui parvenait. Il reçut les deux avec un coup au cœur semblable à une petitedécharge électrique, mais l’image d’Armelle et de l’inconnu pressés l’un contre l’autre devant laporte du restaurant s’imposa alors à son esprit, assombrissant le plaisir de ces retrouvailles, commesi un nuage empli de pluie s’était arrêté juste au-dessus de sa tête. Il répondit à son sourire par unsourire contraint, incapable de faire mieux, jaloux soudain de l’homme qui avait le privilège de laserrer contre lui, de la toucher, de l’embrasser, de lui faire l’amour.

Armelle se pencha et plaqua sur la joue de Louis un baiser sonore. Lorsqu’elle se redressa, elleresta une demi-seconde face à lui, hésitant visiblement quant à la manière de le saluer. Il posa alorsune main sur son épaule que la bretelle de sa robe dénudait partiellement, appréciant au passage legrain fin et la tiédeur de sa peau, puis il approcha son visage du sien et lui fit la bise. Une première,mais cette petite avancée dans la familiarité ne lui procura aucune joie.

Il fut surpris de constater qu’elle rosissait légèrement. S’il ne l’avait pas vue avec cet autrehomme, il aurait juré que ce contact l’avait troublée.

– Salut… Ça va ? demanda-t-il.– Oui et vous-toi ? Je ne sais plus si on se tutoie ou non…– Oui, oui, tutoyons-nous, sans problème… Ça va, merci…– Romane et Margaux sont vraiment contentes de revoir Louis… Elles m’ont téléphoné presque

tous les jours, cette semaine, pour savoir si c’était toujours bon pour cet après-midi…Elle désigna d’un geste les trois enfants s’éloignant devant eux, Louis flanqué de part et d’autre

des jumelles qui le serraient de près, l’enveloppaient de grands gestes, l’inondaient de mots – et debonbons apparemment. Puis elle planta dans le sien son regard mordoré et ajouta :

– Moi aussi, je suis contente de te voir…Elle l’avait dit très vite, rosissant encore, comme si l’aveu en avait coûté à sa pudeur, puis elle

le gratifia d’un nouveau sourire et il fut, une fois de plus, complètement déstabilisé. Il était manifestequ’il la troublait, tout comme elle-même le troublait, et ça ne collait pas du tout avec l’attitude d’unefemme engagée ailleurs.

Était-il possible qu’elle ne soit pas la personne qu’il avait vue devant le restaurant ? Elle luiavait dit au square que Romane et Margaux étaient les filles de sa sœur… Des jumelles… Il avaitsouvent entendu dire que dans une même famille la gémellité se retrouvait à chaque génération oupresque, comme si elle était héréditaire. Se pouvait-il alors qu’Armelle et sa sœur soient elles-mêmes jumelles ? Se pouvait-il que, par un de ces tours que joue le hasard, ce soient cette sœur et lepère de Romane et Margaux qu’il ait surpris en train de s’embrasser ?

Mais tu vas où, là, Maxence ? Arrête un peu tes délires, tu veux bien ? Il n’y a pas desœur jumelle qui tienne. C’était Armelle, point barre… Cela dit, tu ne sais rien de son

histoire avec ce type… Tu ne sais rien non plus de la signification exacte de ce que tu asvu. Alors…

Alors, décida-t-il soudain dans un regain d’optimisme, il allait jouer la partie comme s’iln’avait rien vu. Comme si le champ était libre. Armelle lui plaisait indiscutablement et il aurait bientort de ne pas tenter sa chance ! Après tout, que sait-on de la vie des gens, a fortiori de leur vieamoureuse ? Les choses sont rarement telles qu’on les imagine lorsqu’on se place en observateurextérieur… Oui, songea-t-il en l’enveloppant d’un regard gourmand, le chemin qu’il allait suivre étaittrès simple : tant qu’Armelle ne ferait pas allusion à cet homme, qu’elle ne fixerait pas elle-même lalimite, tant qu’elle le gratifierait, lui, de ces sourires merveilleux et qu’elle rosirait comme uneadolescente parce qu’il lui faisait la bise ou posait une main sur son épaule, il agirait comme si elleétait libre.

12

– Maxence ? La salle est pleine ?– Oui, elle est même archi-pleine, mais ce n’est pas ça le plus important… Le plus important,

c’est que vous donniez le meilleur de vous-mêmes, quel que soit le nombre de spectateurs. Gardezbien ça en tête. La performance d’un comédien ne doit jamais s’effectuer au prorata des siègesoccupés. Soyez professionnels dès ce soir et soyez-le toujours, que vous ayez deux spectateurs oudeux mille en face de vous…

Dans l’effervescence de la loge collective où ses élèves se préparaient pour leur Atelier,Maxence retrouvait avec bonheur la fièvre et l’agitation qui précèdent les levers de rideau. C’étaitcomme l’odeur familière qui vous saisit en ouvrant la porte d’une maison d’enfance ou celle d’unjardin dans lequel, petit, vous avez beaucoup joué… L’impression d’être en pays connu, aimé,protégé, invulnérable…

Mais ce soir, il découvrait des émotions nouvelles aux côtés de ses élèves, des émotions qu’iln’avait jamais ressenties avec les comédiens qu’il dirigeait pour Cour & Jardin. De lareconnaissance, face à tous ces visages tendus par le trac, ces jeunes gens et jeunes filles suspendus àses lèvres, avides de ses conseils… Confiants en lui… Il éprouvait aussi la fierté de leur transmettrele savoir et le savoir-faire que de nombreuses années de pratique du jeu et de la mise en scène luiavaient conférés.

– L’important, continua-t-il, c’est que vous soyez contents de vous, de votre jeu, et que vous neperdiez jamais de vue vos partenaires sur scène. Il ne s’agit pas de briller seul, mais de faire ensorte, ensemble, que la magie du spectacle opère sur le public. Vous êtes responsables,collectivement, les uns des autres. Vous êtes responsables, collectivement, du trou de mémoire dePierre, de l’erreur de déplacement de Paul. Ça vous arrivera à tous et plus d’une fois dans unecarrière, vous pouvez me croire !

Il les dévisageait, un à un, attendri, concerné par chacun d’entre eux, même s’il n’avaitfinalement passé avec eux que quelques semaines.

– Aidez le camarade défaillant, adaptez vos répliques, votre déplacement, votre jeu, improvisezau besoin. Les spectateurs ne doivent y voir que du feu ! Vous n’êtes plus des individus sur scène,vous êtes une équipe qui œuvre de conserve pour la réussite de la pièce…

Il se sentait galvanisé, autant que ses élèves dont les yeux brillaient d’excitation. Il entrevoyait àquoi pourrait ressembler son avenir de professeur d’art dramatique, et cet avenir ne lui parut soudainplus un pis-aller, mais un projet à saisir à pleines mains, à construire, un projet dans lequel il

pourrait bien se reconnaître, tout autant qu’en tant que fondateur et directeur de Cour & Jardin.Et cette révélation le souleva comme une lame de fond.– Bon, c’est à vous maintenant… Je serai au fond de la salle et je resterai debout pour faire le

sémaphore si vous avez besoin d’une indication discrète… Allez, je vous dis « merde », comme il sedoit !

Il les laissa se diriger seuls vers les coulisses et gagna la salle. Il fit un petit signe au régisseurson et lumière pour lui donner le top de départ, puis alla s’appuyer sur le mur du fond, derrière ladernière rangée de sièges. Les lampes côté spectateurs s’éteignirent. Une découpe éclaira le centre descène. La musique sur laquelle devaient entrer les premiers élèves s’éleva des haut-parleurs.

Maxence prit alors une longue inspiration et attendit, le cœur battant.

* * *

Ils s’étaient débrouillés comme des pros, tous autant qu’ils étaient ! Ils avaient bien géré lestress de l’examen cumulé à celui du jeu devant un public et Maxence était vraiment très contentd’eux. Ils n’avaient pas eu beaucoup de temps pour reprendre la mise en scène, mais tous avaienttravaillé d’arrache-pied pour la mémoriser et le résultat était vraiment bon…

Alors qu’il s’apprêtait à retourner dans la loge collective pour les féliciter chaleureusement, unesilhouette devenue maintenant familière se déplia au milieu d’une rangée de sièges.

Armelle ?Il s’approcha. Regarda mieux, à travers la masse des gens qui se levaient en même temps et

quittaient leur place. Oui, c’était bien elle.– Armelle !Elle tourna la tête en entendant son prénom et lorsqu’elle le vit, le sourire radieux qu’elle lui

offrit le cloua sur place. Le même sourire exactement que lorsqu’il lui avait appris que Mia était sasœur. Le même que ceux dont elle avait été prodigue lorsqu’après les contes amérindiens, ilss’étaient installés tous les cinq à la terrasse d’un glacier, face à la Saône.

Un souvenir très doux que ce moment passé avec elle, délicieusement excitant aussi étant donnéles signaux favorables, quoique très discrets, presque timides, qu’elle lui avait envoyés en réponse àson flirt à fleurets mouchetés, à cause des enfants. L’homme du restaurant s’était plus encore perdudans les brumes de l’insignifiance. Tant qu’elle-même ne fixerait pas la limite, avait-il décidé.

Il remonta péniblement le flot qui se dirigeait vers la sortie et la rejoignit.– Ça alors ! Je ne m’attendais pas du tout à te voir ici ! Je ne pensais pas que Vivre à Lyon

s’intéressait aux Ateliers de l’Esat…– Vivre à Lyon n’a rien à voir avec ma présence ici. Ce sont les élèves qui m’ont invitée

directement, via mon…– Tu veux bien m’excuser quelques minutes ? l’interrompit-il, partagé entre deux urgences :

celle de la retenir et celle de parler à ses élèves avant qu’ils ne quittent l’école. Il faut absolumentque je voie mes élèves avant qu’ils ne s’éparpillent dans la nature. Mais tu m’attends, d’accord ?

– Tes élèves ? Tu es prof ici ?– Oui… Tu m’attends alors ?– Je t’attends.– On se retrouve dans dix minutes devant l’entrée, ça te va ?

– OK.Il n’était pas encore 20 heures. La soirée était loin d’être terminée. Il allait lui proposer de

redescendre ensemble, à pied, vers les vieux quartiers – si elle n’avait pas eu la mauvaise idée devenir en voiture –, et d’aller ensuite prendre un verre dans ce petit bar sympathique qu’il avait repéréau cours d’une de ses promenades en solitaire. Pas de fiston, pas de nièces, cette fois, pour interféreret accaparer leur attention.

Et après ? Après appartenait à l’inconnu.

* * *

– Alors, tu es prof de théâtre…, répéta Armelle lorsque Maxence la rejoignit sur la petite placedevant l’Esat.

Ce n’était plus une question cette fois.– Ben oui…Ils prirent la rue de l’Antiquaille en direction de la place des Minimes. La soirée avait

légèrement fraîchi et le bleu du ciel s’était voilé.– C’est drôle… Ça ne m’étonne pas.– Ah bon ? Pourquoi ça ?– Je ne sais pas… Ton intérêt pour le Petit Théâtre… Le fait que tu sois allé sur Internet pour te

renseigner sur les Baladins du Temps présent…Quand Maxence lui avait proposé qu’ils rentrent ensemble à pied, elle avait accepté sans

hésitation, heureuse de pouvoir enfin passer un peu de temps en tête à tête avec lui. Le syndromeArlington Park avait eu sa raison d’être ; il avait fait son œuvre et l’avait bien fait, en leur permettantà tous les deux d’avancer à couvert tout en s’envoyant quantité de petits messages non verbaux quiracontaient une tout autre histoire que la conversation anodine qu’ils menaient devant les enfants. Ilne lui avait pas fallu très longtemps, alors, pour renvoyer ses vieux démons en enfer, reprenantconfiance en elle sous les regards appuyés, explicites et rassurants de Maxence.

Mais au vu des nuages plus lourds qui s’amoncelaient au-dessus de la basilique de Fourvière, iln’était pas certain qu’ils puissent rejoindre le quartier Saint-Georges par les petits chemins quisillonnaient la colline, comme prévu initialement.

– Et ça fait longtemps que tu enseignes à l’Esat ?– Quelques semaines seulement… J’ai remplacé un professeur au pied levé.– Oh… Et avant ? Tu faisais quoi ? Si ce n’est pas indiscret de demander, bien sûr…Il ne lui répondit pas tout de suite et Armelle sentit qu’elle venait de poser la mauvaise question.

Non seulement c’était indiscret, mais ça paraissait aussi douloureux. Il lui vint trop tard l’idée que çaavait probablement à voir avec Louis et son divorce. Elle se serait giflée d’avoir ainsi ravivé unmauvais souvenir. Parce que passer le reste de la soirée en triade avec le spectre de son ex-femmen’était pas ce qu’elle avait espéré pour la suite. Mais alors pas du tout !

– Non, ce n’est pas indiscret, lâcha-t-il enfin avec une lenteur pleine de réticence qui affirmait lecontraire. Avant, j’étais directeur d’une petite troupe de théâtre. À Grenoble.

C’était bien ce qu’elle pensait… Elle avait foutu son 40 fillette dans le plat !– J’étais ? souligna-t-elle malgré tout.Autant boire le calice jusqu’à la lie maintenant…

De toute façon, le charme était rompu.Sauf que par un de ces miracles qui ne vous viennent en aide qu’une fois ou deux dans la vie,

l’orage éclata d’un coup, alors qu’ils arrivaient place des Minimes. Un de ces orages d’été survenantun peu avant l’heure, qui fit tomber sur eux de grosses gouttes plates et tièdes, très espacées d’abord,puis qui resserrèrent leurs rangs en quelques secondes, jusqu’à devenir un rideau obstruant toutdevant eux.

Sans se concerter et oubliant tout de la conversation en cours, ils se précipitèrent au mêmeinstant sous un abribus. Tandis qu’elle arrivait dessous avec un petit rire nerveux, Armelle enregistramachinalement que la figure du Che était taguée à intervalles réguliers, et dans un large éventail decoloris, sur les parois de verre.

Elle se retourna au moment où Maxence s’engouffrait à son tour sous l’abri. La force de son élanle jeta presque contre elle et elle esquiva le choc en se rencognant entre le banc en fer et l’angle del’abri. La proximité de leurs corps était telle qu’elle se sentit rougir violemment. Maxence la fixa, lebleu de ses yeux assombri soudain comme un ciel de traîne. Puis son regard descendit lentementjusqu’à sa bouche. Armelle sentit alors son cœur se mettre à battre à coups précipités. Est-ce queMaxence allait l’embrasser ? Est-ce que c’était maintenant que ça allait arriver ?

Des adolescentes firent bruyamment irruption à côté d’eux, gloussant et s’ébrouant. Maxences’éloigna alors d’elle d’un pas, se retourna et, les mains derrière le dos, s’absorba dans l’examen dela place, sur laquelle quelques promeneurs couraient encore vers l’entrée du métro.

La pluie se calma aussi vite qu’elle était arrivée, en deux ou trois minutes à peine. Soncrépitement sur le dessus de l’abri cessa d’un coup, le ciel se dégagea tout aussi brusquement, lâchantcette fois sur eux une lumière d’une transparence et d’une intensité extraordinaires.

– On continue à pied, au risque de prendre une autre saucée ? demanda Maxence. Ou en métro ?– On continue à pied, trancha Armelle, peu désireuse de se retrouver dans une rame qui sentait

poétiquement le chien mouillé, à partager avec une dizaine de voyageurs ou plus la présence deMaxence qu’elle voulait pour elle seule.

Ils sortirent de l’abribus et trouvèrent bientôt entre deux bâtiments étroits le début du sentier quidescendait vers la Saône. Ils cheminaient à couvert sous les arbres, mais par instants, une trouée leuroffrait une vue magnifique sur la ville, en contrebas.

Soudain, un arc-en-ciel illumina le paysage et Armelle s’arrêta pour mieux le regarder. Maxences’arrêta juste derrière elle. Si près qu’elle sentit son souffle chaud soulever les mèches fines quis’étaient échappées de son chignon et lui balayaient le cou. Elle ne bougea pas, feignant de n’avoirpas remarqué qu’il était entré dans son espace vital. Ce n’était pas par inadvertance qu’il s’étaitarrêté aussi près d’elle, elle le devinait, mais à dessein, parce que quelque chose allait suivre…Bientôt… Quelque chose qu’il allait initier et cette certitude fit naître en elle une vague d’excitation.Il ne paraissait pas pressé de le faire cependant. Et il avait raison. Ils se tenaient tous les deux enéquilibre sur une frontière.

Elle qui était plus grande que tout le monde, y compris la bonne majorité des hommes, elletrouvait extrêmement plaisant, extrêmement troublant de se sentir dominée par la silhouette deMaxence. Pas de beaucoup, certes, mais suffisamment pour avoir la sensation délicieuse – si rare –d’être la plus petite et deviner qu’elle tiendrait tout entière dans ses bras, quand il déciderait de lesrefermer sur elle.

Elle mourait d’envie de faire le pas en arrière qui aurait suffi à la plaquer contre lui… Elle

laissa cependant les secondes s’égrener, dans un état de tension à la fois insupportable et divin.L’odeur de la terre mouillée montait jusqu’à elle, comme portée par une brise légère. Mais il n’yavait pas de brise, juste l’attente qui s’étirait et la conscience, exacerbée, du corps de Maxence justederrière elle.

Il posa doucement ses mains sur ses épaules et elle sentit ses lèvres chaudes dans son cou. Unbaiser si fugace qu’elle crut d’abord l’avoir imaginé, puis un autre vint, plus appuyé, plus long…Elle se retourna pour lui faire face. Il n’avait pas lâché ses épaules, ses bras avaient seulementaccompagné son mouvement, puis l’avaient enveloppée. Les yeux de Maxence avaient l’exactecouleur du ciel quelques minutes plus tôt, au plus fort de l’orage, un bleu minéral chargé de désir. Ilse pencha vers elle et elle inclina doucement la tête en arrière, tandis que la bouche de Maxences’approchait de la sienne. Les yeux mi-clos, le cœur battant, elle accueillit son baiser comme s’ilsétaient le premier homme et la première femme à s’embrasser sur terre.

Il promena ses lèvres sur les siennes lentement, sans fougue ni précipitation, et c’étaitexactement comme elle l’avait imaginé. Leur pulpe tiède, soyeuse, lui donna envie de le mordredoucement. Ce qu’elle fit, du bout des dents, effaçant aussitôt sa morsure d’un petit coup de langue, etbientôt, elle sentit le sourire de Maxence se dessiner contre sa bouche.

Puis sa langue vint chercher la sienne, et de joueur, leur baiser se fit plus profond, plusimpérieux. Maxence resserra son étreinte et sa main lui agrippa la nuque, comme pour l’immobiliser,lui signifier qu’à présent c’était lui qui menait le jeu. Il prit tout son temps, l’embrassant tour à touravec tendresse et violence, suivant par moments le dessin de ses lèvres avec la pointe de la langue,lui écrasant la bouche à d’autres, la fouillant, mêlant son souffle au sien comme s’il voulait ladévorer ou lui imprimer sa marque.

Elle prenait tout, la douceur et la force, la caresse et la dévoration, presque terrassée parl’intensité de ce qu’elle ressentait. Il y avait le plaisir, bien sûr, le plaisir de ce baiser et despromesses qu’il renfermait, mais il y avait aussi l’incrédulité et l’émerveillement de voir arriver ceque, quelques jours auparavant, elle jugeait encore impossible.

Maxence interrompit leur baiser et elle appuya son front contre son épaule, prise d’une timiditésoudaine, n’osant pas le regarder. Il resserra ses bras autour d’elle, la tint contre lui un long moment,silencieux, la bouche contre sa tempe. Puis il bougea. Se détacha lentement d’elle, lui saisit le mentonpour lui faire relever la tête et posa un baiser léger sur sa bouche.

– On continue ? proposa-t-il tout en faisant glisser sa main dans la sienne et en l’entraînantdoucement sur le sentier.

Elle acquiesça d’un hochement de tête, trop émue pour parler. Ils firent le reste du trajet ensilence, un silence qui n’avait rien de lourd, qui n’était en rien chargé de gêne, au contraire. Il vibraitd’attente, d’anticipation. Elle n’était plus reliée à Maxence que par la chaleur de leurs deux paumes,mais le désir les enveloppait d’une aura qui crépitait comme un champ magnétique.

Ils débouchèrent sur la rue Saint-Georges au bas d’une volée d’escaliers particulièrementabrupte. Maxence s’arrêta, se tourna vers elle et, portant sa main à ses lèvres, y déposa un baiser.

– Est-ce que tu veux qu’on aille prendre un verre ? lui demanda-t-il. Ou bien…Le second terme de l’alternative resta en suspens et c’est lui qu’elle choisit, sans hésitation.– Ou bien, répondit-elle avec un petit rire embarrassé.Il étouffa son rire en lui écrasant la bouche d’un baiser ardent.Tout, oui… Elle prendrait tout de lui, la douceur et la fougue, aussi longtemps qu’il voudrait les

lui donner.

* * *

Le moment était arrivé… Ce moment, sur le fil de crête, qui changerait tout.Le cœur d’Armelle cognait à coups sourds dans sa poitrine ; ses mains tremblaient légèrement.

Maxence l’avait conduite d’office chez lui et autour d’elle, le salon était comme un décor irréel,flottant. Elle ferma les yeux. Ce qui allait se passer entre eux maintenant ne se reproduirait jamaisplus. Jamais plus elle ne ressentirait l’émouvante et intimidante magie de cette première fois. Il y enaurait d’autres, sûrement – beaucoup d’autres, espérait-elle –, mais jamais plus celle-ci… Celle descorps qui se dénudent et se touchent pour la première fois ; des mains, des bouches qui sedécouvrent ; celle du premier embrasement, du premier orgasme partagé…

Maxence s’assit sur le bord du canapé, lui attrapa les mains et l’attira doucement à lui,l’emprisonnant entre ses jambes. Puis il leva les yeux vers elle, la fixant d’un regard solennel, toutchargé de désir. Comme s’il attendait d’elle le signal pour continuer. Ce signal, elle le lui donna,posant ses doigts sur sa joue. Il tourna la tête et ses lèvres vinrent chercher sa main. Elle sentit danssa paume la chaleur de son souffle.

Il lui saisit les hanches et, d’une pression légère, la fit s’asseoir à côté de lui. Du bout desdoigts, il lui caressa les lèvres, puis prit fiévreusement sa bouche, tandis que sa main descendait lelong de son cou, sur sa gorge, s’insinuait dans l’échancrure de son chemisier. Un frisson la secoualorsqu’elle sentit cette main envelopper l’un de ses seins, en parcourir sa rondeur, et un soupir deplaisir lui échappa, que Maxence accueillit en concentrant sa caresse sur son téton, à travers le tissufin de son soutien-gorge. Refermant sur lui son pouce et son index, il joua avec, s’amusant à le fairedurcir. Son autre main vint chercher sa nuque pour mieux la souder à lui avec une assurance si mâleet si possessive qu’une onde de désir la traversa. La bouche de Maxence dévorait la sienne. Salangue ne lui laissait aucun répit. Oh oui… Être à cet homme… Tout entière ! S’abandonner à sabouche, à ses mains.

Elle glissa à son tour une main sous son T-shirt, explorant du bout des doigts sa peau, le dessinde ses muscles, le duvet fin et doux de son abdomen qu’elle sentait disparaître sur le cuir de saceinture. Elle remonta le long de son torse, s’attarda sur les battements de son cœur, devinant sontrouble, à lui aussi, l’affolement de son désir, et cela lui donna le courage de se montrer plusaudacieuse. Revenant à sa ceinture, elle laissa sa main descendre plus bas, effleurant le renflementdur de son jean. Maxence grogna contre sa bouche, puis, dans un même geste, se leva du canapé, lasouleva dans ses bras et la conduisit dans sa chambre.

Il la déposa doucement sur le lit et s’allongea à côté d’elle, la parcourant du plat de ses mainsaux longs doigts fins, ces mêmes doigts qu’elle désespérait de sentir un jour sur elle. Ces doigts quidéboutonnaient à présent son chemisier, dénudant sa gorge, dévoilant la dentelle de son soutien-gorge. Tandis qu’il posait ses lèvres sur son cou, puis descendait plus bas, explorant du bout de lalangue la peau fine dans le sillon entre ses seins, sa main revint à ses cuisses, en suivit le fuselagejusqu’à ses genoux, atteignit l’ourlet de sa jupe en voile et fit le chemin inverse, à même sa peau cettefois.

Une nouvelle secousse de désir la traversa lorsqu’il arriva en haut, et elle écarta légèrement lesjambes pour lui permettre de poursuivre son exploration. Son sexe palpitait, tout humide déjà, avide

de caresses. Mais Maxence avait visiblement envie de la faire languir, car au dernier moment sa mainbifurqua sur l’intérieur de ses cuisses et elle poussa un grognement de frustration. Il eut un petit rirequi vibra contre sa peau. Il revint à son chemisier, finit de le déboutonner, puis la fit s’asseoir afin depouvoir le lui enlever délicatement. Tout aussi délicatement, il dégrafa son soutien-gorge et le lui ôta,regardant longtemps ses seins, puis les prenant en coupe, les pressant, abandonnant un peu de sadélicatesse sous l’aiguillon du désir. Il se pencha et en lécha la pointe, lui arrachant desgémissements. Il recommença, plusieurs fois, avant d’en prendre un dans sa bouche, d’en sucer lemamelon, et elle redécouvrit soudain ce chemin secret qui reliait directement ses aréoles à son sexe.Elle revint à son jean, au renflement dur de son pénis, défit en aveugle la boucle de la ceinture, fitsauter le bouton du pantalon, de deux doigts fiévreux fit descendre la fermeture Éclair de la braguetteet plongea la main dedans. De sa paume elle enveloppa son sexe, en explora la longueur, la rigidité,tandis que son propre désir brûlait entre ses cuisses. Elle était plus que prête à accueillir Maxence enelle.

Elle sentit qu’il faisait glisser sa jupe et elle souleva les hanches pour lui faciliter la tâche. Ellefit de même lorsqu’il entreprit de lui ôter sa petite culotte. Elle-même s’empressa alors de fairepasser le T-shirt de Maxence par-dessus sa tête, et s’attaqua ensuite à son jean et à son caleçon.

Ils se rallongèrent tous les deux, sans se toucher d’abord, observant leur nudité dans la lumièredéclinante du soir qui avançait. Puis leurs mains se cherchèrent de nouveau. Leurs bouches… Pressésl’un contre l’autre, ils s’affamaient de désir. N’en pouvant plus d’attendre, Armelle saisit la main deMaxence et la fit glisser entre ses cuisses ouvertes en une demande muette. Elle crut mourirlorsqu’elle sentit ses doigts caresser sa chair humide et chaude. Il en explora longuement les replis,la mettant à l’agonie, toujours plus offerte.

Enfin, il se redressa légèrement, étendit le bras vers le tiroir de sa table de chevet et ellel’entendit fouiller dedans. Le bruit d’un emballage qui se déchire, une attente de quelques secondes,insupportables, et Maxence s’allongea sur elle, en appui sur un coude pour ne pas peser, tandis quede l’autre, il se guidait en elle. Il la pénétra petit à petit, en prenant tout son temps, comme si lui aussiavait la conscience aiguë qu’ils ne revivraient plus jamais ce moment avec la même émotion. Et cettelenteur délibérée lui fit presque venir les larmes aux yeux. C’était si agréable et si intense à la fois.Tous ses nerfs étaient tendus, toutes ses sensations convergeaient vers le centre de son corps. Elleaurait voulu que ce moment ne s’arrête jamais, que cette première fois qu’il entrait en elle devienneun point immobile dans le temps, mais elle sentait aussi monter l’impérieuse envie qu’il l’emplissetoute, la possède pleinement. Elle avait envie de perdre pied, de s’offrir aussi complètement à lui quepossible, avec son corps, son esprit, son cœur… Peu à peu, il vint entièrement en elle et elle ne futplus qu’une boule de sensations, bouleversée de le sentir palpiter dans son corps, soudée à lui par cesexe doux et conquérant à la fois.

Maxence se mit à bouger, d’abord lentement, puis plus vite, plus loin, avec des coups de reinsde plus en plus marqués, tandis que leurs respirations se faisaient plus pressantes, plus haletantes.Elle arquait le bassin pour s’offrir plus complètement à lui, l’esprit aussi exalté que le corps à l’idéequ’elle était en train de vivre avec lui ce que deux êtres peuvent vivre de plus intime, de plusengageant et de plus insaisissable.

Puis elle ne pensa plus rien. Elle n’était plus que bouillonnement, affolement, vertige. Le plaisirmontait par vagues successives, colonisant chaque parcelle de son corps. Elle reconnaissait lessensations, cette tension violente et délicieuse, et dans le même temps, c’était comme si elle la

découvrait pour la première fois. Ses mains avaient empoigné les fesses de Maxence et elle poussaitelle aussi, le poussait en elle. Elle sentit l’orgasme arriver avec une joie presque sauvage ; une sériede spasmes l’agitèrent avec une telle violence qu’elle en cria comme jamais elle avait crié pendantl’amour. Maxence donna encore quelques poussées et jouit à son tour dans une longue expiration, ungémissement retenu. Puis il se laissa retomber sur elle. Elle se serra alors contre lui, l’écrasantcontre sa poitrine dans un élan frénétique.

À partir de maintenant, quoi qu’il puisse advenir, songea-t-elle, ce moment a existé. Etil nous lie comme un secret.

Cette idée, plus que le plaisir peut-être, la plongea dans un enivrement qu’elle n’avait encorejamais ressenti.

* * *

Le matin les surprit, emberlificotés tous les deux dans les draps. Armelle ouvrit les yeux lapremière et, constatant que Maxence dormait encore, elle se dégagea précautionneusement, ramassases vêtements et quitta la chambre. Elle s’habilla dans le salon, qu’elle put observer plus à loisir quela veille. Elle le trouva un peu austère dans sa décoration, n’étaient les petites voitures abandonnéessur un circuit de livres. L’Art du présent d’Ariane Mnouchkine, La Formation de l’acteur deStanislavski, ainsi que d’autres ouvrages de référence sur le théâtre qu’elle-même avait dans sabibliothèque. Elle sourit en imaginant Louis à quatre pattes par terre en train de faire rouler sespetites voitures dessus.

– Armelle ?Elle retourna dans la chambre. Maxence était en train de s’étirer, dans toute la beauté de sa

nudité. Quand il la vit entrer, il la gratifia d’un sourire plein de naturel, comme si sa présence, danssa chambre, était déjà devenue une évidence.

Et cet homme-là, songea-t-elle, la gorge serrée d’émotion, cet homme-là… La fin de sapensée se perdit dans le flot d’images qui surgit, au souvenir de la nuit qu’ils venaient de passer. Lapremière fois, les suivantes, le sommeil, ensuite, qui les avait emportés…

Elle alla se rallonger contre lui. Bientôt, la main de Maxence chercha sa peau, sous sa jupe. Ilfinit par la retrousser, dénudant ses cuisses, sur lesquelles il fit tomber une pluie de petits baisers.

Un rayon de soleil passait entre deux lamelles distendues du store qui occultait la fenêtre,éclairant la pièce d’une lumière déjà intense. Une lumière qui augurait le meilleur pour la saison àvenir.

Oui, l’été serait chaud, assurément !

Harlequin HQN® est une marque déposée par Harlequin S.A

© 2014 Harlequin S.A

Conception graphique : Alice NUSSBAUM

© baluchis – Fotolia.com

ISBN 9782280301367

Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit. Ce livre est publié avecl’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A. Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soitle fruit de l’imagination de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées,des entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence. HARLEQUIN, ainsi que H et le logo en forme de losange, appartiennent àHarlequin Enterprises Limited ou à ses filiales, et sont utilisés par d’autres sous licence.ncf

83-85 boulevard Vincent Auriol – 75646 Paris Cedex 13

Tél. : 01 45 82 47 47

www.harlequin-hqn.fr