"c'était ainsi" de youri tchirkov

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9 ISTORIA Du 3 au 17 avril 2009 Le Courrier de Russie Le Courrier de Russie Café des Artistes Ouvert de 11 h à 1 h du matin CUISINE GASTRONOMIQUE MESTARESTAURANT Tél : 692 40 42- Kamergersky per. 5/6 Fax: 692 52 71 www .artistico.ru [email protected] Livres Rester debout « Le responsable du bâtiment vint dans notre cellule et m’annonça la décision (…). Ma peine avait été prolongée de cinq ans. – Signez, dit le responsable. Je signai sans un mot. – Vous avez compris ? Il y avait longtemps que j’avais compris. Je me replongeai dans la lecture de Proust. » Le 1er septembre 1935, jour de la ren- trée des classes, le jeune Youra, élève de seconde, n’alla pas à l’école. A bord du bateau Travailleur de choc, il scrutait l’horizon en tentant d’apercevoir le mystérieux archipel des Solovki. Il n’était pas simple passager, mais détenu. Mineur délinquant ? Pire ! Youra, arrêté à la sortie de ses cours quelques mois auparavant, avait tenté de dynamiter des ponts, fomenté l’as- sassinat du secrétaire du Comité Central d’Ukraine ainsi qu’un attentat contre Staline. La société devait se débarrasser d’un tel élément ! Sauf que tout ceci est faux, et que Youra fait par- tie des milliers de citoyens arrêtés pour des crimes qu’ils n’ont même jamais songé à commettre. Une peine de trois ans : il aurait du avoir dix-huit ans à sa sortie du camp. Il en aura trente-six. C’était ainsi..., roman autobi- ographique, raconte son arrivée et sa vie dans le camp des Solovki, l’un des plus anciens, aménagé dans un monastère. Youra découvre un monde étrange où se superposent différentes strates de l’histoire russe : des bandits, mais aussi des intellectuels – Russes blancs, prêtres, philosophes et inven- teurs, étrangers accusés d’espionnage, leaders politiques déchus... « le soir, sous les voûtes du monastère, on les entendit souvent réciter du Virgile et du Horace en latin. » Dans cette galerie de portraits, personne n’est ce qu’il semble être, et chaque personnage a une his- toire à raconter. Malgré le défaitisme de ses codétenus, Youra fait preuve d’un opti- misme sans faille. « J'ai quarante ans de moins que Staline », se dit-il, choyant cette pensée qui lui permet de croire en sa libération. Le moyen de rester humain : se souvenir. Et il a tout re- tenu : les prénoms, noms, patronymes, numéros de cellule, motifs de condamnation et détails biographiques de l’ensemble de ses codétenus. Adolescent curieux et doté d'une mémoire phénoménale, il côtoie les meilleurs esprits de son temps et se forge, au fil des conversations, une opinion propre sur l'état de son pays. A la bibliothèque du monastère, Youra dévore le savoir et se fait aider par des enseignants, apprend plusieurs langues y compris des rudiments de turc. Il étudie l’allemand auprès d’un prélat, envoyé en Russie par le Saint-Siège pour enquêter sur l'état des colonies allemandes et fait prisonnier car devenu témoin gênant de leur déchéance. « Sans doute, presque tous avaient-ils des enfants ou des petits-enfants, dont ils étaient séparés, et mon jeune âge suscitait de bons sentiments chez la plupart d'entre eux ». Au-delà de sa valeur indéniable de document historique, C’était ainsi... est un grand roman initiatique. La candeur et la fougue de son auteur, son sens de l’observation et l’évolution du person- nage font tourner page après page, sans se lasser, pour arriver au happy-end promis par la quatrième de couverture : une fois libéré, Iouri Tchirkov soutient sa thèse de doctorat et devient pro- fesseur de géographie à l’Académie Timiriazev, où il dirigera la chaire de météorologie et de climatologie. C’était ainsi... détonne, par sa foi dans la vie et dans l’avenir, et se détache de nombre de témoignages publiés dans les années 1990. D’une intensité rare, cette leçon d’optimisme est une approche excel- lente pour découvrir l’histoire des camps, rendue accessible même aux jeunes lecteurs grâce à ses airs de roman d’aventure, son style enlevé, ses dia- logues vifs et ses personnages attachants. Cet univers surprenant, où la connaissance du Cavalier sans tête de Mayne Reid peut vous sauver la vie dans une cellule remplie de truands, fascine malgré la noirceur de certaines de ses pages où l’auteur ne nous épargne pas les maladies, l’humiliation, l’injustice et la mort, ses plus fidèles compagnons de voyage. Daria Moudrolioubova Iouri Tchirkov, C’était ainsi..., Paris, Editions des Syrtes, 2009. 367 p. Avant les moines L’archéologue Alexandre Martynov révèle la préhistoire des îles Solovki Quand Alexandre Martynov mit le pied aux Solovki, en 1971, leur histoire com- mençait à l’âge de fer. Le jeune professeur d’histoire, passionné d’archéologie, parvint, à force de travail acharné, à la faire remonter jusqu’au mésolithique. « Dans mes rêves les plus fous, je n’aurais pas imaginé découvrir des monuments aussi anciens », dit-il. Chef de l’expédition archéologique de l’archipel et collabo- rateur du musée des Solovki, Alexandre Martynov explique qui a construit les « labyrinthes » des îles, et quel était leur peuplement avant la fon- dation du monastère de la Transfiguration, au XVè siècle. Le Courrier de Russie : Qui a découvert les îles Solovki ? Alexandre Martynov : Elles ont été découvertes et redécouvertes plusieurs fois. D’après les traces, les premières visites ont eu lieu il y a 6 460 ans. On trouve une dizaine de zones de peuple- ment, dispersées dans l’archipel, datant de cette période. Nous savons que les hommes qui atteignaient les côtes des Solovki venaient en été et repartaient avant l’arrivée des grands froids. Il s’agissait de peuples finno-ougriens, qui vivaient en permanence en Carélie. La science ne connaît rien d’autre sur leurs origines ethniques, encore moins sur leur langue, car l’écriture n’existait pas encore. Nous pouvons simplement constater que ces pionniers étaient d’excellents marins, capables d’un courage extraordinaire. Ils traversaient des distances importantes dans des embarcations très fragiles, faites d’é- corce de bois. Nous avons le projet, cet été, de reproduire ce modèle de bateau et de redécouvrir les îles, sur la trace de nos ancêtres ! LCDR : De quand datent les découvertes suivantes ? A.M. : Les habitants des terres de Carélie n’ont pas cessé de les redécou- vrir, depuis le cinquième millénaire. On trouve des traces de leur présence au mésolithique, au néolithique, à l’âge de bronze et à l’âge de fer. Les îles changeaient de contours et de dimen- sions, mais n’en finissaient pas d’éveiller la curiosité des Anciens. En l’an 3000 avant notre ère, les îles ont été découvertes par des habitants de la côte orientale de la mer Blanche, notam- ment de la péninsule d’Onéga. Ce sont ces derniers qui auraient édifié les fameux « labyrinthes» de l’île, au moins en grande partie. LCDR : On en compte trente-cinq sur l’ensemble des îles de l’archipel, qui rap- pellent d’autres labyrinthes du même type, dispersés en Finlande, en Suède et en Norvège. Que sait-on de leur destina- tion ? A.M. : Rien de très précis, ma- lheureusement. Sur le littoral des Solovki, on trouve quelques labyrinthes, où les pêcheurs préhistoriques priaient leurs dieux pour une pêche féconde. En s’éloignant des côtes, des labyrinthes entourés de petites amas de pierre dis- simulent des sépultures humaines. On suppose que les tribus onégiennes y enterraient leurs morts, transportés spé- cialement depuis le continent. LCDR : Pourquoi ne pas les enterrer là où ils vivaient en permanence ? A.M. : Les ancêtres préféraient les emporter au-delà de la mer pour empêcher les âmes de revenir. C’est aussi pour cette raison qu'ils construi- saient des dédales à proximité des cimetières. L’âme sortie de sa tombe devait se perdre dans ce labyrinthe inex- tricable. Ces constructions de pierre reproduisent le monde souterrain, où les morts errent dans l’obscurité sans pouvoir trouver de sortie. Selon les croyances des tribus des terres d’Onéga, les morts s’en allaient au pays de la nuit éternelle, là où le Soleil se couche. Les îles Solovki, qui se trouvent précisément dans cette direction, étaient ainsi perçues comme la première escale, nécessaire et obligatoire, de toute âme accomplissant son voyage posthume. LCDR : Pourquoi existe-t-il si peu d’in- formation confirmée sur les labyrinthes des îles Solovki ? A.M. : Il faudrait pouvoir faire des fouilles dans les labyrinthes mêmes. Mais cela entraînerait inévitablement leur destruction, ce que je considère, en tant que scientifique, inadmissible. Le seul archéologue à avoir effectué des fouilles dans un labyrinthe est Alexandre Brioussov, frère du poète Valeri Brioussov. En 1930, il en a dé- truit un sans pour autant faire de réelles découvertes. C’était une période d’anarchie absolue dans la science archéologique, ce qui a permis que ces fouilles soient effectuées. De nos jours, il aurait été banni de l’ordre des archéo- logues. LCDR : Que sait-on sur l’histoire plus récente des îles Solovki ? Entre la préhis- toire et l'arrivée des premiers moines ? A.M. : Au Moyen Âge, les îles étaient régulièrement fréquentées par les Tchouds « aux yeux blancs », qui arrivaient des côtes orientales de la mer Blanche. Ce peuple semi-légendaire, de chevaliers et de magiciens, y faisait escale avant de repartir pour les pays scandi- naves, avec lesquels ils entretenaient des relations de commerce intenses 1 . A la même époque, du XIIè au XVè siècle, les îles étaient visitées par les Samis, venant de Carélie. Ce peuple, dont les descen- dants habitent encore en Russie et dans les pays scandinaves, a laissé sur l’archipel de nombreuses idoles de pierre, des seyedes. [Les Samis croyaient que leurs ancêtres se pétrifiaient après la mort, et avaient coutume de les honorer en les couvrant de sang d’animaux ou en leur offrant une tête de poisson ou de renne, pour s’assurer une chasse fructueuse, ndlr]. Les Samis ont aussi édifié quelques labyrinthes. Enfin, les livres monastiques racontent que Pierre le Grand, impres- sionné par ces dédales lors de sa visite sur les îles en 1702, en aurait, à son tour, fait bâtir un par ses soldats. LCDR : Depuis 1984, vous dirigez l’ensemble des fouilles archéologiques qui ont lieu sur les îles. Vous avez comblé beaucoup de lacunes dans la préhistoire de l’archipel, notamment en découvrant des monuments datant du mésolithique. Le lieu représente-t-il quelque chose de particulier pour vous ? A.M. : Pour moi, les Solovki sont avant tout un endroit au passé très riche, per- mettant de nombreuses découvertes archéologiques. Je ne trouve pas, contrairement à un très grand nombre de gens, qu’il s’agisse d’un lieu unique et exceptionnel, sorte de centre spirituel de la Russie. On trouve sur ces îles autant de sainteté et de péché que partout ailleurs. LCDR : Vous êtes né dans la région d’Archangelsk et avez vécu toute votre vie dans le Nord russe. Existe-t-il une réelle spécificité des habitants de cette région ? A.M. : Les gens du Nord ont toujours été considérés comme très hospitaliers et solidaires. Il y a une trentaine d’an- nées, lorsque, professeur de lycée, j’or- ganisais des randonnées avec mes élèves, je pouvais sans crainte me présenter dans une maison de village en étant certain de trouver un accueil chaleureux, un repas chaud et un endroit sûr pour passer la nuit. Pourtant, même à l’époque, nous préférions frapper aux portes des maisons qui semblaient les plus dému- nies... Aujourd’hui, c’est fini. Les gens n’ouvrent plus au premier venu et, quand ils accueillent des visiteurs, c’est en échange d’une somme d’argent. Propos recueillis par Inna Doulkina 1En témoigne une collection de bijoux tchoudiens datant du XIII siècle, découverte récemment sur les îles Solovki. Appelés « bijoux russes », ils étaient très répandus à l’époque en Finlande, en Suède et en Norvège. D.R.

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Un adolescent au Goulag

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Page 1: "C'était ainsi" de Youri Tchirkov

9I S T O R I ADu 3 au 17 avril 2009 Le Courrier de RussieLe Courrier de Russie

Café des ArtistesOuvert de 11 h à 1 h du matin

CUISINE GASTRONOMIQUE

MESTA•RESTAURANT

Tél : 692 40 42- Kamergersky per. 5/6

Fax: 692 52 71 [email protected]

Livres

Rester debout

« Le responsable du bâtiment vint dansnotre cellule et m’annonça la décision(…). Ma peine avait été prolongée de

cinq ans. – Signez, dit le responsable.

Je signai sans un mot.– Vous avez compris ?

Il y avait longtemps que j’avais compris.Je me replongeai dans la lecture de

Proust. »

Le 1er septembre 1935, jour de la ren-

trée des classes, le jeune Youra, élève de

seconde, n’alla pas à l’école. A bord du

bateau Travailleur de choc, il scrutait

l’horizon en tentant d’apercevoir le

mystérieux archipel des Solovki. Il

n’était pas simple passager, mais

détenu. Mineur délinquant ? Pire !

Youra, arrêté à la sortie de ses cours

quelques mois auparavant, avait tenté

de dynamiter des ponts, fomenté l’as-

sassinat du secrétaire du Comité

Central d’Ukraine ainsi qu’un attentat

contre Staline. La société devait se

débarrasser d’un tel élément ! Sauf que

tout ceci est faux, et que Youra fait par-

tie des milliers de citoyens arrêtés pour

des crimes qu’ils n’ont même jamais

songé à commettre. Une peine de trois

ans : il aurait du avoir dix-huit ans à sa

sortie du camp. Il en aura trente-six.

C’était ainsi..., roman autobi-

ographique, raconte son arrivée et sa

vie dans le camp des Solovki, l’un des

plus anciens, aménagé dans un

monastère. Youra découvre un monde

étrange où se superposent différentes

strates de l’histoire russe : des bandits,

mais aussi des intellectuels – Russes

blancs, prêtres, philosophes et inven-

teurs, étrangers accusés d’espionnage,

leaders politiques déchus... « le soir,sous les voûtes du monastère, on lesentendit souvent réciter du Virgile et duHorace en latin. » Dans cette galerie de

portraits, personne n’est ce qu’il semble

être, et chaque personnage a une his-

toire à raconter.

Malgré le défaitisme de ses

codétenus, Youra fait preuve d’un opti-

misme sans faille. « J'ai quarante ans demoins que Staline », se dit-il, choyant

cette pensée qui lui permet de croire en

sa libération. Le moyen de rester

humain : se souvenir. Et il a tout re-

tenu : les prénoms, noms, patronymes,

numéros de cellule, motifs de

condamnation et détails biographiques

de l’ensemble de ses codétenus.

Adolescent curieux et doté d'une

mémoire phénoménale, il côtoie les

meilleurs esprits de son temps et se

forge, au fil des conversations, une

opinion propre sur l'état de son pays. A

la bibliothèque du monastère, Youra

dévore le savoir et se fait aider par des

enseignants, apprend plusieurs langues

y compris des rudiments de turc. Il

étudie l’allemand auprès d’un prélat,

envoyé en Russie par le Saint-Siège

pour enquêter sur l'état des colonies

allemandes et fait prisonnier car devenu

témoin gênant de leur déchéance.

« Sans doute, presque tous avaient-ils desenfants ou des petits-enfants, dont ilsétaient séparés, et mon jeune âge suscitaitde bons sentiments chez la plupart d'entreeux ».

Au-delà de sa valeur indéniable de

document historique, C’était ainsi... est

un grand roman initiatique. La candeur

et la fougue de son auteur, son sens de

l’observation et l’évolution du person-

nage font tourner page après page, sans

se lasser, pour arriver au happy-endpromis par la quatrième de couverture :

une fois libéré, Iouri Tchirkov soutient

sa thèse de doctorat et devient pro-

fesseur de géographie à l’Académie

Timiriazev, où il dirigera la chaire de

météorologie et de climatologie. C’étaitainsi... détonne, par sa foi dans la vie et

dans l’avenir, et se détache de nombre

de témoignages publiés dans les années

1990. D’une intensité rare, cette leçon

d’optimisme est une approche excel-

lente pour découvrir l’histoire des

camps, rendue accessible même aux

jeunes lecteurs grâce à ses airs de roman

d’aventure, son style enlevé, ses dia-

logues vifs et ses personnages

attachants. Cet univers surprenant, où

la connaissance du Cavalier sans tête de

Mayne Reid peut vous sauver la vie

dans une cellule remplie de truands,

fascine malgré la noirceur de certaines

de ses pages où l’auteur ne nous

épargne pas les maladies, l’humiliation,

l’injustice et la mort, ses plus fidèles

compagnons de voyage.

Daria Moudrolioubova

Iouri Tchirkov, C’était ainsi..., Paris, Editions des

Syrtes, 2009. 367 p.

Avant les moines L’archéologue Alexandre Martynov révèle la préhistoire des îles Solovki

Quand Alexandre Martynov mit le piedaux Solovki, en 1971, leur histoire com-mençait à l’âge de fer. Le jeune professeur d’histoire, passionnéd’archéologie, parvint, à force de travailacharné, à la faire remonter jusqu’aumésolithique. « Dans mes rêves lesplus fous, je n’aurais pas imaginédécouvrir des monuments aussianciens », dit-il. Chef de l’expéditionarchéologique de l’archipel et collabo-rateur du musée des Solovki,Alexandre Martynov explique qui aconstruit les « labyrinthes » des îles, etquel était leur peuplement avant la fon-dation du monastère de laTransfiguration, au XVè siècle.

Le Courrier de Russie : Qui a découvertles îles Solovki ?Alexandre Martynov : Elles ont été

découvertes et redécouvertes plusieurs

fois. D’après les traces, les premières

visites ont eu lieu il y a 6 460 ans. On

trouve une dizaine de zones de peuple-

ment, dispersées dans l’archipel, datant

de cette période. Nous savons que les

hommes qui atteignaient les côtes des

Solovki venaient en été et repartaient

avant l’arrivée des grands froids. Il

s’agissait de peuples finno-ougriens, qui

vivaient en permanence en Carélie. La

science ne connaît rien d’autre sur leurs

origines ethniques, encore moins sur

leur langue, car l’écriture n’existait pas

encore. Nous pouvons simplement

constater que ces pionniers étaient

d’excellents marins, capables d’un

courage extraordinaire. Ils traversaient

des distances importantes dans des

embarcations très fragiles, faites d’é-

corce de bois. Nous avons le projet, cet

été, de reproduire ce modèle de bateau

et de redécouvrir les îles, sur la trace de

nos ancêtres !

LCDR : De quand datent les découvertessuivantes ?A.M. : Les habitants des terres de

Carélie n’ont pas cessé de les redécou-

vrir, depuis le cinquième millénaire. On

trouve des traces de leur présence au

mésolithique, au néolithique, à l’âge de

bronze et à l’âge de fer. Les îles

changeaient de contours et de dimen-

sions, mais n’en finissaient pas

d’éveiller la curiosité des Anciens. En

l’an 3000 avant notre ère, les îles ont été

découvertes par des habitants de la côte

orientale de la mer Blanche, notam-

ment de la péninsule d’Onéga. Ce sont

ces derniers qui auraient édifié les

fameux « labyrinthes» de l’île, au moins

en grande partie.

LCDR : On en compte trente-cinq surl’ensemble des îles de l’archipel, qui rap-pellent d’autres labyrinthes du même

type, dispersés en Finlande, en Suède eten Norvège. Que sait-on de leur destina-tion ?A.M. : Rien de très précis, ma-

lheureusement. Sur le littoral des

Solovki, on trouve quelques labyrinthes,

où les pêcheurs préhistoriques priaient

leurs dieux pour une pêche féconde. En

s’éloignant des côtes, des labyrinthes

entourés de petites amas de pierre dis-

simulent des sépultures humaines. On

suppose que les tribus onégiennes y

enterraient leurs morts, transportés spé-

cialement depuis le continent.

LCDR : Pourquoi ne pas les enterrer là oùils vivaient en permanence ?A.M. : Les ancêtres préféraient les

emporter au-delà de la mer pour

empêcher les âmes de revenir. C’est

aussi pour cette raison qu'ils construi-

saient des dédales à proximité des

cimetières. L’âme sortie de sa tombe

devait se perdre dans ce labyrinthe inex-

tricable. Ces constructions de pierre

reproduisent le monde souterrain, où

les morts errent dans l’obscurité sans

pouvoir trouver de sortie. Selon les

croyances des tribus des terres d’Onéga,

les morts s’en allaient au pays de la nuit

éternelle, là où le Soleil se couche. Les

îles Solovki, qui se trouvent précisément

dans cette direction, étaient ainsi

perçues comme la première escale,

nécessaire et obligatoire, de toute âme

accomplissant son voyage posthume.

LCDR : Pourquoi existe-t-il si peu d’in-formation confirmée sur les labyrinthesdes îles Solovki ?A.M. : Il faudrait pouvoir faire des

fouilles dans les labyrinthes mêmes.

Mais cela entraînerait inévitablement

leur destruction, ce que je considère, en

tant que scientifique, inadmissible. Le

seul archéologue à avoir effectué des

fouilles dans un labyrinthe est

Alexandre Brioussov, frère du poète

Valeri Brioussov. En 1930, il en a dé-

truit un sans pour autant faire de réelles

découvertes. C’était une période

d’anarchie absolue dans la science

archéologique, ce qui a permis que ces

fouilles soient effectuées. De nos jours,

il aurait été banni de l’ordre des archéo-

logues.

LCDR : Que sait-on sur l’histoire plusrécente des îles Solovki ? Entre la préhis-toire et l'arrivée des premiers moines ?A.M. : Au Moyen Âge, les îles étaient

régulièrement fréquentées par les

Tchouds « aux yeux blancs », qui

arrivaient des côtes orientales de la mer

Blanche. Ce peuple semi-légendaire, de

chevaliers et de magiciens, y faisait escale

avant de repartir pour les pays scandi-

naves, avec lesquels ils entretenaient des

relations de commerce intenses1. A la

même époque, du XIIè au XVè siècle, les

îles étaient visitées par les Samis, venant

de Carélie. Ce peuple, dont les descen-

dants habitent encore en Russie et dans

les pays scandinaves, a laissé sur l’archipel

de nombreuses idoles de pierre, des

seyedes. [Les Samis croyaient que leurs

ancêtres se pétrifiaient après la mort, et

avaient coutume de les honorer en les

couvrant de sang d’animaux ou en leur

offrant une tête de poisson ou de renne,

pour s’assurer une chasse fructueuse,

ndlr]. Les Samis ont aussi édifié quelques

labyrinthes. Enfin, les livres monastiques

racontent que Pierre le Grand, impres-

sionné par ces dédales lors de sa visite sur

les îles en 1702, en aurait, à son tour, fait

bâtir un par ses soldats.

LCDR : Depuis 1984, vous dirigezl’ensemble des fouilles archéologiques quiont lieu sur les îles. Vous avez comblébeaucoup de lacunes dans la préhistoirede l’archipel, notamment en découvrantdes monuments datant du mésolithique.Le lieu représente-t-il quelque chose departiculier pour vous ?A.M. : Pour moi, les Solovki sont avant

tout un endroit au passé très riche, per-

mettant de nombreuses découvertes

archéologiques. Je ne trouve pas,

contrairement à un très grand nombre

de gens, qu’il s’agisse d’un lieu unique

et exceptionnel, sorte de centre spirituel

de la Russie. On trouve sur ces îles

autant de sainteté et de péché que

partout ailleurs.

LCDR : Vous êtes né dans la régiond’Archangelsk et avez vécu toute votre viedans le Nord russe. Existe-t-il une réellespécificité des habitants de cette région ?A.M. : Les gens du Nord ont toujours

été considérés comme très hospitaliers

et solidaires. Il y a une trentaine d’an-

nées, lorsque, professeur de lycée, j’or-

ganisais des randonnées avec mes

élèves, je pouvais sans crainte me

présenter dans une maison de village en

étant certain de trouver un accueil

chaleureux, un repas chaud et un

endroit sûr pour passer la nuit.

Pourtant, même à l’époque, nous

préférions frapper aux portes des

maisons qui semblaient les plus dému-

nies... Aujourd’hui, c’est fini. Les gens

n’ouvrent plus au premier venu et,

quand ils accueillent des visiteurs, c’est

en échange d’une somme d’argent.

Propos recueillis par Inna Doulkina

1En témoigne une collection de bijoux tchoudiens

datant du XIII siècle, découverte récemment sur les

îles Solovki. Appelés « bijoux russes », ils étaient très

répandus à l’époque en Finlande, en Suède et en

Norvège.

D.R

.