c’est beaucoup plus grave ! bruno colmant c’est beaucoup...

202
Bruno Colmant Carnet de notes d’un économiste 2014

Upload: lytram

Post on 29-Jul-2019

225 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

Bruno Colmant

Brun

o Co

lman

tCe

ci n’

est p

as u

ne d

éflat

ion…

c’es

t bea

ucou

p pl

us g

rave

!Ceci n’est pas une déflation... c’est beaucoup plus grave !

Carnet de notes d’un économiste2014

Carnet de notes d’un économiste 2014Cette crise n’est plus souveraine, ni monétaire : elle porte sur l’exercice des États, écartelés entre des entreprises mondiales et versatiles, et des dettes publiques dont la stabilité de l’expression monétaire et le refinancement sont les garants de l’ordre social.

Nos politiques sont étatico-nationales alors que le marché est mondial. Dans les pro-chaines années, le débat idéologique portera sur le dialogue entre l’État et le marché, entre la collectivité et l’individu, et entre la dette publique et la propriété privée. Cette confrontation se greffera sur un bouleversement technologique qui va pulvériser les modes d’organisation de la sphère marchande.

Certains exigeront une étatisation croissante, voire généralisée, de l’économie, pour maintenir l’ordre social. D’autres argumenteront que cette voie conduirait à désertifier toute initiative spontanée. Les insoutenables dettes publiques engageront la question du défaut ou de l’opposition sociale. Notre démocratie y survivra-t-elle ? Et puis, que penser de la gestion autocratique de l’euro par une Banque centrale européenne éloi-gnée du pouvoir exécutif et des graves erreurs de politique économique de la Commis-sion européenne qui a géré la crise à coups de rigueur et d’austérité en accentuant la génétique déflationniste de l’euro ?

Faut-il craindre Karl Marx pour espérer Adam Smith ? Ou déboulonner Milton Friedman pour restaurer Maynard Keynes ? Thomas Piketty, auquel plusieurs textes sont consa-crés dans cet ouvrage, n’a-t-il pas confondu richesse et monnaie ?

La véritable question porte sur la représentation de l’avenir du corps social. Shakespeare avait écrit : « Faisons face au temps comme il nous cherche ». Un monde nouveau se dresse. Il porte en lui une gigantesque transformation sociale.

Bruno Colmant est membre de l’Académie Royale de Belgique, Docteur en sciences de gestion de l’École de Commerce Solvay (ULB) et titulaire d’un Master of Science de Purdue University (Krannert School of Management, États-Unis). Auteur de plus de cinquante ouvrages, il enseigne l’économie appliquée et la finance

dans plusieurs institutions universitaires dont la Solvay Business School of Economics and Management (ULB), la Louvain School of Management (UCL), Vlerick Business School, l’ICHEC, les Facultés universitaires Saint-Louis, l’École Royale Militaire et la Luxembourg School of Finance (Université de Luxembourg).

9 782874 557767

DEFLA 29€ISBN : 978-2-87455-776-7

Page 2: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur
Page 3: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur
Page 4: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

CARNET DE NOTES D‘UN ÉCONOMISTE2014

Page 5: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

© 2014, AnthemisPlace Albert I, 9, B-1300 LimalTél. 32 (0)10 42 02 90 - [email protected] - www.anthemis.be

Toutes reproductions ou adaptations totales ou partielles de ce livre, par quelque procédé que ce soit et notamment par photocopie, réservées pour tous pays.

ISBN : 978-2-87455-776-7Dépôt légal : D/2014/10.622/96

Mise en page : Michel RajCouverture : Michel RajIllustration : KrollImpression : CiacoImprimé en Belgique

Page 6: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

CARNET DE NOTES D‘UN ÉCONOMISTE

2014

Bruno ColmantMembre de l’Académie Royale de Belgique

Page 7: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

Les nouveaux instruments financiers, Bruxelles, Kluwer Éditions Juridiques, 1994. Gestion du risque de taux d’intérêt, Bruxelles, Kluwer Éditions Juridiques, 1995. Le droit comptable dans la société, Bruxelles, Ced. Samsom, 1996.Les nouveaux instruments financiers, Bruxelles, Kluwer Éditions Juridiques, 1998. Le droit comptable belge applicable aux instruments financiers, Bruxelles, Larcier, 2001.Les stock-options, Cahiers financiers, Bruxelles, Larcier, 2002.Les instruments financiers optionnels, Cahiers financiers, Bruxelles, Larcier, 2002.Les obligations, Cahiers financiers, Bruxelles, Larcier, 2002.Efficience des marchés, Cahiers financiers, Bruxelles, Larcier, 2003.La décote des holdings belges, Cahiers financiers, Bruxelles, Larcier, 2003.Les normes IAS/IFRS 32 et 39, Cahiers financiers, Bruxelles, Larcier, 2003.Les stock-options – Édition 2004, Cahiers financiers, Bruxelles, Larcier, 2004.Les obligations – Édition 2004, Cahiers financiers, Bruxelles, Larcier, 2004. Les obligations convertibles, Cahiers financiers, Bruxelles, Larcier, 2005.Les Accords de Bâle II pour le secteur bancaire, Cahiers financiers, Bruxelles, Larcier, 2005.Les normes IAS/IFRS 32 et 39 – 2005, Cahiers financiers, Bruxelles, Larcier, 2005.Les stock-options – Édition 2006, Cahiers financiers, Bruxelles, Larcier, 2006.Les intérêts notionnels, Cahiers financiers, Bruxelles, Larcier, 2006.L’image fidèle en droit comptable belge, Cahiers financiers, Bruxelles, Larcier, 2007.Les normes IAS/IFRS 32 et 39 et IFRS 7, Cahiers financiers, Bruxelles, Larcier, 2007.La suppression des titres au porteur, Louvain-la-Neuve, Anthemis, 2007.Accountancy tussen onderzoek en praktijk, Mechelen, Kluwer, 2007.Les déductions fiscales à l’impôt des sociétés, Cahiers financiers, Bruxelles, Larcier, 2008.Économie européenne : l’influence des religions, Louvain-la-Neuve, Anthemis, 2008.Les normes IFRS, Collection Synthex, Paris, Pearson, 2008.2008 : L’année du krach, Bruxelles, Larcier, 2008.Synthèses de droit bancaire et financier, Bruxelles, Bruylant, 2008.L’efficience des marchés, Cahiers financiers, Bruxelles, Larcier, 2009. La bourse et la vie, dialogue avec l’abbé Éric de Beukelaer, Louvain-la-Neuve, Anthemis, 2009.La crise économique et financière de 2008-2009, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2010.IFRS et la crise financière, ICCI, Anvers, Maklu, 2010.IEC 2010, Gand, Lannoo, 2010.Le capitalisme d’après, dialogue avec Axel Miller, Bruxelles, Larcier, 2010.2010, l’année fracturée, Louvain-la-Neuve, Anthemis, 2010.Les éclipses de l’économie belge, Louvain-la-Neuve, Anthemis, 2010.L’impôt en Belgique après la crise, dialogues avec Étienne de Callataÿ, Bruxelles, Larcier, 2010.2011-2013 : Les prochaines conflagrations économiques, Bruxelles, Larcier, 2010.Liber amicorum Jacques Autenne, Bruxelles, Bruylant, 2010.Des temps provisoires, une année imprécise, Limal, Anthemis, 2011. Les dialogues de la fiscalité – 2011, Bruxelles, Larcier, 2011.Les sentinelles de l’économie, Limal, Anthemis, 2012.Les confidences d’une charmille, Amazon-Kindle et Anthemis, 2012.Cinquante ans de fiscalité, Actes d’un colloque de l’E.S.S.F., 2012.La déflagration monétaire, Limal, Anthemis, 2012.Voyage au bout de la nuit monétaire, Collection de l’Académie Royale de Belgique, 2012.2013, la veillée d’armes économique, Limal, Anthemis, 2013.De nouvelles géométries économiques, Limal, Anthemis, 2013.Les agences de notation financière, Bruxelles, Larcier, 2013.Les normes IFRS, une nouvelle comptabilité financière, Collection Synthex, Paris, Pearson, 2013.Capitalisme européen : l’ombre de Jean Calvin, Collection de l’Académie Royale de Belgique, 2013.L’économie est-elle juste – Intuitions sur la crise, Collection de l’Académie Royale de Belgique, 2013.Dettes publiques : un piège infernal, avec Jennifer Nille, Bruxelles, Larcier, 2014.Du bon génie de l’inflation à l’ogre de la déflation, Limal, Anthemis, 2014.Seven years of economic crisis, Limal, Anthemis, 2014.Penser l’économie autrement, dialogue avec Paul Jorion, Paris, Fayard, 2014.Liber amicorum Maurice Eloy, ouvrage collectif, Limal, Anthemis, 2014.Bourse : du krach des tulipes aux robots, avec Jennifer Nille, Waterloo, Renaissance du Livre, 2014.

Page 8: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

À Julie

 Le vieux monde se meurt,Le nouveau monde tarde à apparaître,

Et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.

Antonio GramsciÉcrivain et théoricien politique italien (1891-1937)

So foul a sky clears not without a storm.(Un ciel aussi sombre ne s’éclaircit pas sans une tempête.)

William Shakespeare (1564-1616) in The Life and Death of King John

Page 9: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur
Page 10: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

anthemis

9

Aperçu

Vingt ans de remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .11

Contexte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .13

Histoires de monnaies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .19

La Banque centrale européenne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .35

Taux d’intérêt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .47

Un euro en péril ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .59

Déflation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .79

Dettes publiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111

Intuitions fiscales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127

Banques et entreprises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143

Perspectives politiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149

Prospectives sociétales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191

Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193

Page 11: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur
Page 12: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

anthemis

11

Vingt ans de remerciements

Il y a vingt ans, je publiais mon premier livre.Une cinquantaine d’autres ouvrages ont suivi.Aucun livre ne s’improvise. Il n’est jamais le dernier.Chaque opuscule constitue une confrontation avec d’imprécises in-

tuitions, une tension entre le constat et la prospective, et surtout l’urgence du témoignage. Chaque écrit est le fruit de rencontres, d’enseignements, de débats engagés avec des personnes marquantes, et de la bienveillance de ceux qui m’ont accompagné dans cette démarche.

Chacun de ces textes reflète l’intranquillité intellectuelle de l’auteur car un économiste n’est pas une vigie, c’est une alerte permanente.

Dans un de ses abandons transposables à tous les économistes, Keynes rappelait d’ailleurs qu’il avait eu plus de succès dans la prophétie que dans la persuasion, faisant écho à Tacite qui écrivit lapidairement « Omnium consensu capax imperii, nisi imperasset » (Nul n’aurait douté qu’il fût capable de commander, s’il n’avait commandé).

Depuis des années, je m’essaie à transmettre la connaissance à de nombreux étudiants dans plusieurs universités belges et étrangères. L’écriture m’est devenue une force motrice tandis que l’enseignement s’est transposé en une exigence morale et en un engagement de vie. D’au-cune leçon universitaire, je ne suis revenu indemne d’interrogations ou de perspectives différentes.

Que tous ceux qui m’ont accompagné dans cet apprentissage trouvent ici l’expression de ma profonde gratitude pour leur confiance et la pas-sion de l’économie qu’ils m’ont insufflée.

Page 13: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur
Page 14: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

anthemis

13

Contexte

L’avenir,Ce fantôme aux mains vides,

Qui promet tout et n’a rien.

Victor Hugo (1802-1885)in Les Voix intérieures

Cet opuscule rassemble des textes publiés dans la presse belge au cours de l’année 2014. Certains constituent une explication ponctuelle d’un phénomène économique, tandis que d’autres tentent d’élargir l’angle de la réflexion dans ses prospectives. Aucun de ces textes n’a d’autre ambi-tion que de ressortir à l’intuition.

Le lecteur n’y trouvera donc aucun ancrage académique ou scien-tifique. Tout au plus ressentira-t-il la tentation de l’auteur de s’exercer à des visions imprécises en matière de configurations monétaires, éta-tiques et sociales.

D’aucuns trouveront que l’auteur de ces textes est pessimiste. Pour-tant, si le constat est pessimiste, l’auteur ne l’est pas. L’économie est un déséquilibre permanent, reflétant la nature intrinsèque du progrès humain. Et puis, comme l’essayiste Jean-François Revel se plaisait à le rappeler, la vie n’a pour cadre qu’un petit nombre d’années alors que l’histoire a pour cadre des millénaires. L’auteur français évoquait sou-vent cette phrase du dramaturge allemand Achim von Arnim « Chaque homme recommence l’histoire du monde, chaque homme la finit ».

Ces textes sont rassemblés autour de thèmes dont les principaux mes-sages sont les suivants.

Le rôle de la monnaie est de tenter de stabiliser un degré de confiance collective et l’intérêt servirait alors à convaincre le sceptique. La crédi-bilité du phénomène monétaire mesure la stabilité spatio-temporelle de l’ordre établi et le degré de tutelle des facteurs de production. Le phé-nomène monétaire est alors un « fait social total ». La monnaie est donc

Page 15: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

14

un phénomène monétaire éphémère et circonstanciel. C’est une formu-lation simplifiée de l’utilité du temps. Par ailleurs, la monnaie permet l’accumulation de pouvoir, donc la centralisation de l’autorité. Elle fonde une hiérarchisation sociale, ce qui reflète une fonction politique. Le pro-blème est que les États possèdent une capacité d’emprunt dont l’excès d’utilisation conduit souvent au dévoiement de la monnaie. En effet, la monnaie assure la proportion entre l’utilité de différentes quantités de travail (selon Marx, la monnaie est un quantum de main d’œuvre). La monnaie est une transmutation du travail. La quantité de monnaie devrait donc être proportionnelle à la démographie et à la productivité, mais l’endettement public anticipe la démographie et la productivité fu-tures. Un endettement public excessif conduit généralement au dévoie-ment de la monnaie, puisqu’il met à mal le rôle de l’État en tant que garant institutionnel de la monnaie, ce qui conduisit Marx à subodorer qu’une obligation d’État, comme la monnaie, est un capital fictif. Si la monnaie est un méta-objet, supérieur à tous ceux dont elle mesure la va-leur d’échange, la Banque centrale européenne (BCE), qui imprime cette monnaie, est peut-être devenue une méta-institution, c’est-à-dire un fait institutionnel absolu, soit une forme inconnue de pouvoir étatique.

En ce qui concerne les dettes publiques, qui sont le revers de la mon-naie, l’effarante réalité, c’est donc que lorsque la dette publique est trop importante, ce ne sont plus les créanciers qui obligent les débiteurs : ce sont les débiteurs qui imposent des effacements de dettes à leurs créan-ciers. C’est pour cela que l’excès d’endettement public met irrémédiable-ment en péril la monnaie. Pour résorber la dette, il faut soit dévoyer la monnaie (c’est-à-dire créer de l’inflation), soit effacer les dettes, comme lors du défaut de paiement grec ou de la confiscation des dépôts ban-caires chypriotes. Dans ces deux cas de figure, il n’est pas possible de rembourser une dette publique incontrôlée sans corrompre la monnaie. Nous longeons néanmoins les abîmes d’effrayants chocs socio-écono-miques. Il faut cesser d’entretenir de pathétiques illusions sur l’attrition naturelle des dettes publiques par une croissance invisible. On se rendra bientôt compte avec consternation de l’erreur de jugement des hommes politiques, qui ont étendu trop vite la zone euro, et des économistes, qui ont préconisé ad nauseam la rigueur et l’austérité absolue au milieu d’une récession. Keynes, opportunément cité par des économistes mal avisés, n’aurait pas approuvé les orientations économiques contemporaines.

14

Page 16: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CONTExTE

anthemis

15

La BCE a, à mon intuition, géré la crise souveraine de manière sub-op-timale, conduisant la zone euro à une déflation dont il sera difficile de s’extraire, sauf au prix d’une inflation qui s’assimilera à un dévoiement de la monnaie.

Il n’était pas possible de contourner les travaux de Thomas Piketty, dont la médiatisation a ébranlé l’année 2014. Dans son ouvrage Le capi-talisme au XXIe siècle, l’économiste français démontre, de manière fou-droyante, que le capital s’est concentré et a crû à un rythme supérieur au taux de croissance de l’économie, sauf pendant les trente années de croissance d’après-guerre. Ce phénomène enrichit inéluctablement les plus riches et entraîne un creusement mécanique des inégalités. Le tra-vail est donc la victime du capital. Pourtant, est-il possible que le capi-tal croisse indéfiniment plus vite que l’économie elle-même ? Non, car le facteur social exercerait alors immanquablement un effet de contre-poids. Si Thomas Piketty a raison, c’est alors que les structures étatiques, reflétant l’expression politique du plus grand nombre, sont systémati-quement biaisées. À l’extrême, les démocraties seraient des ploutocraties. Le capital est, de plus, une représentation symbolique de la valeur. La valeur d’un euro, d’un dollar, d’une pièce d’or, d’un bâtiment est pure-ment conventionnelle et fluctuante : elle dépend de ce que les autres lui accordent comme valeur. Le capital est donc un flux (et non un stock) dont l’expression oscille en fonction de son rapport d’échange avec des biens et des services. Il n’y a donc pas plus de capital absolu que de valeur fondamentale, puisque le capital est, comme la monnaie, une mesure transitive. C’est à ce niveau que le raisonnement de Piketty n’est pas abouti. Certes, le capital permet l’accumulation de pouvoir, donc la cen-tralisation de l’autorité, mais cela suppose de stabiliser l’ordre social. Or, le capital n’arrive à dominer le travail que jusqu’au moment de sa propre disqualification, puisqu’un capital doit lui-même être investi et « mis au travail » pour garder sa valeur. Un capital qui oppresse trop le travail par sa concentration entre les mains d’un nombre réduit de rentiers devient fictif. À nouveau, Marx énonçait dans sa théorie du capital que le seul but du capital est d’assurer sa propre reproduction, mais cela est impossible sans que le travail valorise ce même capital.

Et puis, le message principal de ce livre se concentre aussi sur le modèle d’organisation étatique. Les nations, essentiellement délimitées

Page 17: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

16

par les frontières du xIxe siècle, se diluent désormais au profit de pôles géographiques, qui fondent eux-mêmes une synthèse de langues et de cultures. Optiquement, le monde se réorganise au gré des concentrations de capitaux, comme un immense kaléidoscope, aux figures nomades sans cesse renouvelées. Le rôle des États pourrait donc se modifier car la territorialité des lois s’accommode mal d’une disparition des frontières économiques. Des secteurs relevant traditionnellement de l’autorité des pouvoirs publics (santé, éducation, voire sécurité) pourraient progres-sivement glisser vers une logique de marché, c’est-à-dire une sous-trai-tance au secteur privé. C’est donc la notion de bien public qui disparaî-trait. On pourrait alors en arriver à une situation saisissante, à savoir celle que l’entreprise privée détruirait le bien public fondamental : la monnaie. Un portefeuille diversifié d’actions d’entreprises mondiales (c’est-à-dire dissociées du contrôle d’un État particulier) deviendrait une supra-mon-naie.

Dans les prochaines années, le véritable débat idéologique portera sur le dialogue entre l’État et le marché, entre la collectivité et l’individu, et entre la dette publique et la propriété privée. La question est de savoir quel équilibre va s’installer entre le rôle de l’État et l’économie mar-chande, sachant que ces deux acteurs sont interdépendants. Il s’agit d’un véritable débat idéologique portant sur le modèle de société. Le centre de gravité de ce débat n’est pas ancré.

Au reste, il ne s’agit plus de savoir s’il faut moins d’État à tout prix, mais de savoir comment l’État, c’est-à-dire notre collectivité, s’intègre dans des relations sociales collectives et individuelles harmonieuses. À cet égard, il faut être lucide : même si le poids de l’État dans l’économie est trop élevé, il n’est pas prêt de diminuer drastiquement. L’absence de croissance dans un contexte économique désinflaté freine tellement la croissance que les équilibres exigeront un ordonnancement de l’écono-mie par l’État.

Quel est l’aboutissement de ce mouvement de fuite dans lequel l’État s’engouffre au travers de l’endettement public ? Est-ce vers une étatisa-tion insidieuse de toute l’économie et/ou vers la perte de pouvoir d’achat entraînée par l’inflation inéluctable qui découle de l’arme monétaire ? La réponse se situe sans doute dans une complexe chimie de ces deux élé-ments, que je qualifierais d’étatisation inflationniste. La dette publique,

16

Page 18: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CONTExTE

anthemis

17

passée et future, risque de faire imploser (et non exploser) nos sociétés, au travers d’États qui deviendront, jour après jour, de plus en plus puis-sants. Sous un autre angle, on pourrait voir cette implosion comme une immense soustraction : nous devrons défalquer les dettes publiques et collectives de nos patrimoines privés. Les démocraties survivront-elles à cet immense endettement public, qui est devenu sociétal ? Je n’en sais rien et, à vrai dire, j’ai de gros doutes.

De plus, nous sommes à l’aube d’une gigantesque transformation technologique, et donc sociale, qui va pulvériser un grand nombre d’en-treprises. Cette révolution, d’une amplitude plus profonde que tous les chocs économiques qui nous ont précédés (développement des machines à vapeur, des moteurs à explosion et de l’informatique) est celle de la désintermédiation. Nous entrons dans un monde sans intermédiaires et cela affectera tous les métiers de proximité. Cela impactera le commerce de détail, le médecin traitant (qui sera remplacé par des autodiagnostics en ligne), les banques et assureurs (qui verront de nouvelles structures financières, d’une morphologie digitale), les déplacements (qui devien-dront logiques plutôt que d’être physiques), l’enseignement, qui sera à distance et non plus physique, etc.

Bien sûr, il y a loin de la coupe aux lèvres. Mais cette transformation s’accomplira. Et elle sera extrême. Elle viendra des États-Unis, car dans ce pays, depuis Thomas Edison, il n’y a pas d’antagonisme entre l’inven-tion et son exploitation commerciale.

La vraie question centrale sera désormais de savoir quelle majorité ou génération va imposer sa loi à quelle minorité ? Qui sera le garant de la propriété privée ? Comment les marchés vont-ils composer avec les pou-voirs souverains ? Le chemin sera sinueux entre le libéralisme de l’éco-nomie de marché et le socialisme redistributif mais l’instant de vérité de notre modèle social est proche. À un moment, il faudra se débarrasser des vieux réflexes idéologiques des années septante et admettre que la compétitivité de notre économie passera par l’acceptation d’un modèle d’économie de marché.

La crise actuelle révèle une fin de modèle. La fin d’un modèle de com-plaisance, de manque de vision, de déficit de perspectives. Tout se passe comme si nous n’avions, en fait, rien retenu de l’histoire. Ne rentrons-nous pas, même à reculons, dans une économie de marché dont la seule

Page 19: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

valeur morale devient la prospérité individuelle ? N’avons-nous pas écarté un peu trop rapidement, à la faveur de la « Ronald Reagan-isation » de l’économie, le rôle des pouvoirs publics, sachant que ces derniers se sont eux-mêmes fourvoyés dans une financiarisation effrénée au travers de leur insupportable endettement ? Avons-nous pris la mesure de l’impor-tance de la jeunesse à laquelle on demande tout et son contraire, à savoir de solder l’endettement des aînés tout en lui présentant une économie de chômage ?

Il ne faut pas s’y tromper : cette crise est celle du futur, dont nous avons emprunté le bien-être à nos futures générations, c’est-à-dire à nous-mêmes. Le sentiment d’entrave provient de la conscience que la prévisibilité du futur, que nous croyions linéaire, s’enfuit et nous échappe. La crise relève de la trame des inflexions tragiques. Je crois que nous en sortirons dans un état d’hébétude. Mais nous oublions tout. Nous oublie-rons tout. Rien n’existe, rien ne dure. Il reste à espérer que ce ne sera pas une triste défaite de la raison.

Le moment est venu de poser la question des temps nouveaux et de constater qu’un univers moderne se dresse, sans qu’on l’ait pressenti, ni conjuré. Cet univers, qui ne pourra passer que par la jeunesse, reste à réinventer.

Bruno Colmant, automne 2014

18

Page 20: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

anthemis

19

Histoires de monnaies

La monnaie : au début était le verbe

On attribue la paternité de la phrase « Le temps, c’est de l’argent » au philosophe américain Benjamin Franklin (1706-1790). Cette phrase ramène à l’intérêt, le prix du temps, qui résulte de l’investissement de la monnaie.

Pourtant, elle recouvre peut-être un champ de réflexion plus profond. En effet, le temps n’est pas conceptualisable. Il est abstrait et insaisissable, tandis que la monnaie est une formulation conventionnelle. Le temps n’a pas de valeur car on ne peut ni le vendre, ni le donner. Par contre, l’usage du temps a une valeur. Il s’agit du temps de fabriquer un bien et de produire un service ou le temps de déconstruire un bien (date de péremption).

Benjamin Franklin avançait d’ailleurs que le seul intérêt de la mon-naie, c’est son emploi. On pourrait alors envisager la monnaie comme un étalon du temps dont la valeur relative serait fixée par une coupole fidu-ciaire (spontanée ou placée sous le contrôle des autorités publiques selon le degré de développement des communautés de commerce).

Sous cette orientation, la monnaie serait un gradient du temps, ou plutôt une régression de la gratuité du temps qui permet un échange d’utilités. Le droit de battre monnaie, c’est-à-dire le droit étatique de fabriquer de la monnaie, serait une formulation socio-étatique et relative du temps. La stabilité de la monnaie reflèterait alors la prévisibilité socio-politique du futur.

Que faut-il déduire de tout cela ? Que la réalité ultime du phénomène monétaire, c’est un facteur d’adhésion collective. Un bon exemple de cette réalité est le poids qui fut donné aux paroles du Président de la BCE, Mario Draghi, lorsqu’il déclara le 26 juillet 2012 qu’il ferait « whatever it takes » (tout ce qu’il faudrait) pour sauver l’euro.

Une parole sauvera-t-elle l’euro ? Draghi concentra-t-il, au travers d’une étrange consubstantiation de sa fonction à la monnaie, l’euro ?

Page 21: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

20

Un de mes amis banquiers me faisait remarquer que cela rappelait les premiers mots de l’évangile de Saint-Jean « Au commencement était la Parolei » et « Tout fut par lui et sans lui rien ne fut ».

L’important est que Voltaire n’ait pas raison, lui qui suggérait facé-tieusement qu’une « monnaie papier, basée sur la seule confiance dans le gouvernement qui l’imprime, finit toujours par retourner à sa valeur intrinsèque, c’est à dire zéro ».

L’Écho, blog, mars 2014

Des femmes, des dieux… et des femmes

La monnaie est un phénomène intriguant. Elle constitue un acte d’ad-hésion, voire une hallucination collective, puisqu’elle représente la valeur plutôt que de la transporter. Elle ressemble aux dieux, qui existent tant qu’ils ont des adeptes. La monnaie constitue donc un artéfact.

La proximité entre les monnaies et les dieux est d’ailleurs peut-être plus intense qu’on ne l’imagine : les monnaies transportables se sont dé-veloppées avec la nomadisation des peuples. En effet, les peuples séden-taires fondaient essentiellement leur commerce sur le troc. La nomadisa-tion a exigé de transporter la valeur (et donc son symbole reconnaissable dans le temps et dans l’espace) pour l’échange. Mais la nomadisation a aussi entraîné le monothéisme (comparable à l’unicité de la monnaie). En effet, les peuples sédentaires adoraient plusieurs dieux, correspondant aux repères géographiques ou cosmiques dont la stabilité était établie par leur implantation (une montagne, le soleil, etc.) tandis que la nomadisa-tion a conduit à une expression divine plus abstraite et souvent unique. Monnaie et divinité ont donc probablement été unies par la nomadisa-tion de l’économie.

Mais ce n’est pas tout : les sociétés nomades sont devenues guerrières, puisqu’il fallait se déplacer vers les territoires d’autres peuples dont ils se disputaient les ressources. Cela a conduit à l’abandon des sociétés ma-triarcales. Monnaie, divinités et abandon du matriarcat sont donc peut-être aussi liés.

Page 22: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

HISTOIRES DE MONNAIES

anthemis

21

Freud voyait, quant à lui, la monnaie comme un facteur de diversion de la violence, puisque les hommes se battent pour accaparer un billet plutôt que de s’opposer physiquement.

C’est peut-être pour cela qu’après les guerres, on en revient à des monnaies tangibles (comme l’or), on rétablit le rôle des femmes et on se désespère que les dieux n’aient pu éviter les conflits.

L’Écho, blog, mars 2014

Le mystère financier des trente deniers du Christ

Selon les Évangiles, le Christ aurait été trahi par Judas l’Iscariote pour trente deniers d’argent.

De nombreux historiens se sont interrogés sur ce montant. Il s’agis-sait d’environ 120 grammes d’argent, un faible montant sachant que la solde d’un soldat romain était de l’ordre de 500 deniers par an. Qu’on se base sur le pouvoir d’achat de ces trente deniers, sur le cours de l’argent à l’époque du début de la Chrétienté ou sur un équivalent salaire, on en ar-rive au fait que les trente deniers du Christ correspondaient à une somme située entre 200 et 1300 euros, soit, en moyenne, 750 euros. Un faible montant pour désigner le Fils de Dieu, sans doute à l’égal de la bassesse de Judas qui s’est d’ailleurs pendu.

Mais imaginons que Judas (avant son suicide) ou ses héritiers aient placé ces 750 euros dans une hypothétique banque millénaire à un taux composé de 2,5 %. Je choisis 2,5 % car c’est le taux d’intérêt « naturel » correspondant lui-même au taux de croissance de la volumétrie des arbres, utilisé par la scolastique médiévale.

Que valent 750 euros placés pendant 2.000 ans au taux annuel 2,5 %  ? Un calcul élémentaire conduit à un chiffre arrondi saisissant : 2.000.000.000.000.000.000.000.000  euros, ce qui, sans confondre les choses spirituelles et temporelles, devient plus respectable pour une reli-gion d’ambition mondiale.

Ce chiffre astronomique dépasse l’imagination. Pour en donner l’ordre de grandeur, je le divise par la richesse temporelle créée annuelle-

Page 23: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

22

ment, c’est-à-dire le PIB mondial. Ce dernier est de l’ordre de 60.000 mil-liards d’euros.

Si je divise les trente deniers du Christ capitalisés pendant 2.000 ans par le PIB mondial annuel, j’arrive à ce que cette somme capitalisée re-présente 37 milliards de fois le PIB national. En d’autres termes, le prix de la trahison de Jésus nous donnerait un capital égal à 37 milliards de fois ce que 7 milliards d’humains créent chaque année. On est loin des broutilles de crise des subprimes et autres dettes souveraines…

Entre 750 euros et 37 milliards de fois la richesse mondiale annuelle, il y a une grosse marge. Il n’existait bien sûr pas de banque à l’époque et puis, surtout, l’histoire humaine est une ruine financière permanente, jonchée de répudiations monétaires, inflations, guerres, révolutions, confiscations, etc. Ce n’est pas un hasard si l’Église s’opposa au taux d’in-térêt et à l’usure.

Et finalement, les Évangiles ont donné la solution mathématique à cette capitalisation financière des trente deniers de Judas l’Iscariote au travers des paroles du Christ : « Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu » (Mt, 15-22). Et peut-être qu’on ne devient jamais riche avec de l’argent. On croit le devenir – à tort, puisque nous sommes tous mortels – dans un intervalle de temps qui est infi-nitésimal par rapport à l’attente de l’entrée dans le Royaume de Dieu. Car finalement « tu es poussière et tu redeviendras poussière » (Genèse, 3.17-19).

Peut-être même que la monnaie et la religion relèvent uniquement du symbolique et de l’hallucination collective.

Et encore, je ne vous ai pas parlé de la tunique de Jésus qui fut jouée aux dés par des soldats romains.

L’Écho, blog, mars 2014

La monnaie faite de toutes pièces

La monnaie est le fondement de notre système d’économie mar-chande. Ses fonctions principales sont connues : c’est un étalon de mesure

Page 24: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

HISTOIRES DE MONNAIES

anthemis

23

des échanges et une unité de compte. Elle possède un rôle transactionnel puisqu’elle permet de remplacer le troc des biens et des services par une marchandise intermédiaire, un « super-objet », à savoir la monnaie elle-même. Dans cette perspective, elle mesure l’utilité du temps consacré à la fabrication d’un bien ou à la production d’un service. Mais ce n’est pas tout : elle sert aussi d’instrument de thésaurisation. En conservant une quantité de monnaie, on diffère sa consommation dans le temps. En ef-fet, l’argent épargné sert principalement à couvrir d’éventuelles dépenses futures.

La monnaie s’est imposée au rythme de la division du travail, c’est-à-dire lorsque le troc ne permettait plus d’assurer un fonctionnement des communautés marchandes. Au cours de l’histoire, elle a revêtu de nom-breuses formes. À l’origine, elle était un bien consommé (un animal, par exemple) pour devenir progressivement un bien non consommable. Pro-gressivement, son monopole a été capturé par les pouvoirs publics, car la monnaie est un des attributs de l’autorité et permet de payer l’impôt. Les droits de lever l’impôt et de battre monnaie correspondent d’ailleurs aux deux privilèges régaliens.

Au fil de l’histoire, la monnaie est devenue fiduciaire (c’est-à-dire fondée sur la confiance) et scripturale (transmissible par des écritures manuelles ou informatiques). Aujourd’hui, la monnaie est au mieux un bout de papier et au pire des électrons qui apparaissent épisodiquement sur l’écran d’un ordinateur. Elle n’est plus gagée par des métaux précieux, comme c’était le cas dans le cadre des cours de change fixes de l’étalon-or du système de Bretton Woods, abandonné en 1971.

La monnaie n’a donc plus de valeur mais se limite à la représenter. Comment est-il dès lors possible de réconcilier le manque de substance intrinsèque de la monnaie avec la valeur qu’on lui attribue ? Il faut que quelque chose garantisse la monnaie tout en lui étant supérieur. Or, quel est ce « quelque chose » ? C’est la confiance. Tout se passe donc comme si la monnaie était garantie par des unités « psychiques » de confiance individuelle qui, assemblées collectivement comme un immense lego, assurent sa pérennité. La question est alors de savoir en quoi la confiance doit se placer. C’est à ce niveau que le raisonnement tourne court : il faut que la monnaie soit garantie par la confiance en… les institutions qui émettent la monnaie.

Page 25: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

24

La confiance associée à la monnaie porte donc sur la valeur de l’usage du temps. En d’autres termes, la substance de la monnaie est indéfinis-sable, puisqu’elle est garantie par elle-même. C’est un concept en sus-pension car il faut une réciprocité de la qualité de la confiance et de la quantité de monnaie. On pourrait même avancer que la monnaie est un artéfact, c’est-à-dire un phénomène créé de toute pièce, dépourvu de toute signification théorique. En même temps, c’est un phénomène plus ou moins conscient d’adhésion forcée puisque son cours légal est imposé par les États.

L’Écho, blog, avril 2014

Quand l’Autriche invente une nouvelle monnaie : le Wörgl…

La monnaie est un phénomène insaisissable et aucun chercheur n’en a trouvé le graal. La quantité de monnaie permet-elle, à la marge, de sti-muler une économie, comme Keynes le suggérait. Est-elle, au contraire, indépendante de l’activité économique, au motif qu’elle représente un métrage relatif de l’échange, comme Friedman le défendait ? La question n’est pas tranchée. À mon intuition, la quantité de monnaie est indépen-dante d’un enrichissement réel, mais peut néanmoins accélérer le rythme d’une économie en stimulant la cadence des échanges. C’est ainsi que l’inflation ne crée globalement aucun capital (la perte des rentiers com-pensant le gain des débiteurs) mais stimule le niveau des transactions puisque la monnaie doit circuler afin d’éviter son effritement par la thé-saurisation improductive. Inversément, une déflation contracte le niveau des échanges puisque la baisse anticipée des prix conduit à reporter les achats et les investissements.

Sous cet angle, la monnaie est un outil de politique économique (ce qui, incidemment, pose la question du bien-fondé de l’indépendance d’une banque centrale par rapport à l’exécutif politique).

Différentes théories furent élaborées pour instrumentaliser la mon-naie afin de stimuler l’activité économique et de combattre le chômage.

Page 26: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

HISTOIRES DE MONNAIES

anthemis

25

C’est l’économiste belge Silvio Gesell (1862-1930) qui avait imaginé un système qu’il qualifiait de « monnaie fondante ». Gesell postulait que la thésaurisation était néfaste pour l’économie (on y retrouve la notion de « monnaie morte » de Marx). Selon lui, la seule manière d’injecter de l’argent dans l’économie était de forcer sa dépréciation naturelle, à intervalles fixes. L’idée est originale : au lieu de subir l’inflation, c’est la monnaie qui doit imposer sa propre perte de pouvoir d’achat et donc son rythme de circulation. Gesell aurait organisé la dépréciation sous forme de tamponnage (ou d’estampillage) sur les billets, afin de diminuer leur valeur nominale. Une autre technique aurait consisté à tirer au sort et à annuler une espèce particulière de billets parmi l’ensemble des types qui circulent : les billets annulés doivent alors être échangés contre de nou-veaux billets d’une valeur inférieure aux précédents.

Longuement commentée par Keynes, la théorie de Gesell a inspiré de nombreuses expériences de monnaies parallèles et, parfois, des expé-riences de relance de l’économie. Dans certaines régions de l’Autriche, frappées par un terrifiant chômage en 1932-1933, une monnaie parallèle fut lancée selon le principe de Gesell. Cette monnaie, appelée le Wörgl (du nom de la ville où cette unité de compte fut imaginée), perdait un pourcent de sa valeur chaque mois. Rapidement, sa vitesse de circula-tion fut décuplée par rapport au Shilling, entraînant un rebond du niveau d’activité. L’expérience fut une telle réussite que le Président du Conseil français, Edouard Daladier, vint examiner cette innovation en Autriche. Finalement, les autorités monétaires autrichiennes mirent fin à l’expé-rience qui mettait en péril le monopole régalien de battre monnaie.

Le Wörgl fut une anecdote de l’histoire… mais les responsables de la BCE seraient bien inspirés de plonger dans les méandres de l’histoire monétaire pour réaliser qu’une politique déflationniste finit toujours par se résoudre par une nécessaire injection d’inflation.

L’Écho, blog, avril 2014

Page 27: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

26

Il y a septante ans, on fondait les accords de Bretton Woods

Il y a septante ans, en juillet 1944, les pays alliés refondirent le système monétaire mondial dans l’hôtel d’une petite ville du New Hampshire : Bretton Woods. Les accords de Bretton Woods furent probablement la plus grande réalisation monétaire du vingtième siècle. Consacrés avant la victoire alliée sur le Japon et l’Allemagne, ces accords bâtirent la recons-truction d’après-guerre et portèrent sur les fonts baptismaux les trente années de croissance glorieuses (1944-1974).

Les accords de Bretton Woods postulèrent une parité fixe entre les monnaies des pays développés, fondée sur l’étalon-or. Ce système, qua-lifié de Gold-Exchange Standard, définit les devises dans un rapport au dollar, qui était lui-même rattaché à l’or dans une proportion de 35 dol-lars pour une once (31 grammes).

Dans ce système, les différentes monnaies furent formulées par des cours de change fixes, mais il était convenu que la convertibilité des dol-lars en or ne soit pas effectuée. En d’autres termes, les États-Unis exi-gèrent que les Banques centrales étrangères, détentrices de dollars, ne réclament pas leur conversion en or (ce que ne firent pas l’Allemagne, ni la France). Ce système conduisit à établir la suprématie du dollar sur l’économie mondiale, puisque la croissance et l’inflation étaient définies par ce pays. Le Fonds monétaire international fut créé afin de surveiller les politiques nationales.

Les accords de Bretton Woods oppsèrent deux thèses et il y eu une profonde dissension sur les orientations monétaires. Les deux protago-nistes en furent l’anglais Keynes et l’américain White (1892-1948), assis-tant du Secrétaire au Trésor des États-Unis. À la fureur de Keynes, White établit le Gold Exchange Standard, sans doute parce que les États-Unis possédaient le plus important stock d’or et que les États-Unis allaient ali-gner la croissance mondiale sur le rythme de leur propre développement économique, au travers, notamment, du plan Marshall en Europe. L’éta-lon-or ne fut donc qu’un référentiel secondaire pour assurer la supréma-tie du dollar comme monnaie de réserve, après près d’un siècle de domi-nation de la Livre Sterling. Au reste, l’étalon-or était une réminiscence du xIxe siècle, c’est-à-dire une époque où la monnaie véhiculait la valeur

Page 28: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

HISTOIRES DE MONNAIES

anthemis

27

(au travers de l’or et de l’argent) plutôt qu’elle ne la représentait (ce qui est le cas des monnaies papier). Le système de l’étalon-or du xIxe siècle avait pu se développer parce qu’à l’époque, l’économie de la révolution industrielle était extractive, et que les découvertes d’or (Californie, Aus-tralie, Afrique du Sud, etc.) correspondaient au rythme de croissance de l’économie, ce qui n’était plus du tout le cas du xxe siècle.

Keynes qualifiait l’étalon-or de relique barbare et réfutait les réfé-rences aurifères car celles-ci conduisaient à une dominance des pays en déficit commercial, capables d’imposer leur puissance économique. Opposés à Keynes et gagnants de la guerre, les États-Unis l’emportèrent donc en proposant de consacrer le rôle de pivot du dollar américain et un système de change fixe fondé sur la convertibilité du dollar en or.

Keynes fut donc le perdant de Bretton Woods. L’économiste anglais préconisait un système monétaire mondial basé sur une nouvelle mon-naie internationale, le Bancor. Le Bancor aurait été une monnaie supra-nationale fondée sur un système international de paiement qui pénalise les pays qui exportent ou importent trop. Keynes voulait créer une mon-naie relative, basée sur les prix de 30 matières premières, dont l’or. Les Américains avaient, du reste, initialement imaginé une solution compa-rable sur base d’une devise qui se serait dénommée « l’Unitas ». Finale-ment, ni le Bancor ni l’Unitas ne virent le jour, et seul l’or consacra un système de parité fixe, jusqu’à l’effondrement du système, en 1971.

Le système de Bretton Woods confronta d’ailleurs l’économie mon-diale à ce qui est qualifié de paradoxe de Triffin, du nom de l’économiste belge qui y donna naissance. Le paradoxe de Triffin était bâti sur la néces-sité d’un déficit de la balance des paiements des États-Unis pour alimen-ter le monde en moyens de paiement internationaux.

Après une trentaine d’années, les accords de Bretton Woods s’échouèrent dans la politique monétaire des États-Unis qui, forts de la détention de l’or mondial et de leur refus de le voir rapatrié vers les pays qui en étaient propriétaires, imprimèrent des dollars pour une quantité égale à 5 à 7 fois le stock d’or qui était censé les garantir. Cette impres-sion de dollars était elle-même liée au coût de la guerre du Vietnam et de la conquête spatiale… qui furent finalement financés par l’ensemble des pays de la zone dollar.

Page 29: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

28

C’est le 15 août 1971 que les accords monétaires de Bretton Woods ont été sabordés. Ce jour-là, à Camp David, les conseillers du Trésor se rendent discrètement dans la résidence d’été du Président américain Nixon afin de commettre l’irréparable. Il ne s’agissait de rien d’autre que de supprimer la convertibilité en or du dollar. Au terme de ce funeste dimanche d’été, la devise américaine redeviendra une simple monnaie fiduciaire, c’est-à-dire basée sur la confiance, sans plus d’ancrage avec l’étalon-or qui avait fondé l’ordre monétaire depuis des siècles.

La décision américaine sera le premier éboulement d’une fatale série de conflagrations. Les unes après les autres, les devises européennes glis-sèrent dans un système de cours de change flottant, entraînant une gigan-tesque volatilité financière. Le dollar s’effondra en moins d’une décennie, révélant un visage moins aimable des États-Unis : celui d’une terrifiante prédation monétaire résumée par les mots du secrétaire américain au Trésor John Connally (1917-1993) : « Le dollar est notre monnaie, mais votre problème. »

Cela allait même plus loin : lorsqu’on examine la politique monétaire des États-Unis, il n’y a aucun invariant à déceler, si ce n’est peut-être la doctrine Roosa (1919-1993), le sous-secrétaire d’État au Trésor de Ken-nedy qui fut le père spirituel de Paul Volcker. Dans les années soixante, Roosa affirma que si la quantité de dollars en circulation explosait, ce n’était pas un problème américain, mais celui des pays qui accumulaient des surplus commerciaux. La doctrine Roosa ne fut incidemment que l’écho des postulats du Président Roosevelt qui déclara, à l’aube de sa première investiture, que « la santé économique interne d’une nation est un plus grand facteur de son bien-être que la valeur de sa monnaie en termes d’échanges vis-à-vis d’autres nations ».

Mais il y eut plus grave : la fin des accords de Bretton Woods fut le premier indice d’une sinistre décennie. En effet, les années septante furent caractérisées par deux chocs pétroliers et un basculement inéluc-table vers l’économie des services, au détriment de l’industrie. Les termes de l’échange, c’est-à-dire le prix relatif des biens, s’ajustèrent, générant une inquiétante hausse de la valeur des matières premières.

Les pays européens, terrifiés par une rupture de la linéarité de l’écono-mie, commencèrent à enflammer les dettes publiques, conduisant à une hausse vertigineuse de l’inflation qui devrait dépasser 10 % au début des

Page 30: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

HISTOIRES DE MONNAIES

anthemis

29

années quatre-vingt. En même temps, l’instabilité monétaire les mena à imaginer une coordination du cours des devises, donnant naissance suc-cessivement au Serpent monétaire et au Système monétaire européen qui trouva son aboutissement dans l’euro.

Avec le recul du temps, il était insensé de lier une masse monétaire à un stock aurifère. Un étalon monétaire présente l’inconvénient de contraindre excessivement les politiques monétaires et fiscales conjonc-turelles. Pourtant, ces accords eurent le mérite de discipliner les États. Dès qu’ils furent démantelés à l’initiative des États-Unis, les États euro-péens s’engouffrèrent dans une politique d’endettement indisciplinée, qui consista à alourdir les finances publiques pour masquer la mutation économique des années septante et quatre-vingt. Keynes fut incidem-ment le meilleur alibi des politiques sociales redistributives et anesthé-siantes. Nous n’en avons toujours pas soldé le déficit.

L’Écho, juillet 2014

Il suffira d’un matin…

On oppose souvent l’économie réelle à la sphère financière. Cette dis-tinction m’a toujours parue suspecte : il n’y a pas d’économie irréelle qui s’opposerait à une économie tangible.

Par contre, une partie de l’économie est symbolique : c’est le reflet de la dématérialisation de la monnaie. Cette dernière est un postulat et une adhésion collectifs qui lui donnent vie. Mais cette économie sym-bolique n’est pas étrangère à l’économie réelle, puisqu’elle la structure. En effet, c’est bien la monnaie qui permet le déploiement de l’économie marchande.

C’est donc une étrange situation : l’économie réelle est dominée par un symbole, c’est-à-dire le signe monétaire qui est une convention fidu-ciaire, qu’elle a elle-même contribué à créer.

L’économie réelle et financière consiste donc en un rapport d’hommes à hommes, et parfois d’hommes contre hommes. Cette étrange relation s’exprime lorsqu’on oppose le capital et le travail. Pour partie, le capital

Page 31: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

30

est du travail accumulé sous forme d’épargne. Le capital est donc parfois un travail passé qui s’oppose au travail contemporain. Là aussi, on voit que la scission d’économies réelles et financières est fragile, voire erronée.

C’est pour cela qu’il est illusoire de croire que des problèmes moné-taires peuvent se résoudre exclusivement par des destructions de sym-boles, comme la monnaie ou les dettes publiques, puisque ces derniers sont consubstantiels aux structures sociales. Une implosion sociale conduirait donc à une explosion monétaire, et inversément.

Le Grand Soir marxiste ne serait donc pas exclusivement celui du capital, mais aussi celui de l’économie réelle.

C’est pour cela qu’il n’y aura pas de grand soir.Au mieux, un tout petit matin.

L’Écho, blog, mai 2014

Thomas Piketty et l’illusion monétaire

Dans son ouvrage Le capitalisme au XXIe siècle, l’économiste français Thomas Piketty démontre, de manière foudroyante, que le capital s’est concentré et a crû à un rythme supérieur au taux de croissance de l’éco-nomie, sauf pendant les trente années de croissance d’après-guerre. Ce phénomène enrichit inéluctablement les plus riches et entraîne un creu-sement mécanique des inégalités. Le travail est donc la victime du capital. Piketty est fascinant. J’ai eu l’occasion d’être son modeste et accessoire « discussant » lors d’une intervention à l’ULB organisée par Paul Ma-gnette et la conviction d’avoir côtoyé un des plus brillants économistes politiques de nos temps ne m’a pas abandonné.

Piketty est un économiste applicatif. Il a essentiellement réalisé un travail statistique dont il tire des constats, mais aucune théorie géné-rale. Comparer Piketty à Marx (1812-1883) relève donc d’une mécon-naissance de la science économique. Cette proximité intellectuelle, que Piketty n’a jamais revendiquée, est d’ailleurs le fait de la presse anglo-saxonne, prompte à attiser d’émotifs feux follets médiatiques, rapide-ment dissipés au profit de la promotion du capitalisme américain. Les

Page 32: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

HISTOIRES DE MONNAIES

anthemis

31

palpitations intellectuelles des Krugman et autres Stiglitz pour Piketty doivent donc être considérées avec un scepticisme bienveillant. La dis-qualification anglo-saxonne de Piketty a d’ailleurs commencé par des soupçons d’impostures statistiques qui, même si elles sont avérées, n’al-tèrent pas la qualité du travail.

Mais, sous un autre angle, je conserve une interrogation : est-il pos-sible que le capital croisse indéfiniment plus vite que l’économie elle-même ? Non, car le facteur social exercerait alors immanquablement un effet de contrepoids. Si Piketty a raison, c’est alors que les structures éta-tiques, reflétant l’expression politique du plus grand nombre, sont systé-matiquement biaisées. À l’extrême, les démocraties seraient des plouto-craties.

Le capital est, de plus, une représentation symbolique de la valeur. La valeur d’un euro, d’un dollar, d’une pièce d’or, d’un bâtiment est pure-ment conventionnelle et fluctuante : elle dépend de ce que les autres lui accordent comme valeur. Le capital est donc un flux (et non un stock) dont l’expression oscille en fonction de son rapport d’échange avec des biens et des services. Il n’y a donc pas plus de capital absolu que de valeur fondamentale, puisque le capital est, comme la monnaie, une mesure transitive.

La grille de lecture marxiste illustre parfaitement le caractère transitif du capital en ramenant ce dernier à un « quantum de travail ». De loin en loin, le capital est du travail passé qui est épargné. C’est donc du tra-vail (passé) qui est véhiculé par le capital, servant lui-même à mettre en œuvre du travail contemporain. Il y a donc un phénomène – même par-tiel – de consubstantialité, voire d’ubiquité, entre le capital et le travail. Les deux facteurs de production sont fondés sur le travail, presté à des moments différents.

En conséquence, l’opposition macro-économique entre le travail et le capital, à savoir les deux facteurs de production, est partiellement ca-duque en ce qu’elle ne constitue pas un antagonisme naturel. La péren-nité du capital est d’ailleurs elle-même fondée sur la stabilité de l’ordre socio-étatique, c’est-à-dire sur le maintien d’un rapport d’échange entre le travail passé et futur.

C’est à ce niveau que le raisonnement de Piketty n’est pas abouti. Certes, le capital permet l’accumulation de pouvoir, donc la centrali-

Page 33: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

32

sation de l’autorité, mais cela suppose de stabiliser l’ordre social. Or, le capital n’arrive à dominer le travail que jusqu’au moment de sa propre disqualification, puisqu’un capital doit lui-même être investi et « mis au travail » pour garder sa valeur. Un capital qui oppresse trop le travail par sa concentration entre les mains d’un nombre réduit de rentiers devient fictif. À nouveau, Marx énonçait dans sa théorie du capital que le seul but du capital est d’assurer sa propre reproduction, mais cela est impossible sans que le travail valorise ce même capital.

Cet aspect me semble absent des travaux de l’économiste français qui s’interroge sur la manière de contrer la croissance et la concentration excessives du capital. Il propose un impôt progressif sur le capital, dont il reconnaît le caractère illusoire. Marx aurait plutôt imaginé une implo-sion sociale. Sur base de la juxtaposition du capital et du travail, je crois qu’une autre solution s’imposera naturellement, à savoir la dépréciation de la monnaie, et donc du capital. En effet, au travers de sa représentation symbolique, l’ajustement monétaire est plus aisé que l’ajustement social. Il s’impose de lui-même comme frein à la concentration capitalistique afin d’éviter que cette dernière n’étouffe le capital lui-même. L’ajuste-ment sociétal relèvera donc, à mes yeux, d’un point de discontinuité dans la stabilité du pouvoir d’achat du capital. Lors du débat avec Piketty, j’ai partagé avec lui le fait que l’inflation était un impôt silencieux et que, parfois, la confiscation monétaire, telle celle de l’opération Gutt de 1944, qu’il ignorait, s’y substitue.

Et puis, il y a autre chose : la mesure du capital est-elle correcte ? En d’autres termes, l’expression nominale du capital, qui représente la valeur plutôt que de la véhiculer (ce que font des monnaies à valeur intrinsèque, tel l’or ou de l’immobilier), reflète-t-elle un pouvoir d’achat pérenne ? Que vaut la stabilité de la monnaie, donnée symbolique par excellence qui n’existe que par un phénomène d’adhésion collective, si le capital croît à un rythme qui conduit à l’oppression du travail ? Sans doute pas grand-chose. On en arrive toujours au constat que la crédibilité du capi-tal ne peut pas découler d’un acte d’autorité. Le capital doit s’adosser à un référent qui excède ce qu’il garantit… et ce ne peut être que le travail. À l’extrême, tout le capital du monde serait concentré entre les mains d’un rentier qu’il suffirait de ruiner en déclarant son capital non monnayable.

Page 34: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

HISTOIRES DE MONNAIES

anthemis

33

Cela rappelle l’extraordinaire roman de Jérôme Ferrari, Sermons sur la chute de Romei, qui suggère, dans la logique de Saint-Augustin, que les mondes créés par les hommes vont s’écrouler de leur propre poids avec cette phrase singulière « il était comme un homme qui vient juste de faire fortune, après des efforts inouïs, dans une monnaie qui n’a plus cours ». Est-ce que la véritable question du capital, c’est-à-dire l’illusion monétaire, n’est pas résumée dans cette phrase ?

L’Écho, juin 2014

Piketty, Keynes et la déflation

Le travail de Thomas Piketty est une démonstration statistique de la croissance du capital, et surtout de sa concentration au sein d’une fine fraction de la population.

Mais il y a une réalité conjoncturelle qui alimente probablement ce phénomène : c’est la déflation.

La déflation, c’est la tendance baissière des prix.

Mais c’est plus que cela.

C’est, pour utiliser la définition de Keynes, la « politique tendant à réduire le rapport entre le volume de la monnaie d’un pays et ses besoins en pouvoir d’achat sous forme de signes monétaires ».

Sous cet angle, la déflation entraîne une modification de l’étalon de valeur. Plus précisément, elle transfère la richesse vers les créanciers au détriment des emprunteurs. La déflation contribue donc à concentrer les richesses tout en augmentant la valeur des actifs qui s’incrémente méca-niquement par la baisse des taux d’intérêt et des taux d’actualisation.

Structurellement emprunteurs, les États voient leur endettement s’alourdir par la déflation. C’est pour cette raison que l’inflation est sou-vent suscitée par les États qui sont écartelés entre un nombre réduit de créanciers et une population dont les revenus sont mis à contribution pour honorer le paiement de la dette publique.

Page 35: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

Si l’inflation et l’impôt ne suffisent pas, alors les États doivent restruc-turer leur dette.

Et finalement, les créanciers, pourtant favorisés par la déflation, sont appauvris.

L’Écho, blog, juillet 2014

34

Page 36: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

anthemis

35

La Banque centrale européenne

BCE : le coup d’état permanent ?

Chaque mois, les communiqués et conférences de presse de la BCE, et plus spécifiquement de son Président, me laissent de plus en plus per-plexe. Et je pose une question : ne sommes-nous pas en train d’assister à l’émergence d’une forme de pouvoir inconnue, très éloignée de la tradi-tion démocratique qui préside à la fondation de l’Europe.

La BCE dispose d’un pouvoir supranational, qui relève des privilèges qu’on qualifiait de régaliens à l’époque des monarchies gouvernantes, à savoir celui de battre monnaie.

Mais ce n’est pas tout. Ce droit régalien est personnalisé dans les intuitions de son Président. C’est ainsi que Jean-Claude Trichet ressen-tait une poussée d’inflation (en pleine crise souveraine et au milieu du plus profond choc économique depuis les années Trente) et augmenta les taux d’intérêt au niveau profond de la crise grecque tandis que Mario Draghi ne ressent pas de déflation alors que le niveau d’inflation chute comme une pierre dans l’eau, que la croissance de la zone euro oscille autour de moins d’un pourcent, que les taux d’intérêt allemands sont au plus bas depuis 1815, que des pays retombent en récession (Italie) et que les variations de prix à la consommations sont négatifs dans certaines zones (Espagne). Cela en devient même étrange : la BCE voit un retour de l’inflation alors que les marchés financiers formulent une inflation de l’ordre de 0,5 % dans les prochaines années.

Mais ce n’est pas fini : la BCE est désormais entrée de l’appréciation des orientations politiques. C’est ainsi que les demandes légitimes de la France de repousser les années butoirs de retour à l’équilibre budgétaire sont réfutées, alors qu’elles émanent d’un pouvoir démocratique.

Bien sûr, cette sentencieuse attitude de la BCE est le reflet de son indé-pendance. Cette dernière conduit à dissocier la BCE des arbitrages poli-tiques. Mais comment imaginer un seul instant que l’objectif d’inflation,

Page 37: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

36

qui constitue le mandat central, a encore la pertinence qu’on croyait pou-voir lui donner lors de la formation de l’euro ? Au reste, historiquement, les banques centrales n’ont d’ailleurs pas été indépendantes, mais subor-données aux banques commerciales ou aux pouvoirs politiques.

Il faudrait considérer une plus grande subordination politique des autorités monétaires, tant que les États européens n’arrivent pas à faire aboutir une union fiscale et budgétaire. En effet, il n’est plus possible de distinguer la politique monétaire de la politique budgétaire, et donc de l’endettement public des États.

Et puis, comment est-il possible de continuer à conduire une seule politique monétaire homogène alors que les situations budgétaires des États sont tellement différentes ? En bonne logique démocratique, il fau-drait reconsidérer l’indépendance politique de la Banque centrale euro-péenne.

Je crois que l’ordre social et monétaire est à ce prix.

L’Écho, blog, août 2014

La BCE : une forme inconnue d’autorité publique

On sait que la BCE est indépendante. Mais indépendante de quoi, finalement ? Elle ne peut pas être indépendante des marchés des changes puisqu’elle s’inquiète de la force de l’euro ? Elle ne peut pas non plus être indépendante des niveaux d’activités, puisqu’elle explique ses réticences à mettre en œuvre une politique monétaire plus accommodante. On peut comprendre que la BCE ne soit pas destinée à devenir le comptoir d’escompte des dettes publiques, mais n’est-elle pas devenue la forme la plus aboutie du pouvoir européen, très distante du pouvoir législatif et exécutif européen, et soumise à un contrôle démocratique peu coercitif ?

Cette situation mérite réflexion. Si la monnaie est un méta-objet, supé-rieur à tous ceux dont elle mesure la valeur d’échange, la BCE, qui imprime

Page 38: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

LA BANQUE CENTRALE EUROPÉENNE

anthemis

37

cette monnaie, est peut-être devenue une méta-institution, c’est-à-dire un fait institutionnel absolu, soit une forme inconnue de pouvoir étatique.

L’Écho, blog, avril 2014

L’exercice solitaire du pouvoir monétaire

Finalement, quel revers pour la BCE qui va probablement pénétrer dans l’antimatière de la monnaie, c’est-à-dire des taux d’intérêt négatifs. Aucune banque centrale n’a pénétré ce territoire inconnu et c’est notre monnaie unique qui va faire les frais de cette expérience.

La situation doit être grave pour en arriver à défier les lois de la gravité monétaire.

Quelle étrange destinée que celle de cette monnaie unique créée comme un pied-de-biche politique en support de la réunification alle-mande, sans le support d’un gouvernement unique ou de politiques in-dustrielles cohérentes, et qui recouvre des économies disparates.

N’est-ce pas étrange de voir notre monnaie reposer sur un seul objec-tif absolu, à savoir un taux d’inflation de 2 %, dont l’angoisse conduisit à augmenter, il y a trois ans, les taux d’intérêt en pleine crise souveraine avant de devoir constater que c’est désormais la spirale déflationniste qui nous entraîne ?

Comment en est-on arrivés à des taux d’intérêt négatifs alors que les banques centrales des États-Unis et du Royaume-Uni pensent désormais à augmenter leur taux d’intérêt en mettant fin à leurs programmes d’as-souplissements quantitatifs ?

Les causes sont multiples mais l’Europe a donné la mauvaise réponse à un problème pourtant bien posé. Elle a imposé la rigueur budgétaire et la contraction monétaire en pleine récession.

Et puis, je crois qu’il y a autre chose : est-il sain qu’une vingtaine de personnes, totalement éloignées du pouvoir exécutif, décident quasi-ment seules de notre politique monétaire ? Cela rappelle la sentencieuse

Page 39: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

38

expression de Valéry Giscard d’Estaing à l’encontre de De Gaulle, expri-mant son angoisse par rapport à « l’exercice solitaire du pouvoir ».

L’Écho, blog, mai 2014

La dépendante indépendance de la BCE

La BCE vient de réaffirmer son indépendance.Au-delà du fait que l’indépendance est toujours une notion rela-

tive (car on n’est pas indépendant dans l’absolu, au risque, pour s’en convaincre, de devoir relire Kant), c’est dans cette insularité politique des autorités monétaires que tout se joue.

Au reste, la BCE est dépendante d’un taux d’inflation, auquel elle est consubstantielle, mais semble aujourd’hui déplacer cette dépendance du cours de change de l’euro qu’elle estime trop fort, alors que l’appréciation de la force relative du cours de change ne ressortit pas au mandat de la BCE.

Donc, malgré des dépendances à des paramètres, l’indépendance sta-tutaire de la BCE la conduit à dissocier son action des arbitrages poli-tiques.

Pourtant, historiquement, les banques centrales n’ont d’ailleurs pas été indépendantes, mais subordonnées aux banques commerciales ou aux pouvoirs politiques.

Aux États-Unis, par exemple, la Federal Reserve, créée en 1913, gagna sa légitimité politique à la suite de la « panique des banquiers » de 1907.

En France, la Banque de France, fondée sous Napoléon qui lui attri-bua le monopole d’émission des billets, fut mise, au cours de la Troisième République, sous la tutelle des « deux cents familles » patriciennes fran-çaises, détentrices des leviers de pouvoir économique, et dénoncées par Léon Blum. Après la guerre, De Gaulle nationalisa la Banque de France, décision qui est à l’opposé de son indépendance politique.

En Europe, la notion d’indépendance de la BCE, pierre angulaire du traité de Maastricht, émergea avec la construction de l’Euro sous la pres-

38

Page 40: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

LA BANQUE CENTRALE EUROPÉENNE

anthemis

39

sion allemande. L’Allemagne avait revendiqué cette indépendance pour fournir un alibi de neutralité à l’établissement de la BCE sur son territoire mais aussi parce que l’État allemand avait, sous la République de Weimar de 1923, dévoyé la monnaie et suscité une hyperinflation qui réduisit sa dette de 99 %. C’est d’ailleurs pour cette raison que la BCE formule son indépendance dans l’expression du contrôle de l’inflation.

Mais aujourd’hui, quel commentateur sérieux pourrait encore postu-ler ou défendre l’indépendance de la BCE, écartelée entre la nécessité de financer des États et de recapitaliser les banques ?

Ma conviction, c’est que l’Euro est un choix d’économie de marché mais qu’il était incongru d’imposer une monnaie unique sur le simple postulat de convergence des économies.

De même, il est illogique d’avoir formulé un choix monétaire avec un poids croissant des États dans l’économie, puisque les dettes souveraines, qui constituent le pendant de la stabilité monétaire, atteignent près de 100 % du PIB dans la plupart des pays.

Dans cette logique, l’indépendance de la BCE s’est limitée à un pré-cepte incantatoire plutôt qu’à avoir été un vecteur opératoire. C’est pour cela qu’il faudrait peut-être considérer une plus grande subordination politique des autorités monétaires, tant que les États européens n’ar-rivent pas à faire aboutir une union fiscale et budgétaire.

Il n’est plus possible de distinguer la politique monétaire de la poli-tique budgétaire, et donc de l’endettement public des États. Et puis, com-ment est-il possible de continuer à conduire une seule politique moné-taire homogène alors que les situations budgétaires des États sont telle-ment différentes ?

En bonne logique démocratique, il faudrait reconsidérer l’indépen-dance politique de la BCE. Je crois que l’ordre social et monétaire est à ce prix.

L’Écho, blog, mai 2014

Page 41: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

40

La politique de la BCE commence sérieusement à m’inquiéter

Qui suis-je, finalement, pour émettre un avis autorisé sur la politique de la BCE ? La vingtaine de personnes qui décident de la gestion de l’euro sont certainement mieux informées et lucides que les 333  millions de ressortissants de la zone euro, sans quoi on ne leur aurait pas accordé une indépendance dont aucune banque centrale ne dispose.

Et pourtant…

On se souvient des hausses de taux d’intérêt mises en œuvre par Jean-Claude Trichet en 2011, c’est-à-dire au milieu de la plus grave crise sou-veraine, au motif que la vigilance s’imposait contre l’inflation.

On se rappelle aussi les injonctions de la BCE qui exigeait des poli-tiques immédiates de rigueur et d’austérité en pleine récession. Selon la BCE, une réduction du déficit public par des réductions de dépenses aurait abouti à ce que le secteur privé anticipe une baisse de la pression fiscale… ce qui aurait généré un accroissement de la consommation et de l’investissement. Exprimé de manière plus simple, il s’agissait donc de diminuer les dépenses publiques pour entretenir la perception que des impôts ne devraient pas être levés et, en conséquence, qu’on consom-merait plus. C’était donc le mouvement perpétuel : on consomme moins (collectivement) pour consommer plus (individuellement).

En juillet 2012, le Président de la BCE s’engagea à faire tout pour sau-ver l’euro… mais force est de constater que, contrairement aux bilans des autres banques centrales (États-Unis, Japon, Royaume-Uni), le bilan de la BCE s’est contracté. Cette contraction explique, entre autres, la force de l’euro et contribue probablement au cycle récessionnaire et déflation-niste dans lequel l’Europe tombe.

Aujourd’hui, le taux d’inflation dégringole et nous sommes dans un cycle de déflation. Le FMI et tous les économistes internationaux recom-mandent, avec une grande urgence, d’adopter une politique monétaire assouplie. Et pourtant, la BCE reste impavide, se bornant à envisager d’imprécises mesures monétaires non conventionnelles sans reconnaître l’évidence du piège de la déflation.

Page 42: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

LA BANQUE CENTRALE EUROPÉENNE

anthemis

41

Je crains que sans action décisive de la BCE, la vingtaine d’hommes qui la dirige commence à inquiéter sérieusement les 332.999.999 autres ressortissants de la zone euro.

L’Écho, blog, avril 2014

Arnaud Montebourg a posé une question monétaire

Au-delà des effets de manche et figures imposées des grands fauves politiques français, Montebourg pose une question.

Cette question, c’est celle du risque que l’euro devienne une fuite en avant, imposée par la cohésion territoriale de la monnaie, qui exige elle-même une politique déflationniste et une austérité budgétaire.

Quand on y réfléchit, l’euro est une extraordinaire réussite de déci-sion politique, mais une réalité économique chancelante. En effet, il est illusoire de croire que des pays aux cycles et réalités économiques diffé-rents peuvent être étalonnés par la même devise, alors que la monnaie reflète la force d’une économie, et non l’inverse.

D’ailleurs, les unions monétaires sont circonstancielles. Elles durent quelques décennies avant de se fissurer dans leurs propres réalités. L’Eu-rope a expérimenté ces chocs lors de la constitution de l’Union moné-taire latine, du Bloc-or et des accords de Bretton Woods. Mais, dans ces unions monétaires occidentales, chaque monnaie gardait son existence, ne partageant qu’un référentiel aurifère.

Aujourd’hui, la monnaie commune est la référence d’elle-même.Le risque est qu’elle devienne le plus petit commun multiple d’elle-

même, c’est-à-dire que sa désinflation soit la norme.C’est désormais plus qu’un risque : c’est une réalité admise par la BCE.Il faudra aller au bout de l’euro, c’est-à-dire renoncer à l’indépen-

dance de la BCE en l’incluant dans le cœur de l’économie, en lui impo-sant un refinancement des crédits à l’économie elle-même.

Mais, là aussi, la BCE en prend le chemin.Et c’est très bien ainsi.

L’Écho, blog, août 2014

Page 43: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

42

BCE : tel est pris qui croyait prendre

La question sémantique qui anime le débat politique est de savoir s’il faut stimuler la demande ou l’offre.

En termes plus concrets, faut-il soutenir la consommation privée au moyen d’une intervention publique ou faut-il, au contraire, rendre les entreprises plus compétitives afin de stimuler indirectement la demande intérieure.

Tout économiste sérieux sait qu’il faut, en les temps présents, stimuler la demande et l’offre, mais avec une préséance : l’urgence de la situation exige de stimuler la demande avant que l’offre devienne plus compétitive.

Mais ce débat en cache un autre : il faut désormais inverser les poli-tiques d’austérité, à tout le moins dans les pays faibles de la zone euro au sein desquels la demande est tellement contrariée qu’elle conduit à la déflation.

De plus, au cours des dernières années, les politiques budgétaires et monétaires se sont combinées pour aboutir au manque de croissance et à la déflation.

La BCE est désormais dans un cul-de-sac : elle exige que les États membres fassent des réformes (qui vont immanquablement contrarier la demande intérieure) en sachant que ces mêmes réformes vont aussi annuler le stimulant monétaire que cette même BCE devra injecter.

D’ailleurs, la BCE finira par réescompter des dettes publiques et diffé-rents actifs privés, ce qui constitue la négation des postulats énoncés il y a trois ans. Les américains, anglais et japonais l’ont fait.

Tout ceci était prévisible : on ne résout jamais une crise d’endette-ment public par l’austérité. C’est le contraire qu’il faut faire, même si cela apparaît contre-intuitif. Les années trente nous l’ont enseigné.

Et finalement, ce sera la BCE qui demandera de limiter les politiques d’austérité afin que la demande intérieure soit assouplie et que la défla-tion soit atténuée.

L’Écho, blog, août 2014

Page 44: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

LA BANQUE CENTRALE EUROPÉENNE

anthemis

43

Combien de temps le déni de déflation va-t-il durer ?

Les banquiers centraux européens ne sont pas caractérisés par une grande effervescence comportementale. Mais il arrive un moment ou la procrastination et la pusillanimité doivent céder le pas à l’action décisive.

Après avoir tout promis et peu délivré, la BCE va devoir mettre en œuvre une action d’envergure destinée à éviter – si c’est encore possible – la plongée en déflation.

Et, force est de le constater, la BCE a perdu deux ans, tergiversant entre des vagues promesses d’actions et l’attente de demandes de confir-mations statistiques avant de stabiliser son point de vue.

Récemment encore, Mario Draghi a expliqué que les facteurs d’infla-tion basse étaient « temporary in nature ».

À l’intuition, c’est une erreur d’appréciation car si ce constat était correct, on peut supposer que la BCE avait prévu que le taux d’inflation s’effondrerait… ce qu’elle n’a bien sûr jamais envisagé. Au contraire, une lecture sommaire des communiqués de la BCE des trois dernières années indique exactement le contraire. En janvier de cette année, la BCE voyait d’ailleurs une reprise en 2014 et des anticipations d’inflation ancrées dans la stabilité des prix.

Et si les facteurs de désinflation étaient temporaires, on pourrait ima-giner que la BCE sache quand cette désinflation éphémère va prendre fin. Là aussi, on ne comprend plus le message de la BCE puisqu’elle utilise elle-même des indicateurs de marché avancé qui montrent que la défla-tion pourrait durer cinq ans. Une désinflation temporaire durerait alors cinq ans ? C’est à ne rien y comprendre.

Pourtant, la réalité est devant nos yeux : l’inflation est tombée au plus bas depuis des années, voire depuis des décennies si on exclut le choc de 2008-2009. Les taux d’intérêt frôlent des minima que certains pays n’ont plus côtoyés depuis des siècles !

Le plus grave de cette situation est que même un économiste débutant sait que la BCE devra finalement procéder à des refinancements massifs d’actifs et de dettes souveraines mais qu’il faut attendre que le pays le plus robuste de l’Europe, c’est-à-dire l’Allemagne, soit lui-même suffi-

Page 45: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

44

samment atteint par la déflation afin d’être convaincu d’utiliser l’arme monétaire.

Malheureusement, chaque jour d’attente est perdu.Et c’est grave, parce que la dynamique mondiale s’oriente vers la re-

prise, sauf en Europe, dont 19 millions de citoyens de la zone euro sont sans emploi.

L’Écho, blog, septembre 2014

De Frankfort à Bruxelles par le Wyoming

Alors que la plupart de économistes s’inquiètent du risque de défla-tion européenne (que certains qualifient incorrectement de scénario à la japonaise), la BCE est désormais au pied du mur.

Mais ce ne sera pas simple : le ministre des Finances allemand a indi-qué que, selon lui, la BCE ne disposait pas des moyens de combattre la déflation, tentant ainsi d’éviter que le bilan de la banque centrale soit utilisé pour injecter de l’argent frais dans l’économie.

Cette réflexion est compréhensible : pour les Allemands, la monnaie est une tutelle –  je devrais dire une ascèse – qui discipline l’économie réelle et exige de dépasser, par des gains de productivité, l’exigence d’une monnaie forte. Cette logique n’est malheureusement pas transposable dans le sud de l’Europe, ce qui illustre incidemment l’inanité d’une poli-tique monétaire homogène à des économies très dissemblables.

Ce qui est troublant, c’est que le Président de la BCE indique désor-mais que les États membres de la zone euro doivent assouplir leur poli-tique fiscale, c’est-à-dire repousser les politiques d’austérité qui ont bien sûr contribué à déclencher le phénomène récessionnaire et déflationniste.

De manière feutrée, les messages politiques s’écartent des ukases de la politique monétaire de l’ancien Président de la BCE (Jean-Claude Tri-chet) et budgétaire des deux Commissions Barroso.

Il faudrait désormais que la Commission et la BCE mettent en œuvre ce qu’on qualifie de « joint easing », c’est-à-dire un assouplissement bud-

Page 46: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

LA BANQUE CENTRALE EUROPÉENNE

anthemis

45

gétaire et monétaire simultané. Ceci repose la question de l’indépen-dance de la BCE dont l’action devrait être juxtaposée, et non isolée, de la gestion de la politique économique.

La meilleure illustration de cette ambigüité est que Mario Draghi an-nonce les changements de politique monétaire dans une réunion d’éco-nomistes au milieu des États-Unis, à Jackson Hole dans le Wyoming, et non devant le Parlement européen… Étrangement, le chemin le plus court de Frankfort à Bruxelles passe par les États-Unis.

L’Écho, blog, septembre 2014

Une singulière technocratie monétaire

Le diable est dans les détails. Une infime information révèle la crue vérité de la gouvernance européenne. En effet, lors du symposium de Jackson Hole, Mario Draghi a indiqué qu’il fallait relâcher les contraintes de la politique fiscale et que la BCE devrait envisager un assouplissement monétaire ; il s’est fait prestement rappelé à l’ordre par la chancelière alle-mande. Le fait est accessoire, mais il est instructif de deux réalités :

1. il sera impossible à la BCE de contribuer à une sortie de la défla-tion qui s’installe dans la zone euro sans relâcher simultanément les plans de rigueur. Exiger l’austérité budgétaire tout en assouplissant la création monétaire revient à pousser sur le frein et l’accélérateur d’une voiture ;

2. l’indépendance de la BCE, tellement invoquée pour conforter l’in-sularité intellectuelle de la BCE, devient vite fragile lorsque la BCE exerce son indépendance d’appréciation.

Cette gouvernance est singulière. Elle est très proche d’une techno-cratie.

L’Écho, blog, août 2014

Page 47: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

Le piège de la liquidité

L’économie est incontestablement empêtrée dans ce que Keynes appe-lait un piège de la liquidité. Cette situation caractérise un état de l’économie où les agents économiques privés (ménages et entreprises) épargnent. La politique monétaire en devient alors inopérante : les baisses de taux d’inté-rêt n’incitent pas à la consommation ou à l’investissement, et les différentes initiatives des banques centrales sont caduques.

Keynes (1883-1946) avait parfaitement identifié ce phénomène dans sa « théorie générale ». Selon l’économiste anglais, la préférence pour la liquidité est une propension psychologique liée à l’insécurité des individus. La liquidité est donc un baromètre des conjectures touchant l’avenir. À cet égard, la préférence pour la liquidité est instinctive.

Ceci induit deux considérations.Tout d’abord, seul un être supérieur, c’est-à-dire l’État, peut surmonter

un piège de la liquidité. La collectivité est, en effet, la seule à pouvoir dépas-ser la tétanie individuelle et à donner confiance. C’est ainsi qu’un piège de la liquidité se combat par une politique de stimulation et de déficit budgé-taire, et pas l’inverse.

Ensuite, la situation contemporaine est la négation du paradoxe de Ricardo (1772-1823). Selon ce dernier, il y a une équivalence entre une augmentation de la dette publique et une augmentation de l’épargne en prévision de hausses d’impôts futures destinées à financer cette même dette publique. C’est l’argument de Ricardo qui a été utilisé pour mettre en œuvre les politiques d’austérité européennes : il fallait absolument revenir à l’équilibre budgétaire et désendetter les États pour convaincre les contri-buables, au motif qu’ils dépenseraient plus en sachant que moins d’impôts devraient être levés dans le futur.

On a vu ce que cela a donné…

L’Écho, blog, septembre 2014

46

Page 48: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

anthemis

47

Taux d’intérêt

Des mers monétaires inconnues

Les taux d’intérêt des obligations d’État tombent dans des abysses inexplo-rés. Dans les pays d’Europe du Nord, ces taux sont négatifs après déduction de l’inflation. C’est donc un monde nouveau, ou plutôt la face cachée de la monnaie. Il s’agit d’une situation où la détention d’encaisses sans risque, même rémunérées, appauvrit son détenteur. Le symbole monétaire a donc perdu sa fonction primaire.

Cette situation est le reflet d’une plongée en déflation. C’est comme une pompe qui refoule : des taux d’intérêt négatifs expulsent la monnaie de son propre circuit, au lieu de l’y aspirer par la rétribution de la perte de la liquidité et de la protection contre l’érosion monétaire.

Mais alors, quel peut-être l’effet de relance d’une baisse du taux directeur de la BCE (actuellement fixé à 0,25 %) si les taux d’intérêt sont déjà au plus bas ? Probablement aucun sinon un effet marginal sur le cours de change de l’euro.

C’est un geste politique qui servira à démontrer que tout aura été essayé avant d’être confronté à la réalité de la gestion de la crise : faire tourner la planche à billet au travers d’un escompte de dettes publiques et d’actifs ban-caires investis dans l’économie productive.

Nous aurons uniquement perdu un temps précieux, car chaque jour est compté. Mais peut-être que c’est cela, finalement, la position de la BCE : intro-duire des taux d’intérêt négatifs dans l’économie, comme pour appliquer un temps négatif à la monnaie (puisque l’intérêt est le prix du temps), en espérant remonter vers l’amont de la crise en espérant échapper à l’inéluctable défla-tion ?

Et que va-t-il se passer après ?À un certain moment, les taux d’intérêt vont remonter, ne fut-ce que parce

que la quantité de monnaie va induire une prime d’inflation ou, plus raisonna-blement, parce que le marché réalisera que le risque a un prix.

Nous naviguons en mers inconnues.L’Écho, blog, mai 2014

Page 49: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

48

Des taux d’intérêt négatifs

S’il ne manquait qu’un dernier élément pour confirmer que la zone euro est tombée en déflation, c’est-à-dire en situation de baisse des prix et de croissance quasiment nulle, il est désormais disponible. Le 5 juin, la BCE pourrait baisser le taux d’intérêt sur ses dépôts jusqu’à ce qu’il en devienne négatif. Ce taux, qui rémunère les dépôts des banques pri-vées auprès de la BCE, est actuellement de 0 %. Un taux de dépôt négatif reviendrait à faire payer les banques privées pour placer leurs liquidités auprès de la BCE. Tout se passe comme si cette dernière fournissait une telle protection au système bancaire qu’il faudrait payer cette garantie au-delà de la rémunération de l’argent. La BCE inciterait donc indirec-tement les banques à prêter leurs liquidités excédentaires aux États ou à des débiteurs privés. La baisse du coût de l’argent se substituerait à la faiblesse de sa circulation dans l’économie.

Des taux d’intérêt négatifs ne relèvent pas de la sorcellerie financière. Bien sûr, il est troublant de penser que la BCE pénalise les dépôts de banques privées alors qu’elle émet également les billets qui, eux aussi ins-crits à son passif, gardent leur valeur nominale. La monnaie « papier » et la monnaie fiduciaire n’auraient désormais plus la même valeur. Tous les euros ne seraient plus fongibles Des taux d’intérêt négatifs ne pourraient donc constituer qu’une situation temporaire puisque l’intérêt est le « prix du temps » appliqué à la monnaie et qu’il n’existe pas de temps négatif.

Plusieurs pays européens (Suisse, Suède) ont déjà appliqué cette tech-nique pour éviter l’appréciation de leurs devises. Certains États de la zone euro ont même déjà emprunté à court terme à des conditions néga-tives lors des tensions souveraines des dernières années. Au reste, nous sommes déjà entrés en territoire de taux d’intérêt négatifs, puisque les taux d’intérêt réels, c’est-à-dire après déduction de l’inflation anticipée, sont négatifs. Il y a néanmoins une différence : des taux d’intérêt réels négatifs ne ponctionnent pas le capital (1.000 € restent 1.000 €, même si le taux d’intérêt est insuffisant pour couvrir l’inflation) tandis que des taux d’intérêt nominaux négatifs altèrent le capital (un dépôt de 1.000 € devient 990 €, intérêts compris).

Cette réalité relève de la répression financière, d’une situation réces-sionnaire et d’un combat contre le désendettement. La répression finan-

48

Page 50: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

TAUx D’INTÉRêT

anthemis

49

cière est un contexte caractérisé par des taux maintenus artificiellement bas afin d’alléger le poids de la charge de la dette publique. La récession exerce aussi une pression sur les taux d’intérêt : les besoins d’investisse-ment étant exceptionnellement faibles, la quantité de monnaie emprun-tée chute en dévalorisant son prix, c’est-à-dire le taux d’intérêt. S’ils étaient transposés à l’ensemble de l’économie, des taux d’intérêt négatifs seraient destinés à stimuler l’emprunt et la consommation, et à découra-ger l’épargne, puisqu’un dépôt d’argent est pénalisé. La BCE veut aussi probablement s’assurer que les lignes de crédit ouvertes aux banques privées ne reviennent pas, sous forme de dépôts, dans son propre bilan.

L’économie est donc stagnante et ses circuits monétaires sont grip-pés. Elle est empêtrée dans un « piège de la liquidité » qui caractérise les périodes pendant lesquelles la consommation et l’investissement sont indifférents à l’offre de monnaie et à des taux d’intérêt minuscules. C’est d’ailleurs pour cette raison que les taux d’intérêt négatifs constituent plu-tôt un signal qu’un remède : les canaux de la transmission de la politique monétaire sont rompus. D’ailleurs, il ne faut pas s’illusionner : ce ne sont pas des taux d’intérêt négatifs qui vont relancer la moindre molécule d’économie réelle. La BCE essaie cette mesure avant de devoir être inévi-tablement confrontée à la nécessité de devoir refinancer directement des dettes publiques ou des crédits bancaires.

Des taux d’intérêt négatifs ne présentent pas que des avantages : l’en-dettement des États est conforté par des taux faibles, voire négatifs. Les taux ne disciplinent plus les États qui peuvent consolider leur endette-ment à coût réduit. Ils incitent aussi l’investisseur à prendre des risques additionnels tout en contribuant à la formation de bulles d’actifs.

Les institutions financières qui tirent leur substance de la transfor-mation d’échéances (banques, compagnies d’assurance-vie) sont, quant à elles, confrontées à une inversion de la chaîne de création de valeur. Les banques, par exemple, possèdent des placements qui sont traditionnel-lement de plus longue échéance que leurs passifs, c’est-à-dire les dépôts qui leur sont confiés. Une baisse des taux d’intérêt a, tout d’abord, un effet favorable sur le bilan au travers de plus-values latentes, mais cet avantage se dissout dans le temps. Des taux d’intérêt trop bas entraînent alors un reflux de la rentabilité. Les institutions financières sont, en effet, écartelées entre rendements trop faibles sur leurs actifs et les demandes

Page 51: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

50

de rémunérations de leurs propres clients. En outre, au lieu de bénéficier d’une marge de transformation d’échancre des dépôts vers les placements des banques, ces dernières doivent absorber des coûts opérationnels qui excèdent cette même marge. Cette pression est d’autant plus violente que la baisse des taux d’intérêt est forte.

En conclusion, avec des taux d’intérêt négatifs, nous entrons dans un nouveau monde qui signe une capitulation de la politique monétaire de la BCE. Cette institution a voulu transposer la gestion du Deutsche Mark à l’euro. L’euro est devenu une monnaie génétiquement récessionnaire et déflationniste à un point tel qu’il faut en décourager la thésaurisation.

Aujourd’hui, les programmes d’austérité et l’ascétisme monétaire nous ont conduits au bord d’un abîme de déflation, c’est-à-dire le pire des scénarios de grippage de l’économie. Il reste à espérer que nous ne tombions pas dans un piège à la japonaise, c’est-à-dire celui d’une mon-naie forte assortie d’un manque d’inflation et d’une croissance millimé-trique. Si c’est le cas, alors il faudra s’interroger rétrospectivement sur le bien-fondé des politiques d’austérité budgétaire et de gestion contractée de la monnaie. En effet, un scénario à la japonaise n’est pas un accable-ment providentiel, mais le résultat d’une politique choisie.

Et finalement, la difficulté n’est pas d’entrer en territoire de taux d’in-térêt négatifs, mais de s’en extraire. À ce moment, il y a un risque de contraction sévère de l’économie. C’est pour cette raison que la BCE au-rait dû, dès le début de la crise, en prendre la mesure et se dissocier de sa tutelle allemande, entretenue par la crainte d’une hypothétique inflation. Au lieu d’appréhender l’inflation, il fallait en créer. Il fallait aussi éviter que la maigre croissance soit laminée par des programmes d’austérité.

L’Écho, mai 2014

Beam me up, Mario !

Le taux d’intérêt est le prix du temps, puisqu’il s’agit d’appliquer à un segment de temps (un jour, un moi, un an, etc.) un taux d’intérêt.

L’intérêt représente donc le prix de la dépossession du temps.

Page 52: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

TAUx D’INTÉRêT

anthemis

51

Le taux d’intérêt rend donc mécaniquement l’avenir « nominale-ment » plus cher : dans un contexte de taux d’intérêt de 1 %, il est équiva-lent de posséder 1.000 € aujourd’hui ou 1.010 € dans un an.

Lorsque le taux d’intérêt devient nul, l’avenir se rapproche, puisque le passage du temps n’est plus récompensé par l’intérêt. Le temps devient progressivement une variable faible jusqu’à juxtaposer l’expression mo-nétaire du futur à celle d’aujourd’hui.

Mais lorsque le taux d’intérêt devient négatif, c’est comme si le temps devenait lui-même négatif. Tout se passe comme si la capitalisation des sommes dans le futur les dégénérait vers le passé.

Je m’explique (en éliminant les arrondis). Supposons tout d’abord qu’un taux d’intérêt positif de 1 % s’applique, en considérant un place-ment de 1.000 €. Après un an, ce placement vaut 1.010 €. Après deux ans, ce même placement, à nouveau capitalisé à 1 %, vaut 1.020,1 €. Imagi-nons, au terme de ces deux ans, qu’un taux négatif de - 1 % s’applique. Le montant de 1.020,1 €, placé au taux négatif de - 1 %, devient 1.010 € au terme de la troisième année et 1.000 € au terme de la quatrième année.

On le voit : le taux d’intérêt négatif fait à nouveau pénétrer les sommes dans le passé en leur redonnant leur valeur d’origine.

Il est temps de revoir Star Trek ou Back to the Future. Beam me up, Scotty... (ou plutôt Draghi).

L’Écho, blog, juin 2014

Chéri, j’ai rétréci les taux d’intérêt !

Il est évident qu’assimiler des taux d’intérêt négatifs à un retour dans le temps relève de la parabole. Suivant la logique d’Aristote ou de Saint-Augustin, le temps est linéaire et en mouvement. Il ne peut donc pas être négatif. Un taux d’intérêt négatif n’est qu’une convention financière associée à la mesure d’un intervalle de temps. « Rien n’existe, rien de dure », écrivait Mauriac.

De surcroît, un taux d’intérêt sans risque négatif l’assimile à une prime payée pour éliminer le risque de validité conventionnelle de la monnaie.

Page 53: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

52

Dans cette situation, la prime de risque s’éclate en une prime de risque existentielle portant sur la convention monétaire elle-même et une autre prime de risque associée, entre autres, au risque du débiteur. Au reste, un monde sans risque est une abstraction, puisque la monnaie elle-même est une convention d’adhésion collective qui ne repose sur rien d’autre que des attributs de confiance et une stabilité de l’ordre socio-politique.

Mais, prenons un autre angle de vue : cette histoire de taux d’intérêt négatifs continue à m’interpeller. Tout d’abord, je reste stupéfait par la banalisation de cette décision qui aurait été inimaginable si les devises nationales avaient subsisté plutôt que d’être diluées dans l’euro. Face à la gigantesque crise économique, bancaire et souveraine, les différents États européens auraient immédiatement monétisé leur dette, c’est-à-dire fait tourner la planche à billets plutôt que de mettre en œuvre une politique déflationniste, telle que celle qui nous est imposée par la BCE. Et puis, des taux d’intérêt négatifs sont la preuve flagrante que nous sommes ren-trés en déflation avec une monnaie trop forte. Je reste songeur lorsque je pense que l’euro fut lancé en fanfare politique, il y a quinze ans, avant de devoir s’appliquer à lui-même des taux d’intérêt négatifs.

L’Écho, blog, juin 2014

Trop tard, trop court ?

Et si la BCE avait agi trop tard et trop court ? La question doit être po-sée, car sa réponse conditionne toute l’activité économique européenne.

La baisse des taux d’intérêt (et, en ce, l’application d’un taux d’inté-rêt négatif sur les dépôts effectués par des banques commerciales) vise à faire refouler la monnaie vers l’économie réelle. Cela suffira-t-il ? Aucu-nement, car l’économie traverse une crise de la demande caractérisée par l’attentisme des investissements, un déficit de consommation interne et un manque de croissance. Tout au plus peut-on voir cette baisse des taux comme une modique contribution à un affaiblissement de l’euro par rap-port au dollar.

Page 54: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

TAUx D’INTÉRêT

anthemis

53

Le refinancement des banques pour 400 milliards est, par contre, net-tement plus prometteur car il s’inscrit dans un effet de poulie entre la BCE et l’économie réelle.

Mais, malheureusement, la déflation est une tendance lourde. Les me-sures de la BCE ne peuvent pas contrarier les courants froids de l’écono-mie. Il faudra, à terme, mettre en œuvre un assouplissement quantitatif, comparable à ce que les États-Unis ont réalisé, et surtout accepter plus de souplesse budgétaire, au travers de projets d’infrastructure financés par la dette publique qui serait refinancée par la BCE.

Le secret réside dans une conjugaison d’un assouplissement moné-taire et budgétaire. Nous ne l’avons pas encore découvert.

L’Écho, blog, juin 2014

La conversion miraculeuse de la BCE

Une des singularités de la gestion monétaire est qu’elle conduit à dé-peindre sous un jour favorable ses propres actions en les dissociant de la substance même des choses. Et c’est ainsi que la BCE, après avoir affirmé en décembre 2011 qu’il n’y avait pas de risque de déflation, s’inquiète aujourd’hui d’un euro trop fort et d’une spirale négative de prix, c’est-à-dire d’une déflation.

S’il faut se réjouir de l’extériorisation publique de cette conversion miraculeuse à la réalité, encore faut-il s’interroger sur la communion de l’économie à cette révélation soudaine, sauf à invoquer le secours spiri-tuel de la main invisible du marché.

En effet, la BCE vient de baisser ses taux et de s’engager à un finan-cement des banques au travers d’une promotion indirecte des prêts aux PME. Ces mesures sont singulières et ambitieuses, mais seront-elles suf-fisantes ? La réponse est négative car une déflation est d’abord une crise de la demande, c’est-à-dire une progression insuffisante de la consom-mation intérieure et des investissements.

Cette crise de la demande refoule les liquidités vers les banques, au travers de dépôts importants et d’une demande faible de crédit. Les déci-

Page 55: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

54

sions de la BCE améliorent donc la liquidité des banques, mais sont ino-pérantes pour son transfert à l’économie réelle.

En poussant ce constat à son aboutissement, on pourrait imaginer une situation où des taux d’intérêt nuls, couplés à une création monétaire abondante, soient contrariés par une vitesse de la circulation monétaire décroissante. L’économie serait liquide mais immobile : la monnaie créée formerait un lac plutôt qu’un torrent.

À un moment, cette monnaie créée se déprécie et cela se traduit sous forme d’inflation, seule solution pour s’extraire de la situation actuelle, qualifiée de piège de la liquidité.

C’est à ce niveau qu’une autre interrogation doit être soulevée : est-il sain d’imposer aux pays de la zone euro une réduction de leur dette publique et de leurs déficits budgétaires au milieu d’une déflation ? La réponse est négative car en période de déflation, ce sont les pouvoirs pu-blics qui doivent temporairement se substituer à la demande et à l’inves-tissement privé. Cette évidence est d’ailleurs le fondement de la théorie keynésienne.

En conclusion, sans relâchement des contraintes budgétaires et une politique keynésienne ambitieuse, les décisions de la BCE s’avéreront probablement caduques.

L’Écho, blog, juin 2014

Taux d’intérêt : la stabilité politique dans l’angle mort

Les taux d’intérêt à long terme sont beaucoup trop bas. Cette situation est liée à la politique monétaire expansionniste, mais aussi à la déflation et – paradoxalement – à notre monnaie récessionnaire. Elle s’explique aussi par le piège de la liquidité dans lequel l’économie européenne est tombée, c’est-à-dire une situation de tétanie caractérisée par une chute de la vélocité de la monnaie (les billets ne tournent plus dans l’économie) et la constitution d’encaisses de précaution (qui explique que malgré des taux d’intérêt nuls, les ménages continuent à épargner sans risque).

Mais il y a une perspective différente.

Page 56: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

TAUx D’INTÉRêT

anthemis

55

Tout d’abord, l’abondance de liquidité conduira inévitablement à une poussée d’inflation que, jour après jour, nous repoussons alors qu’elle s’imposera pour diluer les dettes publiques. Cette inflation fera remonter les taux d’intérêt.

Et puis, il y a autre chose : les taux d’intérêt représentent théori-quement (à tout le moins pour leurs concitoyens) un taux sans risque, puisque l’endettement est garanti par la capacité à lever les impôts suf-fisants au service de la dette publique. D’aucuns avancent que le risque souverain n’est pas diversifiable et que, parce qu’il est consubstantiel à la formulation de l’État, son niveau de risque est non pertinent.

Pourtant, il n’y a donc pas de taux d’intérêt sans risque absolu puisqu’un taux souverain repose sur la stabilité et la prévisibilité socio-étatique.

Et qui peut, aujourd’hui, tabler sur la pérennité des articulations socio-politiques alors que de grands déséquilibres, et donc d’immenses périls financiers, nous menacent ?

L’Écho, blog, juin 2014

Taux d’intérêt : et si nous nous trompions tous ?

La faiblesse des taux d’intérêt véhicule un message.L’intuition conduit à les supposer trop bas, à tout le moins sur la base

de référentiels historiques. Cette faiblesse supposée reflète une tendance déflationniste et un état récessionnaire, qui se combinent à une faible vitesse de la monnaie. Les circuits monétaires sont devenus visqueux et la demande d’investissement est faible.

Je suis moi-même imprégné de ces explications.Pourtant, si les marchés financiers étaient visionnaires, ils devraient

se dire que l’économie finit par retrouver des bases stabilisées. Ils de-vraient anticiper, dès maintenant, une hausse des taux d’intérêt.

À moins que…À moins que nous entrions dans une économie véritablement nou-

velle, à savoir celle de la digitalisation mondialisée et de l’automatisa-

Page 57: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

56

tion des tâches, qui conduirait à ce que les investissements classiques soient progressivement déclassés. Si le transport électronique remplaçait le déplacement physique et que les modes d’échanges se digitalisaient, peut-être que le mode d’organisation de la société s’en trouverait struc-turellement modifié. Il faudrait beaucoup moins d’investissements tra-ditionnels.

Tous les domaines pourraient en être affectés : certaines infrastruc-tures publiques (transport, éducation) et privées deviendraient moins essentielles, voire obsolètes. Ce phénomène se grefferait sur le vieillis-sement de la population qui se déplace moins et utilise moins de biens publics, à part les infrastructures médicales.

Si ce scénario avait quelque pertinence, alors le tassement de la de-mande de monnaie et le faible niveau des taux d’intérêt trouveraient quelque explication.

Bien sûr, il est naïf d’identifier des mono-causalités en économie, sur-tout lorsqu’on s’intéresse à la formation des prix de marché. Mais il y a peut-être quelque chose qui échappe à la pensée conventionnelle, dont nous sommes tous, à des degrés divers, prisonniers.

L’Écho, blog, juin 2014

Le suicide des emprunteurs

Une des conséquences collatérales du contexte déflationniste est la hausse mécanique des taux d’intérêt réels, c’est-à-dire après déduction de l’inflation.

Si l’inflation baisse, le coût réel de la dette augmente pour le débiteur.C’est ainsi que si l’inflation est l’euthanasie des rentiers, la déflation

est le suicide des emprunteurs (à taux fixe).Or, nos États sont de gourmands emprunteurs : les dettes publiques

dépassent allègrement plus d’une année de PIB et les dettes latentes (pen-sions légales, soins de santé, vieillissement de la population, etc.) s’accu-mulent.

Page 58: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

TAUx D’INTÉRêT

anthemis

57

Le coût relatif de ces dettes augmente donc avec la déflation. C’est un très grand danger pour les équilibres macro-économiques. En effet, la dette « sociétale » augmente au détriment des travailleurs futurs. Une déflation peut donc perturber les équilibres générationnels.

Il fallait de l’inflation...

L’Écho, blog, avril 2014

Et si un (gigantesque) krach se préparait ?

Un mauvais vent de krach pourrait rapidement souffleter les marchés financiers. Certes, nous sommes en déflation et les banques centrales doivent absolument fluidifier l’économie par des injections monétaires salutaires, il n’empêche : les taux d’intérêt sont trop bas.

Le taux allemand à dix ans est tombé à 1,20 %, soit ce que rapportait un banal compte à vue, il y a quelques années.

Le risque n’est plus rémunéré.Je devrais écrire « les risques » plutôt que « le risque », car ils sont

nombreux : risques souverains (rien ne s’est amélioré structurellement dans les pays du Sud et les dettes publiques augmentent jour après jour, avant qu’elles ne s’embrasent sous l’effet des pensions), risques bancaires (dont on voit l’éclosion de manière éparse dans les pays de l’Est et du Sud de l’Europe), risques de tassement économique, etc.

Cette situation est anormale et intenable.L’ajustement sera violent et ce sera, ce jour, le rideau du temple qui

se déchirera : le modèle de croissance à crédit sera anéanti et l’État devra intervenir, dans des proportions plus lourdes qu’on ne l’imagine.

Il est temps de penser l’impensable.Nous sommes moins riches que nous le pensons, car nous ne le

sommes qu’au prix de la croissance future empruntée.

L’Écho, blog, juillet 2014

Page 59: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

Les marchés boursiers sont-ils en lévitation ?

Ces derniers jours, de nombreux organismes d’envergure interna-tionale s’inquiètent de la hausse des marchés d’actions. Des bulles se sont-elles formées ? C’est impossible à dire, tant elles sont inhérentes – je devrais dire consubstantielles – aux marchés d’actifs… qui ne sont peut-être que bulles et éclatement.

Mais la question n’est pas là : si une bulle gigantesque s’est formée au travers de taux d’intérêt historiquement bas et qu’elle explose, les banques centrales feront ce qu’elles doivent faire pour que l’économie survive. Il s’agira d’imprimer de la monnaie et de diluer la dette dans un déluge monétaire.

C’est pour cette raison que je reste convaincu que l’aboutissement de cette situation inouïe que nous traversons sera un dévoiement de l’étalon monétaire, c’est-à-dire de la représentation de la valeur au travers de la monnaie.

Il s’agit donc de l’inflation.L’Armageddon financier est donc toujours évitable… mais au prix de

la monnaie elle-même.

L’Écho, blog, juillet 2014

58

Page 60: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

anthemis

59

Un euro en péril ?

Une des plus grandes catastrophes économiques de l’histoire monétaire ?

Les lendemains de l’euro allaient chanter. Ils ont déchanté.Pour Paul Krugman, prix Nobel d’économie, l’euro est : « one of

the great catastrophes of economic history », c’est-à-dire une des (plus) grandes catastrophes de l’histoire économique (New York Times, août 2014).

Le prix Nobel d’économie Milton Friedman avait prédit en 1997 que l’absence d’unité politique serait exacerbée par la création de la monnaie unique. Il n’avait probablement (et tristement) peut-être pas tort.

Je pense, au risque de choquer certains lecteurs, que Krugman a, pour partie,  raison nonobstant le fait que nous resterons dans la zone euro car il est impossible, pour notre devise, de s’extraire d’elle-même. L’euro survivra, sauf chocs politiques majeurs, mais des erreurs majeures de conception sont incontestables et elles vont s’exacerber. Les temps mau-vais sont peut-être devant nous.

L’euro ne correspond pas à une zone monétaire optimale, caractérisée par la fluidité des facteurs de production et une spécialisation industrielle ou des services adéquate.

Ce fut une décision strictement politique, déclenchée par la réunifica-tion allemande qui dut en payer le prix contre la perte de sa souveraineté monétaire. L’argument de la paix en Europe assurée par l’euro fut un grossier leurre : l’Europe vieillissante était en paix et nucléarisée. L’Alle-magne était (et est toujours) démilitarisée. D’ailleurs, les guerres furent toutes périphériques à l’Europe. L’euro ne fut bâti sur aucune union fis-cale et budgétaire, chaque pays gardant sa souveraineté individuelle.

Pire, l’euro fut un effet d’aubaine, permettant, dans un premier temps, à l’Allemagne de ne plus devoir réévaluer le Deutsche Mark tandis que les pays du Sud européen virent leurs taux d’intérêt fondre, comme s’ils empruntaient eux-mêmes en Deutsche Marks.

Page 61: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

60

Lors de la crise, la seule réponse politique fut l’austérité qui entraîna une spirale récessionnaire dans le sud de l’Europe avant que la déflation ne soit déclenchée par la politique monétaire à contretemps de la Banque centrale européenne.

Ce ne furent qu’erreurs sur erreurs, pourtant dénoncées par des éco-nomistes réputés. Les mêmes erreurs que celle que commit Churchill en reliant la Livre Sterling à l’or dans des conditions insupportables en 1925, que celles des programmes d’austérité qui suivirent la crise de 1929, que la fondation du Bloc-or, similaire à l’euro, en 1933, etc.

Au reste, les faits ne mentent pas : le PIB de la zone euro, depuis le début de la crise, est plus bas que ce qu’il fut, au même nombre d’années près, lors de la déflation japonaise, de la réévaluation de la Livre Sterling ou du Bloc-or.

Deux risques m’apparaissent sous-estimés.

Le premier est d’ordre monétaire. La monnaie unique a été adoptée sans que la zone euro ne soit préparée à être un espace monétaire opti-mal, caractérisé par une harmonisation budgétaire et fiscale et une mobi-lité des travailleurs.

Le second risque est de nature politique. L’euro n’est plus un projet socialement fédérateur et il est même source de profonds ressentiments sociaux dans les pays du Sud. L’atténuation de ce risque social était opé-rée, dans le passé, par la dévaluation. Or, ces outils ne sont plus acces-sibles. En rigidifiant la monnaie, on doit, en effet, accepter que d’autres paramètres deviennent mobiles. Il est donc théoriquement possible que l’euro se transforme en un facteur de déstabilisation. Il y aura donc des rééchelonnements de dettes publiques dans les pays faibles, incapables de les rembourser avec une devise trop forte.

En 1998, 150 économistes allemands – et non des moindres – avaient écrit une lettre ouverte, largement médiatisée, demandant un report de l’euro au motif que les fondations budgétaires et fiscales n’étaient pas réunies.

Ils mettaient en évidence que les pays devaient d’abord flexibiliser leurs économies et consolider leurs budgets publics. Ils avaient même supputé qu’on eut dû confiner l’euro à un nombre plus restreint de pays.

Page 62: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

UN EURO EN PÉRIL ?

anthemis

61

Ils avaient évidemment raison, mais les objections de ces esprits cha-grins furent écartées d’un lapidaire revers de main, notamment par notre propre Ministre des finances, Philippe Maystadt, bien que ce dernier – et justice doit lui être absolument rendue – n’eut cesse, ensuite, de mettre en garde contre l’absence de coordination politique nécessaire aux sou-bassements de l’euro.

Si l’euro a cours légal, ce dernier n’est plus sociétal. La devise est unique, mais plus commune. L’euro est devenu une monnaie généti-quement déflationniste et nous tombons peut-être dans un piège à la japonaise, c’est-à-dire celui d’une monnaie forte assortie d’un manque d’inflation et d’une croissance insuffisante.

Certains concluront que l’euro est le projet d’une génération et qu’il est trop tôt pour en faire le bilan. Peut-être. Le tout est de savoir quelle génération en aura été la bénéficiaire et quelle en sera la perdante. Ce sera la preuve... par le futur.

L’Écho, blog, septembre 2014

Et si Goethe expliquait la tragédie de l’euro ?

La peur de l’inflation relève de la tragédie du peuple allemand. Écla-tée par la Réforme luthérienne qui réfuta l’usage des indulgences censées assurer le Salut éternel par un paiement terrestre à l’Église catholique, l’Allemagne dut trouver des valeurs fédératrices sublimant l’émiettement territorial : ce fut, entre autres, la monnaie, dont la stabilité est sacralisée et le dévoiement source de tous les périls.

C’est ainsi que l’hyperinflation de 1923, coïncidant avec l’année de la tentative de putsch d’Hitler, consomma la ruine de l’État allemand après la défaite de 1918 et l’insupportable stigmate du traité de Versailles.

Deux fois ruinée en moins de trente ans, l’Allemagne reconstruisit sa prospérité dès 1945 sous la discipline d’une monnaie qu’elle rééva-luait, comme si elle s’imposait une ascèse monétaire (d’ailleurs théorisée comme un succès du capitalisme protestant par Max Weber), ou plutôt un cilice d’autant plus serré que la réussite économique s’imposait.

Page 63: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

62

L’Allemagne réfute donc l’abandon monétaire, la dévaluation et donc l’inflation.

Mais cela va plus loin : la tragédie allemande a ancré la peur de l’in-flation dans l’inconscient romantique. C’est ainsi que dans la tragédie faustienne de Goethe, Méphistophélès suggère à l’Empereur romain qu’il conseille d’imprimer des billets qui sont gagés par de l’or qui n’est pas encore extrait des mines. Cette monnaie papier est bien sûr destinée à sombrer dans l’inflation… qui devient alors le Diable.

La trame de l’histoire monétaire européenne est peut-être là.

L’Écho, blog, juin 2014

L’euro : solde des traités de Versailles et de Yalta

Un des arguments qui est aujourd’hui utilisé pour expliquer le fonde-ment de l’euro consiste à affirmer que la monnaie unique scelle la paix en Europe. L’euro allait forger l’harmonie entre des nations autrefois enne-mies au travers d’une unité de compte commune, consistant elle-même en l’aboutissement du projet politique d’après-guerre. Et puis, on connaît la maxime qu’Agnelli, le patron mythique de Fiat, qui se plaisait à avan-cer que « là où les camions passent, les armées ne passent plus ».

Tout ceci est correct…Sauf que l’Europe était en paix au moment de la formation de l’euro.

Certes, certains étaient hantés par le sceptre du pangermanisme mili-taire… sauf que l’Allemagne avait été démilitarisée et occupée, et que plusieurs pays européens possédaient (ou étaient dépositaires) d’armes nucléaires, rendant inimaginable le moindre conflit armé.

Si un risque d’agression était perceptible, c’était plutôt du côté de l’U.R.S.S. qu’il bruissait, c’est-à-dire hors de la zone euro. On se souvient de l’installation des missiles SS-20 dans les années septante et quatre-vingt et du constat sentencieux de François Mitterrand en 1983 : « Les missiles sont à l’Est, les pacifistes sont à l’Ouest ».

La dislocation de l’U.R.S.S., concomitante à la réunification de l’Alle-magne, aurait pu éventuellement embraser militairement certaines ré-

Page 64: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

UN EURO EN PÉRIL ?

anthemis

63

gions mais, quel que soit l’angle d’approche, on ne voit pas comment une monnaie unique, déployée postérieurement à la désintégration de l’U.R.S.S. et à la réunification allemande, aurait pu atténuer de fantoma-tiques risques de conflits.

On le voit : l’argument d’une nécessité de la paix en Europe pour fon-der l’euro est spécieux. L’euro fut le dernier prix imposé à l’Allemagne au titre de dommage de guerre et le solde à payer des traités de Versailles (1919) et de Yalta (1945). La monnaie unique fut utilisée comme facteur de coercition politique plutôt que comme aboutissement d’une zone de libre-échange européenne qui était, depuis plusieurs décennies, prospère et en paix.

L’Écho, blog, juillet 2012

L’euro et la population vieillissante

En complément de la note précédente, un facteur confirme l’inanité de l’argument de la paix européenne assurée par l’euro.

Il s’agit de la démographie déclinante.Il existe, en effet, une forte corrélation entre le risque d’un conflit

armé et la proportion relative de jeunes au sein d’une population. Cette corrélation est incidemment constatée pour l’émergence des révolutions et guerres civiles.

Les pays européens vieillissent et ne se feront (donc) plus la guerre. L’euro a conforté une population de rentiers plutôt qu’elle n’a assuré la paix. Et c’est grave parce que l’euro est une monnaie génétiquement désinflatée et récessionnaire, c’est-à-dire une monnaie qui conserve son pouvoir d’achat au détriment des jeunes travailleurs.

La réponse à la crise souveraine fut d’ailleurs révélatrice : la Com-mission imposa de terribles programmes d’austérité à des économies en souffrance, faisant basculer la population jeune dans le chômage.

Page 65: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

64

Quel paradoxe d’avoir voulu créer une monnaie forte au motif de la paix, qui était pourtant assurée par le vieillissement de la population, et au détriment d’une jeunesse trop peu dense pour s’y opposer…

L’Écho, blog, juillet 2012

L’euro est-il une monnaie « absolue » ?

L’indépendance de la BCE m’est toujours apparue comme un concept obscur. On peut certes comprendre que la BCE soit indépendante de pressions politiques émanant des dirigeants des États membres de la zone euro…. encore que la nomination de ses membres reflète elle-même une décision politique. On peut aussi avoir légitimement voulu éviter que la BCE soit le comptoir d’escompte des déficits des États membres peu disciplinés budgétairement. Si cette interprétation de l’éloignement par rapport aux pouvoirs exécutifs européens est correcte, alors il peut se comprendre que le seul objectif statutaire de la BCE soit le contrôle des prix. En effet, le niveau des prix étant une donnée quasiment incontes-table, c’est, avec le cours de change, un paramètre qui est indépendant de toute influence politique.

Mais allons plus loin : cela signifierait alors que le seul objectif de la BCE soit ce que les économistes appellent l’ancrage monétaire de la monnaie, c’est-à-dire la stabilité du pouvoir d’achat de la monnaie. En d’autres termes, le signifiant (ou la substance conceptuelle) de la mon-naie se résumerait à son instrumentalisation pour respecter un objec-tif d’inflation. La monnaie et la BCE en seraient alors consubstantielles, devenant des auto-références dont les crédibilités et les indépendances se renforcent mutuellement. L’euro ne serait que par sa capacité à contrôler l’érosion de son propre pouvoir d’achat.

Si cette intuition est correcte (et l’insistance de la BCE à marteler la nécessité de conserver sa crédibilité le laisse penser), l’euro conduirait à une nouvelle théorie économique : celle de la monnaie indépendante « absolue » elle-même fondée sur un taux « absolu » d’inflation de 2 %.

Page 66: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

UN EURO EN PÉRIL ?

anthemis

65

N’est-ce pas trop beau pour être fonctionnel, sachant que la plupart des autres banques centrales gèrent des monnaies de manière relative, c’est-à-dire en tenant compte d’un faisceau de réalités, dont le taux d’in-flation, mais aussi le cours de change et le niveau d’emploi, c’est-à-dire le niveau d’activité de l’économie réelle ?

L’Écho, blog, avril 2014

Les messages inaudibles de l’euro

Dans un de ses ouvrages majeurs, Le Monde d’hier, le philosophe au-trichien Stefan Zweig rappelait que « c’est une loi inéluctable de l’histoire qu’elle défend aux contemporains des grands mouvements qui déter-minent leur époque de les reconnaître dans leurs premiers commence-ments ».

Sans une profonde intuition ou un sens instruit de l’histoire, il n’est pas possible de déceler les signaux faibles, voire inaudibles dans le brou-haha du quotidien, dont l’amplitude croissante bouleversera les équi-libres du monde.

Il est d’autant plus difficile de percevoir des tendances aujourd’hui in-fimes que nous sommes tous conditionnés par des décennies de convic-tions.

Quels sont donc les bouleversements qui sont camouflés par une fine couche de sédiments ? Ils sont multiples, viraux, fractals et inattendus.

Cette question constitue le véritable travail de l’économiste, qui doit s’exiger à une vision longue des phénomènes plutôt qu’à une juxtaposi-tion de constats immédiats, dont l’importance est diluée dans le quoti-dien. C’est pour cette raison qu’un économiste se doit de faire preuve de scepticisme bienveillant dans sa lecture des phénomènes.

Dans le domaine monétaire, un phénomène est interpellant au sujet de la monnaie unique, forgée dans la construction initiale de l’Europe d’après-guerre et destinée à subsister comme étalon de valeur commun à dix-huit États membres.

Page 67: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

66

L’Europe fut créée sur les cendres de deux guerres –  et, d’abord, entre les trois principaux ennemis continentaux : la France, l’Allemagne et l’Italie – dans la conscience d’un choix de paix et de coopération. Il en suivit une extension territoriale de l’Union européenne, facilitée par l’écroulement du rideau de fer. Dans le domaine monétaire, une mon-naie unique était certes un projet lointain, mais ce fut une condition poli-tique – et non un phénomène spontané – qui forgea l’euro. En effet, sans réunification allemande, il n’y aurait jamais eu de monnaie unique, sa-chant que l’Allemagne dut abandonner sa souveraineté monétaire pour la regagner territorialement. Sans cynisme, on peut avancer que l’euro fut le dernier prix à payer par l’Allemagne pour le nazisme, dont l’anéan-tissement conduisit à la partition du pays. On comprend donc pourquoi l’Allemagne est tellement attentive à la rigueur de sa monnaie comme tout pays le serait quant au respect de ses frontières.

Et maintenant, que penser de l’Europe ? Certes, une vague d’euros-cepticisme a envahi le Parlement européen, mais ces réactions sont plu-tôt des rejets de politiques nationales d’austérité que des refus structurels d’harmonie européenne.

Par contre, il y a un message plus subtil à tirer pour l’euro dont la pérennité est désormais conditionnelle. En effet, la monnaie n’est plus, aujourd’hui, portée par un élan politique commun. Elle reflète une éco-nomie de libre-échange, c’est-à-dire des valeurs mercantiles. Et c’est à ce niveau que tout devient fragile puisque la différence entre les pays euro-péens s’accroît et que la prospérité n’est plus partagée. Il y a donc un risque que l’euro entraîne des mouvements centrifuges si cette monnaie n’est pas bâtie sur une plus grande solidarité financière, qui relève elle-même de valeurs morales. La souhaitons-nous ? Je n’en suis pas certain. Je crains même que, sans volonté affirmée et sans politique monétaire reflétant une politique économique commune, le signal faible de l’his-toire soit la lente érosion d’une confiance en un projet européen qu’une monnaie seule ne peut assurer. À l’aune de l’histoire, l’Europe est une exception d’entente entre les peuples, et l’euro est une singularité artifi-cielle. Tant l’Europe que l’euro ne seront jamais des projets aboutis sans un cadre de valeurs supérieures qui restent, en permanence, à définir.

L’Écho, blog, mai 2014

Page 68: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

UN EURO EN PÉRIL ?

anthemis

67

La fin d’un ordre monétaire

Parfois, je m’interroge sur la pérennité de la formulation de notre économie. En effet, tout n’est finalement qu’expressions symboliques et conventionnelles, plus ou moins bien ancrées dans une logique d’adhésion collective. La dette publique et la monnaie en sont de parfaites illustrations.

Comment le symbole monétaire pourrait-il alors rester stable alors que les dettes publiques, qui sont le gage et l’expression de la monnaie, sont impossibles à absorber sans inflation ni rééchelonnement des dettes ?

La monnaie n’est plus valeur, elle se borne à la représenter. Que vaut donc la monnaie par rapport aux forces élémentaires de l’économie pro-ductive ? Rien, si ce n’est le vecteur de l’échange. Mais son métrage est su-bordonné aux flux de l’économie réelle.

Notre naïveté, c’est de tenter de résoudre des problèmes économiques sur base de postulats symboliques alors qu’ils ne sont que fugaces et éphé-mères.

L’origine étymologique du mot « monnaie » ramène au Palais de la Moneta où les pièces étaient frappées à Rome. La légende véhicule que ce Palais, dédié au culte de Junon, déesse de la fécondité et de la reproduction, fut bâti à l’endroit où les oies du Capitole, qui prévinrent de l’invasion de Rome par les Gaulois au quatrième siècle avant Jésus-Christ, étaient par-quées.

Peut-être que toute la question monétaire ramène à cette interrogation sémantique : de quoi la monnaie, ultime convention socio-étatique, pré-vient-elle, alors que sa circulation est conditionnée par sa propre repro-duction ?

Peut-être du fait que la monnaie est un phénomène monétaire éphé-mère et circonstanciel. Et qu’y a-t-il derrière ce dernier ? Le pâle reflet d’im-parfaites et éphémères conventions humaines ? Une tentative de mesure dégradée du temps ? Une hallucination collective choisie ? Le néant ? Une plongée dans son côté sombre ou plutôt une tentative de maquillage de ses ténèbres ?

Tout pourrait donc être bouleversé par les mains hasardeuses du temps.Et beaucoup le sera, je crois.

L’Écho, blog, avril 2014

Page 69: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

68

Le mauvais génie des années en « 2 »

Les années qui finissent par 2 gravent l’histoire monétaire belge. Il y eu 1982 et sa terrible dévaluation, 1992 et son traité de Maastricht imparfait, 2002 et l’introduction de l’euro aux lendemains qui auraient dû chanter pour s’échouer en 2012 sur le défaut grec.

En février 1982, après quatre années d’effarement budgétaire, la Belgique fut forcée à dévaluer le franc belge de 8,5 % par rapport au Deutsche Mark. Ce périlleux affaissement de notre monnaie fut ac-compagné d’un blocage des prix et des salaires destiné à empêcher une poussée d’inflation.

La dévaluation de 1982 révéla un problème d’endettement public, né dans les années septante. À l’époque, l’Europe émergeait de trois décennies de croissance, fertilisées par la reconstruction industrielle et le plan Marshall. Libérés du carcan des accords monétaires de Bretton Woods au moment des premiers chocs pétroliers de 1973 et de 1979, les gouvernements européens tentèrent de camoufler la mutation de leurs économies à coups de transferts sociaux, d’aides publiques et autres soutiens étatiques. Cette dévaluation consacra la finitude du modèle industriel et la plongée dans l’économie des services.

Dix ans après la dévaluation belge de 1982, les pays européens for-mulèrent le traité de Maastricht, qui posa les jalons de la création de l’euro en janvier 1999. Cette année, les marges de fluctuations du Sys-tème monétaire européen (SME) entre plusieurs devises européennes furent resserrées jusqu’à cristalliser les devises à leur cours-pivot. L’euro scriptural était né avant de basculer à l’euro fiduciaire, sous forme de pièces et de billets, en 2002. Les États abandonnèrent leur tutelle moné-taire et se dépossédèrent de leur droit régalien de battre monnaie.

Rares furent les économistes qui décodèrent les prospectives qu’un tel choix entraînerait. L’euro fut et reste un postulat de mobilité des fac-teurs de production. À partir du moment où des États sont contraints par une monnaie unique, c’est aux facteurs de production, à savoir les hommes et le capital, de se fluidiser afin de positionner les zones d’em-ploi et de croissance. Cette démarche suppose que la mobilité des fac-teurs de production soit optimisée afin que la monnaie unique fluidifie

Page 70: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

UN EURO EN PÉRIL ?

anthemis

69

les différences économiques entre les pays qui ressortissent à la même zone monétaire.

Or, c’est exactement l’inverse qui s’est passé : l’emprise nationale des États sur le capital et le travail s’est resserrée. On peut d’ailleurs se demander si l’euro, qui constitue un choix résolu d’économie de mar-ché, n’est pas en profonde contradiction avec le poids croissant de la majorité des États dans les économies européennes ? Comment est-il possible de revendiquer le statut de monnaie de réserve dans un conti-nent dont les systèmes bancaires sont sous quasi-tutelle publique ?

En ce qui concerne le marché du travail, les choses sont nettement plus graves. L’Europe est menacée d’un chômage endémique et struc-turel, lié notamment au manque d’intégration des jeunes, à l’absence de stimulations au recyclage, à l’hémorragie de l’emploi industriel, etc.

On le constate aujourd’hui, la réalité économique nous replace exac-tement dans la même logique que celle du Système monétaire européen (SME) créé en 1979, qui contraignait les monnaies à des convergences relatives assorties de possibilités d’ajustements par les réévaluations/dévaluations. Le SME prévoyait des marges de fluctuations des devises nationales participantes autour d’un cours-pivot. Or, nous sommes aujourd’hui dans la même situation qu’en 1999 : les écarts entre les taux d’intérêt des obligations souveraines (les spreads) remplacent les marges de fluctuation des cours de change et les défauts (comme en Grèce) sont des substituts à des dévaluations.

Vingt ans après le traité de Maastricht, c’est un tremblement de terre qui secoue l’Europe. Celui-ci dévoile deux problèmes : certains pays sont fragilisés budgétairement et –  c’est le véritable problème  – aucun mécanisme de solidarité budgétaire n’a été mis en œuvre entre les pays. Tout se passe comme si les charnières financières entre les pays grinçaient dans un bruit assourdissant.

Au travers des conditions du traité de Maastricht, l’euro postulait la cohésion des économies européennes. Or, ces dernières en restent éloignées. Faute d’avoir délégué à l’Europe des prérogatives budgétaires suffisantes (ou un fédéralisme fiscal approprié), la zone euro est proba-blement sous-optimale. Pour réussir la monnaie unique, il faudra que les États desserrent leurs étaux sur le système financier, ce qui passera inéluctablement par une baisse de l’endettement public.

Page 71: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

70

Si, un jour, l’euro traverse des doutes existentiels, il ne faudra pas s’en étonner.

L’Écho, blog, avril 2014

L’euro a encore cours légal mais plus « sociétal »

Depuis plusieurs mois, un sentiment se diffuse dans toute l’écono-mie européenne : c’est la fatigue de la crise, et surtout de l’austérité. Plus personne ne comprend le bien-fondé de cette rigidification budgétaire qui accable certains pays en souffrance de croissance. Chacun s’interroge sur le risque de la combinaison d’une monnaie forte et d’une austérité budgétaire qui accroît les inégalités et saccage l’emploi. Dans certains pays du Sud, des millions de jeunes renouent avec une vague de pauvreté héritée des années trente. Même les dirigeants s’en émeuvent : le Pré-sident du Parlement européen parle de l’état « lamentable » de l’Union européenne.

Une connaissance sommaire de la science économique apprend que l’austérité et la contraction monétaire aggravent les crises. C’est d’ailleurs la leçon suprême de la crise des années trente qui aurait pu être évitée par un assouplissement économique plutôt que par des politiques de rigueur. Et pourtant, par manque de vision et par obstinations politiques, la zone euro s’est engagée dans cette voie.

Dans un stupéfiant revirement idéologique, le FMI suggère d’ailleurs d’étaler les efforts budgétaires sur plusieurs années. Si le FMI, qui avait prôné l’austérité généralisée, modifie son approche, c’est que la situation est grave. Le danger est connu puisque le piège économique se referme inexorablement dans la zone euro. C’est la déflation. Le taux d’inflation est d’ailleurs tombé de 2,2 % à la fin de 2012 à 0,85 % à la fin de 2013. Même les agences de notation, pourtant si promptes à exiger la vaillance budgétaire, en admettent le risque. Bien sûr, il existera toujours des éco-nomistes qui contesteront le constat de déflation en s’accommodant d’une analyse instantanée, mais je crois qu’un économiste doit avoir la lucidité de s’extraire d’un constat pour se projeter dans les scénarios du futur.

Page 72: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

UN EURO EN PÉRIL ?

anthemis

71

Il fallait évidemment promouvoir une poussée d’inflation plutôt que de la combattre. C’est la lutte aveugle contre une inflation fanto-matique qui conduira à la déflation. Cette dernière est bien plus grave qu’une inflation et les exemples en sont rares (Europe dans le dernier quart du xIxe siècle, États-Unis entre 1929 et 1933, Japon dans les années nonante). Une inflation peut être combattue par une augmentation des taux d’intérêt et des contrôles de prix et salaires, moyennant un tasse-ment économique. Par contre, une déflation est épouvantable parce que la politique monétaire classique devient inopérante : elle conduit à la thésaurisation improductive, à des taux d’intérêt réels en hausse et à un tassement économique. On ne sait d’ailleurs pas comment s’en extraire si ce n’est par des injections monétaires. C’est ainsi que les promoteurs de la rigueur se sont lourdement trompés : en voulant éviter l’inflation, ils ont conduit l’économie à une situation déflationniste… qui exigera de l’inflation.

Mais il y a un autre problème : la crise de l’euro révèle une hétérogé-néité croissante entre les pays qui ont adopté la monnaie unique. Cette dernière était censée fluidifier l’harmonie entre les peuples mais c’est le contraire qui est constaté. L’euro cristallise désormais les rancœurs éco-nomiques et sociales. La dégradation des relations franco-allemandes est, à cet égard, édifiante. Ces deux pays sont les ciments de l’union moné-taire. Or, les divergences séculaires qui les caractérisent émergent vio-lemment. La monnaie qui les lie devient un facteur profond d’irritation politique.

Auparavant, un pays en décrochage pouvait dévaluer sa monnaie et stimuler ses exportations, au prix d’une inflation importée. La dévalua-tion permettait de juxtaposer la monnaie à la faiblesse d’une économie. Mais aujourd’hui, l’arme de la dévaluation n’est plus accessible : seule la dévaluation interne est possible, c’est-à-dire une baisse de la consomma-tion intérieure destinée à augmenter la compétitivité extérieure. À court terme, cette politique conduit à un accroissement du chômage et à des inégalités qui peuvent se traduire dans des chocs sociaux.

Plusieurs banques d’affaires ont calculé les pourcentages de dévalua-tion et de réévaluation des différents pays de la zone euro s’ils revenaient à leurs devises originelles (Deutsche Mark, franc français, pesetas, etc.). Les chiffres sont ahurissants : le Deutsche Mark subirait une réévaluation de

Page 73: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

72

25 % tandis que le franc français serait déprécié de 20 %. On constaterait une divergence de 45 % entre les deux pays fondateurs de la zone euro. Où se situe cette différence ? Elle se traduit actuellement dans des différentiels de désindustrialisation et de chômage. À plus long terme, ces ajustements monétaires se traduiront par des rééchelonnements de dettes dans les pays faibles. C’est ainsi que les taux d’obligations d’État sont sans doute trop éle-vés en Allemagne mais insuffisants dans les pays du Sud, puisque la mutua-lisation des endettements publics (euro-bonds) a été refusée.

Sans faire preuve de catastrophisme, je crois que le devenir de la mon-naie unique est mis en joue par la crise et le manque d’alignement des gou-vernants sur un projet économique. Il faudrait aussi en revenir à l’essence de la politique monétaire, c’est-à-dire à une gestion politique de la mon-naie. En effet, sans ancrage politique et adhésion populaire, le symbole monétaire ne peut pas discipliner une économie « réelle ».

Pour sauver l’euro, on devrait s’orienter vers un accroissement de l’offre de monnaie ou, pour parler plus simplement, vers l’utilisation rai-sonnable de la planche à billets, au risque d’alimenter certaines bulles d’ac-tifs. Je reste convaincu que ce sera l’inflation qui allègera la valeur relative des dettes publiques. Cette réalité n’est pas encore apparente parce que la création monétaire ne se transmet que péniblement à l’économie réelle, eu égard à la viscosité des circuits bancaires. Mais il ne fait plus aucun doute qu’à un certain moment, la création monétaire se traduira par une dilution des dettes publiques.

En conclusion, deux risques m’apparaîssent sous-estimés. Le premier est d’ordre monétaire. La monnaie unique a été adoptée sans que la zone euro ne soit préparée à être un espace monétaire optimal, caractérisé par une harmonisation budgétaire et fiscale et une mobilité des travailleurs. Le second risque est de nature politique. L’euro n’est plus un projet sociale-ment fédérateur et il est même source de profonds ressentiments sociaux dans les pays du Sud. L’atténuation de ce risque social était opérée, dans le passé, par la dévaluation. Or, ces outils ne sont plus accessibles. En ri-gidifiant la monnaie, on doit, en effet, accepter que d’autres paramètres deviennent mobiles. Il est donc théoriquement possible que l’euro se trans-forme en un facteur de déstabilisation.

Ce risque me conduit à l’idée que si l’euro a cours légal, ce dernier n’est plus sociétal. La devise est unique, mais plus commune. L’euro est devenu

Page 74: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

UN EURO EN PÉRIL ?

anthemis

73

une monnaie génétiquement déflationniste et nous tombons peut-être dans un piège à la japonaise, c’est-à-dire celui d’une monnaie forte assor-tie d’un manque d’inflation et d’une croissance insuffisante. Le prix Nobel d’économie Milton Friedman avait prédit, en 1997, que l’absence d’unité politique serait exacerbée par la création de la monnaie unique. Il n’avait probablement (et tristement) peut-être pas tort.

L’Écho, mars 2014

De 2 % à 60 % : un symbole devient une norme

L’économie européenne est dirigée par des critères quantitatifs dont la symbolique s’est étrangement transformée en norme. C’est ainsi qu’un rapport des dettes publiques sur le PIB de 60 % est un objectif. Pourquoi 60 %  ? La raison en est obscure. Il semblerait qu’il avait été considéré qu’un déficit public de 3 % pour des besoins d’investissements durables était tolérable dans une économie qui aurait crû à un taux nominal de 5 %. Cela conduit alors, en rythme de croisière, à un endettement public de 3 %/5 %, soit 60 %. Quand on s’intéresse à ce pourcentage, on se de-mande pourquoi des chercheurs ont passé leur vie à approcher la science économique si c’est pour la voir réduire à un seul chiffre.

Il en est de même pour le taux d’inflation fétiche de 2 % de la BCE. Une inflation de 2 % est dangereusement basse en cas de choc récession-naire, comme nous le traversons. Cela explique sans doute pourquoi la BCE a augmenté ses taux d’intérêt au printemps 2011 pour combattre une perspective d’inflation ectoplasmique.

Il aurait été préférable de ne pas lier le mandat de la BCE à un chiffre d’inflation, mais à une tendance afin d’éviter les pièges déflationnistes.

Aucune banque centrale ne lie d’ailleurs sa politique à un tel ancrage nominal de la monnaie.

Keynes devrait se retourner dans sa tombe…

L’Écho, blog, avril 2014

Page 75: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

74

Casser l’euro pour sauver l’Europe ?

Les fondateurs de l’euro se font plus discrets pour deux raisons.Tout d’abord, ils ne sont plus des acteurs pertinents du débat poli-

tique, dont ils sont relégués à l’arrière-plan.Et puis, surtout, ils se sont lourdement trompés en créant une mon-

naie unique qui ne se greffe pas sur l’économie réelle, problème aggravé par l’insoutenable lévitation des dettes publiques dans un monde désin-flaté et récessionnaire.

L’histoire se chargera de le leur rappeler.On sait que l’euro n’est plus adapté à l’eurozone, étant une monnaie

trop forte pour les pays du Sud et trop faible pour les pays du Nord. On sait qu’une politique monétaire unique est incohérente avec des États souverains intrinsèquement différents et asynchrones dans leur articula-tion économique et étatique. On essaie, vaille que vaille, d’imposer des dévaluations internes aux pays du Sud tout en stimulant modiquement la consommation intérieure des pays du Nord.

On connaît les pourcentages de dévaluations/réévaluations qui de-vraient être appliqués si on revenait aux monnaies nationales : le franc français et la peseta seraient dévalués de 25 % par rapport à un Deutsche Mark réévalué. Ce pourcentage de 25 % n’est incidemment rien d’autre que la perte qui sera finalement associée à l’abattement sur les dettes pu-bliques.

On sait donc qu’il est probable que cela se termine mal, avec, au mieux, des abattements de dettes et/ou des refinancements directs des États par une création monétaire mise en œuvre par la BCE.

Faut-il alors sauver l’euro ?Oui, mais en repensant sa mécanique au travers du maintien d’une

monnaie commune (l’euro) qui coexisterait avec des monnaies natio-nales réinstaurées. Il s’agirait d’un système comparable au Système monétaire européen de mars 1999, mais assorti d’une singularité : l’euro (contrairement à l’écu) existerait au titre de monnaie réelle et serait un passage obligé entre devises nationales. On ne pourrait pas convertir des francs belges en Deutsche Mark sans passer par la conversion préalable en euro. L’euro serait conservé pour les transactions internationales. Les

Page 76: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

UN EURO EN PÉRIL ?

anthemis

75

monnaies nationales seraient donc définies par rapport à l’euro, selon un taux de change fixe mais ajustable qui permettrait une convertibilité interne entre les devises nationales réinstaurées.

Bien sûr, les conséquences d’un tel basculement restent imprécises : contrôle des changes, identification de la devise dans laquelle l’épargne de chaque citoyen européen est libellée, nécessité de contrôler les flux de capitaux, poussées d’inflation dans les pays faibles, expression monétaire des actifs bancaires, etc.

Impossible ? Non. La Belgique a connu, de loin en loin, ce système jusque dans les années quatre-vingt avec son franc belge commercial et financier, système qui s’assimilait à une inconvertibilité partielle de la monnaie.

L’Écho, blog, avril 2014

Le chemin hasardeux de l’économie française

La lecture de la presse économique française m’inquiète.Chômage de masse en augmentation, déficit public incompressible,

dette publique en hausse, désindustrialisation importante : où va la France ? Chaque choc de compétitivité se confronte au choc syndical.

Où sera l’aboutissement de cette période inquiétante dont les vrais problèmes sont camouflés par des élites médiatisées et virevoltantes ? Une étatisation croissante alors que 60 % du PIB transite déjà par le budget de l’État et que si l’État est trop prégnant, c’est finalement d’État qu’on change ? Un embrasement social ? Ou pire, une léthargie en attente d’hommes providentiels ?

Une chose est certaine : la France avance par à-coups, plutôt que par intégration des changements socio-économiques, ce qui explique que les deux derniers siècles d’histoire française furent émaillés de changements de régime ou d’orientations (1830, 1848, 1871, 1958, 1981, etc.).

Il faut relire Le Mal français d’Alain Peyrefitte, qui singularisait la France comme un pays centralisateur et protectionniste, en digne héri-

Page 77: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

76

tier des structures catholiques qui ont imprégné ce pays sous mille ans de monarchie chrétienne.

Peyrefitte avançaient que certaines collectivités étaient mieux prépa-rées à la multipolarité économique car elles étaient caractérisées par des pouvoirs décentralisés et plus inductifs. Pour le sociologue français, la liberté d’entreprendre dans un cadre suffisamment dérégulé et non cor-poratiste était le secret de la prospérité économique.

Auparavant, les artisans français détruisaient les machines (métiers à tisser, etc.) qui étaient inventées à l’étranger avant de devoir accepter une adaptation au progrès.

Ce qui a changé, c’est que dans une économie digitalisée, le progrès n’est plus physique, mais logique et qu’il est, par essence, délocalisé.

Un pays comme la France n’est plus protégé par sa géographie.

L’Écho, blog, juin 2014

L’euro a anesthésié certaines économies

Chaque semaine, un auteur plus ou moins bien inspiré publie un livre sur le « mal français » et son diagnostic. Tous ces ouvrages convergent vers la même idée : l’économie française est anémique, paralysée par le poids de ses élites immobiles et son colbertisme ancestral. Tous ces ouvrages évoquent un choc de compétitivité, quand ce n’est pas un chan-gement de régime.

Ce fameux « mal français » que Peyrefitte avait si bien analysé dans les années septante est l’empreinte lointaine des communautés centra-lisatrices catholiques qui s’échafaudent à coups de réglementations aux-quelles l’individu essaie en même temps de se soustraire.

De Gaulle l’avait compris. Pompidou l’avait exorcisé en industriali-sant la France. La France évolue par à-coups, au travers de chocs poli-tiques, plutôt que par une volonté consensuelle d’améliorer sa compéti-tivité. C’est un pays qui est toujours entré à reculons dans la modernité.

Page 78: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

UN EURO EN PÉRIL ?

anthemis

77

L’euro a malheureusement aggravé les choses. En effet, cette monnaie unique fut l’extraordinaire tour de passe-passe imaginé par Mitterrand pour neutraliser la force d’une Allemagne réunifiée. Mais le piège s’est refermé sur les pays du Sud de l’Europe. En effet, l’Allemagne a vite com-pris qu’elle devait surmonter la perte de sa souveraineté nationale par une productivité accrue. Beaucoup d’économies, dont la Belgique, ont été anesthésiées par l’euro, c’est-à-dire une monnaie qu’elles n’ont plus dû dévaluer. Ces pays ont bénéficié d’une monnaie forte qui a conforté leur immobilisme, alors qu’en temps normaux, une dévaluation aurait discipliné leurs économies.

Plus fondamentalement, l’euro a peut-être gommé un facteur de pro-grès qui est la concurrence entre États.

L’Écho, blog, octobre 2014

Et si l’Allemagne quittait (quand même) l’euro ?

Jour après jour, l’Allemagne réalise le piège diabolique dans lequel la France l’a placée lorsqu’en contrepartie du support politique qu’elle lui a fourni lors de la réunification, elle lui a imposé l’euro.

Depuis 1999, l’Allemagne fait tout pour imposer sa propre discipline à l’euro, c’est-à-dire la logique d’une monnaie dont la force est discipli-nante et dont les gains de productivité et la performance économique doivent surmonter la réévaluation.

Pour les Allemands, la monnaie est la valeur fédératrice suprême. Elle revêt un attribut moral qui empêche son dévoiement. Il n’est donc pas question de l’utiliser pour stimuler l’économie. Au contraire, c’est la force collective de l’économie qui se bat avec sa propre monnaie pour assumer sa performance.

Cette logique, d’origine luthérienne, est incompatible avec les autres pays européens.

Elle est impossible à imposer en période de déflation, sachant que le Deutsche Mark était une monnaie désinflatée, recessionaire… jusqu’à en devenir déflationniste.

Page 79: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

Mario Draghi a cru, un temps, pouvoir faire illusion avec l’ambiguïté de son verbe.

Il réalise amèrement le piège dans lequel les Allemands ont empêtré la BCE.

Il s’est lourdement trompé, et il est fort à parier que son mandat se finira sur un mode mineur.

Si l’Allemagne ne lâche pas prise monétairement, elle finira par quit-ter la zone euro.

Nous croyions tous avoir échappé à ce scénario cauchemardesque. La déflation l’a ressuscité. Ce n’est pas un hasard si la presse anglo-saxonne suggère à nouveau cette trame.

L’Écho, blog, août 2014

78

Page 80: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

anthemis

79

Déflation

Et si certains économistes faisaient leur mea culpa ?

L’économie n’est pas une science : c’est, au mieux, un ensemble d’in-tuitions qui cherchent leur respectabilité dans quelques distinctions aca-démiques. C’est même la seule prétendue science qui s’exprime à coups de tribunes impératives et opinions comminatoires dans les journaux économiques.

Mais c’est justement pour cette raison qu’il faut rester prudent et, sur-tout, être prêt à être confronté à ses propres postulats. La responsabilité sociétale de l’économiste n’est, en effet, pas de faire du cabotage intellec-tuel, mais d’être une vigie intellectuelle. S’accommoder de tout présent n’est donc pas digne des exigences qu’un économiste doit s’imposer. De plus, il arrive un moment où un économiste doit s’engager politique-ment.

Depuis quatre ans, j’ai suggéré l’inflation comme aboutissement iné-luctable d’une sortie de crise. C’est la leçon élémentaire de l’apprentis-sage des sciences économiques.

Pourtant, partout, et en particulier en Belgique, il ne s’est trouvé que des penseurs sentencieux et anciens ministres des Finances des années nonante pour affirmer qu’il n’y avait pas de déflation et qu’il fallait impo-ser rigueur budgétaire et orthodoxie monétaire.

Aujourd’hui, on voit où ont mené ces théories accablantes : à une déflation dont nous ne voyons que le début.

Partout, les prix s’effondrent sous une rigueur monétaire allemande et les exigences budgétaires que les troïkas et autres technocrates ont im-posées du loin de leurs bureaux bruxellois ou francfortois.

Cette vision a imprégné tout le courant de la pensée unique : les réalités sociales et les évidences conjoncturelles ont été écartées par des mêmes esprits éclairés qui cherchent un acquiescement dans l’assenti-ment politique du moment.

Je me suis toujours éloigné de cette pensée accommodante.

Page 81: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

80

Entendrons-nous les esprits éclairés faire amende honorable ou, par élégance, quitter le débat public ?

L’Écho, blog, mars 2014

Les craintes déflationnistes ne sont plus inflatées…

Avec une inflation européenne qui a chuté à 0,5 % et une inflation belge au plus bas depuis 2009 (c’est-à-dire en pleine crise économique), il sera difficile de nier le contexte déflationniste, d’autant que cinq pays de la zone euro ont constaté des taux d’inflation négatifs en mars 2014. Cette situation est très sérieuse, puisqu’une déflation fait très bon ménage avec une récession. En effet, toute l’activité économique se grippe et le chô-mage est impossible à résorber en pleine déflation. Si l’inflation est un fluide économique, la déflation grippe la machine économique.

Personne ne sait comment s’extraire d’une déflation… si ce n’est par une politique volontairement inflationniste et de stimulation budgétaire, soit exactement l’inverse de ce qui a été préconisé depuis quatre ans.

Mais les choses vont sans doute devoir changer, pour deux raisons.Tout d’abord, les élections européennes vont immanquablement

mettre en évidence un grand scepticisme par rapport à l’Europe telle qu’elle est actuellement gérée. Ensuite, l’Allemagne a averti que sa crois-sance s’atténuerait fortement au second trimestre.

Ces deux facteurs obligent à une sérieuse remise en question salu-taire, même si cela conduit à une augmentation temporaire de la dette publique que la BCE sera obligée de refinancer.

L’Écho, blog, mars 2014

Page 82: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DÉFLATION

anthemis

81

Toutes les leçons furent oubliées

Finalement, la question de savoir si la zone euro est en déflation, en ten-dance déflationniste ou, plus pudiquement, sur une pente de la désinflation est sans intérêt. La réalité est que l’économie est sans croissance et sans infla-tion suffisantes, et que le taux de chômage reste insupportablement élevé.

La question est de savoir, aujourd’hui, comment s’extraire de cette situa-tion déflationniste dont même la BCE s’inquiète tardivement après avoir, pendant trois ans, contracté son bilan et augmenté, au milieu de la crise, son taux d’intérêt directeur à deux reprises.

Malheureusement, personne ne sait comment s’extraire d’une déflation, raison pour laquelle les erreurs de ceux qui ont plongé la zone euro dans cette situation sont impardonnables.

Il faudra, bien sûr, faire tourner la planche à billets et baisser les taux d’intérêt, mais cela ne suffira pas. La zone euro a peut-être emprunté un che-min mortifère, long de plusieurs années d’atonie économique.

Et le danger est là : les premières victimes de cette situation seront à la fois les travailleurs jeunes et âgés. Cette réalité engagera des questionnements politiques, encore imprécis à ce stade.

En Europe, la dette publique va bientôt dépasser une année de PIB. Le constat de cette menace qui frappe notre continent est redoutable, puisque la dette publique s’enflamme dans une économie sans croissance ni inflation.

L’Écho, blog, avril 2014

Derrière la déflation, un euro trop fort

Le suivi du tracé médiatique de la BCE est véritablement palpitant. Lorsqu’on juxtapose les communiqués de presse successifs de cette ins-titution, on réalise combien le mandat de la BCE s’est modifié… au plus grand bonheur de ceux qui souhaitent une gestion plus politique de la monnaie. Elle est lointaine, l’époque où la BCE s’arc-boutait, avec une rigidité allemande implacable, à un mandat de combat contre l’inflation.

Page 83: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

82

Cette posture a fait glisser la zone euro en déflation… à la grande inquié-tude des Allemands eux-mêmes.

Aujourd’hui, la BCE ne reconnaît pas explicitement les risques de dé-flation mais admet une réalité qui est un poison mortel pour notre conti-nent et est une cause de déflation : l’euro est trop fort. C’est désormais le cours de change de l’euro qui est évoqué pour s’extraire de la lutte contre l’inflation. La BCE va donc tenter de ré-inflater l’économie en passant par l’argument du cours de change. On l’admettra : la litote est pudique.

Depuis trois ans, les différentes plaques tectoniques monétaires sont engagées dans une silencieuse guerre des monnaies dont le gagnant est celui qui dévalue avant tous les autres ou, à tout le moins, affaiblit assez sa devise pour soutenir sa capacité d’exportation.

Dans cette guerre, le Japon est indéniablement gagnant, suivi par les États-Unis, qui ont toujours instrumentalisé la valeur de la monnaie de réserve mondiale. La zone euro est, quant à elle, le grand perdant avec un euro qui s’est apprécié.

La BCE va désormais dépasser son mandat pour affaiblir l’euro. C’est ce que vient de dévoiler le membre français de son directoire, démentant les précédents propos de Mario Draghi qui s’évertuait à rappeler que le cours de change ne relevait pas du mandat de la BCE.

Cela va même plus loin : la BCE admet aujourd’hui qu’un euro trop fort est un « puissant facteur déflationniste », sans mettre en rapport le fait que la force de l’euro n’est pas une fatalité, mais découle de la poli-tique même de la BCE dont le bilan s’est contracté depuis trois ans (c’est-à-dire qu’il a réduit la masse monétaire), au contraire de toutes les autres banques centrales.

Mais, comme le rappelle le dicton d’Héraclite, philosophe grec du VIe siècle avant Jésus-Christ : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. »

L’Écho, blog, juin 2014

Page 84: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DÉFLATION

anthemis

83

Monnaie et déflation : un excès de confiance étatique ?

L’histoire monétaire instruit que plus une économie est développée et organisée autour d’un État stable, plus le loyer de l’argent baisse. C’est d’ailleurs intuitif : le prix de la monnaie, c’est-à-dire le taux d’intérêt, reflète la confiance dans les structures socio-étatiques. C’est ainsi que les emprunteurs (privés et publics) peu fiables doivent payer un taux d’inté-rêt accru sur leur endettement.

Bien sûr, le taux d’intérêt est influencé par une multitude d’autres facteurs que la stabilité étatique, sans quoi il n’y aurait pas de politique monétaire.

Ceci m’amène à une réflexion : le niveau plancher des taux d’intérêt européens ne reflète-il-pas un excès de confiance étatique ? Tout se pas-serait comme si l’État était formulé comme un rempart contre l’écono-mie de marché, par essence plus volatile.

Mais alors, que faire pour stimuler la prise de risque afin de canaliser l’épargne vers l’investissement productif ? Il s’agirait de baisser encore plus les taux d’intérêt en rendant la monnaie moins rare, c’est-à-dire en imprimant des billets. Bien sûr, à moyen terme, une monnaie trop dis-ponible se dilue dans l’inflation, qui entraîne elle-même une hausse des taux d’intérêt.

Il n’empêche que la déflation entraîne une préférence excessive pour la sécurité et qu’il faudra s’extraire de cette situation par un assouplisse-ment monétaire décisif.

L’Écho, blog, mai 2014

De la désillusion à la déflation

La chute spectaculaire des taux d’intérêt ne peut plus leurrer personne. Elle n’est pas un indice ou un symptôme de déflation, mais son illustra-tion concrète. En effet, malgré les injections (modiques) de liquidités et l’assouplissement (insuffisant) des politiques monétaires, la monnaie ne

Page 85: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

84

circule plus dans l’économie. Sa vélocité (c’est-à-dire le nombre de fois que la monnaie tourne dans l’économie) a chuté spectaculairement et les agents économiques épargnent sans investir. Au reste, d’autres éléments de déflation nous confrontent : la croissance a encore chuté et le niveau d’inflation, exprimé en base annuelle, oscille entre 0,5 et 0,8 %.

Cette déflation se conjugue avec un piège de la liquidité, à savoir une situation caractérisée par le caractère inopérant de la politique monétaire. À cet égard, la BCE devra agir de manière décisive : des baisses de taux d’intérêt homéopathiques seront stériles et seul un refinancement massif d’emprunts bancaires accordés à des entreprises privées serait logique. Cela permettrait de désengorger les bilans des institutions financières afin de libérer des fonds pour d’autres investissements. Mais là aussi, il ne faut pas s’illusionner : l’économie est très liquide et c’est l’absence de projets d’investissements – et non l’absence de liquidités – qui constitue le véritable obstacle à une reprise de l’économie productive.

Tout est donc devenu très compliqué.Si le passé pouvait être réécrit, on aurait, dès le début de la crise de

2008, inondé l’économie de liquidités, comme les États-Unis l’ont fait. L’absence de vision commune, le réflexe de la rigueur et la rigidité moné-taire des pays du Nord européen l’ont empêché.

L’Écho, blog, mai 2014

Déflation : j’en remets une couche…

Cette histoire de déflation inavouée me laisse pantois.Pourquoi, finalement, nier l’évidence qui est reflétée par des taux alle-

mands à dix ans de 1,34 %, ce qui conduit à ce qu’un investissement en obligations allemandes de 100 € vaille, après dix ans, 114 € ! Car, il faut le savoir : des taux d’intérêt millimétriques reflètent des anticipations de croissances moléculaires et, surtout, des baisses de prix, c’est-à-dire une déflation.

La raison en est simple : la BCE a été bâtie sur le postulat de la lutte contre l’inflation, à une époque où la déflation était une notion incon-

Page 86: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DÉFLATION

anthemis

85

grue. Mais, à force de combattre une inflation fantomatique, on a conduit la zone euro à la déflation, à coups de rigueur budgétaire et de politique monétaire restrictive.

Pendant des mois, la BCE a cru s’extraire du mauvais piège en affir-mant qu’elle ne percevait pas de tendance déflationniste. Aujourd’hui, elle doit éviter tous les pièges sémantiques pour éviter d’être confrontée à ses propres contradictions. C’est ainsi qu’elle évoque un cours de change trop élevé, le risque de spirale négative des prix et même le danger de bulles financières, pour prévenir qu’il va falloir mettre en œuvre ce qui semblait outrageant : faire tourner la planche à billets. C’est d’ailleurs la seule manière de s’extraire d’une déflation.

Les prochains jours nous apprendront si la BCE aura l’audace de mettre en œuvre des mesures exceptionnelles pour inverser cette ten-dance déflationniste inquiétante.

L’Écho, blog, mai 2014

Une goutte de déflation ?

Malgré les signes évidents d’inflation basse, la BCE ne voit pas de signe de déflation. On parlera donc prudemment de désinflation. En conséquence, la BCE ne met pas en œuvre de mesures additionnelles d’assouplissement monétaire, comme une baisse de son taux directeur ou des mesures de déstérilisation de la monnaie qu’elle injecte dans le circuit financier. La conséquence immédiate en est une appréciation de l’euro (puisque les opérateurs déplacent les disponibilités vers la devise dont les taux d’intérêt ne sont pas abaissés à court terme). Le problème est qu’une appréciation de l’euro entraîne une baisse de l’inflation, la BCE estimant qu’une appréciation de 10 % de l’euro conduit à une baisse de l’inflation d’environ 0,4 %. Bien sûr, l’appréciation de l’euro évite – et c’est extrêmement favorable – d’importer de l’inflation. Mais le contrôle de l’inflation reste donc, au-delà du message de risque de déflation, la mission principale de la BCE. Il faudra se poser la question de savoir si

Page 87: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

86

une monnaie désinflatée, récessionnaire et qui s’apprécie est véritable-ment la bonne orientation économique.

L’Écho, blog, mars 2014

La déflation partout ? Avant l’inflation partout ?

Le monde entier tomberait-il en déflation ? Les taux d’intérêt chutent partout, malgré les immenses quantités de liquidités insufflées dans les circuits financiers. L’économie réelle ne reprend pas, ce qui illustre la viscosité des circuits bancaires : la monnaie créée alimente l’épargne sans infiltrer l’économie réelle.

Mais si tout le monde tombe en déflation… c’est comme si personne n’y tombait.

Cet excédent de monnaie devient improductif.En d’autres termes, c’est l’étalon lui-même qui modifie sa propre

parité : la monnaie vaut moins, faute d’être demandée. Et une monnaie (qui est, par essence, un rapport d’échange ou une donnée scalaire qui re-présente la valeur plutôt que de l’incarner) qui vaut moins, c’est équiva-lent à une monnaie qui subit une dépréciation inflationniste. C’est aussi identique à une monnaie dont le placement décroît en valeur, ainsi que nous l’observons par des taux d’intérêt qui sont négatifs après inflation, et bientôt des taux d’intérêt nominaux (avant inflation) négatifs.

Mais alors, quelle est la valeur des dettes publiques qui valent, a priori, la même chose que la monnaie… sinon moins ? Une monnaie qui vaut moins, c’est un défaut silencieux.

Quel que soit le chemin intellectuel qu’on suive, on en arrive à une interrogation séminale : que vaut la monnaie ?

L’Écho, blog, mai 2014

86

Page 88: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DÉFLATION

anthemis

87

Inflation et déflation

Dans un saisissant recueil de textes des années vingt et trente consa-crés à la monnaie et à l’économie, Keynes aborde avec lucidité la dégra-dation du pouvoir d’achat de la monnaie.

Pour l’économiste anglais, cette dernière n’est pas un accident de l’histoire car deux forces de traction induisent la perte de la valeur de la monnaie : l’impécuniosité des gouvernements et l’influence politique des débiteurs.

En d’autres termes, l’endettement excessif de l’État, combiné à la dif-ficulté d’en imposer la charge sur ses citoyens, le conduit à déprécier sa monnaie afin d’alléger le remboursement de la dette. Keynes considérait que l’inflation était injuste et que la déflation était inopportune, tout en affirmant que la déflation était le pire des deux maux.

C’est donc l’inflation qui devrait éroder l’endettement public au détri-ment des rentiers et au bénéfice des travailleurs.

Malheureusement, nous faisons l’inverse en Europe, ce qui conduira, faute d’inflation, à devoir absorber les dettes publiques par des abatte-ments autoritaires, dont le FMI se fait désormais le chantre.

L’Écho, blog, juillet 2012

C’est donc plus grave que prévu

Les choses sont donc plus graves que prévu. Après avoir affirmé à plu-sieurs reprises que la BCE ne percevait pas de tendances déflationnistes, voici que son Président parle aujourd’hui de risque de spirale négative des prix, ce qui constitue une prude expression pour esquisser une terri-fiante déflation.

Comment en est-on arrivé là ?Essentiellement parce que la politique monétaire de la BCE s’est

concentrée sur une vision de risque d’inflation, sans réaliser que, dans l’angle mort de cette hypnose, c’était la déflation qui s’annonçait.

Page 89: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

88

Il fallait de l’inflation. Peu d’économistes l’avaient prophétisé. Ils ont eu rétrospectivement raison. Cette déflation se conjugue désormais avec une rigueur budgétaire et une récession européenne.

Cela souligne aussi l’inanité d’une banque centrale indépendante, qui ne rend pas compte à l’exécutif européen et gère donc notre principal bien public, la monnaie, de manière isolée.

Nous croyions éviter la grande culbute. Je crois que nous n’y échap-perons pas.

Que faut-il faire ?Des baisses de taux d’intérêt, quitte à les rendre négatifs, seront ino-

pérantes.Des rachats d’actifs bancaires seront, quant à eux, opératoires à long

terme.Je crois qu’il faut, avec urgence, monétiser des dettes publiques, c’est-

à-dire refinancer des États, tout en mettant en œuvre une politique key-nésienne de grands travaux. Il faut donc des politiques monétaires et budgétaires concomitamment assouplies.

L’Écho, blog, mai 2014

Un automne économique nuageux ?

Les marchés financiers sont versatiles et déloyaux. Ils ne connaissent que l’avenir qu’ils tentent d’appréhender par la confrontation des antici-pations contraires. C’est pour cela que le passé n’a pas la moindre perti-nence dans la formation des cours. Bien naïf est donc celui qui prolonge des tendances passées car ces dernières ne sont qu’une fragile hypothèque sur l’avenir.

C’est ainsi que tout le monde s’est accoutumé de taux d’intérêt très bas. Mais cela pourrait ne pas durer : les banques centrales se délestent de leurs obligations souveraines à long terme et les États-Unis réduisent progressivement leur soutien monétaire. À l’automne, les taux d’intérêt

Page 90: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DÉFLATION

anthemis

89

à long terme pourraient monter malgré les efforts tardifs et pusillanimes que la BCE mettra en œuvre pour contrer la récession et la déflation.

L’automne risque donc de connaître toutes les tristesses écono-miques : une croissance modique, une tendance déflationniste et une hausse des taux d’intérêt qui aggrave le tout.

L’Écho, blog, juin 2014

L’arrière-saison d’une situation à la japonaise ?

De nombreux commentateurs s’émeuvent du risque d’une plongée dans un scénario à la japonaise. Ce sont incidemment les mêmes que ceux qui préconisaient la rigueur et l’austérité à outrance, oubliant que c’est justement ces imprécations qui nous ont conduit au risque de défla-tion japonaise.

Avant de devoir confronter ces économistes d’eau douce aux égare-ments de leur cabotage, il faudra s’inquiéter du véritable risque d’un scé-nario à la japonaise. Ce n’est pas la déflation en tant que telle, mais l’aug-mentation de la dette publique, qui frôle les 250 % du PIB nippon. Certes, on argumentera que la dette publique japonaise est détenue à concur-rence de 95 % par des citoyens japonais, il n’empêche que c’est beaucoup.

Le risque de la déflation est évidemment le risque de l’implosion éco-nomique, c’est-à-dire celui d’une économie intravertie qui cherche dans ses ressources son propre salut, plutôt que de se déployer vers le reste du monde. Le Japon a cherché son salut dans sa propre dette, celui-ci a aggravé sa situation, devenue endogène à elle-même. Car, il faut le rap-peler, le progrès se déploie dans le caractère extraverti et non introverti d’une économie.

Au reste, le Japon a choisi de faire tourner la planche à billets pour s’extraire de la déflation. C’est intuitif : il faut de l’inflation pour s’extraire d’une déflation.

Et vous savez quoi : les mêmes économistes qui invoquaient la rigueur sont ceux qui réfutaient l’inflation…

L’Écho, blog, juin 2014

Page 91: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

90

L’écume des jours financiers

Avec le cynisme qui caractérise ses écrits, Keynes prophétisait l’eutha-nasie des rentiers, c’est-à-dire la perte du capital subie par les épargnants lors des périodes d’inflation. Keynes n’invoquait pas l’inflation au titre de solution économique, mais l’appréhendait comme un moyen d’alléger la charge de l’endettement public sur les travailleurs.

Selon Keynes, la déflation cristallisait les inégalités sociales tandis que l’inflation modérée les érodait.

Quelle est la situation contemporaine ? Les taux d’intérêt sur l’épargne sont plus bas que l’inflation. Faute d’être euthanasiés, les rentiers ago-nisent. Seule l’inflation basse apaise leurs souffrances pécuniaires.

Mais il y a une injustice dans l’angle mort de cette situation : les per-sonnes âgées, qui n’ont plus le loisir de prendre des risques financiers, doivent conserver leur épargne sous forme de dépôts bancaires sans plus pouvoir en espérer le moindre revenu satisfaisant.

L’Écho, blog, juillet 2012

Mais où est l’inflation ?

La crise souveraine nous fera passer de surprises en étonnements. Chaque choc monétaire contribuera à apporter une solution qui aurait été impensable, il y a tout juste quatre ans. L’implosion monétaire en Islande, le défaut en Grèce et la capture des dépôts à Chypre sont les pré-misses de nouvelles configurations. Dans les pays du Sud, nous verrons peut-être des rééchelonnements de dettes publiques, des nationalisations et des contrôles de capitaux avant qu’une poussée d’inflation ne dilue les dettes publiques, devenues insupportables. En effet, on sait que ces dettes publiques doivent être réduites de 30 %, ce qui est impossible à réaliser au travers de l’impôt dans une conjoncture de récession.

Le scénario intuitif de l’économie européenne pour l’horizon du moyen terme est celui de la stagflation, c’est-à-dire une combinaison de

90

Page 92: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DÉFLATION

anthemis

91

stagnation économique, affectée d’un chômage persistant et d’inflation modérée.

Même non formulée comme choix politique, la stagflation serait un mélange dérivé de mesures économiques et monétaires, à savoir respec-tivement des plans d’austérité et de création monétaire.

Quels seraient les attributs de cette stagflation ? Outre les aspects de solvabilité souveraine, ils sont les mêmes que le constat des années sep-tante : un taux de croissance faible de l’économie combiné à une décrois-sance marginale des gains de productivité, un chômage structurel et élevé (caractéristique des dislocations structurelles de l’économie), une sous-utilisation des capacités de production, des anticipations de bénéfices des entreprises faibles, des dépenses d’investissement faibles à modérées, des déficits publics importants entraînant des taux d’intérêt élevés ainsi qu’une raréfaction du crédit bancaire pour des investissements privés, des déficits de la balance commerciale et un phénomène généralisé de désindustrialisation.

L’inflation ne serait, dans l’absolu, aucunement une solution souhai-table puisqu’elle ferait peser un risque d’auto-alimentation et d’augmen-tation nominale des dépenses de l’État. Mais elle me paraît s’imposer comme une conséquence, voire un débouché, intuitive de l’endettement public.

Certains économistes américains avancent même une théorie icono-claste, à savoir que la crise bancaire, souveraine et économique est le ré-sultat d’une période caractérisée par un excès de désinflation, c’est-à-dire d’inflation trop basse. Cette période, qualifiée de « grande modération » et qui serait étalée de 1985 à 2005, aurait tiré profit de la globalisation et d’une accessibilité à des poches d’emploi à bas coûts pour masquer la réalité du remboursement des dettes privées et publiques. L’expansion de la demande n’aurait pas débouché sur une crise d’inflation parce que les occidentaux auraient trouvé dans leurs déficits commerciaux l’offre nécessaire à son absorption.

Cette inflation future conduira immanquablement à une hausse des taux d’intérêt. Des taux d’intérêt plus élevés seraient peut-être aussi la conséquence d’un effet d’éviction (ou crowding out), c’est-à-dire une in-suffisance d’épargne privée, suite à la ponction effectuée par les pouvoirs

Page 93: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

92

publics. Ce phénomène n’est pas apparent lors des périodes d’expansion monétaire, mais il en résulte souvent.

Mais ce n’est pas le seul facteur qui entraînera une augmentation des taux d’intérêt. Ces derniers seront soumis à des pressions haussières résultant de plusieurs éléments : besoins d’investissements (notamment dans le domaine des infrastructures) dans les pays développés et émer-gents et baisse du taux d’épargne des ménages dans les économies appro-chant un certain niveau de développement.

Pourquoi une intuition d’inflation  alors que de nombreux écono-mistes agitent le spectre de la déflation ? Parce que la création de monnaie ex-nihilo, telle que mise en œuvre par les banques centrales, est une traite sur l’avenir dont le remboursement deviendra incertain. Les récentes mesures créent donc de l’argent sans créer de capital. Elles masquent probablement une inflation postposée et dont un des symptômes est la dilatation des injections monétaires et des bilans des banques centrales.

Au reste, un stock de dettes publiques, dont le remboursement or-donné est improbable, correspond à un déplacement d’épargne, donc à un stock de monnaie. L’inflation est une solution monétaire moins bru-tale, en ce qu’elle dilue l’ajustement économique dans le temps, pourvu que ses effets soient absorbés par les agents économiques avec justice sociale. Au reste, l’inflation ne rend personne plus riche : elle déplace latéralement, du créancier vers le débiteur (essentiellement public, c’est-à-dire les agents économiques composant la majorité de la population), la charge de l’endettement passé. C’est ainsi que l’inflation est un facteur de rééquilibrage générationnel et social des richesses.

Le problème, c’est que l’inflation ne semble pas s’amorcer malgré les gigantesques flots de création monétaire dont les banques centrales ont ouvert les vannes. Il semble même qu’elle baisse au rythme de cette même création monétaire, entraînant l’or et les matières premières dans son repli. Nous serions alors enferrés dans le piège de la liquidité de Keynes, c’est-à-dire une circonstance au sein de laquelle la monnaie est conservée sous forme d’encaisses plutôt qu’utilisée dans des projets d’investisse-ment ou de consommation. Ce serait alors la déflation.

Si la création monétaire est inopérante, alors, c’est grave. C’est même tragique, car cela signifie que le monde s’enfonce peut-être dans une longue récession. En d’autres termes, l’absence d’inflation équivaudrait à

Page 94: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DÉFLATION

anthemis

93

une lente consumation de l’économie productive. Comment sortirions-nous de cette zone économique stérile ? Sans doute au travers d’une poursuite de l’étatisation de l’économie, c’est-à-dire d’une poursuite de l’augmentation des dettes publiques et de son refinancement par les autorités monétaires. L’absence d’inflation conduirait aussi à accélérer la mise en œuvre des actions politiques (déficit budgétaire et création monétaire) qui devraient susciter cette même inflation.

En conclusion, une succession de dépression et d’inflation a peut-être déjà débuté. Lorsque les anticipations d’inflation se réveilleront, les taux d’intérêt s’élèveront et diminueront la valeur relative de marché de la dette publique. Actuellement, les taux d’intérêt souverains à long terme sont intuitivement trop bas. Ils n’incorporent pas une prime d’inflation suffisante et l’éventualité d’une restructuration de la dette publique dans certains pays du Sud de l’Europe. Cela signifie que si on conserve une politique d’austérité en pleine récession, la solvabilité de certains États va en être affectée au point de les rendre plus risqués, ce qui entraînerait une augmentation des taux d’intérêt. Par contre, si la Banque centrale euro-péenne décide, à juste titre, d’accélérer la monétisation des dettes, cela aurait pour conséquence d’entraîner aussi une hausse des taux à travers une prime inflationniste.

L’inflation est un moindre mal. Si elle ne se déclenche pas, il faudrait encore plus de création monétaire pour s’extraire d’un piège de la liqui-dité et d’une éventuelle déflation. En d’autres termes, l’absence d’infla-tion devrait exiger la création monétaire… afin de susciter de l’inflation. Un scénario inverse, fondé sur une monnaie forte dans une économie dépourvue d’inflation, conduirait à des chocs politiques et sociaux dont l’histoire nous a enseigné les méfaits.

L’Écho, blog, juillet 2014

Keynes, reviens…

Des problèmes de grande ampleur exigent un axe de perspective dif-férent. Cela va même plus loin : les crises sont des moments importants pour redéfinir des idées économiques dominantes.

Page 95: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

94

C’est ainsi qu’il faut admettre que les bases de l’économie ont changé. Même si son aveu confirme l’erreur de jugement des politiques d’aus-térité budgétaire et monétaire, il faut l’admettre : la zone euro entre en déflation, dans un climat caractérisé par l’absence de croissance et par une élévation significative des dettes publiques.

Une déflation est très grave, non pas tant par la baisse immédiate des prix que par les anticipations de baisses des prix : l’économie s’essouffle et s’étouffe.

Keynes aurait préconisé d’augmenter les dépenses publiques en créant de l’inflation, c’est-à-dire d’utiliser l’émission de monnaie pour fluidifier l’économie et le financement des États.

L’État et les autorités monétaires doivent donc se départir d’une atti-tude d’abstention et s’extraire des politiques d’austérité qui se sont avé-rées mortifères.

Il faudrait donc réfléchir au bien-fondé des règles d’or et autres pactes budgétaires qui imposent des retours rapides à l’équilibre budgétaire et un désendettement structurel des États.

À mon intuition, ces orientations sont contraires à une voie de sortie de crise.

L’Écho, blog, août 2014

La déflation serait la dernière défaite de l’euro

Le piège économique se referme inexorablement dans la zone euro. Le scénario de la déflation japonaise était connu. Il était même dénoncé comme le pire danger économique. Et pourtant, par manque de vision et par obstinations politiques, la zone euro s’engage dans cette voie mortifère. Cette plongée dans des abysses économiques sera longue et effrayante car l’Europe a vécu sur un postulat de croissance depuis près de sept décennies.

Une déflation est plus grave qu’une inflation. En effet, une inflation peut être combattue par une augmentation autoritaire des taux d’inté-rêt et des contrôles des prix, au prix d’un tassement économique. Par

Page 96: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DÉFLATION

anthemis

95

contre, une déflation est une résignation parce que la politique monétaire classique devient inopérante. Elle entraîne le chômage, un marasme éco-nomique et une augmentation du taux d’intérêt réel (c’est-à-dire après déduction de l’inflation) des emprunts (publics et privés) qui contrarie les investissements. Une déflation s’accompagne d’ailleurs souvent d’un piège de la liquidité, qui est une situation caractérisée par l’accumula-tion d’épargnes de précaution malgré des taux d’intérêt très bas. Au titre d’exemple, la vélocité de la monnaie, c’est-à-dire le rythme auquel les billets « tournent » dans l’économie, a baissé de 50 % en cinq ans. Pour cette raison, il n’est pas possible de stimuler la compétitivité et de baisser les déficits publics en période de déflation.

Les causes de cette déflation sont multiples : il y a bien sûr une désin-dustrialisation et l’onéreux État-providence dont il faudra solder l’endet-tement. Pendant trop longtemps, l’Europe a cru pouvoir prolonger un modèle d’économie industriel alors que l’économie de marché est désor-mais fondée sur la flexibilité des facteurs de production et, surtout, sur la versatilité des foyers de croissance. L’État ne peut donc plus jouer le même rôle redistributif que la reconstruction d’après-guerre et le modèle manufacturier avaient autorisé.

Pourtant, il y a deux autres causes.La première erreur relève d’une grave myopie politique. Dès la crise

de 2008, il était évident qu’un terrible choc allait affecter l’économie réelle. Ce choc de 2008 activa les stabilisateurs économiques des États qui durent, de surcroît, recapitaliser ou nationaliser les banques. La crois-sance de leur endettement était donc inéluctable, d’autant que le choc de vieillissement de la population commença à embraser les dépenses de retraites.

Face à la croissance de l’endettement public, dont les modalités furent d’ailleurs différentes selon les États membres de la zone euro, les autori-tés européennes décidèrent d’imposer de violentes politiques d’austérité. C’était évidemment une erreur totale, comme si la théorie keynésienne avait été lue avec dyslexie. Dans les années trente, Keynes exhorta les pays en déflation des années trente à ne pas aggraver cette dernière par des politiques de rigueur. Il ne fut pas écouté alors que toutes les poli-tiques déflationnistes échouèrent (Laval en France, Hoover aux États-Unis, Brüning en Allemagne, etc.) jusqu’à en devenir des ferments de

Page 97: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

96

violence militaire. On le constate d’ailleurs aujourd’hui, les pays qui ont subi les pires politiques d’austérité sont les mêmes que ceux dont l’infla-tion est devenue négative.

La contraction budgétaire est aujourd’hui scellée dans un pacte euro-péen qui va inévitablement catalyser la contorsion économique. Ce pacte exige de diminuer l’excédent d’endettement public de 5 % par an afin d’atteindre un rapport de la dette publique sur le PIB de 60 %. Le pour-centage de 60 % n’est pas neuf puisqu’il fondait un des critères d’acces-sion à la zone euro en 1999. Cette règle se conjugue désormais à ce qu’on appelle la « règle d’or » qui exige de ne pas dépasser un déficit « structu-rel », c’est-à-dire compte non tenu des aléas conjoncturels, égal à 0,5 % du PIB. Faute de pouvoir réaliser une dévaluation monétaire « externe », l’Europe a imposé une dévaluation « interne », c’est-à-dire une contrac-tion budgétaire et des modérations salariales, traduites sous l’exigence de programmes d’austérité, désormais consacrés par le pacte budgétaire.

L’autre cause de la déflation est l’euro dont les erreurs de conception apparaissaient désormais avec effarement. C’est ainsi que la logique des pays du Nord, qui était fondée sur une désinflation compétitive se trans-forme en déflation récessionnaire. L’euro est devenu une monnaie gé-nétiquement déflationniste. C’est le piège japonais d’une monnaie forte assortie d’un manque d’inflation et d’une croissance.

L’Europe du Nord impose sa souveraineté monétaire à la zone euro alors que l’assouplissement monétaire est poursuivi par les États-Unis, l’Angleterre et le Japon. Sans inflation, nous sortions de cette crise d’en-dettement public « par le bas et par l’intérieur », c’est-à-dire par des effa-cements de dettes publiques dans les pays du Sud de l’Europe.

De plus, un autre risque se précise : c’est la hausse des taux d’inté-rêt. Les banques centrales ont toutes affirmé qu’elles garderaient les taux d’intérêt à un niveau plancher, mais cela ne vaut que pour les taux à court terme. Les taux à long terme sont, quant à eux, déterminés par les mar-chés. Et il faut s’y préparer : ces taux à long terme vont augmenter pour plusieurs raisons : aboutissement progressif de l’assouplissement moné-taire aux États-Unis, chute des devises émergentes, poussées d’inflation, etc. Une telle hausse sera catastrophique pour une Europe engluée dans la déflation et la récession.

Page 98: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DÉFLATION

anthemis

97

Que devrions-nous faire ? Aucune solution n’est idéale. Pourtant, il faudrait créer un choc d’inflation, c’est-à-dire déprécier fortement l’euro par un immense assouplissement quantitatif, c’est-à-dire un refinance-ment massif (correspondant à une création monétaire) des dettes pu-bliques des pays fragilisés. En d’autres termes, il faudrait s’inspirer de la politique monétaire japonaise contemporaine, puisque nous tombons dans un scénario nippon. Une inflation risque, bien sûr, d’entraîner une hausse des taux d’intérêt, mais on peut imaginer que les États contrôlent suffisamment le circuit du crédit pour la neutraliser. Mais cela ne suf-fira pas : il faudra réaliser que le retour à l’équilibre budgétaire n’est pas la solution alors que l’économie se contracte. Mieux vaut, en effet, de grands projets d’infrastructure destinés à moderniser l’Europe au-delà des États-nations. L’Europe n’y est pas préparée. Elle se prépare à une décennie aride. La monnaie et l’ordre social ne sortiraient pas indemnes d’une déflation. Ce serait la dernière défaite de l’euro.

Le Monde, août 2014

Vers une stag-déflation…

Tous les organismes officiels de prévisions économiques s’accordent pour dire que le taux de croissance de la zone euro sera extrêmement faible au cours des prochaines années. Il oscillera autour d’un pourcent, avec une fracture entre le Nord et le Sud de l’Europe. En même temps, le taux d’inflation projeté par les marchés financiers a dégringolé, jusqu’à atteindre 0,5 % dans les prochaines années.

Les jalons de l’économie sont plantés : ce sera un mélange de réces-sion et de déflation ou, pour parler pudiquement, de désinflation.

Les lecteurs de ce blog l’ont souvent lu. Depuis cinq ans, l’intuition d’une nécessité d’inflation ne m’a pas quitté. J’avais imaginé un scénario de stagflation, c’est-à-dire une chimie de contraction et d’inflation.

Au travers de plans d’austérité et d’une politique monétaire parcimo-nieuse, nos dirigeants ont pris une autre orientation.

Ce ne sera donc pas la stagflation, mais la stag-déflation.

Page 99: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

98

C’est pire.Ce contexte économique rend une résorption du chômage et une sti-

mulation de l’activité impossibles.En bonne théorie économique (qu’elle soit keynésienne ou friedma-

nienne), il faut que l’État se substitue aux agents économiques privés pour alimenter la croissance économique. Bien sûr, il ne s’agit pas de mettre en œuvre une politique de simples transferts sociaux, mais plutôt de travaux publics, qui relèvent désormais de l’économie digitale.

L’Écho, blog, août 2014

Tourner la page des Commissions Barroso

Après des élections européennes désastreuses par leur taux d’abs-tention et la révélation d’un anti-européanisme grandissant, la tombée de plusieurs économies en récession et l’incapacité structurelle de nom-breux pays à réduire leurs déficits budgétaires et dettes publiques, il serait temps de se poser les bonnes questions en termes de politique écono-mique européenne.

L’invariant du problème est bien sûr l’euro, dont le caractère artifi-ciel et contraignant révèle les mêmes vices de fabrication que tous les ancrages monétaires d’économies divergentes (Union monétaire latine de la fin du xIxe siècle, Bloc-or des années trente et étalon-or de Bretton Woods, finalement sabordé par les États-Unis en 1971).

Ce qui aggrave la coercition monétaire, c’est que la récession et la tendance déflationniste sont alimentées par les politiques de rigueur qui sont désormais devenues contraignantes au travers du Pacte de stabilité budgétaire, alors qu’une élémentaire intuition d’économiste d’arrière-plan conduit au constat qu’il sera impossible à respecter dans une écono-mie sans croissance.

Il faudrait donc suspendre les exigences de réductions des déficits budgétaires et imposer à la BCE un refinancement des dettes publiques. Il s’agirait de monétiser les dettes publiques afin de s’extraire de la défla-tion.

Page 100: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DÉFLATION

anthemis

99

Il reste à espérer que la Commission Juncker ne commette pas les mêmes erreurs de jugements que les deux Commissions Barroso dont le bilan s’avère, jour après jour, calamiteux, malgré les sentencieuses affir-mations et leçons de morale politique du principal intéressé… dont le pays dont il fut le premier ministre, c’est-à-dire le Portugal, est en réces-sion et en déflation.

L’Écho, blog, août 2014

Selon le Financial Times, la BCE a tout faux !

Dans un éditorial d’une virulence inhabituelle, l’éditorialiste du Fi-nancial Times, Wolfgang Münchau, s’en prend à la politique de la BCE. Selon cet économiste, notre Banque centrale dérive vers une situation de déflation qu’elle ne sera plus capable de rattraper.

La BCE aurait dû, depuis longtemps, procéder à des rachats d’actifs pour apporter de la liquidité dans le système financier, à l’instar de ce que les États-Unis font. On se souvient, à cet égard, de la calamiteuse déci-sion de la BCE d’augmenter, à deux reprises, au printemps 2011, le taux d’intérêt directeur au motif que la BCE voyait de l’inflation.

Dans le sillage de cette décision, la BCE est chaque fois étonnée de la chute du taux d’inflation, qui frôle des planchers rarement atteints. Ce manque d’inflation est un reflet du contexte récessionnaire et déflation-niste.

Mais l’économiste ne s’arrête pas à ce constat : il est trop tard, selon lui, pour racheter des dettes souveraines, car leur taux d’intérêt converge vers zéro. Ce qu’il faut, c’est que la BCE finance d’immenses projets d’in-frastructure, en mettant son bilan au service d’une politique keynésienne.

Mais Wolfgang Münchau est certain qu’elle ne le fera pas et que le véritable risque est une désintégration de l’euro.

Je partage ce constat, sauf que, plutôt qu’un sabordage de l’euro, c’est à un immense rééchelonnement de dettes publiques que nous assisterons dans les pays faibles.

L’Écho, blog, août 2014

Page 101: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

100

Money, money… It’s a rich man’s world

Dans son dernier livre intitulé Money (Mc Graw Hill, 2014, 273 pages), Steve Forbes partage un ensemble de considérations très pertinentes sur le phénomène monétaire. Selon lui, il faudrait « rebaser » les devises avec un référentiel supérieur qui pourrait être l’or. Il ne s’agirait pas de rétablir la convertibilité en or des accords de Bretton Woods, mais plutôt de limi-ter l’impression de monnaie qui ne crée aucune richesse, sauf à favoriser l’emprunteur.

L’idée est utopique mais Forbes soulève le fondement du « money fiat », c’est-à-dire de la capacité des banques centrales à créer de la mon-naie sur base de leur seule aptitude à convaincre que cette monnaie re-présente un quelconque capital (ce qu’elle n’est évidemment pas).

En poussant les feux de la réflexion plus loin, il me semble que Forbes n’aura pas raison, car la croissance de nos économies a été fondée sur l’endettement permanent, c’est-à-dire au travers d’un emprunt de pros-périté future. Or, il est impossible que l’économie « réelle » future soit captée pour rembourser ce qu’elle n’a pas produit antérieurement. Il faudra donc diluer l’expression du capital dans une dépréciation de sa représentation. En d’autres termes, le lien entre la monnaie et le capital devra être distendu, ce qui devrait conduire à une inflation structurelle. Ceci souligne l’inanité des politiques monétaires déflationnistes, comme celle qui a été imposée à l’Europe depuis plusieurs années.

L’Écho, blog, août 2014

C’est la catastrophe : l’inflation serait tombée à 0,3 % en août

Chaque mois apporte sa triste nouvelle d’une baisse inéluctable de l’inflation.

De 0,5 % en juin, le chiffre est passé à 0,4 % en juillet avant que les premières estimations s’établissent à 0,3 % pour le mois d’août.

Page 102: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DÉFLATION

anthemis

101

C’est un terrible échec pour la BCE qui, après avoir eu de fantoma-tiques visions de poussées inflationnistes, tarde à reconnaître, sauf dans un langage diplomatique imperméable au commun des mortels, que la zone euro s’enfonce dans la déflation.

Depuis dix-huit mois, la BCE tergiverse, attend des confirmations chiffrées, mais elle sera confrontée à son attentisme et à sa pusillanimité : son bilan (qui mesure la création monétaire) s’est contracté depuis trois ans et ses baisses de taux d’intérêt successives sont devenues inopérantes.

Après avoir imaginé des plans de financement aux banques (qui re-gorgent pourtant de liquidités), la BCE devra se résoudre à refinancer des dettes publiques, avant de devoir refinancer directement des prêts à l’économie productive, ainsi que les banques centrales des États-Unis et du Royaume-Uni l’ont fait.

Mais derrière cette triste dérive économique, il y a un autre problème, d’une envergure plus large : comment peut-on maintenir la BCE dans un statut d’indépendance qui l’exonère de quasiment tout contrôle de l’exécutif politique ?

Mario Draghi est au pied du mur. Il lui reste une dernière carte à jouer, au risque de s’engager dans un combat politique : c’est celui d’exercer réellement son indépendance, plutôt que de subordonner ses orientations aux injonctions de la Bundesbank.

L’Écho, blog, août 2014

Le siècle le plus long de Keynes

Lors de la réunion des banquiers centraux à Jackson Hole, Mario Draghi, confronté à une filandreuse déflation, a laissé entendre que la BCE s’engagerait de manière beaucoup plus active pour stimuler l’acti-vité économique.

De tels propos auraient été inimaginables il y a trois ans. Seulement voilà : la BCE a mis en œuvre une politique monétaire trop restrictive alors que l’Union européenne exigeait des plans de rigueur et d’austérité qui sont entrés en résonnance avec cette contraction monétaire.

Page 103: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

102

Depuis trois ans, la BCE utilise le circuit bancaire pour fluidifier l’économie. Elle devient le contrôleur des banques importantes, tout en fournissant du crédit à taux d’intérêt réduit au travers d’opérations de refinancement calibrées (les LTRO et les T-LTRO).

Ces mesures ont été et seront insuffisantes.

Les deux prochaines étapes consisteront à refinancer des dettes pu-bliques et puis à refinancer directement des crédits octroyés au secteur privé (on parle d’asset-backed securities).

Ce jour-là, la BCE aura dépassé son rôle d’être le « banquier des ban-quiers » ou le « prêteur en dernier ressort » des États pour devenir un véritable acteur de marché qui refinance directement l’économie.

Mario Draghi l’a d’ailleurs laissé entendre : la BCE pourrait direc-tement refinancer de grands projets d’infrastructure. On créerait de l’argent frais pour l’insuffler directement dans l’économie réelle produc-tive. Ce serait une juxtaposition des politiques monétaire et budgétaire.

Keynes l’avait expliqué en 1919.

Mais, parfois, pour appréhender une théorie, c’est le premier siècle qui est le plus long à attendre.

L’Écho, blog, août 2014

La shrink-inflation

Les lecteurs de ce blog connaissent mon intuition d’un scénario final d’inflation pour s’extraire de la crise. Les circonstances de marché va-lident cette supposition puisque les banques centrales font (presque) tout ce qui est possible pour s’extraire du piège de la déflation.

Mais, parfois, l’inflation est cachée dans les quantités. Les écono-mistes appellent cela la shrink-inflation (shrink signifie « rétrécir ») : au lieu d’augmenter le prix des produits, on en réduit les quantités : on arrondit les tablettes de chocolat pour gagner la quantité des angles, on diminue le poids des boîtes (pour les céréales, par exemple) et on met

Page 104: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DÉFLATION

anthemis

103

moins d’unité dans les paquets (pour les cigarettes). C’est un peu l’œuf de Colomb… sans la coquille.

L’Écho, blog, septembre 2014

Faut-il des gouvernements de droite ou de gauche en déflation ?

Au-delà des singulières figures de style de la politique belge qui centre le débat sur les hommes plutôt que sur les programmes, une question n’est jamais posée : quelle est l’orientation la plus adéquate en temps de déflation ?

Nous entrons, en effet, en déflation malgré les dénis de la Banque centrale européenne. Contexte économique mal maîtrisé, la déflation est caractérisée par une baisse de la demande agrégée, une accumulation d’épargne et une chute des investissements. Les achats de consommation et les investissements sont repoussés, entraînant un affaissement ulté-rieur des prix. La monnaie circule moins rapidement et les agents écono-miques auto-entretiennent une prudence économique croissante.

À certains égards, la déflation conforte l’épargne individuelle au dé-triment du travail collectif.

C’est ainsi qu’en déflation, l’État doit se substituer aux agents éco-nomiques individuels pour surmonter, par l’action publique, la tétanie individuelle.

L’important, en déflation, est donc de stimuler la consommation et l’investissement, c’est-à-dire la demande. Mais, en même temps, il faut rendre les entreprises plus compétitives, c’est-à-dire stimuler l’offre, afin que ces dernières génèrent les richesses destinées à stimuler la demande.

Une formulation économique idéale serait d’ailleurs un financement privé d’investissements publics, qui soient eux-mêmes refinancés par la création monétaire de la BCE, qui a justement donné l’empreinte de cette orientation.

Mais alors, faut-il une orientation politique de droite ou de gauche, au travers d’une immense simplification, à savoir qu’un gouvernement

Page 105: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

104

de gauche stimulerait la demande au travers d’une politique d’assouplis-sement budgétaire, tandis qu’un gouvernement de droite se concentre-rait sur la compétitivité des entreprises.

La réponse est qu’il faut sans doute un gouvernement de gauche et de droite, avec la préséance de mesures immédiates de gauche avant que les mesures de compétitivité améliorée de droite déploient leurs pleins effets. Il s’agit donc de stimuler la demande à court terme avant que la compétitivité accrue des entreprises y contribue. Plus précisément, c’est à l’État de jouer un rôle incitatif à court terme avant que l’économie mar-chande se normalise.

Dans tous les cas de figure, il ne faut pas contrarier le pouvoir d’achat en déflation. La meilleure preuve en est les égarements de la Commission Barroso, dont les capitulaires de rigueur budgétaire ont incontestable-ment contribué au marasme économique.

L’Écho, blog, septembre 2014

Économie : quand la myopie se transforme en strabisme

Lentement, mais sûrement, le vent politique tourne en Europe.Il y eu les capitulaires sentencieuses de la Commission Barroso pour

appliquer des politiques de rigueur budgétaire et les raidissements de la Banque centrale européenne en matière monétaire, en totale contradic-tion avec ce que les autres économies développées mettaient en œuvre.

Mais aujourd’hui, on reparle d’une politique de relance par la de-mande, ce qui – de manière subliminale – veut dire que les États vont devoir laisser filer temporairement leur déficit budgétaire.

Mario Draghi a d’ailleurs affirmé, avec son charme florentin, que tout économiste devait avoir un œil sur l’offre (c’est-à-dire la compétitivité des entreprises) et un œil sur la demande.

La myopie qui avait prévalu lors de la lecture des théories keyné-siennes s’est donc transformée en un heureux strabisme.

Page 106: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DÉFLATION

anthemis

105

Quand on applique cela au programme de notre gouvernement en gestation, cette orientation devrait se traduire par un accommodement du cycle économique, c’est-à-dire un report des hypothétiques retours rapides à l’équilibre, plutôt que par des efforts budgétaires à contretemps.

Certes, il faut restructurer de grands agrégats, telles la fiscalité directe et les pensions, mais sans impact brutal sur la consommation intérieure immédiate.

Bien sûr, il s’en trouvera beaucoup pour rappeler qu’il faut « prendre des mesures », encore que je n’ai jamais entendu de structuration com-plète de ces dernières.

Mais, plus que les attitudes impétueuses, il faut se rappeler que si la demande intérieure commence à s’effriter, c’est toute l’économie qui va vaciller.

L’Écho, blog, septembre 2014

Les rhumatismes de Keynes

Si Keynes fut un des plus importants économistes, il fut sans doute l’auteur le plus dévoyé, servant d’alibi commode aux politiques d’étati-sation et autres cristallisations des États-providence dispendieux. À titre personnel, j’ai toujours été plus séduit par les théories monétaires de Marx et de Friedman qui ne sont singulièrement pas très éloignées, tan-dis que Keynes m’a semblé – à tort peut-être – esquiver le caractère relatif et scalaire de la monnaie.

Mais, en même temps, force est de reconnaître que nous devons aujourd’hui adopter une politique keynésienne, caractérisée par une sti-mulation temporairement étatique de l’économie, puisque cette dernière tombe en récession.

Bien sûr, le poids de l’État dans l’économie productive est ahurissant, mais ce n’est pas aujourd’hui qu’il faut s’en offusquer. Les caciques de l’économie de marché auront beau s’insurger : c’est pendant les années de croissance que nous aurions dû désendetter l’État. Pas aujourd’hui. Pour ceux qui ne comprennent pas la gravité des phénomènes, il faut

Page 107: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

106

rappeler que personne ne sait comment sortir d’une déflation, hormis une politique de déficit budgétaire et d’assouplissement monétaire. Dans un texte étonnant, « Perspectives économiques pour nos petits-enfants » publié en 1930, Keynes prophétise le monde de 2030, c’est-à-dire presque le nôtre.

Il écrit que la crise des années trente est un « grave accès de pessi-misme » qui n’est pas le résultat de « rhumatismes propres à la vieillesse, mais de douleurs de croissance résultant de changements trop rapides ». S’il a eu raison en 1930, il aurait eu autant raison en 2014, qui est carac-térisée par un déploiement technologique fascinant. Mais nos sociétés vieillissent et leurs articulations sont grippées de rhumatismes, comme les charnières générationnelles.

L’Écho, blog, septembre 2014

Une économie de maison de repos ?

Maintenant que le constat de la déflation n’est plus contestable et que son déni relève de l’égarement intellectuel, il est possible que nous péné-trions dans une décennie perdue.

Le taux de croissance structurel de l’économie pourrait ne plus at-teindre qu’un pourcent, soit un montant insuffisant pour absorber le chômage.

Si l’économie est un fait social, une crise n’est pas un événement pro-videntiel.

Elle ne constitue pas non plus un aboutissement de l’économie, qui est elle-même une transition entre une séquence de déséquilibres, enca-drés par un contexte politique.

Au contraire, elle est corrélée et congruente avec de multiples fac-teurs. D’ailleurs, on confond souvent une cause avec un symptôme.

Cette crise pourrait, par exemple, refléter le vieillissement de la po-pulation qui entraîne lui-même une moindre mobilité et inventivité des travailleurs.

106

Page 108: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DÉFLATION

anthemis

107

Inversément, on pourrait imaginer que la pénétration dans l’écono-mie digitale induit de tels gains de productivité que la quantité de tra-vail disponible en soit réduite. En effet, cette digitalisation correspond à la désintermédiation. Des gains de productivité vont-ils révolutionner l’économie ? Et si oui, où vont-ils trouver leur contrepartie monétaire ? Dans nos contrées ou aux États-Unis, le pays où se concentre toute l’in-ventivité du monde ?

Serions-nous alors à l’aube d’une révolution technologique qui pour-rait induire (à long terme) un rebond de croissance ou dans une écono-mie qui ressemble à une maison de repos ?

Inversément, il est possible – et même probable – que les deux fac-teurs (vieillissement de la population et digitalisation de l’économie) se conjuguent pour atténuer la croissance et surtout la quantité de travail. L’histoire recense de très nombreux exemples de bouleversements éco-nomiques et technologiques qui ont rapidement déplacé les centres de croissance d’une région, d’un pays ou d’un continent à l’autre.

Il est impossible de répondre à ces questions, encore qu’on puisse intuitivement pencher vers une inclinaison à la résignation, propre au vieillissement de la population, qui entretiendra un contexte de déflation.

Si cette navrante intuition est partagée, il faut tout sacrifier à la forma-tion et à l’emploi des jeunes, plutôt que de s’agripper à des configurations sociales qui rappellent les rentes héritées.

Mais cette démarche ne comblera pas l’appauvrissement lié au tas-sement économique : les jeunes sont au chômage malgré la diminution relative de leur nombre par rapport à la population totale et malgré le départ ancipité des personnes âgées de la vie active.

Finalement, nous n’arrivons pas à absorber le baby-boom des années cinquante-soixante dans une économie qui n’a pas suffisamment stimulé l’éducation, l’entreprenariat et l’innovation.

L’Écho, blog, septembre 2014

Page 109: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

108

Éviter une erreur historique

Croissance revue à la baisse par le bureau du plan, pertes abyssales d’emplois en cas de respect des contraintes budgétaires imposées par l’Europe, basculement inéluctable de chômeurs au CPAS dès l’année 2015. Voilà la réalité d’une déflation et d’une austérité budgétaire impo-sée à contretemps.

Je crois que de nombreux responsables ne prennent pas conscience de la gravité de la situation économique. La croissance a disparu et les prix baissent : il s’agit d’une conjugaison inédite de funestes constats, dont seules les années trente ont été le témoin.

Après la décennie maudite qui a précédé la seconde guerre mondiale, tous les économistes, qu’ils soient de gauche ou de droite, keynésiens et freidmaniens, arrivèrent à la même conclusion : la grande dépression et la déflation auraient pu être évitées si les différents États avaient adopté une politique d’assouplissement budgétaire et monétaire au lieu d’impo-ser une austérité contreproductive.

C’est maintenant qu’il va falloir oublier d’être inconséquent et bien se poser la question de savoir ce que la formulation gouvernementale va suggérer. Si les mesures conduisent à contrarier une stimulation par la demande, cela risque d’être une erreur historique, et donc impardon-nable.

L’Écho, blog, septembre 2014

Plus de déflation, donc plus d’État ?

La situation déflationniste dans laquelle nous plongeons exige de re-lire les grands auteurs de la science économique.

À cet égard, on oppose souvent Adam Smith, le théoricien du libé-ralisme, à Marx, autant qu’on polarise Keynes et Friedman. Pourtant, à les consulter de manière scrupuleuse, ces auteurs ne diffèrent pas sur la nécessité d’une stimulation budgétaire afin de compenser l’accumulation d’épargne, le tassement des investissements productifs et la chute de la

Page 110: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DÉFLATION

anthemis

109

vélocité de la monnaie. Mario Draghi a fini par l’admettre hier : nous traversons une crise de la demande, comme dans les années trente, ce qui explique incidemment pourquoi la politique monétaire de la BCE est, par son retard et sa pusillanimité, devenue inopérante.

C’est bien sûr extrêmement grave.À cet égard, Keynes est le plus décisif : l’économiste anglais considé-

rait qu’une déflation est beaucoup plus grave qu’une situation inflation-niste et qu’elle accentue les inégalités sociales tout en paralysant l’éco-nomie. Il faut donc que l’État accepte une politique de déficit budgétaire plutôt qu’un retour à l’équilibre. Aujourd’hui, nous sommes tombés trop bas et trop loin pour désendetter rapidement l’État, d’autant que l’euro a ôté la flexibilité de la dévaluation et que la déflation augmente le coût de la dette. D’ailleurs, ne sommes-nous déjà pas dans cette situation ? La meilleure illustration en est les objectifs budgétaires du gouvernement en formation qui ont été, à juste titre, assouplis par rapport à leur envergure initiale.

Bien sûr, il est paradoxal de promouvoir une politique de déficit budgétaire alors que l’endettement public a été détourné pour financer des dépenses courantes plutôt que d’infrastructure. C’est toute l’erreur d’avoir été complaisant à partir des années septante, sans réaliser que cet endettement pervertissait la fonction de l’État.

L’État va devoir continuer à jouer un rôle important, d’autant que l’économie capitaliste ne génère pas naturellement le plein emploi. Dans les circonstances déflationnistes, la main invisible d’Adam Smith écrit une mythologie car les intérêts publics et privés ne peuvent pas coïncider.

J’avais imaginé que la crise se terminerait par une temporaire étati-sation inflationniste. Mais c’est plus grave : ce sera une étatisation défla-tionniste. Tout cela parce que, contrairement à d’autres pays et conti-nents, nous avons répété les mêmes erreurs que dans les années trente. Keynes l’avait dénoncé. Mais il disait lui-même qu’il avait été meilleur dans la prophétie que la persuasion. C’est peut-être le triste sort des hommes plus clairvoyants.

L’Écho, blog, septembre 2014

Page 111: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur
Page 112: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

anthemis

111

Dettes publiques

La dette publique vole-t-elle le temps ?

Dans la scolastique moyenâgeuse, l’intérêt était interdit au motif qu’il consistait en un vol du temps, donné gratuitement par Dieu. Le temps est, en effet, nécessaire à calculer l’intérêt. Pourtant, dans le chef d’un prêteur, l’intérêt est indispensable, ne fût-ce que pour compenser l’éro-sion monétaire et la dépossession de son capital.

Dans le cas d’une dette publique, l’intérêt est essentiel pour attirer des créanciers, mais il est principalement prélevé, au travers de l’impôt, sur les revenus professionnels des travailleurs futurs. Le financement de la dette publique n’est-il pas alors un « vol » de leur temps ? La réponse est négative si la dette publique est contractée pour financer des projets ou des dépenses de consommations dont le rendement, en termes de crois-sance économique, est supérieur au taux d’intérêt de la dette. Dans le cas contraire, l’intérêt sur la dette est, pour partie, une captation de prospé-rité future.

L’Écho, blog, avril 2014

Dette publique et démocratie

Certains considèrent qu’une dette publique est un outil de solida-rité sociale. Ceux-là argumentent qu’une dette publique n’est jamais remboursée et qu’elle se dilue, au fil des années, dans un refinancement permanent. Sous cet angle, on pourrait imaginer que la dette publique soit naturelle : elle reflèterait un transfert continu des créanciers de l’État vers les secteurs publics, à l’instar d’une gigantesque sécurité sociale. La dette publique importerait alors peu. Elle serait à l’épargne privée ce que l’impôt est aux revenus professionnels.

Page 113: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

112

Elle serait même « la » représentation de la solidarité étatique de l’État puisque son refinancement conditionne les mécanismes fiscaux et de redistribution. Ironiquement, la dette publique serait le capital propre d’une nation. En poussant le raisonnement dans ses extrémités, on pour-rait postuler qu’une dette publique est l’expression ultime d’une démo-cratie, ou à tout le moins d’un collectivisme égalitariste puisque, lorsque la dette publique est trop importante, ce ne sont plus les créanciers qui obligent les débiteurs : ce sont les débiteurs qui imposent des effacements de dettes à leurs créanciers. Le peuple (des débiteurs) impose sa loi aux rentiers !

Quoiqu’il en soit, l’exercice de la démocratie est difficile lorsqu’elle est financée par un État excessivement grevé de dettes. Le danger du poids de la dette publique, c’est qu’il confisque le débat citoyen. La dette publique est, en effet, une hypothèque sur la prospérité des générations futures, ce qui constitue un incontestable déni de démocratie. La dette publique est garantie par la capacité de l’État à lever des impôts portant, entre autres, sur les revenus professionnels futurs. En s’endettant, l’État demande donc à des créanciers de lui faire crédit au motif qu’il sera ca-pable d’exiger un prélèvement sur la création de richesse de ses futurs contribuables. Dès lors, une dette publique excessive est l’écueil principal à une fluidité du capital et à l’allègement du coût du travail. En effet, si la dette publique est refinancée par l’impôt, c’est immanquablement le travail qui est frappé.

C’est ainsi que Marx (1818-1883) considérait que la dette publique était sans lien nécessaire avec le processus de production de capital et qu’elle n’était pas un titre sur du capital réel. Il l’assimilait à un capital fictif parce qu’il en voyait l’extinction dans la révolution, état préalable à la victoire du prolétariat. Pour Marx, la dette publique n’était qu’une éphémère expression de la souveraineté, c’est-à-dire un pari sur la stabi-lité de l’ordre politique. Aux yeux de Marx, la dette publique devait être annulée par la négation de la propriété privée, qu’il percevait comme un obstacle à l’égalité sociale. Le nihiliste Proudhon (1809-1865) n’avait pas une vision éloignée. C’est d’ailleurs le message des autorités politiques allemandes qui soulignent, à juste titre, l’antagonisme entre une dette publique colossale et la stabilité de son moyen de remboursement, c’est-

Page 114: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DETTES PUBLIQUES

anthemis

113

à-dire la monnaie. Une dette publique insoutenable mine la confiance dans l’État et dans sa monnaie.

Nos communautés européennes seront donc immanquablement confrontées à de robustes débats idéologiques qu’une conjoncture bien-veillante avait permis de camoufler depuis trente ans. La vraie question centrale sera désormais de savoir quelle majorité ou génération va impo-ser sa loi à quelle minorité ? Qui sera le garant de la propriété privée ? Comment les marchés vont-ils composer avec les pouvoirs souverains ? Quel sera le choc déclencheur d’une prise de conscience ? Des troubles sociaux ? Une inflation subite ? Un phénomène géopolitique ? Un rejet d’impôt ? Un choc de société qui bouleverserait la notion de propriété privée ? Nul ne sait.

Les prochaines années seront affectées d’une tension croissante entre le libre-échange et des forces collectivistes caractérisées par une répres-sion financière, fiscale et inflationniste. Ces frictions seront accentuées par des tensions sociales, elles-mêmes alimentées par des dislocations générationnelles, qu’on constate déjà dans de nombreux pays. Car, dans tous les scenarios envisagés, la jeunesse est sacrifiée, ne pouvant pas ac-cepter l’héritage de la dette publique sous bénéfice d’inventaire.

Dans les dernières pages de son texte fondateur sur la « Richesse des Nations », Adam Smith (1723-1790) avait prévenu : « [l]e progrès des dettes énormes qui écrasent toutes les grandes nations de l’Europe les ruineront toutes à la longue » et « [q]uand les dettes nationales se sont accumulées jusqu’à un certain degré, il n’y a guère, à ma connaissance, un seul cas où elles ont été remboursées équitablement et complètement », donnant théoriquement raison… à Karl Marx.

Mais Marx ne pourrait avoir vu juste que si la résorption de la dette publique passe par la confiscation de la propriété privée, c’est-à-dire l’antimatière de l’économie de marché. Pour éviter de tomber dans ce délire, l’excès d’endettement devrait être le seul problème qui occupe nos dirigeants, dans le respect de la solidarité sociale et de la compétitivité économique. C’est pour cette raison que la croissance économique et la relance – et non l’austérité et la rigueur – devraient être les seuls objectifs de nos dirigeants.

La Libre, mars 2014

Page 115: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

114

La dette publique est inhérente au modèle social

Elle est même probablement une des principales formulations de l’État, en ce qu’elle consiste à organiser un immense brassage de flux d’épargne entre les créanciers de l’État (qui sont souvent majoritaire-ment ses citoyens) et les bénéficiaires de transferts et d’emplois publics.

Tant les créanciers de l’État que ses débiteurs sont liés par l’impôt, destiné à financer ce même État (et donc le paiement des intérêts dus par les débiteurs de la dette publique à leurs créanciers).

C’est ainsi que les bénéficiaires des emplois et subsides publics pré-fèrent exiger un abaissement de leurs obligations fiscales en imposant le capital (ou le revenu du capital) des créanciers de la dette publique, tan-dis que ces derniers exigent que l’impôt sur le travail assure la pérennité de la rémunération de leur capital.

C’est ainsi que la dette publique formule l’État mais qu’au travers de la fiscalité, elle décèle aussi une certaine lutte, expression de la lutte des classes.

L’Écho, blog, mars 2014

La rédemption (biblique) des dettes (publiques)

Et si la dette publique, que nous mettons à charge de nos descendants, s’assimilait de loin en loin à la trame catholique de nos communautés, affectées du péché originel ? La trame catholique conduit à laver, par une vie exemplaire, la souillure originelle, comme une dette qui doit être rem-boursée. Dans le cas de la dette publique, il s’agit d’un bien-être, prélevé par les anciens, au détriment des futures générations qui devront travail-ler pour « racheter » les acquis que leur ont laissés leurs ascendants.

Les protestants ont eu une vision différente, cherchant (à tout le moins dans la vision calviniste) les indices de prédestination. C’est ainsi qu’ils entretiennent, par un cycle d’investissement et de licéité théologique du taux d’intérêt, l’enrichissement et l’endettement destiné à l’investis-sement. En particulier, les Américains sont imprégnés de la culture de

Page 116: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DETTES PUBLIQUES

anthemis

115

l’accumulation de biens, contraire à l’ascétisme et à l’esprit d’économie et de réinvestissement préconisé par les penseurs de la Réforme. Mais, en même temps, l’endettement entraîné par la consommation pousse à l’effort professionnel (pour rembourser les dettes) et à la prise de risque dans ses investissements (dans l’espoir de se refaire). L’esprit écono-mique américain tend à projeter ses acteurs dans le futur, dans le rebond salutaire d’une consommation excessive dans le présent. L’endettement force à la résilience professionnelle. On retrouve aussi dans cette menta-lité américaine le négatif de l’économie de la thésaurisation propre aux anciennes communautés catholiques. L’endettement s’oppose à la thé-saurisation dans un vecteur de temps : il exige une création de richesse future, tandis que la thésaurisation ne s’entretient que par l’écoulement du temps passé.

Pour les Américains, la création monétaire peut d’ailleurs être utili-sée pour rembourser la dette, ce que les pères fondateurs de la Réforme (Luthériens en Allemagne et Calvinistes en Hollande et dans des pays nordiques) réfutent. En allemand et en néerlandais, le terme « dette » et « faute » est d’ailleurs le même mot (schuld). Dans les pays réformés eu-ropéens, la dette publique doit être remboursée par l’épargne des contri-buables tandis que dans les pays anglo-saxons, d’origine protestante, la création monétaire (c’est-à-dire la planche à billets) peut être utilisée.

Si tant est qu’on puisse rattacher la notion de dette publique à un courant religieux, on pourrait alors distinguer la dette publique catho-lique (héritière du péché originel et dont la rédemption est reportée sur les futures générations), la dette publique réformée issue des terres de la Réforme (dont le remboursement doit être assuré par l’épargne des mêmes générations que celles qui ont contracté la dette publique) et la dette réformée anglo-saxonne, plus diluée et proche du paganisme, qui peut être remboursée par la création monétaire, c’est-à-dire une dilution instantanée des péchés d’argent.

L’Écho, blog, mars 2014

Page 117: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

116

Dette publique : de la schizophrénie à la paranoïa

Lorsqu’on appréhende la problématique de la dette publique, on part souvent de l’idée que cette dette collective est à charge des travailleurs (actuels et futurs). C’est, pour partie, correct… encore que la dette soit détenue par des créanciers contemporains. C’est d’ailleurs cette réalité qui conduit certains à exiger que la charge de la dette soit partagée entre les créanciers (au travers d’un impôt sur le capital) et les débiteurs (essentiel-lement les travailleurs).

Mais il y a une autre perspective, qui est souvent inexplorée : comment est-il possible qu’une population ait accepté de financer la dette de son propre État dans des proportions qui, aujourd’hui, rendent cette dette in-supportable ? N’est-ce pas schizophrénique de financer une dette qu’on sait excessive ? Cela ne relève-t-il pas d’une profonde naïveté de croire que ce seront toujours les travailleurs de demain qui rembourseront cette dette ?

Et puis, d’où l’argent épargné par les Belges pour financer cette dette est-il venu ? De la croissance passée ? D’une confiance en nous-mêmes qui sommes débiteurs et créanciers collectifs de notre État ? Du fait que l’État nous a octroyé des biens publics à coût très bas (éducation, transports rou-tiers et ferrés, etc.) qui nous ont permis d’épargner… et de financer l’État que nous finançons désormais.

L’économiste allemand Adolphe Wagner (1835-1917) qui énonça sa loi éponyme, à savoir que plus la société se civilise, plus l’État est dispendieux, ce qui se traduit par le fait que la part des dépenses publiques dans le PIB augmente avec le revenu par habitant. Wagner décèle donc une corrélation entre le niveau de développement, l’étatisation de l’économie… et l’impor-tance de la dette. Wagner explique cela par le fait que le développement accroît la demande de biens publics à un rythme qui lui est supérieur.

Mais alors, nous quitterions la schizophrénie pour entrer dans la pa-ranoïa : plus nous vivons collectivement mieux, plus nous reportons sur nos descendants un déficit de bien-être. Nous sacrifierions notre futur au présent, alors que la croissance devrait conduire à améliorer le sort de nos descendants.

Que de questions…

L’Écho, blog, mars 2014

Page 118: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DETTES PUBLIQUES

anthemis

117

Dettes publiques : la banqueroute ou la révolution ?

Dans un de ses récents éditoriaux (16 juin 2014), Wolfgang Mün-chau, chroniqueur au Financial Times, rappelle que le problème des dettes publiques confine à l’Armageddon financier en Europe.

Son analyse, étayée par une robuste intuition économique, rappelle que l’amplitude des dettes publiques est incompatible avec les perspec-tives de croissance et surtout avec la nécessité de désendetter les écono-mies dans le cadre du Pacte de stabilité budgétaire.

Le constat est implacable : l’obligation de désendetter les économies conduit à contracter la croissance, alors que cette dernière est déjà obérée par le manque d’inflation. Cela rend les dettes publiques insoutenables.

Nos économies font donc face à une banqueroute sociétale.Nous en avons un exemple sous nos yeux : une commission d’experts,

muselée avant les élections, annonce aujourd’hui que le système des pen-sions belges est – je l’écris lentement – in-sou-te-nable. Les experts auto-proclamés qui se sont associés à cet exercice révèlent donc, assistés par une mystique providentielle, ce que tout étudiant en arithmétique élé-mentaire de douze ans comprend.

Wolfgang Münchau esquisse le risque politique d’une répulsion de l’euro dans les pays les plus faibles, voire d’insurrections politiques et sociales. Il rappelle aussi que le risque bancaire (et donc étatique) est totalement sous-évalué par les marchés.

Par coïncidence, le FMI vient de publier une étude qui envisage le rééchelonnement de dettes comme une modalité financière de sauvetage d’un pays.

Nous n’y échapperons pas : ce sera un subtil lissage des dettes pu-bliques dans les pays du Nord de l’Europe et un risque d’embrasement social permanent au Sud.

L’euro y survivra-t-il ? Je ne sais plus.De sinistres intuitions, mais probablement totalement fondées.

L’Écho, blog, juin 2014

Page 119: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

118

Bientôt une crise idéologique ?

Au-delà du gentil cabotage intellectuel de quelques économistes d’eau douce, une réalité chiffrée s’impose à nous : les dettes publiques augmentent jour après jour. Dans la zone euro, ce niveau des dettes est plus élevé qu’en 2012 et, inéluctablement, ce pourcentage augmente par rapport au PIB. Il était de 85,5 en 2010 et 92,6 en 2013. Ce chiffre conti-nuera d’augmenter parce que le taux de croissance de l’économie (qui sera au maximum de 1 % pour la zone euro) est inférieur au taux annuel de déficit public (qui est de l’ordre de 3 %).

Rien ne s’est donc amélioré dans la zone euro, sauf quelques actions politiques coordonnées, et surtout l’amélioration du pilotage de la poli-tique monétaire par la Banque centrale européenne.

Mais il ne faut pas s’y tromper : l’augmentation des dettes publiques est le reflet d’une crise économique, tandis que la BCE est responsable de la politique monétaire, c’est-à-dire du dosage de la quantité de monnaie et du taux d’intérêt.

La question est de savoir ce qui va se passer si aucun événement frac-tal ne perturbe cette tendance :

1.  le poids des États dans l’économie va augmenter, reflétant la né-cessité d’ordonnancer l’ordre social dans une économie désinflatée et déflationniste au sein de laquelle le poids de la dette publique augmente. Plusieurs États vont devoir restructurer leurs dettes publiques sous une forme plus ou moins élégante si l’épargne domestique est insuffisante pour en assurer le financement ;

2. le régime politique va glisser vers une étatisation croissante. Cela choquera certains lecteurs, mais il est totalement – je l’écris lentement, to-ta-le-ment – naïf de penser qu’une économie de marché privée peut être vigoureuse alors que la dette publique dépasse une année d’endette-ment public. La dette publique est une hypothèque sur notre prospérité, et donc une soustraction de bien-être ;

3. les banques et les compagnies d’assurances resteront extrêmement proches des États. Certains parlent de nationalisation du secteur finan-cier. Ce n’est pas exclu, encore que ce soit non désirable, parce que cela transformerait les contribuables en actionnaires de banques ;

Page 120: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DETTES PUBLIQUES

anthemis

119

4. la BCE sera finalement obligée d’être instrumentalisée pour aider le financement des États en réescomptant des dettes publiques. Cette posture est taboue aujourd’hui. Mais selon quelle imprégnation divine la BCE sera-t-elle exemptée de se mettre au service du financement des États, si ce ne sont les termes de son mandat, c’est-à-dire une convention temporaire ?

En résumé, la crise bancaire a muté. D’un défaut sur les subprimes, elle est devenue étatique avant d’être monétaire. Mais ce n’est pas fini : c’est une crise (ou, à tout le moins, un questionnement) politique majeur qui est la prochaine étape. Ce sera le cas, parce que les déséquilibres ac-tuels relèvent de l’ordre du symbole (dettes publiques et monnaie ne sont que des représentations mentales) alors que la gestion politique future relèvera du facteur humain et tangible.

L’Écho, blog, juillet 2014

Une consolidation des dettes publiques ?

Des dettes publiques partout. Nous sommes inondés de dettes éta-tiques, submergés par leur amplitude alors que la croissance subit un ressac persistant. Et pourtant, nos économies sont déjà noyées d’impôts, avec un prélèvement sur le travail qui s’accroît dans les économies euro-péennes. Les dettes publiques imposent indirectement un subtil modèle d’étatisation de l’économie.

Des dettes publiques qui dépassent 100 % du PIB posent la question de leur pérennité, c’est-à-dire de la stabilité du pouvoir d’achat monétaire qu’elles véhiculent. Bien sûr, il se trouvera des économistes obligeants ou des statisticiens pointus pour nous démonter qu’une dette publique n’est pas, en soi, un problème et que le constat japonais en est la meilleure illustration. L’économie nippone traverse une déflation depuis vingt ans en accumulant une dette publique supérieure à 230 % de son PIB.

Il n’empêche que les dettes publiques sont lourdes, d’autant que le coût du vieillissement des pensions ne s’est pas encore déchaîné.

Page 121: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

120

Mais, en vérité, ce qui importe, ce n’est pas le remboursement d’une dette publique : elle n’en fait jamais l’objet. Ce qui compte, c’est qu’elle soit refinancée et donc conciliable avec la capacité d’épargne de ses créanciers, existants ou futurs. Sans stock d’épargne disponible, il ne serait d’ailleurs pas possible que l’État l’emprunte !

La dette publique doit donc être compatible avec la confiance dans la stabilité socio-étatique pour attirer l’épargne des citoyens. J’ai d’ailleurs toujours été convaincu que la stabilité de la dette publique, plus que celle de la monnaie, est l’expression ultime de l’État puisque la dette reflète à la fois le droit régalien de lever l’impôt (pour assurer le service de la dette) et l’obligation de refléter l’équilibre socio-politique entre les débiteurs et les créanciers de cette dette, au milieu desquels l’État est une formulation transitive.

C’est pour cette raison qu’une dette publique est normalement « consolidée » par son propre refinancement.

Mais, parfois, on la consolide effectivement, c’est-à-dire qu’on confond autoritairement toutes les échéances pour en faire une dette quasiment perpétuelle. C’est ce qui s’est passé en Grèce. La valeur no-minale de la dette est intègre mais son remboursement est lissé dans le temps. Le FMI appelle cela le « reprofiling » des dettes publiques.

Cela arrivera-t-il un jour, dans nos contrées ? Ce n’est pas exclu si la complaisance des créanciers venait à devenir chatouilleuse ou si les débi-teurs rechignaient à honorer les revendications des prêteurs.

L’Écho, blog, juin 2014

Financement des pensions : le pays est-il en faillite ?

Outre la stabilisation de sa dette publique, le véritable défi de notre pays est le financement des pensions et des soins de santé. Longtemps ignoré, ce problème est occulté par l’absence de comptabilité correcte de l’État. En effet, contrairement à une entreprise privée, l’État n’enregistre que des flux de recettes et de dépenses, sans estimer le montant des dettes qui découlent des engagements passés.

Page 122: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DETTES PUBLIQUES

anthemis

121

Au cours des dernières décennies, de nombreux groupes de travail ont averti les autorités publiques de l’imminence des déséquilibres. Mal-heureusement, le pays a toujours trouvé d’autres sujets d’intérêt pour se détourner d’une analyse sérieuse. C’est ainsi que, récemment, malgré les annonces d’envergure et imminentes d’un rapport d’un groupe d’experts sur le financement des pensions, le seul résultat concret en fut le report de ses conclusions ! C’est navrant, d’autant que cela disqualifie les experts qui s’étaient associés à cet exercice.

Nous ne pouvons désormais plus nous soustraire à un face-à-face financier avec la négligence coupable dont nous avons fait systématique-ment preuve. En effet, le coût des pensions s’embrase sous la conjugaison de deux phénomènes : l’arrivée des baby-boomers à l’âge de la retraite et l’accroissement de l’espérance de vie. En cinquante ans, la durée moyenne d’une pension est passée de huit à vingt ans. Cette réalité, conjuguée à un départ anticipé de la vie active, hypothèque la croissance des futures générations qui seront dans l’incapacité de supporter le coût de plusieurs générations. La crise de 2008 nous a projeté, plus rapidement que nous l’anticipions, dans la confrontation de ces réalités.

Pour prendre la mesure des défis, il faut s’intéresser aux chiffres, sans complaisance ni faux-fuyants. Le coût du vieillissement (c’est-à-dire es-sentiellement les pensions et soins de santé) correspond à 26 % du PIB. Ce chiffre passera à 31 % du PIB en 2060, soit un tiers de la valeur ajoutée créée par l’économie privée. Cette augmentation est essentiellement le fait des pensions dont le coût passera de 11 à 15 % du PIB entre 2014 et 2060, avec une brutale accélération dans les quinze prochaines années. Exprimé en euros de 2014, le coût global des pensions doit approcher 1.500 milliards d’euros, soit plus de trois fois le PIB ou quanrante fois les recettes totales de l’impôt des personnes physiques.

Des chiffres d’une telle envergure obligent nos dirigeants à aborder la question sous différents azimuts, car une population active en dimi-nution ne pourra pas faire face à ce coût grandissant des inactifs. À titre illustratif, la population en âge de travailler (entre 25 et 65 ans) repré-sentera moins de la moitié de la population belge en 2050. Or, on ne peut augmenter exclusivement les cotisations des travailleurs actifs pour financer le vieillissement attendu de la population, comme on ne peut se limiter strictement à reporter ce même coût du vieillissement sur les

Page 123: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

122

pensionnés au travers d’une chute de leurs pensions. Aucune solution ne peut s’exonérer d’une vision dynamique : on doit résoudre ce problème dans le cycle d’une vie entière, caractérisée par des périodes d’activité et de non-activité.

Au reste, la question ne se limite pas à l’équité extragénérationnelle mais aussi intragénérationnelle. En d’autres termes, l’équité doit être as-surée non seulement entre les différentes générations mais aussi au sein des mêmes générations. Ce qui est aussi en jeu, c’est la paupérisation de certaines classes de personnes âgées et les disparités de revenus entre les retraités. C’est ainsi que les niveaux d’études, l’adaptabilité profession-nelle, la nature des familles, le nombre d’enfants et l’espérance de vie entraînent aussi des inégalités.

Il n’est donc pas possible de solutionner le financement des pensions sans modifier les paramètres de la fiscalité et de la sécurité sociale. C’est ainsi qu’il faut considérer un ensemble de mesures qui soient activées conjointement. En d’autres termes, il convient de formuler un équilibre intergénérationnel, tel celui proposé par l’économiste américain Robert Musgrave, selon lequel le revenu des travailleurs actifs et des pension-nés doit rester stable, comme si la situation actuelle était sociétalement « juste ». Pour respecter cet équilibre de Musgrave, il faudra simultané-ment augmenter les cotisations des travailleurs actifs et baisser les pen-sions des travailleurs inactifs. Il s’agit donc d’équilibrer en permanence un immense balancier au fur et à mesure du temps qui passe, en adaptant concomitamment les cotisations et les pensions.

Concrètement, cet objectif doit conduire à une employabilité supé-rieure des jeunes, un allongement de la vie professionnelle et une aug-mentation du taux d’activité des travailleurs âgés, et ce particulièrement en Belgique. Au reste, il semble que si chacun travaillait jusqu’à l’âge de 65 ans, le financement des pensions serait équilibré. Pratiquement, quatre mesures peuvent être considérées concomitamment : une augmentation progressive des cotisations sociales (de l’ordre de 3 % à mettre essentiel-lement en œuvre à partir de 2030), un contrôle des pensions (qui pour-rait prendre la forme d’une désindexation des pensions les plus élevées), un financement alternatif des pensions au travers de certains impôts, telle la TVA, et une augmentation du taux d’activité des personnes âgées. Ce dernier levier est le plus efficace, mais le plus hasardeux. En effet, les

Page 124: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DETTES PUBLIQUES

anthemis

123

bouleversements conjoncturels et technologiques, conjugués à la dispa-rition de compétences rendent cette orientation partiellement caduque.

À côté de ces orientations, d’autres options sont envisageables, comme la convergence des pensions vers une allocation universelle. On peut aussi imaginer que les cotisations soient fiscalisées, c’est-à-dire soumises à la même progressivité que les revenus professionnels, plutôt qu’à une proportion des revenus. Cela reviendrait à fiscaliser la sécurité sociale qui est, aujourd’hui, basée sur un principe d’assurance. Pourtant, la frontière entre la fiscalité et la sécurité sociale est déjà bafouée : les prestations sociales représentent près de 50 % des dépenses de l’État tan-dis que les cotisations sociales ne contribuent qu’à concurrence de 30 % aux recettes publiques. La différence est assurée par différents impôts.

D’autres pistes doivent aussi être débattues, comme les salaires, trop souvent liés à l’ancienneté et pas assez à la valeur ajoutée. On peut aussi considérer le développement parallèle d’un système de pension par capi-talisation (de type épargne-pension) qui montrait en régime au cours des prochaines décennies, avec des avantages accrus pour les jeunes travail-leurs.

Résoudre le problème des pensions correspond à honorer une obliga-tion sociétale et un engagement de solidarité. Mais résoudre ce problème dans un obscur report des solutions ressortit à une grave erreur poli-tique. Aucune solution n’apporte de solution définitive au financement des pensions, raison pour laquelle il est important de revoir l’épure dans le cadre d’un contrat social et fiscal renouvelé. C’est à ce seul prix que le pays ne sombrera pas sous ses propres engagements.

La Libre, mai 2014

Reculer l’âge de la pension ? Vraiment ?

Sans actions décisives, le financement des pensions va faire chavirer les finances du pays.

Pour certains, la banalisation du problème en a dilué la gravité. Mais c’est bien le contraire qui s’impose à nous. Par la mécanique de l’allonge-

Page 125: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

124

ment de l’espérance de vie et la chute de croissance associée à la crise de 2008, chaque jour rend inéluctablement la problématique des pensions plus alarmante.

En fait, tout se passe comme si la crise de 2008 nous avait projetés dans le futur au travers d’un bond de génération : un problème de 2038 devient une crise de 2018.

Il n’existe pas de solution unique pour résoudre un problème qui se superpose sur toutes les classes d’âges, qu’elles soient cotisantes ou béné-ficiaires de pensions, puisque nous fondons les pensions sur un système de répartition et non de capitalisation.

Différentes pistes ont été évoquées : pensions à « points » par année d’activité, augmentation du taux d’activité des personnes plus âgées, etc.

Mon intuition est que le système atterrira vers une allocation uni-verselle, partiellement dissociée des montants et périodes de cotisations.

En attendant, de nombreux responsables politiques évoquent un dé-placement progressif de l’âge de la pension vers septante ans.

Mais est-ce sérieux ?Évidemment non.Ce type de mesure aurait pour unique conséquence de diminuer

le montant des pensions de personnes qui ne pourraient pas travailler jusqu’à cet âge.

Car, soyons lucide : repousser l’âge de la pension n’a aucun effet mo-bilisateur… s’il n’y a pas de travail.

Et c’est là le problème.Il est presque impossible de retrouver un travail après 55 ans, sauf à

des conditions déclassées.Et puis, comment exiger d’une personne qui aurait aujourd’hui

65 ans, c’est-à-dire qui a fait ses humanités dans les années soixante, de conserver la flexibilité qu’impose une économie de la connaissance digi-tale ?

C’est sans doute à ce niveau que se situe l’imposture de l’idée sim-pliste d’un report de l’âge de la pension.

L’Écho, blog, août 2014

Page 126: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

DETTES PUBLIQUES

anthemis

125

Déchirer le voile des pensions

Dans tous les pays du monde, la natalité chute et la population vieillit. Ce constat affecte autant les économies européennes qu’asiatiques, pour-tant entraînées dans une dynamique de croissance significative.

Mais, en Europe, le problème des pensions se pose avec plus d’acuité, car sa logique date d’une époque où le cycle était industriel, la croissance forte et la démographie prometteuse. Aujourd’hui, nous sommes deux cycles plus tard, ayant dépassé l’économie des services pour entrer dans l’ère digitale et de la désintermédiation. Ce basculement rend caduc le report de l’âge de la pension et même l’augmentation active du taux d’ac-tivité des plus âgés : s’il n’y a déjà pas beaucoup de travail pour les jeunes, comment imposer aux travailleurs plus âgés, formés dans une économie très différente des circonstances contemporaines, de travailler plus ?

Nous n’arriverons donc pas à réconcilier la récession qui affecte néga-tivement le chômage des jeunes avec l’augmentation du taux de dépen-dance des travailleurs plus âgés dans un contexte de déflation qui rend les dettes publiques (et donc les pensions) plus onéreuses.

Je crains qu’il faille, à un certain moment, déchirer le voile des pen-sions et s’orienter vers une allocation universelle, qui sera, pour partie, dissociée des droits acquis.

Triste constat. Mais c’est le résultat de la pusillanimité politique des trente dernières années dans ce domaine.

L’Écho, blog, août 2014

L’amertume des prospérités passées

D’aucuns prévoient un automne social chaud.Je crois que ce sera pire : il sera résigné.Certes, il y aura des réactions sociales aux projets gouvernementaux,

mais la vraie blessure n’est pas là.Elle n’a finalement que peu à voir avec les orientations du gouverne-

ment en formation. Cette plaie correspond à cette crise qui a vu la crois-

Page 127: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

sance refluer suite à un choc bancaire, suivi d’une crise monétaire. Cette même crise a été amplifiée par des plans de rigueur européens implacables (et probablement mis en œuvre à contretemps) afin de sauver une mon-naie unique, dont la gestion monothéiste révèle le manque d’adaptabilité et d’opérabilité en termes de politique économique.

Et puis, nos économies vieillissent. Vaillantes dans les années soixante et septante, elles s’affaissent sous une démographie inversée. Le manque de jeunesse, propre au Nord de l’Europe, nous a probablement confortés dans le regret d’un monde ancien. Ce regret est devenu amertume, d’autant que les tranches âgées de la population ont elles-mêmes emprunté le bien-être des futures générations, dont l’importance relative décroît malheureuse-ment.

Il ne faut pas sous-estimer ce vieillissement de la population car il se conjugue à un bouleversement technologique sans précédent. Nous péné-trons peut-être même dans une zone propre aux lendemains des révolu-tions industrielles : moins de travailleurs seront nécessaires pour les tâches contemporaines alors que leur recyclage professionnel devient plus com-plexe. Ce basculement technologique redistribue aussi complètement les cartes du monde : la croissance n’est plus ancrée géographiquement : elle se déplace latéralement en fonction du rythme des inventions.

Certes, on argumentera, à juste titre, que de nombreux services à la population ne sont pas satisfaits, mais ces derniers sont essentiellement financés par les pouvoirs publics. Et on sait que l’État est devenu pauvre.

La vraie déchirure sociétale est peut-être dans ce constat : la crise éco-nomique et la déflation devraient conduire à une demande d’aide des pou-voirs publics alors que le rôle de ce même État, devenu excessif en période de croissance, reflue.

Qu’on soit de gauche ou de droite n’y changera rien : les périodes de croissance n’ont pas été utilisées pour réduire le rôle de l’État tandis qu’on effectue ce mouvement en période de récession.

Nos gouvernants passés n’ont pas faire preuve d’une grande vision, répondant sans doute à des pressions partisanes immédiates.

Nos gouvernants futurs devront faire preuve d’une grande sagesse sociale.

L’Écho, blog, août 2014

126

Page 128: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

anthemis

127

Intuitions fiscales

Fiscalité belge : si on arrêtait de se mentir ?

À quelques semaines des élections, la plupart des programmes électo-raux font état de révolutions fiscales ou de chocs de compétitivité. Tous ces programmes aboutissent au même constat : la fiscalité du travail est trop lourde et handicape notre compétitivité.

Cette lourde fiscalité a été choisie collectivement. Elle est le reflet d’un contrat social qui fonde l’État-providence, c’est-à-dire un mode de vie en communauté basé sur la solidarité. Cet État-providence est certes un modèle onéreux et probablement partiellement inefficace. Il est même, à certains égards, complétement désuet en ce qu’il fût bâti pendant les périodes de croissance industrielle alors que nous sommes entrés, depuis trente ans, dans l’économie mondialisée des services. Mais nous l’avons choisi. On peut cependant s’oser à suggérer qu’il constitue un effet d’au-baine pour les classes âgées de la population qui ont repoussé le finance-ment de leur protection sociale sur les plus jeunes. Ceci conduit à l’intri-guant constat qu’au fil des années, la fiscalité du travail s’est alourdie tan-dis que celle de la fiscalité des revenus du capital sans risque (je ne parle pas ici de la taxation du capital à risque, qui est excessive) s’est atténuée.

Car voilà le constat : la fiscalité des personnes physiques et la para-fiscalité ont fait l’objet d’un immense glissement qui a reporté sur les travailleurs jeunes (ou de demain) le financement d’une dette publique excessive et d’un insupportable coût du vieillissement de la population (lié à l’inattendue augmentation de l’espérance de vie). Les avantages de l’État-providence ont été inégalement répartis.

C’est ainsi que la plupart des orientations politiques conduisent à exi-ger une baisse de la fiscalité du travail. Je soumets quelques réflexions au débat public.

1.  Une baisse de la fiscalité du travail ne peut, en aucune manière, constituer un effet d’aubaine qui ne profite qu’aux travailleurs. En effet, si l’impôt des personnes physiques baisse et que le coût salarial n’en est

Page 129: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

128

pas diminué pour les entreprises, cela n’aurait aucun impact favorable sur le coût global du travail et sur la compétitivité. Il faut donc partager la baisse du coût du travail entre un moindre impôt des personnes phy-siques et une baisse des cotisations sociales. En d’autres termes, il faut éviter la situation des années 1999-2007 au cours de laquelle une réforme efficace de la fiscalité du travail ne s’est pas suffisamment traduite en une baisse des charges sociales.

2. Une baisse de la fiscalité du travail exigera un glissement des taux d’imposition : il faut augmenter légèrement le minimum non imposable (afin de combattre les pièges à l’emploi), mais cela ne pourra être effectué qu’au prix d’une augmentation modique des taux d’imposition dans les barèmes les plus élevés. Croire qu’on va baisser tous les barèmes sans élargir la base fiscale relève du charlatanisme intellectuel. Il faut conser-ver une progressivité intelligente qui respecte l’esprit de la fiscalité belge, à savoir la capacité contributive de chacun au financement des charges de l’État. Concrètement, on ne peut baisser le taux d’impôt des personnes physiques que si on en élargit la base (voir les points 6 et 7).

3. Une réforme fiscale induit des « effets retours », c’est-à-dire un sur-croît de croissance (emploi, consommation, investissement) qui se tra-duit, à plus ou moins longue échéance, dans des recettes fiscales accrues. Il ne faut cependant pas en attendre des miracles : les effets retours sont plutôt le fait de facteurs étrangers à la fiscalité, comme une conjoncture économique favorable ou des taux d’intérêt en baisse. De plus, les exi-gences européennes sont très strictes et exigent quasiment (et à tort, selon moi) d’atteindre impérativement l’équilibre budgétaire sans tenir compte de la nature des orientations fiscales.

4. Il n’est pas possible de financer une baisse de la fiscalité du travail par un simple report sur la fiscalité environnementale. Ce type de sug-gestion relève de la rubrique des farces et attrapes, sachant que le coût de l’énergie est un des plus élevés d’Europe et que notre pays doit être réin-dustrialisé. De même, un report de la taxation du travail vers la fiscalité indirecte de consommation (TVA, etc.) est une voie intéressante, mais d’envergure limitée. En effet, notre taux de TVA est aussi un des plus élevés d’Europe et sa hausse pourrait contrarier la consommation inté-rieure (report des achats vers l’étranger) et le coût du travail lui-même (indexation liée à l’augmentation de la TVA).

Page 130: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

INTUITIONS FISCALES

anthemis

129

5. Si on écarte la fiscalité environnementale et de la consommation comme des compensations exclusives d’une détaxation du travail, on en arrive alors à la fiscalité des revenus de l’épargne. Je ne parle pas ici d’une taxation du capital lui-même ou des plus-values mobilières, car ces deux thèmes induisent une double taxation économique incontestable. Outre qu’elle ne s’appliquerait qu’au capital productif en actions, une taxation des plus-values mobilières conduirait ainsi à imposer deux fois le même revenu (une fois lors de la constatation d’une plus-value et une seconde fois lors de l’encaissement du dividende).

6. Il faudrait dès lors revenir à l’esprit de la réforme fiscale de 1962. Cette dernière fut construite sur deux axes, à savoir la globalisation (ou addition) des revenus et leur taxation à un taux progressif par paliers (ou tranches). Notre système reste distributif mais la globalisation fut altérée en 1985 en rendant le précompte mobilier libératoire : ce dernier représente désormais une taxation définitive pour les revenus mobiliers tandis que les revenus professionnels sont les seuls à être encore taxés progressivement.

7.  Il s’agirait de reglobaliser les revenus, mais –  contrairement aux orientations de 1962 – de détaxer la prise de risque, c’est-à-dire de taxer plus lourdement les revenus mobiliers sans risque que sont les obliga-tions afin de stimuler l’investissement et l’entreprenariat. Il n’est, en effet, par normal qu’un intérêt d’obligation d’État soit taxé à 25 % tandis qu’un dividende le soit à 50 % (34 % d’impôt des sociétés plus 25 % de pré-compte mobilier). Inversément, les déductions fiscales pour l’épargne à long terme sont totalement insuffisantes. Il faudrait donc reglobaliser en détaxant les revenus les plus risqués, c’est-à-dire les revenus du travail et ceux du capital à risque.

En conclusion, il y a probablement lieu de restaurer la progressivité de l’impôt qui a quasiment disparu tout en élargissant la base fiscale et donc en abaissant le taux d’impôt. Le fait de globaliser l’ensemble des revenus permettrait de taxer de façon rationnelle et équitable l’ensemble des revenus d’une personne physique en pénalisant moins les revenus du travail. Il faut donc basculer d’un système à base étroite et haute taxation vers un système de base élargie et de taxation amoindrie.

Les prochaines élections sont très importantes. La Belgique n’est pas un ferment de révolution, mais une adaptation de notre modèle fiscal

Page 131: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

130

et social devra être imprimée. Il s’agit d’un choix portant sur les valeurs sociétales et collectives. Nous peinons à fermer la porte des années indus-trielles glorieuses de ce pays. Le temps est peut-être venu de réaliser un aggiornamento (mot italien qui signifie une « mise à jour ») économique, c’est-à-dire un renouveau du modèle fiscal.

L’Écho, mars 2014

L’impôt silencieux sur nos dépôts bancaires

L’exonération de précompte mobilier est une disposition fiscale an-cienne et politiquement sensible. Elle vise à promouvoir l’épargne popu-laire et à compenser, de manière indirecte, les limites à la déduction fis-cale en matière d’assurance-vie.

Pourtant, certains économistes contestent le bien-fondé de cette exo-nération, au motif qu’elle biaise la concurrence entre établissements de crédit. L’argument n’est pas faux, puisque l’exonération fiscale entretient une viscosité des dépôts d’épargne. Il en résulte une moindre mobilité de ces dépôts, au détriment principal des petits établissements bancaires qui doivent alimenter leur attractivité par des produits à taux d’intérêt plus élevé.

Mais cette exonération fiscale est, à notre intuition, une saine me-sure, car elle corrige le facteur inflationniste dont le traitement fiscal est illogique. Quel est le problème ? En bonne logique, le taux d’intérêt qui récompense l’épargne doit couvrir deux facteurs : la dépossession de l’épargne et la protection contre l’érosion monétaire, c’est-à-dire l’infla-tion. Examinons ces deux éléments.

Le taux d’intérêt doit tout d’abord d’indemniser l’épargnant pour la perte de liquidité liée à la dépossession temporaire des sommes. Cette indemnisation économique, appelée le taux d’intérêt réel, dépend de la période de blocage de l’épargne. C’est la raison pour laquelle les établisse-ments bancaires complètent la rémunération de l’épargne par des primes d’accroissement ou de fidélité, dont l’obtention est liée au maintien de l’épargne pendant une période minimale.

Page 132: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

INTUITIONS FISCALES

anthemis

131

Mais ce n’est pas tout. Le taux d’intérêt doit protéger le pouvoir d’achat de l’épargne, c’est-à-dire compenser le taux d’inflation. Et, en matière d’inflation, il s’agit bien sûr de l’inflation anticipée, et non pas l’inflation passée, qui n’est pas pertinente. C’est dans cette perspective que le paramètre fiscal prend une dimension importante. En effet, les intérêts sont ponctionnés du précompte mobilier au taux de 15 %. Or, ce prélèvement fiscal frappe l’entièreté de l’intérêt, et pas seulement sa composante qui compense la perte de liquidité.

En d’autres termes, la protection fournie par l’intérêt pour compenser l’inflation est imposée au taux de 15 %. Or, puisque la protection contre l’inflation est justement destinée à protéger l’intégrité du capital, le taux d’impôt qui frappe cette composante du taux d’intérêt devrait être nul, et non pas de 15 %. Le précompte agit non pas comme un impôt sur le revenu, mais bien sur le capital, dont il corrode le pouvoir d’achat.

Un exemple illustre cette situation. Sur base des taux d’intérêt des livrets d’épargne proposés par les établissements de crédit, un dépôt d’épargne à une échéance d’un an est rémunéré à un taux de 0,5 %. Sur base d’un taux d’inflation anticipé de 1 %, le taux d’intérêt réel est de moins 0,5 %.

C’est ainsi que le taux de précompte mobilier de 15 % est appliqué au taux d’intérêt global (0,5 %). Le prélèvement fiscal est donc de 15 % de 0,5 %, soit 0,075 %. Le problème est que le prélèvement fiscal du pré-compte mobilier ne devrait affecter que le taux d’intérêt réel (moins 0,5 %). En d’autres termes, le précompte mobilier aggrave le taux d’inté-rêt réel négatif.

Alors, comment corriger ce phénomène ? Il existerait théoriquement une correction, consistant à défalquer a posteriori du rendement des pla-cements l’inflation constatée pendant une période déterminée. Ce serait, malheureusement, irréaliste et irréalisable pour un ensemble de raisons techniques.

C’est donc cette réalité que l’exonération du précompte mobilier à concurrence de 1.900 euros a pour objectif de gommer. Cette exonéra-tion fiscale est donc une mesure fiscale justifiée tant sur les plans finan-ciers que socio-économiques. La manière de l’organiser relève de déci-sions politiques, puisque deux orientations se distinguent : maintien du système actuel avec défalcation du précompte mobilier à la source ou fis-

Page 133: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

132

calisation de l’exonération par la déclaration fiscale. Il reste bien sûr une question ouverte, à savoir celle de savoir s’il est logique de conserver un avantage fiscal pour des placements qui sont, dans les faits, à court terme, et garantis par l’État jusqu’à 100.000 euros, mais cela est un autre débat.

L’Écho, juin 2014

Quel stimulant fiscal en déflation ?

Depuis l’effarant glissement en déflation auquel on assiste depuis deux ans, la question se pose de savoir comment stimuler l’économie productive. En effet, si la déflation accroît le coût relatif de l’endettement (en augmentant le taux d’intérêt réel payé par les entreprises), le rôle des pouvoirs publics est d’encourager la capacité du secteur privé à mettre en œuvre des investissements, de préférence créateurs d’emplois.

Une idée serait de réactiver la déduction pour investissement, dévi-talisée au moment de l’introduction des intérêts notionnels. Le principe en est bien connu : cette déduction permet de réduire les bénéfices impo-sables d’un pourcentage déterminé du montant affecté par l’entreprise à un nouvel investissement.

En d’autres termes, au lieu de déduire, au moyen des intérêts no-tionnels, une quote-part des moyens de financement de l’entreprise, il s’agirait de défalquer de la base d’imposition à l’ISOC une quote-part comptable du reflet de ces moyens de financements, à savoir les nou-veaux actifs productifs. Le choix de ces actifs pourrait être ciblé selon les orientations économiques.

La grande différence entre les intérêts notionnels et la déduction pour investissement est le caractère incitatif de cette dernière : seuls les nou-veaux investissements seraient favorisés, alors que les intérêts notion-nels s’appliquent à l’ensemble des capitaux propres, anciens et nouveaux, suscitant un effet d’aubaine. Il serait donc logique que la déduction pour investissement et les intérêts notionnels soient mutuellement exclusifs, ou à tout le moins considérés dans un certain plafond. Une entreprise ne pourrait dès lors pas invoquer les deux mesures simultanément. Celle

Page 134: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

INTUITIONS FISCALES

anthemis

133

qui souhaiterait axer son expansion sur l’investissement serait ainsi plus prompte à invoquer la déduction pour investissement que la déduction des intérêts notionnels.

Quel devrait être le taux de la déduction pour investissement ? C’est à ce niveau qu’on pourrait innover. Comme la déduction pour inves-tissement serait incompatible avec les intérêts notionnels, pourquoi ne pas supposer que le taux de la déduction soit conditionné par le niveau moyen des capitaux propres de l’entreprise ? Une entreprise qui serait uniquement financée par des capitaux propres pourrait obtenir une dé-duction pour investissement maximale, tandis qu’une entreprise théo-riquement financée exclusivement par des dettes n’en bénéficierait pas. La déduction pourrait donc, selon la situation de chaque entreprise, se situer dans une fourchette de 0 à 10 %. On pourrait imaginer des pour-centages majorés pour les P.M.E. ou, comme c’était le cas, des activités spécifiques de recherche et développement. L’idée est peut-être simpliste mais vaudrait – à mon sens – la peine d’être creusée.

En conclusion, il importe donc de faire pivoter les avantages fiscaux de 180 degrés, en les basculant progressivement du passif (c’est-à-dire le financement) vers l’actif (c’est-à-dire les investissements) du bilan. De manière géométrique, la fiscalité doit stimuler le passif du bilan lorsque l’économie est en croissance et l’actif lorsque la conjoncture se retourne défavorablement. C’est une simple question de bon sens.

Bien sûr, l’équation est complexe et ne suscitera pas d’alignement politique immédiat. Mais trop d’erreurs d’appréciation ont été commises dans ce pays par pusillanimité et par manque de vision. De surcroît, la conjoncture a tellement changé entre 2005 (année d’introduction des in-térêts notionnels) et 2014. La question n’est d’ailleurs pas de favoriser le capital au détriment du travail, mais d’aligner les intérêts des entreprises et des travailleurs au travers d’un stimulant à l’investissement. Au reste, de nombreux pays ont récemment décidé de baisser le taux de l’impôt des sociétés. La piste est sans doute tracée : une baisse de l’impôt des socié-tés, combinée à une stimulation de l’investissement productif direct et de l’emploi, avec un moindre encouragement à la capitalisation financière.

Après la stimulation du financement, qui correspond à une vision « friedmanienne » de l’économie, revenons, avec sagesse et discerne-

Page 135: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

134

ment, à une fiscalité keynésienne, destinée à améliorer les capacités de production et à stimuler la demande et l’emploi.

L’Écho, juillet 2014

L’impôt au service des actionnaires

Sur l’échelle de Richter des bouleversements économiques, les années 2008-2014 auront été celles du pire choc sismique en un siècle. La dé-bâcle de Fortis et la recapitalisation précipitée de plusieurs institutions financières ont rappelé les risques inhérents à l’investissement boursier. La stabilité de la sphère bancaire en a été fort abîmée.

Il peut paraître incongru de promouvoir l’investissement en actions après un krach, et l’idée doit certainement faire son chemin. Mais s’il est un message que la crise financière a formulé, c’est la nécessité de la stabilité des entreprises aux chocs de marché. Or, il existe un moyen de répondre à ces chocs : c’est l’existence de capitaux propres suffisants ou, plus généralement, de capitaux à risque. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les pouvoirs publics ont dû intervenir dans les sauvetages ban-caires.

Au reste, c’est justement lorsqu’une crise bancaire contracte le crédit que les apports de capitaux propres doivent jouer un rôle de force de rappel. Une entreprise ne peut être menée à bien sur base du seul endet-tement. Certains doivent donc prendre des risques : ce sont les action-naires. Et l’actionnaire n’est pas un spéculateur : c’est d’abord un inves-tisseur qui associe son épargne à un projet risqué.

Or, depuis trente ans, le capital à risque est l’orphelin du financement de l’économie belge. Au niveau macro-économique, les chiffres sont stu-péfiants. Sur une période de quinze ans, moins de 5 % de l’épargne des particuliers s’est orientée vers l’investissement direct en actions. Cette précarisation du capital à risque est telle que les pouvoirs publics doivent eux-mêmes stimuler la capitalisation des entreprises.

Au niveau fiscal, la pénalisation du capital à risque est encore plus cinglante. Malgré le remarquable apport des intérêts notionnels, les divi-

Page 136: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

INTUITIONS FISCALES

anthemis

135

dendes restent fiscalement défavorisés par rapport aux intérêts des dettes. Le précompte mobilier est plus lourd pour les dividendes que pour les intérêts. Une fiscalité d’entreprenariat devrait taxer plus légèrement les actions que les placements sans risque. Or, au lieu de la stimuler, la fisca-lité pénalise la prise de risque.

Pourquoi le Royaume a-t-il développé une telle défiance par rap-port au capital à risque ? Intuitivement, notre pays aurait dû, comme le Grand-Duché de Luxembourg, faire de la fiscalité un outil de compétiti-vité et d’attractivité économique.

Il y eu, bien sûr, des raisons politiques, très prégnantes dans les an-nées septante mais aujourd’hui anachroniques. L’instabilité juridique et la pusillanimité politique ont aussi certainement contribué à ce climat. L’État n’a pas rassuré les actionnaires. À l’époque, les politiques de dé-penses publiques entraînèrent le pays dans le gouffre des déficits et de l’endettement publics. Les pouvoirs publics n’eurent d’autre choix que de financer les creux budgétaires par un appel massif à l’emprunt.

Le choix obligé fut donc de faire appel à l’épargne nationale, par des émissions d’emprunts à répétition. Le volume de ces derniers fut tel qu’il assécha le marché des capitaux au détriment des investissements produc-tifs, c’est-à-dire du capital à risque. La Bourse de Bruxelles fut d’ailleurs, au début des années quatre-vingt, totalement désertée.

Ce phénomène entraîna deux conséquences sérieuses. Tout d’abord, le taux d’intérêt des emprunts d’État belge dut être majoré d’une prime (afin de couvrir les risques de dépréciation du franc belge et le risque de solvabilité inhérent à l’État belge), au détriment global des pouvoirs publics. Ensuite, le rendement du capital à risque, déjà émoussé par les poussées inflationnistes et une fiscalité lourde, ne fut plus suffisamment attractif en comparaison des placements sans risque. C’est la nécessité d’avantager fiscalement la souscription des emprunts d’État qui condui-sit à pénaliser la fiscalité des revenus d’actions.

Différentes mesures imaginées par le Sénateur Étienne Cooreman, comme les actions AFV et les souscriptions Monory-De Clercq, habile-ment mises en œuvre en 1982-1983, pallièrent cette situation. Une boni-fication fiscale fut allouée aux nouvelles souscriptions d’actions dont la contrepartie devait être affectée à certains investissements productifs.

Page 137: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

136

Près de trente ans plus tard, des relais fiscaux doivent être envisagés. En effet, l’argent public injecté dans certaines banques et des plans de relance ne sera jamais un relais naturel au capital à risque. Le temps est sans doute venu d’imaginer des solutions nouvelles.

Nous irriguons le débat avec l’idée suivante : celle d’un système d’épargne-actions, complémentaire à l’épargne-pension. L’objectif serait d’investir à long terme dans des augmentations de capital, c’est-à-dire des nouveaux apports de capitaux à risque. Ces investissements se se-raient effectués au travers de fonds, gérés par des banques et des compa-gnies d’assurances. Le système se rapprocherait des déductions Monory-De Clercq qui, à l’époque, étaient limitées à 1.000  euro par personne. La déductibilité fiscale conduirait à une réduction d’impôt de l’ordre de 40 % sur les sommes investies.

Il s’agirait donc de promouvoir des apports de capitaux frais à des sociétés, avec les avantages de la diversification, de la liquidité assurée par la cotation des fonds et de la déductibilité fiscale. Les fonds devraient être conservés pendant un nombre minimal d’années (cinq à dix ans) afin d’éviter la réalisation de gains à court terme. Le système n’aurait rien de révolutionnaire. Il existe, en France, sous le vocable « Plan d’épargne en actions » ou P.E.A. Il serait utile de s’en inspirer.

En résumé, il est utile de tirer des leçons des traumatismes financiers de l’année 2008 et d’étançonner l’actionnariat. Sous cet éclairage, la mise sur place d’un système d’épargne-actions serait opportune.

L’Écho, août 2014

Fiscalité immobilière : une idée sulfureuse

La fiscalité immobilière des personnes physiques ressemble à un Mikado. Elle est complexe, fragile, enchaînée dans des effets multiples de causes à effets, encastrée dans les pouvoirs taxateurs des régions et communes, extrêmement corrélée avec l’emploi et presque impossible à modifier, sauf par de microscopiques et délicates manipulations. Les modifications envisagées en matière de déduction des intérêts hypothé-

Page 138: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

INTUITIONS FISCALES

anthemis

137

caires en sont d’ailleurs la parfaite illustration. Alors que cette déduction d’intérêts est modique en période de taux d’intérêt bas, elle révèle une extrême sensibilité symbolique et politique.

Comme la fonction d’une chronique fiscale est de s’offrir à la critique par la diffusion d’idées latérales, voici quelques pistes de réflexion person-nelles, attenantes à l’immobilier résidentiel. Ces idées s’inscrivent dans l’in-tuition que la crise économique exige une fiscalité keynésienne, c’est-à-dire qui stimule la demande d’investissements.

La fiscalité immobilière des personnes physiques est archaïque à deux égards : l’acquisition d’un bien immobilier est soumise à d’importants droits d’enregistrement, tandis que le revenu fiscal tiré de la jouissance d’un bien est, pour de nombreux immeubles, basé sur un revenu cadastral dont la dernière péréquation date de 1975. Bien sûr, ce revenu cadastral est indexé depuis près de vingt-cinq ans et il est adapté au rythme de la réno-vation du parc immobilier. Il n’empêche : cette fiscalité est désuète. Acquit-ter un droit d’enregistrement de 12,5 % sur une acquisition immobilière, qui constitue un déplacement latéral d’épargne, est insensé, d’autant que ce pourcentage passe à 21 % sur des immeubles neufs. Il s’agit d’impôts sans contrepartie, sinon l’obtention du privilège de pouvoir accéder à sa propre propriété.

C’est même plus grave : les droits d’enregistrement reflètent un effet d’aubaine, à savoir la petite taille du pays. En effet, comme il est presque possible de travailler partout en Belgique quelle que soit la localisation de sa résidence (grâce à un réseau routier et ferré de forte densité), la néces-sité d’un déménagement physique pour des raisons professionnelles est moins aiguë que dans de grands pays. Cette fiscalité reflète aussi le carac-tère anciennement agricole et industriel de notre économie qui exigeait des habitations proches des centres de production. Nonobstant le fait que les droits d’enregistrement sont différenciés selon les régions, leur récupéra-tion en cas de vente rapide du bien immobilier reste d’ailleurs limitée dans le temps. Un lourd impôt sur la mutation immobilière est donc sociologi-quement plus acceptable en Belgique qu’il ne le serait dans des pays carac-térisés par la nomadisation professionnelle (États-Unis, par exemple).

Lorsqu’on conjugue les archaïsmes de cette fiscalité immobilière, ne pourrait-on pas imaginer un système qui consisterait à baisser significati-vement les droits d’enregistrement tout en revalorisant le revenu cadastral à

Page 139: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

138

chaque mutation immobilière ? Cela permettrait de diminuer la ponction sur le capital tout en revalorisant le revenu cadastral imposable.

Il ne s’agit bien sûr que d’une orientation large dont les avantages et les inconvénients seraient les suivants.

Au titre d’avantages, la fiscalité glisserait d’une ponction unique sur le ca-pital vers la taxation d’un revenu cadastral revalorisé. En termes conceptuels, tout se passerait comme si le droit d’enregistrement était lissé dans le temps au travers de la déclaration du revenu cadastral à l’impôt des personnes phy-siques. L’immobilier résidentiel subirait donc une péréquation cadastrale au rythme de la mutation de sa propriété, des règles particulières devant être imaginées pour les donations et les successions. En tablant sur une détention moyenne d’un bien qui doit être de l’ordre de quinze ans, la péréquation serait générationnelle. La péréquation annulerait bien sûr l’indexation.

La baisse des droits d’enregistrement faciliterait l’accès à la propriété. Cette mesure devrait bien sûr entraîner une adaptation du précompte im-mobilier. Mais là encore, des mécanismes fiscaux dépassés prévalent : si le revenu cadastral est légitimement diminué pour les maisons d’habitation et les personnes à charge, le précompte immobilier n’est plus un acompte sur l’impôt, mais bien un impôt presque définitif. En effet, contrairement à un précompte qu’on déduit de l’impôt final, le précompte immobilier n’est que partiellement imputable, et il n’est pas récupérable dans l’hypothèse où l’impôt définitif d’une personne physique lui est inférieur.

Outre les frictions inhérentes à toute modification fiscale, les inconvé-nients d’un basculement des droits d’enregistrement vers le revenu cadas-tral (et donc le précompte immobilier) ne sont pas négligeables : nécessité d’une logistique et d’une charge administrative qui excède probablement les contraintes de l’administration, augmentation possible des prix de l’immobi-lier qui contrarierait la baisse des droits d’enregistrement, inégalité de traite-ment entre les citoyens selon le moyen et le moment auquel ils ont acquis un bien, augmentation de la charge fiscale annuelle du précompte, etc.

La probabilité d’une modification fiscale qui s’inscrive dans les idées dé-veloppées ci-dessus est donc homéopathique. Il n’empêche qu’elles seraient cohérentes avec l’esprit de la fiscalité de 1962 qui a fondé notre architecture d’impôt. Dans tous les cas de figure, une réflexion est utile.

L’Écho, septembre 2014

Page 140: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

INTUITIONS FISCALES

anthemis

139

2016, Tobin, le retour

L’Europe a décidé de taxer les transactions financières dès 2016. Cette décision – dont l’application m’a toujours semblée hasardeuse – est l’hé-ritière de la taxe Tobin.

Cette dernière doit être replacée dans le contexte historique de son élaboration, à savoir le début des années 1970. À cette époque, le système monétaire de Bretton Woods, qui avait conduit à établir des parités fixes et une convertibilité avec l’or entre les principales devises des pays déve-loppés, entrait en déliquescence. Ce régime de taux de change fixe, en vigueur depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, se révélait inadapté aux différentiels d’évolution économique entre les pays partenaires. Son abandon en 1973 mena à l’adoption d’un système de cours de change flottants, toujours en vigueur, avec le dollar.

C’est à cette époque qu’un professeur américain, James Tobin, eut l’idée d’instaurer une taxe de 0,1 % à 1 % sur les mouvements de change internationaux spéculatifs et d’utiliser les recettes de cette taxe pour financer la croissance des pays en voie de développement. James To-bin soutenait que les mouvements spéculatifs entravaient la marge de manœuvre des autorités monétaires en matière de gestion des cours de change. Il fallait donc les maîtriser, sinon les contenir.

L’idée fut reprise, quelques années plus tard, par le professeur alle-mand Spahn, qui recommanda de considérer une taxe plus faible (de l’ordre de 0,01 % ou un point de base) sur toutes les opérations de change – donc pas uniquement spéculatives – mais avec un taux d’imposition plus élevé sur ces dernières, lorsque les cours de change s’écartent d’une fourchette prédéterminée (ce système est qualifié de two tiers).

La taxe Tobin n’a émergé que lentement des cercles académiques. Elle a pourtant trouvé de nouveaux adeptes depuis la crise asiatique des années 1997-1998 et, plus récemment, dans le sillage des manifestations entourant le concept de globalisation de l’économie mondiale et de crise bancaire.

Malheureusement, l’efficacité économique de la taxe Tobin n’est pas attestée d’un point de vue théorique et les avis sont partagés quant aux inconvénients de la spéculation que cette taxe entend combattre. En tout

Page 141: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

140

état de cause, il est probable qu’une faible taxe ne constitue aucunement un obstacle à des mouvements spéculatifs de grande envergure. Certains économistes voient d’ailleurs cette taxe comme un obstacle à des ajus-tements monétaires inéluctables. Un autre obstacle à son application découle du développement fulgurant des instruments financiers dérivés, permettant de tirer profit de l’évolution du cours de change d’une devise sans échange de capital.

Quels que soient son bien-fondé et son efficacité présumés, l’applica-tion de cette taxe ne pourrait être envisagée qu’au niveau mondial, afin d’éviter de rapides et incontrôlables mouvements de capitaux, devenus très mobiles. Les difficultés liées à l’atteinte d’un consensus politique por-tant sur les modalités sont donc nombreuses, sans compter l’apparition inéluctable de centres off-shore.

D’un point de vue fiscal – et il s’agit de son aspect conceptuel le plus important –, la taxe Tobin vise à frapper non pas un enrichissement réa-lisé, mais un flux financier. Or, un flux financier, appréhendé de manière autonome, ne correspond pas aux concepts de revenu et de valeur ajou-tée, dont la taxation constitue le fondement de la plupart des systèmes fiscaux. Cette taxe constituerait un pur impôt à la source sur le capital (ou sur l’épargne), déconnecté de tout enrichissement éventuel y associé. En Belgique, elle relèverait donc de la même catégorie fiscale que les droits d’enregistrement, les droits de succession ou, dans une matière finan-cière connexe, la taxe sur les opérations de bourse (ou TOB).

Cette taxe aurait, par ailleurs, un effet d’accumulation, conduisant à un prélèvement d’autant plus important que le nombre de transactions affectant un même flux monétaire est important. Un parallèle peut être établi dans ce domaine avec l’ancêtre de la TVA, la taxe de transmis-sion, qui frappait les circuits commerciaux d’autant plus lourdement que le nombre d’intervenants intermédiaires était important. La taxe Tobin pénaliserait donc la démultiplication des transactions financières qui permet justement de répartir sur un grand nombre d’intervenants les risques de change. La liquidité de certaines devises pourrait, le cas échéant, en être affectée.

Enfin, les modalités administratives de perception de la taxe Tobin constituent un autre obstacle à son éventuelle mise en œuvre. Son coût, essentiellement supporté par les institutions bancaires, serait probable-

Page 142: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

INTUITIONS FISCALES

anthemis

141

ment répercuté sur d’autres intervenants, tels les fonds de pension, les organismes de placement collectif et les compagnies d’assurances. La taxe affecterait donc finalement l’épargne des particuliers.

L’Écho, blog, mai 2014

Une difficile fiscalité suédoise

Il est difficile d’appréhender les orientations fiscales du gouvernement « suédois » en formation sur base de quelques bribes d’informations. Force est cependant de constater que la révolution copernicienne fiscale promise risque de se transformer en révolution géométrique, c’est-à-dire un retour au point d’origine. Je crois même qu’il sera difficile de qualifier ces orientations fiscales de gauche ou de droite, tant elles conduiront à un émiettement de mesures, éloignées du choc de compétitivité qui avait été annoncé.

Il est vrai que l’équation est extrêmement complexe : il convient d’améliorer la compétitivité des entreprises mais l’effet de ce renfor-cement sera dilué dans une croissance économique atone. Dans cette perspective, il faut réduire les charges sociales… mais s’assurer que cela n’entraîne pas un simple effet d’aubaine, sans effet incitatif sur l’emploi. Il faut aussi conserver une fine couche d’intérêts notionnels alors que la crise de la demande exigerait de favoriser non pas le passif des entre-prises, mais plutôt l’actif au travers de déductions pour investissements.

En ce qui concerne l’impôt des personnes physiques, il était question d’une réforme très ambitieuse, dont le coût avait d’ailleurs oscillé entre 5 et 15 milliards d’euros. Mais là aussi, le tassement conjoncturel risque de contrarier les promesses électorales. En effet, les marges budgétaires sont étriquées et le report de la fiscalité du travail vers l’impôt sur la consom-mation (TVA) ou la modération salariale (saut d’index) risque de contra-rier immédiatement la consommation intérieure, alors que cette dernière doit justement être favorisée pour contrer la déflation.

Il y a aussi la fiscalité sur les revenus du capital ou même sur le capital lui-même. Une fiscalité sur le capital sera immanquablement axée sur la

Page 143: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

bourse, alors que les investissements boursiers émanant de particuliers sont homéopathiques. En ce qui concerne la fiscalité sur les revenus du capital, on aurait pu penser à détaxer les revenus des capitaux à risque au détriment des revenus du capital sans risque, voire même à une regloba-lisation sélective des revenus, mais il est question d’une augmentation linéaire du précompte de 25 % à 27 %, sans différentiation du risque d’entreprise que certains entrepreneurs veulent prendre.

Tout cela est très compliqué et le caractère prudent des réformes reflète sans doute la confrontation aux réalités. C’est compréhensible et résigné, en même temps. Il faut procéder à une réforme en profondeur de la fiscalité non pas pour la toiletter mais pour libérer le travail et l’inves-tissement à risque d’une fiscalité excessive.

L’Écho, blog, septembre 2014

142

Page 144: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

anthemis

143

Banques et entreprises

Banque : déposant et actionnaire, même combat ?

Le magazine anglo-saxon The Economist du 11 avril 2014 a consacré son principal sujet à l’évitement des crises financières. L’idée centrale qui y est développée – d’essence libérale anglo-saxonne – est que les États ont biaisé la nature de la prise de risque en accordant aux banques des garanties qui les poussent… à une prise de risque excessive.

L’idée n’est pas neuve : à partir du moment où les dépôts sont garan-tis par les autorités publiques et que ces dernières interviennent pour se substituer à des actionnaires défaillants, les gestionnaires bancaires pourraient être incités à prendre des risques inconsidérés. C’est effective-ment ce qui s’est passé lors de la crise des caisses d’épargne américaines (dans les années quatre-vingt) ou, plus récemment, lors du désastre des subprimes.

Selon The Economist, les banques devraient être plus petites et aban-données en cas de défaillance. En d’autres termes, il s’agit de transformer les déposants en actionnaires, contraints de supporter des pertes si les capitaux propres des banques sont insuffisants. Cette approche a inci-demment été amorcée par l’adoption d’un système de « bail-in » au sein de la zone euro.

Là aussi, l’idée est intéressante, sous la réserve du fait que les dépo-sants ne sont, contrairement à des actionnaires, pas diversifiés : personne ne va répartir son épargne sur vingt banques pour en éviter le risque de défaillance individuelle. Tant les banques que les États qui les régulent ont intérêt à ce que les banques forment un oligopole, c’est-à-dire qu’elles soient concentrées et que l’épargne soit conservée nationalement : cela s’oppose au fait que les déposants diversifient suffisamment leurs avoirs et soient capables d’absorber la banqueroute d’une des banques auprès desquelles leurs avoirs sont conservés. Cet oligopole a incidemment été renforcé par la crise bancaire et le choc des dettes souveraines : les dettes publiques sont, plus qu’auparavant, financées par les banques situées

Page 145: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

144

dans les États qui ont émis ces mêmes dettes. Le risque bancaire domes-tique s’est accru, au détriment d’une capacité de diversification du risque des déposants bancaires.

Mais le vrai problème n’est pas là, et c’est sans doute l’erreur d’ap-préciation de The Economist : au travers du flux qu’elles suscitent, les banques créent la monnaie. Elles fabriquent donc un bien public… pour le compte des États. Cette fabrication de monnaie (qui est traduite par l’adage « loans make deposits », c’est-à-dire que l’octroi de crédit appelle des dépôts) explique, entre autres, pourquoi les banques financent les dettes des États qui sont elles-mêmes libellées dans cette même monnaie.

Si une banque importante s’effondre, cela entraîne non seulement des ruines individuelles et collectives, mais aussi une rupture de la fabrica-tion du flux monétaire.

C’est pour cette raison que si les banques ne doivent pas être trop grosses (pour pouvoir être sauvées), elles doivent l’être parce qu’elles constituent le mur mitoyen entre la monnaie et les États. Elles sont même consubstantielles au droit régalien de battre monnaie. Qu’elles soient na-tionalisées ou pas, les banques et les États représentent l’avers et le revers de la même pièce.

L’Écho, blog, avril 2014

La déflation mettrait les banques en difficulté

Dans de récentes interventions, certains économistes s’insurgent contre les interventions de la BCE qui constitueraient des rustines des-tinées à éviter qu’un système bancaire, encore en convalescence, fonc-tionne de manière sous-optimale. La BCE agit pour injecter des liquidités dans l’économie et donc tenter de s’extraire du piège de la déflation, lui-même aggravé par le niveau insoutenable des dettes publiques.

Je crois que ces économistes se trompent lourdement.En effet, la monnaie, créée par la BCE, n’est qu’un étalon de mesure,

un rapport d’échange entre des biens.

Page 146: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

BANQUES ET ENTREPRISES

anthemis

145

La monnaie n’est donc pas la valeur, elle se borne à la représenter. Par ailleurs, quand un pays s’endette, il endette les prochaines générations dont la prospérité est empruntée pour assouvir le bien-être de la généra-tion contemporaine.

Lorsque les dettes publiques sont trop importantes, c’est leur repré-sentation qui doit s’adapter.

Et, de manière simpliste, on a le choix entre deux voies. La première, que je qualifie de déflationniste, conduit à conserver le pouvoir d’achat de la monnaie, mais à imposer un défaut aux créanciers des États. Ces créanciers sont essentiellement des banques et des compagnies d’assu-rances. L’autre voie est inflationniste. Il ne s’agit pas de faire défaut mais de déprécier la monnaie.

Aujourd’hui, les erreurs de jugements des autorités européennes ont conduit à choisir la voie déflationniste qui va mettre les actionnaires (pas les déposants) du secteur financier en très grande difficulté. Car derrière la déflation, il y a l’étatisation des banques ou leur mise sous tutelle éta-tique, comme ce fut observé au Japon. Il y a aussi des taux d’intérêt trop bas et un risque de défaut de dette publique que les banques vont devoir absorber.

L’inflation, qui est désormais recherchée par la BCE, permettrait théoriquement de sauver le système. La BCE a raison. Il faut ré-inflater l’économie. C’est la seule solution intelligible.

L’Écho, blog, avril 2014

Il n’y a pas de krach de l’immobilier résidentiel

Certains se font une spécialité à prévoir une chute des prix de l’immo-bilier résidentiel. C’est ainsi que telle banque ou tel orateur, sans compter les organismes internationaux, s’aventurent à déterminer, au pourcent près, que l’immobilier résidentiel est surévalué de 15 % à 60 % en Bel-gique. Bien sûr, on peut toujours imaginer de brusques changements fis-caux ou institutionnels qui accableraient le marché immobilier, ainsi que des délocalisations d’institutions européennes.

Page 147: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

146

Mais, outre ces facteurs, que penser de ces prospectives cataclys-miques, au-delà du fait qu’elles ne reposent sur aucune base scientifique ou académique ? Comment mêler sa prétendue crédibilité à de grossières estimations qu’aucun des professionnels du métier ne reconnaît, puisque le taux de propriété immobilier est très élevé en Belgique ? La précision des chiffres leur enlève tout pouvoir prédictif lorsqu’on connait l’hété-rogénéité du marché immobilier. Les spécialistes de la matière relèvent d’ailleurs des facteurs fondamentaux qui supportent le marché immobi-lier : la prudence des banques dans l’octroi de crédit, une fiscalité lourde mais acceptable, un appel vers des biens réels en réaction à la crise bour-sière de 2008 et au risque étatique et le caractère modique de l’offre de biens.

Il me semble extrêmement dangereux de semer un doute infondé sur la valeur de l’immobilier, qui constitue le ferment de l’épargne des belges et la fondation de la confiance économique. De plus, un facteur me semble exclure tout krach immobilier. Il s’agit de l’importance du montant épargné par les belges. Les sommes colossales accumulées sur des carnets d’épargne constituent un tampon naturel à une chute de l’im-mobilier, puisque cette épargne se superpose à l’épargne immobilière. La Belgique dispose donc d’un volant d’épargne liquide qui compenserait une chute structurelle de l’immobilier. D’ailleurs, il doit y avoir intui-tivement une lointaine corrélation positive entre la stabilité des prix de l’immobilier résidentiel et le niveau de l’épargne bancaire.

L’Écho, blog, mars 2014

Financement auto aux États-Unis : gare à Big Brother

Le problème avec la digitalisation de notre économie, c’est qu’on en appréhende mal les conséquences, tant immédiates que lointaines. Nous sommes tous imprégnés d’un biais cognitif qui nous empêche de penser que des méthodes traditionnelles peuvent être disloquées par la techno-logie.

C’est le cas des financements d’automobiles.

Page 148: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

BANQUES ET ENTREPRISES

anthemis

147

Quoi de plus normal que d’emprunter pour acheter une voiture, que ce soit au travers d’un contrat de location ou de leasing ?

Dans ce type de contrat, tout se passe bien jusqu’à ce qu’on ne paie plus les échéances. Il s’ensuit alors des échanges de courriers jusqu’à l’éventuelle reprise de la voiture, assortie d’une sérieuse facture finale.

Pour éviter ce problème, des entreprises de financement de voitures américaines ont trouvé une astuce effrayante : les voitures financées sont assorties d’un interrupteur qui peut étreindre le moteur à distance en cas de non-paiement. Grâce à internet et aux GPS, ces entreprises peuvent suivre en temps réel la localisation des voitures et les désactiver sur un simple clic de souris. L’emprunteur en retard d’échéance est alors immo-bilisé, où qu’il soit, jusqu’au moment où il se met en ordre de paiement. Ce système est aussi pratique pour saisir les voitures puisque leur locali-sation est fournie en temps réel.

Bien sûr, on fait l’impasse sur les cas d’urgence, les difficultés tempo-raires de paiement et le respect de la vie privée.

Et peut-être que nous verrons, un jour, les portes de nos maisons res-ter closes si l’emprunt hypothécaire n’est pas honoré, un peu comme une carte de crédit qui se désactiverait.

Bienvenue… en 2014.

L’Écho, blog, septembre 2014

Page 149: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur
Page 150: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

anthemis

149

Perspectives politiques

La véritable crise porte sur l’exercice de l’État

Depuis 2008, la crise économique s’est vue affublée de nombreux qua-lificatifs : crise des subprimes, du crédit, bancaire, souveraine, monétaire, etc. Pourtant, il est probable que le champ de cette crise soit nettement plus large, en ce qu’elle porte sur une question systémique. Il s’agit de l’exercice des États, écartelés entre des entreprises mondiales et versa-tiles, et des dettes publiques dont le refinancement est le garant de l’ordre social.

Engorgés de dettes, les États sont captifs des banques, qui sont elles-mêmes prisonnières des banques centrales… qui doivent elles-mêmes soutenir l’entreprise privée à coup d’injections monétaires.

En 2008, les États ont sauvé l’économie de marché. C’est la collectivité qui a sauvé l’entreprise privée. Ce sauvetage était justifié, en ce que les banques « fabriquent » le flux monétaire au travers de leur propre exis-tence. Elles sont donc consubstantielles à la formulation de la monnaie elle-même. Un abandon des banques se serait assimilé à une démonéti-sation des dettes et une répudiation des dettes publiques. Les États ont aussi mis en œuvre ce qu’on qualifie de stabilisateurs économiques, c’est-à-dire la fonction contre-cyclique qui consiste à augmenter les dépenses publiques et à encaisser moins de recettes en période de retournement conjoncturel.

Pourtant, contrairement à ce que leur aurait autorisé le sauvetage de l’économie en 2008, les États sont dominés par des entreprises plus fortes et plus puissantes, c’est-à-dire des entreprises qui créent leur propre droit, c’est-à-dire des normes, qu’au motif de l’autorégulation, elles vont elles-mêmes baliser.

Les nations, essentiellement délimitées par les frontières du xIxe siècle, se diluent désormais au profit de pôles géographiques, qui fondent eux-mêmes une synthèse de langues et de cultures. Ceci ramène à Alain Minc qui anticipait, dès 1993, dans son ouvrage Le nouveau Moyen Âge, des

Page 151: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

continents polymorphes dépouillés de systèmes organisés, la disparition de tout centre de gravité, c’est-à-dire un monde caractérisé par l’indé-termination et le flou. Optiquement, le monde se réorganiserait au gré des concentrations de capitaux, comme un immense kaléidoscope, aux figures nomades sans cesse renouvelées.

Le rôle des États pourrait donc se modifier car la territorialité des lois s’accommode mal d’une disparition des frontières économiques. Des secteurs relevant traditionnellement de l’autorité des pouvoirs publics (santé, éducation, voire sécurité) pourraient progressivement glisser vers une logique de marché, c’est-à-dire une sous-traitance au secteur privé. C’est donc la notion de bien public qui disparaîtrait. On pourrait alors en arriver à une situation saisissante, à savoir celle que l’entreprise pri-vée détruirait le bien public fondamental : la monnaie. Un portefeuille diversifié d’actions d’entreprises mondiales (c’est-à-dire dissociées du contrôle d’un État particulier) deviendrait une supra-monnaie.

Dans les prochaines années, le véritable débat idéologique portera sur le dialogue entre l’État et le marché, entre la collectivité et l’individu, et entre la dette publique et la propriété privée. La question est donc de sa-voir quel équilibre va s’installer entre le rôle de l’État et l’économie mar-chande, sachant que ces deux acteurs sont interdépendants. Il s’agit d’un véritable débat idéologique portant sur le modèle de société. Le centre de gravité de ce débat n’est pas ancré.

Au reste, il ne s’agit plus de savoir s’il faut moins d’État à tout prix, mais de savoir comment l’État, c’est-à-dire notre collectivité, s’intègre dans des relations sociales collectives et individuelles harmonieuses. À cet égard, il faut être lucide : même si le poids de l’État dans l’économie est trop élevé, il n’est pas prêt de diminuer drastiquement. L’absence de croissance dans un contexte économique désinflaté freine tellement la croissance que les équilibres exigeront un ordonnancement de l’écono-mie par l’État.

De plus en plus, je crois que la crise actuelle révèle une fin de modèle. La fin d’un modèle de complaisance, de manque de vision, de déficit de perspectives. Tout se passe comme si nous n’avions, en fait, rien retenu de l’histoire. Cette dernière, que nous célébrons avec un siècle de retard, devrait nous rappeler le caractère odieux du cynisme. Mais sont-ce les leçons que nous en tirons réellement ? J’en doute.

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

ANTHEMIS

150

Page 152: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PERSPECTIVES POLITIQUES

anthemis

151

Ne rentrons-nous pas, même à reculons, dans une économie de marché dont la seule valeur morale devient la prospérité individuelle ? N’avons-nous pas écarté un peu trop rapidement, à la faveur de la « Ro-nald Reagan-isation » de l’économie, le rôle des pouvoirs publics, sachant que ces derniers se sont eux-mêmes fourvoyés dans une financiarisation effrénée au travers de leur insupportable endettement ?

Avons-nous pris la mesure de l’importance de la jeunesse à laquelle on demande tout et son contraire, à savoir de solder l’endettement des aînés tout en lui présentant une économie de chômage ?

Et, finalement, c’est peut-être le modèle européen, qui aura traversé tous les tumultes religieux et militaires, qui sera l’exemple de l’écono-mie marchande du xxIe siècle, c’est-à-dire le modèle d’une économie de croissance plus linéaire mais plus égalitaire.

L’Écho, mai 2014

Derrière l’endettement public, c’est l’implosion de l’État

Dans une note précédente (« Et si un gigantesque krach se prépa-rait ? »), j’attirais l’attention sur le fait que les risques inhérents à l’écono-mie n’étaient pas pris en compte dans le coût de l’argent, c’est-à-dire le taux d’intérêt… qui est lui-même le prix du futur.

Mais c’est finalement plus grave que cela. En effet, notre richesse n’a qu’une valeur apparente. Cette apparence est la conviction que la mon-naie va garder son pouvoir d’achat.

Or, rien n’est plus faux. En effet, nos richesses privées doivent être di-minuées du montant des dettes collectives que nous avons déjà contrac-tées, mais dont l’expression n’est pas encore formulée. Il s’agit des dettes de pension, du vieillissement de la population, des soins de santé, etc.

Bien sûr, ces dépenses seront, pour partie, couvertes par des impôts et des cotisations qui sont censées les financer.

Page 153: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

152

Mais, nous le savons parfaitement, ces impôts et cotisations seront insuffisants dans un monde sans croissance ni inflation satisfaisante.

L’inéluctable apparaît donc : chaque jour qui passe aggrave la dette future, et donc diminue notre richesse actuelle.

L’écorce des déséquilibres économiques sera donc arrachée et mettra à vif les choix que nous serons obligés de poser. Il s’agira de revenir sur les engagements passés et/ou d’augmenter les impôts et cotisations, voire de forcer l’épargne privée à financer, de manière autoritaire, ces engage-ments passés. Il y aura aussi l’inflation et la répudiation (ou l’élongation des maturités) des dettes publiques.

Dans tous les cas de figure, ces évolutions vont confronter les agents économiques et attiser violemment les conflits idéologiques et les classes sociales. L’État sera invoqué encore plus lourdement qu’actuellement, au motif qu’il devra assurer la répartition des richesses en décroissance, l’ordre public et social, et surtout assurer un bien-être suffisant.

Si on prolonge la tendance, la dette publique, passée et future, risque de faire imploser (et non exploser) nos sociétés, au travers d’États qui deviendront, jour après jour, de plus en plus puissants.

Sous un autre angle, on pourrait voir cette implosion comme une immense soustraction : nous devrons défalquer les dettes publiques et collectives de nos patrimoines privés.

Les démocraties survivront-elles à cet immense endettement public, qui est devenu sociétal ?

Je n’en sais rien, et à vrai dire, j’ai de gros doutes.Cette crise n’est plus souveraine, ni monétaire : elle porte sur l‘exer-

cice des États, écartelés entre des entreprises mondiales et versatiles, et des dettes publiques dont la stabilité de l’expression monétaire et le refi-nancement sont les garants de l‘ordre social.

Nos politiques sont étatico-nationales alors que le marché est mon-dial. Dans les prochaines années, le débat idéologique portera sur le dia-logue entre l’État et le marché, entre la collectivité et l’individu, et entre la dette publique et la propriété privée. Cette confrontation se greffera sur un bouleversement technologique qui va pulvériser les modes d’organi-sation de la sphère marchande.

Page 154: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PERSPECTIVES POLITIQUES

anthemis

153

D’aucuns exigeront une étatisation croissante, voire généralisée, de l’économie, pour maintenir l’ordre social. D’autres argumenteront que cette voie conduirait à désertifier toute initiative spontanée. Les insoute-nables dettes publiques engageront la question du défaut ou de l’oppo-sition sociale.

D’aucuns trouveront que je suis pessimiste. Pourtant, si le constat est pessimiste, je ne le suis pas. L’économie est un déséquilibre permanent, reflétant la nature intrinsèque du progrès humain. Et puis, comme l’es-sayiste Jean-François Revel se plaisait à le rappeler, la vie n’a pour cadre qu’un petit nombre d’années alors que l’histoire a pour cadre des millé-naires. L’auteur français évoquait souvent cette phrase du dramaturge allemand Achim von Arnim : « Chaque homme recommence l’histoire du monde, chaque homme la finit. »

L’Écho, blog, juillet 2014

Trahi par l’euro, sauvé par l’Europe… ou l’inverse ?

Et si l’Europe était traversée par de profonds courants souterrains dont une fine couche de sédiments médiatiques nous empêchait d’appré-hender la force ? Ces forces obscures ne se sont pas encore exprimées, mais elles ne sont pas étrangères à la défaite de l’infaillibilité des élites. Ces dernières ont géré cette crise comme un accident souverain, voire un rapport de force entre des nations, plutôt que comme une impulsion vers plus de coopération.

Nous n’avons pas donné de réponse adéquate à la jeunesse, et surtout à celle du Sud. Le message des pays du Nord est resté empreint d’impé-tuosité alors que les pays du Sud ont agi avec impéritie et pusillanimité devant les exigences d’une monnaie unique.

La véritable question est de savoir quelle sera la force du sentiment d’appartenance européen au-delà de la blessure de la crise ? Quel sera le réflexe de la jeunesse dans un, cinq ou dix ans ? Quelle sera sa créativité ou sa résignation ? Considérera-t-elle que l’euro l’a trahie ou bien que l’Europe l’a sauvée ?

Page 155: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

154

Il faut affronter ces questions parce que le postulat d’une immutabi-lité de l’attitude de la jeunesse devant cette crise n’est pas fondé.

L’Écho, blog, juin 2014

Comment les démocraties finissent

Avec la lucidité cynique qui caractérise ses traits d’esprit, Keynes avançait qu’il avait été meilleur prophète qu’homme de persuasion.

Keynes était un poète de l’ordre social plutôt qu’un économiste.Il s’intéressait aux agencements politiques qu’il ressentait avec une

distance nietzschéenne.Qu’aurait-il pensé de la situation actuelle, au-delà de la résignation

que la vie lui inspirait ?Peut-être que nos démocraties finissaient, suffocant entre une dette

passée impayable et un futur sans gloire ?Peut-être aurait-il vu la convulsion d’un ordre social stratifié ?Peut-être aurait-il dit, à l’instar de Marx, qu’une dette publique exor-

bitante, c’était une révolution douce ? Une nationalisation latente et éthé-rée ?

Il aurait peut-être subodoré, avec le flegme anglais, que cette crise de 2008 avait des parfums de révolution industrielle, c’est-à-dire d’un monde occidental qui se diluait ?

L’Écho, blog, juillet 2014

Comment les démocraties finissent (suite)

Dans le sillage d’une note précédente (« Comment les démocraties finissent », titre emprunté à un ouvrage de Jean-François Revel), je m’es-saie à une autre intuition : si le libéralisme financier avait été le meilleur renfort d’une étatisation différée de nos économies ?

Page 156: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PERSPECTIVES POLITIQUES

anthemis

155

Ceci semble relever de l’oxymoron et pourtant…L’endettement excessif de l’État provoque inéluctablement, à un

terme indéfini, une étatisation croissante destinée à en assurer le rem-boursement, à prélever l’impôt pour en payer les charges, voire à dévoyer la monnaie par une poussée inflationniste quand il ne s’agit pas d’impo-ser une perte en capital sur les créanciers de cette même dette.

La question est de savoir ce qui a autorisé cet endettement étatique hyperbolique ?

Les causes en sont nombreuses : progrès économique, accumulation d’épargne, dilution du risque souverain dans une monnaie plus large (c’est le cas de la zone euro) et la financiarisation des économies.

En effet, depuis une trentaine d’années, l’ouverture des marchés fi-nanciers a étendu le champ d’emprunt géographique des États dont la représentation mercantile est devenue une valeur mobilière.

Le libéralisme a donc banalisé la capacité d’emprunt des États… qui sont désormais devenus les esclaves des marchés.

Mais l’excès d’endettement public atteindra ces limites que les mar-chés ne pourront tolérer : les États exerceront alors, à un certain mo-ment, le pouvoir régalien de reprendre, de manière autoritaire, la tutelle de leur propre dette.

C’est ainsi qu’un autoritarisme étatique plus prégnant sera peut-être la conséquence d’une financiarisation outrancière.

Qui aurait pu anticiper cela dans les années quatre-vingt ?

L’Écho, blog, juillet 2014

Derrière l’euro, une crise de régime européen ?

L’économie est, avant toute chose, un fait socio-politique.Il n’existe pas de tutelle monétaire ou budgétaire qui puisse être dis-

sociée de la formulation des régimes politiques qui leur sont contempo-rains.

Page 157: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

156

C’est ainsi qu’une crise de gouvernance politique se situe peut-être dans l’angle mort de la crise économique de la zone euro.

Pourquoi cette intuition ?Parce que l’Europe s’étouffe sous des nœuds coulants et que cette

situation de résignation ne résiste pas aux chocs de conscience.Qu’on en juge : la zone euro est défunte de croissance et les perspec-

tives économiques sont désespérantes. Le scénario japonais se précise, puisque les autorités monétaires ont refusé d’agir de manière suffisam-ment proactive, et les dettes publiques s’élèvent inexorablement tandis que les objectifs de retour à l’équilibre budgétaire demeurent de douces utopies.

Face à cette situation funeste, de nombreux censeurs exigent des me-sures structurelles et autres chocs de compétitivité et de flexibilisation de l’économie.

Mais que croient ces moralisateurs ?L’économie est un reflet de forces puissantes et lentes, dont l’abou-

tissement n’est pas un concept absolu, mais plutôt un optimum collec-tif ? Qui peut être assez naïf pour imaginer que des postulats politiques seront adaptés à une des pires crises économiques que l’Europe traverse, sachant que cette crise met en joue la monnaie elle-même ?

Comment évoquer la flexibilité alors que l’Europe est en souffrance parce que, justement, on l’a placée dans une situation d’inflexibilité, qui s’apparente pour certains à une lente asphyxie. Qu’est ce qui manque de flexibilité ? La monnaie, d’abord, qui regroupe des économies diver-gentes et impose une politique monétaire homogène, inflexible et indif-férenciée à des économies fondamentalement différentes ? Et puis aussi le Pacte de stabilité qui impose l’inflexibilité budgétaire à contretemps de la récession et donc de toute logique ?

Au reste, pourquoi la solution de l’adaptation du travail à l’écono-mie serait-elle meilleure que la revendication d’une politique monétaire – c’est-à-dire du capital – plus souple ? Comment en sommes-nous arri-vés à ne plus nous étonner que le Président d’une banque centrale – en l’occurrence l’Allemagne – donne des leçons budgétaires aux gouverne-ments d’autres pays, oubliant par ce fait l’expression politique qui fonde les États ?

Page 158: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PERSPECTIVES POLITIQUES

anthemis

157

Je crois que la gouvernance européenne et la politique monétaire, elle-mêmes assises sur des fondations démocratiques critiquables, ne résisteront pas à l’état de viscosité économique et d’impavidité politique.

Sans céder à l’inquiétude, je crois que la Commission européenne a intérêt à bien réfléchir à ses orientations socio-politiques car une crise de gouvernance – ou, à tout le moins, un fait social inattendu – n’est pas exclue.

L’Écho, blog, août 2014

Économie belge : entre déni et résignation

À quelques jours des élections, un constat se dresse : la Belgique a mal à son économie. La première décennie du nouveau millénaire restera amère : le Royaume a commencé son aggiornamento par un effondre-ment économique intérieur. Près de six ans après l’éclatement de la crise des subprimes, il reste sidéré devant la tourmente mondiale qui l’a affecté. En quelques trimestres, tout a basculé.

L’orage économique mondial a éclaté. Il révèle les faiblesses inhé-rentes au pays, à savoir un contexte rigide qui a empêché des reconver-sions industrielles. Mais ce n’est pas une surprise : année après année, l’indice de compétitivité de la Belgique s’affaisse, loin derrière l’Alle-magne, le Royaume-Uni, l’Angleterre et le Luxembourg.

Même la dette publique, qu’on croyait sous contrôle parce qu’amoin-drie en proportion de la richesse nationale, excède à nouveau une année de PIB. Le niveau de cette dette publique relève de la même pathologie que la fragilité de nos banques avant la crise : trop importante pour la taille du Royaume. En quelques mois, la Belgique a dû adopter la mé-trique que la mondialisation lui impose : celle d’un petit pays dont les ambitions doivent être remesurées à l’aune de sa taille. La crise a modifié la géographie de la richesse.

L’euro nous protège contre une dévaluation de la devise, mais nous empêche d’utiliser l’inflation. Or, sans les armes de la dévaluation ou de l’inflation, seul l’impôt pourra être utilisé pour le remboursement de la

Page 159: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

158

dette. Cet impôt sera prélevé au prix d’une dislocation générationnelle puisque la vague du coût du vieillissement va bientôt submerger les fi-nances publiques.

Les systèmes sociaux belges ont été construits, couche par couche, au cours d’années de prospérité. Les trente dernières années n’ont pas entamé cette recherche du confort collectif dont nous aurions dû com-prendre la finitude. Car pendant des décennies, le pays s’est acheté des années d’immobilisme au crédit des générations suivantes. Or, c’est mal-sain, parce qu’aucun plan de prospérité ne leur a été préparé et que la démographie est déclinante. En réalité, c’est l’inverse de ce qui est espéré qui se passera : les nouvelles générations ne voudront pas servir de va-riable d’ajustement aux pensions de celles qui les ont précédées. L’inten-sification de la mondialisation forcera les systèmes sociaux à converger vers des normes de compétitivité internationale.

Les cercles d’influence se sont aussi modifiés. Mais il y a plus : cer-tains groupes étrangers se sont interrogés sur la stabilité des paramètres fiscaux et financiers de notre pays. Il faudra les rassurer. Sans compter les nombreux centres de décisions qui ont déjà silencieusement quitté le Royaume. Plusieurs banques et compagnies d’assurances sont pas-sées sous contrôle étranger, ainsi que la production énergétique et de nombreuses productions manufacturières. En Bourse de Bruxelles, éga-lement, le volume d’ordres portant sur des actions de sociétés belges émane essentiellement de France et des pays anglo-saxons.

Bien évidemment, la crise ne durera qu’un temps. Si l’économie chan-celle sur des fondements ébranlés, l’équilibre cyclique des choses géné-rera de nouvelles disciplines. Mais, dans l’entretemps, le danger serait de banaliser l’attentisme. Or, en termes sociologiques, la Belgique manque, à tort, de confiance en elle car ses qualités sont robustes. Elle a mal à son économie. Elle oscille entre l’attachement à des traditions industrielles disparues et des besoins de transformations radicales. Elle espère une alchimie providentielle et miraculeuse, mais cela ne correspond à aucun projet.

Pourtant, il faudrait peu de choses pour replacer le pays dans une posture économique offensive car ses atouts sont innombrables. À com-mencer par un message politique combattif destiné à affronter les réali-tés concurrentielles. Entre le déni et l’accablement, il y a une troisième

Page 160: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PERSPECTIVES POLITIQUES

anthemis

159

voie : celle de l’action disciplinée qui donnera confiance en un avenir pris en mains. Car si le pays n’a plus la masse critique, il dispose de grandes compétences.

Car, finalement, la question sera de savoir si nous serons à la hauteur de nos chances. Nous devons, comme le Grand-Duché de Luxembourg, progressivement repenser notre modèle économique dans la dépendance des capitaux et des centres de décisions étrangers. Cette évolution n’est pas, en soi, étonnante pour un petit pays à la géographie ouverte. Mais cela exigera de définir soigneusement les atouts concurrentiels que nous pouvons déployer. Cela réclamera de l’unité, de la persévérance et un projet. Cela requerra surtout de reconnaître la nécessité de la prise ré-munérée de risques, plutôt que de faire suffoquer l’économie sous une chape dogmatique de culpabilisation de l’entreprenariat. La Belgique se mélange dans l’économie de marché. Il faudra donc en définir clairement le projet.

L’Écho, blog, mai 2014

Les élections du 25 mai portent sur le modèle social

Les élections du 25 mai sont cruciales.Elles sont mêmes décisives car les décisions des prochains exécutifs

vont engager la Belgique pour plusieurs décennies.Je ne parle pas du modèle confédéral belge, mais plutôt du modèle

social. Ce dernier n’a pas de paternité idéologique, linguistique ou com-munautaire : c’est un choix de société qui est profondément ancré dans les racines de notre mode de cohabitation populaire, exercée avec tempé-rance et concertation.

Au reste, un modèle social ne s’impose pas : il se construit car c’est un contrat que signe une population avec elle-même. Cela va même plus loin : ce modèle social est consubstantiel au pays. Il en est même la repré-sentation ultime, au-delà des symboles régaliens.

Quelques chiffres illustrent cette réalité : les dépenses sociales re-présentent 50 % des dépenses publiques alors que les cotisations n’en

Page 161: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

160

financent que la moitié. C’est ainsi que, depuis bien longtemps, la fisca-lité et la parafiscalité sont étroitement liées dans un modèle où l’impôt finance la sécurité sociale que cette dernière alimente. La fiscalité et la parafiscalité constituent un mur mitoyen entre l’impôt des contribuables et l’assurance.

C’est ainsi qu’une baisse d’impôt peut contribuer à stimuler la crois-sance économique au bénéfice de tous mais met mathématiquement sous pression les dépenses sociales, dont les pensions. C’est pour cette raison qu’une approche globale du modèle social s’impose : nous sommes dans un rapport complexe à l’État, étant à la fois son débiteur et son créan-cier (parfois dans des époques différentes), sans conscience du niveau de biens publics qui nous sont fournis.

Bien sûr, ce modèle social reflète un monde industriel qui s’est effrité, ainsi qu’une démographie et une croissance qui se sont diluées. Cela va même plus loin : il est fondé sur une stabilité des facteurs de production (c’est-à-dire le capital et le travail) alors que les foyers de croissance se déplacent géographiquement. En d’autres termes, la population et les capitaux deviennent insaisissables et moins loyaux.

Immanquablement, presque immanquablement, les prochaines élec-tions seront suivies d’un aggiornamento fiscal et social. Une population active, en diminution relative, ne peut assurer seule le financement gran-dissant des inactifs. Inversément, la part croissante des inactifs doit ac-cepter qu’une suffocation de ses travailleurs sous l’impôt et un manque de compétitivité conduiront à son propre appauvrissement. Les déten-teurs de capitaux doivent, quant à eux, comprendre qu’une ré-allocation des capitaux improductifs en investissements mobilisateurs s’impose et que leurs revenus doivent intervenir avec justesse dans le financement dans l’impôt.

Sans vision intelligente et intuitive, je crois que notre pays glisse dou-cement vers des catastrophes financières et que c’est maintenant qu’il faut avoir l’ambition de prendre les bonnes inflexions, faute de quoi, l’égoïsme et la fragmentation de notre communauté s’imposeront au détriment de la solidarité.

L’Écho, blog, mai 2014

160

Page 162: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PERSPECTIVES POLITIQUES

anthemis

161

25 mai 2014 + 1 minute

Pour le Royaume, l’année 2008 a sonné le tocsin d’une nouvelle guerre économique. Et, en 2014, où sera le peloton belge dans ce plan de bataille ? Pourra-t-il déserter la conscription ? Sera-t-il une vigie rési-gnée ou un stratège inspiré ? La Belgique pourra-t-elle éviter l’obstacle des réformes structurelles qui assureront la croissance de demain ? Très certainement que non.

Aujourd’hui, face à son avenir, la Belgique ressent une profonde amertume. En quelques mois, elle a compris que ses faiblesses budgé-taires, réveillées par une crise mondiale, avaient corrodé son modèle. La chute des banques, conjuguée à une terrifiante crise économique, fait imploser ses convictions. Mais il y a pire : son épargne a été fragilisée. Or, l’épargne, c’est la protection de l’avenir. C’est la consommation future et, surtout, c’est la mise à l’abri des prochaines générations.

Et c’est sans doute cela, le creuset du traumatisme de la crise finan-cière : la Belgique a compris qu’une partie de son avenir était derrière elle. Un septième des belges vivent en-dessous du seuil de pauvreté, les chiffres du chômage sont multipliés par autant de drames familiaux, et la rente de richesse du pays a non seulement été consommée : elle a été empruntée. Construite sur l’espoir du baby-boom, l’économie déchante sous le poids de ses charges de pension. La prospérité des générations suivantes en est incertaine. Plus, même : le pays est triste, comme si la légèreté aérienne et insouciante dans laquelle il flottait s’affaissait. Il reste pétrifié devant le champ de ruines économiques qui l’entoure : c’est le cycle du xxe siècle qui est révolu.

Profitant de l’aubaine de quelques années de mondialisation heu-reuse, le Royaume croyait échapper à la confrontation avec l’économie de marché, mais c’est raté. Ou plutôt, c’est trop tard. La Belgique espérait aborder la mondialisation en oblique : elle aura percuté l’économie de marché de manière frontale. Et puis, aussi, le pays est sans doute fatigué. Découragé de son immobilisme d’après-guerre, désespéré de son éloi-gnement des trente glorieuses (1944-1974), et amer de ses déchirements internes. Pour peu, d’aucuns diraient que le Royaume commence à se détester, un peu comme ces violences dont on afflige autrui lorsque ses propres côtés sombres sont révélés. Nous avons tous à faire un exercice

Page 163: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

162

socratique : les trente glorieuses, ces trois décennies au cours desquelles le modèle social a été bâti, sont révolues. Il faudra en garder le meilleur de la solidarité, tout en se rappelant que ces années de croissance furent le reflet de circonstances d’exception : une reconstruction d’un monde détruit et manufacturier, des besoins d’équipement considérables, une main d’œuvre tristement réduite par deux conflits mondiaux et complé-tée par l’immigration, des progrès technologiques inédits et une aspira-tion à la consommation.

L’équation est complexe et cela demandera d’évidents arbitrages. Mais nous n’avons d’autre choix que d’accepter la cartographie dans la-quelle nous sommes placés, c’est-à-dire l’économie de marché solidaire. Il faudra donc définir clairement le projet social et économique du pays, faute de quoi ce sera bientôt sa saison froide. Comme un bas ciel d’hiver, elle sera lugubre. Avec, dans l’angle mort de la crise, l’hostilité populiste et les tentations liberticides.

Le secret sera dans la solidarité – je devrais dire la fraternité – et l’éco-nomie de marché, avers et revers de la même pièce d’un progrès humain partagé.

L’Écho, blog, mai 2014

Les notaires d’une technocratie ?

Depuis plusieurs mois, un sentiment de confort retrouvé enrobe la zone euro. Et, c’est vrai, au-delà d’une croissance quasiment nulle, les taux d’intérêt des pays faibles sont redescendus des sommets auxquels la crise souveraine les avaient emportés. Ce rétablissement des taux d’inté-rêt est une indéniable bonne nouvelle pour les finances publiques des pays du Sud. Elle l’est moins si elle reflète une déflation et une récession, ce qui est probablement le cas.

Mais ne nous illusionnons pas : la question existentielle de la zone euro reste posée. En effet, les dettes publiques continuent à enfler, jusqu’à bientôt atteindre 100 % du PIB avant que le coût des pensions embrase les finances publiques. Le taux de chômage est, quant à lui, insuppor-

Page 164: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PERSPECTIVES POLITIQUES

anthemis

163

table : il est de l’ordre de 12 % dans la zone euro, mais supérieur à 15 % en Italie, en Grèce et au Portugal.

La déflation accentue la différence entre les pays du Nord et du Sud, dont les secteurs bancaires sont extrêmement fragilisés.

En réalité, la normalisation des taux d’intérêt est un leurre, et risque même de servir d’alibi à l’absence d’aboutissement d’une réelle union budgétaire et fiscale européenne, qui est la seule fondation robuste à une monnaie unique. En effet, sans véritable union, l’Europe se résume à être la juxtaposition géographique de pays dépossédés de leur souveraineté fiscale et budgétaire par une technocratie européenne floue et lointaine.

Et puis, il y a une variable dont le développement reste imprécis : c’est le facteur social qui peut sortir de la résignation pour exprimer une fatigue de crise. Nous sommes peut-être au bord d’une transformation sociale qui –  je le confesse – m’est imprécise. Le résultat des élections européennes en sera le baromètre.

L’Écho, blog, mai 2014

La force d’une économie mixte wallonne

La crise constitue un séisme pour l’économie européenne car elle la confronte à la globalisation de l’économie. Les foyers de croissance se déplacent vers les pays à forte démographie et caractérisés par un haut degré de recherche et de développement. Les services à haute valeur ajou-tée ne sont plus l’apanage des anciennes sociétés occidentales : ils sont aisément délocalisables.

Bien sûr, on argumentera que la désindustrialisation est un phéno-mène commun aux sociétés matures. L’argument est correct, puisque la part de l’industrie dans le PIB a lentement glissé au cours du dernier demi-siècle. Mais cela n’explique pas tout : la valeur ajoutée industrielle de notre principal partenaire économique, l’Allemagne, est restée très stable, alors que celle de la France s’est effondrée. Il y a donc des explica-tions qui dépassent une évolution apparemment inéluctable.

Page 165: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

164

Aujourd’hui, le constat de la désindustrialisation est implacable. Outre ce qui précède, quatre causes peuvent y être associées : la petite taille de nos P.M.E. (dont la structure doit être renforcée) et le manque de « grandes entreprises », le manque de flexibilité de notre tissu indus-triel, un coût du travail élevé ou plutôt une valeur ajoutée par unité de coût du travail trop faible, un coût énergétique également très élevé, et un manque de culture entrepreneuriale et des difficultés à traduire les résul-tats de recherche en processus industriels. On peut aussi ajouter l’insuf-fisance du partenariat entre le système éducatif et le système industriel.

En Wallonie, le dépassement de ces obstacles passera immanquable-ment par des initiatives complémentaires des secteurs privé et public, dans le cadre d’un rééquilibrage du contrat social et fiscal en faveur du travail. La réhabilitation de l’entrepreneur et celle du chef d’entreprise doivent être poursuivies.

Le renouveau industriel passera donc par un modèle d’économie « mixte ». Il s’agit d’un écosystème partenarial qui associe l’entreprise, l’État, l’université et le monde syndical, sur le mode de concertation alle-mand.

Les grandes entreprises ont, au-delà de l’emploi direct créé, un impact indirect important, notamment par la sous-traitance qu’elles génèrent, par le secteur des services aux entreprises qu’elles dynamisent. Les ren-forcer, et consolider leurs sous-traitants locaux, est un enjeu essentiel de densification de notre tissu industriel. C’est cette approche industrielle par « filière », regroupant à la fois grandes et petites structures, que l’Alle-magne a engagée dès 1950 et qui demeure un facteur clé du succès de son économie aujourd’hui. Plus une partie importante de la chaîne de valeur ajoutée est produite en Wallonie, plus l’activité sera ancrée dans notre région. Les pouvoirs publics doivent contribuer à donner à ces en-treprises des références fortes sur leur marché domestique, et les outils de financement doivent plus résolument encore soutenir leur croissance externe et leur internationalisation, le cas échéant par la mise en place de nouveaux produits imaginatifs.

Un effort de pédagogie et des modalités innovatrices d’intervention doivent encourager certaines P.M.E. à ouvrir leur capital pour, paral-lèlement à une amélioration de leur gestion, accélérer leur expansion et leur internationalisation. Les outils publics de financement peuvent

Page 166: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PERSPECTIVES POLITIQUES

anthemis

165

jouer dans ce cadre un rôle démultiplicateur et complémentaire à celui des investisseurs privés, en privilégiant plus encore les investissements et l’accompagnement à long terme. Afin d’éviter un effet d’éviction des investisseurs privés, ils doivent cependant être plus exigeants sur l’amé-lioration de la gouvernance et de la réflexion stratégique dans les sociétés participantes, mais aussi parfois sur les conditions financières d’inter-vention.

De manière générale, en matière de financement par emprunt, les exi-gences nouvelles imposées aux financements bancaires plaident pour un renforcement des complémentarités entre secteur public et privé, en vue de maintenir des possibilités de financement à long terme.

En matière de recherche et développement, enfin, il faut encore ren-forcer le modèle de la triple hélice, c’est-à-dire l’interaction entre mondes universitaire, industriel et public, dont les pôles de compétitivité sont une belle illustration. Les pouvoirs publics belge et wallon ne doivent pas hésiter à soutenir l’innovation « de proximité » par des politiques en matière de norme de produit, de cahiers de charge lors d’appels d’offre. Ce décloisonnement entre les mondes universitaire, public et privé est fondamental. Il consacre la réciprocité entre ces trois intervenants com-plémentaires et permet de valoriser les initiatives entrepreneuriales, tout en ouvrant des débouchés à la recherche fondamentale. Car, derrière ces facteurs, c’est bien l’innovation, l’enthousiasme de l’entreprise et du pro-grès, qui est stimulée par un alignement de tous les intervenants.

Le redéploiement de l’industrie wallonne doit aussi intégrer un fait majeur : nous évoluerons dans une économie belge fragmentée. Le fait wallon deviendra décisif. Certains imaginent que le statu quo économique est souhaitable et justifié par certaines traditions collectives. Il faut évo-luer constamment, et rapidement. La guerre économique mondiale est déclarée, même au sein de la zone euro dont différentes régions évoluent de manière asynchrone et doivent donc définir leurs avantages compa-ratifs. Nous devrons ajuster le curseur du degré de compétitivité (dans toutes ses dimensions) pour nous tourner vers une économie mixte éclai-rée, entre une collectivisation étatique et une économie purement privée que nous peinons à stimuler. Nous devons avoir le courage de mieux cibler certaines interventions, vers les entreprises qui ont le potentiel de croissance plus important. Ne nous leurrons pas : c’est le basculement

Page 167: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

166

vers l’année 2022 qu’il faut anticiper, au moment où la régionalisation déploiera ses pleins effets.

Il faudrait peu de choses pour replacer la Région wallonne dans une posture économique offensive car ses atouts sont innombrables. À com-mencer par un message politique combattif destiné à affronter les réalités concurrentielles. Entre le déni et l’accablement, il y a une troisième voie : celle de l’action conjuguée qui donnera confiance en un avenir pris en mains et qui permettra de maintenir les principaux acquis de notre mo-dèle social. Mais cela exigera de définir soigneusement les atouts concur-rentiels que la Région wallonne peut déployer. Cela réclamera de l’unité, de la persévérance et un projet collectif.

Itinera et L’Écho, juillet 2014, texte co-rédigé avec Olivier Vanderijst, CEO de la SRIW

Proposition fiscale aux formateurs de la coalition suédoise

Une des mesures phares avancée par les formateurs du prochain gou-vernement consiste à baisser les charges patronales de 33 % à 25 %. Il s’agit de susciter un choc de compétitivité.

Cette orientation s’inscrit dans la promotion de « l’offre », plutôt que de « la demande ». La démarche est compréhensible : s’il est indispen-sable de stimuler la demande intérieure, il l’est tout autant d’améliorer la compétitivité des entreprises, surtout dans un pays qui est, comme la Belgique, tourné vers l’exportation.

Ceci étant, la question est d’articuler cette mesure avec la création d’emplois et avec l’investissement productif.

On peut, bien sûr, attendre un effet retour global d’une baisse géné-ralisée des charges salariales et espérer qu’à terme, il en résulte un halo positif sur l’économie. Malheureusement, il est intuitif qu’un certain effet d’aubaine se dégagera et que la mesure n’entraînera que de marginales créations d’emplois initiales puisque la baisse des charges sociales servira à reconstituer les marges bénéficiaires. Ce fut d’ailleurs une des princi-pales critiques à l’encontre des intérêts notionnels dont la première mou-

Page 168: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PERSPECTIVES POLITIQUES

anthemis

167

ture (malheureusement écartée) consistait incidemment à limiter l’avan-tage fiscal exclusivement aux apports de capitaux frais aux entreprises et à interdire la déduction fiscale des intérêts notionnels à la partie des bénéfices des entreprises qui étaient versés sous forme de dividendes.

Une autre orientation, qui semblerait plus judicieuse, serait de lier la baisse des charges sociales aux créations d’emplois, sur la base d’em-bauches individuelles ou même sur la base des variations globales de l’emploi. Ceci permettrait de cibler la création directe d’emploi sans ef-fets d’aubaine. Afin d’éviter que cette déduction fiscale soit prélevée sous forme de dividendes, on pourrait exiger son maintien dans l’entreprise dans une réserve immunisée, qui contribuerait à l’autofinancement des entreprises. On peut supputer que l’idée soit accueillie favorablement par les partenaires sociaux, puisque l’incitant fiscal porterait directement et exclusivement sur la masse salariale, indépendamment du chiffre d’af-faires ou de la marge d’exploitation de l’entreprise.

Ce type de mesure ferait un lointain écho aux mesures Maribel, ima-ginées en 1981 pour stimuler l’emploi au moyen d’une réduction des charges patronales pour les entreprises qui avaient recours à des travail-leurs manuels et qui étaient spécifiquement tournées vers l’exportation.

L’Écho, blog, août 2014

Préserver le dialogue social

Une chose m’a frappé, ces derniers jours. À première vue, on pourrait penser que le patronat s’inscrit inconditionnellement dans le sillage des orientations de la Suédoise. Pourtant, ce n’est pas uniformément le cas. Les motifs en sont différents : inquiétudes sociales, saut d’index éventuel et augmentation de la TVA qui affecteraient négativement la consomma-tion privée, etc.

Mais il y a une raison plus fondamentale : la Belgique est construite sur un savant modèle de dialogue et de consensus social qui lui a permis de traverser, avec prospérité, les (presque) deux siècles de son existence. Ce modèle d’équilibre socio-politique se résume en un mot, à savoir la

Page 169: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

168

tempérance, c’est-à-dire un équilibre promu tant par Platon, par Marc-Aurèle que par Thomas d’Aquin.

Notre modèle social est, à cet égard, bien plus proche du modèle alle-mand qu’on ne le pense.

C’est un modèle de cohésion. Il est essentiel en temps de récession et de déflation. Cet écosystème fonde le pays. Il en est l’essence. Il faut donc conserver la concertation sociale comme pierre angulaire du modèle belge. Parce que – foi d’économiste –, on n’a encore rien vu des boule-versements socio-politiques qui seront adossés à la déflation.

L’Écho, blog, août 2014

Ce pays fonctionne-t-il bien ?

Comme de nombreux citoyens, je ressens une perplexité croissante devant l’organisation de ce pays.

La Belgique est géographiquement une zone économique de transit. La fluidité de ses facteurs de production (le travail, le capital, l’informa-tion et l’énergie) est donc essentielle.

Or, que constate-t-on ? Bruxelles est un immense chantier aux abou-tissements incertains et la gestion du transport aérien est devenue un en-jeu linguistique. C’est même pire : l’axe Anvers-Bruxelles, qui constitue le pouls autoroutier du Royaume, est en permanence coagulé, tandis que n’importe quel déplacement devient une source de préoccupations en fonction du moindre accident de circulation. La Belgique aurait certains tronçons routiers les moins fluides du monde.

Pionnier en matière d’énergie nucléaire dans les années septante et toute honte politique bue, le pays risque désormais des black-out élec-triques. Dans cette matière, les errements sont, à proprement parler, stupéfiants : alors que toute l’économie devient digitale et est donc fon-dée sur l’électricité, certains esprits imprégnés ont remplacé des sources d’énergie récurrentes par des sources subsidiaires (soleil, vent), jusqu’à en devoir considérer subsidier les centrales à gaz. Certes, la libéralisation de l’énergie est un échec européen, mais les fautes de gestion publique

Page 170: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PERSPECTIVES POLITIQUES

anthemis

169

furent nombreuses. Il serait donc trop facile d’accuser le secteur privé. Force est de constater que des secteurs d’utilité publique auraient dû, à tout prix, rester sous contrôle gouvernemental, pour autant, bien sûr, qu’il soit exercé avec vision et intelligence.

Transport électrique, routier et aérien sont les reflets d’un manque de vision stratégique. Le pays a vécu sur ses rentes de richesses des années d’après-guerre.

Sommes-nous à la hauteur de notre statut de capitale de l’Europe ?

L’Écho, blog, septembre 2014

On ne sort de l’ambigüité qu’à son propre détriment

Et si, finalement, les francophones ne voulaient pas voir la réalité en face, accrochés à des symboles hérités du xIxe siècle et dont la justifica-tion n’est plus que l’ancrage historique.

Ce pays a traversé deux guerres et de multiples bouleversements sans faillir. Le seul jour périlleux fut probablement ce dimanche de mars 1950, lorsque le régime, au travers du retour du Roi, mit la monarchie au vote. Tous en sortirent perdants : les Wallons qui avaient voté contre le rappel de Léopold III, et les Flamands qui virent le Roi abdiquer quelques mois plus tard.

Tous, à des degrés divers, nous sentons aujourd’hui que quelque chose a basculé.

Certains, dans ce pays, veulent sa scission. Je crois les électeurs d’un parti assez lettrés pour savoir que son objectif est l’indépendance du Nord. J’entends, tous les jours, que ce n’est pas exactement l’objectif poursuivi, mais j’ai la faiblesse de penser que le degré d’alphabétisation est suffisant pour savoir à quoi un système démocratique nous prépare.

Au corps défendant de nombreux, à reculons pour un nombre encore plus grand, nous allons peut-être vers la scission de ce pays, dont seule la veulerie collective empêche de poser, comme en mars 1950, la question de manière ouverte et binaire.

Page 171: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

Manquant de projet collectif et de vision stratégique, ce pays souffre de son anxiété et d’une profonde intranquillité. L’État ne donne pas confiance. Un jour, il faudra, comme en 1950, poser la question. Et savoir ce que les uns et les autres veulent. Et puis aller au bout des choses, dans le respect de gens. Parce que le pire du cynisme serait que certains cap-turent la volonté du peuple au travers d’une particratie qui deviendrait une pantalonnade de démocratie. Et surtout parce que, comme le cardi-nal de Retz l’avait prophétisé, on ne sort de l’ambiguïté qu’à son propre détriment.

L’Écho, blog, septembre 2014

170

Page 172: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

anthemis

171

Prospectives sociétales

Rien n’instruit et rien n’améliore.L’expérience des pères est perdue pour les enfants.

L’humanité tourne dans un cercle de douleurs.Devant ce vain théâtre qui recommence sans cesse,

Les prophètes d’Israël s’étaient voilé la face :Les peuples travaillent pour le néant,

S’exténuent au profit du feu.John Maynard Keynes (1883-1946)

in Les conséquences économiques de la paix (1919)

Voyage au bout du marché

Le marché est immortel car il est la pulsation du monde. Il ensorcelle dans les essences de l’illusion de la richesse. Mais, derrière ces songes, il y a la tristesse de la mortalité et l’amertume du temps qui passe. Il y a aussi les vanités bafouées et le vide de la misère évitée. Peut-être que l’argent a créé un monde infernal, celui où il n’y a plus de divinité.

L’Écho, blog, juillet 2014

Une capitulation devant l’avenir

Chaque jour de chômage des jeunes est une défaite de nos sociétés et une capitulation devant l’avenir. Ce devrait être le seul défi de nos gou-vernants. Il y a trente ans, nous avons commencé à endetter collective-ment nos pays pour adoucir la transition vers l’économie des services, très différente du contexte industriel. Nous espérions que la démogra-phie et la productivité futures nous extirperaient sans douleur d’une dette publique qui enflait. Malheureusement, cet espoir de l’État-provi-

Page 173: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

172

dence qui se rembourse tout seul aurait exigé une économie géographi-quement statique. C’était sans compter la mondialisation qui déplace le progrès et la croissance au gré de l’ouverture des peuples et des marchés. Aujourd’hui, nous entamons une nouvelle transition qui est celle de l’in-ventivité technologique et de la libération de la créativité. Cette transi-tion technologique sera celle de la jeunesse. C’est pour cela que nous ne pouvons pas l’accabler sous un chômage étouffant car ce serait la triste illustration que les baby-boomers d’après-guerre ne lui auront pas passé le relais de la croissance.

L’Écho, blog, juillet 2014

Le monde s’enfuit !

Souvent, je m’interroge sur la trajectoire de nos communautés. Nos sociétés vieillissent mal. Pétries de certitudes géographiques et centrées sur un tropisme européen, elles ne réalisent pas que le monde s’est étendu dans les azimuts verticaux. Nous sommes imprégnés d’une suprématie civilisationnelle des années industrielles, mais le monde s’est encouru. Et comme nous vieillissons, la jeunesse n’exerce pas cette nécessaire force de rappel.

Certains vieux philosophes nous interpellent, mais, eux aussi, ils sont vieux, comme la plupart de nos dirigeants. Et, bien sûr, il se trouvera beaucoup de bien-pensants et de censeurs pour dire que le déclinisme et l’inquiétude sont de mauvaises polarités. Mais ne sont-ils pas, eux, plus vieux que les vieux ?

Je continue à croire que cette crise de 2008 est un signe majeur, la fin d’un monde de rentiers.

Un siècle après la découverte de Christophe Colomb, Montaigne avait écrit « notre monde vient d’en trouver un autre ». À l’époque, le monde nouveau était un déplacement vertical. Aujourd’hui, le monde nouveau est horizontal, dans le fameux Klout. Dans les serveurs infor-matiques, dans le déplacement logique de l’information, dans la fluidité et dans l’instantanéité.

Page 174: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PROSPECTIVES SOCIÉTALES

anthemis

173

Nous n’aurons pas un siècle pour nous retourner. De gigantesques bouleversements nous attendent. Dans un premier temps, l’économie marchande nous échappera. Mais les États reprendront la main. Je ne vais pas prédire, comme Sartre (que personne n’a jamais compris tant ses erreurs de jugements furent nombreuses) que le xxe siècle sera religieux ou pas. Nous y sommes. Mais je crois qu’il sera étatisé. Parce que les bou-leversements nous feront tellement peur que nous chercherons un salut dans la collectivité.

L’Écho, blog, juillet 2014

Un nouveau monde se dresse

De plus en plus, je crois que la crise actuelle révèle une fin de modèle. La fin d’un modèle de complaisance, de manque de vision, de déficit de perspectives. Tout se passe comme si nous n’avions, en fait, rien retenu de l’histoire. Cette dernière, que nous célébrons avec un siècle de retard, devrait nous rappeler le caractère odieux du cynisme. Mais sont-ce les leçons que nous en tirons réellement ? J’en doute. Ne rentrons-nous pas, même à reculons, dans une économie de marché dont la seule valeur morale devient la prospérité individuelle ? N’avons-nous pas écarté un peu trop rapidement, à la faveur de la « Ronald Reagan-isation » de l’éco-nomie, le rôle des pouvoirs publics, sachant que ces derniers se sont eux-mêmes fourvoyés dans une financiarisation effrénée au travers de leur insupportable endettement ? Avons-nous pris la mesure de l’importance de la jeunesse à laquelle on demande tout et son contraire, à savoir de solder l’endettement des aînés tout en lui présentant une économie de chômage ?

Le moment est venu de poser la question des temps nouveaux et de constater qu’un univers moderne se dresse, sans qu’on l’ait pressenti, ni conjuré. Cet univers, qui ne pourra passer que par la jeunesse, reste à réinventer. Partout, pour son bien-être ou sa liberté de pensée, cette der-nière revendique son autonomie. Nous ne pouvons plus l’ignorer.

L’Écho, blog, mars 2014

Page 175: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

174

La prévisibilité du futur nous a échappé

Depuis l’embrasement de la crise en 2008, ce sont l’austérité budgé-taire et la rigueur monétaire qui ont guidé l’action politique. Or, ces deux orientations s’avèrent être des échecs. Il est aujourd’hui démontré que l’austérité a aggravé la récession. C’est d’ailleurs un invariant de l’histoire économique : ce n’est pas au milieu d’un affaissement économique qu’il faut imposer une contraction du rôle de l’État. Par ailleurs, la BCE a été obsédée par une éventuelle résurgence de l’inflation au point qu’au pire moment de la crise souveraine, c’est-à-dire au printemps 2011, c’est la crainte de l’inflation qui l’a conduit à augmenter son taux d’intérêt direc-teur à deux reprises, avant de devoir faire marche arrière en catastrophe.

Quoiqu’il en soit, nous sommes aujourd’hui dans une situation sé-rieuse : malgré une incontestable stabilisation, la croissance économique est insuffisante, les dettes publiques sont stratosphériques et l’austérité budgétaire a accablé certaines économies.

Même la formulation de la monnaie unique pose des questions exis-tentielles : l’euro est une devise trop forte pour les pays du Sud européen et trop faible pour les pays du Nord, qui en ont profité pour renforcer leur industrialisation. En effet, les économies du Sud de l’Europe sont plus faibles. Ce sont des pays qui étaient naturellement dévaluationnistes et concomitamment inflationnistes : l’inflation supérieure qui affectait ces pays du Sud était corrigée, à intervalles réguliers, par une dévaluation de la même amplitude que l’excédent d’inflation. Malheureusement, l’euro empêche toute dévaluation : on ne dévalue pas sa monnaie par rapport à elle-même. Cette situation a conduit à une appréciation du cours de change réel des pays périphériques à cause d’une inflation plus forte que celle des pays du Nord de l’Europe. Faute de pouvoir réaliser une déva-luation monétaire « externe », l’Europe a imposé une dévaluation « in-terne », c’est-à-dire une contraction budgétaire et des modérations sala-riales, traduites sous l’exigence de programmes d’austérité. Cette réalité est une des nombreuses fissures de l’édifice monétaire européen : pour les économies périphériques, l’euro est devenu un dérivé du Deutsche Mark, c’est-à-dire une monnaie déflationniste et forte qui impose un appauvrissement à ses composantes nationales faibles.

Page 176: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PROSPECTIVES SOCIÉTALES

anthemis

175

Aujourd’hui, les programmes d’austérité et l’ascétisme monétaire nous ont conduits au bord d’un abîme de déflation, c’est-à-dire le pire des scénarios économiques, puisque la déflation est le grippage de l’éco-nomie. Cette déflation se combine à un piège de la liquidité. Cette ex-pression est tirée de la théorie générale de Keynes (1883-1946). C’est un véritable traquenard dans lequel l’économie tombe lorsqu’une banque centrale injecte des liquidités dans l’économie sans parvenir à relancer la croissance. Les agents économiques absorbent les liquidités, les thé-saurisent et ne les dépensent pas. Cette baisse de la consommation a un effet négatif sur les entreprises, la production et l’emploi. Cette situation est caractéristique d’économies qui sont entrées dans un cycle déflation-niste, proche de la récession. D’ailleurs, le piège de la liquidité se mani-feste quand le taux d’intérêt est proche de ou égal à zéro, ce qui est actuel-lement le cas.

Ce piège de la liquidité se conjugue au paradoxe de l’économiste anglais David Ricardo (1772-1823). Selon ce dernier, il y a une équiva-lence entre une augmentation de la dette publique et une augmentation de l’épargne en prévision de hausses d’impôts. Si les agents économiques voient la dette publique augmenter, ils vont épargner pour absorber des hausses d’impôts futures plutôt que de consommer afin de relan-cer la croissance économique. En d’autres termes, les personnes phy-siques contrarient les politiques de relance en économisant plutôt qu’en consommant.

Le constat d’un risque déflationniste est l’illustration de l’échec d’une approche économique trop rigoureuse en termes budgétaires. Combattre une éventuelle déflation exigera une politique monétaire encore plus souple et des taux d’intérêt encore plus bas. Il faudra aussi abandonner les utopies de politiques budgétaires fondées sur des retours à l’équilibre trop rapides. Il est aussi essentiel d’accepter une inflation supérieure, faute de quoi les dettes publiques du Sud de l’Europe feront l’objet d’effa-cements imposés.

Selon la théorie keynésienne, il faudrait même augmenter temporai-rement les déficits et dettes publiques. Mais alors, il y a une contradiction flagrante dans le langage politique : pourquoi préconiser des retours à l’équilibre budgétaire lorsqu’il faut justement accroître temporairement les déficits pour relancer l’économie ? De plus, la réduction des déficits

Page 177: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

176

est presque impossible à mettre en œuvre dans une économie sans crois-sance. L’austérité ou la rigueur risquerait de faire suffoquer toute reprise et de susciter des troubles sociaux. Si la relance budgétaire échoue, il faut alors passer à une injection de monnaie. Mais, à nouveau, il y a une grave ambiguïté. En effet, cette injection monétaire est contradictoire avec la discipline monétaire qui cimente la formulation de l’euro. Les créations monétaires conduisent toujours à de l’inflation, ce qui est rejeté par les Allemands et combattu par la BCE.

Souvent, un regard sur la situation économique m’entraîne dans un vertige d’indécision. Certes, je suis la victime probable de mes propres intuitions. Je penche vers la perplexité. Pourtant, tous – je crois –, nous ressentons l’impression que quelque chose d’oppressant se rapproche inéluctablement. C’est un sentiment d’inquiétude, mêlé d’une sourde prescience qu’un évènement important, mais encore imprécis, doit s’abattre. Quel est cet évènement ? Je n’en suis pas certain, mais je crois qu’il s’agira, au mieux, d’un ajustement monétaire, car celui-ci relève de ceux qui encerclent les hommes sans aucune possibilité de refuge défi-nitif.

Je crains que ce soit le signe monétaire, dont l’existence trouve uni-quement sa réalité dans l’adhésion collective, qui est transpercé.

L’erreur de nombreux économistes provient du fait que nous distin-guons la monnaie de l’endettement public, alors que les deux concepts constituent le même artéfact. La monnaie et la dette sont consubstan-tielles. La dette publique vaut monnaie et doit être remboursée par cette même monnaie.

Il ne faut pas s’y tromper : cette crise est celle du futur, dont nous avons emprunté le bien-être à nos futures générations, c’est-à-dire à nous-mêmes.

Le sentiment d’entrave provient de la conscience que la prévisibilité du futur, que nous croyions linéaire, s’enfuit et nous échappe.

La crise relève de la trame des inflexions tragiques.Je crois que nous en sortirons dans un état d’hébétude. Mais nous

oublions tout. Nous oublierons tout. Rien n’existe, rien ne dure. Il reste à espérer que ce ne sera pas une triste défaite de la raison.

Banque Degroof, blog, mai 2014

Page 178: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PROSPECTIVES SOCIÉTALES

anthemis

177

Nous n’avons rien compris à la mondialisation

Pour appréhender le basculement sociétal inouï auquel nous allons être confrontés et, surtout, pour être prêts à le traverser, il faut effec-tuer un basculement mental géométrique. En effet, il faut abandonner l’image d’un monde vertical (comme celui des bâtiments qui abritent nos entreprises) pour pénétrer dans un monde horizontal, c’est-à-dire un monde de flux. Tout se passe comme si l’économie de l’intangible était, par essence, une oscillation latérale. Dans cette logique de verticalité, les schémas de commerce vont être fracturés, dans le sens d’une désinter-médiation. C’est intuitif : internet est devenu un substitut à l’allocation géographique des facteurs de production en permettant la délocalisation et la désynchronisation des circuits de production.

Cette nouvelle perception du monde demande un effort de versatilité et d’agilité, car nos schémas mentaux, qui sont essentiellement déductifs, doivent désormais apprendre l’induction.

D’un point de vue géographique, tout va aussi être bouleversé.Nous avons cru que la mondialisation représentait un mouvement

vers l’Est, c’est-à-dire vers les pays au sein desquels nous avons déplacé nos capacités de production. Outre le fait que cette délocalisation aura finalement masqué notre manque d’innovation par un effet temporaire de richesses, c’est désormais l’Ouest qui va absorber nos richesses.

En effet, les pays qui contrôlent internet vont aspirer, par cette désin-termédiation digitale, la substance de nos flux économiques. Ces entre-prises sont déjà là : elles s’appellent Google, Apple, Amazon, etc., et toutes les entreprises qui vont bénéficier de leurs avancées technologiques.

Donc, nous serons doublement appauvris : nos industries seront par-ties à l’Est et notre manque d’innovation aura aspiré, au travers de la désintermédiation, nos chaînes de valeur vers l’Ouest.

Nous n’avons rien compris à la mondialisation car elle est double : il y a une mondialisation géographique (vers l’Est et qui touche la produc-tion) et une mondialisation logique (vers l’Ouest qui touche l’économie de service).

Mais alors, rien de rien.Et moins que rien de rien.

Page 179: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

178

Alain Minc avait raison, lui qui prophétisait que sans sursaut, l’Eu-rope, ce serait la Suisse, avec des musées en plus.

L’Écho, blog, juin 2014

L’exception économique, c’est la croissance

Nous faisons souvent preuve d’une coupable myopie. En effet, nous nous référons sans cesse aux « trente glorieuses », ces trois décennies d’après-guerre qui ont été caractérisées par un relatif plein-emploi et une stabilité monétaire. Pourtant, il faut rester lucide : cette période fut un effet d’aubaine. Il fallait reconstruire la Belgique avec une main d’œuvre qui avait été engloutie par la guerre. Le plein-emploi fut plutôt un effet de rattrapage qu’autre chose. Certains confinent d’ailleurs ces trente glo-rieuses à trois années de croissance exceptionnelle, de 1958 à 1960, avant les grandes grèves et la perte des colonies.

L’état naturel est la crise et le manque de croissance. C’est la réalité de l’économie marchande. Au reste, plus de deux-tiers de l’humanité est en état de sous-développement, ce qui singularise les économies en crois-sance. Il faut garder cette réalité à l’esprit car nos économies s’enfoncent dans la déflation. Le véritable miracle serait le retour rapide de la crois-sance.

L’Écho, blog, avril 2014

Le monde ancien sera pulvérisé

Nous sommes à l’aube d’une gigantesque transformation technolo-gique, et donc sociale, qui va pulvériser un grand nombre d’entreprises. Cette révolution, d’une amplitude plus profonde que tous les chocs éco-nomiques qui nous ont précédés (développement des machines à vapeur, des moteurs à explosion et de l’informatique) est celle de la désintermé-diation. Nous entrons dans un monde sans intermédiaires et cela affec-tera tous les métiers de proximité. Cela impactera le commerce de détail,

Page 180: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PROSPECTIVES SOCIÉTALES

anthemis

179

le médecin traitant (qui sera remplacé par des autodiagnostics en ligne), les banques et assureurs (qui verront de nouvelles structures financières, d’une morphologie digitale), les déplacements (qui deviendront logiques plutôt que d’être physiques), l’enseignement, qui sera à distance et non plus physique, etc.

Bien sûr, il y a loin de la coupe aux lèvres.Mais cette transformation s’accomplira.Et elle sera extrême.Elle viendra des États-Unis, car dans ce pays, depuis Thomas Edison,

il n’y a pas d’antagonisme entre l’invention et son exploitation commer-ciale.

Mieux que quiconque, Alain Peyrefitte, l’auteur de la magistrale Société de confiance, a prédit cet inéluctable bouleversement, celle du « self-government » : la diffusion des connaissances pratiques, l’esprit de compétition, la mobilité mentale, géographique et organisationnelle et la valorisation du commerce et de l’industrie.

Attachons nos ceintures : la jeunesse va nous déborder.Et c’est tant mieux.

L’Écho, blog, juin 2014

Un gigantesque bouleversement social nous attend

Je crois que la crise est bien plus profonde que l’image qu’on en retire des médias. On me reprochera, à juste titre, un pessimisme dont j’admets la trame personnelle. Pourtant, au-delà des chiffres et des images, la réa-lité de l’économie productive est extrêmement inquiétante.

Au-delà des chiffres feutrés fournis par les instances officielles, l’éco-nomie s’est effondrée. Certes, les entreprises sont, pour la plupart, désen-dettées et extraites du krach boursier de 2008. En même temps, lorsqu’on examine les statistiques de l’économie industrielle de base, c’est-à-dire la production de ciment, l’immobilier, les ventes de véhicules, les octrois de crédit, les transports, etc., tout s’est affaissé dans des proportions ahu-

Page 181: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

180

rissantes. C’est une déferlante de faillites. Les carnets de commande s’as-sèchent de plusieurs dizaines de pourcents. On ne parle plus de quelques rides négatives sur une tendance de croissance, mais d’un véritable décrochage économique qui porte les germes d’une profonde vague de chômage.

Quel sera l’aboutissement de cette réalité ? Je crois, avec une convic-tion renforcée, que les tensions idéologiques vont s’exacerber. D’aucuns exigeront une étatisation croissante, voire généralisée, de l’économie, pour maintenir l’ordre social. D’autres argumenteront que cette voie conduira à désertifier toute l’initiative spontanée. Faut-il craindre Marx pour espérer Smith ? Ou déboulonner Friedman pour restaurer Keynes ? Je ne le sais. Mais une chose est certaine : un monde nouveau se dresse. Il porte en lui une gigantesque transformation sociale. Cette dernière est imprécise, mais probablement radicale.

L’Écho, blog, mai 2014

Le risque du risque

Récemment, un de mes amis à qui je partageais mon inquiétude des taux d’intérêt bas et de leur niveau anormal sur une base historique m’a répondu, avec perspicacité et sagesse : « le risque n’est pas là, car tout le monde en est conscient ».

La véritable question est de savoir où se situe le risque auquel per-sonne ne pense actuellement. Il s’agit du « risque du risque » ou, pour utiliser la terminologie anglo-saxonne, de l’unknown unknown (l’in-connu de l’inconnu).

Comme ce risque n’est pas intégré dans la pensée contemporaine, il faut faire preuve de pensée latérale.

On peut imaginer des fractures monétaires (elles sont légions dans l’histoire), la concrétisation de risques écologiques ou médicaux, c’est-à-dire tous les malheurs de la terre.

Mon intuition me porte plutôt à penser au risque social, c’est-à-dire à l’expression du refus d’une formulation économique européenne. Là

Page 182: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PROSPECTIVES SOCIÉTALES

anthemis

181

aussi, on trouvera de doctes penseurs qui s’accommoderont du fait que la jeunesse soit sacrifiée au profit de la préservation de la stabilité du capital, de la monnaie et des engagements sociaux.

Pourtant –  sauf à pénétrer dans un monde à l’américaine qui reste éloigné de la nature du contrat social européen –, je crois que c’est là que se situera le questionnement de la crise. L’intégration de la jeunesse est d’ailleurs ce à quoi les Américains se sont immédiatement attaqués au milieu du ressac économique.

Plus précisément, l’interrogation sera la suivante : comment vou-lons-nous assurer un partage harmonieux de la prospérité et de l’espoir ? Comment voulons-nous intégrer les classes sociales et d’âges dans les prochaines décennies ? Quelle est la nature du contrat social et fiscal ?

C’est à ces questions que notre prochain gouvernement doit réfléchir.Rapidement.

L’Écho, blog, août 2014

Économie : si on pouvait revenir en arrière

Souvent, je m’interroge sur l’économie belge et ce qu’elle aurait pu devenir si quelques erreurs avaient été évitées et si l’intuition de l’avenir avait dépassé le cabotage intellectuel du moment présent.

Après la guerre, le pays bénéficia d’une prospérité d’aubaine, liée à la reconstruction de la Belgique et aux nécessités de déployer l’industriali-sation. Mais ces trente années glorieuses, comme l’économiste français Fourastié les qualifia ultérieurement, ne furent que quelques années d’ex-ception. Il y eu les années d’euphorie entourant celle de l’exposition uni-verselle et l’immigration qui permit de pousser les moteurs de l’emploi que deux guerres avaient mis à genoux.

Et puis vinrent les années soixante et la perte des colonies, dont la Belgique ne fit le deuil que dix ans plus tard.

Les années septante furent, quant à elles, une décennie accablée et tout s’effrita. Les gouvernements de l’époque, confondant une mutation

Page 183: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

182

structurelle de nos communautés avec un choc conjoncturel, plombèrent scandaleusement l’État à coups de déficits, suscitant une inflation à deux chiffres et un endettement public dont nous sommes les lointains débi-teurs. La Belgique était sortie gravement appauvrie de la décolonisation, deux chocs pétroliers avaient signé la mort de nombreuses entreprises consommatrices d’énergie et les centres de croissance migraient progres-sivement vers d’autres cieux. Malgré cela, certains crurent bon de cher-cher dans l’endettement public une source de richesse, alors que l’endet-tement ne représente jamais qu’un acompte sur des impôts futurs.

Dans les années quatre-vingt, la Belgique vivota dans un marécage keynésien, alimenté par des transferts sociaux massifs et des soutiens pu-blics aux entreprises moribondes. Mais, à l’époque, la plupart des leviers économiques, dont la monnaie, étaient sous le contrôle des autorités pu-bliques. C’est ainsi que la Belgique put s’extraire partiellement des désas-treuses erreurs de jugement de Léo Tindemans grâce à la dévaluation de 1982.

L’entrée dans la zone euro fut l’argument utilisé par Jean-Luc De-haene pour redresser les finances du pays et sa marque imprima la pre-mière décennie du millénaire. Mais, malheureusement, l’euro nous im-posa une discipline dont nous nous rendirent compte trop tard. Alors que l’Allemagne surmontait la perte de sa souveraineté monétaire par une amélioration stupéfiante de sa compétitivité, nous prirent la mon-naie unique comme un acquis d’aubaine.

Aujourd’hui, c’est la déflation, une crise économique dont le reliquat est un maigre pourcent de croissance. C’est aussi une gigantesque mu-tation sociale dont nous ne prenons pas encore toute la mesure. Nous n’avons rien appris, rien retenu.

L’euro est un questionnement puisque la monnaie est le seul para-mètre qui reste figé alors que toutes les données fondamentales des pays participants divergent : dettes et déficits publics, compétitivité, chômage, inflation, taux de croissance, etc. D’ailleurs, sur base des données fon-damentales des économies, personne ne songerait, aujourd’hui, que les pays européens puissent envisager une monnaie commune.

Aujourd’hui, tout pourrait être différent si on reconnaissait que les logiques d’État-providence nous ont piégés dans une dette publique in-supportable qui a consisté à anticiper la consommation sur la produc-

Page 184: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PROSPECTIVES SOCIÉTALES

anthemis

183

tion. Mais tout pourrait aussi être différent si d’autres comprenaient que le pire choix, c’est d’essayer de résorber les déficits publics alors que nous plongeons dans le plus profond trou d’air économique depuis près d’un siècle.

Je l’ai souvent écrit : ceux qui ont prôné l’austérité, la taxation et la rigueur pour sortir d’une situation déflationniste ont commis une très grave erreur de jugement. Non seulement l’erreur historique, mais aussi dans l’erreur d’appréciation. À partir du moment où la dette publique atteint des sommets que la croissance économique ne peut plus éroder, c’est seulement par la perte de valeur de la monnaie, c’est-à-dire l’infla-tion, qu’une économie peut retrouver ses marques et éviter la suffoca-tion sous l’impôt et les charges d’intérêt de la dette publique. Le risque de l’erreur de jugement des prophètes de la rigueur obstinée, c’est que l’ordre social soit, à un moment, perturbé et conduise à des discontinui-tés politiques.

Ce qui serait nécessaire, c’est une ambitieuse politique keynésienne stimulée par les États, eux-mêmes aidés par une politique monétaire as-souplie. Car, on le voit : depuis 2008, nous n’avons pas encore trouvé la bonne recette.

L’Écho, blog, juin 2014

La confiance dans la confiance

S’il faut tirer profit de ses vacances pour relire quelque ouvrage d’éco-nomie, je recommande deux opus majeurs de feu l’académicien français Alain Peyrefitte (1925-1999), La société de confiance et Le miracle en éco-nomie. Ces deux textes constituent d’ambitieuses analyses (empiriques et intuitives) des phénomènes qui pourraient expliquer pourquoi certaines communautés présentent de meilleures prédispositions à la prospérité économique partagée. Le constat de Peyrefitte est intéressant : il parle de la nécessité d’un « éthos (c’est-à-dire un caractère, une typologie) de confiance compétitive ». Pour stimuler l’envie du futur et déployer la « confiance dans la confiance », il faut un contexte de stabilité insti-tutionnelle qui stimule l’entreprenariat individuel. La réussite doit être

Page 185: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

184

reconnue et l’échec dépassé. Il faut que les pouvoirs publics suscitent un appétit d’entreprendre.

L’éthos ramène au caractère, à l’état d’âme et à une disposition men-tale. Peyrefitte avance l’idée que les principaux facteurs du développe-ment économique ne sont pas à rechercher dans les causes matérielles qu’on cite habituellement, telles que le climat ou les ressources naturelles, mais dans ce qu’il appelle le « tiers facteur immatériel », c’est-à-dire un facteur mental, cet éthos de confiance.

Peyrefitte n’était pas très éloigné du sociologue allemand Max Weber (1864-1920) qui associa la théologie calviniste à l’esprit du capitalisme. Selon Weber, les communautés protestantes –  et surtout calvinistes –, débarrassées du blâme moral associé au commerce (et essentiellement préoccupées du salut des âmes), auraient contribué à catalyser les fac-teurs attributs préalables au capitalisme. Weber avança que le capitalisme aurait été fécondé, sous sa forme moderne, au xVIe siècle au sein des mi-lieux de confession protestante au travers d’une affinité élective entre le capitalisme et les modes d’organisation protestants. Weber suggéra donc que certaines orientations théologiques (et probablement sociologiques) ont été favorables à l’éclosion d’un état d’esprit qui semble se situer en amont du capitalisme moderne.

L’Écho, blog, juin 2014

Un glissement idéologique

Et si, imperceptiblement, nos économies européennes changeaient d’orientation idéologique, dégrisées du vent du libéralisme des années quatre-vingt ? J’ai l’impression que cette crise de 2008 est un choc de conscience. Dans un premier temps, elle fut perçue comme une fracture de marché. Mais, force est de le constater : seuls les États ont sauvé l’éco-nomie de marché. C’est la collectivité qui a sauvé l’entreprise privée. Ce sauvetage était justifié, en ce que les banques « fabriquent » le flux moné-taire au travers de leur propre existence. Elles sont donc consubstantielles à la formulation de la monnaie elle-même. Un abandon des banques se

Page 186: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PROSPECTIVES SOCIÉTALES

anthemis

185

serait assimilé à une démonétisation des dettes et une répudiation des dettes publiques.

Les États ont aussi mis en œuvre ce qu’on qualifie de stabilisateurs économiques, c’est-à-dire la fonction contre-cyclique qui consiste à aug-menter les dépenses publiques et à encaisser moins de recettes en période de retournement conjoncturel.

Si les États sont intervenus, la question est de savoir quel équilibre va s’installer entre le rôle de l’État et l’économie marchande, sachant que ces deux acteurs sont interdépendants.

Il s’agit donc d’un véritable débat idéologique portant sur le modèle de société. Le centre de gravité de ce débat n’est pas ancré. Il ne s’agit plus de savoir s’il faut moins d’État à tout prix, mais de savoir comment l’État, c’est-à-dire notre collectivité, s’intègre dans des relations sociales collectives et individuelles harmonieuses.

À cet égard, il faut être lucide : même si le poids de l’État dans l’écono-mie est trop élevé, il n’est pas prêt de diminuer drastiquement. L’absence de croissance dans un contexte économique désinflaté freine tellement la croissance que les équilibres exigeront un ordonnancement de l’écono-mie par l’État.

L’Écho, blog, avril 2014

L’accablement de la jeunesse

Malgré d’incontestables signes de stabilisation, l’économie euro-péenne est en souffrance : les taux de croissance et d’intérêt sont trop bas, la déflation guette (et se concrétise par un affaissement des prix dans de nombreux pays) et surtout, la récession semble insurmontable. Ceci se traduit par des taux de chômage inouïs et un taux d’endettement des États qui constitue un obstacle infranchissable.

Mais il y a autre chose : cette crise révèle une tension entre les jeunes et les personnes âgées.

Page 187: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

186

Le système de protection sociale (dont les pensions) va rapidement montrer ses limites de financement dans une économie sans croissance, compte tenu de l’augmentation (heureuse) de l’espérance de vie.

Le financement de ces charges sociales repose sur des jeunes et des travailleurs actifs dont le nombre diminue en fonction du nombre de personnes âgées.

Bien sûr, on argumentera que les anciens ont donné naissance aux jeunes d’aujourd’hui, qui deviendront les anciens de demain.

Il n’empêche : une inévitable tension générationnelle s’installe.Elle reflète une réalité navrante : le centre d’intérêt politique porte

plutôt sur la protection des structures sociales anciennes que sur la pro-motion de l’emploi des jeunes.

Tout se passe comme si les jeunes devaient surmonter deux accable-ments, à savoir le remboursement des systèmes dont le financement leur est imposé dans une économie qui les prive de croissance et de prospé-rité.

La jeunesse est obligée de payer la rente d’un capital de bien-être dont les anciens ont bénéficié par anticipation.

En cela, l’Europe diffère des États-Unis, au sein desquels la jeunesse est encouragée et soutenue, plutôt qu’accablée. Dans ce pays, elle est libé-rée plutôt qu’anéantie.

La trame européenne doit probablement refléter un état d’esprit auto-ritaire et patriarcal qui devrait appartenir à une époque révolue.

L’Écho, blog, avril 2014

Le cycle long de l’économie

Le véritable rôle de l’économiste est… probablement de ne pas se limiter à décrypter l’économie, science auto-proclamée dont les fonde-ments ressortissent à l’anthropologie, l’histoire, la géographie, la sociolo-gie, etc., bref, à un ensemble de disciplines dont les titulaires ne s’expri-ment pas à coups de tribunes et opinions dans la presse populaire.

Page 188: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PROSPECTIVES SOCIÉTALES

anthemis

187

Il ne faut pas l’oublier : l’économie s’inscrit dans des cycles longs rele-vant des courants profonds de l’histoire humaine.

Les causes des bouleversements relèvent d’ailleurs souvent de phéno-mènes progressifs qui échappent à l’attention des contemporains.

Quels sont les facteurs dont le flux quotidien nous enlève l’angle large de la vision ?

Il s’agit sans doute du déplacement latéral des foyers de croissance vers l’Est et l’Ouest, qui sont des zones plus dynamiques et surtout plus jeunes.

Un moment stimulée par la reconstruction d’après-guerre, elle-même financée par le plan Marshall, et les dernières années de la colonisation, l’Europe est devenue un continent âgé, qui s’écroule sous ses propres engagements sociaux d’État-providence. C’est même pire, l’Europe a emprunté la prospérité des futures générations pour assouvir le bien-être de ses citoyens vieillissants, raison pour laquelle les engagements de pen-sions finiront évidemment par être impayables.

Ce que nous n’avons pas compris, c’est qu’il fallait libérer la jeunesse de nos dettes, et non pas l’y asservir.

L’Écho, blog, août 2014

Impressions américaines

Au terme d’un court voyage aux États-Unis, vingt-cinq ans après avoir été diplômé d’une des universités du Midwest, j’en reviens avec une impression singulière. L’Amérique ne s’est pas remise de la crise de 2008, malgré le dynamisme de ses mégapoles. On y ressent un indicible sentiment de pauvreté voilée, de dynamisme émoussé et de fatigue de crise. La dilution de la classe moyenne, qui fut le ciment de la croissance d’après-guerre, est perceptible.

Bien sûr, la croissance est géographiquement volage. Elle ne repose plus sur des actifs industriels, mais sur l’économie de la connaissance et des flux. Elle est donc versatile et impalpable. Pourtant, j’ai ressenti une

Page 189: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

188

impression de fin de cycle, comme si Wall Street avait vraiment quitté le tracé de Main Street.

À chaque heure, j’ai espéré une surprise apaisante qui aurait dissipé mes doutes, mais je n’ai rien ressenti d’autre qu’une amertume. Aux États-Unis, comme en Europe, 2008 n’a pas été un accident conjoncturel, mais plutôt une rupture structurelle dont aucun de ces deux continents n’est remis.

L’Écho, blog, août 2014

Un dernier mot à mes étudiants

Chaque année, je tente de donner un dernier message aux étudiants auxquels j’enseigne à Vlerick, à l’UCL, à l’ICHEC, aux Facultés universi-taires Saint-Louis ou à l’Université de Luxembourg.

Au terme d’une année académique consacrant la plongée de l’écono-mie dans le pire des scénarios, à savoir la déflation, qui constitue l’abou-tissement de mauvaises réponses politiques apportées à des problèmes abordés sans intuition ni vision, je leur écris :

« Aidez-nous à repenser une économie qui se fissure. Ne prenez pour de bonnes décisions les solutions imposées.

Étudiez l’histoire et les sciences humaines pour mieux comprendre votre futur.

Ne soyez pas les troupiers qu’on envoie à la guerre conjoncturelle, mais devenez les officiers des idées de demain.

Ne pensez pas de manière linéaire et obéissante, mais brisez les lignes de la créativité.

Abandonnez les stocks de savoir, créez des flux d’intelligence et d’in-tuitions.

Oxygénez nos économies avec des idées latérales, différentes et moins pyramidales.

Ne vous repliez pas dans les convenances et les obéissances, mais confrontez-nous.

Page 190: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

PROSPECTIVES SOCIÉTALES

anthemis

189

Osez les différences.Repensez les modes d’échange.Et doutez.Car si, pendant quelques instants, le doute s’installe, c’est que Camus

avait raison, lui qui affirmait que l’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence du monde.

À l’absurde, Camus apportait la réponse de la révolte, c’est-à-dire l’affrontement avec le destin.

Dans son discours de la servitude volontaire, La Boétie s’interroge aussi : “… qui a pu tant dénaturer l’homme, seul né de vrai pour vivre” ? Rousseau, aussi, écrivait que “ l’homme est né libre ; partout, il est dans les fers”.

Comme Lennon : imaginez. »

L’Écho, blog, juin 2014

Page 191: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur
Page 192: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

anthemis

191

Conclusion

L’avenir du corps social

La peur du capitalisme se concentre sur les théories déclinistes, la va-leur de la monnaie, le rééchelonnement des dettes publiques et l’inquié-tude du krach final qui réduirait les valeurs d’actifs à peu de choses.

Pourtant, il y a un autre krach qui se prépare.Et celui-là ne relève pas du symbolique monétaire. Il s’agit du gouffre

de la pauvreté qui attend les derniers baby-boomers, c’est-à-dire les per-sonnes qui entrent aujourd’hui dans la cinquantaine.

Apparemment, il ne s’agit que de virtualités lorsqu’on retarde l’âge de la pension ou que ces dernières sont réduites.

Pourtant, c’est beaucoup plus grave  : il est presque impossible de trouver un emploi lorsqu’on dépasse l’âge de 55 ans.

C’est d’ailleurs ce qui explique la chute du taux d’activité des travail-leurs âgés : c’est moins une question de volonté que d’économie qui s’est fondamentalement métamorphosée en exigeant, depuis 15 ans, des com-pétences nouvelles et exigeantes.

Pour beaucoup de personnes, la fin de la vie professionnelle et l’entrée de la pension vont s’assimiler à une économie de survivance.

Soyons extrêmement attentifs à cette lente dérive qui va affecter nos communautés. Car d’anéantissements en naufrages, il s’agit peut-être d’un tsunami. Les années glorieuses de nos communautés sont achevées. La véritable question concerne désormais la représentation de l’avenir du corps social.

Page 193: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur
Page 194: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

anthemis

193

Table des matières

Aperçu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

Vingt ans de remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .11

Contexte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .13

Histoires de monnaies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .19La monnaie : au début était le verbe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .19Des femmes, des dieux… et des femmes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .20Le mystère financier des trente deniers du Christ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .21La monnaie faite de toutes pièces . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .22Quand l’Autriche invente une nouvelle monnaie : le Wörgl… . . . . . .24Il y a septante ans, on fondait les accords de Bretton Woods . . . . . . . . .26Il suffira d’un matin… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .29Thomas Piketty et l’illusion monétaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .30Piketty, Keynes et la déflation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .33

La Banque centrale européenne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .35BCE : le coup d’état permanent ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .35La BCE : une forme inconnue d’autorité publique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .36L’exercice solitaire du pouvoir monétaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .37La dépendante indépendance de la BCE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .38La politique de la BCE commence sérieusement à m’inquiéter . . . . . .40Arnaud Montebourg a posé une question monétaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .41BCE : tel est pris qui croyait prendre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .42Combien de temps le déni de déflation va-t-il durer ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .43De Frankfort à Bruxelles par le Wyoming . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .44Une singulière technocratie monétaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .45Le piège de la liquidité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .46

Page 195: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

194

Taux d’intérêt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .47Des mers monétaires inconnues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .47Des taux d’intérêt négatifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .48Beam me up, Mario ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .50Chéri, j’ai rétréci les taux d’intérêt ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .51Trop tard, trop court ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .52La conversion miraculeuse de la BCE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .53Taux d’intérêt : la stabilité politique dans l’angle mort . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .54Taux d’intérêt : et si nous nous trompions tous ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .55Le suicide des emprunteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .56Et si un (gigantesque) krach se préparait ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .57Les marchés boursiers sont-ils en lévitation ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .58

Un euro en péril ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .59Une des plus grandes catastrophes économiques de l’histoire monétaire ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .59Et si Goethe expliquait la tragédie de l’euro ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .61L’euro : solde des traités de Versailles et de Yalta . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .62L’euro et la population vieillissante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .63L’euro est-il une monnaie « absolue » ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .64Les messages inaudibles de l’euro . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .65La fin d’un ordre monétaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .67Le mauvais génie des années en « 2 » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .68L’euro a encore cours légal mais plus « sociétal » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .70De 2 % à 60 % : un symbole devient une norme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .73Casser l’euro pour sauver l’Europe ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .74Le chemin hasardeux de l’économie française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .75L’euro a anesthésié certaines économies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .76Et si l’Allemagne quittait (quand même) l’euro ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .77

Page 196: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

TABLE DES MATIèRES

anthemis

195

Déflation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .79Et si certains économistes faisaient leur mea culpa ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .79Les craintes déflationnistes ne sont plus inflatées…. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .80Toutes les leçons furent oubliées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .81Derrière la déflation, un euro trop fort . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .81Monnaie et déflation : un excès de confiance étatique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .83De la désillusion à la déflation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .83Déflation : j’en remets une couche… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .84Une goutte de déflation ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .85La déflation partout ? Avant l’inflation partout ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .86Inflation et déflation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .87C’est donc plus grave que prévu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .87Un automne économique nuageux ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .88L’arrière-saison d’une situation à la japonaise ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .89L’écume des jours financiers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .90Mais où est l’inflation ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .90Keynes, reviens… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .93La déflation serait la dernière défaite de l’euro . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .94Vers une stag-déflation… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .97Tourner la page des Commissions Barroso . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .98Selon le Financial Times, la BCE a tout faux ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .99Money, money… It’s a rich man’s world . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100C’est la catastrophe : l’inflation serait tombée à 0,3 % en août . . . . . 100Le siècle le plus long de Keynes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101La shrink-inflation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102Faut-il des gouvernements de droite ou de gauche en déflation ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103Économie : quand la myopie se transforme en strabisme . . . . . . . . . . . . . 104Les rhumatismes de Keynes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105

Page 197: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

196

Une économie de maison de repos ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106Éviter une erreur historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108Plus de déflation, donc plus d’État ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108

Dettes publiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111La dette publique vole-t-elle le temps ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111Dette publique et démocratie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111La dette publique est inhérente au modèle social . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114La rédemption (biblique) des dettes (publiques). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114Dette publique : de la schizophrénie à la paranoïa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116Dettes publiques : la banqueroute ou la révolution ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117Bientôt une crise idéologique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118Une consolidation des dettes publiques ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119Financement des pensions : le pays est-il en faillite ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120Reculer l’âge de la pension ? Vraiment ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123Déchirer le voile des pensions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125L’amertume des prospérités passées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125

Intuitions fiscales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127Fiscalité belge : si on arrêtait de se mentir ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127L’impôt silencieux sur nos dépôts bancaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130Quel stimulant fiscal en déflation ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132L’impôt au service des actionnaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134Fiscalité immobilière : une idée sulfureuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1362016, Tobin, le retour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139Une difficile fiscalité suédoise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141

Banques et entreprises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143Banque : déposant et actionnaire, même combat ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143La déflation mettrait les banques en difficulté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144Il n’y a pas de krach de l’immobilier résidentiel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145

Page 198: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

TABLE DES MATIèRES

anthemis

197

Financement auto aux États-Unis : gare à Big Brother . . . . . . . . . . . . . . . . . . 146

Perspectives politiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149La véritable crise porte sur l’exercice de l’État . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149Derrière l’endettement public, c’est l’implosion de l’État . . . . . . . . . . . . . . 151Trahi par l’euro, sauvé par l’Europe… ou l’inverse ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153Comment les démocraties finissent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154Comment les démocraties finissent (suite) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154Derrière l’euro, une crise de régime européen ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155Économie belge : entre déni et résignation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157Les élections du 25 mai portent sur le modèle social . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15925 mai 2014 + 1 minute . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161Les notaires d’une technocratie ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162La force d’une économie mixte wallonne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163Proposition fiscale aux formateurs de la coalition suédoise . . . . . . . . . 166Préserver le dialogue social . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167Ce pays fonctionne-t-il bien ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 168On ne sort de l’ambigüité qu’à son propre détriment . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169

Prospectives sociétales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171Voyage au bout du marché . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171Une capitulation devant l’avenir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171Le monde s’enfuit ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172Un nouveau monde se dresse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173La prévisibilité du futur nous a échappé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 174Nous n’avons rien compris à la mondialisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177L’exception économique, c’est la croissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 178Le monde ancien sera pulvérisé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 178Un gigantesque bouleversement social nous attend . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179Le risque du risque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 180

Page 199: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

CECI N’EST PAS UNE DÉFLATION... C’EST BEAUCOUP PLUS GRAVE !

anthemis

198

Économie : si on pouvait revenir en arrière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181La confiance dans la confiance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183Un glissement idéologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 184L’accablement de la jeunesse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185Le cycle long de l’économie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 186Impressions américaines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187Un dernier mot à mes étudiants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191

Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193

Page 200: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur
Page 201: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur
Page 202: c’est beaucoup plus grave ! Bruno Colmant c’est beaucoup ...static.lecho.be/upload/cecinestpasunedeflation-3422042.pdf · Principaux ouvrages (individuels et collectifs) de l’auteur

Bruno Colmant

Brun

o Co

lman

tCe

ci n’

est p

as u

ne d

éflat

ion…

c’es

t bea

ucou

p pl

us g

rave

!Ceci n’est pas une déflation... c’est beaucoup plus grave !

Carnet de notes d’un économiste2014

Carnet de notes d’un économiste 2014Cette crise n’est plus souveraine, ni monétaire : elle porte sur l’exercice des États, écartelés entre des entreprises mondiales et versatiles, et des dettes publiques dont la stabilité de l’expression monétaire et le refinancement sont les garants de l’ordre social.

Nos politiques sont étatico-nationales alors que le marché est mondial. Dans les pro-chaines années, le débat idéologique portera sur le dialogue entre l’État et le marché, entre la collectivité et l’individu, et entre la dette publique et la propriété privée. Cette confrontation se greffera sur un bouleversement technologique qui va pulvériser les modes d’organisation de la sphère marchande.

Certains exigeront une étatisation croissante, voire généralisée, de l’économie, pour maintenir l’ordre social. D’autres argumenteront que cette voie conduirait à désertifier toute initiative spontanée. Les insoutenables dettes publiques engageront la question du défaut ou de l’opposition sociale. Notre démocratie y survivra-t-elle ? Et puis, que penser de la gestion autocratique de l’euro par une Banque centrale européenne éloi-gnée du pouvoir exécutif et des graves erreurs de politique économique de la Commis-sion européenne qui a géré la crise à coups de rigueur et d’austérité en accentuant la génétique déflationniste de l’euro ?

Faut-il craindre Karl Marx pour espérer Adam Smith ? Ou déboulonner Milton Friedman pour restaurer Maynard Keynes ? Thomas Piketty, auquel plusieurs textes sont consa-crés dans cet ouvrage, n’a-t-il pas confondu richesse et monnaie ?

La véritable question porte sur la représentation de l’avenir du corps social. Shakespeare avait écrit : « Faisons face au temps comme il nous cherche ». Un monde nouveau se dresse. Il porte en lui une gigantesque transformation sociale.

Bruno Colmant est membre de l’Académie Royale de Belgique, Docteur en sciences de gestion de l’École de Commerce Solvay (ULB) et titulaire d’un Master of Science de Purdue University (Krannert School of Management, États-Unis). Auteur de plus de cinquante ouvrages, il enseigne l’économie appliquée et la finance

dans plusieurs institutions universitaires dont la Solvay Business School of Economics and Management (ULB), la Louvain School of Management (UCL), Vlerick Business School, l’ICHEC, les Facultés universitaires Saint-Louis, l’École Royale Militaire et la Luxembourg School of Finance (Université de Luxembourg).

9 782874 557767

DEFLA 29€ISBN : 978-2-87455-776-7