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CATHERINE II ET SES CORRESPONDANTS VOLTAIRE, DIDEROT, GRIMM ET J. J. ROUSSEAU En 1731, Voltaire avait publié son Histoire de Charles XII, il estimait que Pierre I er , malgré sa mauvaise foi, avait été « grand par sa ténacité, sa foi, son souci de la gloire et du bonheur de son pays ». Il chercha depuis lors à se rapprocher de la Russie et désirait appartenir à l'Académie de Saint-Pétersbourg. Lorsque Elisabeth se fut emparée par un coup de force de la couronne de toutes les Russies (juillet 1741), Voltaire loua dans ses lettres à Mme du Deffand — qu'il savait en relations suivies avec la nouvelle tsarine — les qualités de « la plus auguste des bergères, qui conduit avec douceur de beaux troupeaux..., qui a achevé par la clémence l'ouvrage que son père Pierre I er a commencé par ses lois. » (Le chevalier d'Eon, lui, appelait la tsarine Elisabeth « une bacchante affamée dont la peau sue la lasciveté ! »). Voltaire espérait être invité en Russie, mais l'impératrice ne répondit pas à ses avances. En janvier 1762, à la mort d'Elisabeth, Pierre III fut proclamé tsar ; le 28 juin, son épouse, Catherine, née Sophie, princesse d'Anhalt-Zerbst, le renversait, montait sur le trône, grâce à l'appui des cinq frères Orlov. Le 5 juillet, Pierre était assassiné à Ropcha... Quatre mois après le coup d'Etat de Catherine II, l'avocat genevois François-Pierre Pictet, (1) lié d'amitié avec Voltaire qui l'appelait « mon cher géant », lui envoya de Saint-Pétersbourg une lettre inspirée, sinon dictée, par la tsarine : « En montant sur le trône, Catherine II n'a fait que céder au voeu général de la nation et ne s'y est déterminée que pour sauver la Russie des maux aux- quels elle semblait destinée... Le peuple russe était en droit de se (1) F. P. Pictet, nê en I72S, était arrivé en Russie en 1761. Il jouissait delà conûance des Orlov et fut l'un des secrétaires de Catherine II.

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Page 1: CATHERINE II ET SES CORRESPONDANTS€¦ · CATHERINE II ET SES CORRESPONDANTS VOLTAIRE, DIDEROT, GRIMM ET J. J . ROUSSEAU En 1731, Voltaire avait publié son Histoire de Charles XII,

CATHERINE II

ET SES CORRESPONDANTS VOLTAIRE, DIDEROT, GRIMM ET J . J . ROUSSEAU

E n 1731, Voltaire avait publié son Histoire de Charles XII, où i l estimait que Pierre I e r , malgré sa mauvaise foi, avait é té

« grand par sa ténac i té , sa foi, son souci de la gloire et du bonheur

de son pays ». I l chercha depuis lors à se rapprocher de la Russie

et désirait appartenir à l 'Académie de Sa in t -Pé te rsbourg . Lorsque

Elisabeth se fut emparée par un coup de force de la couronne de

toutes les Russies (juillet 1741), Voltaire loua dans ses lettres à

Mme du Deffand — qu ' i l savait en relations suivies avec la nouvelle

tsarine — les qual i tés de « la plus auguste des bergères, qui conduit

avec douceur de beaux troupeaux..., qui a achevé par la clémence

l'ouvrage que son père Pierre I e r a commencé par ses lois. » (Le

chevalier d 'Eon , lu i , appelait la tsarine Elisabeth « une bacchante

affamée dont la peau sue la lasciveté ! »). Voltaire espérait ê t re

invité en Russie, mais l ' impératr ice ne répondi t pas à ses avances.

E n janvier 1762, à la mort d'Elisabeth, Pierre III fut proc lamé

tsar ; le 28 juin , son épouse, Catherine, née Sophie, princesse

d'Anhalt-Zerbst, le renversait, montait sur le t rône , grâce à l 'appui

des cinq frères Orlov. L e 5 juillet, Pierre é ta i t assassiné à Ropcha.. .

Quatre mois après le coup d 'Etat de Catherine II , l 'avocat

genevois François-Pierre Pictet, (1) lié d 'amit ié avec Voltaire qui

l'appelait « mon cher géan t », lui envoya de Sa in t -Pé te r sbourg

une lettre inspirée, sinon dictée, par la tsarine : « E n montant sur

le t rône , Catherine II n'a fait que céder au v œ u général de la nation

et ne s'y est dé terminée que pour sauver la Russie des maux aux­

quels elle semblait destinée. . . Le peuple russe éta i t en droit de se

(1) F . P . P i c t e t , n ê en I72S, é t a i t a r r i v é en Russ ie en 1761. I l jou issa i t d e l à c o n û a n c e des O r l o v et fut l ' u n des s e c r é t a i r e s de Cather ine I I .

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soustraire à l ' au tor i té d'un prince qui en abusait si visiblement...

Pourquoi une distance de huit cents lieues vous séparo-t-elle de

Pé te r sbourg ? Vous verriez sur le t rône un vrai philosophe... »

Voltaire — qui, le 18 octobre 1761, sous le règne d'Elisabeth,

avait écrit à Pictet qu' i l « adorait les belles impérat r ices » et offrait

de donner les prémices de ses pièces nouvelles à Sa in t -Pé te r sbourg

— battit froid : i l n'avait pas confiance en Catherine ; i l partageait

le scepticisme du baron de Breteuil, de sir Robert Ke i th , du comte

Solms et des autres ministres accrédités à Sa in t -Pé te rsbourg sur

le sort de la « jeune aventur ière » qui ne ferait « qu'une courte appa­

rition dans l'histoire du monde ». E n quoi ces diplomates se trom­

paient fort : Catherine II allait régner trente-quatre ans !

Pictet exprima sa déception à Voltaire : « Me serait-il permis

de vous gronder ? Je vous ai écrit une longue lettre qui avait é té

vue [par Catherine] : on s'attendait avec impatience à une réponse.

Cette réponse arrive, mais si sèche, si nue, si décharnée que je n 'ai

pas voulu la faire voir.. . »

L a situation de la tsarine s 'é tant consolidée, Voltaire adresse

à Pictet « ce petit papier pomponne », dest iné à l ' impératr ice :

Dieu qui m'ôtez les yeux et les oreilles, Rendez-les moi, je pars au même instant ! Heureux qui voit vos augustes merveilles, O Catherine ! Heureux qui vous entend 1 Plaire et régner, c'est là votre talent ; Mais le premier me touche davantage. Par votre esprit, vous étonnez le sage, Qui cesserait de l'être en vous voyant.

Catherine s'empresse de répondre , le 15 octobre 1763 : ... « J 'a i

commis un péché mortel en recevant la lettre adressée au géant :

j ' a i qu i t t é un tas de suppliques, j ' a i r e t a rdé la fortune de plusieurs

personnes, tant j ' é t a i s avide de lire votre ode. Je n'en ai m ê m e

pas de repentir. II n 'y a point de casuiste dans mon Empire , et

jusqu'ici je n'en étais pas bien fâchée. Mais, voyant le besoin d 'ê t re

ramenée à mon devoir, j ' a i t r o u v é qu ' i l n 'y avait pas de meilleur

moyen que de céder au tourbillon qui m'emporte, et de prendre

la plume pour prier M . de Voltaire, t rès sérieusement, de ne plus

me louer avant que je l'aie mér i té . Sa répu ta t ion et la mienne y

sont également intéressées. I l dira qu ' i l ne tient qu ' à moi de m'en

rendre digne ; mais en vér i té , dans l ' immensi té de la Pxussie, un

an n'est qu'un jour, comme mille devant le Seigneur. Voilà mon

excuse de n'avoir pas encore fait le bien que j 'aurais dû faire...

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C A T H E R I N E II E T S E S C O R R E S P O N D A N T S 661

Je regrette aujourd'hui, pour la première fois de ma vie, de ne

point faire de vers ; je ne peux répondre qu'en prose, mais je veux

vous assurer que, depuis 1746 que je dispose de mon temps, je vous

ai les plus grandes obligations. Avan t cette époque, je ne lisais

que des romans ; mais par hasard vos ouvrages me tombèren t

dans les mains ; depuis je n 'ai cessé de les lire, et n 'ai voulu d'au­

cuns livres qui ne fussent aussi bien écrits mais où i l n 'y eut autant

à profiter. Mais où les trouver ?... »

L a correspondance se poursuivra pendant quinze ans entre

, Catherine et Voltaire, j u squ ' à la mort de ce dernier. L a tsarine

a t rouvé son chantre : tel le griot du sultan noir de l 'Afrique occi­

dentale qui chante les prouesses et les dons merveilleux de son

maî t re , Voltaire se roule aux pieds de « son » impérat r ice , de 1' « In­

comparable ». Ecoutez-le : « ...C'est maintenant vers l 'Etoile du

Nord qu ' i l faut que tous les yeux se tournent... Vous êtes devenue

réellement l a bienfaitrice de l 'Europe. » (21 juin 1766).

« Je suis Catherin, je mourrai Catherin. » (18 mai 1770).

« Avan t vous, personne n'écrivis comme vous et i l est t rès dou­

teux qu 'après vous quelqu'un vous égale jamais... Vos vers et

votre prose ne seront jamais surpassés. . . » (3 mars 1771).

« Je regarde votre Instruction comme le plus beau monument

du siècle... » (19 juin 1771). '

« Savez-vous où est le Paradis terrestre ? Moi , je le sais : i l

est partout où est Catherine II.. . » (17 septembre 1771).

Voltaire signe « le vieux Suisse », « le vieux solitaire, moitié

Français , moit ié Suisse », « le vieillard des Alpes », « le vieux malade

de Ferney » ou encore « le vieux radoteur ».

E n septembre 1769, 11 exprime le désir d'aller dans le « Paradis

terrestre » où vi t l'adorable Cateau. Mais elle l'en dissuade, invo­

quant la san té de son ami et admirateur : « Elle serait inconsolable

s'il lui arrivait quelque chose... » E n 1778, i l revient sur ce projet.

Catherine alerte Gr imm : « Pour l 'amour du ciel, conseillez à l'octo­

génaire de rester à Paris ! Que ferait-il ici ? I l mourrait ic i ou en

chemin, de froid, de vieillesse et à cause des mauvaises routes...

Dites-lui que Cateau n'est bonne q u ' à voir à distance 1... »

Voltaire, qui a trente-cinq hivers de plus que l ' impératr ice ,

persiste néanmoins dans son enthousiasme : « Vous êtes devenue

ma passion dominante... Je me mets à vos pieds, je les baise beau­

coup plus respectueusement que ceux du pape... « Catherine répond

avec une douce ironie : « Je prends hardiment le titre de votre

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favorite... Je baiserai de bon cœur cette main qui a écrit tant de

belles choses... »

L 'amour du « vieux radoteur des Alpes » pour sa « favorite »

n'est pas tout à fait désintéressé, n i son péan gratuit : i l touche

des sommes coquettes. Ains i , à l a fin de 1770, i l l'informe que sa

colonie d'horlogers de Ferney serait heureuse de lui envoyer des

montres ; la tsarine en commande « pour quelques milliers de rou­

bles », mais elle en reçoit une caisse pleine, avec une facture de

39.238 livres de France ! C'est d'ailleurs de l'argent bien placé :

Catherine narre à Voltaire ses guerres en Turquie et en Pologne,

pour que le premier vendeur de nouvelles de l 'Europe célèbre les

victoires et proclame le bon droit de sa Dame. I l n 'y manque

point : oubliant que, peu aupravant, i l avait comblé d'éloges les

Turcs, i l les accable de railleries, d'insultes ; i l appelle le sultan

Moustapha II I « le cochon du Croissant », « le gros cochon », « le

gros bœuf ». I l exprime — lui , l'adversaire de la guerre ! — le désir

que les host i l i tés contre la Porte se poursuivent j u s q u ' à l'exter­

mination des Turcs ! I l légitime et glorifie la guerre de conquête :

« Pourquoi donc faire la paix, quand on peut pousser si loin ses

conquêtes ?... L a guerre est t rès utile à un pays, quand on la fait

avec succès sur ses frontières.. . « (Lettres des 20 juillet et 21 sep­

tembre 1770).

L e défenseur de Calas vocifère contre les Polonais qui ont l'inso­

lence de résister aux envahisseurs. I l appelle Catherine « la bien­

faitrice de la Po logne»! I l va j u s q u ' à traiter de «bagate l le» l'assas­

sinat de Pierre III dont i l suppose, à tort, la tsarine coupable.

Lorsque Diderot et Gr imm sont reçus à Sa in t -Pé tersbourg ,

i l se plaint d ' ê t re délaissé : « Madame, je suis positivement en dis­

grâce à votre Cour. Votre Majesté Impér ia le m'a p l an té là pour

Diderot ou pour Gr imm, ou pour quelque autre favori : vous n'avez

eu aucun égard pour ma vieillesse. Passe encore si Votre Majesté

é ta i t une coquette française ! Mais comment une Impéra t r ice

victorieuse et législatrice peut-elle être si volage... ? Je n'aimerai

plus d ' impéra t r ice de ma vie !...

« Que Votre Majesté, Madame, daigne donc recevoir cette

lettre comme ma dernière volonté , comme mon testament.

«Votre admirateur, votre délaissé, votre vieux Russe de Ferney. »

(9 aoû t 1774)/

Catherine répond sur le même ton badin : « . . .Vivez, Monsieur,

et raccommodons-nous ; car aussi bien i l n 'y a pas de quoi nous

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brouiller. J 'espère bien que vous ré t rac terez par un codicille en

ma faveur ce p ré t endu testament si peu galant. Vous êtes si bop

Russe que vous ne sauriez être l'ennemi de

Catherine. »

Rassuré , Voltaire mande à sa « divine Impéra t r i ce » : « Madame !

L'amour fit le serment, l'amour l'a violé.

« Je pardonne à Votre Majesté Impéria le et je rentre dans vos

chaînes. N i le Grand Turc, n i moi nous ne gagnerions rien à être

en colère contre vous... Je ne puis, cette année , grossir la foule

des Européens et des Asiatiques qui viennent contempler l 'admi­

rable autocratique, victorieuse, pacificatrice, législatrice. L a saison

est trop avancée ; mais je demande à Votre Majesté la permission

de venir me mettre à ses pieds l 'année prochaine, ou dans deux ans

ou dans dix. Pourquoi n'aurais-je pas le plaisir de me faire enter­

rer dans quelque coin de Pétersbourg, d 'où je pusse vous voir passer

et repasser sous vos arcs de triomphe, couronnée de lauriers et

d'oliviers ?... »

Catherine II , qui nourrit une sincère admiration pour Voltaire,

se réclame parfois de lu i . C'est ainsi qu'elle écrit, pour expliquer

son horreur du doctrinarisme et des hommes à sys tème : « ...Voltaire,

mon m a î t r e , défend de deviner parce que ceux qui se mêlent de

deviner aiment à faire des systèmes, et que qui veut faire des

systèmes veut y faire entrer was sich passt und nicht passt, und

reimt un nicht reimt (ce qui convient et ne convient pas, ce qui

rime et ne rime pas), et puis l'amour-propre devient l 'amour du

système, ce qui enfante l ' en tê tement , l ' intolérance, la persécu­

tion — drogues dont mon ma î t r e dit qu ' i l faut se garder. »

Lorsque l a lettre de Gr imm annonçan t la mort de Voltaire

parvient à la tsarine, elle répond aussi tôt , de Tsarkoé-Sélo, le

21 juin 1778 : «... L e mois de mai m'a été très- fatal : j ' a i perdu

deux hommes que je n'ai jamais vus, qui m'aimaient et que j 'hono­

rais — Voltaire et mylord Chatam ; longtemps, longtemps et peut-

être jamais, surtout le premier, ne seront-ils remplacés par des

égaux, et jamais par des supérieurs, et pour moi ils sont irrémé­

diablement perdus ; je voudrais crier !... »

Le chagrin de l ' impératr ice est sincère. El le l 'exprime à diverses

reprises, au cours des années qui suivent : « Depuis qu ' i l est mort,

i l me semble qu ' i l n 'y a plus d'honneur a t t a c h é à la belle humeur ;

c 'étai t lui qui é ta i t la divini té et la gaieté. A u reste, c'est mon maî t re ,

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c'est lu i ou p lu tô t ses œuvres qui ont formé mon esprit et ma

tè te . . . » « ...Quand je dis le dieu de l ' agrément , cela est synonyme

du nom de Voltaire : les anciens l'auraient déifié, et l ' ag rément

aurait été son partage. » (23 juin 1781).

Lorsqu'on annonce l 'édition de K e h l , Catherine en commande

cent exemplaires, afin de les distribuer. El le veut que les œuvres

de son maî t re servent d'exemple, « qu'on les é tudie , qu'on les

apprenne par cœur , que les esprits s'en nourrissent : cela formera

des citoyens, des génies, des héros et des auteurs. »

Cependant la tourmente qui se lève sur la France en 1789 et

va souffler en t e m p ê t e donne à réfléchir à la tsarine : les philosophes

— et Voltaire en particulier — ne seraient-ils pas les fauteurs

de la Révolut ion ? El le interroge Gr imm : « Vous me dites que vous

vengerez un jour Voltaire de l ' imputation qu ' i l a cont r ibué à pré­

parer la Révolut ion et que vous en indiquerez les vrais auteurs ?

Je vous prie, nommez-les moi, et dites-moi ce que vous en savez... »

El le se refuse à lire la vie de Voltaire par Condorcet : « Je n'aime

point ce qui est écrit par les énergumènes . »

Es t - i l exact qu'elle ait brûlé les lettres des « philosophes » et

dé t ru i t les souvenirs de Voltaire ? On ne peut l'affirmer. E n re­

vanche, i l est certain que la Révolut ion changea les sentiments

de la tsarine pour certains de ses amis. E l le avait affirmé à diverses

reprises, et jusqu'en 1789, que son âme é ta i t s incèrement «répu­

blicaine ». Ce n ' é t a i t - q u ' u n e boutade dest inée aux philosophes.

El le est sincère quand elle déclare à l'ambassadeur de Ségur, au

moment où i l quitte la Russie : « Vous feriez mieux de rester près de

moi. . . Votre penchant pour la nouvelle philosophie et pour la l iberté

vous portera probablement à soutenir la cause populaire ; j ' en serai

fâchée, car moi je resterai aristocrate : c'est mon métier. »

E n 1764, c'est-à-dire après deux ans de pouvoir seulement, elle

mandait à Viasemsky, lorsqu'elle l 'avait n o m m é procureur géné­

ral : « L ' E m p i r e russe est si grand que toute forme de gouvernement

autre que celle d'un empire absolu serait préjudiciable, car toute

autre forme est plus lente dans son exécution et renferme des

passions qui éparpil lent les forces... »

D I D E R O T

L a tsarine agit envers Diderot comme envers Voltaire : le souci

de sa gloire et sa générosité naturelle lui dictent des gestes qui

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provoquent les m ê m e élans de gratitude, des flagorneries sembla­

bles. El le achète (cinq fois sa valeur) la bibl io thèque du père de

VEncyclopédie ; elle lu i en laisse la jouissance j u s q u ' à sa mort, y

ajoutant un traitement annuel de bibliothécaire. El le dote Mlle D i ­

derot.

Après s 'être fait beaucoup prier — parce qu ' i l est casanier —

Diderot décide de se rendre en Russie. I l quitte Paris au mois

de mai 1773, arrive à Sain t -Pétersbourg le 10 octobre. I l s'est

plaint du voyage mais n'est pas trop fâché d 'ê t re débarrassé pour

une année de Naneilte, sa maîtresse, « cette pie-grièche » comme di­

sait Jean-Jacques Rousseau.

L ' impéra t r ice le reçoit admirablement, si bien qu ' i l se croit

chez lu i . U n jour, au cours d'une discussion passionnée, i l arrache

sa perruque, la jette dans un coin. L a tsarine va la ramasser, la

lui tend, mais, tout à son sujet, i l fourre l'objet dans sa poche

d'où l 'on voit s 'échapper des mèches. Parfois, Catherine est obligée

de mettre une table entre elle et son invi té parce qu ' i l lu i donne

dans sa bonne humeur, des claques si énergiques que l ' Impéra t r ice

sort de ces entretiens philosophiques avec « les genoux meurtris

et des taches bleues sur les cuisses » ! I l lu i dit : « M a bonne dame »,

lui tient des discours de trois heures d'affilée. U n jour, i l lu i demande

« Pourquoi donc les paysans russes ne se lavent-ils pas ?... » Aga­

cée, elle répond : « Parce qu'ils savent que leur corps n'appartient

qu ' à leur ma î t r e ! »

Revenu à Paris, Diderot fait ses comptes : Catherine lui ayant

offert trois bourses de 1000 roubles, i l ne lu i reste, tous frais payés,

qu'un bénéfice de 200 livres. I l put donc écrire qu ' i l venait de

faire un voyage tout à fait désintéressé !

L ' impéra t r ice et le philosophe surent dissimuler leur déception

réciproque. Diderot é ta i t allé en Russie avec l'espoir d'y jouer un

grand rôle, mais son irréligion avait déplu à Catherine. Une lettre

du précepteur des jeunes grands-ducs, F . C. de L a Harpe, le prouve :

« J 'a i su, à n'en pouvoir douter, que l ' a thé isme de Diderot, qu' i l

laissa percer quelquefois dans ses conversations, réussit t rès mal

à cette cour, et que l ' Impéra t r i ce elle-même, malgré tout ce qu'elle

mettait de grâce dans son accueil hospitalier, sut t rès mauvais

gré au philosophe de ses indiscrétions, et lu i en fit une verte répri­

mande. »

De son côté, Gr imm mande que Diderot « a été en butte à de sourdes persécut ions ».

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666 L A R E V U E

Diderot avait pourtant écrit à Catherine : « Je ne dirai rien

do Dieu par respect pour Votre Majesté. El le aime à se persuader

qu'elle a dans le ciel un modèle qui a les yeux ouverts sur sa con­

duite... Je respecte cette belle chimère que Socrate, Phocion,

Titus, Trajan et Marc-Aurèle ont eue comme El le . Mais j 'oserai

.L'entretenir des dangers de la morale religieuse... »

Notre philosophe ne s'en é ta i t pas tenu là : i l avait remis à

la tsarine une note de l'ambassadeur de France Durand conte­

nant des propositions pour une paix entre la Russie et la Turquie.

Il s'en excusa d'ailleurs. Catherine répondi t qu'elle passait outre

à la condition que Diderot rapporterait exactement ce qu'elle

allait faire de ce document... qu'elle jeta au feu, sans le lire. Tels

sont les faits rappor tés par le premier ministre Panine à l'ambas­

sadeur d'Angleterre.

L ' Impéra t r i ce avait apprécié « l 'imagination intarissable »

de Diderot. El le mit néanmoins sous clef, comme produit dange­

reux, les Entretiens écrits du philosophe, sans en tenir le moindre

compte dans ses décisions : « Si je l'avais cru, tout aurait é té boule­

versé dans mon Empire : législation, administration, politique,

finances ; j 'aurais tout renversé pour y substituer d'impraticables

théories. A u bout de quelque temps, voyant qu ' i l ne s 'opérai t

dans mon gouvernement aucune des grandes innovations qu ' i l

m'avait conseillées, i l m'en montra sa surprise avec une sorte de

fierté m é c o n t e n t e . Alors, lui parlant franchement, je lu i dis :

« Monsieur Diderot, j ' a i entendu avec grand plaisir tout ce que

votre brillant esprit vous a inspiré ; mais avec tous vos grands

principes, que je comprends t rès bien, on ferait de beaux livres

et de mauvaise besogne. Vous oubliez dans tous vos plans

de réforme la différence de nos deux positions : vous, vous ne

travaillez que sur le papier, qui souffre tout ; i l est tout uni, souple

et n'oppose d'obstacles ni à votre imagination, ni à votre plume ;

tandis que moi, pauvre Impéra t r ice , je travaille sur la peau humaine

qui est autrement irritable et chatouilleuse !... »

Dans un rapport du 31 décembre 1773, l'ambassadeur Durand

écrit : « Les conférences entre Diderot et Catherine se succèdent

sans cesse et se prolongent de jour en jour... Mais El le ( l ' Impéra­

trice) a peint Diderot on disant qu'en certains points i l avait cent

ans et qu'en d'autres i l n'en avait pas dix.. . »

A L a Haye, sur le chemin du retour, Diderot écrivit ses Obser­

vations sur la Nakaz (Introduction rédigée par Catherine en vue

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C A T H E R I N E II E T S E S C O R R E S P O N D A N T S 667

de l 'é laborat ion d'un code) et n 'y ménagea pas ses critiques. L ' I m ­

pératr ice mande à Gr imm : « Cette pièce (les Observations) est

un vra i babi l dans lequel on ne trouve ni connaissance des choses,

n i prudence, ni clairvoyance... Or, je soutiens que mon Instruction

a été non seulement bonne, mais même excellente et bien appli­

quée aux circonstances... » (mars 1776).

Diderot commit une ultime maladresse : ignorant qui étai t

l'auteur de VAntidote, livre anonyme ré fu tan t le Voyage en Sibérie

de l ' abbé Chappe d'Auteroche, i l écrit à G r i m m : « C'est le plus

mauvais ouvrage qu ' i l soit possible pour le ton, le plus mesquin

pour le fond, le plus absurde pour les pré ten t ions !... » Or, c 'étai t

un ouvrage écrit par Catherine e l le -même!

On comprend que la correspondance se soit espacée entre

l ' Impéra t r ice et le philosophe, ce qui n ' empêcha pas Catherine

de continuer à se montrer généreuse : elle offrit un appartement

à son ancien ami, qui mourut b ien tô t ; puis elle acheta les manus­

crits qu ' i l laissait.

G R I M M

Frédéric-Melchior Gr imm, fils d'un pasteur de Hambourg,

avait conquis Paris — où i l é ta i t arr ivé en 1748, à l 'âge de vingt-

cinq ans — en faisant para î t re une brochure sur la musique ita­

lienne, en ayant un duel et une histoire d'amour. I l fréquentai t

les milieux intellectuels les plus brillants. Lié avec Diderot, d 'Alem-

bert et Rousseau (qui le malmènera dans ses Confessions), i l créa

la Correspondance littéraire. Cette sorte de lettre-circulaire b i ­

mensuelle, qui relatait et commentait les nouveau tés l i t téraires

françaises, é ta i t surtout destinée aux cours é t rangères . Plusieurs

souverains, dont Frédér ic II et Catherine I I , y é ta ien t abonnés.

Profitant de ses relations, Gr imm voyage beaucoup, fait des séjours

chez les princes, devient leur confident, à l'occasion même ministre

officiel ou officieux. Fr iand de titres et de décorat ions , fier de son

int imité avec les grands de ce monde, le chroniqueur assiste au cou­

ronnement de trois empereurs d'Allemagne, discute avec Joseph II ,

raille Frédér ic le Grand, plaisante avec Henr i de Prusse. Sa gloire

exigeait qu ' i l connû t la Sémiramis du Nord : i l n 'y manqua pas.

E n 1773, alors qu ' i l accompagne le jeune prince héréditaire

de Hesse à Sa in t -Pé tersbourg , i l est prié au mariage du tsarévi tch

Paul et fort bien t ra i t é par Catherine II : « L ' Impéra t r i ce me combla

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de bon tés dès le premier jour, écrit-il. . . Je la vis presque quoti­

diennement, une ou deux fois en t ê t e à t ê t e , pendant deux heures... »

De son côté, Catherine mande à Voltaire (septembre 1773)

que la conversation de G r i m m fut « un délice » pour elle. L a cour­

toisie, le parfait comportement du nouvelliste firent le plus heu­

reux contraste avec le manque d'usages de Diderot qui se trouvait

à Sa in t -Pé te rsbourg en même temps que lu i .

E n 1776, Gr imm revint en Russie ; i l y passa toute une année ,

voyant l ' Impéra t r ice tous les jours. Ils parlaient de tout, comme

i l l ' a écrit : « C'étai t un commerce d ' épanchements entre deux

amis, qui se rendaient compte réc iproquement de ce qui les occupe­

rait le lendemain... I l faut avoir v u dans ces moments, cette t ê t e

singulière (Catherine II), ce composé de génie et de grâce, pour

avoir une idée de la verve qui l ' en t ra îna i t , des traits qui lu i échap­

paient, des saillies qui se pressaient et se heurtaient... Je quittais

Sa Majesté pour l'ordinaire tellement ému, tellement électrisc,

que je passais la moit ié de la nuit à me promener à grands pas

dans ma chambre, obsédé, poursuivi par tout ce qui avait été dit,

et me désolant que tout cela ne fût que pour moi et dû t rester

perdu pour tout le monde... L 'a r t de conserver l a dignité qui lu i

é ta i t naturelle, au milieu de l'aisance, de la familiarité même ,

é ta i t un de ses secrets et des charmes magiques de sa société... »

Catherine le charge de missions secrètes et délicates à son

retour à Paris. El le fait en quelque sorte de lu i son factotum ;

elle lu i accorde un traitement annuel de 2000 roubles et lu i donne

le rang de colonel. Cet Allemand, qui est déjà ministre plénipo­

tentiaire du duc de Saxe-Gotha auprès du roi de France, sera en

outre à demi Russe. I l est également Français , puisqu'il a fait

partie de la maison du duc d 'Orléans.

L a correspondance entre Catherine II et Gr imm se poursuivra

j u s q u ' à la mort de l ' Impéra t r i ce . Tous les trois mois, elle lu i envoie

une sorte de journal où, selon ses propres termes, elle lui dit « tout

ce qui se trouve au bout de son cœur. . . » Elle convient même : « Je

n'ai jamais écrit à personne comme à vous. » Le courrier repart

de Paris avec les lettres-fleuves de Gr imm. Cette correspondance

é tonne par son naturel, son abandon, sa familiarité entre deux

êtres de condition si différente et qui n'ont pas été des amants.

Gr imm raconte à son illustre correspondante ce qui se passe

à Paris : aussi bien l 'arr ivée de Joseph II que celle do Cagliostro,

la chute do Neckcr que la marche de la Révolut ion. Il lui parle

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C A T H E R I N E II E T S E S C O R R E S P O N D A N T S GG9

des personnal i tés parisiennes, de leurs histoires et aventures. Ses

lettres ont parfois quarante-huit pages ; i l y joint des asperges

de Tours, du sucre d'orge de Moret, des bas en poils de lapin. L a

tsarine lu i demande de lu i acheter des tableaux, des pierres gra­

vées, des livres, des robes, des produits de beau té . El le lui envoie

de l'argent pour soulager des infortunes. Ains i Mme d'Epinay,

malade et qui venait de perdre sa fortune, reçut l a somme

de 16.000 livres des mains de Gr imm et d'ordre de l ' Impéra t r ice .

Gr imm, naturellement, est assailli par des solliciteurs de tous gen­

res: «Je suis un des hommes les plus tourmentés qu' i l y ait sur la terre...»

Catherine raconte à son « céleste baron », à son « baron éternel »,

au « Solon de l 'Allemagne » ses guerres, ses amours, ses coliques

venteuses, la conquête de la Crimée, ses joies, ses chagrins, ses

travaux, la mort d'une grande-duchesse. El le se moque des lettres

moit ié larmoyantes, moitié hargneuses de Gr imm » et de sa propre

« gourme de législomanie ». Dans ces lettres écrites en français,

avec des mots et des phrases en allemand, elle utilise le jargon

qui lu i est familier : « L a cinquième roue du carrosse ne gâte rien

à l'omelette... Je suis volatile comme une plume... Je n'ai pas

plus d'esprit qu'une épingle... Mon mal de t ê t e ne se mouche pas

du pied... Mon crédit clignote... Moscou est une bégueule. . . Je

suis un composé de bâ tons rompus... » De ses petits-fils, elle écrit :

« Alexandre a la b e a u t é et la majesté de l 'Apol lon du Belvédère.

Quant à Constantin, c'est une machine à b â t o n s rompus, pét i l lant

d'esprit, é tourdi comme un hanneton... »

Quand Gr imm reçoit le courrier trimestriel, i l saute de joie

et ne craint pas les hyperboles. A ins i , le 6 septembre 1780, i l écrit :

« Lorsque j ' a i v u une lettre de Votre Majesté Impér ia le de douze

pages, commencée à Pleskoff, cont inuée à Polotzk et terminée

à Mohilef la veille du dépar t , mes yeux se sont t ransformés en

deux sources jaillissantes et j ' a i fondu en larmes. J 'a i mille fois

baisé ces caractères sacrés, t racés par cette main auguste sur

laquelle je voudrais expirer, pros terné d'attendrissement et de

reconnaissance. I l suffit d'un de ces traits pour faire la destinée

de ma vie... »

Gr imm reçoit-il le portrait de l ' Impéra t r i ce ? I l s'écrie : « Bénie

soit celle qui, pleine de grâce, a daigné accorder à son souffre-

douleur cette image sans prix de l 'Immortelle... C'est comme les

beaux tableaux de Raphaë l : plus on les regarde, plus on est exta­

sié... »

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U n autre jour, i l écrit : « Catherine II est la bienfaitrice non ,

seulement de ses sujets, mais de tous les peuples de la terre à qui

le sort a permis d'avoir avec elle les rapports même les plus éloi­

gnés.. . »

Voltaire et Diderot morts, Gr imm se fait le grand agent de

publici té de Catherine II. I l s'acquitte de sa t âche avec le m ê m e

enthousiasme, les mêmes sonneries de trompettes, les mêmes

superlatifs dithyrambiques. I l faut croire qu'elle exerce un charme

qui dépasse le pouvoir des cadeaux, fussent-ils impér iaux ? Gr imm,

lui aussi, approuve tous les actes de l ' Impéra t r ice , y compris le

nouveau partage de la Pologne.

Quand elle lu i offre la croix de Saint-Wladimir, i l regrette que

la tsarine ne lu i ait pas p lu tô t envoyé « le collier de son chien avec

ces mots gravés : « J'appartiens à Catherine ». I l va m ê m e j u s q u ' à

souhaiter « obtenir pour ses cendres un coin dans la tombe de sir

Thomas Anderson », le chien de Catherine... E n attendant cet

honneur suprême, i l est n o m m é ministre de Russie à Gotha, puis

résident à Hambourg.

Les lettres de Catherine II à Gr imm qui ont été publiées — i l

y en a 273 — remplissent un volume de 700 pages.

E n 1781, Catherine revient sur cette question : « Cette l i t t é ra tu re

tudesque laisse tout le reste du monde grandement derrière elle et

va à pas de géant . . . A h ! que l 'Allemagne a de gens de méri te en ce

moment ! A h ! qu ' i l fait bon d'y pêcher ! » Qu'on ne lui parle donc

plus de la l i t t é ra ture française, car « les pauvres gens n'ont pas un

seul bouquin qui approche de ceux-ci, depuis que mon maî t re

(Voltaire) est mort... » Elle fait toutefois une exception pour Cor­

neille : « I l m'a toujours élevé l 'âme, et je n'aime point qu'on touche

aux ouvrages des gens de génie.. . »

Catherine invite Gr imm à venir en Russie, mais sans insister,

par discrétion. Puisque Gr imm ne veut pas quitter l 'Europe,

puisqu'il est a t t aché à ce point à son Paris et à ses princes alle­

mands, elle continuera à jaser avec lu i , à cœur ouvert, comme à son

ordinaire :

Péterhof, ce 5 juillet 1779 : «Mon Dieu ! que je vous plains d 'ê t re

obligé de lire tout ce qui sort de ma plume : savez-vous comment

elle va ? comme le cotillon de ma commère dans la chanson ; chantez

un peu cette chanson ; elle vous désennuiera do la lecture de cette

énorme pancarte... »

L ' impéra t r ice suit avec une grande attention tout ce qui se

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C A T H E R I N E II E T S E S C O R R E S P O N D A N T S G71

passe à Paris. El le écrit à Gr imm à propos de l'affaire du Collier :

Saint-Pétersbourg, ce 9 avril 1785. « J 'a i lu les deux mémoires que

vous m'avez envoyés , et j 'opine toujours pour déclarer l 'Eminence

[Rohan] autant dindon que fripon ; les énigmes du Sr d 'Et ion-

ville le prouvent dans tous ses mémoires : i l y a du dit et du non

dit, mais l 'Eminence a beau dire, i l est fripon ; je le tiens pour dû­

ment convaincu, et je déclarerai moi le Parlement dindon s'il ne

reconnaî t ra pas l 'Eminence pour fripon et Cagliostro pour impos­

teur : das Eine und dans Andere wird mir kein Mensch ausschwatzen

(dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es) ».

Saint-Pétersbourg, ce 11 mars 1786. — « J 'a i lu le mémoire de

Cagliostro et, si je n'avais pas été persuadée que c'est un franc char­

latan, son mémoire m'en aurait convaincue ; et pourquoi le Parle­

ment de Paris n'appelle-il pas un traducteur arabe pour constater

que cet imposteur ne sait pas un mot d'arabe ? C'est un vi lain

coquin qu ' i l faudrait pendre : cela ar rê tera i t l a frénésie nouvelle

de croire aux sciences occultes dont on est si fort engoué à présent

en Allemagne, en Suède, et qui commençai t à prendre ic i , mais nous

y mettons bon ordre. L'autre mémoire me prouve que son Eminence

est un vi la in coquiii qui passait sa vie avec des escrocs. »

Catherine n 'a que mépris et méfiance pour Beaumarchais :

Tsarkoé-Sélo, ce 12 juillet 1781 : « Je vous dois un remerciement

de la promesse que vous me faites de me délivrer de M . Beau­

marchais et de ses loteries. »

Saint-Pétersbourg, ce 28 décembre 1787. — « Sur la correspon­

dance de Voltaire, je vous ai m a n d é mon avis : faites en sorte, je

vous prie, que Figaro ne publie aucune de mes lettres, et à cet effet,

achetez tout ce qu ' i l y a d ' impr imé dans ce tome, et jettez-le tout

entier au feu ; mais faites en sorte que ce vi lain homme n'en garde

pas un exemplaire, afin qu 'après l 'avoir vendu à moi, i l ne le réim­

prime derechef ; car ce coquin est capable de tout cela, à ce qu'on

m'a assuré. »

L a correspondance de Catherine II avec Gr imm nous révèle

le caractère de la tsarine et nous fait connaî t re ce qu'elle pense des

événements et des hommes. Ces lettres, écrites au jour le jour de

1775 à 1796 et adressées à un ami sûr, sont à notre avis plus inté­

ressantes que les Mémoires de la Grande-Duchesse, rédigés après

coup par la tsarine et qui s ' a r rê ten t trois ans avant son avènement .

Catherine, inquiè te du sort de cette correspondance, écrit à Gr imm

le 25 novembre 1787 : « Ecoutez, nous sommes tous mortels : brûlez

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mes lettres, afin qu'elles ne soient pas imprimées de mon vivant ;

elles sont bien plus lestes que celles que j ' a i écrites à Voltaire, et

pourraient faire un mal du diable ; j 'exige que vous les brûliez, en­

tendez-vous ? bu que vous les mettiez dans un endroit si sûr que de

cent ans personne ne les puisse déterrer . »

Le 8 décembre 1794, l ' impérat r ice revient à la charge : « Ecoutez

donc, jetez au feu tout de bon mes lettres ; je ne veux pas qu'elles

soient lues ni par les démagogues ni par les constitutionnels, que

je ne peux pas souffrir, parce que ce sont eux qui sont accouchés

de tous les maux présents et futurs de la France. »

Avec mille peines, Gr imm réussit à faire passer cette correspon­

dance en Allemagne, puis en Russie, où elle se trouve encore.

Gr imm est mort à Gotha, en 1807, à l 'âge de quatre-vingt-

quatre ans. L a Révolut ion française l 'avait ruiné, la mort de Ca­

therine désespéré. Selon ses propres expressions, « i l avait passé les

trois quarts de sa vie dans la fortune, le dernier quart dans le mal­

heur ».

J . - J . R O U S S E A U

Jean-Jacques Rousseau avait résisté, lu i , aux chants harmo­

nieux de la sirène qui avait cherché à l 'attirer en Russie alors qu' i l

se trouvait en Angleterre. L ' impéra t r i ce avait chargé Grégor

Orlov de lu i adresser une invitation. Plus doué pour des coups de

main que pour des démarches délicates, le favori avait adressé à

l'auteur de L'Emile une lettre singulière : i l mettait à sa disposition

sa maison de campagne de Gatchina, à seize verstes de Saint-

Pé te r sbourg ; là, dans un cadre lacustre admirable, Rousseau

pourrait médi ter , pêcher et chasser à loisir ; les habitants de Gat­

china ne savaient pas un t r a î t r e mot d'une langue é t rangère , « les

prê t res é ta ient incapables de discuter ou de prêcher et ils é ta ien t

certains d'avoir accompli tout leur devoir lorsqu'ils avaient fait

le signe de la croix ». Jean-Jacques résista à la tentation de ce

paradis : i l r épondi t qu ' i l é t a i t vieux, invalide, que Sa in t -Pé ters ­

bourg n ' é t a i t pas très près du soleil ; au surplus, « i l trouvait dans

la compagnie des fleurs et des plantes la paix si chère à son cœur

et que les hommes lu i refusaient ». Par une ironie singulière, Cathe­

rine devait ordonner quelques années plus tard à Grégor Orlov

de se retirer dans cette maison de Gatchina, qu' i l avait dépeinte

à Rousseau avec tant d'enthousiasme. Le favori disgracié ne mar-

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C A T H E R I N E II E T S E S C O R R E S P O N D A N T S 673

qua aucun empressement à y aller méditer , chasser, pêcher : i l

préféra partir pour l 'é t ranger .

Ce qui pa ra î t le plus surprenant dans les relations de Catherine II

avec Voltaire, Diderot et Gr imm, c'est le culte que les écrivains

portent à la tsarine. Ains i Gr imm lu i écrit : « J 'a i enrôlé, i l y a plu­

sieurs mois, le brave Sedaine parmi ceux qui se prosternent devant

l'image bienfaisante de notre Impéra t r ice . » De son côté , Voltaire

lui mandait le 11 décembre 1772 : « Je n 'ai plus qu'un souffle de

vie ; je l'emploierai à vous invoquer en mourant, comme ma Sainte

et la plus sainte assurément que le Nord ait jamais por tée . . . Je ne

prie jamais que Notre-Dame de Pé te rsbourg , dont je baise les

pieds en toute humil i té avec la plus sincère dévotion. . . » U n autre

jour, i l écrit : « Nous sommes des missionnaires laïques qui prê­

chons le culte de Sainte Catherine... » ( 1 e r décembre 1773). Dans sa

dernière lettre (du 7 décembre 1777), i l s'écrie : « ...Je me prosterne

à Ses pieds et je crie dans mon agonie : A l l a h ! A l l a h 1 Catherine

rezoul, A l l a h ! »

Diderot fait mieux encore : i l prie devant le buste de Catherine

II qu ' i l a placé au milieu de sa bibl io thèque. « C'est là, écrit-il au

sculpteur Falconnet alors à Sa in t -Pé te rsbourg , que le père, la mère

et l'enfant vont de temps en temps faire leur prière du matin. C'est

là que, cédan t aux sentiments tendres dont leur âme est remplie,

ils disent conjointement : « Etre immortel, tout-puissant, éternel,

qui fais les grandes destinées et qui veilles sur elles, conserve à

l'univers, conserve à la Russie cette souveraine ! ...Accorde-lui de

longues années, et à sa nation une splendeur et une félicité durables.»

Voltaire et Diderot, philosophes athées , amis de la tsarine ci-

devant lu thér ienne puis chef de l 'Eglise orthodoxe russe, é ta ient

donc des « prê t res qui priaient Sainte Catherine »! Malgré son

« imper turbabi l i t é », l ' Impéra t r i ce — qui incarnait le bon sens —

dut se divertir à la lecture de ces flagorneries.. Mais elle avait

atteint son but : grâce aux écrits de ce trio de flatteurs, elle avait

conquis les suffrages de l 'Europe et gagné l 'opinion publique si

précieuse à ses yeux ; elle s 'étai t assurée, j u s q u ' à la Révolut ion ,

une publicité déguisée, efficace, en somme peu coûteuse.

D 'après nos trois thuriféraires , la tsarine aurait été la plus cul­

t ivée des souveraines, la protectrice des arts et des lettres, une

nouvelle Christine de Suède, la « Sémiramis du Nord ». Qu'en est-il ?

Sans doute, Catherine II aime lire et dévore indistinctement « tout

L A REVUE M io 4

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ce qui lu i tombe sous la patte », pour employer ses propres termes.

Elle savoure les Anciens, grecs et latins, les œuvres de Montes­

quieu, Lesage, Corneille, des philosophes ; elle absorbe les neuf

volumes de Y Histoire d'Allemagne du Père Basse et d'autres ou­

vrages aussi indigestes. El le achète des bibl iothèques et le cabinet

d'histoire naturelle de Pallas. Si elle pa ra î t ignorer Goethe et Schiller,

elle exalte les œuvres de Wieland, Nicolaï et YAllgemeine deutsche

Bibliothek, qui remplaça sur sa table l'Encyclopédie.

L e chevalier d 'Eon — qui la connaissait peu — se trompa

lorsqu'il la dépeignit au comte de Broglie comme « une petite sa­

vante à t e m p é r a m e n t » : Catherine II n'est pas une savante, m ê m e

à t e m p é r a m e n t , et ne feint pas de l 'ê t re ; elle cherche simplement,

s incèrement à s'instruire ; elle se réfugie dans les livres, elle aime

discuter, jaser, écrire surtout. Chaque jour, elle consacre des heures

à son courrier ; l'odeur de l'encre, la vue de « la page blanche à

tranche dorée » la grisent.

L a tsarine commet des pièces de t h é â t r e , qui ne sont que des

satires contre Gustave I I I , Cagliostro et d'autres ; elle prend des

notes sur l'histoire russe qui, d 'après Waliszewski, seraient « d'une

extravagance folle » ; elle aurait même inven té des rois de Finlande

n'ayant jamais existé.. . El le n'aime pas la musique, ne recon­

naissant guère que les œuvres de Paisiello et l'aboiement de ses

neuf chiens*; elle é ta i t ignorante en dessin, en peinture, et décla­

rait « qu ' i l fallait avoir le sens bouché » pour louer les portraits de

Mme Vigée-Lebrun.

Dans le domaine des arts et des lettres, le vrai mér i te de Ca­

therine II fut de développer l 'Académie russe, d 'acquér i r des

bibl iothèques et des collections de valeur, d'encourager les é tudes

historiques, de créer un conservatoire et des écoles. On ne saurait

toutefois la comparer à Christine de Suède qui, malgré ses ano­

malies et sa c ruau té , avait acquis des connaissances approfondies

dans les domaines de la philosophie, des lettres et des sciences.

Catherine II mér i te le titre de Catherine le Grand que lui décerna

le prince de Ligne, non comme protectrice des arts et des lettres,

mais comme souveraine, par sa politique extérieure qui fit d'elle

le continuateur inattendu de Pierre le Grand.

H E N R Y V A L L O T T O N .