castoriadis - pensée politique, la rupture grecque

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  • 7/29/2019 Castoriadis - Pense politique, la rupture grecque

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    Nouveau millnaire, Dfis libertairesLE MONDE 23.01.04

    Pense politique, la rupture grecque

    par Cornelius Castoriadis

    Voici le point central de l'affaire : il n'y a pas eu, jusqu'ici, de pensepolitique vritable. Il y a eu, dans certaines priodes de l'histoire, unevritable activit politique - et la pense implicite cette activit. Mais lapense politique explicite n'a t que philosophie politique, c'est--direprovince de la philosophie, subordonne celle-ci, esclave de lamtaphysique, enchane aux prsupposs non conscients de la philosophieet greve de ses ambiguts.

    Cette affirmation peut paratre paradoxale. Elle le paratra moins si l'on serappelle que par politique j'entends l'activit lucide qui vise l'institutionde la socit par la socit elle-mme ; qu'une telle activit n'a de sens,comme activit lucide, que dans l'horizon de la question : qu'est-ce que lasocit ? Qu'est-ce que son institution ? En vue de quoi cette institution ?

    Or les rponses ces questions ont toujours t tacitement empruntes laphilosophie - laquelle, son tour, ne les a jamais traites qu'en en violantla spcificit, partir d'autre chose : l'tre de la socit et de l'histoire, partir de l'tre divin, naturel ou rationnel ; l'activit cratrice etinstituante, partir de la conformation une norme donne par ailleurs.

    Mais le paradoxe est rel. La philosophie nat, en Grce, simultanment etconsubstantiellement avec le mouvement politique explicite, dmocratique.Les deux mergent comme mises en question de l'imaginaire social institu.Ils surgissent comme interrogations profondment conjointes par leur objet :l'institution tablie du monde et de la socit et sa relativisation par lareconnaissance de la doxa et du nomos - qui entrane aussitt larelativisation de cette relativisation, autrement dit la recherche d'une limiteinterne un mouvement qui est, en lui-mme et par principe, interminable et

    indtermin.

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    La question "Pourquoi notre tradition est-elle vraie et bonne ? Pourquoi lepouvoir du Grand Roi est-il sacr ?" non seulement ne surgit pas dans unesocit archaque ou traditionnelle, mais surtout elle ne peut pas y surgir,elle n'y a pas de sens. La Grce fait exister, cre, ex nihilo, cette question.La reprsentation, l'image socialement tablie du monde n'est pas le monde.Ce n'est pas simplement que ce qui apparat diffre, banalement, de ce quiest ; cela, tous les primitifs le savent - comme ils savent aussi que lesopinions diffrent de la vrit. C'est que, ds qu'il est reconnu dans unenouvelle profondeur - ds que cette nouvelle profondeur est, pour la premirefois, creuse -, cet cart entre apparence et tre, entre opinion et vritdevient infranchissable, renat perptuellement de lui-mme.

    Et il en est ainsi parce que nous le faisons exister, par notre simpleexistence elle-mme. Nous n'avons accs, par dfinition, qu' ce quiapparat; mais toute apparence nous doit quelque chose. Toute organisationde l'apparence, ou signification confre celle-ci, aussi. "Si les chevauxavaient des dieux, ils seraient chevalins", disait Xnophane, matre deParmnide. Il n'est pas indispensable d'tre grec pour comprendrel'implication : si nos dieux sont "humains", anthropomorphes, c'est quenous sommes des humains. Et si on enlve aux dieux, Dieu ou quoi que ce

    soit les "attributs" canins, chevalins, humains - perses, grecs, thiopiens... -,qu'est-ce qui reste ? Et reste-t-il quelque chose ? Il ne reste rien, disentGorgias et Protagoras ; il reste le "en lui-mme et selon lui-mme", ditPlaton : le ce qui est, tel qu'il est, sparment ou indpendamment de toute"considration", de toute "vue" (theria). Les deux rponses sontquivalentes, rigoureusement parlant. Et les deux abolissent le discours - etla communaut politique. (...)

    Comme le montre la phrase de Xnophane, l'cart entre apparence et tre,entre opinion et vrit, ne s'enracine pas seulement, et pas tellement, dansla "subjectivit" individuelle (ce qui en est devenu l'interprtationphilosophique moderne, jusqu' la redcouverte de l'ethnologie et du"relativisme culturel"). Les diffrences entre apparences et opinions, en tantque diffrences subjectives, ont toujours pu tre rsolues, dans les socitarchaques et traditionnelles, par le recours l'opinion de la tribu, de lacommunaut adosse la tradition et identifie, automatiquement, la

    vrit. Le propre de la Grce, c'est la reconnaissance de ce que l'opinion de

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    la tribu elle-mme ne garantit rien : elle n'est que son nomos, sa loi pose,sa "convention". "Convention" au sens non pas du "contrat" - ce n'est pasdans ces termes ni dans cette catgorie que les Grecs pensent le social -mais de la position, de la dcision inaugurale, de l'instauration. (...)

    Rcapitulons les grandes lignes du mouvement. Pendant d'innombrablesmillnaires, les socits humaines s'auto-instituent - et s'auto-instituentsans le savoir. Travailles par l'obscure et muette exprience de l'Abme,elles s'instituent non pas pour pouvoir vivre, mais pour occulter cet Abme,l'Abme "externe" et "interne" la socit. Elles ne le reconnaissent, enpartie, que pour mieux le recouvrir. Elles posent au centre de leurinstitution un magma de significations imaginaires sociales qui "rendentcompte" de l'tre-ainsi du monde et de la socit (mais en vrit :constituent ainsi cet tre-ainsi), qui posent et fixent orientations etvaleurs de la vie collective individuelle, qui sont indiscutables etinquestionnables. En effet, toute discussion, tout questionnement del'institution de la socit et des significations qui lui sontconsubstantielles rouvrirait, bante, l'interrogation sur l'Abme.

    Ainsi, l'espace de l'interrogation ouvert par l'mergence de la socit estclos aussitt qu'il est ouvert. Pas d'interrogation, sauf factuelle ; pas

    d'interrogation sur le pourquoi et le pour-quoi de l'institution et de lasignification. Celles-ci sont soustraites la mise en question, lacontestation du fait qu'elles sont poses comme ayant une source extra-sociale. L'Abme a parl, il nous a parl - ce n'est donc pas, ce n'est plus unAbme. (Les chrtiens en sont toujours l.) Et cela reste vrai, qu'il s'agissed'une socit "archaque", sans "division sociale" asymtrique etantagonique et sans "Etat"; ou qu'il s'agisse de socits "historiques"("despotisme oriental") fortement divises, comportant un "Etat", et en fait

    toujours, peu ou prou, thocratiques.

    La rupture s'opre en Grce. Pourquoi en Grce ? Rien de fatal cela : elleaurait pu ne pas s'oprer, ou s'oprer ailleurs. Elle s'est, du reste, enpartie aussi opre ailleurs - en Inde, en Chine, peu prs la mmepoque. Mais elle est reste en chemin. Je ne sais rien dire sur les"raisons" qui ont fait tre cette rupture chez ces peuples et pas chezd'autres, cette poque-l et pas une autre. Mais je sais pourquoi ce n'est

    qu'en Grce qu'elle est alle, presque, jusqu'au bout ; pourquoi c'est l que

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    l'histoire a t mise en mouvement d'une autre manire ; pourquoi c'est lque "notre" histoire commence, et qu'elle commence en tant qu'histoireuniverselle au sens fort et plein du terme. Ce n'est qu'en Grce que letravail de cette rupture est indissociablement li avec et port par unmouvement politique, que l'interrogation ne reste pas simple interrogationmais devient position interrogeante, c'est--dire activit de transformationde l'institution, qui la fois "prsuppose" et "entrane" - donc : ni neprsuppose ni n'entrane mais est consubstantielle - la reconnaissance del'origine sociale de l'institution et de la socit comme origine perptuellede son institution.

    Cette dimension politique la fois noue ensemble et porte leur puissancela plus aigu, au sein d'une totalit la fois cohrente et conflictuelle,dchire, antinomique, les autres composantes de la cration imaginaire queles Grecs constituent et qui les constituent comme grecs. Il s'agit de leur"exprience", mieux : position ontologique-affective ; de leur position del'universalit ; de leur libration de l'interrogation "discursive", soit de ceque cette interrogation ne reconnat aucune clture et aussi bien seretourne sur elle-mme, s'interroge sur elle-mme.

    L'exprience, ou position ontologique-affective des Grecs, est la dcouverte,

    la dsoccultation, de l'Abme ; c'est sans doute ici le "noyau" de larupture, et sans aucun doute sa signification absolue, trans-historique, soncaractre de vrit dsormais ternelle. Ici, l'humanit monte sur sespropres paules pour regarder au-del d'elle-mme et se regarder elle-mme,constater son inexistence - et se mettre faire et se faire. Banalit, qu'ilfaut fortement rpter parce que constamment oublie et recouverte : laGrce est d'abord et avant tout une culture tragique. Les pastoralesoccidentales imputes la Grce au XVIIe et au XVIIIe sicle comme les

    commentaires profonds de Heidegger reviennent, ce point de vue, au mme.(...) Ce qui fait la Grce, ce n'est pas la mesure et l'harmonie, ni unevidence de la vrit comme "dvoilement". Ce qui fait la Grce, c'est laquestion du non-sens et du non-tre. Cela est dit noir sur blanc ds l'origine

    - mme si les oreilles encrasses des modernes ne peuvent pas l'entendre, oune l'entendent qu' travers leurs consolations judo-chrtiennes ou leurcourrier du cur philosophique.

    L'exprience fondamentale grecque, c'est le dvoilement, non pas de l'tre

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    et du sens, mais du non-sens irrmissible. Anaximandre le dit, et il est vainde gloser savamment sa phrase pour en obscurcir la signification : le simpleexister est adikia, "injustice", dmesure, violence. Du simple fait que voustes, vous outragez l'ordre de l'tre - qui est donc, tout aussi bien,essentiellement ordre du non-tre. Et devant cela, il n'y a aucun recours, etaucune "consolation" possible. La meule de la Dik impersonnelle crase,inlassablement, tout ce qui vient tre. (...)

    Mais ce premier fonds contient dj aussi une autre composante dcisive decette saisie imaginaire du monde : l'universalit. On le sait, mais HannahArendt a eu raison, ici encore, de le rappeler : dans l'Iliade, il n'y a aucunprivilge des Grecs par rapport aux Troyens, et en vrit le hros le plushumain, le plus mouvant, c'est Hector plutt qu'Achille, Hector qui subitun destin radicalement injuste et est tromp par une desse (et pasn'importe laquelle : Athna) au moment mme o il va mourir.

    Des sicles plus tard, mme attitude : dans les Perses (472 av. J.-C.), pas unmot dprciateur l'gard du formidable ennemi qui a voulu rduire laGrce en esclavage. Perses et Grecs sont mis rigoureusement sur le mmeplan, le personnage principal, le plus mouvant et le plus respectable de lapice, est Atossa, la mre du Grand Roi, et ce qui est en cause, et "puni",

    c'est l'hubris de l'individu Xerxs. (...) Dans les Perses encore, je ne croispas qu'on ait jusqu'ici remarqu l'immense importance, philosophique etpolitique et au-del, de la dfinition des Athniens donne par le pote.Lorsque Atossa demande (cependant que la guerre n'est pas encoretermine ; la bataille d'Eurymdon a lieu en 468 et la paix n'est concluequ'en 449) tre instruite sur Athnes et son peuple, la brve rponse duchur culmine dans ce vers : "Ils ne sont esclaves ni sujets d'aucunhomme" (v. 242) - dfinition des Athniens par un Athnien, en laquelle on

    peut condenser aujourd'hui encore et toujours un programme politique pourl'humanit entire.

    Cornelius Castoriadis (1922-1997) tait philosophe, psychanalyste, conomiste. Laversion intgrale de ce texte indit (1979) sera publie en annexe de Ce qui fait laGrce, 1 : D'Homre Hraclite , paratre en mars au Seuil, qui a aimablementautoris Le Monde reproduire ces extraits.

    Origine : http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/reserve/sciences-po-sp/castoriadis.html

    http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/reserve/sciences-po-sp/castoriadis.htmlhttp://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/reserve/sciences-po-sp/castoriadis.html