carnets de la drôle de guerre

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Jean-François Durand Le jeu de vivre. Une lecture des Carnets de la drôle de guerre In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1998, N°50. pp. 247-262. Citer ce document / Cite this document : Durand Jean-François. Le jeu de vivre. Une lecture des Carnets de la drôle de guerre. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1998, N°50. pp. 247-262. doi : 10.3406/caief.1998.1322 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1998_num_50_1_1322

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Jean-François Durand

Le jeu de vivre. Une lecture des Carnets de la drôle de guerreIn: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1998, N°50. pp. 247-262.

Citer ce document / Cite this document :

Durand Jean-François. Le jeu de vivre. Une lecture des Carnets de la drôle de guerre. In: Cahiers de l'Association internationaledes études francaises, 1998, N°50. pp. 247-262.

doi : 10.3406/caief.1998.1322

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1998_num_50_1_1322

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LE JEU DE VIVRE

UNE LECTURE DES CARNETS

DE LA DRÔLE DE GUERRE

Communication de M. Jean-François DURAND

(Université de Montpellier III)

au XLIXe Congrès de l'Association, le 10 juillet 1997

« // n'est pas possible de se saisir soi-même comme conscience sans penser que la vie est un jeu ».

{Carnets, 396)

De septembre 1939 à juin 1940, Sartre écrivit quinze carnets, dont cinq nous sont parvenus, qui, avec les Lettres au Castor (1) rédigées à la même époque et aujourd'hui publiées, constituent un document unique sur une pensée vivante, contradictoire, problématique, que la guerre contraint à s'affirmer et à s'affiner à la fois. Annie Cohen- Solal a pu qualifier ces notes d'« indescriptible et génial fatras » (2), et il est vrai qu'à travers les références nom-

(1) Les notes renvoient aux éditions suivantes : - Les Carnets de la la drôle de guerre, Paris, Gallimard, 1983 ; en notes : Carn

ets, suivi de la page ; - Lettres au Castor et à quelques autres (1926-1939), Paris, Gallimard 1983 ; en

notes : Lettres 1, suivi de la page ; - Lettres au Castor et à quelques autres (1940-1963), Paris, Gallimard, 1983 ; en

notes : Lettres 2, suivi de la page ; - Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, Bibliothèque de philosophie,

1983 ; en notes : Cahier, suivi de la page. (2) Sartre 1905-1980, Collection Folio/Essais, 1991 (1ère éd. 1985), p. 261.

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breuses à Heidegger, Husserl, Gide, Schiller, Flaubert, etc., l'on voit s'éclairer les mille facettes d'une pensée en situation, aux prises avec le quotidien, la « guerre insaisissable » (Carnets, 45), la souffrance, et une historicité parodique et paradoxale. Les Carnets de la drôle de guerre nous font entendre les « craquements » d'une pensée, certes canalisée par l'écriture, mais présentée toujours comme une force de soupçon et d'ébranlement. Cette vocation d'écriture est même parfois confessée avec des accents de culpabilité : « Vis-à-vis de Gauguin, Van Gogh et Rimbaud, j'ai un net complexe d'infériorité parce qu'ils ont su se perdre. Gauguin par son exil, van Gogh par sa folie et Rimbaud, plus qu'eux tous, parce qu'il a su renoncer même à écrire. Je pense de plus en plus que, pour atteindre l'authenticité, il faut que quelque chose craque » (Carnets, 43). Sartre ne cesse de l'affirmer : la guerre sera l'occasion d'un tel craquement, d'une remise en cause des certitudes anciennes. Elle fait porter le soupçon sur les fondements mêmes de la philosophie classique en même temps qu'elle arrache à ses habitudes un intellectuel, un « fonctionnaire » (3), qui se voit tout à coup saisi par une destinée inattendue. La guerre, en effet, est l'irruption d'un réel « démesuré, informe et violent », dans un espace jusqu'alors réduit et protégé, ce « Kosmos à la française » écrit Sartre, qui fait le bonheur du fonctionnaire et de l'idéaliste kantien (Carnets, 85). Plus brutalement, cette constatation : « Je me suis rapproché des abattoirs » (ibid). Mais contrairement à Rimbaud ou à Van Gogh, Sartre essaie de se préserver contre l'imprévisible, il s'invente, selon une thématique que plus tard Les Mots approfondiront, un refuge symbolique, l'écriture : « Je me suis préservé contre les craquements. Je suis ligoté à mon désir d'écrire. Même en guerre je retombe sur mes pieds parce qu'aussitôt je pense à écrire ce que je sens et ce que je

(3) Sartre découvre quatre couches d'objectivation dans l'autoportrait ironique qu'il dresse de lui-même dans une lettre au Castor : « Je suis le produit monstrueux du capitalisme, du parlementarisme, de la centralisation et du fonctionnarisme. Le plus fort c'est que c'est vrai » (Lettres 2, 121).

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vois » (Carnets, 43). L'écriture est un moindre risque, entre les certitudes ébranlées et les coups de boutoir d'une historicité violente.

1. LA FORME CARNET

Ainsi les carnets se présentent d'emblée comme la forme la plus appropriée à l'âge des incertitudes, qui voit l'avenir prendre un visage soudain inquiétant. Dans ses Lettres au Castor, Sartre ne dissocie pas la rédaction des carnets et le lent travail de la pensée qui, au fond, fait feu de tout bois et semble saisie d'une hâte inquiète : « Je lis (je viens de lire l'Idiot qui m'a déçu - le Journal de Gide) j'écris un roman, je tiens un " journal de guerre " » (Lettres 1, 347). Le 26 octobre 1939 il note, dans une lettre à Simone de Beauvoir, le lien étroit entre la forme même des carnets et la réflexion sur l'historicité, les idées nouvelles qui le contraignent à infléchir sa pensée antérieure, sur le temps, le néant, l'histoire, l'authenticité, la morale : « J'ai des tas d'idées en ce moment et je suis bien heureux de tenir ce petit carnet, car c'est lui qui les fait naître » (Lettres 1, 377). Les carnets ne sont pas seulement un exercice de style et de liberté, et donc la forme apprivoisée, intellectuelle, des " craquements " auxquels Sartre, qui n'est pas Rimbaud, refuse de sacrifier la pensée reflexive. Ils permettent de comprendre la fixation de deux concepts clefs que l'oeuvre future (des Cahiers pour une morale à L'Idiot de la famille) développera dans plusieurs directions. Il y a d'abord l'idée d'extériorité, qui permet d'introduire du jeu (4), de la distance, et en même temps authentifie, même sous une forme ironique, la figure de l'écrivain : « Est-ce que ça ne vous donne pas, comme à de Roulet,

(4) Dans les Carnets, la première occurrence de cette idée de jeu se trouve dans un passage apparemment anodin, le portrait de Paul, bavard comme les grecs, sophiste à ses heures et adepte de la parole publique : « II y a du jeu, de l'importance et de la politesse dans ses discours logiques » {Carnets 1, 23).

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une sorte d'extériorité par rapport à votre vie ? A moi, oui. Ça me fait toute une petite vie secrète au-dessus de l'autre, avec des joies, des inquiétudes, des remords dont je n'aurais pas connu la moitié sans ce petit objet de cuir noir » (Lettres 1, 377). Cette petite vie secrète, pensée à travers le thème de l'extériorité, permet d'exprimer l'autonomie de l'écrivain, ou du moins son désir d'autonomie, sans tomber pour autant dans le langage ambigu, aux yeux de Sartre, de l'intériorité (« Notre dedans est un dehors », Carnets, 72 ), ou de la vie authentique, créatrice, opposée à la vie prosaïque et au quotidien. Dans les carnets, Sartre critique durement Jean-Christophe et son lyrisme ostentatoire, où tout semble ordonné à la mise en scène d'une existence pathétique (Carnets, 96-97). L'extériorité exprime la liberté critique de l'écrivain, sans mépriser les mille détails de son être-au-monde, ces détails qui, dans leur insignifiance même, constituent l'étoffe du récit dans les carnets aussi bien que dans les lettres au Castor. Deuxième concept que la forme des carnets permet de construire avec une rigueur nouvelle : celui d'historicité, qui s'efforce de penser à la fois la singularité, Sartre, lisant, écrivant, et l'essence d'une époque. Or, celle-ci se dévoile dans la guerre, contre toutes les formes d'optimisme historique. Sartre, à l'époque où il lisait Romain Rolland, croyait encore à une téléonomie heureuse de l'événement, par une sorte de « très jeune confiance dans l'avenir [...] qui limite le vraisemblable à son gré et l'arrête toujours avant l'horrible, avant les catastrophes » (Carnets, 97). L'inauthenticité procède de cet aveuglement, auquel peu d'écrivains échappèrent. Parmi les plus lucides, Jules Romains, que Sartre loue d'avoir su montrer, dans Verdun et Prélude de Verdun, un « véritable sens de ce qu'est l'être- en-guerre » (Lettres 1, 410). Sartre se reproche d'avoir participé à cet aveuglement général, entre 1918 et 1939, toute une époque plongée dans l'euphorie de la victoire, mais aussi dans l'imposture optimiste, utilisant le langage comme un masque qui détourne de l'historicité violente sous sa forme la plus pure, la guerre :

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Je la masquais et ce que je ne voyais pas c'est que notre époque (18-39) ne tirait son sens de rien d'autre (en son ensemble comme 'dans ses plus petits détails) que d'un être- pour-la-guerre. Ainsi me semble t-il que j'ai eu, malgré moi et à mon insu, pendant vingt ans, au plus profond de ma nature un être-pour-la-guerre inauthentique. Qu'aurait-il fallu faire ? Vivre et penser cette guerre à l'horizon, comme la possibilité spécifique de cette époque. Alors j'aurais saisi mon historicité qui était d'être destiné à cette guerre [...] (Lettres I, 378).

C'est donc dans les carnets de 1939-1940 et les lettres à Simone de Beauvoir contemporaines qu'il faut chercher l'une des premières tentatives de théorisation de l'intellectuel engagé, figure à la fois de l'extériorité et de l'authenticité historique, pris dans le tourbillon de son époque et distant d'elle (5) : un universel singulier qui se saisit, en situation, à l'horizon indépassable de son temps. Une lettre à Simone de Beauvoir, datée du 6 juin 1940, exprime nettement cette évolution, jusqu'à esquisser les grandes lignes d'une morale de la responsabilité historique : « Depuis que j'ai brisé mon complexe d'infériorité vis-à- vis de l'extrême gauche, je me sens une liberté de pensée que je n'ai jamais eue ; vis-à-vis des phénoménologues aussi. Il me semble que je suis en chemin, comme disent les biographes aux environs de la page 150 de leur livre, de " me trouver " » (Lettres 2, 21). La remarque serait assez banale si elle n'était liée, une fois de plus, à la forme même du carnet en même temps qu'à l'expérience de la guerre :

Ça m'intéresse et je crois que, outre la guerre et la remise en question, la forme carnet y est pour beaucoup ; cette forme libre et rompue n'asservit pas aux idées antérieures, on écrit chaque chose au gré du moment et l'on ne fait le point que lorsqu'on veut [...]. Au fond c'est le bénéfice des Propos qu'Alain vante si fort et dont il profite si peu, ce systématique (Lettres 2, 21).

(5) Cf. : « Et enfin être-dans-le-monde, ce n'est pas être du monde » (Carnets, 397).

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La forme carnet introduit du jeu dans un exercice de la pensée que menace toujours l'esprit de système, et, plus qu'un traité de philosophie classique, elle permet de saisir le réel dans sa complexité et son épaisseur ontologique. Cette ambition de totalité (toujours contenue, certes, par une auto-réflexivité ironique), explique le mélange des genres, le va-et-vient incessant entre la remarque triviale et le développement philosophique, le style familier et la rhétorique argumentative. Le carnet retrouve ainsi la souplesse du dialogue, « dans une totale liberté et gratuité, par curiosité et désintéressement pur » (ibid.). Sept ans plus tard, les Cahiers pour une morale voudront donner une plus grande assise à cette expérience de la liberté et du jeu, et ils constateront le poids du monde, la lourdeur d'un réel stratifié, qui rendent si rares et si difficiles la légèreté et la liberté. Une société moderne est faite pour l'essentiel d'hommes-machines, d'hommes-moyens (ou statistiques) et du « chef aliéné par l'esprit de sérieux ou homme sérieux » (Cahiers, 71). Cet homme sérieux, que justement la guerre vient ébranler dans ses certitudes, n'est au fond que l'aboutissement d'un long processus d'objec- tivation, commencé dès l'enfance, dans le secret des

familles : « 1° l'enfance : objectivité et justification [...] 2° L'adolescence : par effondrement des parents, appari

tion de l'injustifiabilité et du subjectif. Mais souvent c'est trop tard : stratifications, on glisse à une autre objectivité 3° L'homme avec ses couches d'objectivité, ses carapaces » (Cahiers, 23).

Dans tous les cas, ce qui menace, c'est la tyrannie du lieu commun (ibid., 26), le lent « épaississement » de la topique, qui signe l'implacable enlisement des existences statistiques. On se « perd exprès dans l'infini des moyens pour ne pas regarder la fin en face » (ibid., 25). Or, la liberté ne peut pas « jouer » dans le lieu commun, ou alors elle doit le déplacer et le détruire, pour redonner ses droits à l'indéterminé. De la même manière, sur le plan esthétique, la forme carnet, par son indétermination même, contourne le « lieu » de la pensée classique, et rend pos-

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sible une sorte d'adolescence du concept : l'immaturité, le jeu, l'injustifié. « L'esclave est justifié (vieux esclaves noirs) » (ibid., 23), note Sartre en une formule lapidaire. Plusieurs remarques des Lettres au Castor prouvent que Sartre, en 1939-1940, a trouvé dans les carnets la forme esthétique qui, contre le lieu commun, accueille une écriture rajeunie. Si la guerre « rajeunit » (du moins la « drôle » de guerre, si différente certes du tragique de Verdun), c'est bien parce qu'elle chasse l'homme moyen du lieu commun, et introduit, dans l'existence d'un philosophe-fonctionnaire, de l'indéterminé (6) : « Ça me frappe et m'amuse de voir comme " sous la pression " des événements une pensée historique s'est déclenchée en moi et ne s'arrête plus, en moi qui jusqu'à l'an dernier était un petit tout en l'air, un petit abstrait, un Ariel » (Lettres 2, 36). L'aventure de la pensée peut recommencer alors, sur fond d'une historicité plus insistante, plus contraignante, quand l'écriture fait « craquer » la carapace du moi comme celle des idées reçues et des genres littéraires. En effet, la guerre peut conduire à une lucidité aiguë, car elle jette tout à coup dans le passé des pans entiers de la vie antérieure, non seulement la vie individuelle, mais aussi les « coordonnées » de toute une époque : « Ce serait l'occasion d'être libres » (Carnets, 73), mais la plupart des hommes n'osent affronter cette liberté. Ce qui est vrai de l'univers moral l'est aussi de l'esthétique ; c'est pourquoi Sartre, dans une lettre du 25 janvier 1940, affirme préférer le « négligé » du carnet à toute autre composition plus logique et plus construite : « C'est que j'ai de vilains petits sentiments rapaces pour tout ce qui touche mon carnet, je ne voudrais pas le déflorer en parlant ailleurs avec style et composition de ce qu'il traite en négligé » (Lettres 2, 58). Ce style négligé, ici défendu comme étant le plus en prise

(6) Cet indéterminé peut être aussi bien l'angoisse, l'attente, l'ennui, qu'un climat nouveau de la pensée. Dans les carnets, ces expériences contrastées contribuent toutes à arracher le sujet à ses couches d'objectivation.

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sur la situation nouvelle, est le mieux à même d'exprimer Г« histoire d'un homme en guerre » (Carnets, 62), jeté dans un univers inconnu, et soumis aux rythmes changeants de l'événement historique. Ce n'est que lentement, difficilement, qu'une conscience nouvelle émergera, par l'écriture même, en s'arrachant aux strates successives d'objectiva- tion, et qu'elle se reconstruira comme projet et comme liberté.

2. LE JEU DE VIVRE

Les Carnets de la drôle de guerre peuvent être lus, en effet, comme l'histoire (dont nous n'avons malheureusement que le récit tronqué) de l'apprentissage d'une subjectivité plus « intelligente » et plus « forte », dont l'apparition plonge le narrateur dans un étrange bonheur spinoziste : une joie « solide et dure », « enfantine et paisible », désintéressée (Carnets, 72), qui est la marque de l'authenticité, dont Sartre donne alors cette définition parfaite : « Etre authentique, c'est réaliser pleinement son-être-en-situation, quelle que soit par ailleurs cette situation » (ibid.). Ainsi, même en pleine guerre, alors que les yeux lui font mal et que « le temps est couvert et sombre » (ibid.), le narrateur peut faire l'expérience d'une « existence plénière », et qui tire son intensité de son dépouillement même. Les carnets sont le récit, au jour le jour, de cette conquête de l'authenticité, « apprentissage patient de ce que la situation exige » (Carnets, 73), dans une forme dont le négligé même correspond à la contingence du vécu. Et c'est pourquoi l'écriture opère comme une exigeante reprise du négatif, comme si la plénitude avait besoin, pour exister dans toute son épaisseur humaine, des sombres épreuves du manque et de l'absence. A aucun moment, dans les carnets, la grisaille du monde ne sera masquée, ni l'abjection et l'ennui, l'échec et la banalité (7). Dans ses tenta-

(7) Voir, entre autres, les passages sur la vie conjugale et l'enfant, qui est le « seul sursis de cette vie morte » {Carnets, 73).

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tives de définition de l'authenticité, Sartre souligne qu'elle ne se confond pas avec la sérénité et le bonheur. Elle suppose un nouveau regard sur la vie, sur la facticité, une saisie du « monde réel », y compris dans ce qu'il a d'« âpre, d'immoral et de nu » (Carnets, 109). Elle implique une conscience de soi, de sa situation dans l'histoire, plus abrupte, plus brutale, en même temps qu'une capacité à vivre pleinement, sans aucun masque, dans une « opposition théorique » (Carnets, 113) forte à l'humanisme abstrait, l'inévitable part du négatif : « Je ne regrette pas, d'ailleurs, ces quelques jours sombres. C'était de la vie pleine » (Carnets, 88).

La gratuité et le jeu se déploient sur cet arrière-plan (non dissimulable) de vies pétrifiées ou compromises, de libertés avortées et de mensonges compensateurs, mais aussi dans un doute plus insidieux : celui d'une authenticité impossible, soupçonnée par le narrateur lui-même, qui s'accuse d'un excès de reflexivitě voisine de la sécheresse. Ce qui guette alors, c'est la tentation gidienne d'une mise en scène complaisante du moi, d'un moi étiqueté, classé, et donc objectivé (8). C'est précisément la forme carnet qui permet d'échapper à ce piège, contre le journal gidien, dont l'armature reste « religieuse » et « classique » (Carnets, 90). Les carnets sartriens, eux, associent étroitement l'« inquiétude » et le « désir critique », et font preuve, par crainte d'être dupes, d'une « défiance cynique envers le précieux » (Carnets, 234). Les remarques peuvent être volontairement brutales, quand il s'agit de répudier le merveilleux à la Alain-Fournier : « On est exactement comme des bêtes » ; ou encore : « II n'y a qu'un temps, le temps de l'Existence » (Carnets, 149 et 240).

Ainsi, le choix esthétique d'une forme souple et libre est révélateur d'une conception très claire de l'écriture que Sartre, ponctuellement, n'hésite pas à théoriser : une écriture méfiante à l'égard de la topique, et soucieuse d'abor-

(8) Voir, p. 91-92 des Carnets, les différences notées par Sartre entre son Journal et celui de Gide.

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der le réel sans « coordonnées » excessives, mais avec une certaine audace cartésienne implicitement revendiquée. D'autre part, cette écriture du quotidien, qui mêle réflexions philosophiques et choses vues, se veut en rupture avec ce que Sartre appelle l'humanisme théorique, qui fige et coagule les singularités en caractères et sous- estime la dimension de la liberté. Comparant l'écriture et les rituels des primitifs, Sartre remarque que ses « notes confessionnelles » ont le même but : « aider mon être présent à couler dans le passé » (Carnets, 92). Ce rituel exigeant, Sartre le considère aussi comme un exercice de légèreté, d'allégement, qu'il finira par comparer à un jeu, en citant deux fois, dans les carnets qui nous sont parvenus, une phrase de Schiller, librement résumée des Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme : « L'homme n'est pleinement homme que lorsqu'il joue » (Carnets, 380 et 387) (9). Cette référence au jeu vient au fond résumer toute la démarche sartrienne des carnets. La guerre fut l'occasion, pour un petit-bourgeois auto-réflexif (10), de remettre en cause sa situation, de se rapprocher du réel âpre et nu (d'être saisi par lui), et de réfléchir sur les rapports de la conscience et de l'historicité. Cette réflexion est double : d'une part, elle exprime le désir de s'approprier Г être- pour-la-guerre, et donc de se doter d'une « plus-value existentielle » (Carnets, 107), ce qui est la seule manière sartrienne de faire son salut. Un pas de plus est fait vers l'authenticité, vers une lucidité accrue de la situation historique, en opposition avec l'« optimisme bourgeois » (Carnets, 102), qui jusqu'alors maintenait la conscience dans un climat de froideur et d'opacité. Il est à noter que cet optimisme facile, comme le rappelle Sartre dans les

(9) La phrase exacte est la suivante :«[...] l'agréable, le bien, la perfection, l'homme les prend seulement au sérieux, mais avec la beauté il joue » (Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme, Paris Aubier, 1992, p. 219). (10) Voir, parmi de nombreux passages, l'auto-ironie du carnet XIV :

« N'ayant pas de grande passion sociale, vivant en dehors de ma classe et de mon temps, je ressemble au lapin de Claude Bernard, isolé aux fins d'expé; riences, à jeun et qui se digérait lui-même » (Carnets, 356).

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carnets, avait déjà été ébranlé dans les années 1935-1937 par une passion violente, dostoïevskienne, et la menace de la folie, qui entraînèrent la découverte d'un « monde plus noir mais moins fade » (Carnets, 102). La guerre, quelques années plus tard, ne fera que confirmer cette soudaine intuition d'un monde démesuré, atopique, un instant entrevu dans les désordres de la passion. La « plus-value existentielle » se conquiert, là comme ailleurs, contre toutes les préciosités et les euphémismes sentimentaux. Deuxième point : « La conscience est allégement d'être » (Carnets, 169), et elle conduit alors, en pleine mobilisation, au coeur d'une historicité terriblement sérieuse et triste, à découvrir un autre espace, celui de la gratuité et du jeu.

C'est surtout dans le carnet XIV de mars 1940 que ces thèmes seront développés. Ils prolongent les réflexions du carnet XII sur l'argent et la propriété, instruments efficaces de la coagulation du réel. Mais l'argent peut être utilisé au service de la conscience et donc de la légèreté. Il suffit de le détourner de sa valeur d'usage, de le dépenser, « non pas pour acheter quelque chose mais pour faire exploser cette énergie monétaire » (Carnets, 297). Il faut le faire filer « en feux d'artifices insaisissables » (ibid.). A l'évidence, ce désir de retrouver, au-delà de toute valeur marchande, une essence pure de la monnaie (fluide et interchangeable), permet une fois de plus de combattre l'opacité, la « consistance » (Carnets, 395), et toute cette lourdeur « têtue » du réel (11), que l'argent, dans son utilisation courante, contribue à construire et à figer. La conscience, elle, telle que Sartre en analyse la fonction existentielle, s'oppose à la propriété. Déjà, dans le carnet V de décembre 1939, Sartre avait désigné la consistance comme l'ennemie de la liberté. Partant d'une analyse de l'angoisse chez Kierkegaard, qu'il est en train de lire, et de

(11) Le désir d'une vie publique, « sans vie intérieure et sans secrets » (Carnets, 329), témoigne d'une même méfiance de l'opaque. De même cette remarque : « Je n'aime pas les hommes, je veux dire les mâles de l'espèce » (Carnets, 338).

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Heidegger (essentiellement de Qu'est-ce que la métaphysique ?, traduit en 1937 par Henri Corbin), il propose sa propre théorie du néant (12) : « [...] la liberté c'est l'apparition du Néant dans le monde. Avant la liberté, le monde est un plein qui est ce qu'il est, une grosse pâtée. Après la liberté, il y a des choses différenciées parce que la liberté a introduit la négation » (Carnets, 166). Alléger le monde et le néantifier : à l'évidence, ce travail de clarification philosophique est l'oeuvre, dans les carnets, d'un « abstrait » et d'un « déraciné » (Carnets, 355), comme l'écrit Sartre dans un autoportrait sans complaisance. Certes, le « Je n'ai pas de racines » des Carnets (Carnets, 303) est d'abord l'affirmation de soi très distanciée d'un fonctionnaire qui n'a jamais connu la nécessité et la misère : « Rien n'enracine davantage qu'une âpre et dure situation pécuniaire » (Carnets, 303-304), mais c'est aussi une polémique contre le vocabulaire substantialiste de toute une époque, celui qui, de Barrés à Drieu et Montherlant, mettait en accusation une certaine décadence française. Dans le carnet XI, Sartre défend contre une telle accusation la France de 1920 à 1935, en faisant l'éloge de son intelligence et de sa gaîté, mais aussi de sa force et de sa solidité. Peut-être fut-elle historiquement aveugle à la menace extérieure par excès de confiance en elle-même, et par une sorte de générosité imprévoyante. Nation heureuse, donc, qui se relevait du désastre, et qui jouait, dans le plein de sa force, le jeu de vivre. Contre l'idéologie de la décadence, Sartre rappelle, en 1940, que la civilisation se reconnaît dans sa propension au bonheur. En ce sens, la génération de Sartre et de Nizan se caractérisa par ce que Péguy appellerait les sentiments de la santé : « J'ai tenté de détruire bien des vieilles idéologies mais c'était avec le souci de construire.

(12) Dans plusieurs lettres au Castor, il affirme travailler à cette nouvelle théorie, entre autres Lettres 2, 40 et Lettres 1, 500 : « J'ai aussi trouvé une théorie du néant en lisant Kierkegaard ».

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J'ai pu manquer de " racines ", mais je n'ai jamais manqué d'équilibre » (Carnets, 216). Ici, moins qu'ailleurs, le vocabulaire n'est innocent. On comprend, dès lors, la continuité implicitement établie entre les carnets de 1939-1940 et la quête intellectuelle de la génération de l'entre-deux- guerres, génération urbaine, intellectuelle et " déracinée " que Sartre refuse de voir vouée aux « forces de désintégration interne » dont parle Jules Romains (Carnets, 216). Au contraire, la génération de Sartre et de Nizan, affirment les carnets, fit preuve d'une profonde « maîtrise de soi » et vécut dans une atmosphère de « véritable liberté » et non de « licence anarchique » (Carnets, 216, 217). La « douceur de la vie » (ibid., 215) n'a bien sûr rien à voir avec la décadence.

Ainsi, le vocabulaire du jeu doit être compris dans sa portée politique, contre les fascimes de la substance et des racines. Il y a, en effet, une façon non régressive (13) de combattre le déracinement de l'homme abstrait, sur laquelle les carnets s'étendront longuement : « Ce que j'ai compris c'est que la liberté n'est pas du tout le détachement stoïque des amours et des biens. Elle suppose au contraire un enracinement profond dans le monde et on est libre par-delà cet enracinement, c'est par-delà la foule, la nation, la classe, les amis qu'on est seul » (Carnets, 356). Or, ce par-delà prend tout son sens dans la dimension du jeu.

Si nous n'avons pas de traces, dans les carnets, d'une lecture approfondie, au moment de la mobilisation, des Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme, en dehors de la double citation déjà signalée, il est évident que le désir sartrien d'une conscience enracinée dans le monde, et pourtant extérieure à lui, rejoint la définition schillerienne

(13) Sartre reconnaît n'éprouver aucune sympathie particulière pour « ce que les Nazis appellent " l'homme abstrait des ploutodémocraties " » (Carnets, 356). Mais le déracinement de l'homme moderne doit être combattu par une tentative de réappropriation de son existence concrète, par un dépassement de son objectivation, et non par un retour phantasmatique à une identité substantielle et enracinée.

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de la culture véritable. Schiller met en effet l'accent sur un double mouvement : « la capacité la plus grande possible de changer et de s'étendre » et la « capacité la plus grande possible d'être autonome et de se concentrer » (Education esthétique, 193). Sartre parlera quant à lui du processus d'appropriation de la conscience et de la nécessité d'une liberté maintenue par-delà cet enracinement (14). Pour Schiller, la culture consiste à « procurer à la faculté réceptive les contacts les plus multiples avec le monde » mais aussi à « pousser au plus haut point l'activité de la Raison » (Education esthétique, 195). Ce que Sartre qualifie d'« état de plus-value existentielle » (Carnets, 107), trouve son équivalent dans la notion schillerienne d'une « suprême plénitude d'existence » associée à l'« autonomie et la liberté suprême de la Raison » (Education esthétique, 195).

Dans le carnet XIV de mars 1940, Sartre a écrit quelques pages très denses sur le jeu comme exercice de la liberté. Elles ne sont pas sans rappeler, une fois de plus, les analyses schilleriennes de la faculté esthétique où se manifeste une « haute liberté spirituelle » associée à la « force » et à Г« énergie » (Education esthétique, 287). Le jeu aide à s'affranchir de cet esprit de sérieux qui sera l'une des cibles, quelques années plus tard, des Cahiers pour une morale : « II y a sérieux, en somme, quand on part du monde et quand on attribue plus de réalité au monde qu'à soi » (Carnets, 354). Cet esprit de sérieux qui s'appesantit sur le sujet et l'objective réconcilie, au fond, les conservateurs et les révolutionnaires en une même allégeance à l'opacité du monde. Dans la vision sartrienne, le matérialisme de Marx rejoint ici celui de la pensée bourgeoise (positiviste et utilitariste) : « Marx a posé le dogme premier du sérieux lorsqu'il a affirmé la priorité de l'objet sur le

(14) Comparer avec Schiller : « [...] et au lieu de se perdre en prenant contact avec le monde, il l'absorbera bien plutôt en lui avec tout l'infini de ses phénomènes et il le soumettra à l'unité de sa raison » (Education esthétique, 195). Nombreuses formules équivalentes chez Sartre, entre autres : « [...] c'était l'appropriation de cet absolu, la chose, par cet autre absolu, moi-même » (Carnets, 110).

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sujet » (Carnets, 395). Dans ces pages peu connues, Sartre propose un radical retour au Sujet, contre la « démission de l'homme en faveur du monde » (Carnets, 395). Le jeu de vivre s'impose alors comme la formule d'une subjectivité magistrale, qui ne s'enracine dans le monde que pour le traverser. L'artiste, l'écrivain, le penseur sont les figures les plus accomplies de cette extériorité heureuse, parce qu'ils ont su « se saisir comme une personne », et non point « à partir du monde » (Carnets, 396). Etre authentique, c'est jouer. Le jeu de vivre n'est donc possible qu'après une métamorphose dont les carnets nous retracent quelques étapes essentielles : comment un petit Ariel, un « intellectuel abstrait » va découvrir l'opacité du monde, et conquérir, contre elle, l'autonomie de son esprit. Dans la quatorzième lettre sur l'éducation esthétique de l'homme, Schiller affirme que l'homme n'a une « intuition complète de son humanité » que lorsqu'il éprouve à la fois la « conscience de sa liberté » et le « sentiment de son existence », lorqu'il se ressent « en tant que matière » en même temps qu'il apprend « à se connaître en tant qu'esprit » (Education esthétique, 207). Par ce dépassement du dualisme du corps et de la pensée, de la matière et de l'esprit, l'homme schillerien atteint la « forme vivante » de l'« état esthétique ». La subjectivité se connaît alors elle- même dans l'aisance et la fluidité de l'« instinct de jeu ». La réconciliation de la forme et de la vie dans une « forme vivante » (ibid., 215) dépasse la tension si fréquente chez l'homme qui est soit dominé exclusivement par le sentiment, soit exclusivement par l'idée. Le concept de jeu, dans sa riche polysémie, vient résumer ce long cheminement d'une subjectivité en quête à la fois de sa liberté et de son enracinement.

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La référence à Schiller et au jeu, telle que nous pouvons l'analyser dans les carnets qui nous sont parvenus, semble

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dessiner une potentialité de la pensée sartrienne. Les carnets, par leurs tâtonnements et leurs contradictions mêmes, sont un laboratoire de concepts dont certains seront appelés à d'amples développements, alors que d'autres demeureront à l'état d'ébauches et d'hypothèses de travail. Le poids du marxisme, dans la culture française de l'après-guerre, ne contribuera pas peu à contraindre Sartre et à brider sa pensée. Il lui dictera aussi, de l'extérieur, de nombreux éléments de sa problématique. La réflexion du carnet XIV sur le « peu de réalité du monde » et la « disparition du sérieux », aurait pu conduire à une plus grande intransigeance à l'égard des totalitarismes communistes, sous leurs formes les plus diverses, qui virent le triomphe du « monde », avec « son inertie, ses lois, son opacité têtue » (Carnets, 395). Si le concept de jeu a pu être utilisé avec force, en 1939-1940, contre les idéologies d'extrême-droite, son occultation ultérieure n'en est peut-être que plus révélatrice de l'évolution de la pensée politique de Jean-Paul Sartre.

Jean-François DURAND