carnaval, fÊte du mariage et de la mort · aller, en gros, depuis l'ancienne fête des fous...

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CARNAVAL, FÊTE DU MARIAGE ET DE LA MORT Viviana PAQUES Depuis Van Gennep et nombre d'autres folkloristes, il semble acquis que les fêtes du Carnaval, Mardi-Gras ou Mi-Carême, là où elles se sont conservées, ne constituent qu'un temps fort à l'intérieur d'un cycle calendaire qui peut aller, en gros, depuis l'ancienne Fête des Fous (qui se situait entre Noël et le Jour des Rois) jusqu'aux feux et aux bûchers de la Saint-Jean, en passant par l'Epiphanie, la Chandeleur, le Mercredi des Cendres, etc. S'agit-il là de cérémonies relativement récentes, quoique déjà en passe d'être oubliées ? Cer- tes elles ne sont rigoureusement attestées par des documents que depuis le Moyen-Age, ou alors il faut en traquer les apparences dans le détail obscur de certains rituels liturgiques. Mais il est cependant fort probable qu'elles ne font que continuer, sous une forme qui, bien sûr, a évolué, des cérémonies antiques répandues, au moins, dans tout le bassin méditerranéen. Appartiennent-elles, par leurs origines, au monde hellénique ou proche-oriental, ou bien sont-elles le reflet de croyances celtiques, ou encore la contamination des unes et des autres, c'est là un problème que nous laisserons aux historiens des religions. Le regard de l'ethnologue s'attache surtout à la nature de ces manifestations et, s'il en recherche l'origine, il ne prétend point la fixer dans telle ou telle période historique mais dans la «nature des choses» et dans les conséquences psychologiques qu'en ont tirées les diverses sociétés. Or, antiques ou moder- nes, les fêtes du Carnaval présentent, dans leur variété, certains points de ressemblance qui ont de bonnes chances de constituer les points essentiels de la cérémonie. En particulier toutes comportent, à un degré plus ou moins marqué, un rituel de fécondité, exprimé le plus souvent par des unions burlesques, et une évocation du monde souterrain, du monde des morts, ex- primée essentiellement par l'apparition des masques. Ce sont là, nous semble- t-il, les deux caractères les plus proprement carnavalesques, plus encore même que le travestissement, qui n'apparaît pas toujours ni partout. Nous allons d'abord en présenter un certain nombre d'exemples. Nous possédons des informations assez détaillées sur les fêtes de Dionysos dans la Grèce classique. De nombreux auteurs ont insisté sur leur aspect à la fois religieux et ludique. Ces fêtes agraires, ces rites de fécondité qui prenaient place au début du printemps ou à la fin de l'hiver, se caractérisaient essen- tiellement par des phallophories, c'est-à-dire des processions où l'on promenait triomphalement des emblèmes phalliques. Les assistants étaient généralement déguisés et revêtus de costumes bouffons. Ils formaient des cortèges animés où alternaient les chansons à boire et les danses avec, comme pour Carnaval, un

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CARNAVAL, FÊTE DU MARIAGE ET DE LA MORT

Viviana PAQUES

Depuis Van Gennep et nombre d'autres folkloristes, il semble acquis que les fêtes du Carnaval, Mardi-Gras ou Mi-Carême, là où elles se sont conservées, ne constituent qu'un temps fort à l'intérieur d'un cycle calendaire qui peut aller, en gros, depuis l'ancienne Fête des Fous (qui se situait entre Noël et le Jour des Rois) jusqu'aux feux et aux bûchers de la Saint-Jean, en passant par l'Epiphanie, la Chandeleur, le Mercredi des Cendres, etc. S'agit-il là de cérémonies relativement récentes, quoique déjà en passe d'être oubliées ? Cer­tes elles ne sont rigoureusement attestées par des documents que depuis le Moyen-Age, ou alors il faut en traquer les apparences dans le détail obscur de certains rituels liturgiques. Mais il est cependant fort probable qu'elles ne font que continuer, sous une forme qui, bien sûr, a évolué, des cérémonies antiques répandues, au moins, dans tout le bassin méditerranéen. Appartiennent-elles, par leurs origines, au monde hellénique ou proche-oriental, ou bien sont-elles le reflet de croyances celtiques, ou encore la contamination des unes et des autres, c'est là un problème que nous laisserons aux historiens des religions. Le regard de l'ethnologue s'attache surtout à la nature de ces manifestations et, s'il en recherche l'origine, il ne prétend point la fixer dans telle ou telle période historique mais dans la «nature des choses» et dans les conséquences psychologiques qu'en ont tirées les diverses sociétés. Or, antiques ou moder­nes, les fêtes du Carnaval présentent, dans leur variété, certains points de ressemblance qui ont de bonnes chances de constituer les points essentiels de la cérémonie. En particulier toutes comportent, à un degré plus ou moins marqué, un rituel de fécondité, exprimé le plus souvent par des unions burlesques, et une évocation du monde souterrain, du monde des morts, ex­primée essentiellement par l'apparition des masques. Ce sont là, nous semble-t-il, les deux caractères les plus proprement carnavalesques, plus encore même que le travestissement, qui n'apparaît pas toujours ni partout. Nous allons d'abord en présenter un certain nombre d'exemples.

Nous possédons des informations assez détaillées sur les fêtes de Dionysos dans la Grèce classique. De nombreux auteurs ont insisté sur leur aspect à la fois religieux et ludique. Ces fêtes agraires, ces rites de fécondité qui prenaient place au début du printemps ou à la fin de l'hiver, se caractérisaient essen­tiellement par des phallophories, c'est-à-dire des processions où l'on promenait triomphalement des emblèmes phalliques. Les assistants étaient généralement déguisés et revêtus de costumes bouffons. Ils formaient des cortèges animés où alternaient les chansons à boire et les danses avec, comme pour Carnaval, un

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embryon de dramatisation. Et c'est ainsi qu'à Mégare la comédie grecque est née des fêtes dionysiaques.

Quelle était leur signification profonde ? Selon Thucydide la fête la plus an­cienne était celle dite des Anthestéries (fête des fleurs). De la double per­sonnalité de Dionysos, les Anthestéries tirent un caractère ambigu, à la fois triste et gai. Les célébrations en sont joyeuses, mais en même temps ces journées de fêtes sont considérées comme des jours religieusement néfastes : les temples sont fermés et dans les familles on multiplie les rites adressés aux morts. On retrouve cette même alliance de la joie et de la mort dans la cérémonie la plus importante de ces fêtes, celle du mariage de Dionysos. Le Dieu était représenté par un très ancien xoanon, une de ces statues en bois mal équarri qui, dans la Grèce archaïque, avaient seules une véritable valeur religieuse. Le deuxième jour des Anthestéries, appelé Fête des Cruches et qui s'accompagnait évidemment de copieuses libations, Dionysos était introduit en grande pompe dans la ville, sur un char ; à côté de lui se trouvait la femme de l'archonte-roi. L'épouse de ce dignitaire, siégeant aux côtés de Dionysos, sym­bolisait l'union entre le Dieu et Athènes. Mais elle était aussi tenue pour une représentation de Perséphone, fille de Déméter et épouse de Pluton, qui, avec le printemps, abandonne le séjour des morts et revient parmi les vivants. C'est sans doute pour cette raison que, pendant les Anthestéries, on fait des sacrifices aux Kères, ces filles de la Nuit qui, dans Homère, jouent un peu le rôle des Walkyries et qui, dans la tradition populaire, sont assimilées aux âmes malfaisantes des morts que l'on doit apaiser par des sacrifices. Mariage et mort sont donc à cette époque déjà les deux pôles autour desquels tourne toute la fête.

Rome a également connu ces fêtes licencieuses de type carnavalesque. Est-il besoin d'insister sur les Saturnales? Leur nom seul, lié à celui de Saturne, dieu des semailles et de l'agriculture, indique leur lien avec les cultes de fécondité. La mort n'en était pas non plus exclue puisque les fêtes étaient, présidées par un personnage burlesque que l'on faisait mine de tuer, après une courte carrière de gloire et de dissipation, comme notre bonhomme Carnaval. La fête des Lupercales, qui tombait le 15 février, s'ouvrait par un sacrifice de boucs et de chèvres, à l'entrée de la grotte du mont Palatin, sacrifice qui avait sans doute pour objet de mettre en communication le monde des vivants et celui des morts. Ensuite venait la course des Luperques : deux groupes de prêtres ef­fectuaient, dans les deux sens, une circumambulation autour du Palatin et se rejoignaient à la grotte. Pendant leur course, avec des lanières découpées dans la peau des victimes, ils frappaient les femmes qui leur présentaient le dos ou les mains : cette action était considérée comme un rite de fécondation. Enfin, à l'issue de la course, des processions parcouraient la ville : elles étaient re­nommées pour leur indécence et Auguste chercha assez vainement à y mettre

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bon ordre. A Rome donc, aussi bien qu'en Grèce, fécondité et communication avec le monde souterrain, mariage et mort étaient les deux grands thèmes qu'exaltaient les manifestations ludiques de type qu'on pourrait dire car­navalesque.

Frazer a montré que les mêmes éléments se retrouvaient au Proche-Orient. A Babylone, lors de la fête des Sacées, un esclave habillé en roi régnait sur le palais : il pouvait organiser à son gré les divertissements et, — toujours le même thème — user à son bon plaisir des concubines du roi ; seulement, à la fin de la période sacrée, il était dépouillé de ses oripeaux, fouetté et crucifié. La fête des Purim, chez les Juifs, est peut-être dérivée de ces manifestations babyloniennes qu'elle rappelle, au moins dans ses aspects populaires. Des écrivains du x v u e siècle affirment que les Juifs ne faisaient alors que festoyer et boire, jouer, danser et, en particulier, se travestir, les hommes changeant de vêtements avec les femmes, ce qui est expressément interdit par la loi de Moïse. Au x v m e siècle, à Francfort, Purim dégénérait en saturnales : on y représentait l'histoire d'Esther sous la fome d'une comédie où Aman, après avoir paradé dans les vêtements du roi, était finalement pendu au-dessus d'un bûcher.

Tous ces thèmes se retrouvent dans le folklore européen au cours des cérémonies qui marquent les différentes étapes du cycle de Carnaval. Tous les paysans d'Europe semblent avoir eu l'habitude d'effectuer des danses et des rondes autour des bûchers, en leur donnant une signification fécondante. Car­naval prend même parfois, surtout dans l'Est de la France, l'aspect d'une fête de fiançailles collectives. On connaît la pratique dite du «dônage». Le soir du Mardi-Gras ou du Mercredi des Cendres les jeunes filles se plaçaient au som­met d'un coteau et les jeunes gens sur un autre. Après des salves de mousqueterie tirées par les garçons, le dônage commençait. Une voix masculine criait : «Dônage de Mademoiselle Une Telle». L'intéressée, en réponse, lançait dans la nuit sombre le nom de celui qu'elle aimait. 11 paraît même qu'autrefois le dônage avait une valeur coercitive : il s'appliquait à tous les célibataires des deux sexes avec, parfois, des alliances volontairement grotesques entre des vieilles filles et des jeunes gens qui ne voulaient pas se marier, afin de bien marquer que la fécondité s'imposait pour tous les éléments du groupe social.

Le rapport avec les êtres souterrains est aussi l'un des thèmes majeurs de notre Carnaval. Il s'exprime par l'apparition des masques. «Quiconque se masque entre parmi les fantômes», écrit André Varagnac ... «Des visiteurs de l'autre monde parcourent les demeures des hommes ; ils y figurent des scènes de ce monde fantastique d'où ils viennent et où ils vont retourner». Dans le monde germanique, à la Nuit de Mai, la foule des âmes des trépassés se répand sur la terre. On a coutume de mettre cette montée du monde souterrain en rap-

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port avec la croissance des céréales. La foule des masques reproduit donc, et même incarne, la puissance fécondante des ancêtres. C'est pourquoi la com­munauté des vivants les remercie de leurs services en commémorant les semailles, par exemple par les brandons de feu qui clôturent le Carnaval ou par les flambeaux que l'on transporte à travers la campagne.

Nous devons toutefois reconnaître que le sens de ces cérémonies s'est con­sidérablement exténué dans la période contemporaine et que leur interprétation relève bien souvent de la pure hypothèse. Certains auteurs ont cru pouvoir trouver dans les diverses fêtes carnavalesques le souvenir d'anciens cultes ren­dus à des divinités de l'époque préchrétienne. C'est, en gros, la position de Dontenville et, plus récemment, de Claude Gaignebet. Nous partageons leur intuition sans nous dissimuler que bien souvent les preuves ne sont pas con­cluantes. Nous sentons bien qu'il faut donner une interprétation cosmique à des événements psychologiquement aussi lourds que l'exécution de Carnaval ou de sa parèdre, la Vieille. A peu près partout, en effet, la fête se termine par l'exécution (fusillade, pendaison ou noyade) d'un mannequin représentant ce personnage complexe qu'est Carnaval, lequel ne peut se résumer en une simple figuration du bouc émissaire. Plus étrange encore est le style de l'exécution de la parèdre de Carnaval, qui est tantôt son épouse, tantôt un personnage féminin appelé la Carême ou la Vieille. Celle-ci n'est pas noyée mais sciée ou fendue en deux. Les éléments d'explication que nous pouvons trouver dans le folklore européen sont trop épars ou trop affaiblis pour répondre à notre curiosité. C'est pourquoi nous avons pensé à recourir, pour leur interprétation, à l'examen des cultes et des rites d'Afrique du Nord où les cérémonies car­navalesques sont non seulement célébrées mais vécues et comprises. Cette étude sera relativement longue (et sur certains points elle est loin d'être achevée) parce que les manifestations dans lesquelles nous serions tentés de ne voir chez nous que de simples divertissements recouvrent au Moghreb tout un ensemble de croyances se situant sur le plan de la cosmologie et de l'astronomie.

Nous trouvons effectivement en Afrique du Nord de nombreuses manifestations présentant d'indéniables ressemblances avec nos fêtes de Car­naval. Ce sont en premier lieu les mascarades à'ennayer, fêtes du I e janvier (en calendrier julien, soit donc le 13 du nôtre) où apparaît un personnage très populaire : bu bennani. Ce vieillard (dans le nom duquel on a pu reconnaître l'expression latine bonus annus) se caractérise surtout par un masque de fourrure. On l'appelle encore Yhaguz (de la racine H G Z = celui qui partage) et on le confond volontiers avec Y'aguza (la vieille) dont la fête se célèbre entre

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le 24 février et le 4 mars. A Nedromah on le confond même avec mesy'a (le Messie). Autre figure populaire, le masque de buglud, qui apparaît le troisième jour de Y'id el kebir. C'est lui aussi un vieillard ; à Agadir Sfaya on le revêt de la peau du bouc que les gens de ce village, comme dans d'autres régions du Maroc, égorgent pour la grande fête de Y'id avant le bélier traditionnel. Buglud et bu bennani visitent l'un et l'autre toutes les maisons et y font la quête. Il existe encore de nombreux autres masques, acteurs d'une véritable représen­tation théâtrale, qui, le jour de l'Achoura, improvisent des scènes où in­terviennent le Juif, le Qadi, les mariés et certains animaux, chameau, chacal, etc.

Comme dans notre Carnaval on retrouve également des rites du feu et de l'eau. Les gens sautent par-dessus les bûchers pour les fêtes de l'Achoura et pour celles de Yansra (à la Saint-Jean), fêtes dont l'origine est curieusement ainsi évoquée à Tlemcen : une grosse juive, Sara (qui aurait donné son nom à la fête) mourut par un jour d'été et son corps dégageait une telle puanteur que les habitants durent procéder à des fumigations pour purifier l'air. Des cérémonies de renouvellement du feu apparaissent pour Yennayer chez les Beni Snous : on éteint les feux et l'on change les trois pierres du foyer ; les nouvelles sont enduites de terre rouge qu'on laisse sécher avant d'allumer le feu nouveau avec l'alfa récolté au sommet de la montagne. On renouvelle également le feu le dernier des sept jours de Y'aguza, sept jours de froid et de vent.

Aux rites du feu sont associés ceux du mariage. A Tlemcen, le jour de Yen­nayer, les fillettes procèdent au mariage de leurs poupées. Il en va de même pour l'Achoura, qui est un jour de grande liberté sexuelle (dans l'intention sinon dans la réalité ; les femmes y circulent librement dans la ville sans que les hommes puissent intervenir).

Ces cérémonies entraînent l'usage de nourritures particulières, sèches ou humides selon le caractère de la fête. Il s'y ajoute l'idée du gonflement du ven­tre : la Vieille iïennayer ouvre le ventre des enfants qui ont trop mangé et chatouille les pieds de ceux qui ne l'on pas fait suffisamment. Et toujours une présence constante, celle du Juif ou de la Juive, tenus pour des éléments fécon­dants.

Aux rites du feu s'ajoutent ceux de l'eau, principalement pendant les fêtes de nisan, sept jours de pluie bénie qui se situent du 27 avril au 3 mai (julien). Tous les Beni Snous sortent alors tête nue pour se faire arroser par l'eau du ciel qui fait pousser les cheveux des filles, engraisser le bétail et croître la moisson. C'est le moment où l'on coupe la laine des moutons, où les tombeaux des saints reçoivent à profusion des sacrifices de taureaux, de béliers et de poules noires. On dit que «pour nisan la pluie arrose et le vent tire». D'autres fêtes connaissent aussi des rites d'aspersion, ainsi que nous le verrons plus loin.

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Tous ces éléments, nous les avons déjà rencontrés en Europe dans les diver­ses cérémonies de Carnaval ; plus spéciale à l'Afrique du Nord semble être la coutume de faire des visites aux cimetières, particulièrement pour les fêtes de l'Achoura ou du 27 du mois de Ramadan.

Nous nous trouvons là en présence de tout un ensemble de fêtes aux origines diverses, qui relèvent aussi bien du calendrier solaire, utilisé par les cultivateurs pour régler leurs travaux, que du calendrier lunaire qui ponctue leur vie religieuse. C'est le résultat d'un amalgame culturel qui s'est formé à partir d'un substratum africain et berbère, mêlé de traditions romaines, juives et chrétiennes, sur lequel est venu se superposer l'Islam, véhiculant avec lui des traditions orientales.

En dépit de cette profusion inextricable d'apports divers, ces fêtes moghrébines manifestent, à travers les costumes, ou les oripeaux, des cé­rémonies profanes et religieuses, une même conception de l'existence à partir d'une cosmologie primordiale, et c'est toujours le même drame cosmogonique qui se rejoue sous ces différents voiles. C'est pourquoi l'étude des fêtes, souvent burlesques, de l'Afrique du Nord, peut nous éclairer sur nos propres traditions, sans que nous ayons pour autant à céder à un comparatisme simple et hâtif.

Prenons d'abord conscience du fait que cette cosmogonie est étroitement liée à un calendrier.

Pour les Marocains, aux yeux de Dieu, la Création est achevée et accomplie en un instant ; aux yeux des hommes elle est perpétuellement actualisée, mais ils peuvent en connaître le développement en observant la marche des étoiles au cours d'une année dont les fêtes ponctuent les moments importants. Ils peuvent aussi en prendre une idée plus rapide en considérant le cycle d'une nuit et d'une journée, qui est le résumé de la marche du monde, les cinq prières en formant les articulations.

Tous les cultivateurs de la région de Marrakech utilisent deux sortes de calendrier et deux manières de partager la ceinture zodiacale céleste. Ils con­naissent, comme nous, les douze signes du zodiaque solaire, ainsi que les vingt-huit mansions du zodiaque lunaire ; chacune de celles-ci comprend treize degrés, quantité dont la Lune se déplace chaque nuit, par rapport à la nuit précédente, pour effectuer sa révolution mensuelle suivant un chemin sen­siblement analogue à celui du Soleil, qui parcourt les vingt-huit mansions en une année. Ce double partage de la ceinture zodiacale en douze et vingt-huit a permis l'établissement de deux calendriers : lunaire (arabe) et solaire (julien). Mais dans la pratique les agriculteurs utilisent un autre comput qui leur permet d'allier les deux calendriers : ils partagent l'année en neuf fois quarante jours, plus cinq jours qui sont, en quelque sorte, en dehors du temps. Chaque période de quarante jours (menazit) se trouve elle-même coupée en deux périodes de

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CALENDRIER JULIEN DANS L'INTERPRETATION MAROCAINE

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vingt jours dont chacune peut être rattachée au menazil précédent ou suivant, de manière à former des cycles de soixante jours qui sont marqués par les fêtes principales de l'année. Ce calendrier s'articule autour de deux temps forts : lyali (les nuits noires d'hiver) et smaïn (l'été) qui correspondent à peu près aux deux solstices, aux deux «portes de l 'année», telles que les a décrites Jean Ser-vier.

Ces neuf mois de quarante jours (menzla) sont commandés par neuf étoiles, qu'on appelle aussi les neuf sources (on les assimile aux neuf femmes du Prophète et chaque grand sanctuaire se dit arrosé par neuf sources). Trois d'entre elles commandent les trois menzla du froid, les noires, celles des lyali de la nuit ; trois autres, les rouges, commandent aux trois menzla qui s'écoulent entre le froid et la chaleur ; trois enfin, les blanches, commandent aux trois menzla de l'été.

1. La première saison : les étoiles noires.

Cette saison ce compose de trois menzla qui n'ont pas de nom particulier ; on les appelle respectivement celle d'avant lyali, celle de lyali et celle d'après lyali. Comme l'année, pour les paysans marocains, débute en octobre, qui est le mois des semailles (le blé est semé le 17 octobre), de la fin du mois d'oc­tobre (julien) au 5 décembre, c'est le menazil avant lyali ; du 5 décembre au 20 janvier, c'est lyali; du 21 janvier au I e mars, c'est après lyali.

La période avant lyali commence avec l'apparition de l'étoile gharar (la trompeuse = Vénus). Ce nom semble dériver, par jeu de mots, de harar (la chaleur) terme sans doute trop explicite aux yeux des paysans et susceptible de dévoiler le rôle que joue cette planète dans le drame cosmique (ces jeux de mots sont d'un usage courant chez les vieillards : ils leur permettent de faire connaître les choses sans prononcer leur nom véritable). D'après nos in­formateurs, Vénus part du Sud pour arriver au milieu du Ciel alors que la Lune est au Nord. A lyali la trompeuse se trouve au milieu du Ciel d'où elle va disparaître pour s'enfoncer dans la «mer» (cosmique).

Cependant on considère comme vrais lyali les seconds, c'est-à-dire la période qui va du 5 décembre au 20 janvier (julien). C'est le menazil où l'on «plante les arbres» ; il se décompose en trois parties : vingt jours avant lyali, du 5 au 25 décembre ; cinq jours du 25 décembre à la fête de Yennayer ; puis la période qui va jusqu'au 20 janvier et se prolonge par le troisième menazil jusqu'au I e mars. Si on laisse de côté les jours situés hors du temps qui vont du 25 décembre au I e janvier, période au cours de laquelle bennani sort, ac­compagné d'un masque représentant le lion, les quarante jours des vrais lyali correspondent à la durée pendant laquelle le Soleil parcourt l'une des mansions lunaires appelée el balda. Cette portion du ciel zodiacal est considérée par les

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astronomes comme un espace vide d'étoiles, un désert qui, pour les Moghrébins, est une image du hla, du vide originel. Par ailleurs, pendant cette même époque sort au Sud l'étoile Suhaïl (Canopus) qu'on voit à Marrakech se déplacer tout le long de la crête de l'Atlas, l'étoile brillante du Sud et de l'hiver.

2. La deuxième saison : les étoiles rouges.

A partir du Ie mars on passe des menzla d'hiver à celles du printemps, dont le premier menazil va du Ie mars au 9 avril. Mais la coupure n'est pas ab­solument nette. En effet les quatre derniers jours de février et les trois premiers de mars sont réunis pour former les sept jours de Y'aguza, la Vieille. Et celle-ci se trouve alors «coupée en deux» de plusieurs façons : elle est à cheval sur deux menzla de quarante jours ; elle est à cheval sur deux mois du calendrier solaire julien (février et mars) ; elle est encore sur la ligne de partage entre deux périodes de soixante jours : celle qui va çïennayer, appelé aussi haguz, celui qui coupe, à l'équinoxe de printemps, et celle qui va de l'équinoxe à la fête de nisan, jour où tombe l'eau du ciel. Vaguza indique la fin de l'hiver et des trois étoiles noires de lyali. Ce moment est marqué par la récolte des fèves : c'est la fin de la période morte. Le cycle des soixante jours suivants sera celui de la montée du monde souterrain ; les céréales sortent de terre et mûrissent, les femelles des animaux sont pleines et mettent bas. Ennuyer lui-même se trouve dans une position intermédiaire analogue à celle de Y'aguza, au milieu des trois menzla de lyali qu'il partage en deux ; il se place également au milieu de quarante jours qui sont les vrais lyali et qui débutent au solstice d'hiver. Mais la correspondance est une complémentarité : si Y'aguza est coupée en deux par le calendrier, Yhaguz, lui, coupe les lyali en deux.

Voyons en effet ce qui se passe sur le plan astronomique, d'après nos in­formateurs.

Vénus, la «chaude», est venue du Sud au milieu du ciel, pour y disparaître. On l'appelle alors Zohra. On dit qu'elle pénètre le ciel en l'épousant et qu'elle s'enforce «comme un poignard» dans la terre (c'est-à-dire l'ensemble de la Création) jusqu'à la mer cosmique. Elle égorge ainsi la terre noire, de laquelle va alors sortir la dunya rouge, c'est-à-dire la nouvelle terre des cultures, la terre d'abondance, comme nous le verrons plus en détail en résumant le mythe cosmogonique. Sur notre globe Y'aguza, la Vieille, la terre originelle, se trouve également partagée. Lyali communique sa chaleur à ennayer et c'est ennayer qui la «plante» dans la terre : c'est lui qui «donne sa goutte (semence) à la terre», disent les paysans. Lyali a donc consommé le premier sacrifice du bas : la terre noire et stérile a été ouverte par Vénus qui lui a donné sa chaleur en l'égorgeant, mais cette chaleur va monter de la terre avec la vie.

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Les fêtes de début d'année s'accompagnent de plats caractéristiques qui met­tent en relief le caractère des deux dates calendaires : lyali est une fête qui transforme la mort en vie, Y'aguza ouvre une période de gestation. Pour en-nayer, dans la région de Marrakech, on prépare le premier jour la bouillie d'orge et d'huile, le second des poules, le troisième le couscous aux sept légumes. La bouillie est le plat que l'on donne à la jeune mariée, ou encore celui qui suit la veillée funèbre : c'est un plat de mort car le mari «égorge» sa femme la nuit des noces lorsqu'il la déflore. Les poules représentent le sacrifice du bas : c'est la nourriture que l'on donne à la femme qui accouche. Le couscous aux sept légimes verts frais, accompagnés d'une tête de mouton, est une nourriture d'abondance et de vie, comparable à la sève qui monte dans l'arbre pour atteindre le ciel.

Pendant les sept jours de Y'aëuza on n'ouvre pas les silos, on n'arrose pas les arbres, on se contente de bouillie d'orge et d'huile. Ce sont les jours de mort de la Vieille stérile, d'où est sortie sa fille, la terre rouge, la dunya. Le calendrier d'Ibn el Banna dit que ce jour-là se rencontrent deux chaleurs, celle du ciel et celle de la terre. Les sept jours de Y'aguza sont encore appelés saba' (les sept). On dit que la perdrix qui s'est accouplée la nuit de Yennayer pond alors sept œufs, un par jour. C'est la période où soufflent des vents violents, tourbillons ascendants qui vont provoquer la montée du monde souterrain.

Les quarante jours qui suivent Y'aguza, du Ie mars au 10 avril sont un temps de pause, de repos printanier, de gestation. Les quarante jours postérieurs conduisent à smaïn (l'été) qui commence officiellement le 16 mayo. Ce menazil est coupé en deux par les sept jours de pluie de nisan, du 27 avril au 5 mai. Nisan se situe donc soixante jours après Y'aguza. C'est le début de la récolte de forge ; la terre va mourir dans la chaleur de l'été. A la fin de ce menazil (17 mayo) commence la récolte de blé. Les quarante jours qui suivent nous conduisent à Yansra (c'est-à-dire soixante jours après nisan) : toutes les récoltes de céréales doivent être terminées et ce sont les battages qui com­mencent. C'est vraiment la période de mort à la fois de la terre et des grains qui vont être enterrés dans les silos souterrains. A mi-chemin entre le 16 mayo et Yansra se situe le solstice d'été. Cette période de mort va se terminer soixante jours plus tard, le 19 août, quand la terre va recommencer à vivre. Ces deux périodes de soixante jours, coupées par la nuit de Yansra, marqueront la mort de la seconde terre, la terre rouge, la dunya, comme nous le verrons plus loin. De Y'aguza à Yansra, les trois menzla de quarante jours que nous venons de décrire sont commandés par les trois étoiles rouges.

Sur le plan astronomiques, à Yansra Vénus se trouve proche de la Lune et elle coupe le ciel sur un tiers de son étendue, à l'Est, suivant la direction S.W.-N.E. On dit qu'elle «prend» les deux tiers du monde (de la dunya) et on l'ap­pelle Qibla (alors qu'en lyali on l'appelait Zohra). Il y a donc un tiers du ciel

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qui n'est jamais exploré par Vénus. C'est celui qu'on nomme le tulut el jjali, le tiers vide, le tiers désert, le monde inhabité qu'on appelle encore le véritable Sud, le ganub, la terre des nuits.

Nous avons également vu qu'à lyali monte à l'horizon l'étoile Suhaïl (Ca-nopus), qui se déplace le long de la crête de l'Atlas. Pour Yansra apparaît dans le ciel la Voie Lactée, le grand fleuve qui coule du Sud à l'Est. Ce sont là les seules observations pratiques que les paysans retiennent pour partager l'année. Ils considèrent aussi que le Sud est en bas et l'Est en haut, l'Ouest étant associé au Sud et le Nord à l'Est-

Voyons maintenant comment se situent les deux fêtes de nisan et de Yansra sur le plan religieux. La pluie de Yansra ne paraît pas être rattachée of­ficiellement à quelque événement mythique ou légendaire. Le calendrier d'Ibn el Banna la fait coïncider avec la fête chrétienne de l'Invention de la Croix. On dit aussi qu'elle est la fête anniversaire de saint Jean ou encore que c'est le jour où Dieu arrêta le Soleil en faveur de Josué. El Maqrizi la fait coïncider avec la fête chrétienne de la Pentecôte, et El Warzini blâme les Musulmans qui pren­nent part aux réjouissances des Chrétiens le jour de Yansra C1). Il est clair que ces deux fêtes agraires sont totalement étrangères au calendrier musulman. Destaing (Fêtes et coutumes saisonnières chez les Beni Snous, 1907) fait un rapprochement avec une fête solaire persane où les princes coiffaient leurs en­fants d'un diadème d'or portant l'effigie du Soleil.

3. La troisième saison : les étoiles blanches.

Si nous poursuivons l'examen du cycle de l'année nous trouvons d'abord une période de 60 jours, des fêtes de Yansra au 29 août, qui marque la fin de l'été : la terre est morte, les grains sont mis dans les silos. Cette période com­prend le premier menazil de quarante jours et la première moitié du second. Du 29 août au 26 octobre s'ouvre une autre période qui comprend la deuxième moitié du second menazil et la totalité du troisième : c'est le temps où le laboureur «égorge» la terre pour les semailles (au Maroc on procède aux semailles de blé le 17 octobre de notre calendrier).

Cette saison des étoiles blanches ne semble s'accompagner d'aucun événement astronomique marquant, non plus que d'aucune fête rituelle. Si nous regardons la figuration géométrique du cycle de l'année, nous le voyons partagé par un axe portant à ses extrémités ennayer et ansra, les deux pôles de la nuit et du feu, les deux moments du mariage et de la mort de la terre, la terre noire l'hiver, la terre rouge l'été. A droite de cet axe se regroupent toutes les fêtes ; la gauche paraît vide. En particulier le 29 août, qui divise la troisième saison en deux périodes de soixante jours, et que l'on peut considérer

(1) Il s'écoule cinquante jours entre la fin de nisan et Yansra.

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comme le symétrique de Y'aguza, ne semble pas différent des autres jours. Peut-être l'enquête n'a-t-elle pas encore été poussée assez loin.

Le cycle calendaire qui détermine des fêtes où l'on retrouve des rituels proches de ceux du Carnaval européen se déroule donc, en gros, du solstice d'hiver au solstice d'été, d'ennayer à Yansra. Il est coupé par un temps fort, Y'aguza. De même, en Europe, les manifestations qu'on peut appeler en général carnavalesques apparaissent depuis la Saint-Jean d'hiver (Fête des Fous et bouleversement social) jusqu'à la Saint-Jean d'été (feux et brandons) mais le temps fort se situe entre les deux, pour Mardi-Gras et la Mi-Carême. Les fêtes moghrébines illustrent un drame cosmique, marqué astro-nomiquement par les déplacements de Vénus : un premier sacrifice (lyali) ouvre le monde souterrain ; la section de ce personnage ambigu qu'est la Vieille ouvre la terre noire, hivernale et stérile, d'où va monter la terre rouge, printanière et féconde ; celle-ci donnera ses fruits lorsque le second sacrifice (nisan) aura fait descendre l'eau du ciel et quansra marquera la combustion de cette même terre rouge qui mourra à son tour avant d'être labourée. Si une telle conception mythique était commune, autrefois, aux populations européennes et moghrébines du monde méditerranéen, on pourrait y trouver une explication des caractères équivoques de notre Carnaval, à la fois fête de mort et de vie, fête des esprits infernaux et de la fécondité, ce double aspect étant exprimé par l'apparition des masques et par l'exécution du bonhomme Carnaval, assimilé en même temps à un bouc émissaire et à une divinité fécondante.

Après cet examen des conceptions astronomiques des agriculteurs moghrebins antéislamiques, il nous reste à considérer les fêtes religieuses proprement musulmanes qui donnent lieu à des représentations carnavalesques, c'est-à-dire Chaabane, Aid es seghir, Aid el kebir et Achoura.

La grande préoccupation de tous les croyants africains a toujours été de faire coïncider les fêtes musulmanes, qui suivent le calendrier lunaire, avec les moments critiques du calendrier solaire qui commande aux cultures. Comme c'est naturellement impossible sur le plan temporel, l'assimilation s'est pro­duite sur le plan symbolique.

Le cycle des fêtes musulmanes correspondant aux fêtes calendaires dont nous venons de parler s'ouvre le 15 Chaabane et se termine à l'Achoura.

Le 15 Chaabane, c'est la fête obligatoirement célébrée au Maroc par toutes les confréries d'anciens esclaves noirs, maîtres des cultes de possession : pour eux c'est la fête des mluk (génies) ( J ) . Mais nombreux sont les musulmans

(2) Ils doivent obligatoirement se livrer à une cérémonie nocturne comprenant le sacrifice d'un bouc, un repas communiel et des cérémonies chantées et dansées qui, d'une part, racontent toute la cosmogonie et, d'autre part, après l'«ouverture» de l'espace, font «monter» les génies (les âmes des ancêtres).

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africains qui font partir de ce 15 Chaabane le jeûne du Ramadan, jeûne de quarante jours, interrompu le 27 Ramadan et terminé par la petite fête du Mouton. Soixante-huit jours plus tard c'est la grande fête du Mouton qui commémore le sacrifice d'Abraham, et vingt-neuf jours après vient la fête de l'Achoura. C'est cette dernière qui présente les analogies les plus marquées avec notre Carnaval. Elle se situe le dixième jour du premier mois de l'année musulmane, d'où le nom d'Achoura, le dixième, et elle peut être, elle aussi, une journée de jeûne. A l'origine il s'agirait d'une fête juive, Vasor, qui marque le grand jour de l'expiation ; les Juifs observaient alors le jeûne d'un coucher de soleil à l'autre. Plus tard Mohammed instaura comme période de jeûne le Ramadan et l'Achoura cessa de constituer une obligation religieuse. Pourtant les Mekkois restèrent fidèles à ce jeûne du début d'année, et la porte de la Ka'ba restait ouverte le jour de l'Achoura. L'interprétation de la fête varie selon les sectes : pour les sunnites, c'est le jour où Noé quitta l'arche et donna ainsi naissance au monde nouveau ; pour les shi'ites c'est l'anniversaire de la mort de Husaïn, décapité à la bataille de Kerbela (rappelons que la fête de Yan­sra, à la Saint Jean d'été, est aussi la commémoration d'une décollation); pour les habitants du Sud marocain, l'Achoura rappelle la nuit où Abraham fut jeté au feu sans être touché par les flammes. Il s'agit donc, pour tous, d'un jour éminemment sacré, qui a tout naturellement trouvé son intégration dans le calendrier antéislamique du Moghreb, de même que les Chrétiens ont su in­corporer les fêtes païennes dans leur cycle calendaire.

Certains caractères se retrouvent à peu près constamment dans les divers endroits où l'on célèbre l'Achoura. C'est une fête de nuit ; elle s'accompagne d'aumône et de visites aux cimetières ; elle comporte de nombreux rites du feu et de l'eau ; elle entraîne la consommation de mets spéciaux (beignets, œufs, poules, ainsi qu'une partie du bélier de l'Aid) et met l'accent sur la fécondité (libre circulation des femmes dans la rue, pratiques licencieuses et burlesques, mariages de poupées, etc.).

D'abord l'aumône. Tout musulman est moralement tenu de donner aux pauvres la dîme de ses biens et plus particulièrement le dixième de son blé. Cette offrande, consommée par les enfants ou les mendiants, c'est la part des ancêtres : on donne aux défunts une partie de soi car, pendant l'Achoura, il existe une relation privilégiée entre les vivants et les morts, exprimée par des visites réciproques ; les défunts reviennent sur la terre et les vivants, le dernier jour de la fête, se rendent dans les cimetières. Au préalable, à partir du Ie

muharrem, premier jour de l'année arabe (et pendant quatre jours) il est d'usage d'allumer dans les foyers un feu nouveau. Les enfants de Marrakech et de Tamgrout (dans le Draa) allument, aux bûchers des quartiers, des torches en bois de palmier, organisent des retraites aux flambeaux dans les rues de la ville, puis sautent pardessus les bûchers.

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A Tamesloht, la ville des Chorfa, au Sud de Marrakech, c'était tradition­nellement les Juifs qui, de bon matin, annonçaient la fête. On éteignait alors tous les anciens feux ; ensuite, un cherif allumait un feu nouveau, avec un jujubier entouré de branches d'épineux, devant la porte de la zawiya de Moulay Hadj Brahim, la maison d'où le grand Saint du Sud marocain est parti pour aller s'établir dans la montagne. Les jeunes garçons et les hommes sautent par­dessus ce brasier puis y prennent du feu pour allumer les foyers des maisons. Dans toute la région où s'étendait l'influence de la zawiya de Tamesloht, on procédait aux mêmes cérémonies.

Les feux sont encore allumés la nuit du 9, veille de l'Achoura. On récite alors la chahada, la prière d'ouverture ; le 10 on jeûne comme pour le mois de Ramadan ; le 11 on arrête tous les métiers (forge, tissage, poterie, menuiserie, etc.) : ce sont trois jours de mort.

Le jujubier est l'arbre que le Saint, fondateur de la zawiya, coupait sur l'en­clume de son maître, chez lequel il mangea le couscous qui lui donna les 366 pouvoirs (image de l'année). Les branches de jujubier sont utilisées pour faire bouillir l'eau de prière ainsi que pour fournir le charbon de bois utilisé aujourd'hui encore par les forgerons. Ces opérations ont pour objet de faire monter le monde souterrain, de même que l'eau qui s'évapore monte au ciel : chez l'homme elles produisent cet état d'ébullition intérieure qui permet à l'âme de l'individu de s'éveiller et d'entrer en contact avec l'invisible.

A Tamgrout, où Sidi ben Naser fonda sa zawiya, pour matérialiser cette opération de montée, les femmes grimpent par trois fois, en courant, jusqu'au sommet du minaret. Arrivées sur la terrasse supérieure, elles tournent trois fois de droite à gauche avant de redescendre. Les jeunes filles qui désirent se marier ne manquent jamais cet exercice car à l'aspect funéraire de l'Achoura vient s'ajouter celui d'une fête de mariage.

Ce deuxième aspect est très largement représenté dans de multiples manifestations fort bien décrites par E. Laoust (Noms et cérémonies des feux de joie chez les Berbères du Haut et de l'Anti-Atlas, Paris, 1924). Au village de Taliza, par exemple, les fêtes sont inaugurées par le sacrifice d'une vache à la porte de la mosquée. Le sang recueilli est aussitôt répandu sur l'aire où se dressera le bûcher annuel. Le lendemain les femmes et les jeunes filles vont ramasser le bois nécessaire à l'édification du bûcher. Le soir les hommes se réunissent à la mosquée où ils prennent en commun le souper de l'Achoura. A l'issue du repas ils se couvrent les reins et les cuisses de peaux de chèvres et se rendent, ainsi accoutrés, à la demeure d'un certain Daoud ( 3) où les attendent les femmes, revêtues de leurs plus beaux atours. A ce Daoud revient le

(3) Daoud, c'est David, qui, dans tout le monde musulman, est le patron des forgerons. Nous retrouvons ici l'intervention du Juif dans ces fêtes du feu.

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privilège d'allumer le feu de l'Achoura en prélevant un tison dans son propre foyer. Dès qu'il apparaît, il est salué par des cris et des propos grossiers. Il doit en effet se montrer cette nuit-là dans une tenue indécente, en tenant sa blouse remontée jusqu'au dessus du nombril. Impassible sous les huées, il prend la tête du petit cortège carnavalesque ; les hommes et les femmes l'accompagnent en chantant des chansons obscènes jusqu'au centre du village où Daoud met le feu à des brassées d'herbes amoncelées. Dès que les flammes crépitent, s'avan­cent les premières femmes de la cité (on appelle ainsi les mères qui ont un fils répondant au nom de Mohammed). Ces femmes font trois petits bonds par dessus le brasier en poussant des cris sauvages. Le cortège se dirige ensuite vers le bûcher situé en dehors du village. Daoud, qui s'est décemment revêtu de blanc, y met le feu. Hommes et femmes, pressés autour du bûcher, saluent joyeusement la première flamme. Puis ils se mettent à courir et à danser tout autour en criant : «Ater (ou mater), tout gravite autour du monde». Le len­demain, à l'aurore, les jeunes gens se rendent au bord de quelques ruisseau où ils se livrent aux baignades et aspersions rituelles. A cette occasion une femme jette dans l'eau des poupées représentant les mariés de l'année.

Dans de très nombreux villages du Maroc on fabrique des poupées, faites d'une croix de bois et habillées de robes, les alamet, qu'on sort pour les cérémonies du mariage. En même temps les Berbères célèbrent et pleurent, dit Laoust, «la mort de quelque divinité ou de quelque esprit de la végétation». Les musulmans orthodoxes justifient ces lamentations en les comparant à celle que Lalla Fatima Zohra poussa du haut du minaret pour la mort de son père, le Prophète. Dans d'autres villages, un jeune homme et une jeune fille simulent tout le rituel du mariage, qui se termine par l'aspersion réciproque des mariés d'un jour. D'une manière générale les Marocains disent que la nuit de l'Achoura on doit avoir des relations sexuelles avec sa femme. Cependant s'est développé un usage qui permet aux femmes, habituellement recluses, de sortir toute la nuit et de circuler dans les rues sans que leur mari puisse intervenir.

Il nous faut également mentionner les multiples représentations données par les masques populaires de l'Achoura, qui tournent toutes autour du thème du mariage. Tout concourt à célébrer un double rituel, inextricablement lié, celui du mariage et celui de la mort.

Autre aspect rapprochant les cérémonies de l'Achoura de celles de notre Carnaval, la consommation de plats privilégiés. Outre les fruits secs, amandes, figues, etc. qui sont des nourritures de mort par opposition au couscous aux sept légumes verts servi pendant lyali, mais qui sont également les mets que l'on offre pour les cérémonies de mariage, il existe un autre usage qui consiste à manger, le jour de l'Achoura, certaines parties, conservées, du bélier de l'Aïd. II s'agit de toute la colonne vertébrale, y compris le sacrum et la queue, plus ce qu'on appelle el kurdes, c'est-à-dire certains viscères, la graisse en-

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veloppant les tripes, le tout préparé avec du sel et des épices. Cela représente la part de l'absent au moment de la fête de l'Aïd ; ce sont aussi les parts que l'on échange entre familles éloignées, chacune devant manger le sacrifice de l'autre. Cette coutume marque non seulement la solidarité entre les membres d'une même famille religieuse, mais encore le lien charnel qui unit à l'Achoura le sacrifice de l'Aïd. Un autre lien, non moins important, unit toute la période qui va du 15 Chaabane à l'Achoura. Il est matérialisé, dans la zawiya de Tamegrout par la lecture du livre saint, le Bukhari -, elle débute le 15 Chaabane et prend fin devant la porte du tombeau du Saint, le jour de l'Achoura. Dès que la lecture publique est terminée, un grand plat de couscous, image de la nourriture céleste tombée à la suite du sacrifice de l'Achoura, est servi à tous les pèlerins, et ce plat est appelé lui aussi le Bukhari. Dans une perspective or­thodoxe, ce jour commémore la mort du fondateur de la zawiya, Sidi ben Naser, et le plat de couscous rappelle celui qu'on offre aux tolba (savants), chargés de réciter les prières des morts. Nous retrouvons ici le caractère funéraire attribué à la fête, qui se termine d'ailleurs par une danse effrénée, exécutée la nuit par les hommes qui tournent en dansant et en chantant dans la cour de la zawiya. Les femmes se réunissent, une autre nuit, dans une autre cour, pour se livrer à des chants obscènes et satisfaire aux' rites d'union sexuelle exigés par la fête.

Ainsi donc, dans l'esprit du peuple marocain, l'année religieuse débute avec les cérémonies du 15 Chaabane et se termine avec les fêtes de l'Achoura qui, en fait, se situent au début de l'année du calendrier arabe. C'est pourquoi, tout naturellement, les fêtes de Chaabane se sont superposées à la période qui an­nonce lyali. C'est le début de la période où la terre va être «égorgée» ; elle se poursuit avec l'Aïd es seghir, qui correspond à Yennayer, au vrai lyali, et elle se termine par l'Aïd el kebir, qui marque la fin de regorgement de la terre. L'Achoura, elle, correspond à Yansra, d'où l'analogie des cérémonies du feu et de l'eau. Du 15 Chaabane à l'Achoura s'écoulent 143 jours qui, bien sûr, ne peuvent jamais coïncider avec les 177 jours qui vont du début de lyali à Yan­sra. De plus les fêtes musulmanes, appartenant au calendrier lunaire, reculent chaque année de onze jours sur le calendrier solaire. Si bien que l'Achoura «tourne autour du monde» pour venir se placer tantôt sur lyali, tantôt sur Yan­sra ; elle crée ainsi, par son mouvement cyclique, un lien supplémentaire entre les deux pôles qu'elle vient vivifier tour à tour.

# * #

Qu'il s'agisse des conceptions antéislamiques ou de celles de l'Islam populaire, celles qui sont honnies par les ouléma, mais qui constituent le fond des connaissance vécues, les rites des fêtes et leurs liens avec les événements astronomiques, ne font qu'exprimer l'essentiel de croyances cosmologiques

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dont il nous faut, en terminant, donner un aperçu. Nous avons précédemment relevé l'existence de deux événements qui caractérisent lyali et Yansra : l'ap­parition de l'étoile Canopus et celle de la Voie Lactée. Toutes deux témoignent d'événements cosmiques qui se situent autour des deux sacrifices primordiaux, celui de la terre et celui du ciel. Ici nous nous éloignons de l'enseignement de l'Islam des docteurs pour entrer dans le domaine des connaissances vécues qui seules expliquent toutes les manifestations caractérisant les fêtes calendaires. (Ce savoir est d'ailleurs réactualisé au cours de danses confrériques qui se déroulent pendant toute une nuit). Nous allons tenter d'en résumer brièvement le contenu, en simplifiant à l'extrême, afin de permettre de comprendre les motivations des rites auxquels nous avons précédemment fait allusion.

A l'origine existait la nuit. C'était le vide, le hla, le vide plein de Dieu. Il était comme un ventre obscur et stérile contenant en puissance toute la Création. Celle-ci se manifesta à partir d'un œuf de serpent qui se brisa sous l'effet d'une double impulsion imprimée par deux vents tourbillonnants de sens contraire. Le premier, mouvement ascendant qui tourbillonne de droite à gauche, fit pénétrer dans l'œuf un germe issu du (fia. L'autre, qui va de gauche à droite dans le sens de la descente, fit éclater l'œuf et sortir le petit du serpent, lequel brisa la coquille et la peau. Une partie de l'œuf descendit, l'autre monta ; chacune d'elles se partagea en sept, comme tout ce qui existe dans le monde. La partie descendante donna naissance notamment à l'eau, à la coquille, qui devint la terre noire (gemud, la roche), au jaune (rouge, en arabe) au ciel étoile et à la nuit, qui sépara le monde d'en-bas du monde d'en-haut. Inversement le blanc de l'œuf monta et devint la terre blanche, surmontée elle-même par l'eau et le lait (euphémisme pour sperme) et enfin par le roseau (le sexe) d'Adam. La pénétration dans l'œuf du germe noir issu de la nuit a donc fragmenté le monde ; celui-ci va tenter d'abord de se réunifier, puis, une fois la réunification accomplie, il va de nouveau se fragmenter. Symboliquement ce drame cosmi­que est illustré par deux états : le mariage et la mort.

Nous nous trouvons donc en présence de deux parties du monde, l'une, noire, en bas, l'autre, blanche, en haut ; par commodité nous les appellerons terre et ciel. Ce sont deux femmes qui vont tenter de s'unir et la copule sera la dunya. Ce terme signifie littéralement le monde, ou la richesse. Cosmologique-ment elle est perçue tantôt comme le serpent triple issu de l'œuf, tantôt comme la montagne (l'Atlas), tantôt comme un arbre, le jujubier, l'arbre de la limite que vit le Prophète lors de son ascension, tantôt encore comme la lumière rouge de l'aube ou du crépuscule coupé par la nuit, ou bien comme Lalla Fatima Zohra, la fille du Prophète. On l'appelle encore Lalla Miryam, la Juive «fécondée par le vent», ou Lalla 'Uda, la sainte de Meknès, celle qui a «mangé le Ramadan» et donné son nom à une des principales portes de la ville. Au

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moment du sacrifice elle est représentée par la vache qu'on égorge à la porte du sanctuaire. Sous cette infinité d'appellations, la dunya est essentiellement l'élément fécondant qui donnera au monde le mouvement et la vie.

Le double tourbillon qui avait fait exploser l'œuf du monde va provoquer le drame cosmique, créateur de la vie des hommes. Le premier, le tourbillon ascendant, brise la terre noire, la roche ; la dunya va alors pénétrer la terre. C'est une première union, incestueuse, celle du fils avec sa mère, celle de l'ar­bre planté en terre. C'est le premier mariage, le sacrifice du Sud, celui de l'animal à deux pattes (la poule) ; c'est celui du début de lyali, celui de Chaabane, celui des semailles. La dunya s'enfonce ainsi jusqu'à l'eau souterraine, puis, grâce au second tourbillon descendant, elle sort de terre et monte pour transpercer le ciel. Ce second sacrifice à lieu à la fin des lyali, pen­dant les sept jours de Y'aguza ; les sept vents (saba') font que la dunya se dresse et pénètre le ciel au niveau des Hyades pour atteindre la terre célestielle. Ce second sacrifice, c'est celui de l'Est, le second mariage. A l'intérieur de la dunya monte avec elle le ghaba de la terre noire, la forêt sombre et sauvage, qui provient de la nuit, mais en même temps monte aussi le feu du bas, la lumière des profondeurs, celle de la connaissance. Ce feu monte jusqu'au som­met de l'arbre et enflamme les rameaux épineux qui sont les cheveux du démiurge. Il est assimilé alors au bouc sacrificiel.

Lorsque la dunya a défloré le ciel, la pluie est tombée : c'est le sang de la vierge, la dot de Lalla Fatima Zohra, qui s'est dispersée, partie dans la mer, partie dans la terre. L'hymen du ciel, assimilé à la sutara, le linceul de laine blanche dont le bélier est le symbole ( 4 ) , resta accroché à la tête épineuse de la dunya et se consuma aux neuf dixièmes ; le dernier dixième retomba avec la dunya, c'est celui de l'Achoura. Le feu, qui était monté à l'intérieur de la dunya, se détacha d'elle et devint le Soleil : c'est une nouvelle naissance. Avec la sutara tombaient du ciel l'eau rouge de la pluie et le lait ; l'ensemble forma la Voie Lactée, encore appelée le Fleuve. Les deux sacrifices, celui du bas qui brisa la roche noire et celui du haut qui fit tomber l'eau rouge, eurent lieu en un seul instant. Le premier, le sacrifice du Sud, traça, par l'étoile Canopus, le chemin où coulera la Voie Lactée. Le second, celui de l'Est, donna naissance au Soleil, issu de la nuit. Par la suite, le Forgeron prit l'arbre, la dunya, qui remplissait tout l'espace et le recourba comme le menuisier plie le bois pour construire un tambour. La dunya roula dès lors dans le ciel avec un bruit dont le roulement du tambour donne une image. Elle s'étendit, suivant les quatre points cardinaux, sur le vide originel, mais n'en recouvrit que les deux tiers. Il y eut donc deux ouvertures que l'arbre ne recouvrit pas, celle par où il brûla et

(4) C'est pourquoi le bélier est devenu le symbole du sacrifice céleste. L'orthodoxie musulmane l'a récupéré en le rattachant au bélier que Gabriel a envoyé à Abraham en échange du sacrifice de son fils.

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celle par où il pénétra la roche. La partie brûlée a pris la forme de la forêt som­bre, la terre des cimetières (les cimetières sont toujours brûlés avant de servir de terre d'inhumation) ; la seconde partie, c'est l'ouverture de la connaissance. On dira que le hla possède deux portes : l'une est l'ouverture de la nourriture, l'autre celle des excréments ; l'une est la vie, l'autre est la mort. Ces deux par­ties du hla sont les deux parties de Y'aguza, la Vieille fendue en deux.

Où va se situer l 'homme dans ce circuit cosmique? Quand un homme meurt, son âme s'en va au Sud, dans le hla. Elle descend

le troisième jour dans l'eau souterraine qui coule sous la roche noire. Là elle éclate et devient elle-même eau, en particulier après qu'elle a été dévorée par les fauves de la forêt sombre qui n'en laissent que l'essence, l '«os», la «colonne vertébrale». Après avoir subi toutes ces vicissitudes destinées à la purifier, l'âme aboutit, en passant par le grand oued du Ciel, dans la seconde partie du hla où elle reçoit sa lumière et son feu, qui lui permettent d'arriver à l'Est. C'est de l'Est qu'elle pourra à nouveau s'incarner dans le ventre de la mère.

La période de l'année, définie par le lyali et Yansra est précisément le temps où peut s'effectuer la circulation des âmes ; c'est aussi la période comprise en­tre le 15 Chaabane et l'Achoura. C'est le moment où la dunya va pénétrer dans le ciel par la porte de Canopus, au Sud, et va ressortir par celle de la Voie lactée, au Nord-Est. Mais, à partir de Yansra, le grand oued du ciel va basculer et renverser son orientation. Au moment où la terre meurt, en été, il s'étendait dans le ciel suivant la direction Est-Ouest ; en été il va couler dans la direction Sud-Nord : c'est le temps où les âmes des défunts poursuivent leurs pérégrina­tions dans le hla pour renaître à l'Est au moment des semailles. Elles retour­nent ensuite au Sud pour mourir à lyali et revenir à l'Est au printemps.

Les âmes meurent au Sud et renaissent à l'Est au printemps leurs eaux avec celles du grand oued cosmique, qui est le Forgeron du ciel ; elles pénètrent avec lui dans le hla de la connaissance par la mort de lyali et le mariage de Yansra. Mais le mariage et la mort ne sont qu'une seule et même chose : l'homme, de même que la dunya, sacrifie en s'unissant à elle, la femme qui est à la fois la terre et sa mère, et il meurt en «égorgeant» (en déflorant) son épouse qui est le ciel. A ces deux moments de l'année le monde fragmenté par le premier sacrifice se réunifie et permet la circulation des âmes.

C'est pourquoi nous retrouvons aux fêtes qui célèbrent Chaabane, ennayer, l'Aïd el kebir, l'Achoura ou Yansra des jeux et des masques qui ont pour but non seulement d'évoquer les étapes de la cosmogonie mais de les actualiser. Le drame cosmique, qui se situe à l'origine du temps, se perpétue indéfiniment à travers le cycle des années dont la durée n'est qu'une illusion humaine.