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Anthropology. Ethnography. Visual Studies. Aesthetics.

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  • Gradhiva13 (2011)Piges voir, piges penser

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    Carlo Severi

    Lespace chimriquePerception et projection dans les actes de regard................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniqueCarlo Severi, Lespace chimrique, Gradhiva [En ligne], 13|2011, mis en ligne le 18 novembre 2014, consultle 02 janvier 2015. URL: http://gradhiva.revues.org/2021

    diteur : Muse du quai Branlyhttp://gradhiva.revues.orghttp://www.revues.org

    Document accessible en ligne sur : http://gradhiva.revues.org/2021Ce document est le fac-simil de l'dition papier. muse du quai Branly

  • Fig. 1 Enguerrand Quarton, Couronnement de la Vierge, dtail, 1454, huile sur panneau. Muse Pierre de Luxembourg, Villeneuve-ls-Avignon muse Pierre de Luxembourg/Giraudon/The Bridgeman Art Library.

  • Le muse Pitt Rivers dOxford possde une singulire boucle en ivoire, collecte en Sibrie (fig. 2). On y voit deux formes identiques interprtes de manire dif-frente : une fois comme le contour dune tte de loup, et une autre fois comme celui dun corps entier, probablement celui dun lion de mer. Cet objet ne consti-tue pas uniquement la reprsentation de deux animaux diffrents par les mmes moyens visuels : il tmoigne dun acte de regard. En insrant une ligne courbe dans deux contextes diffrents, limage passe de la reprsentation par imitation dun animal, linterprtation, complexe et plurielle, dune forme. En tant que trace matrielle, la reprsentation fait merger un travail de lesprit, une srie doprations mentales (ou mme, plus simplement, de penses) qui se trouvent associes une ligne, et qui en font surgir, dans les deux cas, une partie invisible, ou potentielle.

    Il y a quelques annes (Severi 2003), nous avons propos dappeler chimrique ce type de reprsentation, en soulignant que ce qui la caractrise est la conden-sation de limage en quelques traits essentiels. Cette condensation engendre, par projection, une ou plusieurs interprtations de la forme. Ce qui est donn voir est implicitement considr comme une partie dune autre forme, dont la pr-sence est impute, et ventuellement reprsente. Dans un tel acte de regard, linvisible prime sur le visible, et semble en fournir le contexte. Nous avons formul lhypothse que cette structure par indices confre limage une saillance particulire qui lui permet de jouer un rle crucial dans les pratiques sociales lies la mmorisation et la mise en place dun savoir dans un certain

    2011, n 13 n.s.

    Lespace

    Carlo Severi

    Perception et projectiondans les actes de regard

    chimrique

    Jai vu limage de tout un paysage se rfracter dans lil de lchassier lorsquil plonge dans leau : les mille cercles qui enserrent chaque vie,

    le bleu du ciel chuchotant aval par le lac, lmergence en un autre lieu voil ce que sont les images : lmergence en un autre lieu.

    Franz Marc (1996 [1914])

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    piges voir, piges penserdossier

    nombre de traditions habituellement appeles orales . La saillance visuelle de ces images, lie la mobilisation de linfrence quelles impliquent, peut devenir ainsi saillance mnmonique, capacit de vhiculer et prserver du sens.

    Cette premire dfinition, qui visait rendre compte du mode de fonction-nement dun certain nombre dexemples spcifiques dans le cadre dune thorie anthropologique de la mmoire, a suscit autant de dbats que de recherches nouvelles. Parmi les questions qui ont t souleves, un premier groupe concerne linterprtation de lethnographie : comment apprcier, sur de nouveaux ter-rains, la capacit heuristique de la notion de chimre ? Peut-on, partir de ces pre mires analyses, dfinir un type gnral de reprsentation, quon pour-rait appeler chim rique comme on parle, par exemple, de reprsentations ralistes , abstraites , ou symboliques ? Comment identifier des modes de variation, dans lespace ou dans le temps, des reprsentations chimriques ? Telle quelle se trouve dfinie partir de ces premiers exemples, la reprsenta-tion chimrique serait-elle propre aux arts non occidentaux ? Si tel tait le cas, comment diffrencier ce qui serait propre aux chimres amrindiennes, oca-niennes ou africaines, de tout ce que la tradition occidentale a connu sous le nom dimage fantastique, double, ambige ou mme, selon la rcente dfinition de Dario Gamboni (2004), simplement potentielle ?

    Dautres questionnements concernent les aspects plus proprement logiques de cette notion : si lessentiel de lide de chimre ne concerne pas un type dimage dfini par une morphologie spcifique, mais plutt le type doprations menta-les que linvention et lapprhension de ce type dimage implique (slection des traits visuels, projection, induction, tablissement de squences, etc.), quest-ce qui est propre, de ce point de vue, la reprsentation chimrique ? Quel exer-cice de la pense la caractrise, et permet ventuellement de lopposer dautres modes de pense ?

    Dautres questions, enfin, ont t formules dun point de vue plus proche de lesthtique. On admettra volontiers, dans cette perspective, quun des effets de la reprsentation chimrique est dintensifier une image grce la mobilisation de ses aspects invisibles. Mais au fond, pourrait-on objecter, toute uvre dart suscite, depuis toujours, un travail de la pense qui concerne ce qui ny est pas matriellement reprsent. Tous les classiques de la pense esthtique moderne

    Fig. 2 Boucle sibrienne en ivoire de lion de mer, muse Pitt Rivers, Oxford.

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    Lespace chimrique. Perception et projection dans les actes de regardcarlo severi

    ont soulign ce point. Dans son Essai sur la peinture, Diderot, dcrivait dj, avec une grande prcision, ce jeu de regard, cette machine qui fait surgir, travers un calcul attentif de lespace et des proportions, la part dinvisible dun tableau :

    Tchez mes amis crivait-il en sadressant en particulier aux dessinateurs de sup-poser toute la figure transparente, et de placer votre il au centre : de l vous observe-rez tout le jeu extrieur de la machine ; vous verrez comment certaines parties sten-dent, tandis que dautres se raccourcissent ; comment celles-l saffaissent, tandis que celles-ci se gonflent ; et perptuellement occups dun ensemble et dun tout, vous russirez montrer, dans la partie de lobjet que votre dessin prsente, toute la corres-pondance convenable avec celle quon ne voit pas, et, en noffrant quune face, vous forcerez mon imagination voir encore la face oppose ; cest alors que je mcrierai que vous tes un dessinateur surprenant. (1951 : 1118)

    Comment prciser, de ce troisime point de vue, ce qui est propre lapprhen-sion esthtique de la reprsentation chimrique ? Et comment concevoir, si toute uvre dart suppose une rflexion, une image qui ne serait pas chimrique ?

    Tenter de rpondre ces questionnements peut nous permettre non seulement daffiner nos outils danalyse (et dclaircir parfois quelques malentendus), mais aussi de renouveler notre comprhension du type dexercice de la pense qui sex-prime au sein dune tradition iconographique. On passera alors de la perspective qui conduit dfinir une typologie des reprsentations, lidentification dune logique des relations reprsentes par limage au sein dune tradition. Pour mon-trer comment il est possible doprer ce changement de perspective, nous essaie-rons dabord de prciser la dfinition et les dveloppements possibles de la notion de chimre partir des trois points de vue que nous avons identifis : morphologi-que, logique et esthtique. Dans un second temps, nous essaierons de montrer com-ment cette nouvelle approche permet dinterprter un cas ethnographique prcis.

    Mais reprenons les questionnements que le dbat sur la reprsentation chim-rique a suscits, et considrons dabord la question, pose du point de vue esth-tique, de la singularit du chimrique par rapport la relation qui stablit entre uvre dart et travail de la pense.

    I

    Lartiste doit savoir offrir plus lesprit quau regard le propre de la peinture est de pouvoir reprsenter des choses invisibles, qui se situent dans le pass ou dans le futur. Winkelmann, Rflexions sur limitation de lart des Grecs (1973).

    Dans cet aphorisme, Winkelmann formule un des fondements de la pense esth-tique moderne : loin de mobiliser un processus de perception passif ou mcanique, luvre de lartiste suscite toujours chez lobservateur un acte de regard. Dans un esprit proche de celui de Diderot, Winkelmann affirme que ce qui surgit au sein de lexprience esthtique est le fruit dun dialogue entre ce qui est donn voir sur une toile peinte et un processus dexploration/interprtation o lobservateur joue un rle parallle celui de lauteur. Dans cette perspective, luvre dpasse, et mme soppose limage. partir de ce quil voit, le sujet qui se constitue en obser-vateur fait merger une exprience esthtique qui, bien que partiellement imagi-ne par lartiste, ne se ralise pleinement quau sein du regard de lobservateur. De Goethe, qui affirmait que le monde extrieur na pas de couleur : seule ltincelle de lumire qui rside dans lil confre au monde son chromatisme (2000 [1808 : 21]) Lvi-Strauss qui, dans La Pense sauvage, a pu parler dun observateur qui se

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    Fig. 3 Anonyme, La Trinit, xviiie sicle, huile sur bois (43,5 x 28,5 cm). Museum Carolino Augusteum, Salzbourg.

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    Lespace chimrique. Perception et projection dans les actes de regardcarlo severi

    Fig. 4 Santo Brasca, plan du Saint-Spulcre Jrusalem, Itinerario alla Santissima citt di Gerusalemme. Milan, Leonardus Pachel et Uldericus Scinzenzeler, 1481 : 58v.

    sent confusment crateur meilleur titre que le crateur lui-mme (2008 : 586), cette ide de luvre comme le rsultat dun dialogue engag travers un acte de regard (et non pas par la simple perception visuelle) a t dveloppe par toute une tradition de pense. Dans Lil du Quattrocento, Baxandall (1985) en formule une version particulirement claire, qui peut servir dintroduction aux analyses que nous allons proposer dans cet article. Dans un bref chapitre consacr la rela-tion entre exprience optique et connaissance culturelle, lhistorien anglais pro-pose une sorte dexprimentation visuelle. Soit la figure 4. Que reprsente-t-elle ? On peut y voir par exemple une forme ronde, assez vaguement trace, flanque de part et dautre de projections allonges, en forme de L. Ou bien, dun point de vue plus gomtrique, un cercle plaqu sur un rectangle tronqu. La perception quon pourra en avoir dpendra non seulement du processus mcanique qui rgle la perception visuelle, mais aussi des capacits interprtatives, des catgories, des modles et des habitudes de dduction et danalogie qui forment ce quon peut appeler le style cognitif dun observateur donn (Baxandall 1985 : 48). Savoir que cette image provient dune description de la Terre sainte publie Milan en 1481,

    et quelle est accompagne de la lgende Ceci est la forme du Saint-Spulcre de Notre Seigneur Jsus-Christ apporte deux lments importants la perception de cette image. Dabord, selon Baxandall, lobservateur pourra se rfrer lexprience quil peut avoir dun certain nombre de conventions reprsentationnelles. Il ou elle pourra alors juger que cette image relve de la projection plane, une convention de lecture selon laquelle les lignes qui reprsentent les murs priphriques dun difice se dessinent sur le sol si on le regarde verticalement, vu den haut. Ensuite, si lon est familier de larchitecture italienne du xve sicle, on pourra dduire du dessin que le cercle reprsente ici un btiment circulaire, peut-tre surmont dune coupole, que les ailes rectangulaires sont des vestibules, et que le carr lintrieur du cercle dsigne lespace o se trouve la tombe (ibid. : 49). Trois facteurs variables, lis la culture, agissent donc sur la faon dont notre esprit interprte ces formes, qui ont pu paratre, jusque-l, vides de sens : un fonds de modles, de catgories et de mthodes dductives ; lentranement une srie de conventions pour repr-senter les choses et, enfin, lexprience des manires plausibles de visualiser ce sur quoi nous navons quune information incomplte (ibid.). On en conclura que dans tout acte de regard, tel quil sexerce dans une culture donne, la perception en tant que processus physiologique et la projection dun certain nombre de savoirs acquis se trouvent strictement associes. En tant quoprations mentales, elles sont indis-sociables de tout acte de regard. Toutefois, cela ne signifie pas que cette relation entre perception et projection, qui dfinit le processus de construction culturelle

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    piges voir, piges penserdossier

    dune image, stablit toujours dans les mmes conditions, comme si les conven-tions visuelles auxquelles se rfre ici Baxandall constituaient une sorte de gram-maire de la culture, dont les rgles seraient faciles noncer, ou mme fixes jamais. Instable, variable de contexte contexte, lie lhypothse ou linfrence, toujours reconstruire, cette relation entre perception passive et regard interpr-tatif peut varier non seulement dindividu individu, mais aussi selon le type de dialogue quune convention visuelle (ou lensemble dune tradition iconographi-que) propose au regard dun observateur. Si nous voulons comprendre ce qui, de ce point de vue, est propre la reprsentation chimrique, il faudra donc comprendre quelle relation entre projection et perception ce type de reprsentation implique, et selon quelles modalits. Pour comprendre les chimres, il faudra essayer diden-tifier les coordonnes de lespace chimrique. Mais considrons dabord la conven-tion visuelle qui nous est la plus familire, celle de la perspective occidentale.

    II

    La relation la plus simple entre perception et projection est sans doute celle den-chssement, qui conduit inscrire lexercice dune opration dans le cadre concep-tuel fourni par lautre. La projection sexerce alors dans un cadre visuel virtuelle-ment fixe, comme peut ltre, par exemple, celui de la perspective occidentale. Dans ce cadre, projeter signifie, avant mme de commencer dchiffrer la signification dune image, devenir capable de traduire des indications statiques disposes sur une surface, en indications de profondeur doues dun mouvement implicite. Ce type dapprhension de limage, qui nous semble si familier, est loin dtre univer-sel. Il a t analys en dtail, en tant que dispositif culturel de fonctionnement optique, notamment par Florensky (1992). Mais cest sans doute dans le Problme de la forme dHildebrand (2001 [1893]) que lon trouve, dun point de vue formel, la description la plus claire de ce processus de dchiffrement de la profondeur travers la perception dimages disposes sur une surface plane auquel lexis-tence mme de la perspective en tant que convention visuelle nous a habitus.

    Suivons son raisonnement : luvre dart suscite le travail de la pense, crit Hildebrand, parce que, loin de se fonder sur lobservation directe du rel, elle rsulte dun processus complexe de remmoration de limage relle :

    Voir et reprsenter un objet sont deux processus trs diffrents : pour en avoir la preuve, regarde un objet attentivement, et tourne-lui le dos. Ce qui reste dans ton esprit est trs diffrent de la premire impression que tu en as eue : une partie de limage a disparu, dautres traits persistent. Le premier acte est une perception, le deuxime est une reprsentation. Lacte qui prside la reprsentation est donc pro-pre au souvenir, et non la perception. (2001 [1893] : 122)

    La mmoire visuelle est donc, proprement parler, la matire mentale sur laquelle lartiste intervient. Son travail implique bien, selon lexpression dHilde-brand, une constante valuation des apparences . Mais cette attention au rel na pas pour objet limitation de la nature. Elle vise lidentification dun principe orga-nisateur de la perception, qui sexprime par la prsence dune forme. Ce concept ne dsigne, pour Hildebrand, ni un phnomne propre lapparence du monde ext-rieur, ni un aspect de lexprience qui appartiendrait seulement lactivit artis-tique. Le sentiment de la forme renvoie pour lui la perception inconsciente de lespace qui oriente constamment notre regard . Ce sentiment (quon appelle-rait plus volontiers, de nos jours, un rflexe inconscient) oriente constamment nos mouvements, et marque la prsence de notre corps dans lespace. Dans ce cadre,

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    Lespace chimrique. Perception et projection dans les actes de regardcarlo severi

    Fig. 5 Vronse (Paolo Caliari), Prsum autoportrait en chasseur, Fresque de la villa Maser, dtail, 1560-1561, Vicence 2011. Photo Scala, Florence.

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    piges voir, piges penserdossier

    toute image qui, comme dans la conven-tion visuelle de la perspective, donne voir la profondeur et le mouvement implicite, a pour objet non pas limitation de lapparence, mais la reprsentation de lespace travers le travail du regard. Hildebrand en conclut que lartiste tra-vaille toujours l o les reprsentations de lespace sont inconsciemment produi-tes (ibid. : 228). Atteindre ce substrat, le rendre sensible, cest tout autant explorer le travail du regard que susciter le senti-ment inconscient de lespace.

    Il nest pas ncessaire de reprendre ici dautres aspects de la conception dHil-debrand de la forme. Retenons-en seu-lement un point essentiel : sa dfinition offre un modle, la fois abstrait et l-mentaire, de la relation denchssement entre perception et projection qui se ra-lise au sein de la convention visuelle de la perspective. Au sein de cette convention, devenue dominante en Occident, on ne peut saisir la forme (et donc, interprter correctement la perspective) quen fai-sant surgir, partir dindications dispo-ses sur une surface, la profondeur et le mouvement implicite qui caractrisent une reprsentation.

    Fondateur du formalisme, plus tho-ricien de lespace esthtique quhistorien de lart, Hildebrand ne donne quune interprtation idalise des relations qui peuvent stablir dans ce cadre entre per-ception et projection. En ralit, lhistoire des pratiques lies la perspective est loin dtre rgie seulement par des rgles de gomtrie. Une fois ce cadre fix selon le modle albertien, ces pratiques ont progressivement donn naissance un espace partag, avec ses permanences, ses problmes typiques, ses dilemmes, ses retrouvailles et ses rsonances, dont lvolution complexe se situe sans doute dans la longue dure. En poursuivant sur ce point la rflexion de Baxandall et de Shearman (1992), Svetlana Alpers (2005) a compar cet espace un labora-toire scientifique o lartiste, son modle, et son commanditaire jouent, chacun de

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    Lespace chimrique. Perception et projection dans les actes de regardcarlo severi

    son ct, un rle essentiel. lintrieur de cet univers, (une sorte de thtre du regard, o, du Quattrocento aux impressionnistes, tout lment de la scne peut varier : lidologie du commanditaire, les techniques de la reprsentation, latti-tude du modle, ou mme, comme la montr Fried [1990], sa manire de sadres-ser lobservateur) plusieurs modalits de relation entre projection et perception sont possibles. Mais prenons ici le risque de simplifier : le moyen le plus simple de mobiliser la projection pour interprter une image inscrite sur une surface plane consiste, ds la Renaissance, lui confrer une valeur symbolique. Baxandall (1985, 1989) et Settis (2005) ont montr par exemple que toute liconographie reli-gieuse de la Renaissance italienne est rigoureusement code partir dinstruc-tions dtailles que lglise a dictes aux artistes afin dorienter et exercer lima-gination des fidles. On retiendra ici lexemple de la reprsentation du Christ, dont Baxandall a montr quelle ntait nullement abandonne limagination. Sa figure devait suivre la description donne dans un compte-rendu que lon sup-posait envoy par Lentulus, gouverneur de Jude, au Snat romain. Selon Lentu-lus (sans doute un personnage lgendaire), qui tait cens avoir connu le Christ, celui-ci tait un homme de taille moyenne ou petite ses cheveux taient de couleur noisette mre et descendaient droit jusqu la hauteur des oreilles pour tomber ensuite en boucles paisses jusquaux paules son front tait vaste, poli et serein, son visage dpourvu de rides, sa barbe, de la mme couleur que les cheveux, ressemblait la premire barbe dun jeune homme .

    carlo severi

    page ci-contreFig. 6 Juan de Flandes, La Dcollation de saint Jean-Baptiste, dtail, vers 1496-1499 muse dArt et dHistoire, Ville de Genve, inv. no CR 365/Photo Bettina Jacot-Descombes.

    Fig. 7 Albrecht Drer, Hiroglyphes pour larc de Triomphe de lempereur Maximilien, vers 1515. Collection prive/ The Bridgeman Art Library.

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    piges voir, piges penserdossier

    Fig. 8 Jrme Bosch, Le Martyre de sainte Liberata, huile sur panneau (104 x 119 cm). Palais des Doges, Venise. Palazzo Ducale, Venise/The Bridgeman Art Library.

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    Lespace chimrique. Perception et projection dans les actes de regardcarlo severi

    Peu de peintures, en effet, contredisent ce modle (Baxandall 1985 : 91). On soulignera toutefois qu lintrieur de ce cadre iconographique, il tait tout fait admis que laspect conceptuel dune reprsentation puisse contredire sa vraisemblance. Restons-en la reprsentation de Jsus-Christ en jeune homme : dans un Couronnement de la Vierge peint vers 1454, prs dAvignon, Enguerrand Quarton, pour montrer quil ne peut y avoir de diffrence entre le Pre et le Fils, les reprsente par deux visages identiques (fig. 1) (Baschet 2008 : 170-172). De manire analogue, Bramantino peint, dans les mmes annes, une Vierge len-fant dont les traits sont si proches de ceux dun jeune homme, que le tableau a longtemps paru trs nigmatique. Suida a montr quil sagissait dune part, pour les commanditaires de luvre, de rappeler la nature divine du Christ, qui peut ainsi contredire les apparences et surgir travers le visage de sa mre, et dautre part dvoquer, travers la ressemblance de la mre au Fils, une dfinition cano-nique, mais rare, de la Vierge en tant que Vierge Mre, Fille de son Fils (Vergine madre, figlia del tuo figlio, dira Dante dans le chant xxxIII du Paradis) (Suida 1953 : 98-100). On retrouve les mmes jeux de ressemblance impossible chez Bosch, lorsquil donne sainte Liberata, sacrifie sur la croix, le visage du Christ (fig. 8). Plus tard, un anonyme allemand du xvIIIe sicle (en sinscrivant dans une tradi-tion fort ancienne) nhsitera pas reprsenter la Trinit par un triple visage de jeune homme (fig. 3).

    La rfrence lAntiquit grecque, latine ou gyptienne a naturellement pro-duit une iconographie conventionnelle fort influente, dont toute lcole de War-burg a dvelopp lanalyse, et sur laquelle nous ninsisterons pas ici. On remar-quera toutefois, dans lesprit de Baxandall, que ces donnes iconographiques de base ne constituent quun rpertoire relativement stable, que lon pourra, selon les occasions, citer, modifier, contredire, ou renouveler. Quon pense aux hi-roglyphes dessins par Drer autour de 1515 pour larc de Triomphe de lempe-reur Maximilien (fig. 7), o toute une tradition iconographique no-gyptienne (Barasch 2003, Panofsky 1943, Wittkower 1977) est compltement rinvente, aussi bien en ce qui concerne le style que la signification des symboles. Au-del de la tradition chrtienne, ces usages de limage symbolique semblent bien sor-ganiser, comme la reconnu Warburg (2010), selon deux axes : ou bien ils ren-voient au retour de lAntique (selon lusage italien), ou bien ils se rfrent la tradition alla francese que Warburg avait identifi en tudiant les tapisseries bourguignonnes des collections des Mdicis Florence (ibid. : 5). Cette manire franaise (trs tt reprise dans toute lEurope, y compris en Italie) consiste situer des scnes tires dun texte antique, de lvangile ou de la Bible, une poque contemporaine celle de lartiste et de son commanditaire. La Dcolla-tion de saint Jean-Baptiste de Juan de Flandes (fig. 6), peinte autour de 1496-1499, offre un exemple saisissant de cette manire novatrice de faire varier le symbo-lisme. Le matre flamand (qui fait allusion un texte de Matthieu o on parle de la beaut sensuelle de Salom, et de la cruaut quelle a montre lorsquelle a demand Hrode la dcapitation de saint Jean-Baptiste) nous montre la jeune princesse accompagne dune dame de sa cour. Habille, comme sa compagne, dans un costume dune grande lgance, Salom semble parfaitement indiff-rente, face au garde qui, plus troubl, lui tend la tte dcapite de Jean-Baptiste. Plus loin, poss sur le mur denceinte du chteau, deux merveilleux paons appa-raissent. En contre-jour dune lumire dore daprs-midi, les oiseaux paraissent lgants, indiffrents et cruels, autant que les dames. Cette premire analogie acquiert une intensit singulire lorsque lobservateur saperoit que le peintre

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    piges voir, piges penserdossier

    fait jouer, face laxe dames/oiseaux, un autre axe analogique, en donnant la tte du garde et celle du saint dcapit des traits, marqus par la douleur, que lon ne peut sempcher de trouver presque identiques. Lincarnation dune cruaut matrise, sans motion apparente, fait ici face une reprsentation si intense de la souffrance, quelle en devient presque hallucinatoire. Il serait sans doute difficile de trouver un exemple plus loquent du style alla francese : enti-rement confi linvention dimages, le texte et son symbolisme sont l, sans que rien ne renvoie explicitement lvangile.

    III

    Inspir par lAntiquit, par la tradition religieuse, ou par les usages de la vie de cour, le symbolisme tmoigne donc du travail de projection de diffrents savoirs, qui, la Renaissance, sassocient linterprtation visuelle dun tableau. Mais ce travail de la projection (cet acte de regard qui, face luvre, mobilise un savoir acquis) que nous avons vu jusqu prsent oprer au niveau smantique, peut aller au-del du dchiffrement des images symboliques, et investir lespace mme de la reprsentation. Le cadre formel de la perspective (et le type darticulation quil suppose entre perception et projection) cesse alors dapparatre comme une don-ne reproduire mcaniquement, et tend acqurir un aspect rflexif. Lhypo-thse sur laquelle repose la perspective en tant que convention visuelle, savoir lexistence dune continuit entre lespace peint et lespace rel (et en particulier de cette partie de lespace rel quon peut appeler liminale, puisquelle dsigne la frontire de lespace reprsent sans en faire partie [Shearman 1992 : 59]), cesse de fonctionner comme un implicite, et merge comme sujet de la reprsentation.

    Le regard de lobservateur passe ainsi du dchiffrement des significations sym-boliques des figures linterprtation de laction reprsente, et de lespace quelle implique. Une srie de gestes, de regards et de postures apparaissent, supposant lexistence dun espace mi-fictif, mi-rel, dans lequel celui qui regarde se trouve capt. On dcouvre ainsi ce que Shearman, en reprenant la dfinition classique de Riegl (2009 [1902]) et les travaux de Gombrich (1969, 1982), a appel la transitivit de la perspective. Il sagit de sa capacit, toute formelle, susciter la prsence dun observateur engag dans limage. En tant que convention visuelle, celle-ci impli-que non seulement lexistence dun point de fuite qui organise en un espace cohrent la perception de la profondeur, mais aussi celle de deux foyers visuels : lun situ lintrieur du tableau, et lautre qui se projette lextrieur de lespace peint, et marque ainsi la place implicite de lobservateur (Shearman 1992 : 36).

    Lorsque le travail de la projection prend pour objet le cadre de la reprsen-tation, limage inclut dans lespace fictif quelle donne voir certains lments de lespace rel o elle est situe. Elle reprsente ainsi, pour ainsi dire en elle-mme, les conditions de sa propre perception. Cette mise en abme fait merger ce quon pourrait appeler les aspects pragmatiques de lacte de regard1. Ce type de composition (qui inclut dans la scne donne voir ses conditions de perception visuelle) marque une relation nouvelle entre lexercice de la perception visuelle et celui de la projection. On a vu quau sein de la perspective, elles sarticulaient par enchssement. Or, ce rapport implique que laspect conventionnel de la vision, qui fonctionne comme cadre de lactivit dinterprtation, ne soit jamais reprsent en tant que tel. Lorsque le spectateur traduit des indications dispo-ses sur une surface plate, par projection, en termes de profondeur et de mouve-ment implicite, les coordonnes formelles du cadre, qui orientent la perception,

    1. Le niveau danalyse que Karl Blher a appel, dans sa thorie du langage (1990 [1934]), le MOI-ICI-MAINTENANT de lnonciation, deviendrait ainsi pertinent pour la reprsentation visuelle, ce qui permettrait de renouveler linterprtation de lagentivit (au sens de Gell [1998]) attribue limage (Severi 2010).

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    Lespace chimrique. Perception et projection dans les actes de regardcarlo severi

    Fig. 9 Andrea Mantegna, Saint Sbastien, vers 1459, tempera sur panneau (68 x 30 cm). Kunsthistorisches Museum, Vienne. Kunsthistorisches Museum /Ali Meyer/The Bridgeman Art Library.

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    piges voir, piges penserdossier

    Fig. 10 Andrea Del Sarto, Vierge aux harpies, 1517, huile sur panneau (178 x 207 cm). Galerie des Offices, Florence Galleria degli Uffizi/The Bridgeman Art Library.

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    Lespace chimrique. Perception et projection dans les actes de regardcarlo severi

    disparaissent de la conscience. Le sentiment de la forme , dans la convention visuelle qui rend possible la perspective, savre bien tel quHildebrand lavait dfini : un rflexe inconscient de lespace qui oriente inconsciemment la posi-tion du corps et le regard (2001 [1893] : 228). Il va sans dire que ce type den-chssement opre, a fortiori, lorsque le regard de lobservateur interprte une reprsentation symbolique, dont la perception de la profondeur (ainsi que celle du mouvement implicite) fournit le contexte formel. Or, lorsque la stratgie de la reprsentation devient, travers lapparition dune rflexivit du cadre, transi-tive , limage laisse apparatre un dcalage indit entre ce qui est donn voir et ce qui est infr par projection. Le cadre de la perception et le thme iconographi-que symboliquement interprt ne sont plus si strictement associs que lun ne peut se percevoir sans lautre. Comme dans ce mystrieux nuage que Mantegna a peint en forme de cavalier dans le Saint Sbastien de Vienne (fig. 9), quelque chose de lordre de la convention inconsciente qui rgit tacitement la perception visuelle de lespace se fait visible (Damisch 1972, Gamboni, ce volume : 147-156). Le processus de la projection se donne voir. Exceptionnellement dissoci du cadre perceptif qui en occulte dhabitude lexistence, il laisse des traces sur limage. Lenchssement entre perception et projection, qui reste normalement ltat de sentiment inconscient de lespace (Hildebrand) montre ses limites, laissant entrevoir son caractre fictif.

    Cette manire de mettre en vidence lespace liminal apparat assez tt la Renaissance, autour de 1530. Shearman a montr qu cette poque, Andrea Del Sarto, dans la Vierge aux harpies (fig. 10), insre dans sa composition des tran-ges nuages dencens qui ne peuvent venir que de lautel originellement situ sous le tableau. Trs tt remarque et loue par Vasari (qui parle avec admiration dune fume de nuages transparents sur larchitecture surgissant derrire le groupe des figures [cit dans Shearman 1992 : 60]), cette invention confre sans doute une trange qualit datmosphre (Shearman 1992 : 59) la composition. Mais elle dsigne aussi, indirectement, un espace liminal, qui marque la fron-tire entre ce que la composition donne voir, et lespace dans lequel cette mme composition est situe. Lapparition de la fume rvle donc, pour ainsi dire par excs, le statut fictionnel de la peinture, et le degr, soigneusement calcul, dil-lusion quelle gnre. Vronse va inventer, de ce mme jeu, une version la fois profane, lgante et vertigineuse dans les fresques quil a peintes la villa Maser (fig. 5). Juan de Flandes en donnera, lui, une version dramatique et spectaculaire. la fin de sa vie, vivant dsormais en Espagne, il peindra une srie de composi-tions, datant environ des annes 1505-1506, o un saint Michel en armes, entire-ment recouvert par une cuirasse en mtal noir, crase sous ses pieds un animal monstrueux (fig. 11). Sur la surface noire de larmure, qui rflchit la lumire, Juan peint de vritables visions dApocalypse, o des champs de batailles dvas-ts et des villes incendies semblent surgir, comme dans un miroir sombre et mi- opaque, de lespace o lobservateur est situ. Comme dans La Dcollation de saint Jean-Baptiste expose au muse dArt et dHistoire de Genve, le symbolisme est l, mais les conditions de son interprtation ont chang. Il ne sagit plus ici seule-ment de dchiffrer un sens cach, mais aussi dtablir un rapport nouveau entre lespace de la fiction et la place de lobservateur. Linvention de larmure-miroir de saint Michel fait de lobservateur (jusque-l simple lecteur du sens symbo-lique) un protagoniste de la scne reprsente : la ville incendie et ses scnes de violences se trouvent, grce au second foyer de la reprsentation que limage en miroir situe lextrieur du tableau, derrire ses propres paules.

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    IV

    Interprtation de la signification symbolique, projection du cadre, explicita-tion et exploration des actes de regard o perception et projection sarticulent. Des oprations esthtiques de ce type ne sont propres ni la Renaissance, ni au manirisme, ni lge baroque. On pourrait mme penser quun grand matre du xxe sicle comme Barnett Newman, dans la splendide srie des Onements peints New York dans les annes 1950 (voir fig. 1, p. 4), explore, par les moyens de la peinture abstraite, prcisment la trace de cette double prsence de lobserva-teur. travers un calibrage exact des dimensions de la toile et de lintensit de la lumire, celui-ci se trouve en fait plac simultanment devant et au sein de les-pace, la fois infini et aniconique, que limage donne voir. De Juan de Flandes Andrea Del Sarto, de Bramantino Mantegna, de Drer Barnett Newman, il est clair que les dcalages entre thme iconographique et cadre, entre perception et projection ne sont ni pisodiques ni rares dans notre tradition.

    Une image peut en cacher une autre, exposition consacre lambigut visuelle qui sest tenue au Grand Palais en 2008, permet de faire un pas de plus. Jean-Hubert Martin et Dario Gamboni y ont montr que ces jeux rflexifs, qui mobili-sent, chacun leur manire, autant le symbolisme que le cadre de la reprsenta-tion, ne sont propres ni une poque, ni une culture spcifique. La relation entre un cadre de la perception et son contenu, que nous avons rapidement mise en vidence en ce qui concerne la convention visuelle de la perspective (et qui, dans notre tradition, va constituer un des axes de la modernit, de Piranesi Goya, de Manet Newman, Jasper Johns ou Markus Raetz), appartient sans doute aux termes constitutifs de toute reprsentation par limage. Toute tradition iconogra-phique possde sa propre transitivit, si on la dfinit comme la forme implicite dillusion (ou dappel au regard) quelle implique2. Cest donc du point de vue des formes de la relation entre projection et perception que nous pourrons mainte-nant revenir sur le concept de chimre, pour prciser selon quelles modalits cette relation entre rflexivit du cadre et espace liminal dune part, et perception et projection dautre part, peut stablir dans le cas de la reprsentation chimrique.

    Mais arrtons-nous encore sur un point, qui concerne la distinction entre ambigut visuelle et reprsentation chimrique. Limage double ou potentielle, et plus gnralement lunivers des dcalages visuels qui peuvent stablir entre la perception et la projection, ont t utiliss, dans la tradition primitiviste, comme une cl pour interprter tout ce qui, dans les arts non occidentaux, mobilise lam-bigut visuelle. On a pu ainsi, dans cette perspective, comparer un nu de Degas qui se rvle tre simultanment interprtable comme un paysage (fig. 24), un cimier A-tshol de la tradition baga o plusieurs tres sont reprsents simultan-ment (fig. 15). On peut y voir, en effet, si on lit limage de gauche droite, la tte dun homme, et, de droite gauche, la forme dun oiseau. En suivant ce mme principe, ce masque pourrait son tour renvoyer, en tant qutre pluriel, une enluminure moghole du xvIIe sicle, o apparaissent des tres feriques compo-ss de plusieurs animaux (voir fig. 6, p. 145). On passerait ensuite une peinture dArcimboldo, et, de l, Dal ou Johns. Dans tous ces cas, on verrait lu-vre le mme esprit de double signification , ou de dchiffrement dune image implicite. Il sagit dune erreur, qui drive dune rduction drastique, non pas des significations videmment diffrentes de ces images, mais prcisment de la stratgie dinvention visuelle qui, chaque fois, y est luvre. Comme on va le voir, une image double, ou composite, nest pas ncessairement chimrique.

    Fig. 11 Juan de Flandes, Triptyque de saint Michel, dtail, vers 1506. Muse diocsain, Salamanque Album /Oronoz/akg-images.

    2. Les analyses que Gell (1996, 1998) a consacres aux techniques qui, dans certains arts non occidentaux, tendent piger lil dans une reprsentation labyrinthique, sont sans doute interprter comme des cas de transitivit. Un autre exemple, sur lequel on ne peut insister ici est celui de lart funraire chinois, et notamment dun certain nombre de monuments funraires (datant de 618-713, dynastie Tang), o, comme la montr rcemment Jonathan Hay (2010), la reprsentation de la tombe est dispose du point de vue de lesprit du mort.

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    V

    Considrons, une nouvelle fois, un exemple. Le muse Getty possde un heaume fort singulier, dit traditionnellement Heaume de Philippe V de Macdoine et dat entre 350 et 300 av. J.-C. (fig. 13). Il sagit bien, premire vue, dune image mul-tiple : sur le sommet du heaume surgit en effet la reprsentation dun animal mythique, une sorte de griffon au bec doiseau. Ce dtail a conduit les spcialistes linterprter comme un objet rituel, probablement associ au culte que le roi Phi-lippe vouait au hros Perse. Mais cet artefact nous intresse aussi pour une autre raison. Une invention y apparat, bien plus intressante de notre point de vue, et qui nous permettra de prciser notre langage et nos outils danalyse aussi bien en ce qui concerne la morphologie de la reprsentation chimrique, que pour clai-rer la logique iconique qui y est luvre. Tout autour du visage, dans cette zone du heaume que Riegl (2009) et Shearman (1992) nous ont appris appeler liminale (et qui comprend ici, comme son extrme limite, le front et les sourcils), lauteur de cet admirable artefact a grav, trs lgrement, avec une matrise technique extraordinaire, les contours des sourcils et les traces dune chevelure. Ces cheveux savamment disposs sur le front et autour des oreilles, o ils rejoignent les poils de la barbe, marquent ici la frontire entre lartefact et la personne dont la prsence est impute. Nous comprenons immdiatement, en effet, quils appartiennent au jeune guerrier cens porter le heaume. Le premier effet de cette invention est de rendre perceptible (et donc pertinent) un espace vide. Si, par un acte de regard conscient, nous focalisons notre attention sur le contour de cheveux, qui se dis-pose tout autour du front et jusquau menton du guerrier, ce nest pas limage du clbrant qui apparat dans lespace vide qui devient subitement sensible autour de lobjet, mais bien un ensemble dindices (raliss avec une matrise extraordi-naire) de sa prsence impute. Lorsque, au sein du regard, le heaume et le guerrier apparaissent ensemble, ce nest nullement une image double qui surgit. Si nous avons recours au langage analytique de Peirce (1978), nous constatons que pour dsigner un tre pluriel, linvention du sculpteur voque dune part, une icne, et dautre part, un indice, sous forme de fragment visuel.

    On a ici, par rapport aux exemples de reprsentation double ou composite que lon a pu voquer, deux transformations radicales. Dune part, on ne trouve jamais dans lunivers des reprsentations chimriques, dont le Heaume de Philippe V de Macdoine est un mmorable modle, de redoublement dimage. Toujours, mme dans les situations dlaboration formelles les plus accomplies, la reprsentation plurielle est compose dune image donne voir, et dune autre qui est don-ne penser. Dautre part, le surgissement de la tte invisible du jeune guerrier, bien quimplicite, napparat pas en tant que dcalage marginal par rapport un modle dorganisation de lespace qui, comme la perspective, possde une exis-tence indpendante. La pluralit est dans ce cas, comme dans tous les exemples de reprsentation chimrique quil nous a t donn dtudier, le principe mme de lorganisation de lespace qui oriente, dans un mme mouvement, et lexercice de la perception et celui de la projection. Il ne sagit pas dans ce cas dun espace fictif, rgi par des rgles abstraites (par exemple, comme ici, gomtriques), o une transgression apparatrait au niveau du symbolisme ou de la transitivit de limage. Le lien entre le visible et linvisible concide ici avec la dfinition mme de lespace : sans cette pluralit de regard, qui est demble offerte, aucun espace liminal, entre ce qui est donn voir et ce qui est infr, ne surgirait. Le chemin de limage chimrique est donc tout autre que celui de limage double.

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    Reprenons le cimier baga (fig. 15) que nous avons cit. Sil y a bien, dans cette reprsentation, une laboration par limage dune frontire entre ce qui est donn voir et ce qui soffre la projection (tte humaine ou oiseau), aucun ddouble-ment de limage ny apparat. Comme le heaume (dont il multiplie le principe, puisquon peut linterprter selon des directions diffrentes, de droite gau-che et vice versa), et comme la chimre hopi (fig. 12), que nous avons analyse ailleurs (Severi 2007), ce cimier nest pas double. Les contours qui marquent ici la frontire entre perception et projection (les thmes visuels oiseau , nuage , foudre , etc.) ne fonctionnent pas comme des icnes qui feraient cho dautres images, mais comme des indices dune prsence dchiffrer. On na donc pas ici, comme par exemple dans le paysage-femme de Degas (fig. 24), interfrence, ou cho, entre deux reprsentations iconiques, lintrieur dune mme dfinition du cadre visuel. L o on cherchait un redoublement, on trouve une articulation indite entre limage dune totalit et celle dun fragment, qui fonctionne non pas comme rvlation dun simple implicite, mais comme la prfiguration possi-ble dune prsence entirement diffrente, voire, le plus souvent, antagoniste. Ni sous forme potentielle, ni sous forme matriellement ralise, on ne dcle ici la prsence de deux icnes qui renverraient, par ambigut ou double sens, lune lautre. Ce qui caractrise cette reprsentation, et la rend pleinement chimrique, est le renvoi, par une indication iconique fragmentaire, une prsence reprsente par indices, qui ne se fait image que lorsque le regard, mobilisant des capaci-ts interprtatives, des catgories, des modles et des habitudes de dduction et danalogie qui forment ce quon peut appeler le style cognitif dun observa-teur donn (Baxandall 1985 : 48) fonctionne par projection.

    La lecture du Heaume de Philippe V, ainsi que du cimier baga, nous permet donc de formuler deux premires indications du degr de complexit qui caractrise la reprsentation chimrique. Lune concerne le passage de lambigut visuelle du statut de dcalage entre projection et perception (dans le cadre dun espace for-mul par des moyens optiques indpendants) au statut de principe dorganisa-tion de lespace. Lautre concerne la mise en place dune articulation logique entre une reprsentation iconique et une marque indiciaire de prsence. On pourrait en conclure que si lon veut comprendre les reprsentations chimriques, il ne sera pas suffisant de les assimiler htivement un phnomne dambigut

    Fig. 12 Oiseau-serpent hopi, cramique polychrome, style D.

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    Fig. 13 Anonyme, Heaume de Philippe V de Macdoine, ive sicle av. J.-C., bronze (28 x 20 x 66 cm) The J. Paul Getty Museum, Villa Collection, Malibu, California.

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    visuelle. Il faudra, au contraire, apprcier avec exactitude le champ des possibles qui caractrise leur complexit propre. On assumera, comme point de dpart, une dfinition qui comprenne, dans le travail de la pense suscit par limage, aussi bien les aspects purement optiques que lensemble des processus de dduction dclenchs par la reprsentation (et donc lensemble des phnomnes de projec-tion quelle suscite). On dira alors quest chimrique toute image qui, dsignant travers une seule reprsentation un tre pluriel, mobilise, par des moyens purement optiques ou par un ensemble dinfrences, ses parties invisibles.

    partir de cette premire dfinition, on pourra rpondre aux trois interroga-tions qui ont surgi propos de la notion de chimre : une question morphologique (comment dfinir un type gnral de reprsentation chimrique ? sagit-il dune reprsentation typique des arts non occidentaux ?), une question logique (quel exercice de la pense caractrise ce type de reprsentation ?) et une question esth-tique (quest-ce qui est propre lapprhension dune reprsentation chimrique ?).

    Du point de vue morphologique, est propre ce type de reprsentation un principe dorganisation de lespace qui, tout en dclenchant plusieurs types de projection, fait du dcalage entre une forme donne voir et une forme impute le moyen dengendrement dune illusion spcifique (dans le sens que Gombrich [1969] et Florenski [1992] ont pu donner ce terme). Dans cette perspective, une typologie des iconographies (qui distinguerait entre images ralistes , abstraites ou symboliques ) on prfrera une typologie des espaces, dfinis comme lensemble des formes possibles de la relation, tablie par la pure vision ou par linfrence, entre forme et fond. On en conclura ainsi quune reprsenta-tion fragmentaire mais non plurielle, comme le Tableau n 1 : Lozange avec quatre lignes et gris de Mondrian (fig. 14), ou plurielle mais non fragmentaire comme lenluminure moghole (voir fig. 6, p. 145), ne sont ni lune ni lautre des reprsen-tations chimriques dans le sens que nous proposons de donner ce terme.

    Du point de vue logique, on rservera le terme chimrique larticulation spcifique entre reprsentation iconique (par imitation et convention) et indica-tion indiciaire (visuelle, tactile, ou autre) dune prsence dont le mode dexistence est avant tout mental, et non matriellement ralis. Il sagit dune image impu-te par la pense dont la ralisation nest jamais considre (prcisment comme dans la boucle sibrienne du Pitt Rivers) que comme un indice. Cet indice peut apparatre sous la forme dun fragment dsignant la rgion liminale de limage, comme dans le cas du Heaume de Philippe V, ou selon la mise en ordre dune srie de fragments, comme dans le cimier baga ou la chimre hopi.

    Du point de vue esthtique, enfin, ce qui caractrise lespace chimrique nest ni une relation denchssement stable entre perception et projection, comme dans la reprsentation symbolique dans le cadre de la perspective, ni un dca-lage pisodique o le cadre de la perception devient lobjet mme de la projec-tion. Il sagit plutt dune relation instable, mais nullement confie au hasard, de complmentarit alterne entre le thme iconographique et son espace limi-nal. Au sein de cet espace, un fragment visuel peut, certes, devenir intelligible grce au fond dans lequel il apparat. Mais linverse est toujours possible. Au sein de cette convention visuelle spcifique, le fond pourra changer de rle avec la forme : cest prcisment ce qui se passe, en deux tapes, dans la double boucle sibrienne qui nous a servi de point de dpart. Cest ainsi que, au sein dun acte de regard qui vise la dsignation dun tre multiple, une image, dont le sens est acquis par projection, fonctionne comme principe (latent ou ralis) de construc-tion (ou cadre organisateur) de la perception de lautre.

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    Au sein dune reprsentation chimrique, une rflexivit du cadre existe, paralllement un registre dinterprtation symbolique. Mais ce qui est donn comme cadre perceptuel (mme sous la forme lmentaire dun fond) peut toujours devenir principe dinterprtation projective (donc forme en tant que tmoignage du travail du regard, au sens dHildebrand), et inversement. Loin de sinscrire dans un cadre visuel fixe, la chimre reflte un jeu constant de prsup-position rciproque entre perception et projection. Puisque, au sein de ce type despace, projection et perception ne peuvent sexercer quen tablissant une complmentarit provisoire, la forme et le fonds, le fragment et la totalit, le focalis et le priphrique changent sans cesse leurs rles.

    Bien que le dchiffrement des significations (comme on le verra dans les exemples amazoniens que nous allons tudier) y soit toujours prsent, ce jeu de complmentarit possible entre thme et cadre ninvestit pas, en premier lieu, le niveau du symbolisme. Si le fragment qui soffre linterprtation projective a un sens (il dsigne, par exemple, dans un systme comme celui de la Cte Nord-Ouest, une nageoire, une tte, un bec doiseau, une queue ; ou, en Amazo-nie, un jaguar, un vautour ou un anaconda), ce qui rend possible le jeu des ren-vois est son caractre fragmentaire, et donc sa relation au cadre qui engendre une forme spcifique de rflexivit, trs loin de celle que nous avons identifie dans le cas, plus familier, de la perspective. Cest ce jeu incessant entre frag-ment et cadre rflexif, qui rend lespace chimrique, comme on va le voir dans les cas amazoniens, itratif, rcursif, et potentiellement infini.

    Reprenons, pour conclure ces premires rflexions sur la reprsentation chimrique, le masque hada dont ltude nous a permis, avec quelques autres exemples, de formuler ce concept. Linterprtation projective de certains traits de limage ( cest un visage ! ) fournit dans un premier temps le cadre visuel pour dsigner la prsence dun tre humain, mme si un dtail, celui du nez, reste dinterprtation difficile. Mais il est toujours possible dinverser le jeu : lorsque, en interprtant le nez du visage comme un bec, on dira cest un corbeau ! , le reste du visage humain se pliera, par une sorte danamor-phose spontane, reprsenter, autour de ce bec, la tte dun oiseau. Encore une fois, le cadre rendra possible linterprtation projective et inversement. Ce qui, dans le systme occidental, napparaissait que comme un dcalage pi-sodique ou exceptionnel, devient ici un principe dorganisation de lespace, ce quon pourrait appeler une illusion sans perspective, qui nest plus fond sur la perception dune profondeur, mais plutt sur lapprhension des limites (et des relations possibles qui peuvent en surgir) dune image donne. Ce principe peut se dvelopper soit en termes de vision, de lopposition duelle la srie, soit en investissant les relations qui peuvent stablir entre image, son, parole, et reprsentations du mouvement. Prcisons toutefois quaucun des traits que nous avons identifis ne suffit dfinir un type iconographique canonique de la reprsentation chimrique . Le travail qui nous a permis de les identifier conduit une tout autre opration : il sagit dclairer, au-del de la chimre en tant que reprsentation, dune part les coordonnes de lespace chimrique, et dautre part une logique des relations exprimes par limage. Une chimre ne reprsente pas des tres, mais des relations, possibles ou penses comme telles, entre des tres. Lide de reprsentation chimrique ne sinscrit pas dans une typologie des iconographies, mais bien dans une logique des relations iconiques, qui se dploie autant dans les images que dans les actes de regard quelles impliquent.

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    VI

    Voyons maintenant un exemple de cette logique des relations entre les tres que limage chimrique permet de formuler en termes iconiques. Considrons deux traditions iconographiques amrindiennes o la reprsentation chim-rique constitue sans doute la convention visuelle dominante : les Yekwana et les Wayana. Il sagit de populations de chasseurs et agriculteurs tropicaux, qui parlent diffrentes langues de la famille caribe, et qui vivent aujourdhui dans la rgion du Haut-Ornoque, entre Brsil et Venezuela. Le cas des vanneries des Yekwana, o toutes sortes de cratures mythologiques sont reprsentes, nous permettra dintroduire les premiers lments de notre analyse. Les travaux dun certain nombre dethnologues (Civrieux 1970, Wilbert 1981) nous ont permis dac-qurir une connaissance relativement dtaille de la mythologie de ces chas-seurs et agriculteurs amazoniens. Il sagit dun long cycle dhistoires, relatant les pisodes sanglants dun conflit qui, aux yeux des Indiens, rgit tout lunivers. Ce conflit oppose Wanadi, personnage positif associ au soleil et prsidant la culture des humains (techniques dagriculture, de pche, de chasse, de fabrica-tion dartefacts, etc.), son frre jumeau Odosha, qui incarne le mal, les malheurs, les maladies et la mort. Ce conflit cosmique ne reprsente pas, pour les Yekwana, un simple schma dexplication de lorigine de lunivers. Remontant lorigine des temps, la lutte entre ces deux frres ennemis na jamais cess : elle marque la vie quotidienne des hommes, et entrane souvent des consquences tragiques. Cette rupture dquilibre tient une dissymtrie originelle entre le bien et le mal, et entre lexistence des humains et celle de leurs ennemis potentiels, ani-maux ou vgtaux. Pour les Yekwana, le mal prvaut toujours sur le bien. Cest pour cela que Wanadi, leur alli, habite dans une rgion loigne du ciel, et entre-tient peu de relations avec le monde dici-bas. Son jumeau Odosha, entour de ses dmons (souvent reprsents par des matres invisibles des animaux et des plantes) est, lui, constamment prsent, proche et menaant. Ceci explique aussi quOdosha puisse tre reprsent par une longue srie dtres malfiques singes hurleurs, serpents, jaguars, ou trangers cannibales , alors que Wanadi, rfugi dans son ciel, est seul dfendre les Indiens. En effet, chaque acte li la pche, la chasse ou lagriculture saccomplit, pour les Yekwana, contre la volont dune foule de matres invisibles qui sont censs possder les animaux et les plantes. Cet univers peupl dennemis potentiels, toujours menaant, est celui dOdosha et de ses dmons. Chaque acte ncessaire la vie des humains suscite donc une vengeance qui, bien que constamment conjure par des chants spci-fiques, est toujours attendue. ce principe de dissymtrie entre le bien et le mal sajoute lide dun processus de transformation constant de lun dans lautre : toute acquisition culturelle (quil sagisse darmes, de vanneries, dornements ou de peintures corporelles) est pour les Yekwana le rsultat dune transformation du mal, ou des tres qui en dpendent. Do lide dune constante ambigut qui frappe tous les tres de lunivers : tout ce qui est utile et bnfique (y compris les paniers en vannerie que les hommes dcorent, en prparation de leur mariage) inclut une part transforme dun tre malfique.

    Guss (1989) a montr que la mmoire visuelle de la mythologie repose sur une iconographie spcifique, qui restitue une sorte de catalogue de ces tres, et de leurs noms. En fait, au lieu de tenter de reprsenter tel ou tel pisode dans un espace plus ou moins raliste , les vanneries yekwana refltent un niveau plus profond dorganisation du savoir mythologique : chaque tre sy trouve

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    associ, par des moyens purement graphiques, avec sa part dinvisible. Comme nous lavons vu, les deux grands motifs de cette mythologie sont lopposition constitutive entre deux grands groupes de personnages et lide dun proces-sus de transformation continuelle les affectant tous. Ces mtamorphoses ont deux modalits. Dune part, on peut avoir la notion dune crature multiple qui (comme Odosha) prend la forme de toute une srie dautres tres. On va donc, de ce point de vue, de lindividu la srie. Dautre part, ce processus de mta-morphose incessante (o lide du bien rsulte ncessairement dun processus de domestication du mal) peut conduire investir une mme crature dune ambi-gut constitutive, qui en fait simultanment une instance positive et ngative. On passe ainsi dune srie dtres la reprsentation dun seul tre complexe. Or, liconographie yekwana permet de traduire en termes visuels, avec conomie de moyens et prcision, ces deux principes dorganisation du monde mythique. Les thmes visuels qui traduisent les noms des esprits drivent tous dun mme thme graphique, une sorte de T invers qui reprsente Odosha. Grce quel-ques transformations gomtriques simples, toute la srie des autres person-nages de la mythologie est engendre partir de ce premier thme graphique. Ces graphismes traduisent la fois la multiplicit danimaux diffrents (singe, serpent ou crapaud) et leur unit en tant que formes drives dun mme tre originaire. Les diffrents personnages sont ainsi construits partir dune seule forme de base, dans un systme qui permet de reprsenter non seulement des tres bien identifis, mais aussi leurs relations possibles. Ces relations entre figu-res (analogie, inclusion ou transformation) indiquent une organisation interne, propre un systme de reprsentations, qui se fonde videmment sur un seul critre : il sagit toujours de reprsenter, par la voie chimrique, la pluralit poten-tielle de chaque crature mythologique. Mais il y a plus. La technique visuelle que nous venons de dcrire implique aussi un jeu de forme et de fond permet-tant de reprsenter ( travers une interprtation rflexive du cadre qui engendre, comme dans toute reprsentation chimrique, un jeu de complmentarit entre projection et perception) la fois un tre spcifique et une des ses mtamorpho-ses possibles. Cette possibilit dune reprsentation en forme dtre potentielle-ment double concerne plusieurs personnages de la mythologie : les singes, les chauves-souris ou les crapauds. Lexemple le plus frappant est sans doute celui du thme graphique dit woroto sakedi ( masque du jaguar , fig. 16) qui reprsente alternativement, selon quon focalise lattention sur la forme ou sur le fond de limage, Odosha ou Awidi, qui est une de ses transformations en forme de ser-pent. On reconnat ici la relation instable, de complmentarit alterne, entre le thme iconographique et son espace liminal, et entre perception et travail de la projection, qui caractrise lespace chimrique. En fait, comme la bien vu Guss, le vrai sujet des graphismes yekwana nest pas tel ou tel personnage, mais la rela-tion dynamique en forme de transformation latente de lun dans lautre (1989 : 106, 121-124). Nous trouvons donc, dans cette srie iconographique apparemment simple, une organisation de lespace proprement chimrique, qui se dploie par complexit croissante, partir dune forme lmentaire, partout prsente et par-tout transforme. Au sein de cet espace, tout tre (y compris Wanadi lui-mme) rsulte de la forme dOdosha. Des ajouts, des variantes, des rapports dinclusion, de rptition et dinversion stablissent entre ces formes, et en manifestent ainsi lunit profonde. Par cette technique, qui joue la fois sur le symbolisme et sur un type spcifique de rflexivit du cadre, lunivers chimrique de la mythologie se traduit en termes visuels.

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    Fig. 14 Piet Mondrian, Tableau n 1 : Lozange avec quatre lignes et gris, 1926, huile sur toile (113,7 x 111,8 cm). Museum of Modern Art, New York 2011, Mondrian/Holtzman Trust c/o HCR International Virginia/Digital Image 2011, The Museum of Modern Art/Photo Scala, Florence.

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    Fig. 15 Cimier baga anthropo-zoomorphe, Guine muse du quai Branly/Photo Thierry Ollivier, Michel Urtado.

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    VII

    Ce type diconographie, o la reprsentation des tres est indissociable de la repr-sentation de leurs relations, est loin dtre exceptionnel ou isol dans laire ama-zonienne. Une brve analyse des vanneries des Wayana, voisins des Yekwana dans la rgion du Haut-Ornoque, permet de montrer comment cette logique pro-pre limage, fonde sur la notion de variation partir dun ensemble de mod-les graphiques relativement lmentaires, peut se dployer pour atteindre une grande complexit. On trouve chez les Wayana une conception de la reprsen-tation iconographique (et mme certains thmes graphiques, comme celui qui est associ au jaguar [Velthem 2003 : 352-356]) trs proche de celle des Yekwana. Pour eux, comme pour leurs voisins, une reprsentation iconographique sorga-nise toujours autour de motifs gomtriques simples, comme le triangle, le carr, la spirale, les lignes croises ou parallles. Pour eux aussi, lunivers de ce type de reprsentation ne concerne que le rcit mythologique, son commentaire et sa mmoire bien que cet exercice de mmorisation des histoires traditionnelles semble moins formalis chez les Wayana, o, selon Lcia Hussak van Velthem, on trouve plutt un schma narratif gnral, concernant la prdation, qui offre nanmoins dinnombrables occasions de commenter en termes mythiques des expriences lies la vie quotidienne. Mais lethnographie wayana se distingue de celle des populations voisines par la complexit du discours relatif la repr-sentation visuelle. Un thme gomtrique nest pas seulement, pour les Wayana, la marque ou lemblme graphique dun tre mythologique. Il est le reflet dune connaissance spcifique, nomme wayaman, qui se trouve mtaphoriquement situe dans la prunelle de celui ou de celle qui connat la technique de la vanne-rie. Le wayaman est la figure inverse dun esprit sous forme humaine qui se prsente dans la prunelle de celui ou de celle qui fabrique un objet, et qui consti-tue le vritable auteur de lobjet. Ce type de connaissance (ou plutt cette pers-pective, ce type de regard qui rvle la vraie nature des vanneries) concerne avant tout la forme des objets. Conue comme une pense , mais aussi comme le reflet de cet autre qui habite les yeux de celui ou celle qui construit un arte-fact, et qui, pour ainsi dire, guide sa main , cette forme ne se rvle pleinement que lorsque lobjet est accompli selon les rgles de la technique traditionnelle, ce qui permet lartefact de rvler sa vraie nature, et de se montrer semblable un tre vivant . En fait, selon la tradition wayana, les artefacts, les humains et les non-humains peuvent (et parfois doivent) partager la mme dcoration. Cest alors quils assument la mme peau . Cette notion est trs importante, puisque, pour les Wayana, la peau, ou plutt la peau peinte selon un schma reconnaissable, reprsente llment qui permet didentifier la nature dun tre, le moyen par lequel on peut dfinir sa spcificit propre (Velthem 2003 : 129). Cest parce que les artefacts, et notamment les artefacts dusage rituel, portent la mme peau que les tres ancestraux prdateurs, dont les modles sont lana-conda, le vautour ou le jaguar, quils en sont toujours penss comme les rpli-ques ou l imitation . Grce cette identit de dessin , les artefacts peuvent donc danser , parler , ou mme attaquer comme le font les prdateurs. En fait, les Wayana ne se limitent nullement affirmer, comme les Yekwana, que les vanneries sont des objets-corps . Puisque leur crateur a fabriqu la premire femme humaine en utilisant prcisment de la vannerie, un seul et mme processus engendre leurs yeux, mme en termes sexuels, les artefacts et les humains. On dira non seulement que les vanneries, comme dautres tres

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    vivants, sont doues de parole, de mouvement (ibid. : 197) ou dun sexe (ibid. : 135), mais aussi que les humains et les animaux, prcisment parce quils peuvent porter les mmes graphismes sur leur peau, sont composs de la mme matire que les artefacts. Lide de peau peinte explique Lcia Hussak van Velthem est indissociable de lide de copie, et de celle de reproduction, puisque cest travers cet lment que, selon les Wayana, tout tre est engendr. La production de tout individu suppose la production dune nouvelle peau, un acte technique qui se fonde sur lobservation dun modle prexistant (ibid. : 240). Dans cette perspective, la peau dun nouveau-n est symboliquement associe un tissu de plumes . Celle dun adulte est toujours pense comme un tressage de dessins, une vannerie dcore. Bref, dans lunivers des Wayana, lidentification entre humains et artefacts ne se fonde pas sur une ressemblance directe, mais plutt sur lide que tout tre vivant est dfini par une dcoration ou un dessin spcifi-que, reprsentant la fois sa peau, son emblme et son nom visuel.

    Toutefois, nous aurions tort de penser que lapparence des tres du monde est fixe, pour les Wayana, selon des modles prtablis. Puisque tout ce qui existe est pris, dans le monde des Wayana, dans un processus de transforma-tion constante, tout tre peut assumer, chaque instant, la peau dun autre, et mme, parfois, de plusieurs tres la fois. Velthem rappelle le cas des danses qui ont lieu dans la maison des hommes. Celle-ci est cense tre un lieu habi-ts par les poissons tukuxi , qui sont dailleurs reprsents, avec bien dautres tres, dans la roue centrale du plafond de la grande hutte crmonielle. Mais les poissons sont aussi, leur tour, reprsents comme des colibris au long bec . Lorsque les hommes masqus agissent en poissons , ils deviennent, en mme temps, des colibris au long bec .

    Cette ide de transformation potentielle et incessante de tous les tres est trs rpandue dans lunivers amazonien. Chez les Yekwana, elle sexprimait travers lopposition de deux frres ennemis, Wanadi et Odosha. Les Wayana partagent cette ide dune dualit originaire des tres. Pour eux aussi, les tres du monde se divisent en prdateurs et non prdateurs. Cest mme l une des premires tches accomplies par leur crateur mythique, qui a, selon eux, littralement bti lunivers en distinguant les prdateurs des autres, aussi bien chez les ani-maux, les vgtaux et les humains. Mais il ne sagit nullement ici, comme chez les Yekwana, dtres individuels, dous dune personnalit distincte. L o les Yekwana inventent des personnages paradigmatiques, les Wayana raisonnent par classes. Au lieu dopposer un Wanadi un Odosha, ils distinguent diffrents modes dexistence qui peuvent caractriser nimporte quel individu, quelle que soit sa nature animale, vgtale, humaine ou artefactuelle. Profondment enra-cine dans la pense traditionnelle, cette catgorisation est aussi lexicalise dans la langue. Prenons lexemple de lanaconda, qui constitue un des modles du pr-dateur. Ses actes de prdation crit encore Velthem possdent un caractre si paradigmatique que non seulement ils dsignent toujours, en gnral, la dimen-sion surnaturelle, mais ils peuvent aussi, en tant que tels, sappliquer tout autre espce animale. [] Cette conception permet dattribuer dautres tres, comme les larves de papillons, les mille pieds, les poissons et les oiseaux, des instincts de prdation dans un cadre surnaturel, associ lanaconda. (ibid. : 105) Inverse-ment, lanaconda va, cette occasion, porter le nom et la peau de ces animaux. Velthem remarque que : Lidentification de ce couplage dtres est signale par les suffixes okoin ou koim, qui signifient en-tant-quanaconda, et sappliquent au nom dune espce spcifique. (ibid.) On aura par exemple, sous lappellation

    Fig. 16 Le thme masque du jaguar (woroto saketi), vannerie yekwana.

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    de kiapo-koim, le toucan-en-tant-quanaconda , reprsent comme un serpent pourvu dun long bec et dont la peau est couverte de plumes de couleurs contras-tes. De la mme manire, on prtera un oiseau fourmilier considr en-tant-quanaconda , limage dun reptile au chant doiseau. Un processus analogue concerne le jaguar, dont la prsence est signale par un autre suffixe (kaikuxin), qui va engendrer des tres qui, comme le rongeur quatipuru, peuvent tre consi-drs et nomms en-tant-que-jaguar .

    Nous avons ici lexemple de ce que nous serions tents dappeler des chim-res verbales dsignant des tres multiples et changeants, que seule leur catgo-risation partir dun suffixe commun dfinit en tant que membres dune seule classe. Le concept de srie, qui est aussi prsent dans la tradition iconographique des Yekwana, apparat ici sous une forme beaucoup plus complexe. Lexemple le plus clair de cet engendrement de sries est offert par les danses dinitiation masculine analyses par Velthem, o les masques ports par linitiant dsignent un tre multiple qui nest pas seulement constitu desprits diffrents (arara, faucon, poisson, soleil, arc-en-ciel), mais aussi de formes multiples de ces esprits en-tant-que incarnations de diffrents prdateurs : jaguars, vautours ou ana-condas (ibid. : 212). On passe ainsi de la chimre la srie dtres chimriques. travers cette double srie de marquages du corps de linitiant, le concept de reprsentation chimrique atteint un niveau de complexit jusque-l inconnu. Le rituel devient un lieu de transformation o les jeunes garons masqus vont progressivement porter la peau peinte de toute une srie desprits animaux, vgtaux ou humains, eux-mmes sujets dinnombrables mtamorphoses. Le passage logique essentiel qui caractrise le cas wayana est donc bien celui qui conduit de la reprsentation dindividus diffrents (des personnages, avons-nous dit) la reprsentation de membres de classes, et mme, comme dans le cas de la danse rituelle, la reprsentation de ce quon pourrait appeler des sries de sries dtres chimriques3.

    Comment cette logique complexe, et lontologie quelle implique, se traduisent-elles en termes visuels ? Faut-il penser que le cas wayana na plus rien en com-mun avec celui, plus simple, des Yekwana, qui semblait se limiter la traduction visuelle dune srie limite de noms propres ? Ou bien devrons-nous admettre que ces catgories de complexit croissante, que nous avons vues luvre dans laction rituelle, nappartiennent qu la dimension de lexgse, ne sont que de faits de discours, sans rapports avec liconographie ?

    La reprsentation dtres individuels sous forme de motifs gomtriques sim-ples, telle que nous lavons rencontre chez les Yekwana, nest nullement absente de la tradition wayana. Velthem mentionne quarante-sept thmes graphiques pour les vanneries et vingt-neuf pour les cramiques. Toutefois, les Wayana ne se contentent pas, comme les Yekwana, de simples listes de thmes. Ils font jouer un principe de classification des thmes graphiques regroups en trois catgo-ries distinctes : ceux qui appartiennent aux peintures corporelles de lana-conda, ceux qui sont associs la peau du jaguar et ceux qui se rfrent la peau des monstres anthropomorphes (une catgorie comprenant notamment les ennemis, dont les Blancs). Certains motifs visuels, qui gardent leur signification spcifique, sont ensuite associs la dsignation de groupes ou de catgories dtres. Considrons un premier cas. Une des formes paradigmatiques de la pr-dation est lacte de blesser, piquer, perforer. (Velthem 2003 : 327) Lacte qui le rsume, flcher , ou atteindre en traversant la peau est caractristique dun artefact, la flche, et de plusieurs animaux, les cobras, les gupes, les scorpions,

    Fig. 17 Le thme complexe crabe/il de tapir , vannerie wayana.

    3. Les tres considrs en-tant-quanacondas seraient ceux capables dtreindre et de dvorer les humains. Ceux quon associe aux larves de papillons , elles-mmes considres en-tant-que-jaguars , comprendraient en revanche tous les tres capables de mordre de lintrieur , et de manire presque imperceptible, les humains, par exemple travers les maladies (Velthem 2003 : 320).

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    et certains oiseaux, dont la cigogne maguari (Florida caerulea). Cet oiseau, qui est reconnu comme le prototype des tres qui piquent, est reprsent au sein de liconographie Wayana par le motif dit bec de maguari [fig. 18], dont le contour graphique indique une position de vigilance, qui est le propre de cet animal. [] En fait, ce graphisme reprsente aussi bien la flche en tant quartefact que tout animal qui, considr en tant que prdateur, est cens atteindre sa proie la manire dune flche. La flche redouble pourra donc dsigner, de manire assez indtermine, tout ce qui pique. On a ainsi une premire manire de sor-tir de la reprsentation dun tre individuel pour passer celle de la srie. Une fois tabli, ce principe sapplique dautres cas. Un thme graphique wayana, crit encore Velthem, peut tre multiple, et se rfrer simultanment plusieurs tres. (ibid. : 313) Limage se dcompose alors en plusieurs parties, qui possdent chacune une signification indpendante. Cest ainsi que le thme graphique du crabe (fig. 17) contient aussi celui qui dsigne l il de tapir . Linterprtation seffectue donc, dans ces cas, en suivant ce que Velthem appelle le dialogue interne des formes lintrieur des thmes graphiques. Cette reprsentation dun tre travers les thmes graphiques qui dsignent ses transformations pos-sibles peut se raliser aussi travers le dessin dun seul animal qui porte sur sa peau des thmes graphiques reprsentant dautres tres. Cest le cas du jaguar-caramujo (colimaon) (fig. 19).

    Ces reprsentations dun seul tre complexe trouvent un cho saisissant dans les documents rcolts par Barcelos Neto (2002) chez les Wauja du Haut-Xingu, o lon retrouve des reprsentations danacondas surnaturels dfinis par des squences de thmes graphiques se rfrant chacun dautres animaux (fig. 20). Mais le systme wayana est encore plus complexe. Nous avons, jusqu prsent, tudi des cas dans lesquels une seule reprsentation iconographique se rfre plusieurs tres du monde. Liconographie wayana connat aussi le cas inverse, o des sries de dessins vont dsigner collectivement un seul tre. On retrouve l la notion de prdateur ancestral, un tre qui, se manifestant travers une srie de mtamorphoses, se trouve reprsent comme un tre collectif ou sriel. Lillustration la plus loquente de ce processus est fournie par les peintures qui dcorent, comme nous lavons signal, les roues de toit (maruana) de la maison crmonielle (fig. 21). On y voit apparatre une srie de thmes graphiques qui renvoient plusieurs tres, eux-mmes hybrides (les anacondas-crocodiles et des poissons qui possdent des caractristiques propres aux mammifres et aux oiseaux ), mais dont la srie reprsente, dans son ensemble, la raie-en-tant-quanaconda . Nous sommes en prsence dune sorte dusage rcursif du mme principe de catgorisation. Ltre chimrique wayana ne se contente pas dassocier plusieurs fragments dtres diffrents en un seul corps : grce au prin-cipe dautonomie des dessins par rapport aux diffrentes surfaces o ils peuvent apparatre, il peut non seulement associer des thmes graphiques diffrents en un seul corps, mais aussi associer des thmes diffrents en des corps diffrents, eux-mmes combins en des squences qui reprsentent collectivement, comme ici sur la maruana, des tres surnaturels conus comme des sries de transforma-tions (la raie-en-tant-quanaconda).

    Remarquons aussi que, mme lorsquelle ralise, sous plusieurs formes, le pas-sage de la dsignation dtres spcifiques la reprsentation de sries de statut logique diffrent, liconographie wayana reste bien lie la reprsentation de listes de noms propres, question dont nous avons soulign limportance dans dautres contextes (Severi 2007). Seulement, ces noms propres dsignent dans ce

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    contexte non plus des personnages individuels (mme dguiss ou transfor-ms, comme pouvaient ltre, chez les Yekwana, Odosha ou Wanadi), mais des sries organises dtres. Les noms traduits en termes visuels par des thmes gra-phiques fonctionnent en fait chez les Wayana comme des dfinitions verbales qui mobilisent plusieurs noms despces. On assiste donc la mise en place, du point de vue de la mmorisation des noms, dun double processus. Soit un seul thme graphique reprsente le nom visuel dune srie dtres, runis pour locca-sion dans une seule classe, par lutilisation de critres taxonomiques distincts. Soit une srie de thmes graphiques, disposs en squences ordonnes, illustre la srie de transformations qui dsignent la vraie nature dun seul tre.

    Il reste un troisime cas de figure, o ltre ancestral nest pas reprsent direc-tement, mais se trouve dsign seulement par la relation, exprime en termes exclusivement visuels, quil peut entretenir avec dautres tres. Cest le cas, par exemple, du rongeur quatipuru, qui peut tre reprsent, sans quil soit pro-prement parler figur, travers sa relation avec dautres animaux. On y verra luvre une autre manire de traduire en termes visuels le concept de chimre verbale , typique de lesthtique de la prdation wayana, o plusieurs types de passage la srie se trouvent utiliss. Suivons la description donne par Vel-them, qui permet en ce cas de sapprocher encore de la conception wayana de liconisme. Sans doute guide par ses interlocuteurs, Velthem distingue ici dune

    Fig. 18 Le thme cigogne maguari, vannerie wayana.

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    part lukuktop, l image perceptuelle de lanimal tel quon peut le voir dans la fort proche du village, avec sa morphologie, son comportement typique, la nourriture quil prfre, et dautre part le mirikut, le thme graphique qui dsigne ce mme animal dans liconographie tradition-nelle des vanneries (fig. 22a et 22b). Si tout mirikut est naturellement une image, selon la distinction formule explicitement par les Wayana, toute image est loin davoir le statut de mirikut , remarque Velthem (2003 : 317). Celui-ci permet en effet dinterprter la vrai nature (ou de dchiffrer la peau peinte ) de lanimal dont on a quotidiennement limage sous les yeux. Voyons comment cette opration constante dex-gse des apparences peut se raliser. Prenons lexemple du quatipuru et du maguari, un petit rongeur et une varit de cigogne qui font partie du milieu familier des Wayana. Ils sont reprsents dans liconographie traditionnelle par deux thmes graphiques : la double flche que nous connaissons dj (fig. 18), et une figure gomtrique, qui peut faire pen-ser une reprsentation raliste du quatipuru (fig. 22b).

    Linterprtation indigne de ces images procde de linterprtation dun thme isol celle de groupes de thmes. Une fois reconnue la res-semblance des thmes (mirikut) avec les images perceptuelles (ukuk-top) de ces deux animaux, on affirmera dabord que le mirikut diffre de limage des animaux parce quil reprsente leurs doubles surnaturels . Le thme gomtrique ne reprsente pas (seulement) lun ou lautre ani-mal (familier et somme toute inoffensif) mais sa rplique monstrueuse, et normalement invisible (2003 : 319). On se souviendra sans doute que la tradition wayana distingue entre diffrentes classes de thmes, qui appartiennent diffrents prdateurs. Lorsquon considrera de ce point de vue les deux thmes, on reconnatra que la double flche et le petit rongeur nomm quatipuru appartiennent tous les deux aux peintu-res corporelles qui figurent sur le ventre de lanaconda, et cest donc ce prdateur quils seront associs. Ils pourront mme, en tant que membres dune srie, faire partie de sa reprsentation. Le thme du quatipuru se traduirait donc en ce cas, comme lcrit Velthem, comme image (ukuk-tup) et peinture corporelle (imirikut) de lanaconda (ibid. : 317). Toutefois, en tant que reprsentation dun tre invisible, le thme du quatipuru contient aussi une rfrence possible un autre prdateur, le jaguar.

    Fig. 19 Le thme jaguar-colimaon, peinture wayana.

    Fig. 20 Corps danaconda marqu par des thmes renvoyant dautres animaux, dessin wauja.

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    Pourquoi ? Il suffit de lassocier au thme graphique du jaguar (fig. 23) pour saper-cevoir quun seul dtail les spare : la queue, tourne vers lextrieur dans le cas du quatupuru et tourne vers lintrieur dans le cas du jaguar (ibid. : 318). Cette comparaison rvle donc un point de connexion inattendu entre les deux th-mes graphiques qui restait invisible lorsquil sagissait dassocier le rongeur qua-tipuru la cigogne maguari. Ce point en commun ne concerne naturellement pas seulement les graphismes, il concerne aussi les deux tres reprsents. On doit donc en conclure que ces deux animaux (lorsquon les considre du point de vue que leur mirikut rvle) possdent tous les deux un corps de flin , ce qui confirme la nature de jaguar (ou plutt le mode dexistence possible en-tant-que-jaguar ) du quatipuru. Nous reconnaissons ici le caractre essentiellement sriel de liconographie wayana : un tre ny est jamais saisi seulement dans sa singularit. Toujours, il est dfini par la peau peinte quil porte, en tant que membre dune classe, ou dune squence de modes dexistences possibles.

    propos de ce type de reprsentations, Velthem a parfaitement raison de parler de formes mnmoniques (2003 : 319). Comme nous avons pu le consta-ter dans dautres cas (Severi 2007, 2009), les relations mnmoniques ne stablis-sent nullement, comme les relations smiotiques, entre un signe (ou un dessin) et son rfrent. Il sagit plutt dun ensemble dinfrences visuelles, fondes sur le dchiffrement dimages complexes, qui tablissent une relation entre dune part une mmoire spatiale, qui concerne ici les thmes graphiques, et dautre part

    Fig. 21 Ornement plafonnier (manuara), xxe sicle, tat de Para, Rio Paru de lEst, Brsil, Wayana-Aparai muse dEthnographie de Genve (MEG). Photo Johnathan Watts.

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    la mmoire des mots. Lefficacit des pratiques lies la mmo-risation des traditions iconographiques nest donc pas due la tentative plus ou moins russie dimiter la voie de la rfrence propre lcriture, mais la relation que ces pratiques tablis-sent entre diffrents niveaux dlaboration mnmonique. Les cas yekwana et wayana dsignent, de ce point de vue, deux diff-rents degrs de complexit dun mme espace chimrique. Il est clair que lon retrouve, dans le dchiffrement des thmes graphi-ques wayana, les deux principes, dordre et de saillance, qui gou-vernent la mmorisation des noms propres chez les Yekwana. Ltablissement dun ordre, dans ce nouveau contexte, affecte les sries iconographiques, lies aux sries dtres organiss par catgories de prdateurs. La mise en place dune saillance propre chaque thme permet, quant elle, lidentification de chaque terme de ces sries, et de chaque srie lintrieur de ce que nous avons appel des sries de sries . Dans les deux cas, la prati-que du dchiffrement des images chimriques suppose un exer-cice, orient par la tradition, de linfrence et de la projection. La confrontation entre les thmes du quatipuru et du jaguar, qui se dploie simultanment sur le plan de la prgnance (ensemble du corps flin en commun) et celui de la saillance (queue lorientation oppose, vers lextrieur ou vers lintrieur), en offre un exemple trs clair. Le graphisme wayana (mirikut) est donc une sorte de nom visuel, qui utilise des traits iconiques relevant de limage naturelle (ukuktop) de plusieurs tres pour construire, travers leur mise en sries, limage dtres complexes, que lon dirait purement conus, puisquils chappent la vue, sil ntaient pas, eux aussi, pris dans un processus dincarnation constante et toujours provisoire.

    Cette attention porte aux aspects potentiels et implicites de la reprsentation par thmes graphiques, qui peuvent constam-ment se fragmenter et se dmultiplier, dans une sorte de mouve-ment perptuel de la reprsentation vers sa dimension chimri-que, suggre que la logique de ces iconographies peut encore se dvelopper. Il serait par exemple possible de transfrer ces proc-ds de rfrence srielle des images des moyens dexpression autres que la vision. Une telle hypothse de travail nous condui-rait alors tudier les relations qui sta blissent, notamment chez les Wayapi, qui appartiennent au mme groupe linguisti-que et vivent dans la mme rgion que les Wayana, entre des thmes graphiques et des images sonores qui assument, par exemple dans les suites musicales appeles tour (Beaudet 1998), la fonction de reprsenter les prdateurs et leurs mtamorpho-ses, attribue ici aux seuls graphismes. On passerait ainsi des squences, organises selon un ordre gomtrique simple, des Yekwana, aux reprsentations srielles des Wayana, pour attein-dre ensuite un niveau de complexit ultrieur, o les sries de reprsentations seraient composes aussi bien dimages visuel-les que dimages sonores. On pourrait ensuite changer encore de moyen dexpression, et envisager lusage que certains chants

    Fig. 22a Le quatipuru.

    Fig. 22b Le thme quatipuru, vannerie wayana.

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    chamaniques font de lonomatope verbale, qui y apparat comme une vritable image sonore des tres, tout en restant lexicalise, en tant que signe linguistique, dans la langue indigne. Il sagit, en somme, dun champ dinvestigation trs vaste, dont nous ne pouvons esquisser ici que quelques lments, et quil faudra sans doute explorer encore.

    Concluons pour linstant que les traditions iconographiques que nous avons brivement tudies ici, yekwana et wayana, ont recours des moyens compara-bles, soit en ce qui concerne la reprsentation gomtrique de sries de traits (que lon peut constamment rduire leurs composantes lmentaires, ou organiser en configuration plus complexes), soit en ce qui concerne la relation, elle aussi variable, entre iconographie et langage. Dans les deux cas, la reprsentation du monde des esprits conserve toujours son caractre smiotiquement hybride, en mme temps reprsentatif et conceptuel (Velthem 2003 : 306), puisque son ico-nisme, bien que raffin et souvent imprvisible, est toujours associ un nom propre, ou une dfinition verbale (ce quon pourrait appeler un nom-srie) de ltre reprsent. Au sein de ce dernier systme, dont lunivers reste rappelons-le limit au rcit mythologique, un double rapport va stablir entre la repr-sentation iconographique et la dfinition verbale. Dans certains cas, on repr-sentera par un seul thme graphique des sries dtres, ou des noms propres complexes , comme ceux de certains prdateurs. Dans dautres cas, on utilisera des sries de thmes graphiques dsignant un seul tre, grce son vocation comme nom dune srie , avec la raie-en-tant-quanaconda, ou comme terme intermdiaire implicite, avec le quatipuru-en-tant-que-jaguar, dsign par la juxtaposition partielle de son thme graphique et de celui du jaguar.

    Chez les Yekwana comme chez les Wayana, lespace chimrique est l, avec le jeu constant de complmentarit instable entre perception et projection qui le caractrise. La diffrence entre les deux iconographies concerne dune part le passage de la reprsentation dindividus personnaliss celle de sries dtres en transformation constante, et dautre part le nombre de termes intermdiai-res, de caractre linguistique ou iconographique, qui se trouvent mobiliss pour dsigner un tre spcifique. L o lethnographie pouvait faire penser des tradi-tions diffrentes, lanalyse des thmes iconographiques, et des oprations men-tales quils impliquent, rvle une