carderades-navigations

Upload: gquentel

Post on 20-Jul-2015

56 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

TRACTATUSG. VINCENT

DERADES

PROLOGUE1 L'excitation joyeuse qui prlude quelque voyage commenc sous d'heureux auspices l'emportera toujours dans nos consciences sur l'angoisse de partir, sur la crainte des soucis futurs et l'impuissance o nous sommes de runir toutes les conditions favorables. Malgr les dsavantages probables, notre voyageur attend peut-tre moins l'acomplissement exact d'un itinraire qu'une rencontre imprvue. Et de plus, il s'est embarqu, confiant sa vie aux caprices des flots. Nous aussi, nous nous engageons de prime abord dans un domaine agrable, propice la rverie : le souvenir des dbuts heureux, sert attnuer les inquitudes qui surgissent d'un horizon tourment. Une tude comparative des navigations imaginaires est longtemps reste inutile, vu la fascination commode qui entoure chacune d'elles. Vouloir les saisir ensemble, et comprendre leur essence, revient ruiner cette brume artistique. Si aucune rflexion n'existe ce propos, aucune assurance n'apparat non plus de leur communaut. En somme, les conditions ne sont pas runies pour un trajet ais et protg. Les autorits manquent, les bornes et les signaux sont absents et les tracs qui s'ouvrent vont modifier les opinions premires et le cortge des hypothses lgres. Tout cela s'accompagne d'hsitations, de remords, d'abattements, d'abandons ... Mais chacun de ces arrts doit prcder un autre dpart et son excitation joyeuse renouvele. En effet, un "vide" existe, et sans avoir la prsomption de le rduire, nous esprons au moins en signaler la prsence. Que tous ces rcits de navigations imaginaires n'aient pas t rassembls et compars, mrite l'attention en raison du poids culturel qu'ils ont dans chacun des pays o ils vinrent au jour. Mais est-ce l la question ? Nous ne saurions nous contenter de voir la littrature condamne tre le "reflet" des socits, de leurs mentalits, l'expression de dsirs et fantasmes retenus, mais nous n'avons pas non plus d'attirance la regarder comme un jeu tourn sur soi, une citation infinie de fragments et miroitements littraires, une clbration orgueilleuse de la Forme pour la Forme. Il faut parfois repartir des textes , dbarrasss des gloses accumules par les sicles pour redfinir une origine oublie. De mme, ces rcits pourraient donner naissance une tude sparant le vridique de l'imaginaire mais l'intrt en serait bien mince considrer ce qu'ils nous proposent et qui nous parat capital : une reprsentation de l'espace, une construction mme. Or, notre histoire europenne, tant de la pense que politique, s'instaure dans l'invention d'"espaces" qu'ils soient ceux de "l'au-del", ceux des terres exotiques ou des nations, ceux de "l'agora" ou du "forum", soit autant de lieux partager entre les hommes, et qui fondent une communaut.

1

Cet ouvrage reprend, en lallgeant de lchafaudage argumentatif, un travail universitaire (Thse dEtat). Seules la premire et la deuxime partie sont ici proposes.Quelles rendent hommage la mmoire de M. P. RAFROIDI. -1-

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

Les principales rgles que nous avons suivies renvoient l'tablissement de faits concordants, l'usage de points de vue diffrents, une constante redfinition des termes ("imaginaire, au-del"...) jusqu' ce qu'ils se subdivisent et perdent de leur force englobante. L'on hrite souvent d'une problmatique mal engage par suite de termes et de concepts imprcis. Le "voyage imaginaire" en est un bel exemple avec son art de regrouper sans distinction aucune. Le plan adopt a donc ce mouvement : a) unifier un ensemble de rcits de navigation, - exclure les autres rcits ; b) au moyen de leurs reprsentations spatiales, classer ces rcits, - diviser les concepts d'imaginaire et de rationnel; c) rapprocher ces analyses dune thorie gomtrique (la thorie des catastrophes) portant sur l'origine des formes - s'interroger sur la faon purement littraire d'exprimer ces mmes processus de morphognse ; d) tablir enfin que ces textes littraires permettent de conceptualiser des phnomnes intellectuels, historiques et culturels. En effet, ces rcits de navigation exercent une telle fascination au cours des sicles que nous esprons en avoir trouv quelques raisons. Une clbrit momentane a des vertus qui s'estompent souvent peu peu, tandis que nos navigations, mme si l'on vient affadir leur sens, demeurent un "obstacle" que tout crateur srieux doit franchir : il doit se heurter leur force d'investigation, contourner leurs inventions formelles, les "ingrer" et les faire siennes pour que son oeuvre se faonne. A cela s'ajoute le bnfice irremplaable de l'aide secrte et spirituelle que portent en elles ces navigations pour qui veut se plier leur mouvement de dcouvertes. Per diversa loca Oceani ...

-2-

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

UNE ENQUETE COMPARATIVE

-3-

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

CHAPITRE I DES NAVIGATIONS, NI REELLES, NI IMAGINAIRES

Plumes errantes sur leau noire Amers Saint-John Perse.

Parmi les rcits de navigations, aussi nombreux soient-ils, il est dabord ncessaire dcarter toute une srie d'oeuvres : journaux de bord, documentaires, oeuvres romanesques. Il s'agit de se priver de toute assise relle, et vraisemblable, et donc de perdre une part du charme et de la force qui manent de rcits tourns vers ce monde-ci. Il suffit de voir combien instinctivement le critique et le lecteur cherchent dans un rcit de voyage imaginaire redonner une ralit gographique certains priples, pour comprendre que cette exclusion n'est pas sans consquence. Pourtant, nous liminerons ces rcits parce qu'ils peignent plus ou moins un monde rel, possible. L'autre versant, antithtique, concerne alors les oeuvres imaginaires . L'imaginaire, ainsi dfini comme oppos au rel ou au vraisemblable, s'apparente une libert d'invention totale dans ce cas prcis. C'est l'imagination dbride d'un Lucien ou d'un Rabelais, tous deux auteurs de navigations fantasques : le premier dans son Histoire Vritable nous avoue qu'"il est un point sur lequel je dirai la vrit, c'est que je raconte des mensonges" ; le second dans le Quart Livre use de mme de sa libert. On pourrait ajouter les voyages de Sindbad comme rfrence ancienne, et quelques rcits de science-fiction pour plus de modernit. Le got pour le fabuleux, le plaisir de l'aventure irrelle, l'amour du merveilleux, s'expriment dans ces oeuvres avec un bonheur plus ou moins grand. On ne demande au lecteur que de juger des prouesses inventives, du renversement des valeurs, du rythme et de la varit. Toutefois, ces oeuvres d'imagination, ces rcits tranges de voyages sur des mers peuples de merveilles, n'puisent pas tout l'imaginaire. Ils n'en sont qu'une vision rduite o l'imaginaire est dfinie ngativement, comme absence de contraintes, et non comme une activit rgule, structurant le monde. Un troisime groupe de navigations se laisse deviner : mi-chemin entre une reprsentation raliste (vraisemblable tout au moins) et une reprsentation imaginative (invente et impossible). L'Odysse peut servir d'exemple simple notre propos : elle demeure romanesque et imaginaire, mais n'opte pas pour l'une des deux solutions exclusivement. Le hros connat la mer, son itinraire est possible, mais des monstres inquitants interdisent trop de certitudes cartographiques. On ne sait si une gographie est autorise ou non, elle est disponible mais non ncessaire. Ce caractre ambigu ne manque pas d'inconvnients : ni romancier, ni utopiste, l'auteur est rest sur sa rserve, n'est pas all jusqu'au bout des possibilits offertes. Cette situation intermdiaire sera capitale puisque l'on peut se demander quelle logique ou quelle ralit correspond cette attitude, ce qui est signifi par l-mme, si l'on accepte l'ide que le projet de l'crivain n'est pas d au seul souci de jouer sur les deux tableaux pour plaire tous. Le simple fait que toute tude centre son domaine de recherche, peut-il expliquer la place que nous attribuons ces navigations ? En fait, elle est intermdiaire, non centrale, au sens quelle confine deux autres domaines et en tire partie aussi, sans les dprcier ni les organiser.

1) Comme des emblmes dune poque Ces navigations entretiennent avec le pays qui les a vu natre des liens privilgis alors que leur projet essentiel ou leur rcit correspond un loignement maximal des cits humaines. L s'nonce un premier paradoxe : aller vers l'au-del, rechercher l'ailleurs et l'inventorier, se dtourner du quotidien et du possible, -4-

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

sont autant de facteurs qui servent ce qu'un pays s'identifie une de ces oeuvres dont le but tait d'chapper cette emprise. Pourtant le doute n'est pas permis : si nous nous interrogeons sur l'expression qu'une civilisation (ou un pays, ou une socit) laisse comme trace d'elle-mme aux hommes, nous demandant quelle oeuvre littraire la rsume et la nourrit, nous serons frapps de constater que viennent l'esprit, pour la plupart, les titres de navigations imaginaires. Le rflexe de l'opinion publique les dsigne en gnral comme la quintessence des mentalits ou le tmoignage le plus fidle d'une poque, et l'ide sous-jacente ce choix est contradictoirement d'estimer que l'oeuvre expose non seulement un monde particulier mais aussi une rflexion universelle et ternelle. La runion de tous ces aspects n'est pas pour nuire la clbrit de la navigation en cause. Une simple liste d'oeuvres trs connues suffit. Si l'on veut grossirement illustrer la civilisation grecque antique, lui donner une "image de marque" courante et comprise de tous, et cela aujourd'hui comme hier et peut-tre demain, l'on n'hsitera pas recourir l'Odysse d'Homre : navigation imaginaire, peu propice dcrire la socit de son temps puisqu'elle reproduit la vision idalise d'une socit antrieure, mais connue de tous au point de devenir un nom commun. En fait, la mme approche est possible pour Rome avec l'Enide de Virgile, les "imrama"2 et la Navigation de saint Brendan pour l'Irlande mdivale, avec les Lusiades de Camoens pour la pninsule ibrique, l'aventure du Dluge pour les peuples smitiques et msopotamiens, le Livre des Morts pour l'Egypte pharaonique qui retrace la Navigation du dieu Osiris ou du dieu R vers le Royaume des Morts, les sagas de l'Islande, autant de noms surgis sans effort. Les navigations imaginaires dans un sens, font figure pour des esprits presss, de synthse visible d'un moment historique, elles lvent la puissance une priode, malgr leur dsir premier d'loignement marqu par leur qute d'au-del. Maintenant, que l'on veuille bien se demander si chaque tournant historique capital c omme la dcouverte de l'Amrique ou la rvolution industrielle, ne surgit pas une navigation, ne serait-ce que le Quart Livre de Rabelais, ou l'oeuvre de D. Defo (Robinson Cruso) en les rendant plus maritimes qu'elles ne le sont. Imprcision propre toute opinion commune autorise au nom d'une vrit intuitive. Parmi les premires oeuvres d'un nouvel Etat surgissant sur la scne internationale, se fait jour une navigation imaginaire ou une bauche de ce genre. Nous n'en donnerons que deux exemples : l'indpendance des Etats-Unis et l'indpendance irlandaise ont t suivies ou annonces par des textes de navigations imaginaires fameux : pour les uns, les Aventures d' A.G. Pym dE. Po ; pour les autres, les Errances d'Ossian de W.B. Yeats. Ailleurs, parfois l'oeuvre avorte ou s'interrompt, lors de soubresauts d'une civilisation 3 , lors d'un commencement sans suite. Ainsi pourrions-nous conclure qu'un consensus est observable dans le fait que communment une navigation imaginaire est choisie pour dsigner un tat de civilisation. Certes, il ne s'agit pas d'une loi mais d'une tendance dont il est difficile pour l'heure d'valuer l'exactitude et l'intrt. Existe-t-il d'autres genres cratifs pouvant jouer aux yeux de tous le mme rle de symbole et de synthse commodes ? Certainement nous rencontrerions les popes, les oeuvres potiques ou quelques textes religieux qui serviraient de semblables prtentions, mais la grande diffrence avec nos navigations rside dans leur enracinement dans le monde rel des hommes, l o nos rcits en mer s'vadent avec plus ou moins de vigueur de ce mme monde. Le paradoxe demeure au regard de textes se voulant "trangers et extrieurs" et qui, pourtant, rsument de l'avis gnral les caractristiques d'une socit, d'une nation ou d'une culture. Il est vident que nous ne chercherons pas savoir si cette image donne par les navigations d'une socit quelconque est juste et approprie, ni lexpliquer. C'est l'extraordinaire impact de ces oeuvres sur les comportements et la crativit. Une deuxime zone de paradoxe apparat ici : ce n'est pas l'oeuvre la plus imaginative ni la plus positive qui emporte les suffrages et suscite l'imitation en tant que modle exemplaire, mais l'oeuvre "dficiente". On rpliquerait facilement que la raison du succs de ces oeuvres rside dans ces2 3

imrama (singulier imram) signifie en vieil irlandais : navigations. Leur nom dsigne des textes racontant des voyages en mer. On note juste aprs la Rvolution franaise, le pome didactique La Navigation (1803) de J. Esmnard, o lvolution humaine est lie au progrs de lArt nautique ; mme projet chez lauteur suisse-allemand S. Gessner (Le premier Navigateur - 1758) qui fait de la navigation le premier acte historique humain. -5-

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

dficiences mmes que l'on songe instinctivement combler mais le paradoxe demeure les vouloir modles et rfrences comme si l'inachev tait ici d'une nature spciale et plus proche de la perfection que la cration structure et pleine. L'opinion commune ne s'y trompe pas : la navigation imaginaire va tre adapte, imite, parodie, reprise de mille manires. Leur influence pntre les endroits les plus secrets, rservs d'autres principes d'organisation et l'on ne peut que s'tonner de leur impact sur le rel. En effet, par une vocation interne, la navigation imaginaire place le lecteur loin des rivages connus, l'cart des routes commerciales, au-del de ses soucis politiques et familiaux, dans un univers o les rapports humains, ou ceux entre hommes et femmes, chappent au temps et l'angoisse, face des tres dfiant les lois naturelles. La description faite de l'au-del nous entrane, en dpit des rticences possibles du hros, vers des drives inutiles et dpourvues des significations attendues et connues. Il importe de bien poser ainsi ce caractre d'loignement, d"'cart" propre la navigation imaginaire afin de mieux comprendre le paradoxe que nous rvlions : l'oeuvre ne traite point du monde des hommes, complexe, aux intrts divergents, avec tous les moyens intellectuels notre disposition tant rationnels qu'imaginaires, mais l'oeuvre devient un point de rfrence constant pour une culture et la base d'une srie de considrations des plus relles, en ce sens qu'elle nourrit, illustre, encourage des opinions politiques, des croyances religieuses ou magiques, des discussions philosophiques, voire des recherches scientifiques, des comportements individuels ou de groupe, le tout avec ampleur . C'est pourquoi une dernire interrogation propos du caractre paradoxal des navigations imaginaires vient l'esprit au regard de la ralit qu'elles peuvent bien proposer. Avec elle dbute toute une srie de rflexions sur la cohrence de la ralit qui nous entoure, tant sur le plan de son origine et de sa finalit, que sur le plan de nos moyens d'action et de comprhension. La navigation, qui raconte une traverse empchant toute cohrence ferme, qui refuse de se livrer totalement l'enchantement de l'imagination comme la satisfaction rationnelle (absence relative de message, de morale), invite accorder au monde une autre identit. L encore, l'opinion commune et la critique se rejoignent pour attribuer ces navigations une porte philosophique qu'elles ne devraient avoir que par mgarde ou sous rserve, vu qu'elles ne concurrencent ni un trait, ni un roman d'initiation, ni une mditation. L'alternance des moments heureux et malheureux propre tout drame, ou rcit d'une aventure n'y est pas capitale, l'action tend devenir "linaire", sans -coups, la psychologie des hros y est faible, mme sils se modifient profondment, le style peut abonder en rptitions, en dissymtries, et l'image donne du monde s'avre fragmentaire. Le paradoxe est b ien dans cette contradiction inattendue qui accorde l'oeuvre de dgager une cohrence suprieure, d'tre une mthode d'approche du rel digne de la science et de la philosophie, alors qu'elle-mme se structure de faon oppose de tels projets. Il suffit de considrer le traitement peut tre exceptionnel qu'a subi, ce sujet, un texte dj cit et aussi classique que l'Odysse pour illustrer notre propos 4 et montrer que l'oeuvre fut associe aux conqutes scientifiques du temps : clipses, mouvements des mares, art mdicinal, se trouvaient au coeur de cette oeuvre, comme des connaissances endormies et n'attendant que d'tre rveilles aprs des sicles d'ignorance o elles n'avaient point t vues. Inutile de pousser plus loin cette analyse des opinions communes reposant sur des paradoxes assez curieux. L'on ne saurait les forcer davantage, les transformer en contradictions logiques, l o l'imprcision et l'intuition s'arrangent pour tablir un consensus peu prs stable. Mais l'apport de ces trois zones paradoxales n'est pas nul : les navigations imaginaires invitent la rflexion. Rsumons ces paradoxes : a) Une civilisation (ou une socit, une nation) se reconnat dans une oeuvre qui lui tourne le dos. b) Une infinit d'applications s'effectue partir d'une oeuvre qui ne possde pas les qualits ncessaires un modle. c) Une signification transcendantale ou scientifique est accorde une oeuvre qui prne l'errance, l'erreur, le fragmentaire dans sa constitution interne.

4

F. BUFFIERE : Les Mythes d'Homre et la pense grecque - 2me partie : "Les secrets de l'univers matriel" p 81-248 -6-

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

2) En consquence C'est au moyen de trois facteurs qu'il sera possible de constituer un corpus de textes qui servira une tude comparative. Nous obtenons ces trois paramtres grce aux paradoxes que nous avons pu relever, en leur donnant un caractre plus strict et une valeur de dfinition. En effet, il suffit de partir des caractristiques immdiatement perues des navigations pour se rendre compte qu'elles illustrent plus ou moins, selon leur identit propre, les trois tendances ou principes suivants : a) La navigation imaginaire est un moment de drive (ce qui la diffrencie de tous les rcits o accoster, aborder, atteindre un port, prdominent au dtriment de toute traverse). C'est le temps perdu ou pass en mer qui occupe surtout l'auteur et son hros. b) La navigation imaginaire fuit les cits humaines , s'oriente dans le sens oppos, se veut en rapport avec un "ailleurs" ou un "au-del" (ce qui limine toutes les rveries de cits parfaites, utopistes, rinventant le monde). c) La navigation imaginaire est imaginairement pauvre , infrieure un projet vraiment imaginaire, comme elle prsente des manques logiques ou des inconsquences qui nuisent sa perfection (ce qui exclut tout rcit privilgiant lenchantement pour lenchantement ou la bizarrerie logique). Nous dduisons ces principes des paradoxes prcdents en les schmatisant, en ignorant la relation incertaine qui s'est tablie entre l'oeuvre et la socit (ou le public). Ne demeurent que les particularits les plus marques d'une navigation idale puisque chacune d'elles valorisera plus ou moins ces principes, privilgiera l'un plus que les autres, etc. Voici donc trois termes simplificateurs pour nommer les trois principes devant guider l'tablissement du corpus : le facteur d'errance : parmi tous les voyages "imaginaires", seuls sont retenir les voyages en mer qui racontent une errance dont la dure est primordiale et constitutive du rcit le facteur d'a-politisme5 : ce qui compte tout au long de ces navigations, c'est moins l'observation d'autres communauts humaines (leurs lois, leur organisation) que la reprsentation d'une Altrit ou l'tat motif que connat le hros le facteur de manquements logico-imaginatifs : cette dernire dlimitation est la plus difficile cerner, elle souligne la difficult o se trouve engag ce genre de littrature, de n'avoir qu'un minimum de points de rfrence, de devoir se contenter d'un doute constant, ou d'une mise en oubli du monde apparent.

-

Cette attitude loigne ces navigations des systmes rationnels et imaginaires dont elles utilisent moyennement les possibilits, mfiantes l'gard des mcanismes du rve, de la rverie ou de la raison. Cette affirmation peut paratre gratuite pour le moment : nous la tirons des paradoxes prcdents o l'oeuvre est ressentie comme un modle inachev, complter par des suites, des imitations, des considrations philosophiques et autres. Il ne s'agit pas pour ces textes d"'inventer", de surcharger la ralit d'un nouveau poids de formes tranges ; il ne s'agit pas non plus d'laborer une reprsentation exacte du monde que la raison pourrait exprimenter, mais il y a lieu de penser que certaines insuffisances logiques, certaines retenues imaginatives, visent une autre approche du monde. C'est pourquoi le terme d"'imaginaire" ne convient qu'en partie. Il y aura lieu d'en proposer un autre ds que nous aurons dit quelles oeuvres correspondent aux trois dlimitations prcdentes : ncessit d'une errance maritime vers l'ultime ; l'a-politisme ou non-rflection des socits humaines ; incohrences momentanes significatives de passages ou incompltudes rationnelles et imaginaires.

5

Nous choisissons ce mot en raison de son tymologie ("polis" signifie ville, cit ; le "a" privatif vaut une ngation), et nous l'crivons "a-politisme" pour le diffrencier de l'apolitisme au sens troit et actuel du terme. -7-

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

3) Des navigations antiques Prenons au dpart de notre tradition ce passage de la Bible o No embarqu sur son arche n'a plus de direction tenir, puisque tout est englouti (principe d'errance), n'aborde en aucun port et s'loigne tout jamais de toute cit (principe d'a-politisme), nglige de nous dcrire la prodigieuse turbulence des eaux du dluge, les penses qui l'assaillent, la capture des espces animales et tout particulirement celle des poissons dont on ne sait si elle fut ncessaire (principe de manquement logique et imaginatif). Le texte biblique ouvre le chemin , parce qu'il rsonne travers toute la Bible, repris sous d'autres formes, rduit une symbolique ou un point de dpart essentiel. Qu'il suffise de rappeler brivement dans ce contexte l'pisode de Mose, enfant abandonn dans une nacelle aux flots du Nil, et traversant la Mer Rouge pour errer en plein dsert, ce qui illustre bien nos trois principes ou l'pisode de Jonas jet en mer (alors qu'il fuyait l'invite de Dieu), aval par une baleine, et finissant par accepter sa mission auprs des hommes : l'absence de direction s'observe lorsqu'il demeure dans le ventre de la baleine, comme l'insuffisance rationnelle et imaginative (donnons en contraste lHistoire Vritable de Lucien, o le hros aval par une baleine, dcouvre l'intrieur forts, peuples, tout un microcosme, ce qui dnote d'une surenchre imaginaire suprieure au rcit de Jonas). Jonas prfre le monde des hommes, et fuit l'appel de Dieu, ce qui correspond notre principe d"'apolitisme" d'abord refus par le hros qui doit ensuite obir sans discussion l'ordre divin de rappeler aux hommes la prsence d'un Au-del. Signalons ce propos que Jonas signifie en hbreu "colombe", ce qui bien sr, nous renvoie directement la colombe lche par No la fin de son priple, dans l'ide de retrouver une terre ferme o reconstituer le monde humain. C'est pourquoi rien nempche de considrer ces trois rcits bibliques comme des navigations, mme si leur tendue n'est pas excessive, en raison toutefois de leur importance l'intrieur de la Bible toute entire. La "navigation de No" a t souvent rapproche des diffrentes versions msopotamiennes antrieures du dluge dont le hros est Gilgamesh, au point que l'pisode de la Bible passe pour tre un remaniement de ces anciennes popes. Ainsi, Gilgamesh s'aventure sur mer pour rencontrer Um-Napishti, aux travers des eaux de la mort, parce que ce dernier a obtenu des Dieux l'immortalit, aprs avoir t sauv d'un dluge gnral. Le voyage de Gilgamesh est une progression vers le moment espr o un homme devenu immortel saura lui dire le secret de la vie ternelle, ce qu'il n'obtient qu'en s'loignant des villes o il rgne (principe d'apolitisme) ; mais par le rcit qu'Um-Napishti fait de sa propre navigation, lors du dluge, l'on retrouve l'errance et le manquement logico-imaginatif (absence d'explication, par exemple, des raisons de ce dluge puisque les Dieux ne peuvent se mettre d'accord). Certes les deux rcits sont d'poque diffrente, et n'ont t associs que plus tard : tout d'abord Gilgamesh revenait de son voyage, sans connatre le rcit d'Um-Napishti sur le dluge ; dans les versions plus tardives, Um-Napishti rvlait que Gilgamesh descendait par filiation directe de luimme , et racontait sa propre exprience lors du dluge6 . Ainsi la juxtaposition de ces deux navigations s'enchanant, mrite attention parce qu'elles se compltent tonnamment (l'une correspond une volont humaine, l'autre une injonction divine). En elles deux, se retrouvent les trois principes-clefs (errance, apolitisme, incompltude). Ce qui a t uni dans la tradition biblique par le personnage de No, demeure dans les textes msopotamiens, d'un dveloppement plus grand et d'une bipolarit capitale. D'autres textes clbres appartenant d'antiques civilisations et trop connus pour tre dcrits longuement viennent en mmoire : l'Odysse, l'Enide, les Argonautiques, des passages du Livre des Morts des Egyptiens. Seuls quelques passages d'errance en mer peuvent correspondre aux trois principes. Dans l'Odysse se trouvent deux voyages antithtiques : le premier, celui de Tlmaque parti la recherche de son pre, prsente ici peu d'intrt, l'autre, celui d'Ulysse, reprsente bien l'errance vers les extrmits du monde, l'loignement l'gard du monde des humains (dont la complexit est symbolise par Troie), un draisonnement menaant (Athna, desse de la Raison, intervient pour activer un retour impossible) au profit d'un imaginaire envahissant (en ce sens, le troisime principe n'est pas absolument

6

cf. G. CONTENAU - L'Epope de Gilgamesh, pome babylonien p 300 et Le Dluge babylonienp 61-112 -8-

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

respect d'insuffisance logico-imaginative), mais somme toute conventionnel si l'on en croit G. Germain7 dont la thse sur les origines asiatiques de l'Odysse montre bien tout l'aspect rituel (et non imaginaire) du texte, toute une codification fort commune l'poque et nullement extravagante qui dtruit lide d'un rcit purement inventif. Considrons une des imitations de l'Odysse : les Argonautiques d'Apollonios de Rhodes (auteur de l'poque hellnistique). La lgende de la nef Arg avait donn lieu une pope antrieure l'Odysse qui fut perdue ; Apollonios de Rhodes la rcrivit dans un langage proprement homrique, ce qui est dj fort curieux tant donn que prs de six sicles (Homre : X ou VIIIe sicle avant Jsus-Christ; Apollonios de Rhodes : IIe sicle avant Jsus-Christ) sparent ces auteurs et que la langue grecque du Ve sicle avant Jsus-Christ diffrait dj de son origine "archaque". Mais outre cette imitation stylistique, les quatre chants des Argonautiques exposent deux voyages (l'un d'aller, l'autre de retour) opposs, ce qui reproduit cette constante prcdemment releve dans ces navigations d'une double configuration (d'un ct l'entreprise humaine, de l'autre l'intervention divine). Ainsi, Jason, hros argonaute aid des Dieux, s'en va sans trop d'embches conqurir la Toison d'Or (premier voyage), mais poursuivi son retour alors qu'il a enlev la fille d'un roi (Mde la magicienne), il commet lchement un meurtre, commenant par l une errance de retour des plus typiques de notre corpus de textes. Une gographie douteuse, imaginaire succde aux rves symboliques (ses exploits ncessaires la conqute de la Toison d'Or font penser une initiation) ; une suite d'vnements sans progression cohrente apparat alors. F. Vian, dans son introduction constate : " l'aller, l'initiative appartenait aux Argonautes : ils progressaient d'escale en escale vers la Colchide, triomphant des obstacles les uns aprs les autres, soit par eux-mmes, soit grce aux Dieux. Le retour, au contraire, n'est que fuite et errances: fuite improvise devant la flotte d'Apsyrtos, errances la recherche de la demeure de Circ, puis travers une Libye inconnue. L'homme n'est plus que le jouet des vnements et du ciel"8 . Il ajoute : "le calendrier du retour est plus vague que celui de l'aller "9 , tandis que le hros se trouve affront plusieurs preuves consistant en une perte d'orientation (par exemple les Planctes ces "les errantes" comme leur nom l'indique). Les trois principes sont facilement reconnaissables. Il semblerait mme que le sujet a chapp l'auteur, que la navigation s'est dveloppe contre lui en un difficile retour qui dbordait des concepts initiaux. Homre matrisait mieux le priple de son hros. Ulysse subissait une perte progressive, malgr ses efforts, de ses moyens techniques pour revenir chez lui : une dernire tempte dtruit mme son radeau (Homre raconte donc cette lente dgradation ou puration) ; or Jason possde gloire et amour, (acquisition de la Toison d'Or ; amour de Mde), navire indestructible et compagnons en vie, mais son retour est un voyage qui a perdu tout sens, tout but atteindre, est devenu une fuite et une tromperie (Apollonios de Rhodes dcrit ce vide psychologique, ce dprissement intrieur, un monde livr la gratuit et au non-sens). A considrer ce que suggre le principe d'errance, on note un monde rendu l'indistinction informelle dans la navigation de No, un monde victime d'un caprice des Dieux dans le rcit d'Um-Napishti, un monde opaque et illusoire, vritable labyrinthe de formes traverser dans l'Odysse et dans les Argonautiques. Une autre navigation appartenant au monde romain se situe dans la ligne homrique : l'Enide de Virgile. Les six premiers chants sont traditionnellement appels "l'errance d'Ene", vu que le hros parti des rives de Troie, tente plusieurs reprises de fonder une nouvelle ville, et doit chaque fois l'abandonner pour nouveau courir la mer. La composition mme de l'Enide est l'inverse de la chronologie d'Homre (racontant d'abord la chute de Troie, et ensuite le retour malheureux d'Ulysse), car elle commence par l'errance en mer et s'achve sur les combats d'installation dans le Latium. Seule la premire partie est donc retenir. De mme, il y a lieu d'liminer deux pisodes fameux qui replacent Ene dans un contexte social et humain impropre aux principes retenus, savoir les amours de Didon et d'Ene, et la Descente aux Enfers d'Ene. Ce dernier pisode

7 8 9

G. GERMAIN, Gense de l'Odysse, p 11-150. Les Belles Lettres -Tome III - p 5 Ibid. p 7. -9-

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

o le hros ctoie l'au-del, ne saurait intervenir ici puisque, loin de nous placer dans une perspective d'loignement, il nous est cont la destine future de Rome. Aprs un temps prcisment d'errance, Virgile impose son hros une visite du monde infernal juste avant qu'il ne "s'enracine" dans le Latium, ne s'engage dans une ralit conflictuelle difficile, comme s'il y avait eu "sortie du monde" et qu'il faille y revenir par un passage aussi prouvant qu'une naissance. La premire partie de l'Enide est capitale pour la formation d'une conscience nouvelle (qui se fait par le biais du hros, mais s'tend tous) qui ncessite avant tout, comme autant d'tapes, une progressive sparation des anciennes formes conceptuelles, rendue possible grce l'errance en mer, et l'loignement de toute cit. Quant au troisime principe de manquement logico-imaginatif, il s'exprime en partie dans le doute d'un ordre naturel, compos par les Dieux, dans l'effacement du hros ( peine silhouett, et trop "moral" pour tre vivant), dans ces perptuels retours en arrire, dans une gographie peu imaginaire, traits qui sont particulirement vidents dans ces pisodes maritimes (plus tard, pour Ene, la volont divine s'claire, son caractre s'affirme, et l'oubli de Troie se fait). Enfin, comme les prcdentes navigations, il est possible de relever deux voyages antithtiques en soi : le premier o le hros se perd et n'entrevoit point d'issue des malheurs, s'oppose la "scurit" de sa descente aux Enfers (o il est conduit et ne subit aucun outrage). Le problme soulev par l'Enide d'une adquation partielle de l'oeuvre aux trois principes, se manifeste d'une autre manire lorsque nous interrogeons la littrature sacre de l'Egypte ancienne. En effet, il parat ncessaire de concilier plusieurs textes. L'Egypte a vcu et illustr le concept de navigation imaginative, avec une prolifration tonnante : la barque du Soleil navigue le jour dans le ciel et traverse la nuit le monde des morts ; Isis rassemble au cours d'un priple, les membres pars de son poux et frre Osiris, afin de le ressusciter ; l'me du mort s'embarque vers l'au-del et poursuit sa route grce une connaissance et une pratique de prires qui l'aident surmonter les dangers rencontrs dans les tombes, outre le matriel funraire, il est courant d'y adjoindre la barque ncessaire au voyage de l'me du mort ; enfin, dans un conte, que la traduction franaise nous livre sous le nom du Naufrag de lle10 datant de la XIIme dynastie (2000 1800 avant Jsus Christ), le hros, aprs une tempte, choue sur une le couverte d'une riche vgtation (fruits merveilleux), o il rencontre un serpent gigantesque qui lui promet retour, richesse et surtout de redevenir jeune. Ce dernier texte, dont la qualit littraire l'loigne des simples rcits folkloriques, se rapproche de nos navigations en ce sens qu'une tempte rduit le pouvoir de dcision du hros (principe d'errance), que sa solitude (au dpart le navire comportait 150 hommes d'lite) le dtourne et l'isole du monde humain (principe d'a-politisme), que la disparition finale de l'le annonce par le serpent laisse le lecteur sur une pnible impression d'incompltude ( quoi rime sa soudaine apparition ? que nous signifie-t-elle ?). Une telle navigation rsume l'aventure selon un schma trs pur. C'est pourquoi il serait peut-tre ncessaire d'y greffer ces prires tires du Livre des Morts des Anciens Egyptiens o le rapport entre l'homme et telle face cache de la cration est dcrit, et peut par l-mme complter le conte du Naufrag. Comme la premire partie de l'Enide, qui se clt sur une "renaissance", le Naufrag gyptien obtient une nouvelle jeunesse ; ce retour une force vive capable d'un recommencement rappelle la qute malheureuse de Gilgamesh qui perdait dans une source la fleur de l'ternelle jeunesse au profit du serpent. Les dons accords dans l'Autre Monde ne sont pas tous identiques : ni No, ni Ulysse , ni Um-Napishti ne sont dans la mme situation face l'immortalit (No n'a droit qu' une longvit de vie remarquable ; Ulysse la refuse ; UmNapishti la possde sous forme d'exil et sans accder au statut de dieu). 4) Le Moyen Age irlandais: Cette question de la structure et du contenu du temps trouve sa meilleure expression dans les rcits de tradition celtique que le Moyen Age irlandais nous a laisss et a diffuss l'Europe entire. Si l'on a pu parler10

Textes sacrs de lAncienne Egypte, Nrf, 1987, p. 153-158 - 10 -

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

de "miracle grec", il serait bon de voir dans la prodigieuse activit intellectuelle que l'Irlande connut du VIe au IXe sicle (aprs Jsus-Christ) non seulement l'essor d'une civilisation, mais surtout des traits de gnie particuliers dont la porte est universelle. Dans le Livre des Conqutes (XIIe sicle)11 qui narre sur le mode mythique les diffrentes conqutes de l'Irlande, il est remarquable que chaque nouvel arrivant accde, cette terre promise qu'est la "Verte Erin", aprs une errance en mer dbutant en un lointain Orient (gyptien, grec ou scythique). Chaque fondation (il y en aura cinq) s'effectue aprs un temps en mer dont le Livre des Conqutes garde le souvenir sans en faire le rcit. Mais symptomatiquement nous pouvons esprer remplacer ces pisodes manquants ou tout au moins leur schma, par les nombreuses navigations ou "Imrama", autres textes mdivaux lgendaires, en particulier cette Navigation de Saint Brendan qui, d'origine irlandaise, eut un prodigieux succs, et la Navigation de Bran d'essence plus paenne et d'une grande qualit potique. Ces textes optent d'emble pour un autre monde rgi selon ses lois, cohrent en soi, loin de l'ambivalence rsultant du conflit entre la raison et l'imagination, entre le possible et le souhaitable. Cet "autre monde" n'est pas meilleur que le ntre, ni l'inverse idyllique ni une projection dforme, mais il se prsente la conscience. La navigation serait ce lien ou "continuum" ncessaire des fragments isols, qu'elle rassemble selon un idalisme et une confiance dans l'issue du voyage souvent nots par les celtisants 12 . Les priples irlandais en mer vers l'ultime connaissent une tendresse et une srnit typiques, un sens du bonheur accessible, une esprance profonde qui, jusqu' prsent, chappaient nos navigations. Il n'est pas temps ici de distinguer ce qui appartient en propre au fond celtique et ce qui revient au christianisme. Bien des critiques l'ont tent, car il n'est pas sr que l'un ait pu, en fait, s'exprimer sans l'autre. Cinq navigations , savoir le Voyage de Mal-Duin, la Navigation de Saint Brendan, la Navigation de Bran, le Voyage des Hui Corra, le Voyage de Snegdus et de Riagla, sont retenir. Ainsi, la Navigation de Saint Brendan et l'Imram Mal-Duin ont t rapproches et compares (la premire chrtienne,la seconde paenne) pour donner l'un de ces deux textes une antriorit qui quivaudrait une qualit suprieure (jugement contestable d'un point de vue littraire car l'anciennet n'est pas en soi un gage de valeur). Saint Brendan opre en plein sacr ; Mal-Duin vise la varit, l'tonnement, au roman (le hros cherche le meurtrier de son pre). Les deux textes sont de facture diffrente : d'un ct, qute religieuse ; de l'autre, aventures. Et il n'y a pas lieu de se demander si le premier christianise le second, ou si le second lacise le premier. On pourrait s'interroger de mme sur les rapports possibles entre ces cinq textes, rechercher le modle premier qui influence les autres, mais la question est inutile dans le contexte qui nous proccupe et nous prfrons poser que leur originalit singulire et suffisante pour chacun d'entre eux ncessite un autre commentaire. Une autre sparation engendre par la critique, consiste diffrencier deux genres irlandais : "l'echtra" caractris par une invite des Dieux auprs d'un hros appel visiter l'autre monde ; l'"imram" o le hros s'aventure de son propre chef en mer et drive vers l'au-del contre son gr. D'autres critres interviennent (but, motivation), rendant parfois incertaine la situation d'un texte pouvant trs bien tre tenu pour "echtra" ou pour "imram" (exemple : la Navigation de Bran). La distinction se fera grce aux trois principes qui limineront tout texte sans errance. Il importera peu alors de savoir quel genre prcde l'autre, ou dans quelle catgorie mettre tel texte, mais uniquement de dgager comment ces oeuvres irlandaises rpondent aux caractristiques des navigations imaginaires. Voici les deux textes les plus courts qui envisagent la navigation sous forme d'un plerinage. Le premier, le Voyage des Hui Corra, narre comment des parents dpourvus d'enfant s'en remettent au Diable pour en obtenir ; le pacte conclu, naissent trois fils (l'un en soire, l'autre minuit, le dernier au matin) qui, une fois grands, s'en prennent toute manifestation de vie chrtienne, tuant prtres, dtruisant glises et couvents, afin11 12

Ch. GUYONVARC'H, Textes Mythologiques irlandais - p 4-23

Voir par exemple : Ch. FOULON, Les Voyages merveilleux dans les romans bretons - p 63-92. E. RENAN, La posie des races celtiques in Essai de Morale et Critique - p 375-456 - 11 -

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

de satisfaire leur Seigneur Infernal, jusqu'au jour o ils affrontent leur propre grand-pre maternel qui est aussi un prtre. L'an, au cours d'un rve nocturne, a la vision de l'Enfer et du Ciel, ce qui provoque leur conversion chrtienne et leur volont de s'amender en restaurant tout ce qu'ils ont dtruit. Puis, aprs avoir excut leur temps de rparation, en contemplant le soleil sur le point de se coucher, ils nourrissent l'envie, dans leur merveillement de connatre les rgions o il se couche, de construire un coracle apte les mener en mer. Lorsqu'ils s'embarquent avec six autres compagnons, l'histoire de leur navigation commence peine et n'occupe que la moiti de l'ensemble, preuve de son caractre anecdotique et reproduisant, en le dveloppant, le spectacle de la vision cleste et infernale. Aprs quarante jours de drive vers l'Ouest, confiant leur chance la seule volont de Dieu (principe d'errance), ils dcouvrent l'le de la Tristesse, l'le de la Joie (o chaque fois un des membres du groupe dbarque, et par mimtisme se rjouit ou s'afflige, mais ne peut revenir, sans que l'on en sache les raisons, principe d'incompltude logique), des les aux formes tranges (l'une est monte sur pidestal ou semblable une colonne ; l'autre est entoure d'une palissade d'airain), mais surtout se montrent eux, en plusieurs scnes parses, les peines qui attendent les damns et les joies des bienheureux, selon une alternance assez rgulire qui permet d'opposer avec insistance deux types de tableaux. Les Hui Corra, en vain, esprent une rsurrection qui leur est refuse d'le en le, jusqu' recevoir l'ordre de rentrer afin d'aider propager la foi chrtienne par le rcit de leurs aventures. Ainsi, se clt cette navigation qui illustre moyennement les deux autres principes d'a-politisme et d'incompltude logico-imaginative, puisque la description des peines infernales ne manque pas d'utiliser l'imaginaire (de mme, l'Odysse n'tait pas exempte de ce mme dchanement imaginatif, contraire la retenue des autres navigations o l'imaginaire "s'effondre" en force suggestive, par abandon descriptif), et de nous renvoyer aux malheurs de l'existence humaine gouverne par tentations et vices (mais l'Enide face notre principe d'a-politisme, ne semblait pas non plus radicale dans ces choix, et s'ouvrait elle aussi sur une eschatologie, comme c'est le cas dans le Voyage des Hui Corra). En fait, cette navigation irlandaise, comme la suivante, s'apparente mieux l'autre type de voyage en mer que nous retrouvons dans ces rcits imaginaires, savoir le voyage hroque volontaire o il y a moins d'errance relle que des difficults engendres par une qute (retards et renvois se multiplient dans l'aventure des Hui Corra, sans engagement profond de leur part). Ici, l'absence d'tats motifs donne une image sereine et acheve de la Cration (en dpit des horreurs vues puisque les hros ne font que les ctoyer sans intervenir), que l'on retrouve surtout dans la navigation lie une volont humaine. Le monde est complet, organis, prvisible (tout tant sa place), reprsentation dtruite par l'autre faon de naviguer laissant trop de traces d'nigmes et d'incertitudes (cole du doute et de l'hypothse) et rompant toute continuit spatiale et temporelle. Le voyage de Snedgus et de Mac Riagla dbute ainsi : la suite du meurtre d'un roi, l'autorit abusive13 , les habitants d'une contre qui se sont rendus coupables de ce forfait, paraissent condamns par saint Colum Cille (ou Colomban d'Iona) tre livrs l'Ocan ; ils doivent, en effet, s'embarquer et tre entrans par les courants loin des ctes ; Snedgus et Mac Riagla envoys de Colum Cille, assistent au dpart de ces plerins forcs, mais ne peuvent se rsoudre rentrer directement Iona o les attend Colum Cille, avant d'avoir eux-mmes tent un voyage en mer de leur propre chef. L'exemple des condamns est assez fort pour les dcider partir. Leur navigation commence alors, occupant environ les deux tiers de l'oeuvre en tout. Le texte signale l'abandon du coracle aux courants et aux volonts de Dieu (l'errance y est donc suggre) si bien que peut alors se drouler une srie de merveilles (oiseaux dous de paroles et prophtisant ; hommes ayant des ttes de chien, de cochon) dont la plus curieuse est bien l'arrive sur une le o l'on retrouve les criminels du dbut absous et vivant proximit d'Elie et d'Enoch, ces deux sages de l'Ancien Testament monts aux cieux sans avoir connu la mort. Enfin, l'histoire se termine par la rencontre d'un roi excellent, dont la demeure ressemble une immense glise, qui leur prophtise la venue en Irlande d'envahisseurs puisque les Irlandais ont oubli la Parole de

13

Le thme de "l'oppression" est centrale aux rcits mythologiques irlandais. Des tres de l'Autre Monde - les Fomoire - en sont souvent responsables. Il s'ensuit une rvolte souvent accompagne d'un exil en mer et en terre trangre pour les rvolts (revenant aprs des annes en Irlande). Ici, ce thme se combine avec celui du "rachat" chrtien et d'un "appel" vers l'aventure. - 12 -

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

Dieu. Il ne leur reste qu' rentrer pour annoncer leurs compatriotes ce triste avenir. L'loignement des cits humaines n'est pas assez grand dans cette navigation pour entrer dans la catgorie d'a-politisme souhaite, mme si les visions de l'au-del qu'obtiennent Snedgus et Mac Riagla n'ont pas le ct moralisateur des peines infernales et des dlices clestes prsents dans le Voyage des Hui Corra. Les scnes se succdent de manire rappeler l'Irlande (rencontre d'un hros galique abandonn sur une le, don d'un ventail pour Colum Cille, etc.) et le fait de se confier Dieu rduit l'errance un excellent pilotage sans risque majeur. Mme soin du rcit combler le manque logico-imaginatif produit par la dcision d'envoyer en mer de pauvres condamns ayant eu le malheur de se rvolter contre un mauvais roi : le fait de les retrouver sur une le, exaucs et repentis, donne un sens l'oeuvre et l'empche de rester incertaine et surprenante, d'avoir ces discontinuits qu'il nous importe de reconnatre. Bien que l'oeuvre soit de caractre religieux, elle n'a pas ce souffle et cette inspiration dont nous avons la trace dans les navigations rpondant nos trois principes. La Navigation de Snedgus et de Mac Riagla, comme celle des Hui Corra, appartient l'un des versants des priples imaginaires : il n'est pas rejeter puisque, comme nous l'avons constat, il accompagne, avec quelque maladresse, l'autre versant de faon sans doute le faire valoir ou l'quilibrer. La Navigation de Mal-Duin, rcit plus toff tant par ses anecdotes que par l'expression donne aux sentiments, n'en est pas moins dlicate cerner en fonction de nos trois principes, parce que l'lment romanesque prime et nuit l'laboration du mythe. Le hros Mal-Duin est lev par une reine qu'il croit tre sa mre jusqu'au jour o, pour le blesser, il lui est dit que sa vraie mre est une nonne (qui fut viole par un guerrier, son pre, lequel mourut son tour sous les coups des pirates). Rien ne peut mieux rapprocher la situation de Mal-Duin de celle si classique d'un Oedipe (n aussi d'une liaison interdite), ou de Tlmaque (parti la recherche d'un pre disparu et voyant sa mre courtise honteusement), situation qui oblige ces hros partir, trouver une justification leur existence, ou rcuprer richesse ou pouvoir (lments fondamentaux de tout roman). Mal-Duin entreprend donc de partir venger la mort de son pre afin de bien assumer sa filiation. Commence alors son voyage o les phnomnes naturels sont agrandis et modifis parmi toutes ces les tranges que le hros visite. Un critique14 a mme pu prtendre avec assez de justesse, que les dlices paradisiaques situs en un seul endroit sont dans le Voyage de Mal-Duin rpartis entre plusieurs les en autant d'aspects merveilleux (fruits, couleurs, fontaines, pierres prcieuses, femmes splendides). Pour d'autres 15 , ces tapes sont considrer comme un processus psychique (semblable au Livre des Morts tibtain) o il est enseign l'initi, ce qu'il rencontrera une fois mort et comment guider son me selon les prils et les merveilles, puisque "les diffrentes les sont divises en principes abstraits, telles l'le de la Joie ou de la Tristesse, en formes gomtriques, en lments ou en catgorie de personnes"16 . Il ressort de ces dernires remarques que le principe d'incompltude logico-imaginatif n!est pas correctement illustr. Le charme prouv la lecture laisse moins d'incertitudes que le plaisir de suivre des rveries. Certes, lors de l'embarquement, les trois frres de lait de Mal-Duin s'taient joints en plus au voyage, dclenchant une fatalit sur tout le groupe (condamn une fausse errance puisqu'elle est le prtexte conter les prodiges vus sur l'Ocan) et sur eux-mmes : ils ne pourront revenir en Irlande mais demeureront sur les les qui correspondent leur destin (l'un sera attaqu par un chat et rduit en cendre ; le deuxime restera sur l'le des pleureurs ; le dernier sur l'le des rieurs). Leur perte provoque une inquitude ou une interrogation, vu que rien ne nous permet de savoir ce qui leur vaut un tel destin. Mais il s'agit peut-tre aussi d'emprunts la Navigation de Saint Brendan, de faon dramatiser le voyage et conduire Mal-Duin au repentir et pardonner ses ennemis, meurtriers de son pre (ce qu'il fait14 15 16

A. NUTT, Essay upon the Irish vision of the happy otherworld - p 72 et sq A. et B. REES, Celtic Heritage - p 315-325

F. SIEGENTHALER, Rcits mythiques et symbolismes de la navigation (en collaboration avec R. CHRISTINGER et P. SOLIER) - p 53 - 13 -

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

en dernier ressort). Si deux de nos principes (errance, incompltude logico-imaginative) sont mdiocrement reprsents, le troisime l'est nettement mieux, en raison de cette obligation pour le hros de voir porte de main les meurtriers de son pre se vanter dans leur ivresse de leur meurtre, et d'tre dans l'incapacit de les atteindre puisque les vents le poussent au large, loin de l'le o se tiennent ces coupables impunis. Plus rien ne rappelera le monde quotidien des hommes au cours du voyage, si ce n'est l'pisode o Mal-Duin et ses compagnons sont retenus par des femmes et ne peuvent s'en aller qu'en rompant le cble qui s'attache la main d'un des leurs pour les tirer au port, selon un pouvoir magique. L, en effet, l'envie de rentrer chez eux est manifestement exprime, montrant donc que la Navigation de Mal-Duin ne voit dans ces merveilles de l'audel qu'un reflet monotone de la ralit, dont la saveur est suprieure17 . Dans l'Odysse ou l'Enide, les errances en des lieux imaginaires, conus toutefois comme vritables et rels ( la diffrence du rcit de MalDuin o le hros n'est pas engag dans ces visions, mais les voit en spectateur) amenaient une souffrance gale au moins aux misres du monde rel. Le souci du divertissement et de l'merveillement gne quelque peu laffirmation dun rel a-politisme qui saccompagne toujours pour le hros dune vraie souffrance. Laccs un monde idal parat bien tre l'originalit de ces textes irlandais . Les oeuvres prcdentes n'taient point marques par cette confiance en la possibilit d'accder un lieu idyllique et en l'existence d'un tel lieu pour les hommes. Accessible par accident ou surprenant le hros, un tel lieu est, dans la culture irlandaise, rendu accessible des humains encore en vie et pos comme rel. Une nette impression d'optimisme s'en dgage. Le hros navigateur irlandais effectue un voyage vers des lieux qui sont proximit du monde des morts, mais qui ne sont pas lieux du royaume des Morts. L'apport du christianisme a, d'ailleurs, dvelopp ce royaume et l'a subdivis en quatre parties, si l'on adopte la lecture faite par certains critiques 18 des echtrai et des imrama irlandais : l'Olympe ou l'Elyse celtique ou Ciel est le premier endroit ; puis viennent l'Enfer, le Monde de la Joie, le Monde de la Douleur. Le fait que le Ciel et l'Enfer se distinguent du Monde de la Joie et du Monde de la Douleur, permet certainement de considrer ces deux derniers mondes comme proches du ntre et accessibles peut-tre pour un vivant sans que soient dvoils les mystres de la Justice Divine concernant la mort. Cette sparation est aussi une ouverture l'intrieur d'un systme dualiste (Ciel/Enfer) tandis que ces les de l'au-del ont la mme position que le monde quotidien, puisqu'elles sont entre Ciel et Enfer de la mme manire. Autant dire alors que l'au-del appartient aux hommes comme une extension de leur activit et une suite normale de la ralit. Cela explique aussi qu'il devienne vite aussi un lieu lac d'o le sacr s'absente au profit de merveilles, de richesses, de femmes et de serviteurs qui peuvent tre un reflet pur et simple de nos dsirs en rapport inverse aux efforts et manques de la vie courante. Une telle dgradation s'observe certains endroits des navigations irlandaises (surtout celle de Mal-Duin), mais il en reste deux autres qui, par leur pouvoir d'vocation, conservent soigneusement cette vertu d'engendrer le mythe, et non de distraire les hommes de leur misrable existence ou de les diriger par persuasion morale. La Navigation de Bran dveloppe une aventure en mer, alors que, dans les autres voyages vers l'au-del ou "echtrai", le hros atteint directement le palais de verre (o l'attend la femme fe) dont l'emplacement correspond une le ou l'intrieur d'une colline. Il n'empche que la navigation en soi, tient une place rduite dans l'oeuvre (environ un tiers), ce qui explique que l'on ait pu hsiter entre "imrama" ou "echtrai" lorsqu'il fut question de classer le rcit de Bran. Tout commence, avant mme qu'il y ait embarquement, par un loignement et un dsintrt du monde immdiat qui saisissent Bran aprs qu'il a cout le chant d'une femme venue de l'Autre Monde, pour lui en vanter les beauts et l'attrait. Bran a compris que ce chant s'adressait lui et qu'il tait l'lu de cette femme17

On retrouvera cette mme constatation dans le pome de Yeats intitul The Wanderings of Oisin -

18 & 918

H. ZIMMER,"Keltische Beitrage II ; Brendans Meerfahrt in Zeitschrift fr Deutsches Alterthum33 - p 129-220 ; 257-290, 1889. L. MARILLIER, Comptes rendus du livre de K. MEYER et A. NUTT sur le Voyage de Bran, Revue de l'Histoire des Religions, 1896 -p 101-142. - 14 -

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

entre dans le palais de son roi sans que personne ne l'ait vue pntrer par une ouverture. Son chant clbre une le lointaine appele "Terre de Bont" ou "Trs calme Terre" ou "Terre des femmes"19 , au milieu d'un Ocan devenu prairie o courent les chars, le soutenue par des pieds de bronze blanc, o il fait bon vivre l'abri de toute maladie. La description qui en est faite, multiplie les pithtes de couleur (une brume entoure l'le de son voile charmeur) et indique le bonheur qui rgne en ce lieu. Mais outre l'appel lanc Bran de rejoindre cette terre, quelques vers, jugs postrieurs et interpols annoncent la venue du Christ qui apportera aux hommes les mmes joies que celles rserves pour l'heure aux habitants de la Terre de Bont. Bran parti avec trois neuvaines d'hommes rencontre , sans avoir abord dle, Manannan, sur un char, ancien Dieu de l'Autre Monde devenu hros, qui en sens inverse de Bran, va en Irlande afin d'avoir d'une femme un fils dont les exploits seront grands. La navigation est interrompue par les strophes chantes au cours de cette rencontre apparemment fortuite et dont le seul intrt rside dans la diffrence d'apprciation du monde qui entoure Bran et Manannan : pour ce dernier, l'Ocan est une prairie fleurie o tout est lumineux et immortel, et la barque de Bran navigue "sur le sommet des arbres"20 . Manannan, enfin, annonce son tour la venue du Christ pour renouveler le monde perverti par la chute, laquelle parat avoir pargn les les de l'audel. Ces vers sont de facture chrtienne et s'imbriquent curieusement dans le texte puisqu'ils sont entre la description des les merveilleuses et la ncessit pour Manannan d'aller en Irlande en vue d'avoir un fils, dont on ne sait s'il prfigure le Christ ou s'il annonce la fin des croyances en la rincarnation (cet enfant ne doit-il pas prendre l'aspect d'un cerf, d'un chien, d'un saumon ?). A moins de retrancher ce passage d'inspiration chrtienne, le respect de l'oeuvre impose de reconnatre ce manque de logique caractristique de certaines navigations, cette capacit de concilier le contradictoire ou d'associer les lments sans chercher les dtruire. La juxtaposition brise l'ordre et laisse en vidence une incompltude qu'il faut prserver (puisqu'un auteur a conu cette trange union de strophes non disparates, mais orientes vers plusieurs manifestations du divin). Certes, le principe de manquement logico-imaginatif ne s'illustre pas sur ces deux plans : seule la logique est mise mal tandis que l'imagination nourrit des descriptions assez fantasques et littraires. Lorsque Bran continue sa route, il arrive prs de l'le de la Joie o tous les habitants sont pris d'un rire continu, oublieux de tout souci. Un des compagnons de Bran, descendu sur l'le, ne peut plus revenir, mais demeure rire sur place. Dans les autres imrama, d'autres personnes se perdaient dans l'au-del ; ici, la frayeur est absente et aucune tristesse ne nat au d part de ce compagnon, comme si la Navigation de Bran visait une galit d'humeur qui ignore tout pisode dramatique romanesque. Enfin, Bran arrive sur l'le des Femmes o une reine l'attire au moyen d'une pelote de fil qui se colle la paume du hros. On ne note donc aucune errance relle dans cette aventure pour l'heure, si la dernire anecdote ne modifiait ce jugement de fond en comble : un des compagnons de Bran, pris de nostalgie de sa terre natale, convainc l'expdition de revenir en Irlande ; la femme-fe les prvient de ne pas toucher terre ; Nechtan21 qui dsirait tant revenir passe outre cette recommandation et sitt au sol, tombe en cendres emport par les flots. L'errance a donc bien eu lieu, mais un niveau temporel et non spatial. Le temps a pass sans que Bran ne le sache et lorsqu'il eut racont son aventure aux hommes "il leur dit adieu et on ne sait o il est all partir de ce moment l". L'impression que nous en retirons, est bien que l'errance commence alors spatialement, aprs avoir t subie temporellement. C'est le premier texte qui nous offre une telle disjonction et une telle fin.

19 20 21

Trois fois cinquante les l'entourent. Trad. Ch. GUYONVARC'H, "La navigation de Bran" in Ogam ,IX 29 - p 304-309

Le nom mme de Nechtan renvoie un ancien dieu des Eaux Primordiales, rapprocher tymologiquement du latin Neptune, du sanskrit Apam Napat. cf. G. DUMEZIL, Mythes et Epope III p 21-38 et p 68-69. Ch. Guyonvarc'h rapproche cet ancien dieu dont le puits engloutit les coupables du hros malheureux de la Navigation de Bran, qui cette fois-ci est victime du flot par suite de son rapport mme avec l'eau (Celticum, 15 - p 377-382). - 15 -

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

Ailleurs, dans d'autres navigations, le temps perd de sa substance rgulire et mathmatique, indiffrent aux espaces traverss dont il ne mesure plus les distances d'cart. Devenu expression d'vnements spirituels qui le rythment en dures longues ou brves la manire du vers antique, il servait cependant dlimiter la succession de lieux atteints, de passages difficiles, d'attentes sur des espaces indtermins. La Navigation de Bran, par cette dissociation djoue les codes habituels de description, et fait mieux ressortir l'originalit d'oeuvres qui possdent des tendances similaires. Elle nous amne ce rsultat que le Temps est envisag comme ayant cette mme structure irrgulire que l'espace o ont lieu ces aventures : mmes absences, mmes points de passage, mmes superpositions, mme richesse d'aspects et de substances. Il reste une dernire navigation tudier, crite cette fois-ci en latin et dont la diffusion sera non plus seulement irlandaise mais europenne : la Navigation de Saint Brendan. La date de rdaction varie entre le VIIe et le Xe sicle sans que l'on sache qui en fut l'auteur (il y a de fortes chances qu'il ft Irlandais, en raison de son latin teint de tournures irlandaises) et en quel lieu d'Europe le texte fut crit. Outre de trs nombreuses traductions et adaptations en langues vernaculaires, qui se firent sur ce texte, l'on n'est pas sr qu'il soit premier. Il se peut en effet qu'une Vie du saint l'ait prcd et l'ait fait appartenir au genre si rpandu au Moyen Age que l'on nomme hagiographie, mais l'inverse est aussi vraisemblable, savoir que le succs de la Navigation ait engendr son tour l'envie de rendre le texte plus conforme aux exigences littraires du temps en l'intgrant au cadre habituel des vies des saints. Ces diffrentes questions auxquelles il faudrait ajouter l'tude des sources et des influences qui donneraient l'explication de l'origine de l'oeuvre, ont longtemps passionn les critiques, au point de ngliger quelque peu la valeur en soi du texte. Saint Brendan de Clonfert reoit un jour la visite inattendue d'un autre moine qui lui raconte, comment en mer il a t proximit du paradis terrestre, comment il a pu l'accoster et en fouler le sol. Rien ne peut autant mouvoir Saint Brendan, qui, avec quatorze compagnons et trois moines venus s'embarquer au dernier moment, fait voile vers cette terre promise. Avant d'y accder, les les rencontres seront souvent les mmes d'une anne sur l'autre, tant le voyage d'une dure de sept ans n'hsite pas rpter et redire ces pisodes essentiels. Au lieu d'un droulement incessant d'anecdotes varies, s'impose une monotonie voulue qui va l'encontre de tout fantasme imaginatif. De mme, en ce qui concerne le manquement logique, la Navigation de Saint Brendan, par le biais d'une alternance entr phnomnes possibles et rels, et phnomnes rvs, multiplie les inconsquences, ce qui, pendant longtemps eut pour rsultat un mpris injustifi pour cette oeuvre : ainsi, les trois compagnons supplmentaires sont laisss sur les les sans que l'on puisse dire exactement si une fatalit heureuse ou mrite pse sur eux ; le nombre de quatorze moines se rduit douze en certains moments de partage de nourriture ; la succession des aventures n'est pas construite la manire d'une progression ou selon un sens tudi, etc. Nombre d'exemples abondent pour faire preuve de ce retrait volontaire par rapport aux possibilits de l'imagination ou de la raison. Mme les merveilles vues en mer, ces "Magnalia Dei" comme il est dit, et qui dsignent un norme poisson sur lequel le navire accoste comme s'il s'agissait d'une le, ou cet arbre couvert d'anges-oiseaux dous de la parole, ou cette colonne de cristal semblable un axe du monde et entoure d'un filet qui plonge dans l'Ocan, ne subissent aucune emphase descriptive, aucune envole lyrique qui mettraient en valeur formes, couleurs, matires prcieuses. Saint Brendan dcouvre aussi trs vite que sa navigation ne saurait avoir une direction humaine prcise mais qu'elle n'est qu'une drive infinie accompagne de lassitude, de rptitions, d'interdits qui retardent sans cesse l'chance. Avec constance et confiance, supportant d'tre le jouet d'vnements qui, premire vue, sont inutiles mais en fait le renforcent dans sa conviction de la grandeur divine, il endure faim et soif, moins persuad d'avancer ou de connatre des tapes initiatiques, qu'attentif l'heure o la Grce Divine dcidera de lui rvler la terre de Promission recherche. Jamais le principe d'errance ne fut aussi nettement exprim, puisque l'abandon du gouvernail Dieu n'est pas le prtexte une navigation reposante, bien mene, l'abri des incertitudes et des dangers. Saint Brendan accepte de driver de manire positive, afin de connatre des tats motifs plus forts, ne serait-ce que l'humilit qui place le regard en contrebas (le coracle dans lequel il navigue, est une embarcation en peaux, peu leve par rapport au niveau marin). L'ide d'une errance qui aurait des effets constructifs et serait ncessaire sans que l'on y voie une fuite, un relchement ou une commodit, est trs importante, bien que difficile cerner si nous la situons entre la fatalit et l'insouciance. Le hros peut tre victime impuissante d'un destin qui s'acharne sur lui (en quoi, dans ce cas, son errance est - 16 -

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

valorise ?), mais aussi il peut souhaiter s'en remettre sa bonne toile, par paresse (en quoi, alors, une telle errance serait positive et digne d'tre loue ?). C'est pourquoi, l'errance de Saint Brendan qui ne se fonde ni sur l'un ou l'autre cas, mrite attention : le saint doit obir mais il doit aussi agir, s'inquiter, prier. Curieuse position o l'errance subie est diriger quand mme, comme si une logique des contraires simultans ou concilis tait possible, et dfinie. A un moindre degr, les hros des prcdentes navigations en donnaient l'illustration. Cette notion d'errance n'est pas sans rappeler, de par son caractre ambivalent, le concept indien de "non-acte", cet acte de renoncement et de dtachement qui veut que l'on se libre des avantages produits par les actes, mais dont toute assimilation l'inaction serait fausse. Le hros de l'errance se laisse conduire puisque les consquences d'un acte chappent toujours l'homme, comme s'il renonait la vaine recherche d'une matrise des effets, mais cela ne l'empche nullement d'accomplir son entreprise, de poursuivre son chemin en fonction de rgles de conduite des plus exigeantes. Conciliant avec les accidents qui surviennent, notre navigateur maintient le cap de la pense vers l'ultime, par-del ce qui heurte, traverse ou dtourne sa route. Les les que Saint Brendan visite, sont dsertes ou habites par des moines qui ont chapp au vieillissement et demeurent dans l'attente, tout en tant conscients de cet tat exceptionnel. Le mcanisme du temps est, dans cette oeuvre, d'une vritable complexit puisque Saint Brendan peut rencontrer des tres d'une haute antiquit (Judas, l'ermite, Paul, les anges dchus de la cration) des moines d'une gnration antrieure la sienne (la communaut d'Albe), voir disparatre trois de ses compagnons, et obtenir d'un jeune homme habitant la Terre de Promission une prophtie quant au devenir de la chrtient irlandaise victime d'invasions dvastatrices. D'autres prophties maillent le rcit, tout au long de ces sept annes, afin de confirmer le courage de chacun mais il serait vain de dgager des dures prcises l'intrieur de ce septennat d'errance, comme il ne sera rien dit du temps ncessaire au retour, une fois le but atteint. Ainsi que dans la Navigation de Bran, le temps se dnoue, se brise, libr de son enchanement fatal pour le profit des voyageurs, dlivrant les tres et les ressuscitant comme pour rappeler que chaque homme, quelle que soit son poque, est bien gale distance du regard de Dieu, ou qu'il s'agit de combiner certains efforts spirituels pour retrouver, par permabilit du temps, des expriences analogues et complmentaires. Ni instrument de mesure rgulier, ni dure affective donnant au prsent une paisseur et une richesse prodigieuse. Le temps nous est dcrit dans ces oeuvres comme plusieurs trajectoires venues de points d'horizon diffrents et s'entrecoupant selon une harmonie trange. Il n'y a pas arrt, mais tensions, courbures, attentes. On ne saurait trop reconnatre ces navigations irlandaises cette rflexion fertile sur un des problmes les plus angoissants de l'existence humaine, mais aussi cette capacit conceptuelle dpasser le conflit d'un temps objectif oppos un temps subjectif, du froid pouvoir de l'horloge vis--vis des frles instants de bonheur, lorsque nous observons que Bran, Mal-Duin, les Hui Corra, Snedgus et Mac Riagla, Brendan, en dpit des diffrences qui animent leurs aventures, sont attendus un moment et une occasion donns, de faon rpondre la providence comme si la runion de certains vnements et leur accomplissement, devait se joindre ce navigateur involontaire, comme si la conjonction ralise imposait la prsence humaine et son tmoignage. Ainsi cette vision particulire du temps pourrait constituer l'apport le plus essentiel de la littrature irlandaise de cette poque, tant il arrive que nombre de ses hros se trouvent engags dans un lieu ou une circonstance qui les rclament, moins pour mettre en vidence leurs qualits hroques que pour les plonger dans un mystre prcis qui les accapare et les change profondment et dont on pourrait ainsi rsumer les questions : "De qui ou de quoi suis-je le sauveur et le responsable ? Pourquoi suis-je le seul rpondre une attente dont j'ignore les causes ? En quoi suis-je la pice manquante ce mcanisme inconnu livr ma perception ?" Trop souvent, par manque d'un claircissement conceptuel, cette image du Temps a t assimile un arrt, une immobilit soudaine survenue dans la marche des heures, laquelle expression suppose un droulement continu ni prcisment par nos textes. De la mme faon, elle pourrait tre conue comme une glorification de l'Instant, d'un Prsent, qui permet une rupture et l'mergence d'une Parousie, qui sauve de tous les autres instants vains et fugaces et ouvre l'homme l'Unit Premire. Dans les deux cas nos navigations irlandaises s'cartent tant de l'ide de cycles et de rythmes rguliers (telle que la pense grecque l'a mise en vidence), que de la division de l'un en multiples instants, qui engendre l'impression d'une chute irrmdiable,

- 17 -

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

d'une division amoindrissante moins d'une Rdemption espre (telle qu'elle s'exprime dans le messianisme tourment du monde smitique). Le monde irlandais, au travers des textes que nous avons prsents conoit22 que le Temps met en place pour l'homme une structure matrielle ou un cadre d'vnements qui lui sont destins, assembls son profit totalement, et dans un but qui n'est pas unique en raison du mystre de cette adquation : branlement spirituel, dcouverte esthtique, transformation morale, nostalgie, rvlation, etc ... en exposeraient dj quelques finalits. Il reste dire que cet homme n'est pas seul, mais il est accompagn d'un petit groupe ( la manire d'une choeur thtral amplifiant et partageant les sentiments du protagoniste) et qu'il est choisi moins pour des qualits humaines extraordinaires que pour accepter l'tonnement et l'admiration, tche et qute qui lui reviennent. 5) Les Temps Modernes : Outre des motifs commerciaux (atteindre les Indes) il est certain que ces navigations vers l'au-del prparrent les consciences aux dcouvertes maritimes. Mais ce qui n'tait que rverie ou hypothse, devint soudain solide ralit dpassant l'attente et les cadres commodes de la pense quotidienne. Pour donner l'expression crite de ce dsarroi et de ces nouveauts, il convient de se tourner vers le monde ibrique qui fut l'initiative des expditions en mer vers de nouvelles contres. Ainsi les Lusiades du pote portugais Luis de Camoens dont la vie fut particulirement mouvemente, publis en 1572, racontent la navigation de Vasco de Gama passant le Cap de Bonne Esprance, et atteignant les Indes. Rien premire vue de moins imaginaire puisqu'il s'agit d'une expdition relle, contemporaine la vie de Camoens. Le pote lui-mme avoue que l'exploit de Vasco de Gama dpasse tout ce qui a t imagin auparavant en lgendes ou autres rcits mythiques 23 . Cette profession de foi l'loigne mme de notre principe d'a-politisme, tant la dfense de la nation lusitanienne et de ses prouesses guerrires anciennes et modernes est constamment exprime et chante.Par quel biais retenir cette navigation et la rapprocher des oeuvres prcdentes ? Est-elle conforme aux trois principes que nous avons poss ? L'humanisme de la Renaissance est-il cause d'une souveraine mfiance envers ce qui chappe au domaine humain, envers monstres, merveilles et miracles qui servaient aux navigations imaginaires ? L'on pourrait mme supposer un vritable changement dans les mentalits europennes, considrer comment les Lusiades rompent avec la prcdente tradition, par son ralisme, par son matrialisme commercial voil de religion et de faits d'arme, si l'on ne craignait l'anachronisme et le jugement htif. Reprenons cette pope et dcrivons ces dix chants qui la constituent. Le chant I consacre que la gloire lusitanienne l'emporte sur toutes les gloires antiques et europennes, que Bacchus prouve une jalousie envers les navigateurs portugais dont la gloire d'atteindre l'Inde va clipser le souvenir de son propre sjour en cette lointaine terre, alors que Vnus a plaisir au contraire favoriser ces hardis marins. L'opposition entre Bacchus (Dieu du vin et de la divagation) et Vnus (Desse de l'amour et du bonheur) est un premier lment du principe d'errance : Bacchus fournira de mauvais guides fallacieux Vasco ; Vnus sauvera des piges tendus, ceux qu'elle favorise (chant II). L'errance est involontaire, et non dsire. Les chants III-IV sont occups par le rcit de Vasco au roi de Mlinde sur son pays natal, sur les raisons de son expdition, sur les dangers traverss. C'est l'occasion pour le pote de clbrer tous les rois courageux du Portugal, toute la tradition hroque de l'Europe en lutte contre les Maures. Batailles et guerres de succession s'enchanent, tandis que le rve du roi Manuel (l'Indus et le Gange sous les traits de deux vieillards lui apparaissent pour l'inciter "passer le mors tous les peuples" chant IV 74), a pour effet l'envoi22

Ch. GUYONVARC'H et Fr. LE ROUX dans Les Druides parlent d'une "suspension du temps", d'une "contraction" ou d'un "allongement" de manire traduire l'infini, comme la perfection de l'Autre Monde (p 271-289). Mais le temps de la navigation irlandaise nous parat d'une essence diffrente, d'une pluralit de directions et d'un dcousu plus tranges.23

Chant V strophe 89, "La vrit que je conte, simple et nue, l'emporte sur toute pompeuse fiction" p 117. - 18 -

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

d'une expdition maritime devant doubler l'Afrique. Les proccupations politiques, ce got pour les rves (nos navigations prcdentes n'en faisaient aucun cas) nous loignent de nos deux autres principes. Le chant VI avec la description du palais fabuleux du fond des mers de Neptune, avec l'introduction d'un roman courtois de chevalerie, avec l'intervention de Vnus domptant les vents, confirme notre remarque ci-dessus. L'arrive en Inde Calicutt et les complots que les musulmans dj installs fomentent auprs du roi hindouiste, que content les chants VII et VIII, modifient notre analyse : il apparat au pote ainsi loign de son pays que l'Europe toute entire est brise, dchue, car l'avidit et la recherche de l'or sont des mobiles plus forts que la dfense de Jrusalem ; il lui apparait aussi que les conqurants portugais sont des rustres, ignorants des choses de l'Esprit et des Lettres. Ce jugement n'est possible que grce un loignement physique et intellectuel intervenu progressivement et si les autres navigations s'abstenaient de toute rfrence aux rivages nationaux, il n'empche qu'ici, nous avons nonc un a-politisme soudain, naissant, difficile promouvoir (tant Camoens tait inclus dans son poque). Cela semble traduire les douleurs d'un arrachement ce que la civilisation europenne des sicles suivants ne saura pas viter : l'ethnocentrisme-culturel. Engag dans cette voie, Camoens, par une sorte de ncessit de remplacement (puisque les les fortunes de l'Antiquit et le Paradis sont morts ou vont mourir), dcrit dans ces deux derniers chants, le "Royaume de Cristal", une le imaginaire surgie des eaux de l'Ocan, o des nymphes attises d'amour attendent les marins portugais sur le chemin du retour. Curieux pisode lorsque l'on pense Ulysse fuyant les sirnes ou Ene quittant Didon, ou aux navigateurs irlandais retenus et aims par les femmes de l'Autre Monde : ici, le dlassement est phmre, et se veut dlassement amoureux. Quelle raison a-t-il clore ainsi cette pope par un imaginaire commode, un merveilleux artificiel, si ce n'est que le pote dcouvre le vide laiss par la disparition des anciennes croyances et tente de le combler par une glorification des sens (jouissance admise et permise) et de la connaissance (une sphre de cristal rsumant l'univers est prsente au hros pour qu'il sache combien vaste et encore grand le monde conqurir pour le Portugal). En ce sens, Les Lusiades illustrent le principe de manquement logicoimaginatif : pitre constatation qu'une le fugace dont la description utilise les recettes d'un imaginaire dfini comme source de dsirs rotiques ; quant la raison humaine, la voici restreinte et dlimite un champ exprimental, pratique avant tout. Cette navigation, passionnante pour ce qu'elle rvle, parat avoir voulu chapper l'errance, l'a-politisme, au manquement logico-imaginatif car il y avait une direction, un message historique, une unit de pense et de culture comme points de dpart. Nanmoins, ces cadres deviennent vite insuffisants et malgr les tentatives du pote de nous en maintenir l'assemblage, il reste au lecteur le pnible sentiment d'une expdition sans rsultat ; le connu ne prend plus sa source, n'enfonce plus ses racines dans le mystre ; il est limit l'aventure humaine, prive de ses anciennes certitudes et s'engageant sur une voie hasardeuse et infinie. Les XVIIe et XVIIIe sicles europens qui consacrrent la gloire de la civilisation franaise, ne livrent aucune navigation pour lenqute. Ni le classicisme franais, ni le sicle de lumires ne paraissent avoir eu de got pour ce genre, au point de crer ce qui, dans les autres civilisations, constitue l'essence mme ou la plus belle "fleur" de ces nations. D'autres cas peuvent se produire, comme par exemple le monde byzantin24 ou le monde scandinave25 dont nous n'avons pu retenir aucune oeuvre par ignorance. En ce qui concerne la France du XVIIe, XVIIIe sicles, un manque pareil surprend: l'explication serait de considrer l'importance d'Homre ces poques et d'admettre que l'Odysse26 (dont la traduction entreprise

24

L. Brehier, spcialiste de Byzance, ne cite aucun texte de ce genre. Mais il suffit de considrer les nombreux commentaires sur l'Odysse pour comprendre que l'oeuvre d'Homre fit fonction de cette navigation essentielle toute civilisation. L. BREHIER, La Civilisation byzantine, p 275-354.25

Sur les 120 sagas ou textes irlandais, on ne compte pour l'heure qu'une quinzaine de traductions en langue franaise. Mais Borgs dans Histoire de l'Eternit signale la richesse des mtaphores dsignant la mer, appeles "Keningar" (ainsi "Le chemin des voiles" exprime la mer) p 171-196.26

A un moindre degr, l'Enide joue en ces sicles le mme rle de navigation imaginaire. Cf: SCARRON : Virgile travesti (1648-1659). - 19 -

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

en partie au XVIe sicle par Hugues Salel et Amadis Jamyn, disciple de Ronsard, propose intgralement par Madame DACIER en 1709 qui offrit pour la premire fois aux lecteurs l'ensemble des 24 chants, fut un vnement capital et ressenti comme tel), devint la navigation du monde franais. L'hypothse n'a rien d'invraisemblable quand on observe l'influence de ce texte sur nos lettres et les conflits idologiques qu'il suscita : l'option des Anciens et des Modernes au XVIIe sicle ; le renouvellement du conflit au XVIIIe sicle pour savoir si Homre avait ou non, exist, tait le seul auteur, etc. D'autre part, le retour l'Antiquit consacr la Renaissance eut certainement pour rsultat de faire de l'Odysse et de l'Enide des oeuvres clefs pour tout royaume se voulant l'hritier de la gloire et du savoir antiques 27 . Survenant aprs la rvolution franaise dans un monde anglais lui-mme en pleine mtamorphose et dont le rle de leadership commence se faire jour28 en raison de son efficacit conomique et industrielle, est publi un texte trange et quelque peu prophtique, une navigation "imaginaire", The Rime of the Ancient Mariner, crite par Samuel Coleridge en 1798. L're du romantisme s'ouvre, bientt diffusant ses thmes et ses idaux l'Europe entire, d'abord sous la forme d'une raction contre la Raison du sicle des Lumires, universelle et froide, puis comme un appel d'intimes forces mystrieuses. Lorsque Coleridge dite ce pome, mme son ami et pote Wordsworth craint que la bizarrerie du texte ne nuise au succs de leurs oeuvres publies en commun sous le titre de Lyrical Ballads. Il dfinit ainsi cette bizarrerie, lors d'une r-dition :"le pome de mon ami a effectivement de graves dfauts d'abord le personnage central n'a pas de personnalit distincte ... ; en second lieu il n'agit pas mais est perptuellement agi ; troisimement, les vnements n'ayant pas de lien ncessaire, ne dcoulent pas les uns des autres"29 . Dans ces propos, on ne peut que retrouver dj deux des principes : l'errance (le hros est agi), le manquement logique. En effet, le pome raconte la maldiction d'un marin qui, au large du Ple Sud tue un albatros, voit, en raison de son acte, ses compagnons mourir, leurs squelettes s'animer sous la lune, et souffrant faim et soif, n'obtient son salut que par un mouvement d'abandon au Ciel et une confession un saint ermite vivant sur une le. Loin de toute proccupation politique, essayant mme d'en distraire son auditeur du moment (il s'agit d'un garon invit des noces qui est fascin et retenu malgr lui), le vieux marin est condamn redire son crime ternellement, puni pour une faute qui le dpasse. A quoi bon, de mme, s'tre repenti et avoir t absous par l'ermite, s'il lui faut constamment se dlivrer de son acte ? Et pourquoi le meurtre d'un oiseau occasionnerait-il la mort des autres compagnons innocents ou au pire, coupables d'indiffrence ? Toutes ces anomalies et bien d'autres, le caractre dcousu du rcit, nous mnent tout droit notre principe d'incompltude logique et imaginaire (aucune surabondance de couleurs, ni de formes; aucune description de monstres ; mais un effroi constant, une sourde motion d'inquitude) dont l'auteur lui-mme, devant les critiques de ses lecteurs, voulut attnuer la force au moyen de notes directrices. Or, de toutes les navigations prcdemment tudies, c'est la premire qui s'achve par un chec, par l'absence d'un lieu "idal" dont il faudrait porter aux hommes le message de son existence, par l'image d'une cration blesse par l'homme, lui-mme condamn se souvenir de cette blessure et n'attendant aucune absolution totale. Jusqu' prsent, le hros navigateur, victime malheureuse ou acceptant la souffrance,27

Le Moyen Age a multipll les tymologies justificatrices (et fausses) expliquant comment des familles royales avaient des anctres troyens ou grecs. Cela prouverait toute une tradition qui identifia et fit correspondre l'histoire europenne aux navigations antiques.28

Parmi les premiers textes de littrature saxonne, que conserve le Codex d'Exeter, on trouve deux pomes "The Wanderer" (l'Errant) et "The Seafarer" (Le Marin) rvlateurs de notre ide initiale : toute culture nouvelle s'enracine dans une navigation imaginaire. cf : l'adaptation du "Seafarer" par E. POUND in Ripostes - 1912.29

Cit par Ch. LA CASSAGNERE, Pomes de Coleridge. Introduction p 20. Ch. La Cassagnre note avec assez de justesse les "incohrences" du rcit et la manire de les voiler par la suite par Coleridge annotant son oeuvre, mais son explication se dgage mal du contexte psychanalytique. La traduction de H. Parisot, dans le mme livre manque de qualit potique. D'autres analyses et traductions sont utiliser. Nous les citerons dans les pages suivantes. - 20 -

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

obtenait un salut dfinitif qui tait comme une remise en harmonie du monde (No, Ulysse , Ene, Brendan) ou une ouverture des domaines infinis (Um-Napishti, Bran, les Argonautes, le Naufrag gyptien ou mme le hros des Lusiades). Ici, le retour est nouvelle errance auprs des hommes, auprs d'auditeurs q ne ui donneront jamais la rplique, comme si le texte devenait une mise en garde face une menace commune : n'aurions-nous pas tu notre "me", nouvel avatar d'une chute primordiale, soit un niveau collectif de civilisation, soit un niveau de connaissance intellectuelle ? L'auteur ne le dit pas mais il ressort avec Coleridge que l'infernal supplante les terres bienheureuses et que toute navigation ultrieure sera mfiante envers les "arrire-mondes". Ce changement est plus qu'un thme littraire qui signifierait, comme il a t prtendu, que l'inspiration est plus grande dire des mfaits et des horreurs qu' glorifier et concevoir la perfection, c'est une modification dans la reprsentation du monde . Les Wanderings of Oisin ou Errances d'Ossian (1889) de W.B.Yeats et les Aventures de G. Pym (1838) dEdgard Po semblent regarder dans deux directions diffrentes : le premier texte est tourn vers le pass fabuleux de l'Irlande ; le second annonce la future dcouverte d'une communication souterraine entre les ples. Mais dans les deux cas, l'aventure, dsastreuse, se conclut par une disparition, ctoie la folie et la vanit. Les aventures racontes par Po disent comment son hros G. Pym embarqu clandestin, assiste une mutinerie bord d'un voilier, survit une terrible tempte, drive et tire la courte paille pour se dsaltrer du sang d'un compagnon qui sera sacrifi tant la soif les torture, est sauv de justesse mais poursuit, avec le navire qui l'a recueilli, une course vers le Ple Sud, o accostant une le, des sauvages accueillent l'quipage avec joie, acceptent d'tablir commerce et de les fournir en produits naturels, jusqu'au jour o un guet-apens leur est tendu dans une ravine de sable s'abattant sur eux et les enterrant tous, sauf G. Pym et son ami ; seuls rchapps sur une le hostile, ces naufrags dcouvrent d'tranges signes inscrits sur la roche l'intrieur d'un labyrinthe, s'enfuient a bord d'un radeau et sont engloutis dans un immense tourbillon d'eau situ au centre du Ple Sud30 . Si les trois principes sont bien illustrs (l'errance et l'a-politisme au mieux ; le manquement logique aussi, mais l'abondance de l'imaginaire, des fantasmes et des dlires, nuit ce que nous notons d'ordinaire comme refus de se livrer la force des rves et des cauchemars), on ne peut qu'tre tonn par cette "ngativit", l'engloutissement final du hros que rien ne sauve (nouvelle tape de destruction par rapport au Dit du Vieux Marin). Autre fait du rcit : pour faire admettre la vracit de l'aventure, les dtails ralistes et les informations documentaires sont multiplis par l'auteur, parce que le rcit a besoin d'tre d'apparence vridique et joue tre cru (l'enchantement des autres navigations ne ncessitait pas de convaincre le public mais s'tablissait une adhsion silencieuse et confiante, fonde sur la force mythique). Certes, cette navigation tant avant tout un roman, il ne saurait y avoir la dominante religieuse de certains rcits prcdents, mais il faut tenir compte de la porte mtaphysique de l'oeuvre comme l'observe Roger Asselineau passant en revue les diffrentes interprtations proposes 31 . Il reprend la pense d'un critique Edward H. Davidson (Po - a critical study) qui insiste sur le ct cognitif du roman (dcouverte que le monde est incohrent, sans solidit), celle de David Halliburton ( o - A Phenomenological View) qui P remarque combien l'espace et le temps deviennent le lieu de l'impuissance du hros, "vou l'horizontalit de la victime plus qu' la verticalit de l'homme d'action", celle de Daniel Hoffmann (Po, Po, Po) concevant que le roman aspire remplacer une conscience trop rationnelle par une conscience transcendante, etc., autant d'analyses qui soulignent le caractre erratique, a -politique ou a -logique de l'oeuvre et la font adhrer prodigieusement au genre de nos navigations. R. Asselineau conclut justement : "Les voyages de Pym deviennent trs vite de moins en moins rels, et de plus en plus mtaphysiques. Ce ne sont ni les peuplades inconnues, ni le Ple Sud que Pym recherche, ni mme sa propre identit, comme tant de hros de romans, mais le sens de l'aventure humaine. Au terme de son

30

Il s'agit d'une ancienne croyance en un gouffre austral que plusieurs rcits imaginaires racontent.

Cf. Le passage du Ple Arctique au Ple Antarctique par le centre du Monde, d'un anonyme. Ce voyage imaginaire s'apparente aux utopies sociales du XVIIIe sicle que nous traiterons dans les prochains chapitres.31

Les Aventures d'A.G. Pym - Introductions et Notes de R. Asselineau - p 11-35 - 21 -

http://www.utqueant.org

Editions Carcara

ducation par la terreur, ce n'est pas lui-mme qu'il trouve mais Dieu. Il ne se trouve pas, il se perd."32 Et de noter, enfin, que l'nigme des Aventures d'A.G. Pym trouve sa solution dans le pome "Eurka" o Po aboutit une connaissance intuitive.On comprendra que le roman de Po a tous les traits recherchs, en dpit d'un imaginaire trs fort qui rend compte nouveau d'une mtamorphose des conceptions sur l'Autre Monde. "L'Au-del" n'est plus lieu du Bien et du Mal, mais seulement celui du Mal, comme s'il avait perdu, de faon identique au ntre, ses terres d'merveillement. Et lorsque l'crivain en maintient la douceur possible et les grandeurs, c'est titre de rfrence lointaine, car ce monde est dsormais inaccessible, exsangue, touch par le cancer de la dsutude et de l'ennui. Tel peut tre aussi, dans luvre de W.B. Yeats le difficile message d'Usheen (ou Oisin) revenu au monde rel, aprs des sicles d'errance spatiale et temporelle, et rencontrant Saint Patrick, symbole des temps nouveaux et de la nouvelle religion. Oisin (Ossian) a suivi une fe qui l'aimait, vers les les de l'Elyse celtique jusqu'au moment o le souvenir de la terre natale et des exploits d'antan lui revient en mmoire et clipse aussitt le charme magique de ces lieux bienheureux, lui faisant regretter la vie relle ; la fe tentera pendant des sicles de le distraire par des combats sans cesse recommencs et des som