caralp_jean-michel - proust la dualité de la lutte entre Être et temps

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  • 7/24/2019 Caralp_Jean-Michel - Proust La Dualit de La Lutte Entre tre Et Temps

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    Vertiges de la premonition : effractions de lavenir dans

    les dispositifs de temporalite de Maeterlinck au

    surrealisme

    Jean-Michel Caralp

    To cite this version:

    Jean-Michel Caralp. Vertiges de la premonition : effractions de lavenir dans les dispositifs detemporalite de Maeterlinck au surrealisme. Literature. Universite Toulouse le Mirail - ToulouseII, 2012. French. .

    HAL Id: tel-00824244

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    Submitted on 21 May 2013

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    tre:

    Universit Toulouse 2 Le Mirail (UT2 Le Mirail)

    ED ALLPH@ : Lettres modernes

    M. Jean-Michel CARALP

    19 novembre 2012

    Vertiges de la prmonition.

    Effractions de l'avenir dans les dispositifs de temporalit de Maeterlinck au

    surralisme

    LLA - CREATIS (EA 4152)

    M. le Professeur Arnaud RYKNER, Universit Sorbonne Nouvelle - Paris 3 & ED Allph@ (UTM)

    M. Philippe ORTEL, Matre de confrences, Universit Toulouse 2 - Le Mirail et ED Allph@

    M. le Professeur Pierre BAYARD, Universit de Paris 8 - Vincennes Saint-Denis

    M. le Professeur Henri SCEPI, Universit Sorbonne Nouvelle - Paris 3

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    Si vous pouvez Procurez-vous Le Procs deKafka (un merveilleux crivain tchque, mort il y aquelque temps) il s'agit de moi durant lesjournes en question. Ce livre est le dernier que j'ai luavant. Je l'ai lu l'ocan,sous l'clat, le bruit etla rumeur des vaguesmais les vagues sont passes,tandis que le procs est rest. Il s'est mme ralis.

    Extrait d'une lettre1de Marina Tsetaeva Vadim Andreev, 4 octobre 1937.

    R., trisomique, et B., psychotique,

    qui ne surent jamais ni lire, ni crire, ni parler ;

    votre silence comme un ple.

    En mmoire de mon pre,

    debout, dans le silence.

    Arnaud Rykner,

    pour lintelligence du silence.

    1Marina Tsetaeva, Confessions. Vivre dans le feu, Documents runis par Tzvetan Todorov, d. Robert Laffont,Paris 2005.

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    Remerciements:je tiens exprimer ma sincre gratitude :

    Primo Levi, dtre rest un homme, cest--dire un chercheur, malgr tout; Arnaud Rykner, pour laqualit exceptionnelle de sa direction de recherche ; Philippe Ortel, pour son immense finessethorique et llgance de son humour; Monique Martinez, directrice de lcole doctorale Allph@

    (universit de Toulouse 2Le Mirail) ; Emmanuelle Garnier, directrice du laboratoire LLA CREATIS(universit de Toulouse 2 Le Mirail) ; Jean-Christophe Goddard, directeur du laboratoireERRAPHIS (universit de Toulouse 2 Le Mirail) ; Dr Michle Puel, Centre Mmoire et Langage-Ple Neurosciences au CHU Purpan de Toulouse ; Dr Catherine Thomas-Antrion, neurologue etdocteur en Neuropsychologie (unit de Neuropsychologie de lhpital de Saint-tienne) pourlexpertise sur les questions de neurobiologie ; tous les collgues de luniversit de Toulouse 2 LeMirail dont la solidarit en acte tmoigne que lon peut possder un immense esprit et un cur plusgrand encore ; Antoine Seel, pour la constante hauteur de vue durant la discussion intellectuellepoursuivie indfectiblement dans les pics et les prcipices des montagnes et de la vie ; tous mes amis,fils tendus au-dessus du nant ; et Rosalie, pour sa patience sans faille durant ces annes de thse.

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    Sommaire

    Introduction : la recherche de la prmonition 5

    1. Typologies dun objet incernable: la prmonition 20

    1.1.Variations : typologies smantiques de la prmonition 201.2. Intensits et degrs de probabilit : dynamiques des passages vers le futur 28

    2.

    Le dispositif de temporalit : une nouvelle approche de lesthtique du temps 71

    2.1.Vers un modle esthtique de dispositif de temporalit 712.2. De Maeterlinck au surralisme, ltrange similitude des contraires ou les influences de

    lpistm et des dcouvertes technologiques sur les dispositifs de temporalit 123

    3. La prmonition : de limminence limmanence 149

    3.1. La prmonition maeterlinckienne : vue oblique sur le rel 1493.2. Marcel Proust : les prmonitions d la recherche du temps perdu ou la dualit de

    ltre et du temps 2143.3. Le surralisme ou ltonnante rsurgence de la prmonition 2453.4. Crevel : variations autour dun suicide annonc 277

    4. Esthtiques du vertige 290

    4.1. Maeterlinck : que la raison chavire ! 2914.2. Vertiges proustiens de la prmonition 3214.3. Andr Breton : le dispositif cinmatique 342

    4.4. Vertiges du temps : Breton, Proust, Crevel 3614.5. Interprtations psychanalytiques de la prmonition : entre lambivalence

    plaisir/angoisse du sujet et leffet dinquitante tranget pour le lecteur 3684.6. Vers une interprtation neurobiologique du vertige en esthtique 373

    Conclusion 393

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    Note bibliographique

    Les indications bibliographiques pour les ouvrages les plus frquemment cits donnent lieu

    abrviations. Nous avons utilis les codes suivants :Maurice Maeterlinck

    - Pour ldition des uvrespar Paul Gorceix, Andr Versaille diteur, Bruxelles, 2010

    M.M., O III, LOiseau bleu,p. 328 abrge Maurice Maeterlinck, uvres III, Thtre, tome 2,Bruxelles, Andr Versaille diteur, 2010, p. 328.

    Cette dition tant lacunaire (il ne sagit pas des uvres compltes) en particulier pour lesessais (le tome 1, intitul Le Rveil de lme) ne contient que des lments fragmentaires des textesphilosophiques et thoriques de Maeterlinck), nous nous rfrons parfois pour ceux-ci des ditions

    singulires, dont la rfrence est alors intgralement mentionne en note.- Pour les carnets de travail (deux tomes) dans ldition de Fabrice Van de Kerckhove

    M.M., CT I, Agenda de 1889, p. 836 abrge Maurice Maeterlinck,Agenda de 1889, in Carnets de travail(1881-1890), Bruxelles, Labor, 2002, p. 836.

    Marcel Proust

    - Ldition d la recherche du temps perdu dans la bibliothque de la Pliade des ditionsGallimard, quatre tomes parus entre 1987 et 1989.

    M.P..,RIV,Le Temps retrouv,p. 491 abrge Marcel Proust, la recherche du temps perdu.,tome IV,Le Temps retrouv, Paris, Gallimard, bibliothque de la Pliade, 1989, p. 491

    Andr Breton

    - Ldition des uvres compltes dans la bibliothque de la Pliade des ditions Gallimard,quatre tomes parus entre 1988 et 2008.

    A.B., OC I,Nadja,p. 710 abrge de la mme manire Andr Breton, uvres compltes, tome I,Paris, Gallimard, bibliothque de la Pliade, 1988, p. 710.

    Pour les rfrences lAncien Testament et auNouveau Testament, sauf indication contraire, nousavons utilis la traduction cumnique de la Bible (TOB), publie en 3 volumes par Le Livre dePoche.

    Ces abrviations ne sappliquent pas pour les indications qui ne proviennent pas de ces ditions derfrence.

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    Introduction

    la recherche de la prmonition

    La vraie vie, la vie enfin dcouverte et claircie, la seule vie parconsquent pleinement vcue, cest la littrature. Cette vie qui, en unsens, habite chaque instant chez tous les hommes aussi bien quechez lartiste.

    Marcel Proust, Le Temps retrouv, in la recherche du temps perdu IV,Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 1989, p. 474.

    I. Des prmices

    De la folie de Don Quichotte et dEmma Bovary nous voudrions paradoxalementretirer le principe de non sparabilit entre la littrature et la vie. Non pas, comme le chevalier la triste figure, en postulant que la ralit va se plier, au prix dun peu de myopie, ou

    dobscurit, ou dautosuggestion, limaginaire dont notre dsir emprunte les phantasmesmais, mutatis mutandis, parce que toute production littraire est notre ralit psychique aumoins au moment o nous la lisons ou, pour certains, nous la produisons. La gense singuliredes individus passe, comme la montr Alison Gopnik2, par cette phase o la fiction nous estun monde premier, la fois conscience augmente de lenfant et son moyen scientifiquedexprience sur le rel. Rapport la question du temps, Franoise Pouch explique ainsique la cration de ces reprsentations irrelles dans un espace-temps hors du rel, estune des conditions dune restructuration crative du monde. En tant que projet hermneutique,

    paraphrase crative, le comme si du jeu est la condition dun accs au temps humain

    travers le mime et le rcit, temps humain qui est avant tout ce que nous ne dominons pas 3.On naura pourtant de cesse de nous inculquer, au fil de lexistence, que limaginaire et laralit se distinguent ds lors que nous chappons la tyrannie du livre, lhypnose du filmou aux fascinations des univers virtuels dans lesquels notre corps devient acteur. Dralise,la fiction cesse dtre le mode scientifique dapprhension de la ralit mme si, nous,littraires ou artistes, sommes exactement persuads du contraire, de labsolue incapacit onous nous trouvons de percevoir la ralit dans sa pleine complexit sans lart, comme le

    2

    Alison Gopnick,Le Bb philosophe : ce que le psychisme des enfants nous apprend sur la vrit, sur lamouret sur le sens de la vie, traduit de langlais (E-U) par Sarah Gurcel, Paris, Le Pommier, 2010.3Franoise Pouch,Effets des jeux langagiers de loral sur lapprentissage de lcrit,p. 53.

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    rappelle Slavoj iek4. Nous voil livrs pour toujours lentre-deux de la fiction et de laralit avec lavertissement du Don Quichotte comme pe de Damocls, et ce mondeimaginaire, fictionnel comme un simple horizon, au mieux une matrice dintelligibilit sur laralit que nous traversons en croyant la voir.

    Mais la position est fconde, car rversible, et bien trop rarement renverse pourtant5.Pourquoi limaginaire, et plus particulirement limaginaire littraire ne serait pas notrefutur ? Et comment diffrencier lexprience du Don Quichotte ou dEmma Bovary et celle du

    bb dcrit par Gopnick : celui-ci teste la fiction comme un outil dtude de la ralit alorsque les deux premiers voudraient faire entrer la ralit dans le schma prfigur par leurimaginaire, en tout cas celui quils ont labor partir de limaginaire tiers de leurs lectures.Ce sont les deux tensions dexprimentation dun dispositif de reprsentation sur le rel.Adultes, nous en sommes encore ce point6, ajuster des modles de reprsentation laralit, ou les dplacer, complexifier des degrs divers notre intellection de celle-ci en

    fonction des expriences sensibles et intellectuelles que constituent de nouvelles immersionsdans la reprsentation : nous faisons des essais de dispositifs. Don Quichotte et Emma sedistinguent en ce quils tiennent le dispositif pour le rel, quils sont dans une identificationnon mdiatise avec le mandat symbolique7 (le symbolique tant un ple port par ledispositif, non un tat que lon puisse atteindre dans la ralit). Mais ils prfigurent tous deuxun rve de matrise de la ralit par limaginaire qui habite aussi ce bb dcrit par AlisonGopnick. Et, entre les deux voies de lexprience dralise par le jeu, et du jeu avec la ralitdevenant dramatique, voire tragique pour Emma qui atteint au rel en croyant atteindre lidal,ne souvre-t-il pas la troisime voie dun possibleaccs au rel qui ne soit pas pourautant invivable pour ltre humain ? Cet accs, nous formons lhypothse quil nous est

    possiblecest--dire que les textes littraires nous le rendent possible par lanticipationimaginaire et sensible que constitue la prmonition.

    4 Bien plus, cest luvre dart elle-mme qui fournit un contexte nous permettant de saisir avec exactitude unesituation historique donne. Si quelquun voyage aujourdhui en Serbie, un contact direct avec les faits bruts

    risque de le maintenir dans une certaine ignorance. Si, au contraire, il lit quelques textes littraires ou voitquelques films reprsentatifs, ceux-ci lui permettront dclairer les faits bruts dont il aura fait lexprience. Ilexiste ainsi une vrit inattendue dans ce prcepte de lUnion sovitique stalinienne: il ment comme un tmoinoculaire ! . , Slavoj iek, La Subjectivit venir, traduction Franois Thron, Paris, Flammarion, collectionChamps essais, 2006, p. 192.5Un rcent appel contribution pour un numro spcial de Lettres romanes consacr au Souci de lavenirrappelait : Lavenir est le parent pauvre de lexploitation conceptuelle de lexprience du temps, en particulierdans les tudes littraires. Si Hans Jonas appelait au dveloppement de la futurologie dans tous les domaines dela connaissance (Pour une thique du futur), si Paul Ricur, se lgitimant de Heidegger, notait le primat dufutur dans le parcours de la structure articule du temps (Temps et rcit), si Maurice Blanchot suggrait que lalittrature devait rpondre lappel des temps futurs (Le livre venir), lon ne peut cependant que constater,en effet, le retard des tudes littraires relatives au souci de lavenir.6Fort heureusement, pourrions-nous ajouter. Le figement de nos reprsentations est la mort de lesprit.7

    Slavoj iek, La Subjectivit venir, trad. Franois Thron, Paris, d. Flammarion, Champs essais,2006, p.107-108.

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    II. Rencontre dun sujet

    Le dsir dentreprendre une thse sur le phnomne de la prmonition nat au point onotre exprience du temps est redouble par le miroir de la littrature qui lalimente, ou

    linterroge.Non seulement notre laboration du temps sest nourrie dune frquentation desunivers romanesques et potiques o des prmonitions apparaissent, mais des expriences

    ponctuelles du temps vcu, quand on se donne le temps de faire retour sur soi8, nous donnentune forme dintuition vague, absolument ascientifique, de lexistence de phnomnes

    prmonitoires. Alors, avant mme de rduire nant nos intuitions par la lecture de Bergsonou de Freud, qui ont class ces phnomnes comme illusoires, nous venons dabord en retourinterroger la littrature, comme une forme dexprience tendue de ltre, pour savoir cequelle en dit, quelle exprience ce pair en humanit quest lcrivain a pu faire de ce

    phnomne singulier. Et il est surprenant, alors, de voir combien ce champ littraire offre

    dchos ces intuitions dune fugacit dclair, ces stupfactions qui nauront pas fait voievers lanalyse et vers sa consignation dans lcritet o, pourtant, notre esprit de chercheur,cest--dire dtre humain part entire, butte et sarrte. La littrature nous offre alors lalatitude dobjectiver cette interrogation singulire travers lexprience dautrui et lareprsentation quil en donne. Comment apprhender autrement les simples intuitions neutresde Colette pensant que tout ce que lon crit finit par devenir vrai ou les craintes de L-FCline ( on ne se mfie pas deux des mots et le malheur arrive9) sans douteinsuffisamment mdites en regard de son propre devenir ? Et comment ne pas rejoindre cetteinterrogation de Malraux sur le pouvoir prmonitoire de son propre imaginaire dont lescrupule de ne pas y apporter de rponse semble garant de lobjectivit:

    [] Et il est possible que dans le domaine du destin, l'homme vaille plus parl'approfondissement de ses questions que par ses rponses.

    Dans la cration romanesque, la guerre, la culture, l'Histoire peut-tre, j'ai retrouv l'nigmefondamentale, au hasard de la mmoire quihasard ou nonne ressuscite pas une vie dansson droulement. Eclaires par un invisible soleil, des nbuleuses apparaissent et semblentprparer une constellation inconnue. Quelques-unes appartiennent l'imaginaire, beaucoup ausouvenir d'un pass surgi par clairs, ou que je dois patiemment retrouver : les moments lesplus profonds de ma vie ne m'habitent pas, ils m'obsdent et me fuient tour tour. Peu

    importe. En face de l'inconnu, certains de nos rves n'ont pas moins de signification que nossouvenirs. Je reprends donc ici telles scnes autrefois transformes en fiction. Souvent lies ausouvenir par des liens enchevtrs, il advient qu'elles le soient, de faon plus troublante, l'avenir. []

    On ne m'a pas attendu pour savoir que Victor Hugo avait crit Marion Delorme avantde rencontrer Juliette Drouet. Sans doute ce qui avait fait crire Marion Victor Hugo lerendait plus sensible la vie de Juliette Drouet, que ne l'et t un entreteneur d'actrices. Maistant de crations prmonitoires s'expliquent-elles parce que chez les rveurs diurnes , levirus du rve suscite aussi l'action, comme l'affirme T. E. Lawrence ? Et lorsqu'il n'y a pas

    8

    Ce temps nous est de plus en plus compt une poque o la vitesse frntique de lre numrique finit parsubstituer la conscience mme du temps une forme dtat quantique de la pense.9Louis-Ferdinand Cline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, Folio, 1952, p. 611.

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    d'action, mais seulement ces vers prophtiques que Claudel recueillait avec angoisse, et parlesquels Baudelaire et Verlaine annoncent leur dsastre ? Mon me vers d'affreux naufragesappareille

    Je pense Pguy, dont je suis all voir le tombeau avec le gnral de Gaulle, dans les

    champs de la Marne : Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre A Diderot qui,lors de son retour de Russie, crivait qu'il ne lui restait plus que dix ans au fond de son sac ,ce qui fut vrai un mois prs. Je pense au pre Teilhard de Chardin qui, en mars 1945,rpondait : Quand voudriez-vous mourir ?Le jour de Pques , et qui est mort le jour dePques 1955. Je pense aussi Albert Camus qui crivait dix ans avant sa mort accidentelle : Alors que dans la journe le vol des oiseaux parat toujours sans but, le soir ils semblenttoujours retrouver une destination. Ils volent vers quelque chose. Ainsi, peut-tre, au soir de lavie10

    Cest sur cette possibilit dun temps prfigur et parfois prvu que porte notreinterrogation. Malraux nous ouvre la conscience que lhomme nest quun rveur diurne qui a peut-tre prfigur son futur. Et nous voulons nous employer lapprofondissement deces questions , en esprant pouvoir, chemin faisant, amener des lments de rponse.

    III. Du cadre et de son impossibilit

    Mais, envisager, ainsi que le fait Malraux et, ainsi quen portera plus loin encore larflexion, Pierre Bayard dansDemain est crit11,la problmatique dune influence de luvre

    sur le champ biographique, nous dplaons notre point dinterprtation. De ltude de lareprsentation littraire nous glissons vers le champ des sciences cognitives, celui en

    particulier de la psychologie voire, en apparence encore plus loin des domaines esthtiques,celui des neurosciences. En effet, si tant est dailleurs que nous disposions des lments

    biographiques suffisamment prcis, complets et dgags de la subjectivit de lintress afinde les mettre en perspective avec luvre produite, comment envisager la rsurgence

    biographique dune uvre sans sengager sur le terrain mouvant jusqu la dilution oulinconsistance dune psychocritique inverse? Car il sagirait ds lors de considrer le

    parcours biographique en regard des manifestations crites dun imaginaire qui en auraient t

    prcurseur soit ouvrant une vision de lavenir, soit fixant un parcours pour celui-ci voiesbauches, portraits esquisss, scnes entrevues. Et lon sent bien, avant toute chose, combienla dissymtrie de nature entre les deux objets le texte mri, conu et fini ; lexpriencevcue, mmorise sous des formes fatalement fragmentaires et subjective, sans cesseremodele dans une mmoire rengocie de ltrepourrait fragiliser lassise mme deshypothses avances. Si tant est dailleurs, dans le meilleur des cas, que nous puissionsdisposer dun matriau autobiographique et biographique suffisamment dvelopp, stabilis et

    prcis, grand serait le risque dtre pig par la subjectivit dun tat biographique (notre

    10

    Andr Malraux,Miroir des Limbes I, Antimmoires, Paris, Gallimard, Folio, 1972, p. 17-19.11Pierre Bayard,Demain est crit, Paris, ditions de Minuit, Paradoxes, 2005.

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    reconnaissance Marguerite Duras pour avoir dpass un tat fixiste de lcriture) ou parnotre propre subjectivit toujours prompte aplanir divergences et nuances pour parvenir valider la force dune dmonstration. Andr Breton qui dcrit dans LAmour fou lecaractre prmonitoire qua pu avoir pour lui-mme le pome antrieur Tournesol PierreBayard, dansDemain est critoppose un dmenti argument. Car les liens entre le pome etla rencontre amoureuse ne sont donc pas absurdes, mais il nest pas vident quils prexistent lintervention de Breton, qui ne leur confre une forme de vraisemblance quau prix duntravail lui-mme potique, jouant sur la multiplicit des sens possibles et infiltrant aprs coupune cohrence tardive dans une uvre lorigine plus ouverte, avant de devenirannonciatrice12. Comme est fragile limpression le plus souvent non objectivable de la

    prmonition, alors que nous sommes toujours en qute de sens. Lesprit est toujours prompt restituer des lignes signifiantes qui tmoigneraient dun sens plus haut, ou plus profond, voiredun sens tout court, en dplaant ses perspectives, et en se laissant aller aux leurres de lasubjectivit slective l o il croit faire uvre objective. La fragilit dune telle dmarche

    nous incline, pour lessentiel13, laisser ce parcours aux psychologues qui, se penchant sur lesmandres du sujet, utilisent les projections imaginaires textuelles ou les projectionsimaginaires14comme un matriau subsidiaire leur dmarche analytique.

    Notre approche premire, les limites du corpus quelle fonde et lgitime, est avant toutlittraire et esthtique. Limaginaire propre, mais aussi celui dautrui agrg jusqu devenirsien, nous ne pouvons lenvisager que dans la relation porte par le texte, ou par des textessuccessifs dun mme auteur, et peut-tre avant tout parce que cette relation danticipation estreconnue, tout au moins a posteriori, par celui qui nous en livre les manifestations. Ainsi, siBalzac peut avoir souffert du syndrome du conteur en se mettant en scne sous des formesdiffractes dans ses propres personnages comme le docteur Benassis, ou Albert Savarus (quiest Balzac trente-cinq ans en homme de loi), puis appeler son chevet de mourant le nom deson mdecin de fiction Horace Bianchon15, nous laisserons Octave Mirbeau linsondablemystre dun destin referm sur et dans une uvre. Nous carterons donc, pour fascinantequelle soit, cette manifestation toute personnelle du storytelling,o toute une vie dcrivainfinit pas se fondre, lhabitude cratrice et le dlire dbilitant de lagonie aidant, danslimaginaire de la fresque narrative de La Comdie humainequi lavait anticip16. Au centrede notre regard et quelques soient les perspectives priphriques transdisciplinaires dont nousviendrons lclairer, la fois lieu de la manifestation prmonitoire et mdium dune

    exprience esthtique qui la met en jeu, le seul texte littraire.12Ibidem, p. 71.13Nous y drogerons occasionnellement, en particulier quand le rapport de la textualit et de la biographie estincontournable.14Nous pensons en particulier lpreuve danticipation de Mario Berta. Mario Berta,Lpreuve danticipation /Test de limaginaire personnel, traduit de lespagnol par Ignacio Garcia Orad, Ramonville Saint-Agne, ditionsrs, 1999.15Anecdote reprise en 1907 par Octave Mirbeau dans le chapitre La mort de Balzac du romanLa 628-E8.16Nous pensons en particulier La Peau de chagrin, qui est, avec Louis Lambert, la fois celle des uvres deBalzac o merge le plus de traits autobiographiques, et celle o se trouve le mieux prfigures ses derniresannes, en particulier sa relation avec Mme de Castries, qui est une incarnation de Fdora, et son mariage tardif

    avec Mme Hanska, qui ressemble par bien des traits celui de Raphal et de Pauline. Faut-il, comme nous leverrons avec Ren Crevel, que le clair-obscur de la fiction et de lautobiographie qui y perce soit un indice deson caractre prmonitoire ?

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    Ainsi, si nous conservons les livres dAndr Breton dans notre corpus cest en raisondes positions esthtiques de lcrivain qui nient la fiction. En effet, dans ce cas, la lignefrontire entre la reprsentation biographique et la reprsentation littraire se trouve abolie etces deux dimensions de la reprsentation sont portes sur le mme plan. On sait quel pointBreton fut hostile la littrature affabulation romanesque17 de la fiction et combien il futattach appeler de ses vux et raliser par ses propres livres une forme de transparenceautobiographique qui se dcline dans les multiples images comme la maison de verre18, le cristal ou les cubes de sel gemme19. Par consquent les phnomnes prmonitoires delcriture loin de trouver rsonnances dans une biographie dont ne nous parviendraient quedes bribes insuffisantes, et en tout cas trop peu prcises sur le plan de la vie psychique, noussont livrs dans lcriture elle-mme, deviennent mme la matire ou lobjet de lcriture,quand le livre nen est pas le terrain dexprience in media res. Car, ainsi que lavanceMarguerite Bonnet, On ne saurait oublier en lisant Nadja que le livre saccomplit dans et

    par le temps de son criture20. Le livre surraliste savre la fois en prise sur un accompli

    et en attente dun accomplissement. Son point darticulation est linterface du biographiqueet de lobjet esthtique; ainsi nous ne pouvons, en loccurrence, pas scinder ce que nousvoulions distinguer. Breton nous rappelle combien est vaine, finalement, la distinction surlaquelle Cervants a appuy sa satire du Don Quichotte entre la fiction et la ralit. Lalittrature, bien au-del de cette fiction, est un questionnement sur le monde dans sonapparente vidence. Davantage encore, ce monde nexiste, et nous nen tendons la ralit etla connaissance, que par le regard objectiv dune part, que veulent avoir les sciences, et

    par le questionnement sensible qui est celui de la littrature.

    De ce fait notre objection initiale manque de pertinence et nous navons donc pos unefrontire entre la littrature et la psychologie que pour, en fin de compte, mieux la contester.Car comment la littrature qui est aussi, sous des degrs de matrise formelle variables (etnotre corpus donne une grande amplitude cette variabilit), une projection dexprience

    psychologique de la ralit en mme temps quune invitation faite au lecteur de la reproduiresous une forme tierce pourrait-elle tre scinde de la continuit avec ltre humain et observecomme un objet en soi, coup de son contexte ? Il sensuit que nousdevons en tenir comptedun point de vue mthodologique et pistmologique dans les principes qui fonderont notredmarche et nous devrons de ce fait tmoigner de lattention la continuit de lobjetesthtique et du vivant.

    IV. Des pralables pistmologiques

    Quelle erreur tout dabord que le cloisonnement acadmique sil est davantage quundveloppement de mthodes spcifiques visant mieux dcrire la singularit de lobjet dans

    17Andr Breton, OC I,Nadja, p. 651. [Nous rappelons que les ouvrages des auteurs les plus frquemment citsfont lobjet dun systme dabrviations dont la table est en dbut de ce volume].18

    Ibidem.19A.B., OC II,Lamour fou,p. 681 (page 684 pour lillustration).20Ibidem, note 2, p. 1529.

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    son univers esthtique en ce qui nous concerne propre. La partition du champdexprience peut-elle produire autre chose que la haute crtinisation21 dnonce parEdgar Morin ? Comment y chapperait ltude littrairesi elle oublie que la littrature, sonobjet, est une projection de la psychologie, par les proprits du langage, pour former uneno-ralit subjective sur le rel indchiffrable ? Il sensuit que lon ne peut lire la littraturequen invitant les regards croiss dune approche transdisciplinaire. Notre recherche nousamne dailleurs aborder des champs nouveaux, des marges, des anomalies du tempsirrductibles nos systmes de pense, qui sen trouvent mis en crise. Ces crisesnous sont

    parfois des signes que nos modes de pense doivent voluer vers dautres systmes danalyseet de reprsentation pour apprhender plus pleinement le rel. Lespoir existe, au seuil dunethse, de dmonter que []notre systme de pense est ouvert et comporte une brche, unelacune dans son ouverture mme22. De cet espoir dcoule lambition dapporter un nouveaumodle thorique en cohrence avec une mthode, mme si telle esprance est toujoursmodre de la conscience de [] la tragdie de la pense condamne affronter des

    contradictions sans jamais pouvoir les liquider23 ; entre ces deux tensions nous voyonslinvitation penser dans la relativit dun tat scientifique dune poque donne.Ainsi, parcequelle dcrit des relations sans fermer les possibles, nous adopterons la thorie desdispositifs, et nous ladapterons aux questions de temporalit pour dcrire ce que nousdsignons comme les dispositifs de temporalit. Ce choix a pour corollaire une conception dela recherche, la transdisciplinarit. Nous aurons loccasion dexposer pourquoi ces choix sesont avrs les mieux aptes aborder et interprter les manifestations antrieurementirrductibles. Mais, sans anticiper, nous pouvons dire que la mthode est la plus adapte unobjet esthtique dans un tat singulier de la civilisation. Nous avons t en qute d une

    mthode de limmanence qui est le mode par lequel lhomme moderne se pense, et sereprsente dans la littrature. Notre choix critique sest port sur la thorie du dispositif carelle replace notre regard au cur de la complexit desrhizomes, parce quelle sadapte ladiffrence gnrique et nest pas soumise la tentation dunholisme surplombant qui strilisela pense en croyant llever. Notre choix thorique, au contraire, fait du texte un point nodalo convergent des lments matriciels venus dhorizons divers, aussi bien destechniques quedes renouvellements scientifiques qui bousculent et modlent parfois les sensibilits commeles reprsentations. Nous nous replaons au cur de limmanence. Considrer le texte commeune convergence justifie lui seul lapport de regards transdisciplinaires o nousconvoquerons aussi bien les sciences physiques que lanthropologie. Mais considrer le textecomme manifestation de limmanence inhrente la modernit a pour corollaire den faire lecentre dune pragmatique, de le replacer dans un systme de communication ouvert la consommation de lobjet littraire nayant rien dobligatoire, et son interprtation restant

    21 Ainsi on arrive lintelligence aveugle. Lintelligence aveugle dtruit les ensembles et les totalits, elle isoletous les objets de leur environnement. Elle ne peut concevoir le lien insparable entre lobservateur et la choseobserve. Les ralits cls sont dsintgres. Elles passent entre les fentes qui sparent les disciplines. []Tandis que les mdias produisent la basse crtinisation, lUniversit produit la haute crtinisation. Lamthodologie dominante produit un obscurantisme accru, puisquil ny a plus dassociation entre les lmentsdisjoints du savoir, plus de possibilit de les engrammer et de les rflchir. Edgar Morin, Introduction la

    pense complexe, Paris, Seuil, Points Essais, 2005, p. 19-20.22Edgar Morin,Le Paradigme de la complexit, inIntroduction la pense complexe,p. 102.23Ibidem,pistmologie de la complexit, p. 128.

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    libre. De ce fait, sil est intressant denvisager comment le texte littraire est le rsultat duneconvergence lorsquil est cr, il est tout aussi passionnant de tenter de voir comment il uvresur son public, et de le faire dans les deux cas pour la reprsentation du temps au cur delaquelle se situe, manifestation autant que problme, la prmonition. Ainsi nous consacreronsla premire section de notre deuxime partie montrer que ce renouvellement pistmique estncessaire en regard dun tat de lart pour apprhender la singularit anomale des objetsconsidrs dans la textualit comme une reprsentation relative du rel dont la littrature est la fois cran et forme intelligible.

    Adopter la thorie du dispositif en sa pleine cohrence pistmologique a pourconsquence de modifier la dmarche dans la production argumentative dune tude qui

    permet de parvenir au rsultat attendu, et qui lui donne son nom gnrique : une thse. Uneposition dimmanence suppose une dmarche de type inductif. Nous ladoptons pour trepleinement cohrent avec les principes pistmiques qui fondent notre thorie. Cette

    dmarche inductive est double et doit fonder la fois sa mthode aprs en avoir cartdautres moins adaptes, et dcrire son objet pour parvenir une interprtation, la thse elle-mme. Elle nest donc pas sans difficult, au premier rang desquelles la double j ustificationde la mthode et de sa production intellectuelle, ni sans cueil.

    Pour ces derniers, ils rsident avant tout dans le report jusqu la conclusion de lathse attendue. Ce nest quen rejetant des modles critiques anciens non sans avoir reprisleurs apports pertinentsque lon peut justifier dune mthode critique qui, pour la questiondu temps, reste laborer. Et ce nest quen appliquant cette mthode ltude des dispositifsde temporalit dans les textes et aux effractions quy constituent les prmonitions que lon

    peut dcrire le fonctionnement de la reprsentation temporelle. Au terme de ces deuxprocessus, on peut enfin resituer cette production dans laxe vritablement esthtique qui vadu crateur au lecteur ou au spectateur. Ainsi, ce nest quen fin de ce long parcours,mimtique du parcours du chercheur, qui est lui-mme dans limmanence par rapport linconnu quil veut dcrire, au point frontire o la port linterrogation de Malraux, que lathse peut pleinement se dessiner et faire sens.

    En outre, la direction vers laquelle doit tendre une thse est dautant moins assurepour le sujet qui nous occupe que les sciences elles-mmes divergent sur la question de laprmonition, qui a vu son statut changer au fil des poques, en mme temps que les sciences

    changeaient elles-mmes de discours et de mthode. Mais ces dfaites entrevues sontinhrentes la connaissance en devenir sujette la premption de ses certitudes. Nous seronsdonc fort souvent conduits penser de manire ouverte, cest--dire probabiliste, mais aussi

    penser quil ny a pas dautre pense que probabiliste.Nous postulons par consquent que lesdiffrences entre les disciplines scientifiques nobligent pas trancher systmatiquement entrelune et lautre, ou les opposer de manire dialectique, ou supposer que lune viendraitremplacer lautre en leffaant mais, plutt, les envisager de manire conjointe, en acceptantleur discontinuit, en pointant leurs divergences, en cernant des champs partiels deconvergence synthtique au cur du rhizome. Il ny a souvent pas dantinomie entre les

    rsultats divergents des diffrentes sciences, mais des continuits complexes et qui ne se

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    savent pas encore24 et nous choisissons louvert jusqu ce quune dmonstration ferme cepossible. De ne pas vouloir tendre la vrit serait-ce sur un texte littraire souvent prsentcomme fiction, nous sommes fort de la laisser mieux se laisser un peu plus deviner dans lesintervalles des antinomies et dans la ralit des complexits. De la sagesse acquise, nous

    projetons la volont pistmique de nous replacer dans la grande unit du monde et desmanifestations humaines que sont la culture et lart, ceci au prix dun htrogne assum.

    Notre objectif final est ainsi de replacer lhtrogne que nous aurons tudi au cur du texte,non seulement dans le texte qui en est la matrice et lunivers de signification, mais lchelleet dans lentre deux de ces sciences de taille humaine (et dabord parce quelles ont lhomme

    pour objet, quelle sont dans lentre deux de mthodes issues des sciences qui se veulentexactes et de la singularit dun objet qui a justifi lmergence de sciences dites humaines)que sont lanthropologie et la neurobiologie. ce prix seulement, nous pourrons retrouver la

    part vritablement humaine, la part esthtique, la part littraire des phnomnes temporels deprmonition.

    Il reste dfinir un terrain dtude : une priode de la littrature franaise ou pluttfrancophone sest impose nous car limportance quelle accorde aux phnomnes

    prmonitoires a sembl en contradiction avec ltat de connaissance scientifique de la socito cette littrature spanouit. En cette priode charnire entre XIXme et XXme sicle, lascience dbat et carte progressivement les phnomnes prmonitoires auxquels la littraturedonne une place centrale, en tout cas pour les auteurs qui vont nous occuper. Lcart entre cesdeux regards pouvait initier notre problmatique. Les paradoxes dcoulent le plus souvent dequestions mal poses, ou dclairages qui restent dcouvrir.

    V. Approche du champ de recherche

    On pourrait croire que ces phnomnes prmonitoires sont lapanage dune littratureantique ou classique, dont le paradigme esthtique et thique tait orient par la croyance une surnature transcendante, et que la modernit la contenue par la mise distance dans lesregistres du merveilleux ou du fantastique au nom dune rationalit scientifique raffirme parle discours sur le temps de Bergson. Mais les prmonitions de notre corpus apparaissent

    justementdans une littrature contemporaine de la rationalit bergsonienne. moins que lonne voie dans la permanence de linterrogation une forme de nostalgie des ges o lide de

    prmonition pouvait encore donner lillusion dun pouvoir sur le futur, et-il t rserv ladivinit ? Cette dernire intuition nest pas exclue. Et les interrogations dun Malraux neseraient plus en ce cas que des nostalgies latentes vhicules par la culture. Elles seraient lesondes dans lesprit humain de reprsentations anciennes livres par linertie culturelle nosesprits, et en voie dextnuation dans une modernit qui ne lui donnerait plus la place que lui

    24Nous aurons loccasion de revenir sur cette question dans notre dernire partie propos de la concomitancedes approches psychanalytiques et neurobiologiques. Mais les difficults des sciences physiques de notre

    XXIme sicle trouver un modle dunification entre les phnomnes physiques microscopiques dchellequantique et ceux macroscopiques qui se jouent lchelle du cosmos sont la preuve que les sciences humainesnont pas le privilge de laporie insoluble.

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    ouvrent les Essais de Montaigne25 pour en accueillir le pittoresque, ni le substrat dunecaution scientifique pour en asseoir la ralit. Lhistoire des sciences tmoigne que lacharnire entre le XIXme et le XXme sicle est fort occupe par les expriencesmtapsychiques jusqu ce que les expriences mdiumniques, passes lpreuve delexprimentation scientifique, vers 1920, ne rvlent leur vacuit. Or, lge moderne fait

    placeune place parfois rduite la suggestion ouverte mais craignant de savancer, commenous lavons vu avec Malraux, ou limplicitede qui ne veut pas encourir le ridicule assnen retour par un discours raisonnable des interrogations sur les phnomnes

    prmonitoires.

    Parmi ces interrogations, il nous a paru en merger de majeures dans une priode dontnous pourrions fixer lamplitude entre 1880 et dont le terminus ad quem correspond la findu premier mouvement surraliste, lore de la seconde Guerre mondiale. Elles sontmajeures relativement notre problmatique initiale : pourquoi des phnomnes

    prmonitoires continuent-ils apparatre dans des textes de lge scientifique ? Mais onperoit rapidement que cette unique question pourrait nous laisser dans le seul champ delhistoire des mentalits. Or, ds que le regard sattarde sur les textes, il apparait que les

    prmonitions sont aussi et surtout primordiales sur un plan esthtique. En effet, les uvresconsidres lui font une place quantitativement importante, et les phnomnes prmonitoires

    jouent un rle organisateur ; ils participent aussi bien lhermneutique des textes qui laportent qu lesthtique de ceux-ci.

    La charnire entre les XIXme et XXme sicles apparat comme un temps dechangement de rgime de temporalit dans la littrature europenne, et les romans majeurs de

    lpoque portent cette crise. Est-ce un hasard si Paul Ricur, au moment o il tudielexprience fictive du temps, prend appui sur ces romans sur le temps parus, pour lessentiel,entre 1920 et 192526, que constituent Mrs Dalloway de Virginia Woolf, La Montagnemagique de Thomas Mann, et la recherche du temps perdu de Marcel Proust ? Ces fables

    sur le temps27 trahissent et traduisent une crise des modles temporels. Georges Poulet, deson ct, origine plutt ce moment du dbut du XXme sicle, o sachvent les modlesnaturalistes, bergsoniens et symbolistes et ce nest plus enfin, comme chez Mallarm et lessymbolistes, lide dun monde mental o le temps ne coulerait plus, o les essences nedgnreraient plus, o le jardin des choses spanouirait, labri des vnements historiques,

    dans lternit de lesprit. [] Do, un peu partout, dans la priode qui va de 1890 1914, le

    25Montaigne place en exergue de son essai De la force de limagination une citation dorigine indterminemais qui serait commune chez les clercs de son temps. Cette phrase expose le pouvoir prmonitoire delimagination : Fortis imaginatio generat casum . Michel de Montaigne, Essais, I, XXI De la force delimagination, dition de Pierre Villey, Paris, P.U.F., collection Quadrige, 1965, p. 97.26 Les dates de parution peuvent certes tre trompeuses. Mrs Dalloway est publi en 1925. La Montagnemagique,parue en 1924 a t crite entre 1912 et 1922 par Mann la suite dun sjour que lui -mme avait fait Davoz, cadre du roman. Les dates de parution d la recherche du temps perdu dbordent ce segment temporel

    puisque Du Ct de chez Swann a t publi compte dauteur en 1913, et certaines uvres ont connu uneparution posthume jusquen 1927 pour Le Temps retrouv. Mais, pour lessentiel, la priode de parution est

    identique et correspond une mme priode dmergence et de maturation de la rflexion sur le temps. 27Paul Ricoeur, Temps et rcit. 2. La configuration dans le rcit de fiction. Paris, Seuil, Points essais, 1984, p.191.

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    besoin de retrouver un contact nouveau et authentique avec lexistence et avec le temps28. Quelle que soit la date de basculement dans une nouvelle temporalit, ce changement de laconscience du temps sopre lvidence dans la priode que couvre notre corpus, et nousverrons en deuxime partie quil est largement conditionn par des modifications majeures delpistm par des avances scientifiques dorigines diverses (sciences physiques et

    psychanalyse) ainsi que par les dcouvertes technologiques au tournant des sicles.

    La priode de la littrature francophone couverte par les textes du corpus, environsoixante ans, du symbolisme au surralisme, comporte une cohrence. En effet, les formes

    prmonitoires envisages ny relvent plus vritablement du mode, longtemps tenu pourexact, de la rvlation divine, laquelle soprait par la voix des prophtes ou par lesdivulgations des rves inspirs. Ces modes de prmonition, qui avaient fond lesthtique dessonges prmonitoires, et concouru la dimension tragique des dramaturgies antiques etclassiques, se sont trouvs saps par le monopole de la rationalit scientifique ds lge

    classique et, en tous les cas, en plein XIXme sicle positiviste29

    . Une coupure est devenuepatente avec la transcendancedont les alas et nostalgies forment une part de lhistoirelittraire des XVIII et XIXme sicles, soit par lesthtique littraire que nous nous donnonsla facilit de vectoriser en mouvements , soit par des modalits de reprsentation, commele genre fantastique, qui mettent en scne et explorent les potentialits de cette indcision.Laccs la rvlation prmonitoire, parce quelle nest ni visibleni dmontrable, est ds lors,au mieux, rejete dans lordre du merveilleux. Certes le thtre zolien, comme le remarqueArnaud Rykner, rinvestit les forces invisibles des lois nouvellement dcouvertes delhrdit, et du milieu, dont les forces conjugues forment []une autre action qui vient

    pour ainsi dire hanter [laction visible], surgissant et l comme une ralitfantomatique30. Mais cette force dun destin trac savre non seulement opaque pour le

    personnage, et peine esquisse dans des symboles accessibles au seul lecteur (la vieillefemme la fentre lorsque Coupeau va chuter du toit, dans LAssommoir, par exemple) ouspectateur (la main de Madame Raquin qui tente de tracer les lettres dsignant le coupabledans ladaptation de Thrse Raquin). En tout tat de cause, si ce prsent reprsent est gros[]du pass quil rejoue constamment sans parvenir sen dtacher31, il nanticipe pas surun futur qui ne se jouera que dans linteraction de lhrdit et du milieu dont procdera toutela gnalogie cratrice des Rougon-Macquart. La boucle temporelle de lhrdit nest pas

    pleinement prmonitoire parce quelle est contrarie par lalas du milieu.

    Au demeurant, si tant est que le crateur lui-mme, romancier ou dramaturge, puissetirer de ce dterminisme lois et composantes dun devenir sans faille, et qui contiendrait les

    28Georges Poulet,tudes sur le temps humain, III Le Point de dpart, Paris, Seuil, Points essais ,1985, p. 7.29Le divorce entre rationalit positiviste et recherche dun nouvel irrationnel a dbut vers 1860, mais il connatun acm vers 1890. La prface dAnatole France au trait publi par Papus tmoigne de cette rsurgence : LaMagie occupe une large place dans limagination de nos potes et de nos romanciers. Le vertige de linvisible lessaisit, lide de linconnu les hante [] (cit par Guy Michaud,Message potique du Symbolisme, Paris, Nizet,1966, p. 372). Alors que Bergson publie Les Donnes immdiates de la conscience, Maeterlinck, pour sa part, se

    passionne pour Carlyle et pour Spencer : il est une science qui veut rduire au connu et qui, par contrecoup,roriente le dsir vers linconnaissable.30

    Arnaud Rykner,LEnvers du thtre,La Dramaturgie du silence de lge classique Maeterlinck, Paris, JosCorti, Les Essais, 1996p 271.31Op. Cit., p. 274.

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    traits du futur, sa dmarche relverait dune anticipation rationnelle du futur. Or nousexclurons de notre champ de recherche les manifestations de ce type (cf infra, 1.1.2. Les

    formes dominantes rationnelles) mme si leur proximit, pour luvre de Maeterlinck enparticulier, pourra tre clairante. Au-del des rves domnipotence depuis toujours nourrispar lhumanit, la matrise du futur a, en effet, constitu une des utopies majeures dupositivisme et des arts qui en assuraient le proslytisme, comme les romans danticipation deJules Verne. Mme si elle projette un futur, lanticipation relve pourtant du mode de laconjecture qui assoit sa probabilit diachronique de certitude sur lefficience synchronique dela raison et le reprage scientifique des donnes initiales de lexprience. Ces prospectivessont plus proches de LIntroduction ltude de la mdecine exprimentale, de ClaudeBernard, livre dont on sait le caractre thorique fondateur pour le naturalisme. Elles offrentdavantage une projection qui tend se fermer sur le prvisible, quune prescience dun futur lintrieur dun champ vritablement ouvert et hasardeux. Lanticipation construit defait unevision de lavenir partir du prsent, dans son continuum. Mais notre corpus sloigne et nous

    loigne des tentations positivistes et naturalistes dun avenir sous la coupe de la rationalit. Ilnen reste pas moins que les deux modles de prvision du futur ont cohabit voire rivalisdurant la priode considre.

    Pour lessentiel, ce corpus stend du premier thtre de Maeterlinck au surralisme,dans sa premire phase, savoir jusquen 1935. Luvre de Proust y forme une tapeintermdiaire et, dans une certaine mesure, contrepoint. Sy ajoutera titre secondaire unauteur de la constellation surraliste autour de Breton : Ren Crevel. Cette scansion principaleentre les trois auteurs sest impose comme une vidence au cours de la recherche pour la

    priode considre : la prmonition joue un rle majeur dans chacune des productionslittraires des trois premiers auteurs, et son utilisation esthtique y diffre trs nettement. Il estainsi possible denvisager des fractures comme des continuits entre ces trois auteurs. Existecertes, une relation entre les hommes eux-mmes, assez tnue, mais non sans incidence surleur reprsentation littraire pour les deux premiers, comme nous aurons loccasion de le voir.Maurice Maeterlinck eut loccasion de croiser Marcel Proust et dchanger avec lui, en

    particulier dans le salon des Bibesco Paris32, et la recherche du temps perdu porte lasurface des discussions des personnages plusieurs critiques33sur les uvres de Maeterlinck,qui tait lauteur en vue, et dans ses profondeurs un certain nombre demprunts thmatiquesaux conceptions maeterlinckiennes de la prmonition, comme celle des avertis . Les

    personnes et les ides du dramaturge et du romancier se sont donc croises. Plus curieusementquand on connat la radicale diffrence de leurs univers littraires, ce fut aussi le cas deProust, dans ses dernires annes, et de Breton. Ce dernier fut charg, alors quil avait t

    32Pour les relations entre les deux crivains, on se rfrera Jean-Yves Tadi, Marcel Proust, biographie,Paris, Gallimard, 1996.33 Proust semble difracter chez ses personnages ses propres contradictions critiques enversMaeterlinck. Les travaux dAnne Simon nous apprennent que Proust a entretenu lgard du prix Nobel uneadmiration non dnue de critiques. Anne Simon Proust lecteur de Maeterlinck. Affinits slectives , inRevuedes lettres modernes. Marcel Proust 4 : Proust au tournant des sicles 1. Textes runis par Bernard Brun etJuliette Hassine. Paris-Caen, Lettres modernes Minard, 2004, p. 145-160.

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    engag en 1920 par Gaston Gallimard, de relire Proust haute voix34les preuves de sesuvres et, si les positions thiques et esthtiquesdu surraliste divergent radicalement de lamatrise formelle de lauteur d la Recherche du temps perdu, nul doute quil sut tirerintellectuellement parti de limprgnation que constitue un tel exercice de lecture. Mais cesrencontres se rvlent presque anecdotiques en regard des divergences entre les universesthtiques de ces trois auteurs et de la place quils y donnent aux phnomnes prmonitoires.

    La prmonition occupe une place centrale dans la dramaturgie de MauriceMaeterlinck : elle y est omniprsente et son importance dpasse de beaucoup leffetdannonce ncessaire au tragique quelle tait appeler jouer dans la tragdie antique ouclassique. La rflexion sur la prmonition savre une constante de la pense de Maeterlinck,

    proccupation dont le point culminant nous semble treLHte inconnu35,paru en 1917. Pourcet auteur, nous avons eu recours des ditions diverses. Pour lessentiel, nous avons utilisldition des uvres lditeur belge Andr Versaille a en effet confi Paul Gorceix le soin

    dune dition en quatre tomes assez complte, tout au moins pour le thtre, et nous avonscomplt par des ditions plus anciennes et dorigines disparates, la lecture des essais dudramaturge belge dont ldition de Gorceix ne donnait que des versions fragmentaires. Nousnous concentrerons sur le premier thtre de Maeterlinck non sans envisager le caschant des pices postrieures 1901. Si la question de la prmonition se rvle en effet uneconstante du thtre du dramaturge belge, son traitement diffre dans le second thtre, notre sens plus proche du ple didactique que du ple esthtique, en tout cas de cetteesthtique du vertige qui animait le premier thtre. Si luvre de Maeterlinck abonde demanifestations prmonitoires encore peut-on dire que beaucoup de projets sont rests au stadedesquisses. Outre une nouvelle sur le rve avertisseur , LAvertissement, ou un drameesquiss dans lAgenda de 189036, ilavait envisag dexplorer les modes les plus tranges de

    prmonitions. Lexcellente dition des Carnets de travail pour la priode de 1881 1890tablie par Fabrice Van de Kerckhove37 est une ressource inestimable pour le chercheur enqute de comprhension de la gense des uvres et des ides de Maeterlinck et, au-del duneintellection purement rudite, du traitement esthtique de la prmonition.

    Ltude de la prmonition dans luvre de Marcel Proust la recherche du tempsperdunallait pas de soi. Mais elle sest impose avec force ds lors qua pu tre constate laplace fondamentale que des variantes de la prmonition occupaient non seulement

    quantitativement mais qualitativement dans cet ensemble monumental de romans. Celui quelon cantonne souvent tre un crivain de la mmoire a en fait construit toute la dynamiquede son difice romanesque sur un rapport au futur. Ce constat nous permettait desprer defcondes mises en perspective avec le traitement de la prmonition chez les deux autres

    34 On ne peut que samuser de voir un crivain aussi loign de la forme quAndr Breton ait servi de gueuloir au sens o lentend Flaubert un crivain soucieux dune matrise formelle aussi phnomnale queProust.35Maurice Maeterlinck,LHte inconnu (1917), Paris, Fasquelle, 1953.36 Pour un drame, prsage, quelquun qui une fentre ou une porte, vient avecUne lumire que le vent teint. Maurice Maeterlinck, CT II, p. 1220.37

    Maurice Maeterlinck, Carnets de travail (1881-1890), tome 1, dition tablie et annote par Fabrice Van deKerckhove, Bruxelles, Labor, 2002.

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    Nous voici en qute dun objet qui na peut-tre pas dexistence, ou une manifestationqui est pour le moins controverse et qui nous a assign une approche probabiliste. Tel est le

    privilge exigeant de cet objet quest la prmonition dexiger de nous, sans rien renier denotre approche littraire, de croiser les regards pour la dfinir dabord en tant quobjetintrinsquement problmatique38, et de devoir user ensuite dun objet improbable pour

    problmatiser une reprsentation esthtique du temps.

    Mais il nous faut assigner un point de dpart notre dmarche. Partons de notre propreincertitude initiale et laissons-nous conduire par le processus de dfinition qui nous a tenseign. Lobjet qui nous occupe est lui-mme incertain, dans lentre-deux dune existencelinguistique, puisquun mot le dsigne, de manifestations littraireseffectives dans les texteshistoriquement situs de notre corpus, et dune contestation scientifique de son existence. Il nous appartient avant tout dessayer decerner ce non cadr de la prmonition en tout cas de lereplacer la fois dans une histoire de ses manifestations et reprsentations, dans lambigut

    de son existence, et devant les dynamiques qui y donnent accs ou qui la gnrent. Ce pointde dpart est aussi une problmatique.

    38Situons-nous. Si nous tenons maintenir de strictes distances envers lsotrisme, nous ne renoncerons pas repenser les frontires de la rationalit par les proprits dcouvertes en plus dun sicle dans les sciences

    physiques et depuis peu en neurobiologie : on peut constater les manifestations textuelles de la prophtie sans ycroire, tout comme constater les pouvoirs prmonitoires des souris et supposer une continuit du vivant qui

    pourrait en confrer la proprit aux hommes.

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    1repartie

    Typologies dun objet incernable:

    La prmonition

    1.1.Variations : typologie smantique de la prmonition

    Phnomne a priori assez flou, la prmonition ne semble pas entrer dans des cadresstricts dont la nettet permettrait une pense rationnelle. Nous voici ainsi, dans un premier,

    port envisager une dfinition du phnomne, essayer de le circonscrire. A cet effet, nousnous proposons de cerner lobjet sur un plan smantique en envisageant le champsynonymique du terme, lequel champ offre des variantes dune grande richesse tant dans ladnotation que dans la connotation. Mais la dsignation est un premier jugement de sonexistence. Ainsi cette approche lexicale, par les connotations dont elle entoure la dsignation,nous permettra de replacer le phnomne dans une double axiologie allant du rationnel (cest--dire de lavr, fond sur des processus analysables qui mnent dun moment son futur)

    lirrationnel (phnomnes non explicables) et de lavr lincertain ou lerron. Nousproposons den parcourir la palette dans les trois tensions suivantes : manifestationsrationnelles, irrationnelles, ou juges illusoire. Il va sans dire que nous nenvisageons ici quele jugement port par le lexique, une anticipation juge comme effective par un auteur et noninfirme par lunivers o elle est reprsente sera considre comme effective, quel que soit leregard critique que nous pouvons porter sur sa ralit. Le texte forme ralit, mme si noussommes amens ultrieurement porter un jugement critique sur cette inscription de la

    prmonition dans le texte pour les auteurs de notre corpus. Nous nenvisagerons pas non plus,sauf interfrence avec des prmonitions de nature involontaire, les anticipations de naturedlibre, ayant pour support une projection rationnelle. Commenons de ce fait par lescarter.

    1.1.1. Les formes dominante rationnelle

    Un certain nombre de phnomnes danticipation procdent dune volont dlibre dese projeter depuis le prsent dans le futur en sappuyant sur des processus de pense quirelvent de la rationalit. Ainsi en est-il de la probabilit, dont la ralisation, lexistence

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    []sans tre certaine, peut ou doit cependant tre affirme plutt que nie, compte tenu desinformations que lon possde, des rgles de la logique, etc.39. Dautres modalits, comme laconjecture (oriente vers une zone inconnue, pass, prsente ou future), sappuient sur unamalgame entre dveloppement de rapports de causes effets rationnels et dhypothses

    probabilistes pour supposer une situation quil nest pas possible de fonder avec la certitudedun rapport de causes effets mcaniques. Si elle est commande par des mcanismeslogiques et un dveloppement gomtral de type mathmatique ou statistique et souventassocie des diagrammes, courbes ou schmas, la conjecture se mue en projection ou en

    prvision (au sens moderne), avec les variantes de moindre dfinition comme la perspective.Le dictionnaire Le Robert donne un sens driv en psychologie de ce terme qui rfre au mcanisme par lequel un sujet peroit comme tant dans le monde extrieur, dans autrui,des tats affectifs qui lui sont propres . Cette dernire acception se rapproche sensiblementdes phnomnes de projection imaginaires que nous rencontrons dans le contexte parodiquedu Don Quichotte ou, avec un traitement fantastique, dans LInvention de Morel dAdolfo

    Bioy Casares (cf. infra, 1.2.6.B. Lunivers quantique). Ce type de projection ntant pasdlibr ou conscient de la part de celui qui lopre, nous ne lcarterons pas de notre tude.

    Lorsque la tension vers lavenir existe mais que reste latent le processus rationnel dedveloppement dun futur par le sujet, nous avons affaire des phnomnes de lordre delinquitude ou de lapprhension, cest--dire dune ombre porte sur le futur par un constatanalytique ou intuitif sur le prsent. Mais de telles projections restent latentes et, dans lordredu texte, trouvent la ressource de limplicite.Nous verrons que Maurice Maeterlinck en jouerafrquemment en son thtre de manire estomper des prdictions que ses notes de travailconsignes dans les Agendas stipulaient de manire trop nette (voir infra : 3.1.5. Autresmanifestations prmonitoires).

    Certains modes danticipation jugs rationnels sont apprhends par le lexique partirde leur point de reconnaissance, dans le futur. Ainsi en va-t-il de la rminiscence (en tout caschez Platon). Si la psychologie moderne en fait une exprience proche du dj vu en ceque son point originel, voire son identit et sa reconnaissance, sont vagues et incertaines (et dece fait le terme connat la connotation ngative de souvenir incomplet en registre

    populaire), la rminiscence est suppose avoir une origine effective. Ce nest que chez Platonquelle se dgage dun simple phnomne mmoriel (en tout cas telle que la mmoire est

    aujourdhui dfinie comme une facult qui trouve ses limites extensives dans lexpriencestricte du seul sujet) et peut tre classe dans les phnomnes danticipation (voir plus loin la rminiscence platonicienne ). Cette modalit de phnomne danticipation, rationalis, ounon expliqu, se distingue, ainsi que le rappelle tienne Souriau, de luvre prophtique pardeux caractres : dune part, elle naffirme pas la ralit de ses prvisions, le plus loin quelleaille est laffirmation dune trs grande probabilit; dautre part, elle ne peut tre que

    purement humaine et ne prtend aucune inspiration surnaturelle40.

    Les diffrentes formes rationnelles ont leur genre : la science-fiction ou, plusgnralement, des uvres qui assument une perspective fictionnelle danticipation. Bien que

    39Le Robert, t. 5 ParqReu-, p. 472.40tienne Souriau, Vocabulaire desthtique, Paris, P.U.F., Quadrige, 1990, p. 129.

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    ces uvres puissent postuler un tat de la science tout fait fantaisiste au moment o ellessont cres la capacit de prcognition, par exemple, dans Minority Report de Philip KDick 41elles avancent soit un dveloppement rationnellement admissible de la connaissance

    par rapport au moment o elles sont cres dans le temps digtique (tel est le cas pour laplupart des romans de Jules Verne), soit un mode de dveloppement dapparence rationneldes facteurs scientifiques dun futur postul. Beaucoup duvres de science -fiction ont tdmenties par le futur (ainsi en est-il de Voyage au centre de la terre, de Jules Verne) et ellesnont eu dintrt que pour la fantaisie quelles apportaient au moment de leur parution, pourleur potentiel imaginaire. Nanmoins, si elle peut relever dun modle critique (avec desutopies ou dystopies), il arrive que la science-fiction soit en quelque sorte rattrape et valide

    par le futur. Ainsi en va-t-il par exemple des camras de surveillance de nos grandes villes quienvahissent nos lieux publics et qui ractivent la crainte dun Big Brother issu de 198442,derrire lequel se dissimulerait un pouvoir totalitaire. Ainsi en a-t-il t de lunivers socio-

    politique de Mtropolis43o coexistent des visions dune humanit asservie et broye par la

    machine-Moloch dont les flammes seront rattrapes par celles des fours crmatoires nazis, oudu dnouement44dict par la scnariste et compagne de Fritz Lang Tha Von Harbou, que letotalitarisme national socialiste allemand portera de lcran la ralit. La science-fiction peuttre ou ne pas tre prmonitoire.

    Bien quil ne soit pas exclu de faire rfrence ces modes danticipation du futur, enparticulier parce quils peuvent fonctionner en contrepoint ou en concurrence avec lesphnomnes de prmonition reprsents, nous les carterons en gnral de notre champ

    dtude en raison de leur prvisibilit rationnelle.La prmonition, elle, chappe la matrise.

    1.1.2. Les formes dominante irrationnelle

    Loracle a particip de la culture antique des arts divinatoires associs au culte

    dApollon, donc souvent sis en des sanctuaires dont celui de Delphes est le plus clbre.Lgendes et mythes antiques ont consacr cette figure, dont loracle Tirsias qui, dans lemythe ddipe, a pour particularit dtre frapp de ccit, soit aprs avoir t aveugl par la vrit divine, soit par mpris des ralits visibles trompeuse. Maurice Maeterlinck fera

    41 Philip K. Dick, Minority Report, traduction de lamricain revue par Hlne Collon, Gallimard, Folio SF,2002.42Georges Orwell, 1984, traduction Amlie Audiberti, Paris, Gallimard, Folio, 1972.43Fritz Lang,Mtropolis, 1927.44La fin du film clbre la concorde retrouve entre les forces conomiques capitalistes et les travailleurs, paisscelle dune poigne de mains sous le porche de la cathdrale qui lui donne un caractre sacr. Laboutissement

    univoque de la dialectique du film, en apparence euphorique, amne en fait au totalitarisme, dont les idologiesdes annes 30, et en particulier le national-socialisme allemand allaient nous montrer le terrible pouvoir dedestruction de la libert humaine et des hommes eux-mmes.

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    considrablement voluer dans son thtre cette figure de laveugle en la gnralisant lacondition humaine sans lien la transcendance. Quant Andr Breton, sa posie prophtique

    peut sinscrire dans cette veine apollinienne, condition quon carte l encore toutetranscendance. Paralllement loracle, laugure tait dans lantiquit une prdictioninterprte par un individu, lui-mme dsign du mme terme daugure spcialis dans ledcryptage de signes divers en particulier de mtores (foudre) ou de comportements(oiseaux) ou autres entrailles danimaux.

    Dans une acception plus moderne o le processus codifi dinterprtation antique sestmu en superstition informe encore plus nbuleuse, laugurea fini par dsigner des lmentsdu monde rationnel dont la rencontre ou le comportement observ suffit par gnrer unevague crainte chez le sujet. Ainsi en va-t-il des chats noirs ou autres miroirs briss. Si cesmanifestations sont extrieures au sujet, elles nen sont pas moins intgres (cause commeeffet) lanticipation subjective, en particulier dans la dramaturgie symboliste du premier

    thtre de Maeterlinck o les signes redoublent les pressentiments la lisire delinconnaissable o il campe ses personnages. Le prsage se rapproche de laugure en celaquil relve du signe et, en loccurrence, ne dsigne plus linterprte. Signe daprs lequelon croit pouvoir deviner, prvoir lavenir45, il ncessitait selon la tradition, de mme que lesauspices, un travail de dcryptage. Mais si les auspices relvent de la culture grco-romaine,le prsage a acquis un sens plus gnral nappelant pas lintervention dun aruspice ou dunautre devin spcialis. Il sagit dune manifestation partir de laquelle tout un chacun, pourvudes codes symboliques inhrents un tat de civilisation, serait apte tirer des consquencesde la manifestation dun signe pour un avenir proche ou lointain. Il est notable queMaeterlinck fait frquemment usage du terme dans ses carnets, en soulignement desmanifestations quil entend glisser dans ses uvres, en particulier pour ses premiers projetsnarratifs comme Onirologie ou dramatiques comme La Princesse Maleine46. Dans les deuxcas, les prsages sont prsents jusqu la saturation. Le terme semble se rarfier dans la suitede luvre du dramaturge comme si la nettet du prsage (le caractre indubitable du liensymbolique entre le signifiant et le signifi) tait entre en contradiction avec une potiquequi extnue la puissance du langage. Les oiseaux des Aveugles, par exemple, seront danslindtermination de lindice et du symbole, de la communication prmonitoire aveclinconnaissable, et du signe prmonitoire cod.

    La vaticination dsigne aussi une prdiction de lavenir effectue par le vaticinateur,dans lAntiquit. Le terme a suivi la mme pente quaugure mais au niveau de lactehermneutique. Prive du substrat transcendant qui la lgitime, la vaticination a fini pardsigner un discours dlirant. Sans doute cette acception a-t-elle particip la construction dela figure du fou inspir, dont Maeterlinck nous offre des avatars. Mais ce trait nest pas

    45Le Robert, t. 5 ParqReu-, p. 430.46 Par exemple : 4) En la chambre de Maleine, avant ltranglement, il faudrait quelques apparitions ou

    prsages de mort, par exemple dans les plis de vtements blancs sur une chaise (il y ferait obscur), agits par le

    vent qui vient de la chemine un voile de soie jaune ayant la forme dune / tte de mort, lombre dun arbresagitant un peu comme une ombre dhomme dans un coin o il y a un rayon de luneetc. , in M.M., CT I,Agenda de 1889,p. 836.

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    tranger la figure du baron de Charlus, qui se donne des airs de prophte47 lorsquil parledans la recherche du temps perdu de Marcel Proust.

    La prophtie se dmarque des oracles du monde paen non seulement par sonappartenance des religions monothistes rvles, mais par la dimension prescriptive

    directement ou indirectement collective de son message, comme dans le cas de la prophtie deMose48. Nous reviendrons plus loin sur les prophtes et prophties (cf. infra, 1.2.2.B. Pouvoirdivin : le prophte ). Andr Breton retiendra cette dsignation dans LAmour fou quand ildsigne le pome Tournesol comme un pome prophtique 49 mme si la dimensionspirituelle50est dun tout autre ordre dans les reprsentations surralistes.

    Le terme prdiction qui englobe lensemble des discours danticipation a fini par sespcialiser pour designer les interprtations tires de codification mathmatiques ou physiquesde lunivers, en particulier dans les pratiques astrologiques.La prdiction est, en tout tat decause, le message dcrypt de laugure, ou la traduction verbale dun pressentiment, dune

    prmonition. Son caractre assertif le distingue des tats ambigus des perceptionsprmonitoires.

    Augures, oracles, prophties ont la caractristique dtre tirs dun champ transcendantextrieur au sujet et de devoir, la plupart du temps, passer par un intercesseur, soit lu, soitdtenteur dune sagesse hermneutique des signes. Mais ce trait sera contest par lesurralisme, mme si lhermneutique y est revue lge de la psychanalyse.

    1.1.3. Les anticipations errones.

    Un certain nombre de phnomnes danticipation sont dsigns par des termes, ouportent des connotations qui contiennent un jugement de valeur ngatif qui forme rejet de laralit quils dsignent. Si lanticipation de type rationnel est mise en doute, elle devient une

    supputation, terme dont lacception moderne est devenue ngative. Elle est ainsi classe dansles illusions ou les supercheries. Ainsi en va-t-il du dj vu parfois qualifi de faussereconnaissance (qui donnera lieu plus loin une tude spcifique).

    En elle-mme, lacception du terme rverie a connu une variation diachroniqueimportante : originellement ngative car synonyme de dlire , mais aussi de vision

    47M.P., R III, La Prisonnire, p. 752.48Ancien Testament, Exode 3, (TOB), p. 84.49A.B., OC 1, LAmour fou,p. 720.50 Andr Breton, en dpit de son opposition toute transcendance, reste imprgn des modles des arts

    potiques, en particulier de celui dAgrippa dAubign, qui reprend Marsile Ficin les quatre furor

    potiques : celle des Muses, celle de Dyonisos, celle dApollon et celle de Vnus. L encore, ce processusdimprgnation culturelle conduit une lacisation ou une scularisation des modles. A.B., OC I, SecondManifeste du surralisme, note 2, p. 1617.

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    prophtique, elle devient parfois positive, dsignant les productions desprit quon fait force de rver51 , puis la forme prromantique de rhabilitation des forces non libres delimaginaire dans Les Rveries du promeneur solitaire de Rousseau ; si son errance estvalorise par le surralisme, elle tire sa connotation ngative dune vision sociale qui ensoumettant lattention des dmarches rigoureuses dites objectives, dvalorise le temps de larverie et les projections qui en sont issues. Quelle soit caractrise ds son nonciation ouau moment o le constat simposede son caractre illusoire, la chimreprocde dune vaineimagination que lon a tendance considrer comme une ralit52. Ainsi, comme lutopie,dont ltymologie du terme induit un cadre spatio-temporel non-raliste, elle relve dune

    projection purement imaginaire. Dans les deux cas, le terme comporte un jugement de valeurngatif (avec une composante fantasque pour la chimre), mme si lutopie est assume dansle genre littraire comme un dcalage critique par rapport la ralit. Elle est en effet une

    projection, qui peut tre situe dans lavenir, non pas dune ralit prsente, mais dunensemble idologique. Lutopie est lanticipation de lide, servie par limaginaire.

    1.1.4. Les formes non classables

    Certaines formes hybrides paraissent difficilement classables. Le pronostic (en grec,prognstika, driv de prognostikein, connatre lavance ) qui a initialement t un

    synonyme du signe daugure, intgre une dimension alatoire, et oscille entre un plerationnel (la logique de lissue dune pathologie, par exemple) et un ple irrationnel (du faitdes inconnues qui peuvent contrarier ce cheminement, ce qui est particulirement le cas dansdes jeux de hasard comme les courses de chevaux) avec une composante intuitive elle aussivariable.

    Car lintuition peut tre aussi une capacit de connaissance du futur bref ou longterme, mme si le sens premier ne porte pas ce caractre prdictif. En effet, ce mode deconnaissance qui ne fait pas appel la raison (tout en tant connaissable par celle-ci) est directet immdiat. Alors que lintelligence prend, dans luvre de Bergson, une fonction pratique,

    en vue de laction de lhomme sur le milieu, lintuition se constitue comme une connaissanceimmdiate, sensible, dans le temps, qui forme une apprhension des donnes analyses parlintelligence. Dans une acception plus large et populaire, lintuition, sans doute du fait de lasynthse quelle opre entre les donnes perues, a fini par acqurir un sens prdictif,devenant un quivalent de ce sixime sens parfois allgu et dont les impressions sontinvrifiables. Elle entre donc dans les processus prmonitoires.

    51Dictionnaire de Michelet, 1680, cit parLe Robert, t.6, p. 11.52Le Robert, t. 1, A-B-C, p. 754.

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    Nous verrons que lintuition est importante dans luvre de Proust, en particulier pourla deuxime forme de prmonition, celui du pressentiment53 de la vocation, o elle vientcomme un premier tat de ce que lintelligence aura ensuite dmler et comprendre, pourtransformer la comprhension en action. En ceci, Proust est trs proche de la philosophie deBergson mme sil recompose le mcanisme de sa psychologie.

    Quant au pressentiment, il est dfini parLe Robert comme un phnomne subjectif,tat affectif interprt comme la connaissance intuitive et vague dun vnement futur qui ne

    peut tre connu par un moyen naturel54. Il ne repose pas, comme la simple intuition, sur desmcanismes cognitifs conscients ou semi-conscients qui permettraient de lasseoir sur unerationalit. Forme plus ambigu quhybride, il met en jeu une dimension motionnelle, et ilsemble surtout permettre un futur qui ne serait pas prvisible par des biais raisonns. Peut-treen raison de la dimension motionnelle quil inclut, Proust a une prdilection pour le terme,en particulier pour dsigner les prmisses de la vocation dcrivain du narrateur55. Relevant

    dun ordre de connaissance qui dpasse voire nie le pouvoir de la raison et porte daccs dupsychisme linconnaissable, il a particulirement intress Maurice Maeterlinck, qui en faitfrquemment mention dans ses carnets de travail. Ainsi, propos du petit Allan de La

    Princesse Maleine, lAgenda de 1889 prvoit un [] petit garon derrire la porte [qui]appelle maman ou parle de maman comme par quelque pressentiment, affinit, terreur,etc.56. Le dramaturge utilise ponctuellement le terme avec un autre sens dans la formule Le pote a le pressentiment de lunivers57 : Il sagit plus vraisemblablement en ce casdune conception holiste et lucide de lunivers, et donc du temps.

    Ce temps dtude smantique nous permet desynthtiser une dfinition de lobjet quenous observons dans les textes, cest--dire quil nous offre une polarisation du terme

    prmonition(la polarisation tant ouverte sur des variantes, voire des inconnues). Pour dcrirele phnomne que nous qutons dans les textes du corpus dfini, au terme prcognition, deformation savante, et qui dcrit de manire peu connote une facult psychique plutt neutre,nous prfrerons le terme prmonitionqui dnote aussi bien la facult que le phnomne etoffre la particularit, par son tymologie (du fait de son radical driv du verbe latin monere : avertir ) de porter un sme durgence, de radicalit, donc ventuellement dexpriencevertigineuse. Nous ne retiendrons pas la composante spatiale admise dans la dfinition

    (connaissance dun vnement lavance ou distance58, prcise le dictionnaire LeRobert) sauf si cette distance est de nature interpsychique comme dans le cas de la tlpathie,

    53Mme si les rsums d la recherche du temps perdu usent souvent du terme pressentiment pour dsigner desphnomnes de prmonition, Proust est trs rigoureux dans la distinction lexicale aussi bien que dans ladistinction de nature entre prmonition et pressentiment.54Op. cit.t. 5, Par-Reu, p. 440.55 En tout cas, pour en revenir laccent particulier de cette phrase, comme il tait singulier que le

    pressentiment le plus diffrent de ce quassigne la vie terre--terre, lapproximation la plus hardie des allgressesde lau-del se ft justement matrialise dans [Vinteuil] le triste petit bourgeois biensant que nous rencontrionsau mois de Marie Combray. M.P, RIII,La Prisonnire,p. 765.56

    M.M., CT II, p. 848. Nous soulignons.57Ibidem,p. 1191.58Op. cit.t. 5, Par-Reu, p. 418. Nous soulignons.

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    thorie sur laquelle Maeterlinck appuie une partie de ses modles. Nous utiliserons ce termeen concurrence avecpressentiment, en particulier pour luvre de Marcel Proust o existentde fortes nuances entre les deux manifestations.

    Nous comprenons la prmonition comme le futur anticip, que cette certitude, ou cette

    illusion, soit envisage depuis le moment de son mergence, ou depuis linstant de sareconnaissance en tant que phnomne ayant t anticip. Bien quelle puisse se lire traversdes signes extrieurs au sujet, la prmonition a une dimension subjective, ou intersubjective.Cependant les phnomnes ne se livrent pas toujours dans la nettet du classement que nousavons envisag ci-dessus et les auteurs eux-mmes peuvent sciemment jouer de lindcisionsur la nature du phnomne, en particulier dans un contexte fantastique, mais aussi dansdautres rgimes esthtiques. Ainsi, la prmonition dans certaines pices de Maeterlinck est -elle lavers de ce que le personnage napprhende lui-mme que comme une inquitudefonde sur des conjectures rationnelles. Enfin nous appelons prmonition, tous les

    phnomnes danticipation qui sont donns pour avrs dans lobjet littraire qui lesreprsente, condition que la relation chappe la rationalit dun rapport de cause effetmcanique connaissable par ce quune poque a cadastr comme des voies naturelles. Ilimporte donc que ces phnomnes procdent dune causalit occulte ou irrationnelle, defacults psychiques inexpliques, ou dune capacit de porosit un ordre reprsent commeinconnaissable tel linconscient.

    De cette approche nous pouvons aussi retirer des variables sur les modalits de laprmonition. Certaines formes engendrent une perception claire (la vision, par exemple, quiest comme une fentre ouverte sur lavenir) de ce que sera le futur, dautres, comme la

    rverie, une perception vague ou imprcise, enfin certaines adviennent par des signes quidemandent tre dcods (comme certains types daugures ou de prophties) selon desschmas heuristiques divers.

    La prmonition diffre sensiblement dans la teneur de son message : lmentsparcellaires, intuitions dtats, messages ou mises en garde, images concrtes ou symboliques,scnes ou fragments narratifs.

    Si la prmonition relve, tymologiquement, de lavertissement, donc, dune faon oudune autre, dune invitation dune instance transcendante (supranaturelle), ou immanente

    (psychique), modifier son comportement en fonction dun futur espr, redout ouredoutable, nous envisagerons peu lintentionnalit sous-jacente59 au phnomne dans lestextes considrs, si tant est quelle y soit explicitement ou implicitement reprable.

    59

    Nous aurons loccasion de voir, en particulier dans luvre de Ren Crevel, que cette partition philosophiqueentre volont intentionnelle et action non intentionnelle peut disparatre ds lors que lon rintroduit uneconception complexe du psychisme, et en particulier le rle de linconscient.

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    1.2.Intensits et degrs de probabilit : dynamiques des passages vers le futur

    Nous avons initialement abord la prmonition par des typologies smantiques quirfrent la structure mme du langage : il sagissait, partir dune variation smantique,

    daboutir une dfinition de lobjet qui nous occupe. Nous souhaitons prsent nous carterde cette mthode, et la complter, pour envisager un nombre non exhaustif de variantes ou

    plutt dintensits60qui, travers lhtrogne des manifestations, rfrent des dynamiquesprmonitoires, cest--dire au point o le futur a t anticip. Notre approche de lhtrognesera associe une approche probabiliste dans la mesure o ces manifestations, en fonctiondes contextes diachroniques de la philosophie, de la science et de lesthtique que nousconvoquons comme clairages de cette intensit, peuvent se trouver soit valides, soit nies,soit, avec la modernit, penses en termes de probabilits ou post-rationnels. Il nous importeavant tout douvrir dans cette premire partie un champ problmatique.

    1.2.1. Un modle a-subjectif : le temps cyclique

    Une des hypothses fondant la prmonition serait celle de lexistence dun tempscyclique. Le modle du temps cyclique, un de ceux qui peuvent expliquer la rcurrence dunvnement et, par induction, son caractre prvisible, nest peut-tre pas aussi tranger lamodernit que lon pourrait le croire. Ayant cit les exemples de Lternit des astres deLouis Auguste Blanqui, Le Baphomet de Pierre Klossowski, ou Les Gorgiques de ClaudeSimon, Jean-Franois Hamel note que La rptition, tout au moins sa tentation, fait doncretour l o on lattendait le moins, dans une modernit que lon prtend volontiers aussidsenchante que confiante en lirrversibilit des temps61. La conception grecque duntemps cyclique pourrait modliser des formes danticipation, la prmonition ntant ds lors

    plus que la reconnaissance de quelque chose qui se donnerait pour connaissable dtre attendudans un temps en spirale. En ce cas, et sans prjuger bien entendu de la validit de ce modletemporel, le retour est extrieur ltre lui-mme, qui est parti prenante dun flux matriciel

    sensment identifiable et rcursif qui le vhicule. Ce temps conu comme cyclique apparatcomme la projection dun modle gomtrique sans doute issu de projections cosmiques (lessaisons, les cycles des astres) sur le temps irreprsentable, modlisation qui emporte lhommedans son flux, tout en lui laissant identifier des rcurrences, un mouvement de revenancepar

    60 Une transduction dtats intensifs remplace la topologie [] , Gilles Deleuze, Felix Guattari, Capitalismeet schizophrnie 2, Mille plateaux, Paris, Les ditions de Minuit, collection critique , 1980, p. 26. Notretypologie structuraliste commence dj sinscrire dans les dynamiques dun modle critique, celui dudispositif, qui va subsumer la structure dans les parties suivantes de notre tude.61 Jean-Franois Hamel, Revenances de lhistoire. Rptition, narrativit, modernit, Paris, Les ditions deMinuit, 2010. p. 9.

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    lequel une configuration du temps se manifeste aprs une longue priode de latence. 62 Cemodle nest peut-tre pas fondamentalement tranger aux perspectives de mtempsychoseavec rincarnation dans le pass et le futur qui semblent sous-tendre les propos nigmatiquesde Nadja dans le livre ponyme dAndr Breton63.

    La fin du XIXme sicle est, en la matire, rvlatrice de cette transition car lediscours des sciences vient redoubler la prophtie antrieure et lannihiler en mme temps.Sous la manifestation dun vnement prvisible et parfois annonc retour dune comte,fatalit pesant sur une ligne familiale, la science a dcouvert des phnomnes rductibles des mcanismes : les lois gravitationnelles universelles, ou celles de lhrdit. Retour etrevenance forment des avatars des prophties antrieures parfois formules sur le schme dutemps cyclique. Victor Hugo tmoigne de ce passage avec la figure dEdmond Halley,astronome ayant dcouvert le prihlie de la comte laquelle il donna son nom : prdictionmprise en dbut de pome64, sa dcouverte nest valide que post mortem par le retour de

    lastre la date annonce.Il nen reste pas moins que la modernit, en rduisant des formes mcaniques les

    avatars dun schme cyclique du temps eten inventant le temps de lHistoire (et les modlesnarratifs, le roman en particulier, en sont les projections exemplaires), a gard la nostalgie etcomme la trace en creux dun temps sinon eschatologique, tout au moins tendu vers undevenir sens. Ainsi Jean-Franois Hamel rappelle que [] cette conscience exacerbe delhistoricit fait natre le fantasme dun moment futur o lentiret du pass se trouverait nouveau disponible dans la plnitude de son sens65 . Donc, mme si le temps cyclique nerelve pas de notre champ, linquitude qui continue habiter la modernit et qui le nourrit

    dun futur a pu tre un vecteur de la prennit, ou de la rsurgence dun intrt pour laprmonition. La prmonition est en effet du temps qui a du sens, et bien plutt la rvlationquun sens se cache dans des signes de route, des signes reconnatre, signes dont lecontinuum formerait une architecture ou matrialiserait une Parole. Et ce potentiel repre peuttre dautant plus prcieux ds lors que, justement, notre rapport au monde se trouve coupdes ples de la transcendance, et plong dans une immanence aveugle ce qui trouve une

    possible rsonnance dans notre corpus, tout au moins pour luvre de Maeterlinck et lesconceptions surralistes.

    Le parallle trouve l son point de rupture car la tension vers le futur connatre de la

    prmonition nimplique pas la re-connaissance propre un temps cyclique marqu par leretour du mme, serait-il une identit subjective dont la rsurgence serait cyclique.

    62Op cit.,p. 10.63 Ce nest pas l Mais, dis-moi, pourquoi dois-tu aller en prison ? Quauras-tu fait ? Moi aussi jai t en

    prison. Qui tais-je ? Il y a des sicles. Et toi, alors, qui tais-tu ? A.B., OC I,Nadja,p.697.64 Il avait dit :Tel jour cet astre reviendra

    Quelle hue ! []

    Victor Hugo, La Lgende des sicles, XVI La Comte, in uvres compltes, Posies, tome III, Paris, RobertLaffont, Bouquins, 1985, p. 423.65Op. cit.p. 11.

  • 7/24/2019 Caralp_Jean-Michel - Proust La Dualit de La Lutte Entre tre Et Temps

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    1.2.2. Modles traditionnels irrationnels

    1.2.2.A. Extraterritorialit de lme: la rminiscence platonicienne

    La thorie de la rminiscence, ou anamnse (anamnsis, que lon traduitparfois parressouvenir), sous-tend le modle philosophique de Platon. Cest dans le Mnon, que Platonexpose au mieux la pense de Socrate sur la connaissance pralable des ides et sur la thoriede lme immortelle et de la mtempsychose qui la sous-tend :

    Donc, puisque lme est immortelle et quelle a vcu plusieurs vies, et quelle a vu tout cequi se passe ici et dans lHads, il nest rien quelle nait appris. Aussi nest -il pas du toutsurprenant que, sur la vertu et sur le reste, elle puisse se souvenir de ce quelle a vuauparavant. Comme tout se tient dans la nature et que lme a tout appris, rien nempchequen se rappelant une seule chose, ce que les hommes appellent apprendre, elle ne retrouvedelle-mme toutes les