brouhaha

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Brouhaha - Alors les gars, qu’est-ce que vous en pensez ? - C’est grand. - Et puis, la qualité de la photo, c'est trop ! - Ça ne fait pas photo de classe. - De toute façon, des photos de classe, on n’en a jamais dans ce lycée. - C’est bien. - C’est bleu. - Tous en bleu comme ça, on se sent à fond dans le métier. - Vraiment ? - Non, je plaisante. C’était de l'ironie. - Moi je ne suis pas d’accord avec ce parti pris de représenter les élèves en bleu de travail. Parce qu’ils étudient dans une filière professionnelle, il faudrait forcément les réduire à cette image de l’homme au travail ? - Ils ne donnent pas vraiment l’impression de travailler, avec leurs mains dans les poches. - On dirait plutôt un piquet de grève. - Ils ont toujours mal aux pouces ! Du matin au soir, on se bat pour qu’ils sortent les mains de leurs poches. - Avec une telle affiche, on va devenir célèbres ! - Ce soir, c'est sûr, on passe à la télé. - Peut-être pas, mais au moins dans le journal. Est-ce qu’il y a des journalistes ? - Au fait, quand est-ce qu'on sera payé ? - Moi, c'est 15 % minimum ! - 15 % de quoi ? Ça ne rapporte rien, une affiche comme ça. - Mais alors, ça sert à quoi ? - C'est un peu comme une publicité, mais qui n'aurait rien à vendre. - Et nous, on joue aux top-modèles, mais sans la haute couture. - T'inquiètes, tu auras quand même la cote avec ta cote. - Faut voir comment on reflète sur cette image. - On est trop classe. - Définitivement. - Je regrette tout de même qu'il y ait si peu d'élèves. - La plupart ont eu peur de s'exposer. - Comme s'ils ne l'étaient pas déjà suffisamment sur cette affiche gigantesque. - Peut-être que c'est tellement énorme pour eux, qu'ils ne tiennent pas à en rajouter. - J'en ai entendu un cet après-midi qui disait : « Pour la première fois, je me sens grand. » C'est beau, non ? - Il est là ? - Non, il ne voulait pas rater le car.

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Fiction écrite dans le cadre du projet Moi le groupe

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Brouhaha

− Alors les gars, qu’est-ce que vous en pensez ?− C’est grand.− Et puis, la qualité de la photo, c'est trop !− Ça ne fait pas photo de classe.− De toute façon, des photos de classe, on n’en a jamais dans ce lycée.− C’est bien.− C’est bleu.− Tous en bleu comme ça, on se sent à fond dans le métier.− Vraiment ?− Non, je plaisante. C’était de l'ironie.

− Moi je ne suis pas d’accord avec ce parti pris de représenter les élèves en bleu de travail. Parce qu’ils étudient dans une filière professionnelle, il faudrait forcément les réduire à cette image de l’homme au travail ?− Ils ne donnent pas vraiment l’impression de travailler, avec leurs mains dans les poches.− On dirait plutôt un piquet de grève.− Ils ont toujours mal aux pouces ! Du matin au soir, on se bat pour qu’ils sortent les mains de leurs poches.

− Avec une telle affiche, on va devenir célèbres !− Ce soir, c'est sûr, on passe à la télé.− Peut-être pas, mais au moins dans le journal. Est-ce qu’il y a des journalistes ?− Au fait, quand est-ce qu'on sera payé ?− Moi, c'est 15 % minimum !− 15 % de quoi ? Ça ne rapporte rien, une affiche comme ça.− Mais alors, ça sert à quoi ? − C'est un peu comme une publicité, mais qui n'aurait rien à vendre.− Et nous, on joue aux top-modèles, mais sans la haute couture.− T'inquiètes, tu auras quand même la cote avec ta cote.− Faut voir comment on reflète sur cette image.− On est trop classe.− Définitivement.

− Je regrette tout de même qu'il y ait si peu d'élèves.− La plupart ont eu peur de s'exposer.− Comme s'ils ne l'étaient pas déjà suffisamment sur cette affiche gigantesque.− Peut-être que c'est tellement énorme pour eux, qu'ils ne tiennent pas à en rajouter.− J'en ai entendu un cet après-midi qui disait : « Pour la première fois, je me sens grand. » C'est beau, non ?− Il est là ?− Non, il ne voulait pas rater le car.

− Eh oui, c'est tout bête : les cours de la journée sont finis, le car n'attend pas. Ils sont partis.− Et puis, ont-ils compris que c'était un vernissage ?− La plupart ne savent peut-être pas ce qu'est une oeuvre d'art. Alors un vernissage... − Les enseignants ne sont pas plus présents.− Et pourtant, ils ont tous eu l'information.− Quand ? Ce matin pour ce soir ?− Il est vraiment difficile de les extraire de leur routine.− Ou de leur charge de travail.− Au fond, un projet comme celui-ci, il faudrait presque plus le valoriser auprès des enseignants qu'auprès des élèves. On fait toujours comme si les profs étaient naturellement sensibilités à l'art, mais il n'en est rien.− Qui pourrait s'en charger ? C'est déjà beau d'avoir pu mener le projet à son terme.− Mais il est loin d'être fini.− Ah bon ? Qu'est-ce qui est prévu d'autre ?− Une exposition, je crois, et puis un livre...

− Vous allez la laisser longtemps, l'affiche ?− Ça dépend.− Elle ne risque pas de s'abîmer, avec la pluie, le vent ?− Non, elle est bien collée. C'est du papier résistant.− Nous, on voudrait bien la voir installée pour de bon dans le lycée.− Vous la verriez où ?− Dans l'atelier, par exemple.− Mais elle ne serait vue que par vous.− Et par tous les gars de l'atelier.− Plus ceux qui viendront après nous.− Et si on cherchait un endroit plus central, visible de tous les élèves du lycée ?− Pour qu'ils nous chambrent du matin jusqu'au soir ? Non merci.− Je crois qu'ils vous envient, plutôt.− Peut-être, mais ils le cachent bien.− Pour l'instant, mais d'ici quelques semaines, vous verrez leur attitude changer. Alors, où pourrait-on l'installer cette image ?− Dans l'escalier du self. Tous les élèves passent par là.− Ou dans le hall de l'administration.− Ils ne voudront jamais.− Au contraire, ce serait la nouvelle image de marque du lycée.− Nous, l'image de marque du lycée ! Vous rigolez ?− Pas du tout.− Ce serait top.− Ou la honte définitive.− On va en discuter avec le proviseur et voir ce qu'on peut faire.− Inch Allah !

− Je réalise un reportage sur cette exposition. Accepteriez-vous de répondre à quelques questions ?− Volontiers.− Vous êtes de la partie ?− Oui, je suis professeur de français dans ce lycée.− Parfait. Qu'est-ce que vous pensez de ces images ? Vous vous y reconnaissez ?− Pas moi. Mais certains de mes élèves, oui. Les mains dans les poches, c'est bien eux. Typique.− Ça ne vous choque pas, justement, qu'on les montre dans une attitude aussi peu engagée dans le travail. Votre but est bien de les préparer à leur future vie professionnelle, non ?− Je me demande parfois. D'un côté oui, mais ne nous leurrons pas : ce n'est pas au lycée, qu'ils vont apprendre vraiment leur métier. Nous, on est là surtout pour les faire réfléchir, pour qu'ils ne se jettent pas tête baissée dans la vie professionnelle. Du recul, ils en auront besoin, car leur carrière ne sera pas de tout repos. Alors peut-être que ces images restituent un peu de nos doutes sur la formation que nous leur donnons.− Ce n'est pas enthousiasmant.− Qu'est-ce qui est enthousiasmant aujourd'hui ?− Et vous madame, qu'est-ce que vous pensez de cette exposition ?− Je ne m'attendais pas du tout à de telles images. Je pensais voir des machines, des mains sales, du labeur. On a l'impression qu'ils s'amusent. C'est vraiment ça, l'enseignement professionnel ?− Mais madame, c'est de l'art.− Alors, ça change tout.

− Penses-tu vraiment qu'un projet artistique comme celui-là ait sa place au sein de l'Education nationale ?− Evidemment. Pourquoi me poses-tu cette question ?− Parce que je ne suis pas sûr que l'enseignement professionnel en ressorte grandi.− Ce n'était peut-être pas l'objectif.− Quel était l'objectif ?− Donner aux élèves la possibilité de se confronter avec un artiste, ouvrir ce type d'établissements à la création artistique, bousculer un peu les images toutes faites.− Je reconnais bien là la rhétorique de l'action culturelle. Tu veux que je te dise ce que ça produit comme effet concret dans un LP, ce genre d'intervention artistique ? Ça met le bazar. Et ça, toi, depuis ton bureau, tu t'en moques. Ce n'est pas toi qui vas rattraper les élèves par la manche pour les remettre au boulot.− Arrête de dramatiser. D'accord, ce type de projet injecte un peu d'agitation. Un artiste, c'est un « agitateur professionnel », pour reprendre un slogan fameux. Mais c'est plutôt positif. Ils ne sont pas encore à l'usine.− Oui, mais on a déjà tellement de mal à les convaincre de travailler. Et puis, tu crois vraiment qu'on va nous laisser encore longtemps jouer comme ça ?− D'abord, si c’est un jeu, c'est un jeu sérieux, pas un amusement gratuit. Et puis, faisons-le tant qu'on peut. On ne va pas baisser les bras avant d'y être contraints.− Je te trouve bien optimiste, ou irresponsable, c'est selon.

− Et toi, particulièrement rabat-joie ce soir.

− J'essaierais bien un de ces jeux vidéos, mais je n'ose pas. − Au contraire, c'est l'occasion ou jamais.− Je ne sais pas comment ça marche. Je ne suis pas bonne du tout à ces trucs-là.− Tu devrais aller demander aux élèves qui sont là, ils pourraient t'aider.− J'aurais l'air de quoi. Une prof qui les solliciterait pour jouer à un jeu de gamins.− C'est toi qui vois, mais j'ai l'impression que tu rates une occasion unique. D’autant que ces jeux-là sont uniques. Ce n'est pas tous les jours que tu pourras t'exercer à des jeux qui sont en même temps des créations artistiques.− Je ne suis pas trop convaincue que ce soit de l'art. Mais enfin bon, peut-être tout à l'heure.

− Qui c'est tous ces gens ?− Aucune idée.− Ils sont venus spécialement pour voir des images de lycées professionnels ? Ils n'ont rien de mieux à faire de leur soirée?− Il doit en connaître du monde, ce type. Sous ses airs sympas et pas sérieux, il cache bien son jeu.− Avec un artiste, on peut s'attendre à tout.− Comment il fait pour gagner de l'argent en s'amusant ? Nous, on a aucune chance d'y arriver.− Si ça se trouve, il ne gagne rien et il fait des petits boulots à côté, genre gardien de parking.− Tu rigoles. Il doit palper un maximum. T'as vu la taille des images, les ordis et tout le bazar. Il y en a pour un paquet.− Remarques, il est malin : il a tout fait payer par la boîte où je suis en stage. Comme ça, ça ne lui coûte rien.− Alors, tu vas retrouver ta photo sur les murs de ton usine ?− Peut-être, qui sait ?

− Belle réussite, cette exposition, n’est-ce pas ? Qu’en pensez-vous ?− Je suis très satisfait d’y avoir associé mon entreprise. Le résultat est intéressant… enfin, inattendu, pour être franc avec vous, mais intéressant. Ce n’est pas l’image qu’on s’attend à voir. Du coup, ce n’est peut-être pas non plus l’image qu’on attend d’une entreprise.− Ni celle de l’Education nationale.− En fait, nous innovons, vous et moi, n’est-ce pas ?− Il n’est pas sûr que ce sera bien compris par tout le monde.− J’en prends le risque. Pour diriger une entreprise, il ne faut pas avoir peur de prendre des risques.− Je n’en dirais pas forcément autant de notre administration !

− A part le quotidien local, est-ce qu’il y a d’autres journaux ?− Une radio est venue cet après-midi.

− C’est peu. Quand je pense à tous les cartons d’invitation que nous avons envoyés.− Ici, ce n’est ni Nantes, ni Paris. Personne ne se déplace. Ou alors, il faudrait leur organiser le voyage, avec visite privée, hôtel et restaurant.− Même à ce prix, je ne suis pas sûr qu’ils viendraient. C’est trop en dehors des clous de l’art contemporain. Des œuvres créées dans des lycées professionnels, installées sur place au lieu d’être destinées à une galerie ou un musée : quel critique d’art va se déplacer ? Il ne réalisera même pas que ça existe.− Remarque, Arnaud s’en fiche des critiques d’art. On a l’impression que pour lui, ni la galerie ni le musée ne constituent les destinations ultimes de l’œuvre. Il travaille ailleurs, autrement, et avec d’autres partenaires. Mais ça ne rend pas son travail facile à valoriser.− Pourtant, il s’en sort bien. Il vit de son art, enchaîne les commandes, trouve chaque fois le moyen de financer un livre.− Effectivement, c’est peut-être le livre, l’état final de chacun de ses projets.

Mesdames, Messieurs, chers collègues et élèves, c'est un grand plaisir pour moi de vous accueillir ce soir...