brisson - mythe dans protagoras de platon

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5/9/2018 Brisson - Mythe dans Protagoras de Platon - slidepdf.com

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8 L. Brisson

Dans cet article, nous voudrions retablir les faits et ecarter

ce prejuge, en montrant que Ie my t he de Protagoras exprime une

doctrine ethique et politique tres elaboree, qui s'oppose radicale-

ment a celle de Platon, dont Ie Pro/agoras presente une ebauche

de synthese.

Demonstration que nous developperons en trois etapes,

Tout d 'abord, nous ferons apparaitre les trois oppositionspertinentes qui t raversent Ie mythe de Protagoras 3 , tout en deter-

Le my the de Protagoras

Essai d'analyse structurale 1

par Luc Brisson

3 C. W. Muelle r, dans un excel lent ar ti cl e ( ' P ro tagor as tiber d ie Gorte r " Her-

me s 95 , 1967, pp, loW-59), qu i se p re sente e ss en tie lle rnent co rnr ne une analyse de

Prot. 322a 3-5, cherche a resoudre cette contradiction apparente,

Ilcommence par mcntionner et critiquer une premiere solution. Si, en effet,

on n 'omet pas I e membr e de phra se 1 ) , , , T I Jv - r ou · ( h: ou ( ! U Y Y E : V E L O C V , que nous aur ions

plutot tendance a considerer comme une redondance sans importance, on peut,

comme F. Diimmler iAcademica, Gies sen 1889 , pp . 119sq. ), W. Nest le tEinleirung

d. Komm. Ausgabe v. Platons P., Lei pz ig 1931 , p . 96) et M. Un ter st ei ne r ( The So-

phists, tr. from the Italian by K. Freeman, Oxford 1954, pp, 60-1, c f. n . 32 a p. 60

qui se t rouve p. 73), penser que l'homme participe au "lot divin ", parce que son

in te ll igence e st de f eu , p rincipe univer se l et , de cc fa it , d iv ino Ce qu i imp liquer ait

que Protagoras soutient une theologie naturelle du type de celles dHeraclite et de

Diogene d'Apollonie. Or, rien ne prouve qu'effcctivement Protagoras sc soit ins-

pin}, sur ce point, des doctrines d'Heraclite et de Diogcne d'Apollonie. Bien plus,

tout, au con tra ire , s embl e oppose r le s ceptic isme de Pro tagor as a I 'egard des dieux

au dogma ti sme propre a Heracli te et a Diogene d'Apollonie.

Par ailleurs, on ne peut sauver cette hypothese en faisant remarquer que c'est

par I 'a cqu is it ion de l ' e V " t " E X v o l ; (!ocp(a, qui equivaut a I ' g f l 7 r u p o c ; -rtxv1), que l 'homme

participe au "lot divin ", En effct , C. W. Mueller a raison de maintenir que la

phrase en son en t ier semble impliquer que I'homme participait au "lot divin "

avant d 'etre investi de I ' & r E X V O ~ crocp(oc ou de 1 ' £f 1 .m J po~ - r tx v 'l .

Voila pourquoi C. W. Mueller propose cette solut ion: . . Verwandschaft zwi-

schen Gott und Mensch heisst dann - bei Ausklammerung der Frage nach der

Exist enz der Gort er (Di el s-Kranz, 80b 4 ) - n icht s andere s, a ls das s d ie Vor st el lun-

gen der Gotterglaubens Projektionen oder Spielungen des Menschlichen sind"

(Hermes 95, 1967, pp. 143-4). Une telle hypothese a J'avantage de tenir comptenon seu iement de l 'a gnostic is rne de Pro tagora s , ma is aus si de son human isr ne (Di el s-

Kranz, 80 b I). Toutefois, elle prete flanc a la critique. En effet, dans cet te pers -

pective, Ie my t he que nous etudions perd toute signification, puisque les dieux ne

sont que des fabrications humaines sans consistance. En outre, on ne voit pas

pourquoi hommes et betes attcndraient quoi que ce so it d 'eux, ne fut-ce que sur

un plan mythologique. Par ailleurs, pourquoi imaginer des interrnediaires, qui

sont eux-rnernes des dieux, entre les dieux et les mortels, si Ie monde des dieux et

ce lu i de s morte ls ne sont pa s radic al ement d is tincts ? Bi en pl us , r ien ne nous p rouve

que, sur Ia base du principe "l'homme mesure de toute chose ", Protagoras ait

A ucune etude exhaustive n'a encore ete faite d u my the de

Protagoras 2, tres probablement it cause de 1'opinion qui prevaut,

selon laquelle il n'est qu'une histoire qui constitue un intermede

plaisant it I 'interi eur d'un dia logue admirablement compose certes,

mais qui, se terminant sur une conclusion paradoxale, ne presente

pas beaucoup d'importance.

1

Nous tenons a r econnaitr e not re det te it l'egard de I.-P. Vernant, dont Iesrernarques sur Ie my the de Protagoras dans' Promethee et la fonction technique "

in My t he et pensee chez le s Grecs , Paris 1969 (2" ed.), pp, 189-92, et dans 'Travail

<'I nature dans Ia Grec- ancienne '. in id.. pr. 208-10, an t const itue Ie poin t de depart

de cette analyse, et en ont guide le deroulement. I

, Une polemique s 'est devcloppee, qui fait toujours rage, portant sur I'attribu-

tion de la doctr ine dont ce mythe est I 'expression. Nous ne nous l ai ss er ons pas

entrainer dans une discussion qui, etant donne Ie nombre des avis sur le sujet,

ri squer ai t d 'e tr e f or t longue , e t s' avere ra it par a il leur s absol umen t i nu tile .

En cffet, une analyse du my the lui-merne et une etude de SOD inser tion dans

l 'ensembJe du Protagoras ne laissent aucun doute su r I e su je t. Ce mythe presente,

SOUS une forme condensee, une pensee dont il y a tout lieu de croire qu " elle est

ce ll e de Pro tagor as , e t qui s 'oppose radic al emen t it l'ebauche de la doctrine ethi-

que et politique de Platon, dont on trouve un premier achevement dans la Re-

publique.

Certes, cette facon de proceder est queIque peu expeditive, et ne remplace pasune etude comparative detaillee du texte de ce my the et de ce qu'il nous reste de

la doctrine de Protagoras (Diels-Kranz, 80). Mais no u s ri'avons ni assez de temps

ni assez despace pour rnettre en oeuvre une telle recherche.

Nous f er ons tout ef ois une excep tion pour 'E;-;z ,B" I ll ; ( , tX'I , ' l-pw7;O, · & d a : c ; tLo.t-

G Z S I J. .0 [p :x :: ;, O ; -: P{ 7 .I "C ' CN ! L E v [ad: n ;v 't 'o ~ '& Eo 1 a 't) Y" [E vE !.C CV ] ~ c[ l( i) V tJ.Ovov & E : o , j ~ bJ6!-L~crtv,

;",,:1. b:ezdpzt ~ W i. LO 'J ; 7 2 l Bp ,\ wf )O C L xa, a;clj.!-,-'X,::>: ikwv (Prot. 322a 3-5) . En ef fe t, c ette

phrase constitue I 'argument decisif de ccux qui refusent de voir dans ce my t he

I 'expr ess iori de la pensee de Protagoras, qui effectivernent est totalernent agnostique

(ef. Thier. 162d-e ; Sextus Ernpiricus, Ad),. math. IX 56; Eusebe, Praep. ev . XIV 3,7).

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Le myth I' de Pro/agoras 910 L. Brisson

une premiere expression systematique. Car, sur ce plan, Ie Proto-

goras recapi tule et o rgani se res result at s des recherches amorcees

dans les dialogues antcrieurs, annoncant, par la, la Republique.

Et enfin, nous chercherons a determiner de quelle pratique

sociale tire son origine et de quel confiit reel est I ' irnage cet affron-

ternent, dont le my the de Protagoras et la Republique constituent

les points de refe rence privi leg ies,

C 'est dire it quel point une analyse du my the de Protagoras

s'avere importante, non seulemcnt parce qu'elle nous revele I'es-

sentiel de la doctrine ethique et politique de Protagora set, par

choc en retour, I'essentiel de celIe de Platon qui, dans ce dialogue,

atteint, pour la premiere fois, Ie stade de la synthese, mais aussi

parce qu'elle nous force a re li er l 'a ffrontement de ces deux doct ri-

nes a Ia pratique sociale de I'Athenes des ye et lye siecles.

minant le role des connecteurs qui en assurent l'articulation en

une organisation dramatique. A eet effet, nous ferons appel au

struc tura li sme considere non comme une phi losophie, mais comme

une methode et, bien plus, com me une methode proteiforme qui

s'adapte it la variete des objets auxqucls on l'applique et dont les

resultats, en ce qui concerne I 'etude des mythes, s'averent parti-

culierement feconds 4.

Puis, cet te ana lyse st ructurale ayant e te menee a t erme , nous

ferons voir comment le my the de Protagoras s'integre dans le

Protagoras, comme la centre-partie, au plan de I'ethique et de Ia

politiq ue, de la doctrine platonicienne, dont ce dialogue presente

develcppe une doctrine theologique fondee sur l'anthropomorphlsrne. Et enfin ,

cette hypothese, comme la precedentc , se heurte a l 'agnosticisme de Protagoras.

Pour not re par t, nous e st imons que la sol ution e st bC, IUCOUPpil ls s imp le . P re -

nant pour acquis l'agnosticisme de Protagoras, il faut en tirer la consequence

suivante, Meme si Protagoras refuse de se prononcer sur l'existence ou la non-

exis tence des d icux, i l peut pa rfa it cr nent u til is er un mythe qu i p re suppose l eu r exi s-

tence, sans, par ailleurs, tenir pour certaine cette existence. Et cela tout simple-

ment parce que ce my t he ne constitue pas une preuve de l'existcnce des dieux, rnais

unc demonstration du fait que la vertu peut s'enseigner.

En d'autrcs terrnes, Protagoras peut pniser dam "immense fonds de la rnvtho-

l og ic popul ai re af in d 'en ti re r unc h is to ir e, que d' ail leur s i I' tr an sfo rme it so; gre,

dans lc but de prouver la participation de tous Ies citoyens it I 'aidos et it la dike,

que ces deux vertns aient ete ou non distribuees par Hermes sous I 'ordre de Zeus.

P ro tagor as u ti lis e done l a myt hol ogi e popula ir e sans f orcer nen t en sou tenir la va li -

dite. Qu'on croit ou non a I' ex ist ence des d ieux, c el a ne change ri en a I'essenticl.

L'art politique, qui se fonde sur l'aidos et la dike, peut et doi t s 'enseigner .

, Cer tes, nous fai sons reference a c. Levi-Strauss, 'La structure des mythes "

in Anthropologie structurale, Par is 1958, pp. 227-55. Toutcfois , nous reconnaissons

la pertinence des rernarques de G. Dumezil (in La religion romaine archalque, Paris

1966, pp. 30·2), selon lesquelles la mythologie indo-europeenne, dans le cadre de

I aquell e si nt eg re par ti el lement la r nyt hol og ie g recque , n' est pas Ie fa it d ' une pensee

p rimi ti ve , cor nr nc c' est Ie cas pou r le s mythologie s sur Ie squell cs port e la re cherchede Levi-Strauss, Par consequent, puisque l'objct est different, I'usage de la me-

t hode s tr uc tu ral e se ra d iff er en t. Bi en pl us, I emyt he deProtago ras s e pr es ent e comme

une oeuvre l it tera ire elaboree, eonseiente ct done art if ic ie lle.

C'est dire que Ie my the de Protagoras seloigne au troisierne degre des my-

thes etudies par Levi-Strauss, ct au deuxicme degre de ceux etudies par Dumezil.

Toutefois, nous estimons que, malgre ccttc distance, Ie my the de Protagoras peut

etre soumis a une analyse s tructurale devant nous en reveler I 'organisat ion profonde,

ju squic i la is see dans I 'om bre.

On j uge ra de l a val eu r de ce tte ana lys e sur s cs r esult at s.

1. La premiere opposition: dieuxlmortels

Le my the de Protagoras s'ouvre sur cette phrase: "C'6tait

all temps ou Ies dieux existaient, mais O U n ' exi staient pas les racesmortelles "5. L'opposition dieux(mortels, qu'on y decele, equi-

vaur done a I 'opposition immortelsrmortels: 1' irnmortalite ~n 'lt1es-

tion signifiant, avant tout, nne duree indefinie, c'est-a-dire de-

pourvue de ce commencement et de cette fin qui definissent la

vie des mortels .

Toutefois , l 'opposit ion immortels /mortels en implique, de facon

implicite, une autre: etres ayant une existence independante et

non derivee / etres ayant une existence dependante et derivee,

Car, dans le my the de Protagoras, l'existence des dieux est

donnee d'entree de jeu, alors que c'est aux dieux que les etres

mortels doivent Ia leur. Tout d'abord, en effet, les dieux facon-

nen t la substance des et res mortel s a I'interi eur de la terre, a partir

d'un melange de feu, de terre et tout ce qui peut entrer en com-

position avec ces deux elements ". Puis, a des epoques fixees par

le destin, ils les font monter a la Iurniere; d 'abord les betes 7, puis

s Prot. 320c 8 - d 1.

'Iii. 320cJ 2-3.

, !d. 320d 3·4.

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Le my/he de Protagor as------.-------.------.------- ..~-

1 12 L. Brisson

les hornmes 8. Et enfin, ils leur envoient des delegues charges de

leur distribuer les puissances qui doivent mener a son terme leur

organisat ion ~.

En definitive, les dieux assurent aux mortels leur existence, en

intervenant pour constituer leur substance, pour les faire paraitre

a la lumiere et pour les rnunir de leurs puissances. On remarquera

que les deux premieres interventions sembIent interesser to u s lesdieux et se produire directement, sans interrnediaire, alors que la

derniere s'accomplit par I'Interrnediaire de delegues et implique,

dans le cas de I'hornme, Ia tripartition fonctionnelle du monde

des clieux.

Pour Ie moment, nous ne ferons pas mention de ces dele-

gues. Nous nous attacherons plutot it mettre en lumiere Ia tri-

partition fonctionnelle qui, dans Ie my the de Protagoras, affecte

le monde des dieux 10, modele de la cite humaine, comme nous

Ie verrons plus loin. En effet, il ne fait aucun doute que Zeus

represente le souverain par excellence, detenteur de 1'art politi-

que ll. Par ai ll eurs, Zeus est protege par de redoutables gardiens 12.

En outre, Hephaistos et Athena font partie des dieux de Ia fonc-

tion productrice: Hephaistos se presente comme Ie detenteur de

1'art du feu 1\ alors qu' Athena apparait comme la deesse qui pre-

side a toute une serie d 'auu es arts H. La chose peut 5 'expliquer

par Ie fait que, comme I'ont montre M. Detienne et I . -P . Vernant,

Hephaistos ct Athena, la fil le de Met is, sont des divinites a metis 1&.

Bien plus, une t ripart ition spat ia le recouvre ce tt e t ripart it ion

fonctionnelle, en la renforcant, En effet, Zeus reside sur une aero-

pole 16. Ce qui nous laisse supposer que ses gardiens doivent se

trouver dans les alentours immediats de cette acropole durant

leur service, et, durant leur repos, sur les pentes de I 'eminence que

couronne cette acropole, Et par ailleurs, scion toute vraisem-

blance, c'est au pied de cette eminence qu'on peut situer la de-

meure commune cl'Hephaistos et dAthena 17.

Voila un element important du my the de Protagoras, dontnous tirerons toutes les consequences pl u s loin.

Et, face aux dieux, apparaissent les mortels, qui leur doivent

leur existence.

Ces etres mortels se divisent en deux groupes: les betes 18,

qui sont depourvues de raison 19, et Ies hommes 20, qui, comme

nous Ie verrons, sont investis de raison et doivent vivre en cite.

Certes, cette breve description des etres mortels ri'est que le

revers de celle que nous venons de faire des dieux. Toutefois,

c'est elle que nous allons poursuivre en analysant les deux autres

opposit ions pert inentes du mythe de Protagoras: betes/hommes,

art demiurgique/art politique.

2. La seconde opposition.' beteslhommes

8 Prot. 321c 6-7.

• Id. 320d 4-7, 322c 1 -2 .

10Le fait avait M ja e t c re leve pa r 1.·P. Vernan t, "P rome thee e t la fonet ion

te chn ique" , in Mythe et pensee chez les Grecs , pp, 190-1.

11 Prot, 321d 5 .

12/ .1. 321d 7.

13 Id. 321e 1·2.

l< ld. 32le 2-3.

"Sur le sujet, cf. la quatrieme section du livre de M. Detienne et de ],-P.

Vernant, intitule: Les ruse s de Fin te ll ig ence, La "me ti s ' d es Grecs , Paris 1974. On

lira notammenl ces quatre articles: 'L'oeil de bronze', pp. 167·75; 'Le mors

evcil le " pp, 176-200; •L a corneille de mer " pp. 201·41; . Les picds dHephaistos "

pp. 242-58.

En effet, les etres mortels se divisent, comme nous l'avons vu,

en deux groupes: les betes et les hommes. Or, les betes se distin-

guent des hommes essent iel lement parce qu'e lle s sont depourvues

de rai son 21. Ce qui les bloque au niveau d'un determinisme

total.

Au contraire, les hommes, parce qu'ils sont doues de raison,

et done investis de savoir, peuvent pratiquer divers arts. Et cela

est d'autant plus evident que, pour Protagoras, savoir equivaut

. . Prot. 321d 5-6.

17 II n'est pas surprenant qu'Athena et Hephaistos aient une demeure commune.

En effet, en plus d 'eire frere et soeur, ils entretiennent de multiples rapports (cf.

Pauly-Wissowa, s .v. • Hephais tos " R.E. VIII 1 ( 1912) , col. 348- 52) .

18Prot. 322b 2, 4.

»u. 321c 1.

=t« 321c 2, 5.

ud. 321c 1.

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Le my the de Protasioras 1314 L. Bris5011

restreinte a etc attribuee aces dernieres especes 33, alors que les

premieres se caracterisent, au contraire, par l'abondance de leur

progeniture 34. En definitive, Ie monde des betes est un monde

clos, ou taus les besoins ont deja ete satisfaits. Les betes vivent au

passe. Chez elles, le determinisme rem place la raison.

Or, au niveau de la satisfaction immediate des besoins fonda-

mentaux, la condition humaine est, de loin, inferieure a celIe desbetes, comme Ie met en evidence le passage O U Prornethee, se reo-

dant compte de la bevue d'Epimethee, fait Ie bilan de la situa-

tion. Les hommes sont completement desarmes 35. Ils sont nus,

c 'e st -a-dire depourvus de ce t equipement que consti tuent couver-

tures et chaussures 36. En outre, quoique rien ne soit dit con-

cernant leur nourriture, on peut conjecturer qu'ils eprouvent des

d ifficultes pour s 'approvisionner. Puisqu 'en effe t ils sont la proie

des betes qu'ils ne peuvent chasser 37, ils en sont reduits a etre

vegetations, c'est-a-dire a manger I'herbe, les fruits et les racines

qui leur tombent sous la main, sans pouvoir, a leur volonte , les

accommoder soit par l'agriculture soit par la cuisine. Par conse-

quent, Ie monde des hommes est un monde ouvert, a u aucun be-

soin n 'est deja satisfait. Dans un tel monde, Ia satisfaction des

besoins, loin d'etre immediate, passe par la mediation de I'art

savoir technique qui coincide avec I'usage de Ia raison. '

En effet, pour se proteger, les hommes devront maitriser ]'art

politique, dont I 'art militaire derive. Pour se procurer l'equipe-

ment qui leur est necessaire , ils devront faire usage de I'art demiur-

gique sous tous ses aspects. Et pour trouver une nourriture qui

leur convienne, ils devront connaitre l'agriculture. Ce que l 'es-

pece humaine perd au niveau du deja donne, elle Ie gagne au ni-

veau du possible. Et cela, parce que, chez l'homme, la raison

rem pIace Ie determinisme .

necessairernent a savoir technique, aussi bien au niveau de la

demiurgie qu'a celui de la politique 22. Voila pourquoi les hom-

mes echappent au deterrninisme total pro p re aux betes, et sont

capabies d'innovation.

Mais voyons cela de plus pres, d'abord en ce qui concerne

les betes, sujets de la distribution dEpimethee. Premierement, la

securite de leurs especes est assuree par I 'equilibre qui regne entre

elks. En effet, Ies betes faibles compensent par leur vitesse leur

manque de force 23. Et les betes depourvues d ' annes, si leur gran-

deur ne suffit pas a assurer leur protection 24, peuvent trouver

refuge dans une fuite ailee ou dans un abri souterrain 25. Deuxie-

mement, I'equipement, dont ils ne peuvent se passer, leur est, en

quelque sor te, incorpore 26. D'une part, les betes sont revetues

de peaux solides ou de poils epais, qui, le jour, les protegent c~ntre

la chaleur et Ie froid et qui, la nuit, leur servent de couvertures 27.

Et d'autre part, elles sont chaussees soit de sabots soit de peaux

solides 28. Enfin, troisiemement, la nourriture leur vient auto-

matiquement, dans Ie cadre d'une harmonie preetablie entre la

faune et la flore. Certaines especes de betes sont vegetarienneset man gent soit de I'herbe 29, soi t des frui ts 30, soit des racines 3t,

alors que les autres sont carnivores 32: toutefois , une fecondite

22 On en voudra pour preuve 1 expression ' r ' l ) \ I ~V"8XVOV c r o e p l a ' ! Prot. 321d 1 et

le parallelisme entre - rT ,v ! ll :v o uv ' !t"Ept - r O i l ~[O\l a o c p l l X v (id. 321d 4) et ~od T ) 0 1 ) ! l L O U P -

r l~ -I j - ;- ex v 1) a U 't "o L _ ' l t P O _ I1-l:v T p O C P ~ V t~()(v'" ~ 01 ).& o ~ ~ II itd. 322b 3·4), et entre ' t " - I j l l Be

7 ! O A L - rL X ~ V [ a oc p t( )( v ] oux dX£II (id. 321d 4-5) et ' I1 :0 A t~ L X ~V y o cp - re x vY ) v (id. 322b 5) .

sa Id. 320d 8 - e 1.

·"Id. 320e 4 - 321a 1.

•• Id. 320e 3 -4 .

•• Id. 321 a 7, cf. I X U - r O e p U ~ ~ .

'7Id.321a 3-7.

28 Id. 321a 7 - b 2. En 321b 1 , nous excluons . & P I ~ t v ~cd. Car a - r a f l o e v (:mAc';:"

repond -d, I l l : BePtLxmv cr ' r8?€O~ ; xed civxl\ LO Lt; . M ais un copiste a vo ulu conserver

I e pa ra ll el isme en tre rru~v£ 's T o .& pL ~lv XXL a - o e? EO rS l l" p l1 - a at v 3Z.1a 4-5 et - ; - < > . o/ ;

[&pL; l v x ( )( l ) o o P tL t J .mv a-OEpWr, x()(l civxtl1-oct; 321b 1-2. Ce qui, dans ce pass age ,

devien t incomprehensible.

.. [d. 321b 3.

30 Ibid.

z 1 [d. 321b 3-4.

=t « 321b 4 .

. . Prot, 321b 5.

•• Id. 321b 5-6 .

as [d. 321c 6 .

. , I d. 32lc 5-6 .

37 [d. 322b 1-3.

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Le my the de Protagoras 15 16 L. Brisson

Or, on peut illustrer tout cela a l ' aide de ce tableau: se reflete au niveau de la cite humaine. Prernierement, en effet,

aucune cite ne peut etre formee sans la maitrise de 1 'art politi-

que 38. Par ai11eurs, I'art militaire constitue une partie de I'art

politique 39. Et enfin, on ne saurait imaginer une cite sans un

secteur productif impliquant d 'une part 1 art demiurgique 40, et

d 'autre par t I 'agr iculture 41.

En out re, on pourrait rel ie r ce tt e tripa rti tion fonc tionnelle al'analyse des besoins que nous avons faite dans la precedente sec-

tion. Nous avions vu alors que les besoins les plus fondarnentaux

etaient ceux de Ja securite, de I'equipement et de Ja nourriture.

Or, comme l'homme n ' est pas soumis au de terrninisme propre aux

betes, il doit pallier ce desavantage par son initiative. L 'art mili-

taire, qui n'est qu'une partie de I'art politi que, lui assure la secu-

rite. L'art derniurgique lui procure I 'equipement dont il a besoin,

e t I'agriculture lui fournit la nourri ture .

Tou tefoi s, dans cet te perspect ive , une tendance se fai t sen tir,

qu'il nous faut maintenant mettre en Iumiere, En effet, la tripar-

tition fonctionnelle de la societe implique une bipartition plus

fondamentale.

Ce qui est relativement clair dans Ie my the de Protagoras, a uI'art militaire se resorbe dans l'art politique. En effet, les gardes

du corps de Zeus, figures anonymes, n'ont de relief que par leur

proximite par rapport au roi des dieux 42. De plus, I 'art mili taire

est explicitement presente comme une partie de I 'art politique 43.

Par ailleurs, la fonction productrice a tendance a se reduire

it I'art demiurgique. En effet, Protagoras ne mentionne qu'une

seule fois I'agriculture 44. Or, cela se comprend dans le cadre d'un

my the dont Ie fondement est l'art: car, pour les Grecs, J'agricul -

ture n'est pas un art 4S.

besoins

I

nature

Iculture

betes hommes

securite I equilibre desarmes art poIitiqueart militaire

equipernent incorporation nus art demiurgique

nourriture harrnonie difficultes agriculturefaune-flore

Ce qui nous permet de sai si r comment, a ces trois niveaux, Ies betes

s 'opposent aux hommes.

Cette fois encore, un terme de l' opposition etudiee n 'a ete

considere que comme le revers de I 'autre. Le monde des hommes

n ' est intervenu que comme repoussoir par rapport au monde des

betes, Toutefois, la troisierne opposition pertinente que nous

allons main tenant developper permet justenient de decrire en

detail, Ie monde des hommes. '

3. La troisieme opposition: art demiurgiquejart polit ique

Le monde des hommes s'oppose a celui des betes comme

la sphere de la raison et de I'innovation a celie de I 'absence de

rai~on et du determinisme, En outre, la raison implique Ie savoir

qui, ~our Protagoras, est avant tout savoir technique. Toutefois,

au se~n ~u s .avOJrtechnique, s 'inscr it une opposition fondamentale:art derniurgique/art politique.

Or, pour. _prendre conscience de cette opposition, pour en

~ettre en Iuml~re la nature et pour en distinguer les implications,

11 nous faut faire un detour par la tripartition fonctionnelle elle-

melle reductible a une division bipartite. '

Nous avons deja reI eve les traces d'une tripartition fonction-

nel le dans Ie monde des dieux. Or, cet te t ripar tit ion fonc tionnelle

. . Prot. 322c 2-3.

vu. 322b 5 .

.. Id. 322b 3-4.

. . Id. 322a 7 -8 .

. . Cf. id. 321d 7.

=t« 322b 5.

«i« 322a 7-8.

.. Cf. sur Ie sujet, J.-P. Vernant, "Travail et nature dans la Grece ancienne "

in My the et pensee chez les Grecs, pp. 197-201.

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Lc my/he de Pro/agoras 17

18 L. Brisson

Bref, la tripartition fonctionnelle, dont on a rep e re les traces

dans ce my the, se red uit, pour les besoins de Ia cause, a une divi-

sion bipartite, qui engendre I'opposition art demiurgique/art po-

Iitique.

Et cet te opposi tion se reali se par I 'inte rrnediaire de Promethee

qui procure aux hommes I 'a rt de rniurg ique , et par I'inte rrned iai re

d 'Hermes qui leur apporte I'art po!itique.

En eflet, apres avoir fait le bilan de Ia situation, desastreuse

pour l 'homrne, qu'a creee Ia negligence dEpimethee distribuant

aux betes la totalite des puissances qu'il a rccues des dieux, Pro-

methee decide d'agir. Voici dailleurs comment nous est decrite

cette intervention, d'abord en Prot. 321d 1-3: "(Promethee) vole

Ie savoir technique propre it Athena et a Hephais tos, en merne

temps que Ie feu - car sans Ie feu il n 'y aura it pas moyen dacque-

rir et de faire usage de ce savoir -, puis, cela fait, il en fait don aI'homme "; puis en id. 321e 1-3: "et ayant vole et I'art du feu

propre a Hephaistos et le reste des arts propres it Athena, iI en

fait don it I'homme". L'intervention de Prornethee comprend

done deux moments. D'abord, un vol qui s'accomplit aux depens

des dieux; puis un don qui profite aux hornmes.Or, ce que Promethee vole a Hephaistos et a Athena, et ce

dont, par con s equent, iI fait clon aux hornmes, c'esr beaucoup

moins Ie feu lui-memo - feu du sacrifice, feu technique, feu de

cuisine - que I'art demiurgique en general 40, dont I'acquisition

et 1'usage sont rendus possibles par ce feu aux fonctions protei-

formes 47. Voila pourquoi on ne peut comprendre Ia suite du

my the de Protagoras sans se rappeler que, dans Ia litterature grec-

que, Ie terme o ' Y j f L w u p y 6 < ; : 45 est investi de signifi ca tions diverses.

En etTet, il designe aussi bien Ie heraut hornerique 49, qui off icie

durant les sacrifices 50 et qui sert aux repas "\ que les divers mal-

tres de la parole 52, et que tous les specialistes qui exercent un art

liberal 03 ou un art isanat queIconque 54.

Voiei d'ailleurs ce qu'on lit apres la description du vel per-

petre par Protagoras et du don que, subsequernment, iI vient de

faire aux hommes: "Puisque I'homme participait au lot divin,

d 'abord il fut Ie seul des etres vivants a honorer Ies dieux. et iIentreprit d ' eriger des autels et des representations des dieu~ " 55.

Selon toute vra isemblance, mention est fai te dans ce tte phrase non

seulement du feu technique, qui permet I 'erection d 'autels et de

representa tions des dieux, mais aussi, par voie de consequence, du

feu du sacrifice. Ainsi Ie don que vient de faire a l 'homme Pro-

methee lui permet-il de rendre effective sa participation au "lot

divin ", et done d 'etablir, par I'intermediaire du culte et de la

veneration, une certaine relation entre son monde et eeIui des

dieux.

Et Ie texte continue ainsi: "Puis rapidement il developpa

l'art d'articuler sons et mots, et decouvrit comment fabriquer des

habitations, des vetements, des chaussures et des couvertures, et

comment tirer les aliments de Ia terre" 56. Cette phrase est peut -

etre la plus importante et la plus difficile du my the de Protagoras.

Premierernent. en effet , il est bien evident que Ie premier rnem-

bre de cette phrase ne renvoie a aucun usage du feu. Mais, puis-

que Ie Iangage est le produit d'un art et que la maitrise parfaite de

eet art se situe dans la sphere de la derniurgie, on ne doit pas s'eton-

ner que so it mentionnee l'origine de I'usage du Iangage a eet en-

droit du my the de Protagoras. Alors que l'art demiurgique a deja

etabli une certaine relation entre le monde des hommes et celui

des dieux, iI r end maintenan t possible une certaine re lat ion en tre

Ies hommes, relation bien imparfaite toutefois et qui, par conse-

"cr. r, o r ,y. 'Q·~PY'Y.T ; -:tzV7j Prot. 322b 3.

= cr. id. 32Id 2-3.

" Pour une etude deta.llce de Ia signification du terrne ~riy.co1JF,(r ,<; a I'cpoque

classique, cf. P. Chantrainc, 'Trois noms grecs de I 'a rt isan " in Milanges Dies,

Paris [956, pp. 41-7. Et pour une cnquete portant sur lhistoire et Ia prehistoire

de cc tcrme, cf. Kentar o Muraks wa, • D erniurgo s " Historic 6, 1957. pp. 385-415.

" Voir Ies rernar ques pertinentes faites a cc sujet par K. Murakawa, His/aria

6 , 1957, pp. 389-403.

50 I/. XIX 250-1; ad. A'X 27fr7.

"ad. I143; XVII 334-5.

sa ad. XVI I 385. On se rappell er a que, dans l cGorzias, Platon estime que 1t'olBouS

or/[llO'J?iO; E cr - : l V ~ P"f)-:O~lZ+/ iGorgias 453a 2),

"ad. XVII 384 (medecin, cf. Prot. 322c 6).

. . ad. XVII 384 (constructeur, cf. Prot, 322d 7 ).

= r-«. 322a 3-5,

"[d. 322a 5-8.

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Lc my/he de Pro tagoras~ ..~.~-----~~- _---_--_---_

19 20 L. Brisson

quent, devra prendre appui sur autre chose pour que soit pos-

sible la vie en cite.

Par ailleurs, Ia fabrication d'habitations, de vetements, de

chaussures et de couvertures se situe dans la sphere de I'artisanat,

et implique, de ce fai t, Iut ili sa tion du feu technique. Ainsi at teint-

on Ie noyau essentieI et Ie trait le plus stable du my the de Prorne-

thee . Toutefois, i ci, I'art isana t n'e st qu'un element de ce t ensemble

plus vaste que constitue l'art derniurgique. On voit, par la, com-

ment Protagoras s'est approprie un recit aux origines lointaines et

done aux incidences rela tivement primi tives, pour Ie transformer,

dans la perspective de I'Athenes dans laquelle il vit, en vue de

demontrer Ie bien-fonde de sa doctrine ethique et politique.

Entin, il est parle de l'agriculture. Certes, I'agriculture n ' est

pas un art 57. Toutefois, en tant qu ' activite integree dans Ie ca-

dre d 'une societe, elle impJique, ne fut-ce qu ' au second degre,

I'intervention de l'artisanat, puisque, pour travailIer Ia terre de

facon eff icace, il faut des instruments, c'est-a-dire au mains

une piece de bois dont l'extrernite a ete durcie au feu. Et par ail-

leurs, on doit remarquer que I 'expression T!X'; -rpo(jiO: ' ; fai t, impli-

ci tement, reference au feu de cuisine auque l fai sa it aussi re ference,

d 'une certa ine facon, ~wfLouC ; .

Actes religieux, langage, artisanat et agriculture, tout cela

decoule de l'art demiurgique, dont Ie feu permet, globalement,

I'acquisition et I'usage. Toutefois, eel a ne suffit pas it fonder

une cit e.

En effet , I 'art derniurgique 58 implique la specialisation 59, et

meme Ia repartition des taches. Ce qui engendre une division que

ne peuvent resorber ni Ie langage, qui institue bien une relation

entre les individus, mais une relation manquant et de permanence

et de profondeur, niles actes religieux, dont le caract ere collectif

peut @trereduit a son expression la plus simple.

Voila pourquoi les hornmes, rneme mums de I'art demiurgi-que, n ' en demeurent pas mains incapables de fonder une cite 60.

Ils vivent disperses 61 , Et des qu'ils ten t ent de se reunir, 1 injus-

tice qui marque leur comportement les force a se separer de nou-

veau 62. Ce qui est particulierernent grave. Car la faiblesse qui

leur est inherente 63 fait des hommes disperses des proies faciles

pour les betes 64.

Seul I 'art mili taire leur perrnettrai t de resister victorieusement

aux betes 6,i. Mais I'art militaire est une partie de l'art politi-

que 66. Ce qui s 'explique par le fait que la formation d'une arrnee

soumise it une disc ipline rigoureuse a pour condi tion sine qua nO ll

la constitution d ' une cite reglee par des lois precises, Voila pour-

quoi, en plus de I'art demiurgique qui leur assure equipernent et

nourriture, les hommes ont besoin de I'art politique, dont I'art

militaire est une partie; c'est Ia Ie seul moyen dassurer leur se-

curite,

Ce dont Zeus se rend parfaitement compte " 7 . Voila pourquoi

il " envoie Hermes porter aux hommes J'aid6s et la dike, afin qu'ils

soient les principes organisateurs des c ites et les l iens unifi ca teurs

de I'amitie " 68. Ce qui revient a dire que I'art politique, dont

., Cf. p. 16 n. 45.

6. Prot, 322b 3.

"Jd. 322c 6-7.

6 " Id. 322b I.

"Prot, 322b 1, 8.

..u. 322b 6-8.

.. Jd. 322b 2 .

. . ld. 322b 1-3.

••u. 322b 4 .

<i« 322b 5.

vu. 322c 1.

ee Jd. 322c 2-3. Nous t ranscr ivons aidiis et dike sans les traduire, parce que

nous estimons que toute traduction ferait per d re a ces deux te rmes, et s urtout a

aid/is, l 'essentiel de leur s igni fication. Toutcfois , nous tenons a citer Ia.rernarquable

interpretat ion que L. Gernet a proposee de ces deux terrnes: .. Zeus octroye aux

hommes deux vertu s qui l eu r s er on t d is tri buees a taus, et non plus reparties sui-

vant le pr inci pe de l a d iv is ion du t rava il : l' a10w<; e t la OLX>j. Le s econd de cc s tc r-

mes e st a ss ez cl ai r: 130obi'lj , c' est l a j us ti ce , wil e qu 'el le se man if es te avant tout dans

le jugernent - par suite, dans la con d amnation, dans l'execution - et aussi, par

reference irnplicite ou cxplicite a un aut re tc rme, quelque chose co rume l e jus stric-

tum, Lc mot G t l I l W ; , lui, nest guere traduisible (comrne il arrive le plus souvent

pour les rnaitr cs mots qui sont lcs mots temoins par excellence): mais it t ravers la

rnulti pl ic it e de s es emplois on peut dire qu'i! dcsigne un sentiment de respect au

de retenue qui se rapprochc au rnoir.s de la reverence religicuse - qui, en fait, peut

avoir pour objet la divinite - mais qui vaut esscnticllcrncnt dans I'ordre des rela-

tions huma incs ou il commando cer ta ines abs tentions au ce rt ai nes at ti tude s \ ' ;5-a-

dis dun parent, dun ~trc dune cmincntc dignitc , dun suppliant ...; sentiment a

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L e m vt tt c de P rcn a go+a : 2122 L. Brisson

]'art militaire est une partie, trouve son fondement dans I 'aides

et la dike.

Et , puisque I'a rt po lit ique s 'oppose a I 'art demiurgique en ce

que le second implique la specialisation et done la division, alors

que le premier rend possible I'integration et done I 'union, I'aidos

et la dike doivent s 'opposer aux puissances propres a I 'art demiur-

gique, en ce que, alors que les secondes sont l'apanage d 'un nom-bre restreint d'individus, les premieres sont communes a taus.

C'est en effet en cc sens quil faut cornprendre la reponse de Zeus

a Hermes qui s'enquiert du mode de distribution des deux vertus

qui lui ont etc confiees: "Dois-je, demande Hermes, les (I'aides

et la dik c) repartir de la merne facon que Ies autres ont ete re-

parties? Celles-ci ont ete reparties ainsi: un seul medecin suffit a

plusieurs individus; de meme les autres demiurges. Eh b ien, l'aidos

et la dike dois-je les etablir ainsi dans les hommes au dois-je les

repartir entre tous? Entre taus, dit Zeus, et que taus soient du

nombre de ceux qui en participent. En effet, iI u'y aurait pas de

cites si un petit nombre d 'entre eux y part ic ipa ient , comme aux

autres arts. En outre, institue en mon nom cette 10i: que celui qui

ne peut par ticiper a Yaidos et a la dike soit mis a 1110rtcomme

fleau pour la cite" 69. Ce texte est parfaitement clair. 11 n e ne-

cessite aucun cornruentaire.

Recapitulons ce qui vient d 'etre dit au sujet de cette seconde

opposition: art demiurgique/art politique. L'art derniurgique as-

sure aux hommes equipernent et nourriture, alors que l'art poli-

tique, dont derive I 'art militaire, est 1a condition de leur securite.

En outre, alors que 1'art derniurgique se caracterise essentielle-

ment par la specialisation qui produit 1 'habi le te , I 'art politique

se presente comme Ie principe d'integration qui permet I'agrega-

tion des hommes en cite.

Voila pourquoi, alors que les diverses branches de I'art de-

miurgique sont toujours Ie fait d'un nombre restreint d'individus,qui font beneficier plusieurs aut res individus de leurs services,

Yaidos et la dike, vertus qui fondent J'art politique, doivent etre

partagees par tous.

Ce qu'on peut illustrer a I'aide de ce tableau:

artI

besoinI

consequenceI

caractere

art demiurgique nourriture specialisation particulier

equipement

art militaire securite integration general

art politique

~-~ .------

Et c 'est it parti r de cett e opposit ion fondamen tale a rt demiurg ique /

art politique, ainsi developpee, que se laisse interpreter Ie my the

de Protagoras, et que peut etre compris, dans son ensemble, Ie

projet du Protagoras.

En effet, Ie my the de Protagoras se presente essentiellement

comme un mythe d'origine de la cite. Aussi en explique-t-il et,

de ce fait, en fonde-t-il la division essentielle. Toutefois, il est

impossible de decrire l'origine de Ja cite, sans en donner les coor-

donnees, et done sans determiner ses rapports avec ce qui se trouve

au-dela et en-deca d'elle. Voila pourquoi Ia premiere opposition

pertinente a pour termes les dieux et les mortels, et la seconde

Ies betes et les hommes. Et c'est apres cela seulement que peut

etre analysee I' o pposition qui constitue Ie fondement de ce my the :

art demiurgique/ar t polit ique.

la f ois socia l et mora l puisque I' oct ow~est a l a f ois souci cuse de l' op in ion publ i que

dont elk apparait souvent cornrne la contre-par tic et preoccupee, dans un sens vo-

lontiers aristocratique, de cc que Ie sujet se doit it lu i-r neme . 11e st ce rt ain que,

dans le my the de Protagor as, cette notion multiforme, deja cormue sous sa forme

mythique chez Hesiode, se determine plus ou moins en fonction de celie de 8["1)

avec laquel le e\ le fo rme b in o rne ; no I ons d 'a il leurs que, par Ie don du feu, I' ho rnme

a deja pu acceder a unc condi tion proprernent hurnaine au l a rel igion est const i-

tuee ; il s'agit maintcnant dune organisation des rapports entre les hornmes, par

consequent de la j us ti ce au sens la rge au , en dehors merne de I ' obs ervat ion de la

regle elle-rnerne, il faut faire place a un sentiment plus int irne , plus personnel ,

rna is dont la v ie merne du d roi t ne la is se pa s de par ti ci pe r" (L. Gernet, •D roit et

predr oit en Grece ancienne " , in A nt hr op ol og ie d e f a G r e ce a nt iq ue , Par is 1968 , pp. 180-

181.

.0 Prot. 322c 3 - d 5.

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Lc m.yt h e de Protagoras23

24 L. Brisson~~---.--------~-~-

Developpernent qu'on pourra it resumer a l 'aide de ce schema:

art militaireart politique

L a s 'arretent les ressernblances entre Epimethee, Prornethee

et Hermes. En effet, Epimethce et Promethee different d 'Hermes

au plan de leur genealogie et par Ie mode de leur distribution.

Epimethee et Prornethee appar tiennent a Ja troisierne generation

des dieux, et Hermes a la quatrierne 73_ On pourrait voir la un

indice du fait que les puissances naturelles et les diverses especes

d'art derniurgique, qui en sont les suppleants, au niveau de laculture, const ituent un stade plus primi tif ontologiquernent etfou

historiquement que I 'art polit ique e t I 'art rnil itai re, qui en derive.

Par a ill eurs, Epimethee et Promethee di st ribuent a chacun nne

des puissances soit naturel les soi t techniques dont il s sont les depo-

sitaires, contrairement a Hermes qui communique a tous l'aidas

et la dike.

Toutefois, Epimethee et Promethee s'opposent par l'inter-

mediaire de leur nom qui se presente comme une description de

leur caractere respectif. En effet , merne si " Epimethee " et " Pro-

methee " ont un radical commun, ce radical est affecte de prefixes

opposes. Or, cette solidarite dans I'opposition se repercute au

niveau des caracteres d'Epimethee et de Promethee, freres j umeaux

qui, a toute fin pratique, forment les deux faces d 'un meme per-

sonnage. D'Epimethee, "celU! qui comprend apres coup ", il est

dieux/ betes\_

mortels /- . hommes /

- .

art demiurgique

Nous verrons plus loin I'importance de la dern~ere opp,~sit~on.

Toute foi s, avant de pro ceder a cet examen, ilfaut s mteresser

aux intennediaires qui se presentent comme les connecteurs entre

les termes des trois oppositions que nous avons analysees. En

effet, sans Epimethee, Prornethee et Hermes, le ~ythe ,de ~rota-

goras se presenterait comme un agencement de p.l~ces separe~s, et

non comme une organisation dramatique. Valla pourquoi on

doit mettre en lumiere les relations et les oppositions qui ~~racte:

risent ces personnages, aussi bien au plan de leur nature qu a celui

de leur action.

4. Les connecteurs: t.pinuithee, Promethee et Hermes

Epirnethee, Promethee et Hermes sont, tous les trois, d~s

immortels. Par ailleurs, ils se presentent, dans 1a mythologie

grecque en general, comme des i~telmediaire~~ entr.e l~~ immo~te ls

et les mortels 70. Voila pourquoi, en plus d etre inferieurs dune

certaine facon aux autres immortels 71, i ls sont essentiellement

ambigus 72.

,0 Epimethee introduit la femme au p res des hornmes (Hes, Yr. 83-9). Prorne-

thee apporte le feu (Hes. Tr. 50 -4 ). Et Herme s s e p re se nt e es se nt Ie ll emen t c om~e

le messager des dieux, et specialement de Zeus (ef. Od. I 38-42; X 27-9; Hes.

TMog. 939). ." \~71 Sur I 'mf er iorit e des dieux de la tr oi s icme foncti on, et sur lc mepr is qu prou-

vent a l eur egar d les di eux des autr es f onct ions qui leur repr ochcnt d:avoir , de~ con-

tacts trop etr o its et trap frequents avec les monels, cr . G. DumeZ1!, L ideologie

triportie des indo-europeens, Bruxelles 1958, pp. 86-8. . .

"Epimethee introdui t aupres des hornrnes la ~enune qUI se. p~e&ente cor nme

un bien et comme un mal (Hes, Tr. 54- 105) . Par aill eur s, Promelhee, dont le ca-

r actere est marque par l a duplicit e (Tlu!og. 535- 60), appor te aux hornmes I e feu,

symbole du travail , qui, bi en sur, assure la sati sf action des besoins, r nais qui est

ind is sociab le du r:6vos (Tr. 174-201). On lira, sur Ie caractere mele de la race

de fer (Tr. 179) , l es a drni rab le s r emarqu es de J .-P. Verna nt , 'L e my th e he siod iq ue

de s race s. E ssa i d 'a na ly se st ruc tu ra le " in My the etpensee chez les Grecs, pp. 38-40 .

En out re, Hermes se presente cornme la divinite par excell ence de I'ambigul te (cf,

F'Hymne a Hermes que , da ns un seminai re a I 'E co le P rat iq ue d es Hau te s Etud es

(VIe sect ion), au cours du premi er semest re de I'annee scol air e 1970- 71, P. Vidal -

Naquet a anal yse preciser nent sous ce point de vue). On l ir a aussi sur le sujet, J.- P.

Vernant, • H esti a et Hermes. Sur I'expression religieuse de l'espace et du r nouve-

ment chez Jes Grecs " in op. c it . pp. 99-102.

73 Voici l'arbre genealogique dEpimethee, de Promethee ct d'Herrnes:

Gaia -;- Ouranos

Japet _~~_ Clymene Cronos Rheia

Epimethee-Promethee Zeus Maia

Hermes

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26 L. Brisson

Lc my/he de Prot agoras

- - - - - - - - - - - - ~ - - - - - - - - - - - - - - - -

25~.-------------------

dit qu'" il n'est pas particulierernent avise " 74. Trait de carac-

tere qui saccorde bien avec le fait qu'il s'occupe des betes "de-

pourvues de ra ison" 7, . Par contre, Prornethee, ,. celui qui refle-

chit it l'avance ", est un personnage plein de ressources. Ce qui

s'accorde avec Ie fait qu'il est toujours presente, dans la my tho-

logie grecque en general, comme un personnage a metis 76. En

outre, dans Ie my the de Protagoras, Promethee apporte l'art de-

miurgique aux hommes pourvus de raison.

Or, la nature d'Epirnethee, de Promethee et dHermes se re-

flete au plan de leur action. L'action dEpimethee, en tant que

telle, s'apparente it celle dHermes, et soppose it celie de Prorne-

thee. En effet, de meme qu'Epimethee recoit des dieux en ge-

neral " les puissances naturelles qu'il repartit entre les betes 7R,

de meme Hermes recoit de Zeus 7V l'aid6s et la dike qu'il distribue

aux hommes 80; alors que Prornethee vole it Hephais tos et it Athena

l'art du feu et I'art demiurgique qui en derive 8 1 , pour, par la suite,

les repartir entre les hommes 82. Par consequent, la connotation

des actions d 'Epimethee et d 'Hermes est positive, alors que celIe

de I'ac tion de Prornethee est negat ive.Toutefois, au plan de l'objet de cette action, Promethee se

rapproche dHermes et se dissocie radicalement dEpimerhee. En

effet , ces t rois personnages on t pour arrie re-plan commun la metis,

ce qui indique I'importance a ttachee par Protagoras it cette forme

d'intelligence qui se presente comme la condition sine qua non

de la pratique de l'art 83. Cependant, alors que Promethee et

Hermes se caracterisent par Ia surabondance de leur metis 84,

Epimethee se fait remarquer par son manque de metis 85. Ainsi

tous font-ils preuve de desequilibre par rapport a la metis : les

deux premiers parce qu'ils en ont trop, et Ie dernier parce qu'il

n'en a pas assez. Voila une autre raison pour laqueUe Epimethee,

Prornethee et Hermes sont des personnages essentiellement am-

bigus.

Dans cette perspective, la position, par rapport a I'art, de

Prornethee d'une part et d 'Epimethee d 'autre part vade directe-

ment avec la position qu'ils occupent par rapport a Ia metis. En

effet, alors qu 'Epimethee distribue aux betes des puissances qui,

par l'intermediaire d'un determinisme rigoureux, assurent la satis-

faction de tous leurs besoins, Promethee et Hermes pourvoient Ies

hommes de I'art demiurgique et de 1'art politique - dont derive

l'art militaire - qui assurent la satisfaction de tous leurs besoins,

mais d'une facon qui laisse place a I'initiative,

Toutefois, au niveau de I'art, Promethee s'oppose a Hermes

en ceci que l'art demiurgique, qui est I 'apanage de groupes res-

treints, implique la specialisation, alors que l'art politique, dont

derive I'art militaire, appelle l'integration, parce que to u s en parti-

cipent. Bref, les puissances qu 'Epimethee distribue aux betes leur

assurent l'union dans la division. Or, cette union dans Ia divi-

sa On lira sur le sujet les judicieuses rernarques de H. Jeanmaire, • L a nais-

sanee dAthcna et la royaute magiquc de Zeus', Rev. Archeol. jul ll -sept. 1956,

pp. 12-39. En ce qui conccme les relations entre Ia me/is et 1 art demiurgique, cf.

pp. 25-7.

. . He rmes es t sans aucun dout e une d iv in it e a metis. Ell effet, qualificnt Hermes

ces epithetes T:OtX' I '0f1-+,7 I j~ ou r.0tXtl-O fllj,t ; (Hymn. a Herm. 155); rro \x tA6~Ol lAO;

iOrph, Hymn. 28, 3 Quandt) .

"En ce qui concerne les relations dopposition entre Prornethee et Epimethec,

on doit citcr cette explication de J.-P. Vernant et M. Detienne: .. Prornethee, celui

qui reflechit a I 'a vance, a pour fr er e j umcau son doub le et s on cont ra ir e Epir ne thee,

cclui qui cornprend apres coup. Pr o rnethee met au service des hornmes, auxqucls

il procure, avec Ie feu, tous les artifices dont ils ant besoin, une intelligence qui pre-

tend jouer de ruse avec Zeus et Ie duper. Mais la metis du Tit an fi ni t toujours

par se retour ner contre lui; il est pris au piege qu'il avait tendu, Prornethee et

Epirnethee forrnent les deux faces d'un personnage unique cornrne Ja promethcia

chez l'hornme ri'cst que l'autre aspect de SOD ignor ance radi ca le du fut ur " (Rev .

et, gr. 80, 1967, p. 76).

14 Prot. 321 b 7 o u 7tc(,IIJ 't"t O 'o<pOC;W V 6 'E itL 1L ') 'I '~ k0 ~ q ui r ap pe lle e Xp .a ;p "r [v oo \l

(Thtfog. 511).

,. Prot, 321c 1.

76 On lit en Theog: 510-11 I 1 p D f l 1 i a ~ o ; "Oty-lAov " , t o A o f l T , ' t " l V ct en id. 546 I 1 p 0 f 1 - 1 i - & e i > < ;

C<yxuA0fJ.T,"n)<; . Pour une analyse de ces terrnes et des terrnes qui leur s on t appa-

rentes, on lira les deux excellents articles de J.-P. Vernant et M. Detienne, • La

metis d'Ant iloque ' , Rev. d. gr. 80, 1967, pp. 68-83, et • La metis du poulpe et

du renard " Rev. fit. gr. 82 , 1969, pp. 291 -3 .17. I I faut men ti onner tout par ti cu li e-

rement l 'importance de la note 3, p. 69, Rev. et, gr. 80, 1967.

= r.«. 320d 4·6.

"[d. 320d 6-8.

"[d. 322c 2.

"!d. 322c 3 - d 5.

"!d. 32Jd ]-3, e 1·2.

82 [d. 321e 3 .

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Le my/he de Prot agoras-----------------------

27 2 11 L. Brisson

personnages i m c t i S ! action Iconnot .l

, objetIconsequence

I I

,

I delegationpimetheeI

+ puissances union-i-

Ii naturelles division

--~-~----~~ 1----'

I

I

Prornethee + vol - art derniurgi- divisionI 1queI

---I

Hermes !+ delegation + Iart mil itaire union

I I art politiqueI

Par consequent, seule I 'intervention d 'Hermes est absolument

positive, car elle est Ie fait d 'un protagoniste pourvu de metis qui

accomplit une action dont la connotation est positive. Les inter-

ventions d ' Epimethee et de Promethee sont, pour leur part, mar-

quees au coin de I'ambiguite, que ce soit, comme dans Ie cas d'Epi-

methee, a cause d'un manque de metis ou, comme dans le cas de

Promethee, a cause de la connotation negative de son action.En fait, seul Iart politique est investi d ' un caractere absolu-

ment positif. Ce qui illustre bien ce fait capital que la valorisa-

tion de Ja techne par les sophistes en general et par Protagoras

en part icul ie r ne s 'etend pas egalement a taus les aspects de cette

techne.

sion est procuree aux hommes en deux moments. Premierement,

Promethee leur apporte 1'art derniurgique qui engendre leur divi-

sion. Alors que I'art politique, qui leur est apportee par Hermes,

assure leur union.

Ce qu'on pourrait resumer ainsi, dans ce tableau:

5. La pla ce du my the de Pro /ago ras dans le Protagoras d e P Ia /o n

Ce tableau nous permet de discerner d'un seul coup d'oeil les

diverses relations qu'ent ret iennent , en tre eux, Epimethee , Pro me-

thee et Hermes.

Epimethee, depourvu de metis, est delegue par les dieux pour

distribuer aux etres mortels les puissances naturelles dont ils ant

besoin. En fait, meme si la connotation de son action est positive,

il se montre negligent en depensant tout ce qu'il a recu au profit

des be tes, auxque lles ses la rgesses assurent l 'union dans la div ision.

Par ai ll eurs, Promethee fai t usage de la metis, dont i l est pourvu

avec surabondance, pour trouver une solution, par une action dont

la connotation est negative, au probleme pose par la negligence

d 'Epimethee. Par un vol, il procure aux hommes 1'art demiur-

gique qui implique la division des taches.

Et Hermes, lui aussi pourvu de rnetis avec su rabondance , se

soumet pourtant aux ordres de Zeus pour distribuer, action dont

la connotat ion est posi tive, l'aid6s et la dike it tous les hommes,

assurant par I ii leur par ticipation it I 'art politique qui, en defini-

tive, permet leur union et ainsi leur protection, I'art militaire en

etant une parti e.

Nous venons d'analyser en detail Ie my the de Protagoras,

qui se presence essentiellernent comme un my the d ' origine de la

ci te, situant d ' abord cet te cit e par rapport it son au-dela et a son

en-deca, puis en expliquant et, par consequent, en fondant la divi-sion primordiale. Toutefois, Ie my the de Protagoras doit etre

replace dans Ie rrotagoras. IJ acquier i aiors Louie sa s ignification.

Mais, comment ce my the s'integre-t-il dans Ie Pro tagoras ' l

Pour repondre a cette question, faisons un rapide resume de ce

dialogue.

A l'aube , Socrate recoi t la vi si te d'Hippocra te, qu i le supplie

de Ie presenter it Protagoras, dont jl veut p rofit er de I'ense igne-

ment 86. Socrate accepte, mais pose deux questions it Hippocrate. A

la quest ion: qu 'est Protagoras? Hippocra te repond : un sophiste 87.

Mais il ne sait que repondre a la question: qu'est-ce qu'un so-

phiste? 88 Socrate propose alor s une defini tion , qu 'i l decide d 'exa-

miner avec Hippocrate, alors que, tous les deux, ils se rendent

chez Callias, chez qui est descendu Protagoras 89,

. . PrOI. 309a - 311 a ,

·'Id. 311a - 312b .

as /d. 312b-c.

"Id. 313a - ] 14e.

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Le my the de Prot a goras 29 30 L. Brisson---------

Malgre que lques diffi cult es, Socra te et Hippocrate arrivent aetre introduits aupres de Protagoras no. Socrate presente alors

H ippocrate a Protagoras, a qui il demande de definir quel est, lui

qui se dit ouvertement sophiste, l'objet de son enseignement OJ,

La reponse de Protagoras ne se fait pas attendre ; "L'objet de

man enseignement, c'est le bon conseil au sujet des affaires qui le

(tout disc iple ) concernent: savoi r comment administre r sa maison,et, pour ce qui est des a ffaires de la cit e, savoir comment y avoir

pius d'inf luence, et par I 'action et par Ia parole" g" Cependant,

Socrate est loin d 'etre satisfait,

Selon lui, en effet, la vertu pol itique ne semble pas pouvoir

s'enseigner. Et cela, parce que, d'une part, alors que la pratique

d 'un art exige un apprenti ssage , tous les citoyens, sans et re spec ia-

l is tes en II I matie re, expriment spontanement leur avi s sur 1a mar-

che de la cite 93; et parce que, d'autre part, les rneil leurs ci toyens

saverent incapables de transmettre la vertu qui les caracterise,

meme it leur fils 9~,

A Ia premiere objec tion, Protagoras repl ique par un mythos 95,

qui dernontre 96 pourquoi, chacun ayant par t a I 'a idos et a la dike

qui constituent le fondernent de la vertu politique, tous, sans etrespec ial istes en la mat iere , peuvent exprimer leur avi s sur la marche

de Ia cite 97; et po u rquoi, puisque sant retrenches de Ia cite ceux

dont le comportement est depourvu d'aidos et de dike, alors qu 'aucun

grie f n'e st fa it it ceux qui ne pratiquent pas un aspect quelconque

de l'art demiurgique, taus estiment que la vertu politique n 'est

pas Ie fait de la nature au du hasard, mais qu'elle est objet d'un

enseignement 9B.

Et a la seconde objection, Protagoras retorque par un logos,

qui fait valoir que Ia pretendue impuissance de I'education en ce

qui concerne la vertu politique, ne depend pas de I'education, mais

du fait que les individus sont, it cet egard, plus ou mains doues 99,

Devant cette remarquable contre-attaque, Socrate se sent

oblige d ' amener le sophiste sur son terrain, en elargissant la pers-

pective du debar. Profitant du fait que Protagoras a mentionne,dans son requisitoire, la vertu en general, Socrate le presse de

determiner quelles sont les relations d 'une part entre cette vertu

et les diverses vertus part icul ie res, e t d'autre part entre ces diverses

vertus particulieres: condition sine qua non d'une definition de la

vertu en general .

Protagoras s 'empresse de repondre it cette requete: "la vertu

est une et Ies vertus (... ) en sont les parties "100. Socrate entre-

prend alors I'examen de cette assertion. Pour ce faire, il examine

successivement ces couples de vertus: Ia dike et Yhosiotes=»; Ia

90 Prof. 3J4c • 316a.

"[d, 316a - 318e ,

n ld. 318e - 319a ,

93

Id. 319a-d.'4 Jd. 319d - 32Oc .

us Id. 320c - 322d.

"En cffet , on Jit en id. 320c 3 , .6Do'l J.tywv b,O",~Ul.

"ld. 322d - 3nc.

"1<1. 323c - 324<1. II peut paraitre surp renant que lart poJitiquc dcive etre

objet d 'cnseignement, a lors que J'aid6s et la dike ont ete distribuees a (OUS. C'est

d'~illeurs Ii un poin t qu i sou leve une conr rover se s ir ni la i re p lu s haut, ou it es t d it

que l"bOnln1c ,< decouvr it (r,;:?£c-~) comment fabriquer des habitations, des vere-

ments, des chaussures et des couverturcs " iid. 322a 6-8), alors que Promethee lui

a deja. fait don de I 'art demiurgique et du feu qui en assure I 'acquisition et I 'usage.

Tou te fo is , c es deux appa rente s di ff icul te s peuvent et re r esol ue s en fa is ant appeJ

a la doctrine mise en lumiere par ce mernbre de phrase "{)(TE(UC "cd a.(;)('~<1"')~ I h o o c -

( l' x, u. loc I ld 'l"rLL(Die ls -Kr anz, 80b 3) , Pour Pro tago ras , I' en sei gnemen t a pou r bu t

de developper, par I'exercice, une tendance innee, aussi bien dans le cas de l'art

demiu rg ique que dans cel ui de J 'ar t pol it ique .

•• Prot, 324b - 32&d.

100 ld. 329d 4,

1011d_ 330c • 332a. Nous nous contcnterons de transcrire les termes dike et

h os io t e s sans les Iraduire, de peur de perdre une partie de leur specificite, Nous

fcrons de meme pour les quatre autres termes de cette discussion: sophia, andreia,

sophrosyne et episteme,

La dike et Vhasiotes correspondent , pour Socrate , ;l_ la dike et a l'aid6s de

Protagoras.

Jl e st tr e s d if fi ci le de def in ir Y 'hos io t e s . Toutefois, H, Jcanrnaire eo a donne

une exce ll en te des cr ip ti on dans un ar tic le in titu le : •Le substant if HOSIA et sa si gn i-

fication comme terrne technique dans le vocabulaire religieux ', Rev. < i t . gr. 58,

1945, pp _ 66-89 . Cet a rt ic le s' in spi re de J, C Bolkestein, • ' ·OO'w, en E"><1e: j! .~~' ,Bi]-

ora[:c t ot de Codsd iensti ge en z edel ij ke Termi no logie van de r Gr ie ken, Amsterdam

J 936, et surtout de I'article de M. A. L H. van der Valk intitule •Zum Worte 8cr toc "

Mncmosyne 1942. pp. 113-40. Par ailleurs, Tctude de H. Jeanrnaire a eli: cornpletee

par E. Benveniste, • Profanus et profanare " in Melanges G, Dumezil, Bruxclles 1960,

pp. 46-53.

Selon R Jeanrnaire, alors que Ie terrne ["?-\~ designe Ie sacr e, lc terme C,,\,,~

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Le nivt lu: de Pro/agoras- - - - - - - - - - - - - - - - - - -

3132 L. Brisson

Or, la seconde par tie de cette conclus ion confine au paradoxe lOB.

Protagoras sent ient que la vertu s'ense igne , tout en estimant qu'eJle

11 'est pas une science. Alors que Socrate, bien quil definisse la

vcrtu cornrne une science, maintient qu'on ne peut I'enseigner.

Cette lecture du Protagoras para it donc particuli eremen t de-

courageante. Toutefois, ce ri'est qu'une lecture en surface. Voila

pourq uoi il fa ut la completer par une lecture en profondeur qui

nOLlSforcera a tenir compte de I'ensernble de la philosophic dePlaten. Alors, ce qui se presentait en negatif lors de notre pre-

miere lecture, apparaitra en positif au cours de eelle-ci.

sophia et la sophrosyne 102; la sophrosyne et la dike 103; l' andreia

et la sophia 104. Ce qui Ie mene a cette conclusion. Ces vertus

parti culi eres ne sont pas radicalement distinctes, ca r e ll es ant toutes

comme fondement l'episteme, qui definit la vertu en general+'".

desi gne , en quelque so rte , le p rof ane dans cet te per spect ive b ien p rec is e: "Si I' homme

qui se conduit jus tement it I 'egard de ses sernblables est Sly.(uo:; , I 'hornme qui se con-duit justement a I' egard des di em" qui a accomp li tou s se s devo irs cl leur egard est

omo;. L'hornmc hosios est celui qui a donne aux dieux tout ce qui leur revient,

ct qui, en consequence, est pur et sans tache. ( ... J D'un autre point de vue, on peut

dire; l'hosios es t l' homme qui a accompli t out es s es obli ga ti ons a I 'egard des dieux,

auque l, par consequen t, l es d icux n ' on t r ien it reclarner , - qui est done I ibre cl regard

des dieux. Cet hornmc, nous pouvons Ie dire pur, si no u s pre n ons I'expression

au sens positif, mais aussi non 1£p6~, non sacre, profane, si nous considcrons I'au-

tre aspect de I'idee, Car l' homme qui e st l£p6<; , sanct if ie , consacre, est l ie aux dieux;

ils ont un droit sur lui " (Mnemosyne 1943, p. 118, traduit et cite dans Rev. et, gr.

58, 1945, p. 72). II ne peut done faire aucun doute que i'hosiotes est parallele al'aidos.

Tou tef oi s, II I s'arrete la ressemblance entre ces deux notions, car, alors que

aidds a perdu presque tout caractere religieux (p. 15, n. 11 de p. 14), hosiot es nc

se comprend que dans un contexte religieux. Cette modification de vocabulaire

r ef le re donc, s ans aucun dou te , unc at tit ude pr ofonde par r appo rt aux d ieux . L 'agnos-t ic isme de Pro tago ras s 'oppose a Il l. c royance de P la ton a un monde divin qui,

uuoique dif ferent de I ll . renresentation T'f lpulai re , n 'en conserve r~'moins le s t ra it s

specifiques, '

On remarquera enfin que !'Euthyphron porte sur Y'hosiotcs , alors que Ill. Repu-

bl ique a pour but de definir la dike.

102 Prot. 332a - 333b. Sur sophrosyne, on lira I'article de C. J, de Vries, • S6-

phrosyne en g rec c la ssi que ", Mnemosyne, s. Ill, 11, 1943, pp. 81-101, et Ie livre de

H. F. North, Sophrosune: Sel f- know ledge and s elf -r es tr ain t in Greek li te ra tur e,

I thaca 1966.

On remarquera aussi que Ie Charm ide porte sur la sophrosyne.

ana Prot. 333b - 334c.

, •• Id. 349d - 351b, 358d - 360e. 00 notera que Ie Laches por te su r l'andreia,

et arr ive a des conclusions scnsiblernent sirnilaires it cel lcs auxquel les rnene cet te

discussion.

Nous ne nous attarderons pas sur les problemes que pose la longue parenthcse

(351b - 358d), qui prend pour acquis que personne n'est mechant volontairement,

En e ffe t, I e nombr e d \\ tude s consac rees II ce sujet, et I'ampleur des discussions re-

quises pour faire un peu de lurniere sur ce point sont hors de proportion avec les

limites de cette etude.

105 On se rappellcra que Ie Menon porte sur les relations entre Y 'epi s t eme , la

sophia et la vertu en general. On lira sur le sujet Particle de P. Cauer, • Platons

Menon und sein Vcrhaltnis zu Prot agoras und Gorg ias " , Rh. Mus. 72, 1917,

pp. 284-306.

6, La place du Protagoras dans fa phi losophic de Naron

En fait, dans le Protagoras, s 'afTrontent t rois concept ions de

1 3 vertu qui, par voie de consequence, sous-entendent trois con-

ceptions de la cite.

II s'agit, tout d'abord, de la conception traditionnelle qui, ne

mettant pas en cause la c ite telIe qu 'el le est , prend pour professeurs

de vertu les poetes 107. Certes, cet te conception t radi tionnelle ne

cadre plus avec I'Athenes des Ve et lve siecles, qui se transforme ra-pidement aux plans de l'economie, de la societe et de la politique.

Vo ila pourquoi d ' aut res conceptions de la vertu , t enant compte

des transformations de la cite, se font jour, fondees non plus sur

Ia tradition, mais sur Ie savoir. Sophistes et philosophes en sont

les representants et les maitres, qui s 'opposent pourtant sur des

points fondamentaux lOS.

10 Prot. 36Ia-c.

107 Nous cstimons que l'analyse du pocme de Simonide (Prot. 338e - 347a )

fait reference II la concep tion tradit ionne ll e de la vert u, qui trouve son fondement

dans I'analysc des oeuvres des poetes (cf. id. 338e - 339a ).

Sur ce passage, on eonsultcra H. Gundert, •D ie Simoni des-Interpretation in

Platens Pro/agoras' , EPMHNEIA: Festschri ft 0 /10 Regenbogen, Heidelberg 1952, pp.

71-93, ct surtout L.Woodbury, . S imonidcs on 'Apsrij " Trans . Am. Phi lol. Assoc . 84,

1'153, pp. 135-63, Qui met en evidence, de facon tres habile ct trcs juste, Ie role

de la poesie comme source t radit io nnel le de s age ssc et hi que e t poli ti que, c t lc type

de critique qu 'avaicnt I'habitude d ' en faire les sophistes (cf. id. pp, 137-8). On l ira

aussi B. Gen tili , •S tudi su Simonide' , Main 16, 1964, pp. 278-306.

108 Sur Ie sujet , on l ira les chapi tre IV , V et VI du livre de H. I. Marr ou, His-

toire de Feducat ion dans l 'antiquiie classique, Par is 1965 (6" ed.).

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Le my the de Prot agoras

-------------------------~

33

34 L. Brisson

Pour les sophistes, dont Protagoras est peut-etre le plus illus-

tre, Ie savoir (~ c r o q : > [ o c ) equivaut a l'art (~ 1"tXV"I).

Toutefois, I 'art se comprend en plusieurs sens, qui comman-

dent une tripartition fonctionnelle de la cite, aboutissant a une

bipartition plus elementaire. En eflet, aucune cite ne peut se ren-

contrer , qui nimplique a la fois I'art politique -- dont I'art mili-

taire est une partie -- et l'art demiurgique, Les deux premiers

assurent a la cite sa cohesion et sa defense, alors que la troisieme

lui procure I'equipernent et la nourriture dont elle a besoin.

Mais quelles sont les implications d'une telle conception de

la vertu et de la societe? La cite que decrit Protagoras ne peut

e tre que democra tiq ue, puisque tous ses citoyens sont investis de

ces deux vertus, I'aides et la dike, qu i leur permettent , d ' entree

dejeu, de pratiquer I 'art polit ique; c 'est-i t-dire, de facon plus precise,

que tous peuvent exprimer leur avis sur la place publique, lors de

discussions ayant trait a la marche de la cite. Mais ceux qui veu-

lent diriger les autres doivent developper cet art auquel, comme

tous, ils ont part en se soumettant a un apprentissage qui s 'appa-

rente a . ee lui pro pre a toutes les especes d'art demiurgique, et

dont les sophis tes se pretendent les dispensateurs.Plus generalement done, les sophistes dans leur ensemble et

Protagoras en particulier, qui soutiennent une ' conception demo-

cratique de la cite, se definissent comme des professeurs de vertu,

c'est-a-dire comme ceux qui dirigent l'apprentissage de cet art OU,

ce qui revient au meme, de ce savoir qu'on nomme vertu.

Pour Platon, les choses sont radicalement differentes, qui

maintient que Ie savoir (~ crotp[ot) equivaut a l a sc ience (~ b t ~ O " . . - 1 J ( L " Y ) ) .

Ce qui implique une conception de la vertu, qu! ne se com-

prend que dans le cadre de la cite ideale, Et il n 'est pas necessaire

d'attendre la Republique pour en prendre conscience. Car, sur

beaucoup de points, Ie Protagoras prefigure la Republique. Dans

cette perspective, la discussion sur les quatre couples de vertus,

qui constitue la seconde partie du Prot agoras, se presente comrne

I'arriere-plan du livre IV de la Republique. Et il est vraiment tres

surprenant que Ie fait ri'ait pas ete releve plus tot.

En effet, les cinq vertus (dike, hosiot es, sophia, andreia, 50-

phrosynei sur lesquelles Socrate fait porter son enquete peuvent

etre tres facilement classees dans Ie cadre de la cite ideale. A Ia

premiere classe , ce lie des ph ilcsophes-gouvernan ts, correspond la

3

sophia 109. Et a Ia seconde, celle des gardiens, l'andreia lIO. Pour sa

part , l a troi sieme c1asse est soumise a Ia sophrosyne, commune

aux deux autres classes 1Il. Seule une tripartition de ce genre

rendra possible i'hosiotes et fera naitre la dike ll2.

On remarquera que cet te organisat ion de Ia c ite correspond,

en general, a ce ll e mise en lumiere dans le mythe de Protagoras.

La trifonctionnalite y joue un role essen t iel, et, d 'une certaine

facon, engendre une bipartition, ou les deux premieres classes,

for tement apparentees , se dis tinguent de la troisieme.

Mais les di fferences sont beaucoup plus importantes que les

ressemblances.

Pour Pla ton, en effet, l a c1asse des producteurs ri'est pas seu -

lement distincte de la c lasse des gardiens et de cel le des philoso-

phes, e ll e en est rad ica lemen t separee, La sophrosyne est repandue

a t ravers toutes les classes socia les. Et ce la , parce que la fonction

productive ne revet, aux yeux de Socrate, aucune valeur po-

sitive 113.

Ce qui signifi e, en def init ive , que Ies seul s vra is de ten teur s

de la ver tu sont les gardiens et les philosophes-gouvernants , c 'est-

a-dire, tres precisement, ceux-Ia qui, grace a l 'education, ont acces,a des degres divers, a la science.

Par consequent, Icc vrai s phi losophcs, qui ne peuvcn t appa-

rai tre que dans une cite de type aristocratique, se def inissent comme

ceux qui, au terme d'une ascese qui a delie leur arne de tout ce

qui est sens ible, peuvent contempler 1' intell igible manifes tant la

vertu qu 'i l leur reviendra de real iser en prat ique .

Ce qui explique pourquoi , pour Pla ton, ceux qui pra tiquent

un art dern iurgique ne peuvent exprimer leu r avi s sur les affa ires

de I 'etat 114; et pourquoi l'acquisition de cette science qu'est la

vertu n'est pas le fait d'un apprentissage, mais Ia consequence

109 Rep. 428b - 429a.

110/d 429a - 430c.

111Jd . 430d - 432b.

112 Id, 432b • 434c.

113 Cf. les rernarques de J.-P. Vernant, • P ro methee et la fonction technique "

in Mythe et pensce chez les Grecs , p. 192, et de G. Dumezil , Mythe et epopee, Paris

1968, P;J. 494-5.

114 Rep. 428b-429a.

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36 L. Brisson

Le my the de Protagoras 35

d'un long ent rainement qui consiste a se depouiller du sensible,

pour se tourner vers l 'intel ligible 115.

On peut a lors eluc ider Ie paradoxe expose a la fin du Prota-

goras. Socrate, tout en soutenant que la vertu est une science,

assure qu'on ne peut I'enseigner, aIors que Protagoras, tout en

maintenant que la vertu n'est pas une science, estime qu'on peut

I 'enseigner. En fa it, ce paradoxe s 'enracine dans une opposi tion

au nivea u de la def init ion de 1'enseignement.

Pour Protagoras, Ia vertu est un art. Par consequent, on peut

en faire I 'apprentissage, comme on Ie ferait pour tout autre art.

Par contre, pour Platon, la vertu est une science. Mais Ia science

n'est pas I'obj et d ' un apprentissage : elle est Ie resul tat d'une con-

version inteliectuelle.

Voila pourquoi la theorie des formes inteI ligibles resout tous

les problemes poses dans Ie Protagoras. D'une part, puisque les

formes inteIIigibles participent entre elles selon des regles donnees,

Ie probleme des rapports entre la vertu en general et Ies diverses

vertus particul ieres devient un cas parti culier de ce type de parti -

cipation. Et d'aut re part, puisque Ia connaissance des formes

intelligibles, qui equivaut a Ia science, s 'obtient par Ia reminiscence,on ne peut absolument pas la comparer it un apprentissage.

En definitive, Ie Protagoras joue Ie role d'une plaque tour-

nante entre les dialogues de la premiere periode et la Republique.

En effet, ilfai t une premiere synthese des resultats par tiels obtenus

grace aux diverses discussions mises en oeuvre dans l'Euthyphron,

qui porte sur Yhosiotes, dans Ie Charmide, qui porte sur Ia sophro-

syne, dans Ie Laches, qui porte sur I'andreia, et dans le Menon,

qui etudie les rapports entre Ia sophia, Tepisteme et la vertu en

genera l. Or, cet te synthese, nous venons de Ia voir, correspond,

dans Ie detail , a . I 'organisat ion generale que developpe la Repu-

blique, qui a pour theme la dike.

Par ailleurs, et cela est fondamentaI pour notre propos, Ie

Protagoras presente l 'aff rontement de cette premiere synthese avec

la doctrine ethique et polit ique de Protagoras, dont Ie mythe cons-

titue I'expression la plus elaboree. Dans cette perspect ive, Ie my-

the de Protagoras nous apparait comme l'une des faces de ce dip-

tyque, dont l'autre face est, dans sa forme definitive, la Re u-blique. P

7. Thiorie et pratique

. ~ela dit, nous voudrions evoquer, en dernier lieu Ie refe t

hlstonque, c 'est-a-dire le s institut ions poIitiques de I 'A ' th' rdenve t Ive ., 1 enes es

e siec es avant J.-C., auquel renvoie Ie conflit theorique quenous venons de decrire HS.

Par, ce mythe, Pr?tagoras veut demontrer Ie caractere naturel

dUe s rsteme democratiqus en vigueur dans l'Athenes des v- et

IV sle~les avan.t .J.:C., pour ainsi, par choc en retour, donner uns tatut a son actrvite.

~ussi soutient- il que l'aid8s et la dike sont communes a tous

les clt~yens, et. ~ue, de ce fait, chaque citoyen est apte a prati-

que~ I art politique: c 'est Ia Ie principe de base de Ia dem _crane. 0

Mais cet te aptitude demande a etre devcloppee. Et c'est acette fin que Protagoras propose ses services, puisque son enseigne-

me?~ se veut I'equivalenj de l'apprentissage de cet art qu'est lapolitique,

Pour sa part, Platen s'oppose radicaIement a la demoeratie

en usage dans I'Athenes des ve et lVe siecles avant J -C t hche . d I . ., e c er-

, au ruveau, e. a the?rie a tout l e moins, a imposer une nou-

velle .for:ne d ans~o~ratle fondee non plus, comme l'ancienne

dont II t~re son ongllle.' sur Ia naissanee et fa richesse, mais sur

la conna lssanee compnse cornme science de I'inte lligible.

. Pour PI~ton,. en effet, la poIitique n 'est pas un art, c 'est-a-

dlf~ un savoir se tondant sur Yopinton, dont I'objet est Ie sensible

qur est persuadee et a Iaquelle peuvent etfectivement participar

tous les hommes; mais une science se fondant sur I'intellection ,15 On li t en ef fet en Rep, 518d: "L' edu ca ti on " , e st I 'ar t de tou rne r e et orga ne

merne ( l' oe il de I'arne) et de t rouver pour cera Ia methode Ja plus fac ile e t Ja plus

e fficace ; e lle ne consiste pas a met tr e l a v ue d an s I 'orga ne , p ui sq u' il l a p os se de

deja ; mais , cornrne il est mal t our n e et regarde aill eurs qui l nc f audr ait , elle en

menage 1aconversion ". "80, su r I e su je t, A, Capizzi, 'II "rnito 'd di Protagora' e la polernica sullaemocraz ia " Culrura 8 . 1970, pp, 552.71.

5/9/2018 Brisson - Mythe dans Protagoras de Platon - slidepdf.com

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Le mythe de Protagoras 37

dont l'objet est I'intelligible, qui peut etre veritablement ensei-

gnee et a laquelle ne peuvent participer que les dieux et un tout

pet it nombre d'hommes 117.

De ce refus de considerer la politique cornme un art, derivent

deux consequences.

D'une part, puisque la poIitique est une science, elle ne peut

etre Ie fait que d'un tres petit nombre d'hommes apparentes aux

dieux. Voila pourquoi, pour Plat on, la cite doit etre dirigee par

une nouvelle aristocratie formee par ces philosophes-gouvernants ,

qui, au terme d'une longue periode d'entralnement, peuvent con-

templer Ie mande intelligible, dont Ie bien est le foyer 118.

Et d 'autre part, puis q ue la politique est une science, elle de-

vient veritablement objet d ' enseignement, aIors que l'art ne peut

etre qu'objet de persuasion. Dans cette perspective, l'activite de

Protagoras perd tout statut et, bien plus, apparart comme une

imposture.

Ala democratie en exercice dans I'Athenes des ye et lye siecles

avant 1.-C., ou les sophistes pretendent enseigner it tous les citoyens

l'art politi que, Platon veut done substituer une aristocratie, dont

les philosophes soient les gouvemants, en tant que detenteurs veri-tables de la science pol itique.

C.N.R.S.

Paris

m Sur cette Selle d'opposirions, cf. Timee 51e·52a.

uSCf. sur Ie sujet, Rep. v 471c-VII 541b.