brève histoire politique et institutionnelle de la ve république

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Bernard CHANTEBOUT professeur émérite de l'Université Paris-Descartes V, et président d'honneur de l'Association française de droit constitutionnel (2004) Brève histoire politique et institutionnelle de la V e RÉPUPLIQUE Un document produit en version numérique par Réjeanne Toussaint, ouvrière bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec Page web . Courriel: [email protected] Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Page 1: Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République

Bernard CHANTEBOUTprofesseur émérite de l'Université Paris-Descartes V,

et président d'honneur de l'Association française de droit constitutionnel

(2004)

Brève histoirepolitique et institutionnelle

de la

Ve RÉPUPLIQUE

Un document produit en version numérique par Réjeanne Toussaint, ouvrièrebénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec

Page web. Courriel: [email protected]

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de ChicoutimiSite web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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B. Chantebout, Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République. (2004) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Courriel: [email protected]

Bernard CHANTEBOUT

Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République.

Paris : Armand Colin, Éditeur, 2004, 236 pp.

[Autorisation formelle accordée par l’auteur le 7 mars 2012 de diffuser ce livre en accès libre à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriels : [email protected] et [email protected].

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les citations : Times New Roman, 12 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’)

Édition numérique réalisée le 30 octobre 2015 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.

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Bernard CHANTEBOUTprofesseur émérite de l'Université Paris-Descartes,

et président d'honneur de l'Association française de droit constitutionnel

Brève histoirepolitique et institutionnelle

de la Ve République.

Paris : Armand Colin, Éditeur, 2004, 236 pp.

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Table des matières

Quatrième de couverture

Avertissement [1]

Chapitre I. La genèse de la Constitution de 1958 [3]

Section I. La mort de la IV e République [3]Section II. L'élaboration de la Constitution [8]Section III. Le débat constitutionnel [12]

§ 1. Les positions initiales [12]A. Les conceptions du général de Gaulle [12]B. Les projets des Ministres d'État [15]C. Les idées de Michel Debré [17]

§ 2. Le compromis constitutionnel [21]A. Un Président « arbitre » [21]B. Un Premier ministre fort [25]C. Une rigoureuse rationalisation du parlementarisme [27]D. Les déceptions du Sénat [28]E. Bilan [28]

Section IV. L'adoption [32]

Chapitre II. La réforme de 1962 [35]

Section I. L'échec de l'expérience parlementaire [35]§ 1. La redistribution du pouvoir au sein de l'Exécutif [37]§ 2. L’attitude du Parlement et de l'opinion [44]

Section II. La réforme constitutionnelle de 1962 [48]

Chapitre III. La République plébiscitaire (1962-1969) [55]

Section I. Un Exécutif monocéphale [55]Section II. La torpeur du Parlement [60]Section III. Le «   dialogue   » avec le peuple [65]

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Chapitre IV. L‘absolutisme pompidolien [75]

Section I. Le renforcement de l'emprise présidentielle sur le Gouverne - ment [77]

§ 1. L'occultation du Premier ministre [77]§ 2. Le resserrement du contrôle de l'Élysée sur les ministres [82]

Section II. Le désarroi du Parlement [84]§1. Une restauration théorique de la fonction de contrôle de l'assem-

blée [84]§ 2. La paralysie de la fonction législative [85]

Section III. Une «   majorité   » de 37% [87]Section IV. L'émergence du Conseil constitutionnel [93]

Chapitre V. Valéry Giscard d'Estaing : La tentative avortée de restaura-tion centriste [103]

Section I Les nouvelles données de la vie politique [104]§ 1. La préparation des élections législatives de 1978 [104]§ 2. La préparation de l'élection présidentielle de 1981 [111]

Section II. L'évolution des rapports au sein de l'Exécutif [113]§ 1. Jacques Chirac, Premier ministre [113]§ 2. Les trois gouvernements de M. Raymond Barre [115]

Section III. Un renouveau du Parlement [117]§ 1. «   Le statut de l'opposition   » [117]§ 2. La fronde des députés gaullistes [122]

Chapitre VI. Le premier septennat de François Mitterrand : la double al-ternance [125]

Section I. La victoire socialiste [126]Section II. Le Gouvernement du Président [131]Section III. Un Parlement impatient et docile [136]Section IV. Les élections législatives du 16 mars 1986 [144]Section V. La première cohabitation [151]

Chapitre VII. Le second septennat de François Mitterrand : une trop longue fin de règne [161]

Section I L'apothéose du présidentialisme [161]Section II. Confusion et déclin [168]

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Chapitre VIII. Jacques Chirac : le présidentialisme mort et ressuscité [183]

Section I. L'élection présidentielle de mai 1995 et les débuts du premier septennat de Jacques Chirac [183]

Section II. La troisième cohabitation [188]

§ 1. Le nouveau panorama politique [190]§ 2. L'amorce de réformes institutionnelles [194]§ 3. Les grandes manœuvres avant l'affrontement décisif [200]

Section III. Le retour au présidentialisme [206]

En guise de conclusion [221]

Index analytique [229]Index des noms de personnes [233]

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Brève histoire politique et institutionnellede la Ve République.

QUATRIÈME DE COUVERTURE

Retour à la table des matières

La Ve République, telle qu'elle fonctionne depuis quarante-cinq ans, est beaucoup moins fondée sur la Constitution de 1958 que sur les coutumes constitutionnelles engendrées par les rapports de forces entre les acteurs de la vie politique.

Pour comprendre le régime actuel, il est donc important de connaître son histoire et celle des hommes qui l'ont illustrée avec des bonheurs divers.

C'est à relater cette histoire - des hommes, des partis et des institu-tions - que l'auteur s'est employé, avec la volonté d'aller à l'essentiel et de garder une stricte impartialité.

Observant in fine que, depuis 1980, tous les gouvernants en place ont perdu les élections, il s'interroge sur les causes de ce phénomène ; et constatant qu'elles sont pour une large part d'ordre institutionnel, il propose une réforme - d'une ampleur très limitée, mais d'une portée radicale - de la Constitution.

Cet ouvrage sera lu avec profit par tous ceux - y compris les étu-diants - qui s'intéressent à l'Histoire ou à la vie politique.

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De formation pluridisciplinaire, Bernard Chantebout, agrégé de droit public et de science politique, est professeur émérite de l'Univer-sité René Descartes-Paris V Auteur de plusieurs ouvrages sur la théo-rie générale de l'État, les problèmes de défense et ceux du tiers-monde, il vient de publier, dans cette même collection, la ving-tième édition de son manuel de Droit constitutionnel.

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AVERTISSEMENT

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Lors de la préparation, en 2001, de la 18e édition de mon manuel de Droit constitutionnel, j'ai estimé opportun d'en supprimer les déve-loppements consacrés à l'histoire de la Ve République. Celle-ci est en effet devenue fort complexe ; le fonctionnement du régime a beau-coup varié d'une époque à l'autre. Rendre compte chronologiquement de cette évolution nous a paru contre-productif sur le plan pédago-gique, dans la mesure où ce qui est habituellement souhaité des étu-diants, c'est la connaissance du régime tel qu'il fonctionne plutôt que tel qu'il a fonctionné.

De cette suppression, certains collègues nous ont fait l'amical re-proche, estimant que l'actuel régime de la France ne peut s'expliquer que par son histoire.

Ils n'ont pas tort : la Ve République est très largement fondée sur la coutume constitutionnelle. Le présidentialisme qui est un de ses traits dominants n'est nullement inscrit dans le texte de la Constitution ; c'est le résultat de la coutume, un produit de l'Histoire. Les périodes de cohabitation (étrange particularité du système) - au cours des-quelles le chef de l'État devient le principal opposant au Gouverne-ment - naissent de la résurgence périodique du texte de Constitution dans un régime qui s'est construit en marge de ce texte ; mais chacune

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de ces périodes a son histoire propre, génératrice aussi de coutumes. Même le mode actuel de contrôle de constitutionnalité des lois, spéci-fique à la France, est un pur produit de l'histoire du régime.

Mais la coutume elle-même naît des rapports de forces entre les ac-teurs de la vie politique : pour comprendre sa formation, il faut connaître le fonctionnement de ces acteurs, les partis politiques. Et ce fonctionnement est très largement déterminé par leur histoire qu'on ne peut ignorer quand on étudie la vie politique.

Indépendamment d'ailleurs de ces considérations pédagogiques propres à l'enseignement du droit constitutionnel, la connaissance de l'histoire politique de la Ve République est un élément important de la culture générale de l'ensemble des étudiants et plus généralement de l'ensemble des citoyens.

C'est pourquoi il m'est apparu souhaitable de reprendre les cha-pitres supprimés de ce Manuel, en les développant sensiblement.

Ce texte ne contient pas de révélations. Il se borne à mettre en perspective des faits connus de tous, ou qui devraient l'être.

Il est inévitable que, traitant d'événements politiques de la manière la plus impartiale possible, cet ouvrage déplaise ici à certains, et là à d'autres. Mais mon principe tout au long de ma carrière a été de me te-nir en dehors de l'arène et de regarder objectivement [2] les faits ; bien que je ne leur ai jamais dissimule mon jugement - d'homme et de ju-riste - sur les événements, mes étudiants n'ont jamais su me situer sur l'échiquier politique ; et cela pour une raison simple : je n'ai jamais ap-partenu à aucune formation partisane et ai toujours placé la liberté de la pensée au premier rang de mes valeurs.

B. C.

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[3]

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Chapitre ILA GENÈSE DE

LA CONSTITUTIONDE 1958

Section 1La mort de la IVe République

La crise institutionnelle

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Mai 1958. Depuis quatre-vingts ans - si l'on excepte les quatre an-nées du Gouvernement de Vichy - la France vit sous le régime du « parlementarisme absolu ». La Constitution de 1875 avait tenté d'éta-blir un régime parlementaire équilibré, accordant de larges pouvoirs au Président de la République. Malheureusement, la Présidence était alors entre les mains d'un vieux monarchiste, le Maréchal de MacMa-hon, qui tenta de faire usage de ces pouvoirs pour étrangler la Répu-blique naissante, en prononçant la dissolution de la Chambre à majori-té républicaine élue deux ans auparavant. Le désaveu populaire, suivi de sa démission et de l'élection à sa place de Jules Grévy provo-quèrent une mutation complète du régime : Grévy, avant même son

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élection, avait fait connaître sa volonté d'effacement complet. Par la suite, le Parlement, qui élisait le chef de l'État, ne choisit plus pour cette fonction que des personnalités évanescentes incapables d'une vo-lonté propre : il alla en 1919 jusqu'à préférer Deschanel à Clemen-ceau, et en 1931 Doumer à Briand... Quand par hasard il s'était trompé et que l'élu manifestait quelques velléités d'user de ses pouvoirs constitutionnels, il n'hésitait pas à exiger de lui sa démission, comme il advint en 1924 à Alexandre Millerand.

Les pouvoirs du Président de la République furent exercés par le Président du Conseil, personnage dont la Constitution de 1875 ne pré-voyait même pas l'existence, mais qui avait pour atout d'être respon-sable devant les Chambres et d'être en fait leur mandataire. Le rôle es-sentiel du Président de la République était de proposer aux Chambres une personnalité susceptible de devenir Président du Conseil 1. La for-mation du Gouvernement donnait lieu, par l'intermédiaire de cette per-sonnalité, à des négociations entre les partis sur la solution à apporter aux problèmes de l'heure d'une part, sur le partage des [4] porte-feuilles d'autre part. Quand était obtenu l'accord d'un nombre suffisant de partis pour constituer une majorité, le Gouvernement était formé. La coutume lui imposait alors de se présenter devant le Parlement pour concrétiser l'accord des partis par un vote de confiance. Au sein du Cabinet, chacun des ministres continuait à représenter son parti et surveillait pour son compte la marche des affaires.

Lorsqu'un problème nouveau surgissait, on essayait d'abord de le régler au sein du Gouvernement par des négociations entre les partis représentés par leurs ministres respectifs. Mais si ceux-ci ne parve-naient pas à s'entendre ou s'ils étaient désavoués par leurs formations, injonction leur était faite de démissionner. Leur départ manifestait le retrait de leur parti de la majorité qui soutenait le ministère. Virtuelle-

1 Ce pouvoir de proposer, le seul qui lui restait, ne lui permettait évidem-ment pas d'imposer une personnalité aux partis qui restaient maîtres du jeu ; il n'était cependant pas négligeable, dans la mesure où il permettait au Pré-sident d'écarter des responsabilités les hommes qui lui déplaisaient : Gam-betta fut ainsi victime de Grévy, et Clemenceau de Poincaré jusqu'en 1917. En 1956, le Président Coty préféra proposer la présidence du Conseil à Guy Mollet plutôt qu'à Mendès-France, qui aurait sans doute donné un nouveau souffle à la IVe République... À cause de cela, dans les constitutions parle-mentaires modernes, on préfère faire élire directement le chef du Gouverne-ment par l'Assemblée devant laquelle il est responsable.

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ment minoritaire, le Président du Conseil pouvait tenter un « replâ-trage » consistant à faire entrer un tiers parti dans sa coalition en rem-placement du sortant. S'il n'y parvenait pas, ou bien il démissionnait spontanément, ou bien il était mis en minorité à la première occasion. Une nouvelle personnalité était proposée par le chef de l'État et de nouvelles négociations s'ouvraient en vue de la solution du problème posé, donnant lieu au bout du compte à la formation d'une nouvelle majorité et d'un nouveau ministère à son image. Ainsi allaient les choses, avec en moyenne un nouveau gouvernement tous les sept mois et demi.

On notera que c'est encore ainsi qu'elles vont aujourd'hui en Bel-gique et aux Pays-Bas, et que le principe de fonctionnement du régime parlementaire est identique en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Suède ou en Espagne ; la seule différence - mais elle est essentielle - tient au nombre des partis en présence. S'il n'y en a que deux, comme en Grande-Bretagne, les problèmes sont résolus au sein du parti majo-ritaire au fur et à mesure qu'ils se posent et, sous réserve de remanie-ments internes, le Gouvernement est stable. S'il y en a quatre, comme en Allemagne, mais qu'ils forment entre eux avant les élections des al-liances qu'ils ne peuvent ensuite dénoncer qu'en ayant la décence de provoquer des élections pour faire ratifier ce revirement par les élec-teurs, on aura une stabilité équivalente. S'il y en a six ou huit comme en France sous la IIIe ou la IV° République, l'instabilité est la règle.

Cette instabilité sera même d'autant plus forte que chacun des dé-putés, en provoquant une crise ministérielle, a une chance de devenir ministre à son tour. Sans doute, hésiterait-il davantage à ouvrir une crise si cette chance d'entrer dans le Gouvernement suivant était contrebalancée par un risque équivalent de se retrouver devant ses électeurs par le jeu de la dissolution. Mais l'exercice du droit de disso-lution, qui n'appartenait que nominalement au Président de la Répu-blique et avait en fait été transféré, comme tous ses autres pouvoirs, par le jeu du contreseing, au Gouvernement, se trouvait paralysé par la crainte des membres du Cabinet, s'ils en faisaient usage, de ne plus ja-mais être réinvestis dans leurs fonctions par leurs collègues députés : les ministres, dans un régime de ce type, sont avant tout des parlemen-taires, auxquels ont été provisoirement confiées, par délégation du Parlement, des fonctions gouvernementales ; et profiter de cette situa-

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tion pour renvoyer leurs collègues députés devant les électeurs sont des choses qui ne se font pas.

La IVe République et l'échecdu parlementarisme « rationalisé »

La Constitution de 1946 avait consacré cet état de fait, tout en cherchant à en améliorer le fonctionnement. Imputant à tort l'instabili-té gouvernementale de la IIIe République aux excès du maniement par les Présidents du Conseil de la question de confiance, elle avait régle-menté la mise en œuvre de cette procédure et prévu que le Gouverne-ment ne pourrait être renversé qu'à la majorité absolue des membres de l'Assemblée nationale. [5] Elle avait voulu - le rapporteur du projet, P. Coste-Floret y avait insisté avec force - renforcer le Président du Conseil, faire de lui « un Premier ministre, au sens anglais du terme » : pour cela, on avait prévu que lui seul serait investi par l'As-semblée nationale et choisirait ensuite les ministres qui tiendraient ainsi de lui leur pouvoir. Quant à la dissolution, elle n'était prévue que si l'Assemblée, après une première période de dix-huit mois pendant laquelle, étant censée être « à la recherche de sa majorité », elle pou-vait renverser tous les ministères qu'elle voulait, continuait ce jeu en-suite en renversant encore deux gouvernements en moins de dix-huit mois.

En pratique, la IVe République fut le prolongement pur et simple de la Ille. Les Gouvernements furent renversés à la majorité simple : en effet quand, après avoir posé la question de confiance pour obtenir le vote d'une loi, le Président du Conseil voyait ce texte repoussé par 250 voix contre 150 et 160 abstentions, il ne pouvait décemment pas se maintenir ; mais sa démission, réputée volontaire puisqu'il n'aurait été juridiquement renversé que si la majorité absolue des députés s'était prononcée contre lui, n'entrait pas en compte pour l'ouverture du droit de dissolution. L’instabilité fut exactement la même que sous le régime précédent, avec une durée de vie moyenne de sept mois et demi pour les gouvernements.

Mais entre la Ille et le IVe République, il y avait une différence de contexte. D'abord le régime ne réussit jamais à trouver une véritable

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assise populaire. Dès l'origine, après qu'un premier projet eut été re-poussé par référendum, la Constitution du 4 octobre 1946 - nouvelle mouture à peine retouchée de ce premier projet - n'avait été ratifiée par le peuple qu'à la majorité de 53%, avec 30% d'abstentions... Par les discours de Bayeux et d'Epinal, de Gaulle s'était prononcé contre ce texte et avait fait connaître les grandes lignes d'un contre-projet qui allait par la suite servir de base à la Constitution de 1958.

Ce manque d'assise populaire du nouveau régime s'était d'ailleurs rapidement aggravé : les communistes, qui avec les socialistes et le MRP avaient été les auteurs de cette Constitution, rompent bruyam-ment avec le régime dès le mois de mai 1947. Ils représentent alors 28% des suffrages. De son côté, de Gaulle crée le RPF qui aux élec-tions municipales de 1947 obtient 39% des voix. Le régime a donc contre lui, en 1947, 67% des électeurs. Pour gérer cette situation, les partis favorables à la IVe République vont mettre en place un mode de scrutin, le système des « apparentements », combinaison de la repré-sentation proportionnelle et du scrutin majoritaire, qui leur permet d'obtenir quand même, aux législatives de 1951, à eux tous, avec 51% des voix, une majorité des deux tiers à l'Assemblée, et leur donne ain-si quelque aisance pour la poursuite de leurs jeux politiciens, mais achève de discréditer le régime.

La crise algérienne

Surtout, le contexte de la IVe République, ce sont les guerres colo-niales : l'Indochine d'abord de novembre 1946 à juillet 1954, l'Algérie ensuite à partir de novembre 1954. Pour conduire ces conflits, les par-tis associés au Gouvernement se sont partagé les responsabilités ; la direction de la guerre relève de cinq personnalités - le ministre de la Défense, les trois secrétaires d'État aux armées de terre, de la marine et de l'air et un ministre de l'Indochine, puis de l'Algérie - qui appar-tiennent tous à des partis différents. Le problème, c'est que ces partis n'ont pas les mêmes vues sur la manière de sortir de la guerre : concernant l'Indochine, le MRP veut la reconquête du pays, les radi-caux veulent négocier mais en position de force. Conscients que la stratégie ne peut être que la projection de la politique sur le terrain - que si l'on veut la reconquête, il [6] faut se battre dans les rizières

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alors que, s'il s'agit de négocier, il suffit de tenir les villes - les géné-raux supplient qu'on leur donne des ordres clairs. Ils ne les obtien-dront pas et porteront seuls la responsabilité de la défaite. En Algérie, le MRP veut des pourparlers immédiats avec la rébellion, la SFIO une négociation, après pacification, avec les représentants librement élus du peuple algérien, la droite l'assimilation des Algériens et la départe-mentalisation.

Dans l'immédiat, les partis ne sont d'accord entre eux que pour poursuivre la guerre quelque temps encore, « un dernier quart d'heure », dit-on. Faute de pouvoir définir une politique, le Gouverne-ment est incapable encore une fois de commander à l'Armée : Robert Lacoste, ministre socialiste de l'Algérie, menace la Tunisie de repré-sailles si elle ne met pas un terme aux incursions de l'Armée algé-rienne de libération stationnées sur sa frontière. Mais Jacques Chaban-Delmas, gaulliste rallié au « système », devenu ministre de la Défense - et dont on ignore quelle est la politique, mais qui doit en avoir une puisqu'il a envoyé des membres de son cabinet l'exposer directement aux officiers subalternes en court-circuitant le haut commandement - interdit à l'aviation de poursuivre les rebelles en territoire tunisien. Le 8 février 1958, le bombardement du village tunisien de Sakhiet, qui fait 70 morts et entraîne un début d'internationalisation du conflit, constitue un acte caractérisé de désobéissance au pouvoir civil, et est un présage d'autant plus inquiétant que dans le même temps des poli-ciers mécontents manifestent autour du Palais-Bourbon. À partir de février 1958, il devient clair aux yeux de tous que ce qui caractérise la situation, ce n'est pas comme à l'accoutumée, que le gouvernement n'a pas de politique, mais au contraire qu'il en a plusieurs, que chaque mi-nistre, isolément, met en œuvre de son côté. En un mot, c'est l'anar-chie.

De cette anarchie, les militaires et les civils d'Algérie se rendent parfaitement compte. Pour éviter une internationalisation du conflit, le gouvernement Félix Gaillard a accepté l'envoi d'une mission an-glo-américaine de « bons offices », mais il a été désavoué par l'As-semblée et a démissionné. Pendant que les consultations se pour-suivent à Paris en vue de dénouer la crise ministérielle, de tous côtés on complote le renversement du régime. Il y a plusieurs complots acti-vistes ; il y a aussi un complot gaulliste, avec comme instigateurs Jacques Soustelle et Léon Delbecque, qui est membre du cabinet de

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Chaban-Delmas. Ce qui manque aux activistes, c'est un chef ; les gaullistes, eux, en ont un, mais qui, ne voulant pas devoir son retour à un coup de force dans lequel il aurait trempé, n'encourage qu'à mots couverts...

Le 13 mai 1958

Les activistes, les premiers, prennent l'offensive. Alors qu'à Paris, la crise s'oriente enfin vers une solution qui porte au pouvoir Pierre Pflimlin, président du MRP acquis à une négociation avec le FLN, ils déclenchent à Alger le 13 mai 1958, une importante manifestation et envahissent le siège du Gouvernement général. Un instant désempa-rée, l'Armée où les gaullistes sont particulièrement influents, leur em-boîte le pas et constitue avec eux, sous la présidence du général Mas-su, un gaulliste de toujours, un Comité de Salut public qui se place sous l'autorité du général Salan, commandant en chef en Algérie. Le gouvernement qui ne veut pas reconnaître la rébellion investit l'Armée des pleins pouvoirs en Algérie de telle sorte que Raoul Salan se trouve être à la fois le chef de l'insurrection et le responsable officiel de l'ordre public. Resté jusque-là en dehors des complots, il se verra dès le 15 contraint par les gaullistes à réclamer le retour au pouvoir [7] du général de Gaulle. Celui-ci répond aussitôt en remettant à la presse une déclaration dans laquelle il se dit prêt « à assumer les pouvoirs de la République » et qu'il confirmera, le 19, au cours d'une conférence de presse d'un ton extrêmement modéré et rassurant. Une longue pé-riode de négociations va alors s'ouvrir : cependant que la Corse passe à l'insurrection, que les CRS et les gendarmes envoyés dans l'île se laissent aussitôt désarmer, que le déclenchement du plan « Résurrec-tion » qui comporte le largage de parachutistes sur les aéroports de la Région parisienne est à plusieurs reprises ajourné à la demande de de Gaulle, tour à tour, tous les grands leaders de la IVe République : les anciens présidents du Conseil Antoine Pinay et Guy Mollet, l'ancien Président de la République Vincent Auriol, Pflimlin lui-même et fina-lement le chef de l'État René Coty par l'intermédiaire d'André Le Trocquer et Gaston Monnerville, présidents de l'Assemblée et du Conseil de la République, entrent en contact avec le Général. Lorsque les conversations sont suffisamment avancées, Pflimlin saisit un pré-

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texte pour démissionner et René Coty, le 29 mai, adresse un message au Parlement pour l'informer qu'il a décidé, pour former le nouveau Gouvernement, de faire appel « au plus illustre des Français ».

Après s'être entretenu les 30 et 31 mai avec les chefs de tous les groupes politiques, le général de Gaulle fait, le Ier juin, devant l'As-semblée nationale, une courte déclaration et se retire aussitôt.

Soumise à la triple pression des militaires d'Alger, des forces poli-tiques de droite qui soutiennent l'Armée, et du Président de la Répu-blique René Coty qui a annoncé sa démission si de Gaulle n'obtient pas une majorité, l'Assemblée nationale investit le Ier juin, par 329 voix contre 224, l'ancien fondateur de la France libre comme Pré-sident du Conseil.

Dans son gouvernement, les départements de l'Intérieur, de l'Ar-mée, des Affaires étrangères et de la Santé publique ont été confiés à des hauts fonctionnaires. Seuls André Malraux à la Culture et Michel Debré à la Justice, y sont proches du Général. Mais y sont entrés avec le rang de ministres d'État Guy Mollet, secrétaire général de la SFIO, Pierre Pflimlin, président du MRP, Louis Jacquinot, président du Centre national des Indépendants, et Félix Houphouet-Boigny, repré-sentant de la France d'Outre-mer, ainsi que comme ministre des Fi-nances Antoine Pinay.

Aussitôt après son investiture, ce Gouvernement fait voter deux lois qui seront promulguées le 3 juin : une loi de pleins pouvoirs, qui conformément à une tradition établie dès 1948 en violation de la Constitution de 1946, autorise le Gouvernement à gouverner par dé-crets-lois pendant six mois, et une loi constitutionnelle qui, modifiant l'article 90 de cette Constitution, établit une procédure nouvelle pour la révision de celle-ci et charge le Gouvernement de sa mise en œuvre.

C'était ainsi déjà qu'était morte la IIIe République : la loi du 10 juillet 1940 avait conféré au Maréchal Pétain, nouveau Président du Conseil, le droit de réviser la Constitution de 1875 ; les parlementaires qui avaient voté cette loi avaient d'ailleurs été, à la Libération, frappés d'indignité nationale par le Gouvernement provisoire du général de Gaulle qui ne pensait pas alors avoir à recourir un jour à ce procédé.

Cette fois, c'est de Gaulle qui va être bénéficiaire de la délégation du pouvoir constituant. Mais - et ce point a une importance capitale -

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il n'en est pas le seul bénéficiaire : la délégation est donnée non au nouveau Président du Conseil, mais à son Gouvernement. Et ce Gou-vernement comporte, comme ministres d'État, quatre [8] représentants des grands partis de la IVe qui vont, avec Michel Debré, former, sous la présidence de de Gaulle, le Comité interministériel chargé de rédi-ger la nouvelle Constitution.

Section IIL'élaboration de la Constitution

La toi constitutionnelle du 3juin 1958

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La loi du 3 juin 1958 qui délègue en fait le pouvoir constituant au gouvernement du général de Gaulle est intéressante à un double titre. D'abord en ce qu'elle crée entre la IVe et la Ve République un lien de filiation apparemment légitime. Elle ne constitue en principe qu'une modification de la procédure de révision prévue à l'article 90 de la Constitution de 1946. Depuis 1955, il avait été décidé que cette procé-dure, jugée trop lourde devait être modifiée ; la loi constitutionnelle du 3 juin 1958 réalise cette modification en substituant le Gouverne-ment au Parlement dans la fonction de préparation des textes nou-veaux qui remplaceront les anciennes dispositions. La Constitution de 1958 ne sera donc qu'une révision générale de celle de 1946, et le pas-sage de la IVe à la Ve République se fera sans rupture apparente de la légalité.

Le procédé n'est cependant pas à l'abri de tout reproche. Il est cer-tain que le pouvoir constituant étant souverain, ne se trouvait pas lié, comme le législateur ordinaire, par l'adage : « En droit public français, les compétences s'exercent et ne se délèguent point ». Il n'en reste pas moins que le fait, pour le Parlement investi du pouvoir constituant par l'article 90 de la Constitution de 1946, de transférer ce pouvoir au gouvernement en sachant parfaitement que celui-ci en userait pour édicter une nouvelle Constitution qui renierait absolument l'esprit du texte antérieur, traduit de la part de celui-ci une méconnaissance évi-

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dente des buts en vue desquels ce pouvoir lui avait été confié et ne peut s'analyser que comme un détournement de mandat. Lorsque le procédé avait été utilisé en juillet 1940 par le Parlement de la III° Ré-publique pour investir le maréchal Pétain du pouvoir constituant, on l'avait très justement qualifié alors de « fraude à la Constitution » 2.

Un second point doit retenir l'attention dans cette loi constitution-nelle du 3 juin 1958 ce sont les conditions de fond et de forme impo-sées par le Parlement au gouvernement quant à la mise en œuvre du pouvoir constituant.

Les conditions de fond sont l'obligation de respecter les cinq prin-cipes suivants :

« l° Seul le suffrage universel est la source du pouvoir. C'est du suffrage universel ou des instances élues par lui, que dérivent le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ;

2° Le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif doivent être effec-tivement séparés de façon que le Gouvernement et le Parle-ment assument chacun pour sa part et sous sa responsabilité la plénitude de leurs attributions ;

3° Le Gouvernement doit être responsable devant le Parlement :4° L’autorité judiciaire doit demeurer indépendante pour être à

même d'assurer le respect des libertés essentielles telles qu'elles sont définies par le préambule de la Constitution de 1946 et par la Déclaration des droits de l'homme à laquelle il se réfère;

[9]5° La Constitution doit permettre d'organiser les rapports de la

République avec les peuples qui lui sont associés ».

Ces cinq bases ont pour objet de donner au pays un minimum de garanties quant à la nature des institutions qui seront mises en place. Ces garanties sont d'ailleurs essentiellement négatives : le premier principe, qui fait du suffrage universel la base de tout pouvoir interdit

2 Cf. G. Liet-Veaux, Essai d'une théorie juridique des révolutions, 1942.

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l'instauration d'un régime de type corporatiste tel que l'avaient conçu Mussolini ou Franco ; le second principe, relatif à la séparation des pouvoirs vise à empêcher l'avènement d'une dictature, laquelle se ca-ractérise par la confusion des pouvoirs. Le troisième principe est sans doute le plus intéressant : en posant que le Gouvernement devra être responsable devant le Parlement, il oblige le Constituant à rester dans le cadre du régime parlementaire. Le quatrième principe a une double portée : d'abord en ce qu'il consacre l'indépendance de la magistrature, mais surtout en ce qu'il oblige la nouvelle République à reprendre à son compte les principes politiques et sociaux du précédent régime tels qu'ils avaient été énoncés dans le Préambule de 1946. Quant au cinquième principe, il annonce simplement la rénovation des liens entre la France et ses territoires d'outre-mer, rénovation qui constituait alors le problème crucial sur lequel les institutions antérieures avaient achoppé.

Ces principes, en fait, n'étaient guère contraignants pour le nou-veau pouvoir constituant et pouvaient être aisément tournés : le troi-sième principe lui-même - celui de la responsabilité du gouvernement devant le Parlement - pouvait s'interpréter de diverses manières, et on pouvait même y satisfaire, à la limite, en instituant une simple respon-sabilité pénale des ministres tout en l'aménageant de telle sorte qu'elle n'aurait guère pu être mise en œuvre. Les vraies garanties de la démo-cratie se situaient davantage dans les conditions de forme prévues pour l'élaboration de la nouvelle Constitution.

Ces conditions de forme étaient au nombre de trois. Mais avant que de les énoncer, il faut insister sur le fait, parce que ce fut là certaine-ment, de toutes les garanties, la plus importante, que le pouvoir consti-tuant n'était pas délégué au général de Gaulle, mais au « gouverne-ment investi le Ier juin 1958 », c'est-à-dire à un organisme collégial au sein duquel, comme nous l'avons vu, siégeaient comme ministres d'État Guy Mollet, Pierre Pflimlin, Louis Jacquinot et Félix Hou-phouët-Boigny, et comme ministre des Finances Antoine Pinay, tous leaders des principaux partis de la IV° République. Cela étant observé, le Parlement avait en outre prévu :

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- que le gouvernement devrait recueillir l'avis d'un Comité consultatif composé pour les deux tiers de membres du Parle-ment ;

- qu'il devrait soumettre son projet à l'avis du Conseil d'État;- et que la nouvelle Constitution ne pourrait entrer en vigueur

qu'après ratification populaire par voie de référendum.

La procédure constituante

Sitôt formé son Gouvernement, le général de Gaulle chargea le Garde des Sceaux, Michel Debré, d'organiser la préparation de la nou-velle Constitution et créa, en vue de rédiger un avant-projet, un Comi-té interministériel, réunissant sous sa présidence, les quatre ministres d'État, Michel Debré, ainsi que René Cassin, vice-président du Conseil d'État. Raymond Janot, secrétaire général du Conseil d'État et conseiller technique au cabinet de de Gaulle, assistait aux séances, ainsi qu'épisodiquement Georges Pompidou, alors directeur du cabinet du Général. Antoine Pinay, ministre des Finances, y siégea [10] quel-quefois. Le rôle de ce Comité fut absolument essentiel puisque c'est là qu'eurent lieu toutes les négociations et que furent prises toutes les dé-cisions, que le Conseil des ministres ne fit qu'entériner ensuite.

En accord avec Raymond Janot, Michel Debré s'entoura d'un « groupe de travail » chargé de préparer les réunions du Comité inter-ministériel en lui proposant des textes qui constitueraient une base de réflexion, et ensuite de mettre en forme les idées arrêtées par ce Comi-té. À la douzaine d'experts choisis par M. Debré parmi les Maîtres des requêtes du Conseil d'État, vint s'ajouter un représentant de chacun des ministres d'État (André Chandernagor pour Guy Mollet, et le Pro-fesseur François Luchaire pour Louis Jacquinot). Leur rôle fut impor-tant dans la mesure où, en tant que conseillers des membres du Comi-té interministériel, ils disposaient d'un droit d'initiative. À mi-parcours des négociations au sein du Comité interministériel, les plus actifs (et les plus gaullistes) d'entre eux se réunirent en conclave à Saint-Cloud du 10 au 15 juillet pour harmoniser les positions et présenter un avant-projet bien ficelé.

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Une fois arrêté par le Comité interministériel, l'avant-projet fut soumis au Gouvernement, puis présenté, comme prévu, au Comité consultatif constitutionnel. Cet organe, communément désigné par la presse sous le sigle « CCC », était composé de seize députés et dix sé-nateurs, désignés par la Commission du suffrage universel de leurs as-semblées respectives, et de treize personnalités nommées par le Gou-vernement. Présidé par Paul Reynaud dont ce fut le dernier rôle pu-blic, il siégea pendant quinze jours du 29 juillet au 14 août 1958 et examina le texte article par article, proposant souvent des amende-ments, mais sans exprimer un avis global sur l'ensemble. Le général de Gaulle vint assister à l'une de ses séances pour apporter à ses membres certains apaisements, mais laissa, le reste du temps, Ray-mond Janot y exposer le point de vue du gouvernement. Sur de nom-breux articles de l'avant-projet - et notamment sur les futurs articles 16, 34, 45 et 49 qui étaient les plus importants et les plus novateurs - une forte minorité des membres du Comité se montra très critique, mais ne put obtenir du Gouvernement que des retouches de détail. Un des échecs les plus remarqués du Comité fut sa tentative pour faire re-venir le général de Gaulle sur le principe, auquel il tenait essentielle-ment, de l'incompatibilité entre les fonctions ministérielles et le man-dat parlementaire 3.

3 Ce n'est que dans un domaine bien particulier - celui de la Communauté - que les avis du Comité consultatif furent réellement pris en considération. Sur la question des rapports entre la Métropole et les pays africains qui constituaient depuis 1946 la « France d'outre-mer », le gouvernement n'avait pas de point de vue bien arrêté. Comme le Comité consultatif comprenait en son sein les principaux leaders de l'Afrique francophone, on les laissa élabo-rer, dans le cadre d'un « sous-groupe » présidé par Houphouët-Boigny, un compromis entre leurs conceptions respectives des rapports entre la France et leurs pays : la fédération pour Houphouët, la confédération pour Senghor. Le titre XII de la Constitution institua, entre la France et ses anciennes pos-sessions promues au rang d'États, une Communauté présidée par le Pré-sident de la République française et dotée d'un Conseil exécutif formé par la réunion des chefs des gouvernements et d'un Sénat aux compétences mal dé-finies. En dépit de la souplesse qu'on avait voulu donner à cette institution, elle cessa de fonctionner dès juin 1960 à cause de la persistance des désac-cords entre les leaders africains sur sa nature et son évolution.

Pour ne pas mécontenter Senghor et Tsirane qui voulaient obtenir l'indé-pendance de leurs pays dans le cadre de la Communauté, de Gaulle accepta de transformer celle-ci en un ensemble contractuel où le statut des États membres serait régi par des accords particuliers avec chacun d'eux. Mais ce

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[11]Puis le texte revint avec les amendements proposés par le CCC de-

vant le Comité interministériel, qui n'en retint que fort peu, et parmi les moins significatifs. Il fut ensuite soumis au Conseil d'État, dont l'avis n'eut guère d'incidence que sur la détermination du domaine de la loi et la durée du mandat des membres du Conseil constitutionnel. Après un nouvel examen par le Comité interministériel et le Conseil des ministres, le projet fut rendu public et soumis à référendum, le 28 septembre.

Un secret d’État

La teneur de toutes ces discussions fut longtemps tenue secrète, et il est aisé, quand on les étudie, de comprendre pourquoi : ils montrent l'étendue des concessions que de Gaulle dut consentir aux ministres d'État et conduisent à une interprétation de la Constitution très diffé-rente de celle que le Général devait lui donner par la suite.

Seuls avaient été publiés en 1959 par la Documentation française un compte rendu très résumé des débats du CCC et le discours de pré-sentation de Michel Debré devant le Conseil d'État. Le voile sur les autres textes préparatoires fut pour la première fois entrouvert par Guy Mollet dans son ouvrage Quinze ans après, la Constitution de 1958, paru en 1973 chez Albin Michel, puis par M. Jean-Louis Debré qui publia, dans sa thèse de doctorat sur Les idées constitutionnelles du général de Gaulle (LGDJ, 1974), une partie des archives de son père.

faisant, il mécontenta les Présidents de la Côte-d'Ivoire, du Dahomey, du Ni-ger et de la Haute-Volta. Blessés, ils invoquèrent l'irrégularité - bien réelle - de la procédure suivie pour réaliser cette transformation, et quittèrent la Communauté. Celle-ci cessa dès lors de fonctionner. En guise d'épitaphe, Houphouët eut une jolie formule : « La Côte d'ivoire avait voulu épouser la France. Mais la France n'est pas venue à l'autel, et la Côte d'ivoire est restée sur le parvis avec ses fleurs fanées dans les bras ».

Les dispositions de la Constitution relatives à la Communauté n'ont été formellement abrogées qu'à l'occasion de la révision constitutionnelle de l'été 1995. Sur la Communauté, v. les articles de P. Lampué, C. Purtschet et Ch. Desouches, in E Luchaire et G. Conac, La Constitution de la République française, 1979, t. II, pp. 899 et s. ; et G. Chaffart, Les carnets secrets de la décolonisation, 2 vol., 1967.

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C'est seulement en juin 1984 que le Gouvernement de P. Mauroy créa un « Comité chargé de la publication des travaux préparatoires de la Constitution » qui devait effectivement faire paraître au cours des an-nées 1988-2002 quatre forts et beaux volumes où sont reproduites toutes les archives publiques et privées disponibles sur le sujet 4. Et P Pflimlin dans ses Mémoires d'un Européen publiées chez Fayard en 1991 ajoute encore quelques détails significatifs et montre que les dé-bats n'avaient pas été aussi idylliques que l'avait laissé croire Guy Mollet, notamment quand Michel Debré proposa d'étendre l'incompa-tibilité du mandat parlementaire aux fonctions de maires des grandes villes. Grâce à tous ces éléments, il est possible aujourd'hui d'avoir une idée assez précise du déroulement des débats.

Certes, en dépit de l'ampleur de cette documentation, de nom-breuses lacunes subsistent : les instructions données par de Gaulle à Michel Debré et la plupart des séances du Comité interministériel n'ont laissé aucune trace écrite, pas plus évidemment que les discus-sions de couloirs, les consultations, les réactions des uns aux propos des autres... Souvent deux avant-projets qui se suivent à quelques jours d'intervalle sont très différents l'un de l'autre, et dans les comptes rendus, les positions des uns et des autres ont soudainement changé... On ne saura jamais la cause de ces revirements. C'est là l'inconvénient d'une élaboration gouvernementale d'un texte de cette importance par rapport à la technique républicaine classique de discussion par une as-semblée dont les procès-verbaux sont mis à la portée de tous.

[12]Mais on peut quand même, tant bien que mal, reconstituer les dé-

bats, comme on le fait d'un puzzle, à partir des documents publiés, et par ce moyen résumer le processus d'élaboration de la Constitution de 1958 en examinant d'abord les positions des principaux auteurs de ce texte, puis le contenu de leur dialogue. C'est à ce travail que se sont li-vrés les auteurs de l'ouvrage L'écriture de la Constitution, publié en 1992 sous la direction de D. Maus, L. Favoreu et J.-L. Parodi, ainsi que l'auteur du présent ouvrage dans son opuscule, La Constitution française. Propos pour un débat, 1992.

4 Ces Documents pour servir à l'histoire de l'élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958 sont communément cités sous le sigle DPS.

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Section IIILe débat constitutionnel

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La divulgation des travaux préparatoires oblige à remettre en cause beaucoup de points qu'on avait crus acquis quant à l'importance res-pective des apports du général de Gaulle, de Michel Debré et des mi-nistres d'État, et fait ressortir comme abusives plusieurs des interpréta-tions que le Général devait donner plus tard de ce texte.

La grande préoccupation de de Gaulle, au cours de l'été 1958, était d'effacer, par un éclatant succès lors du référendum de septembre, le souvenir des conditions discutables de son retour au pouvoir et de fon-der par ce moyen un régime dont la légitimité soit indiscutable. Or il lui fallait, pour atteindre ce but, obtenir le soutien du MRP, qui n'était que probable, et de la SFIO qui n'allait nullement de soi 5. Par consé-quent, il se trouvait contraint de tenir le plus grand compte des suscep-tibilités de leurs représentants au sein du Comité interministériel. L’étendue des concessions qu'il leur fit quant au rôle et aux pouvoirs du Président de la République ne peut s'expliquer autrement. On en a la conviction quand on examine successivement les positions initiales des protagonistes et le résultat de leur confrontation.

5 Le 1er juin, la majorité du groupe parlementaire socialiste (49 contre 45) avait voté contre l'investiture, mais Guy Mollet avait obtenu du Parti qu'il laisse à chacun la liberté de vote.

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§ 1. LES POSITIONS INITIALES

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On doit distinguer trois catégories d'apports à l'œuvre constituante : ceux de de Gaulle, ceux des ministres d'État et enfin ceux, moins im-portants qu'on l'a cru longtemps, de Michel Debré.

A. Les conceptions du général de Gaulle

Les idées du général de Gaulle en matière constitutionnelle, en 1958, sont peu nombreuses mais, parce qu'elles prennent racine dans sa formation d'officier et dans son expérience des années 1940-1945, elles sont bien arrêtées.

D'abord, comme sa place dans les futures institutions ne peut être que la première et qu'il sera donc président de la République, c'est à la définition de cette fonction qu'il s'attache essentiellement.

La fonction présidentielle comporte pour lui deux aspects :

- en période de circonstances exceptionnelles, quand la vie de la nation est en cause, il doit être responsable du destin du pays et pouvoir commander à la manière d'un [13] dictateur dans la Rome antique. C'était là une idée qu'il avait déjà exprimée dans le discours de Bayeux : « À lui, s'il devait arriver que la patrie fût en péril, le devoir d'être le garant de l'indépendance natio-nale et des traités conclus par la France ». Il la justifiera devant le CCC en invoquant le Président Lebrun qui, selon lui, aurait voulu en juin 1940 partir pour Alger et continuer la lutte, mais en avait été empêché par la volonté contraire du Gouvernement contre laquelle il ne pouvait rien 6. Pour de Gaulle, assumer les pleins pouvoirs en pareilles circonstances n'est pas un privilège

6 DPS, t. II, p. 301. On notera cependant que Paul Reynaud, qui était alors président du Conseil, donne une tout autre version de l'attitude du Président Lebrun (cf. P. Reynaud, Et après ?, 1965, p. 67).

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mais une charge ; ce ne doit pas être une faculté, mais un devoir absolu : « Il faut – explique-t-il devant le CCC - que le chef de l'État ait la responsabilité de maintenir la légitimité républi-caine et, en cas de guerre, l'indépendance et l'intégrité du pays... 99 fois sur 100, en pareil cas, l'homme qui sera à la tête de l'État ne sera guère porté à prendre de lui-même une initiative de ce genre. Il faut que la Constitution l’y oblige. » Avec un bel opti-misme sur la nature humaine, le Général pense qu'il est des cir-constances où ce n'est plus l'homme qui fait la fonction, mais la fonction qui révèle l'homme. De cette idée, les ministres d'État se rendent compte très vite que rien ne pourra le faire démordre.

- les idées du Général sur ses fonctions futures en période nor-male sont plus ambiguës. Il entend bien définir la politique du pays, tant dans le domaine intérieur que vis-à-vis de l'étranger ; mais il ne souhaite pas pour autant être accaparé par les tracas de la gestion quotidienne et les tractations politiciennes. « L’au-torité, avait-il écrit dans Le fil de l'épée, ne va pas sans prestige, ni le prestige sans éloignement ». Pour gouverner sans des-cendre de l'Olympe, il lui suffît, pense-t-il, de pouvoir nommer et révoquer à son gré le Gouvernement dont il considère les membres comme devant être ses collaborateurs, ses conseillers et ses exécutants.

Mais, dans le même temps, il prétend aussi se situer au-dessus des pouvoirs exécutif et législatif et se constituer en arbitre de leurs conflits ; et, à ce titre, il réclame le pouvoir de dissoudre discrétionnai-rement l'Assemblée et de soumettre à référendum « tout projet de loi que le Parlement aurait refusé d'adopter ainsi que toute question fon-damentale pour la vie de la nation ».

L'article Ier du brouillon initial de Constitution, rédigé par M. De-bré conformément à ses instructions et distribué aux membres du Co-mité interministériel lors de sa première réunion du 13 juin définit ain-si son rôle :

« Le président de la République est responsable du maintien de l'indépendance de la nation et de l'intégrité de son territoire.

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« Assisté du Gouvernement, il définit l'orientation générale de la politique intérieure et extérieure du pays et en assure la continuité.

« Il prend les initiatives nécessaires pour que les Pouvoirs publics puissent remplir leurs missions respectives dans l'inté-rêt de la nation et le respect de la présente Constitution » 7.

Pour le reste, de Gaulle n'a pas d'idée préconçue sur ce que doit comporter la nouvelle Constitution, sauf sur deux points.

[14]

L'incompatibilité des fonctions

D'abord, il veut absolument qu'elle établisse une incompatibilité entre les fonctions ministérielles et le mandat parlementaire. Cette idée, qu'il tient de René Capitant, suscitera de très vives critiques, no-tamment devant le Comité consultatif constitutionnel. Mais de Gaulle - qui sait fort bien manier les concepts juridiques lorsqu'il y trouve profit - la défend avec beaucoup d'adresse, expliquant devant le CCC que le principe de séparation des pouvoirs implique qu'on ne puisse pas appartenir simultanément à l'Exécutif et au Législatif ni être à la fois contrôleur et contrôlé. Elle lui apparaît à ce point essentielle que toute la réglementation constitutionnelle du contrôle parlementaire, à laquelle vont travailler M. Debré et les ministres d'État, lui semble su-perflue : « La dissolution et l'incompatibilité suffisent, déclare-t-il le 23 juin devant le Comité interministériel, pour assurer la stabilité. »

L'importance extrême qu'il y attache nous conduit à croire que, pour lui, il ne s'agissait pas d'un simple dispositif technique pour contraindre les ministres à la solidarité gouvernementale et les dissua-der de démissionner, comme il le faisaient sous la IVe République, à la première injonction de leurs partis, faisant périr le Gouvernement « par éclatement ». L’idée part de beaucoup plus loin ; pour de Gaulle, l'univers politique se compose de deux mondes : il y a le peuple, et il y a l'État ; le Parlement est du domaine du peuple : c'est le lieu des

7 DPS, t. I, p. 251.

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partis, de la contestation et de l'irresponsabilité ; en face de lui, le Gouvernement qui est le lieu de l'action, gère les affaires de l'État. Entre les deux mondes, il existe des passerelles, certes ; c'est au sein du Parlement que se recrutent les ministres, ou plus précisément ceux d'entre les ministres qui, n'étant en charge ni des affaires étrangères ni de l'armée, sont appelés à œuvrer dans un contexte politicien ; mais lorsqu'on a l'honneur de participer à la direction des affaires de l'État, on cesse d'appartenir au monde de la contestation ; on ne représente plus son parti ; et on ne peut revenir, sans un long délai de viduité, au niveau inférieur. M. Debré tentera d'ailleurs d'expliciter cette idée en prévoyant que les ministres sortants, non seulement ne réintègrent pas leur assemblée, mais sont inéligibles à la législature suivante.

Un Sénat partiellement corporatif

L’autre idée du Général, c'est que les forces économiques, sociales et culturelles doivent être représentées au sein de la seconde Chambre. Ce n'est pas une idée neuve : elle figure déjà dans l'Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire rédigé par Napoléon en 1815 sous l'ins-piration de Benjamin Constant. Reprise à la fin du XIXe siècle par des auteurs d'inspiration aussi opposée que l'abbé Lemire ou le doyen Du-guit, elle avait débouché en 1925 sur la création d'un Conseil écono-mique par le Gouvernement du Cartel des Gauches d'Édouard Herriot. Malheureusement les utilisations qu'en ont faites Mussolini et Franco l'ont passablement discréditée aux yeux des démocrates. Au sein du Comité interministériel, elle sera unanimement critiquée, même par Michel Debré. De Gaulle jugera inutile d'insister ; mais il y reviendra en 1969, dans le projet de réforme constitutionnelle dont l'échec pro-voquera son départ.

Sorti de là, de Gaulle n'a aucune idée préconçue sur ce que doit comporter la nouvelle Constitution. Et d'ailleurs, il s'en désintéresse. Dans son ouvrage précité, M. Jean-Louis Debré rapporte l'entretien que son père eut avec le Général lorsque celui-ci lui confia la tâche de mettre sur pied le texte constitutionnel : « Je l'interrogeai sur un point : le maintien de la responsabilité du Gouvernement devant l'As-semblée nationale. Sur ce [15] point, l'esprit du Général n'était pas dé-

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terminé. Je lui fis valoir l'utilité de cette responsabilité. Sans trancher absolument, il ne me dit pas le contraire. » 8

B. Les projets des Ministres d'État

En face du Général, les Ministres d'État, Pflimlin et Mollet en par-ticulier - car Jacquinot se tait et Houphouët ne s'occupe que de l'Outre-Mer - ont aussi des idées. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, elles ne sont pas favorables au maintien de l'hégémonie parle-mentaire. Ils ont été aux affaires pendant longtemps et ont souffert de l'instabilité et de la paralysie gouvernementales. Le putsch d'Alger leur a en outre servi d'électrochoc et a tué en eux le politicien pour ré-veiller l'homme d'État.

Renforcer l'autorité gouvernementale

La nécessité de renforcer l'autorité de l'Exécutif et spécialement du chef du Gouvernement est d'ailleurs une idée très ancienne dans les partis qu'ils représentent. Du côté socialiste, elle avait été énoncée dès 1919 par Léon Blum dans ses Lettres sur la réforme gouvernementale. Elle s'était traduite dans la Constitution de 1946 par le dispositif que nous avons vu, et qui aurait pu être efficace si le Tripartisme originel n'avait éclaté aussitôt après la mise en œuvre de la Constitution. Le caractère hétérogène et précaire des majorités avait ensuite conduit les chefs de gouvernement de la IVe à se comporter davantage en conci-liateurs qu'en meneurs d'hommes. Mais demeurait l'idée qu'il fallait renforcer la Présidence du Conseil ; accédant à cette fonction en 1956, Guy Mollet avait, pour concentrer l'autorité au sein du Gouvernement, supprimé neuf des ministères créés par son prédécesseur. En juin 1957, un mois après avoir quitté le pouvoir, il avait fait adopter par le 49e congrès de la SFIO une motion réclamant une révision en vue de « renforcer la stabilité du pouvoir exécutif ». Et quand il avait été pressenti en octobre 1957 pour former un nouveau ministère, il s'était

8 J.-L. Debré, Les idées constitutionnelles du Général de Gaulle, 1974, p. 161.

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proposé de mener à bien, en quatre mois, une réforme de la Constitu-tion pour « renforcer l'Exécutif gouvernemental et sa stabilité » ; après quoi, il aurait remis sa démission au Président de la République.

Quant à Pierre Pflimlin, la réforme des institutions ne lui apparais-sait pas moins urgente. Lorsqu'il avait été élu président de son parti en 1956, sa première tâche avait été de constituer sur ce sujet un groupe de travail. Celui-ci avait abouti à la rédaction d'une proposition de loi constitutionnelle qui avait été déposée au nom du MRP par P. Coste-Floret le 17 janvier 1957 et tendait notamment à introduire en France le système allemand de la « motion de censure constructive ». Ensuite, Pflimlin et ses amis s'étaient constamment battus pour la faire prendre en considération. C'est cette proposition de loi qui sera globalement reprise dans le projet de Robert Lecourt, garde des Sceaux MRP du Gouvernement Gaillard. Malgré l'opposition de la commission des lois, elle sera examinée par l'Assemblée en février 1958. Mais celle-ci ne l'adoptera qu'avec des modifications introduites par Paul Reynaud et René Pleven, et sous réserve d'une modification préalable de la loi électorale et de son règlement... C'est encore cette proposition de loi, mais assortie en outre d'une limitation à moins de cinq mois de la du-rée des sessions ordinaires, que P. Pflirnlin, profitant du désarroi de l'Assemblée, fera adopter le 27 mai 1958 avant de remettre sa démis-sion, la nuit même, au Président Coty.

[16]Naturellement, dès la première réunion du Comité interministériel,

le 13 juin 1958, Mollet et Pflimlin ressortent ces projets.

Restreindre la compétence législative du Parlement

Guy Mollet insiste sur la nécessaire séparation des domaines de la loi et du règlement. Du fait de l'hégémonie parlementaire qui avait marqué les régimes antérieurs, la loi réglait une infinité de détails in-fimes, et tous les gouvernements déploraient de ne pouvoir réaliser la moindre réforme sans recourir au Parlement : pour ne citer qu'un exemple, le nombre des chevaux à entretenir dans les haras nationaux était fixé par la loi ; il fallait donc une loi pour le modifier… C'est, en partie, ce qui avait justifié, exceptionnellement pendant la Grande

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guerre et pendant la crise financière de 1926, puis systématiquement à partir de 1934, le recours des gouvernements de la Ille République à la procédure des décrets-lois.

La Constitution de 1946 avait en principe, dans son article 13, in-terdit le procédé. Mais, au prix d'un raisonnement byzantin, la loi du 17 août 1948 - dite loi Reynaud-Marie - adoptée d'ailleurs avec le sou-tien de Léon Blum, était revenue sur cette interdiction en « déclas-sant » les lois intervenues dans un certain nombre de matières et en permettant ainsi au Gouvernement de les modifier par décrets. Mal-heureusement, le Parlement avait continué d'intervenir dans le do-maine précédemment abandonné au Gouvernement et le problème s'était très rapidement posé à nouveau. Il avait fallu, à partir de 1953, en revenir purement et simplement à la procédure des décrets-lois. Et la proposition de loi MRP du 17 janvier 1957 précitée avait prévu que le Gouvernement pourrait obtenir de l'Assemblée une délégation va-lable pour toute la législature et faire ensuite déclarer irrecevables les propositions de lois et amendements qui empiéteraient sur le domaine ainsi délégué. Guy Mollet va plus loin encore en proposant que la sé-paration entre le domaine de la loi et celui du règlement soit désor-mais inscrite dans la Constitution.

Motion de censure constructiveet dissolution discrétionnaire

Quant à Pierre Pflimlin, il reprend l'idée pour laquelle il se bat de-puis dix-huit mois et qui a déjà deux fois manqué d'aboutir : le Gou-vernement ne devrait pouvoir être renversé que par le vote, à la majo-rité absolue, d'une motion de censure désignant expressément le futur Président du Conseil, seuls étant décomptés les votes en faveur de la motion. S'il engageait sa responsabilité sur un texte, ce texte serait considéré comme adopté, sans vote, sauf si l'opposition parvenait à faire passer, dans les conditions susdites, une motion de censure. Les parlementaires perdraient l'initiative des dépenses. Enfin, le Gouver-nement disposerait sans condition du droit de dissoudre l'Assemblée.

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Un désaccord de principe

Ainsi les ministres d'État n'apparaissent nullement comme les dé-fenseurs de l'ancien système. De Gaulle est même surpris par la har-diesse des réformes qu'ils proposent. Ce sur quoi, en revanche, ils s'opposent au Général, c'est sur la question - d'ordre théorique mais néanmoins essentielle - du statut du Gouvernement et plus spéciale-ment de son rattachement à la source de légitimité qu'est le suffrage universel. Pour de Gaulle, la séparation des pouvoirs implique leur dualité : l'Exécutif doit exister par lui-même. Il doit être composé d'un Président de la République, élu par un collège plus large que le [17] Parlement pour être indépendant de celui-ci, et d'un Gouvernement qui procède de lui et peut être révoqué par lui. Que ce Gouvernement soit en outre responsable devant le Parlement est admissible, car il est bon que le pouvoir soit contrôlé dans son exercice; mais il ne doit pas tenir son autorité d'une délégation parlementaire.

Pour les ministres d'État au contraire, l'Assemblée nationale, élue au suffrage universel direct, est l'incarnation du peuple souverain. C'est donc d'elle que doit procéder l'autorité gouvernementale. C'est le principe qui avait été posé en 1946 quand il avait été décidé que le Président du Conseil ne pourrait être nommé par le chef de l'État qu'après son investiture par l'Assemblée : c'était l'Assemblée qui lui conférait le pouvoir. Les ministres d'État veulent un Exécutif fort, mais démocratique ; ce qui veut dire pour eux que, bien qu'il soit nommé par le Président de la République en sa qualité d'incarnation de l'État, le Gouvernement qui détermine la politique de la nation ne peut entrer en fonction qu'après s'être assuré de la confiance de l'As-semblée, et que sa composition doit être le reflet de la majorité parle-mentaire qui en approuve le programme et en oriente l'action par son contrôle.

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C. Les idées de Michel Debré

Michel Debré, que le général de Gaulle a chargé de conduire le tra-vail constituant, est un gaulliste inconditionnel ; mais c'est aussi un admirateur fervent du régime parlementaire. Il va constituer l'« inter-face » entre de Gaulle et les représentants des partis de la IV° Répu-blique. S'il mérite sans conteste le titre d'« architecte de la Constitu-tion » car c'est lui qui a conçu sa présentation formelle et présidé à la rédaction de ses articles, on ne saurait en faire vraiment « le père » de celle-ci - comme on le dit trop souvent - car son apport propre a été fi-nalement assez réduit, et nous verrons par la suite que c'est peut-être dommage.

De Gaulle n'est pas juriste. Or la Constitution, loi suprême, est un document essentiellement juridique. Il y a, dans sa rédaction, une foule de détails auxquels il faut penser, un agencement complexe à opérer dans la définition du statut des organes, de leurs pouvoirs, de leurs rapports réciproques... Heureusement, il a auprès de lui un juriste qui depuis quinze ans suit ces questions et auquel il peut faire appel : Michel Debré. Un autre juriste, tout aussi éminent, aurait pu remplir ce rôle ; c'est René Capitant, qui lui a souvent fourni des idées, telles celles de l'incompatibilité des fonctions ministérielles et du mandat parlementaire et surtout celle du référendum - auxquelles il n'avait pas encore pense lors de la rédaction du discours de Bayeux. Malheureu-sement Capitant est au Japon et ne souhaite pas rentrer ; de plus, il a parfois des idées de gauche et se réclame de Rousseau pour lequel le Général n'a guère d'admiration... C'est donc à Michel Debré que de Gaulle va faire appel en lui confiant la fonction de Garde des Sceaux dans son Gouvernement, mais en lui imposant certaines idées de René Capitant.

Très tôt, Debré s'est passionné pour les problèmes constitutionnels et a profondément subi l'influence des réformateurs de droite qui, tels André Tardieu et Jacques Bardoux 9, voulaient, à la fin de la Ille Répu-

9 André Tardieu, qui avait commencé sa carrière ministérielle dans le gou-vernement Clemenceau en 1919, avait été deux fois président du Conseil entre 1929 et 1932. Il se consacra ensuite à la critique des mœurs parlemen-taires de la III° République et à l'établissement de propositions de réforme qui eurent malheureusement plus d'échos dans l'opinion qu'au sein de la

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blique, restaurer l'autorité de l'Exécutif par une stricte [18] rationali-sation du parlementarisme. Au cours de la décennie qui avait précédé la Seconde guerre mondiale et la mort de la Ille République, s'était en effet développée en France une abondante littérature qui préconisait une réforme d'un système politique manifestement incapable de faire front à la montée des périls. À quelques courants de pensée qu'ils ap-partiennent, tous ces auteurs - de Léon Blum à André Tardieu -, face à l'omnipotence et à l'impotence conjuguées d'un Parlement paralysé par le clientélisme, préconisait un renforcement de l'Exécutif. Tardieu était celui qui était allé le plus loin, proposant la suppression des com-missions permanentes des Chambres, l'incompatibilité entre le mandat parlementaire et les fonctions ministérielles et entre les mandats natio-naux et locaux, la possibilité pour l'exécutif de recourir au référendum et à la dissolution, la protection du droit de propriété par une Cour su-prême, la suppression de l'investiture et l'interdiction pour les parle-mentaires de proposer des dépenses...

Cependant, toutes ces propositions de réforme de l'État tendaient plus à renforcer la Présidence du Conseil plutôt qu'à restaurer la Prési-dence de la République. Du chef de l'État, on voulait simplement res-taurer l'autorité morale en le faisant élire par un collège électoral élar-gi (J. Bardoux, J. Barthélémy, A. Millerand, A. Tardieu). Mais en de-hors du droit de nommer le Président du Conseil, qu'il avait conservé, il n'était pas question de lui donner des attributions véritables : le droit de dissolution, le droit de recourir au référendum qu'on revendique pour l'Exécutif, c'est au chef du Gouvernement qu'on veut les donner, le chef de l'État ne les exerçant que nominalement. Cela s'explique ai-sément. Le Président de la République n'avait été institué en 1875 que comme substitut au monarque. Or le déclin de la monarchie est géné-ral. Le cas des États-Unis étant à mettre à part puisqu'ils sont dotés d'un régime présidentiel qui semble exclu pour la France, le seul

classe politique (La réforme de l'État, 1934 ; La Révolution à refaire, 2 vol., 1936-1937). Jacques Bardoux, qui fut le grand-père de V. Giscard d'Estaing auquel il abandonna son mandat de député du Puy-de-Dôme en 1956, avait constitué en 1935 un Comité technique pour la réforme de la Constitution dans lequel figuraient les professeurs de droit J. Barthélémy et R. Alibert, et dont il devait reprendre les conclusions dans son livre La France de demain, 1936 (cf. J. Gicquel et L. Sfez, Le problème de la réforme de l'État en France depuis 1934, 1965 ; O. Passelecq, « De Tardieu à de Gaulle », RFDC n° 3, 1990, pp. 387 et s.).

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grand pays qui ait cherché à restaurer l'Exécutif en la personne d'un Président de la République, c'est à l'époque l'Allemagne avec la Constitution de Weimar ; or l'expérience, vraiment, n'avait rien de convainquant... L’unique modèle dont on peut s'inspirer par consé-quent, c'est le régime britannique. Tardieu oppose l'« exemple an-glais » à l'« erreur française » ; Blum cite le « modèle britannique ». Or le régime anglais ne confère aucun rôle politique au chef de l'État...

La monarchie républicaine

Michel Debré en est là de ses lectures et de sa réflexion quand, pendant la Guerre, il rencontre de Gaulle. À partir de ce moment, il n'a de cesse de faire entrer de Gaulle dans son système conceptuel. Cette préoccupation l'amène à redécouvrir le parlementarisme dualiste qui avait fonctionné en France au cours de la première moitié du XIX° siècle et l'analyse qu'en avait alors faite Benjamin Constant. Selon cet auteur, au-dessus des trois pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, le Roi exerçait une quatrième fonction : celle d'un « pouvoir modéra-teur », qui consistait à arbitrer leurs différends en les obligeant à prendre en compte certains intérêts essentiels de la nation que la poli-tique politicienne pouvait les porter à négliger.

[19]C'est cette fonction que M. Debré veut confier à de Gaulle dans le

système qu'il imagine. Dans l'ouvrage Refaire la France qu'il écrit en 1943 avec Emmanuel Monnick et qu'il publiera avec lui deux ans plus tard sous le pseudonyme commun de Jacquier-Bruère, il expose que la monarchie constitutionnelle est certainement le régime qui aurait le mieux convenu à la France, mais qu'aujourd'hui son abolition est irré-versible. Dès lors, il convient de lui substituer une « monarchie répu-blicaine » en la personne d'un Président de la République élu pour douze ans - la durée moyenne d'un règne - par un collège d'environ 1300 personnalités incluant, outre les membres du Parlement, des conseillers généraux, des représentants des grandes villes, des repré-sentants des organisations syndicales et peut-être aussi des magistrats et des universitaires. « Clé de voûte » des institutions, il nommerait li-brement le chef du Gouvernement et pourrait dissoudre discrétionnai-

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rement l'assemblée, mais ne gouvernerait pas lui-même, se bornant à veiller à ce que soient pris en compte les intérêts fondamentaux de la nation.

Pour lui, l'essentiel du dialogue politique se déroule entre le Gou-vernement et le Parlement, le chef de l'État n'intervenant qu'en cas de crise. Aussi importe-t-il d'armer le Cabinet pour affronter les Assem-blées, et de rationaliser le parlementarisme pour assurer la stabilité et l'efficacité de l'Exécutif. Ici, Michel Debré se borne à emprunter à Tardieu et à Bardoux quelques-unes des recettes qu'ils avaient mises au point pour assurer la stabilité du Gouvernement et lui rendre la mission qui avait été confisquée par le Parlement et qui consiste à gouverner Pour cela il convient de restreindre sensiblement le rôle lé-gislatif du Parlement au profit de l'Exécutif, de réduire la durée des sessions parlementaires, de veiller par une réduction draconienne de leur nombre à ce que les commissions permanentes des assemblées cessent d'empiéter sur les fonctions ministérielles, de mettre un terme à la démagogie des parlementaires en matière de finances en suppri-mant en ce domaine leur droit d'initiative.

Ce programme constitutionnel devait inspirer très fortement les tra-vaux du Comité général d'Études du Conseil national de la Résistance à partir du moment où M. Debré en devint rédacteur. Conseiller au ca-binet de de Gaulle pour les problèmes constitutionnels dans le Gou-vernement provisoire, il inspirera ensuite le discours de Bayeux dans lequel l'ancien chef de la France libre fait connaître sa conception de l'organisation de l'État au moment où la seconde Constituante s'ap-prête à fonder la IVe République.

La rationalisation du parlementarisme

Depuis, ses idées sur la rationalisation du parlementarisme ont un peu évolué, et elles vont continuer à le faire au gré des discussions qu'il aura au sein du groupe des experts et du Comité interministériel : ainsi, alors qu'il donne au début pour directive à ce groupe de ne pas réduire à l'excès la durée des sessions, six mois constituant un mini-mum, il soutient un mois plus tard qu'elles ne doivent pas excéder cinq mois en tout ; de même, alternativement, il affirme que le Gou-

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vernement doit engager sa responsabilité devant l'Assemblée dès le début de son existence, et qu'il ne doit pas le faire...

Il reste toutefois ferme sur trois points : d'abord sur le principe de la limitation du nombre des commissions qu'il veut réduire à quatre et priver du droit de récrire les projets de loi avant leur discussion, en-suite sur le système original qu'il a conçu quant au partage des compé-tences normatives entre le Parlement et le Gouvernement, et enfin sur les modalités de mise en cause de la responsabilité gouvernementale.

Le système qu'il propose sur ce dernier point est le suivant : le Gouvernement devant avoir la confiance expresse de l'Assemblée, il engagera, chaque année, son existence [20] devant celle-ci sur son programme et sur la loi de finances qui en est la traduction concrète. Ensuite, il ne devra le faire qu'en cas de circonstances très exception-nelles. L'Assemblée, de son côté, ne pourra mettre en cause la respon-sabilité du Cabinet que par une procédure de motion de censure très complexe : la motion devra être signée par un cinquième au moins des membres de l'Assemblée qui ne pourront en déposer d'autres au cours de la même session ; un délai de huit jours devra s'écouler entre le dé-pôt et le vote. Et alors que le vote de confiance demandé par le Gou-vernement aura lieu dans les conditions normales, l'adoption d'une motion de censure déposée par l'opposition exigera la majorité abso-lue.

Ne devant pas poser la question de confiance en dehors du vote du budget, le Gouvernement pourra-t-il effectivement gouverner ? Oui, répond M. Debré ; en effet, le nombre des matières expressément ré-servées au législateur sera très restreint. En dehors de ce domaine, le Gouvernement est normalement compétent ; il peut agir par décrets. Dès lors, il n'a pas besoin de poser la question de confiance pour faire adopter les textes qu'il estime importants : « sauf événements graves, le Gouvernement a des pouvoirs suffisants, une fois les impôts votés, pour administrer l'État pendant un an, car la responsabilité du Parle-ment porte sur des lois fondamentales, mais qui ne sont pas, sauf ex-ception, des lois dont le vote urgent pose des problèmes pour la vie gouvernementale » écrira-t-il à Mollet et Pflimlin le 11 août. Certes, il n'est pas question d'interdire au Parlement de sortir de sa zone de compétence exclusive. M. Debré est un juriste, et à tous les juristes de l'époque, il semblait quelque peu monstrueux d'empêcher le Parle-ment, expression de la souveraineté nationale, de voter des lois sur

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tout ce qu'il considérait comme assez important pour justifier son in-tervention. D'ailleurs une répartition rigide des compétences entre la loi et le règlement obligerait à créer un organe départiteur des compé-tences qui, exerçant un contrôle sur la constitutionnalité des lois, ris-querait à terme de déboucher sur un « gouvernement des juges »... Mais, explique Michel Debré, il importe peu que le Parlement empiète sur la compétence réglementaire : le Gouvernement - à la manière du Présidium dans le système soviétique - sera en effet doté par la Constitution du pouvoir de modifier par décrets, en dehors des ses-sions, les lois intervenues hors du domaine exclusivement réservé au Parlement par la Constitution. Le système proposé par M. Debré est intéressant à noter car, bien que les ministres d'État aient imposé un autre mécanisme, c'est finalement mutatis mutandi celui que le Conseil constitutionnel devait mettre en vigueur à partir de 1982, quand il décidera que le Parlement peut sortir du domaine réservé à la loi sauf pour le Gouvernement à ressaisir sa compétence en faisant dé-classer les dispositions législatives qui empiètent sur ses préroga-tives 10.

Ainsi, en 1958, les idées de M. Debré sur la rationalisation du par-lementarisme rejoignent les préoccupations des ministres d'État, mais ne concordent pas entièrement avec elles. Le système qu'il propose en vue de limiter le rôle législatif du Parlement est différent de celui pro-posé par Guy Mollet. L’idée chère à P. Pflimlin d'une adoption auto-matique des textes sur lesquels le Gouvernement a engagé sa respon-sabilité lui paraît superflue et contestable : en raison de l'étroite limita-tion du domaine de la loi, le Gouvernement n'aura pas besoin d'un moyen de pression aussi contraignant. Enfin, membre du Conseil de la République depuis 1948, il veut renforcer la Seconde Chambre, alors qu'eux n'en voient nullement la nécessité.

10 CC., décision n° 82-143 du 30 juillet 1982, Rec. 57.

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[21]

§ 2. LE COMPROMIS CONSTITUTIONNEL

A. Un Président « arbitre »

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Les débats vont d'abord porter sur la définition du rôle du Président de la République. Lors de la première réunion du Comité interministé-riel, le 13 juin, de Gaulle commence par exposer sa façon de voir. Aussitôt, il se heurte à l'opposition courtoise, mais très ferme, des Mi-nistres d'État : pour Guy Mollet, il conviendrait de préciser que « le Président de la République ne doit pas intervenir dans la vie poli-tique », et qu'il ne doit user de la dissolution qu'à la demande du Gou-vernement. P. Pflimlin ajoute qu'il ne devrait pas avoir le droit de re-fuser de signer les décrets. On revient sur la question lors de la deuxième séance du 23 juin. Pour Guy Mollet, il est inacceptable que le Président puisse renvoyer le Gouvernement, car il cesserait alors d'être un arbitre. Plus conciliant, Pflimlin consent qu'il « doit disposer de pouvoirs très larges en périodes exceptionnelles, mais il ajoute aus-sitôt qu'« il ne peut en être de même en temps ordinaire. En période normale, c'est le chef du Gouvernement qui doit assurer la marche des affaires. Il ne faut pas qu'à tout moment le Président de la République puisse dissoudre le Gouvernement. » René Cassin intervient dans le même sens. Et de Gaulle cède : « Le Président de la République est un arbitre. Il ne doit pas dissoudre à tout moment le Gouvernement. C'est seulement quand il estime que les circonstances sont exceptionnelles qu'il dispose de ce pouvoir. » 11

L’article 6 de l'avant-projet (qui deviendra l'article 8 du texte défi-nitif) est rédigé en conséquence :

11 DPS, t. I, p. 278.

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« Le Président de la République nomme le Premier ministre. Sur pro-position du Premier ministre, il nomme les autres membres du Gouverne-ment et met fin à leurs fonctions. »

Malgré le secret qui entoure en principe les travaux du Comité l'af-faire a fait du bruit. Il est évident que si le Président peut renvoyer à sa guise le Premier ministre, ce sera lui qui en fait gouvernera. Certes de Gaulle a cédé sur ce point ; mais est-il vraiment sincère ? Ne risque-t-il pas d'invoquer l'adage du droit public « qui a pouvoir de nommer a pouvoir de révoquer » ? Devant le Comité consultatif constitutionnel, Paul Reynaud, lors de la séance du 8 août où de Gaulle vient en per-sonne défendre le projet, exige confirmation. Et de Gaulle la lui donne de la manière la plus catégorique :

« Non, le président de la République ne peut pas révoquer le Premier ministre... Le Gouvernement est responsable devant le Parlement ; il ne l'est pas devant le chef de l'État qui, lui est un personnage impartial, qui ne se mêle pas de la conjoncture politique et qui ne doit pas s'en mêler… et c'est la raison pour laquelle, entre autres, le Premier ministre et le Gouver-nement n'ont pas à être responsables devant lui... Il nomme le Premier mi-nistre, comme il le faisait dans la Constitution de 1875, ce qui évite les formalités d'investiture au Parlement, ce qui n'empêche nullement la ques-tion de confiance... Mais, le Premier ministre étant désigné, il lui appar-tient de former son gouvernement. Le Président de la République signe les décrets (de nomination) que le Premier ministre contresigne. Par consé-quent les ministres sont nommés, en fait par le [22] Premier ministre, et, ensuite, le Premier ministre n'est pas responsable devant le Président de la République. Celui-ci ne peut pas le révoquer. » 12

Ainsi de Gaulle a renoncé à faire du Président le chef véritable de l'Exécutif. Quel sera alors son rôle ? Celui d'un arbitre. C'était le mot dont on se servait déjà, par courtoisie, pour désigner le Président sous la Ill° République après qu'il eut abdiqué ses pouvoirs entre les mains du président du Conseil. C'était également un mot qu'avait utilisé de Gaulle lors du discours de Bayeux 13. Quand ils l'entendent à nouveau

12 DPS, t. II, p. 300.13 « À lui (au chef de l'État) l'attribution de servir d'arbitre au-dessus des

contingences politiques, soit normalement par le conseil, soit dans les mo-ments de grave confusion, en invitant le pays à faire connaître, par des élec-

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dans sa bouche, les ministres d'État sont ravis. Un Président-arbitre, comme sous la Ille, c'est exactement ce qu'ils veulent. Le problème, c'est qu'ils ne donnent pas au mot le même sens que le Général. Pour les ministres d'État, l'arbitre, c'est celui qui règle les rencontres spor-tives en fonction d'un règlement qui lui impose une stricte impartiali-té. Mais cette impartialité n'est nullement inhérente à la notion d'arbi-trage : si le règlement impose à l'arbitre, non l'impartialité, mais la prise en compte de l'intérêt national, l'arbitre - et c'est bien ainsi que l'entend de Gaulle - tranchera les différends en fonction de ce qu'il ju-gera être l'intérêt de la nation...

C'est sur la base de cette équivoque que, dès la troisième réunion du Comité interministériel, le 30 juin, est adopté, presque en sa forme définitive, le futur article 5 de la Constitution : « Le Président de la République assure par son arbitrage le fonctionnement régulier des pouvoirs publics conformément à la Constitution. Il maintient la conti-nuité de l'État. Il est le garant de l'indépendance nationale, de l'intégri-té du territoire et du respect des traités. »

Les pouvoirs du Président de la République

Au Président de la République nouvelle manière, on ne peut évi-demment pas refuser les pouvoirs, d'ordre protocolaire, qu'avaient conservés ses prédécesseurs de la Ille et de la IVe République : la rati-fication des traités, la promulgation des lois et le droit d'en demander une nouvelle délibération, la convocation des sessions extraordinaires du Parlement, la présidence du Conseil des ministres, des conseils de défense et du Conseil supérieur de Magistrature et la signature subsé-quente des actes délibérés en leur sein, la nomination des plus hauts fonctionnaires, le titre de chef des armées, le droit de grâce... Mais il est clair dans l'esprit de tous que ces pouvoirs, qui lui sont donnés en sa qualité d'incarnation de l'État français - de « notaire de la Répu-blique » - ne sont pas de vrais pouvoirs puisqu'il ne peut les exercer qu'avec le contreseing du Premier ministre et des ministres respon-sables, c'est-à-dire conformément à ce qu'ils auront décidé. Par pré-caution, parce qu'il sait que de Gaulle n'est pas juriste, Raymond Janot tient d'ailleurs à le lui expliquer, noir sur blanc, dans une note du 16

tions, sa décision souveraine... »

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juin : « Le contreseing est le signe de l'irresponsabilité du signataire, la responsabilité politique étant prise par le ministre contresignataire ; il en résulte que l'acte soumis au contreseing est la chose de ceux qui contresignent et non de celui qui signe. » 14

Mais de Gaulle ne saurait se satisfaire de la fonction de notaire de la République. Et puisqu'on veut qu'il ne soit qu'un arbitre, il exige qu'au moins on lui donne les pouvoirs [23] normaux d'un arbitre, et en particulier celui d'infliger des pénalités. Il n'était pas possible, comme le voulait Guy Mollet de subordonner l'exercice du droit de dissolu-tion à une demande préalable du Gouvernement. Les ministres d'État durent donc admettre qu'il s'agirait d'une prérogative absolument per-sonnelle du chef de l'État, qui serait dispensée du contreseing.

Les discussions se tendirent à nouveau quand on aborda les autres pouvoirs du Président. Le texte proposé par les experts sur son droit de recourir au référendum portait : « Dans le cadre des missions qui lui sont conférées, le Président de la République peut, sur proposition du Premier ministre, soumettre au référendum tout projet de loi que le Parlement aurait refusé d'adopter, ainsi que toute question fondamen-tale pour la vie de la nation. » Il fallait une certaine naïveté aux ex-perts pour croire qu'un texte qui permettait au Président de faire à tout moment désavouer les députés par leurs électeurs laisserait sans réac-tion ces vieux routiers du Parlement qu'étaient les Ministres d'État. On n'a malheureusement pas le compte rendu de la séance du Comité au cours de laquelle il fut examiné ; mais on peut aisément imaginer que de Gaulle expliqua, comme il l'avait fait lors de la conférence de presse du 1er octobre 1948 où, pour la première fois, il avait parlé du référendum, que celui-ci permettrait de faire l'économie d'une dissolu-tion. L’argument ne convainquit personne et de Gaulle dut reculer : devant les ministres d'État d'abord, qui subordonnèrent la mise en œuvre de ce droit à une proposition préalable du Gouvernement ou du Parlement et limitèrent son objet à l'organisation des pouvoirs publics ou à l'approbation des traités ; puis devant le CCC qui fit préciser que le Gouvernement ne pourrait proposer de référendum que pendant la durée des sessions, de manière à ce que le Parlement puisse aussitôt censurer son initiative ; puis à nouveau devant le Conseil d'État qui fit mentionner que les traités soumis à ratification référendaire ne de-vraient pas être contraires à la Constitution. Quand on sait comment 14 DPS, t. I, pp. 257-258.

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de Gaulle usa de ce texte en 1962 pour faire modifier celle-ci, on se demande comment le Conseil d'État put omettre de faire préciser que cette formule s'appliquait aussi aux lois portant sur l'organisation des pouvoirs publics. Même au Conseil d'État, on ne saurait penser à tout... Au total, il ne fallut pas moins de sept versions successives - et de plus en restrictives - pour parvenir au texte définitif de l'article 11.

L'article 16

Le futur article 16 sur les pouvoirs du Président en cas de crise ma-jeure ne fit pas l'objet de moindres débats. Personne à vrai dire n'osa contester de Gaulle quand il soutint qu'il fallait à tout prix qu'un texte empêchât le retour d'une situation comparable à celle de juin 1940. Mais tous perçurent dans cet article un danger pour la République et voulurent multiplier les garanties ; le Général de Gaulle parvint d'abord à lever les réserves des ministres d'État ; mais l'offensive re-prit devant le Comité consultatif, puis a nouveau, au retour du texte, devant le Comité interministériel ; et sous réserve de rester juge sou-verain de l'opportunité finale de sa mise en œuvre, de Gaulle dut ac-cepter certaines au moins des garanties exigées. Ces garanties ne sont pas négligeables. Certes, le Président reste seul maître en fin de compte de la décision d'appliquer cet article qui lui confère la pléni-tude du pouvoir ; mais il ne peut le faire que lorsque deux conditions sont réalisées : une menace grave sur les institutions, l'indépendance du pays ou l'intégrité de son territoire, et une interruption simultanée du fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Avant de mettre en œuvre cet article, il doit s'entourer des avis du [24] Premier ministre, des présidents des deux assemblées et du Conseil constitutionnel ; ce-lui-ci devra en outre se prononcer sur chacune des décisions qu'il aura à prendre ; et le Parlement se réunit de plein droit dès l'annonce de la prise des pleins pouvoirs. Ces dispositions se renforcent l'une par l'autre : si le Parlement se réunit de plein droit alors que le Président assume le pouvoir législatif, c'est pour vérifier si les circonstances lé-gitiment les pleins pouvoirs, et dans le cas contraire saisir la Haute Cour. Et là, les avis que le Président a été obligé de prendre acquièrent toute leur importance : s'il est passé outre aux oppositions qui avaient

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été formulées, il lui sera bien difficile de se justifier et d'échapper à la condamnation.

Étant pris en vertu des pouvoirs propres donnés au Président de la République en qualité d'arbitre ou de garant de l'indépendance de la nation, les actes correspondants seront dispensés du contreseing.

Il sera de même des messages adressés au Parlement qui aupara-vant ne pouvaient exprimer que le point de vue du Gouvernement (art. 18), de la nomination de trois des membres du Conseil constitutionnel (art. 56) et des saisines de celui-ci, que d'ailleurs le Premier ministre peut opérer de son côté en vertu de ses pouvoirs propres (art. 54 et 61) 15.

L'ensemble de ces pouvoirs - à l'exception de ceux de l'article 16 - ne fait pas du chef de l'État un véritable gouvernant. Comme l'obser-vera Michel Debré dans sa présentation du projet au Conseil d'État le 27 août, « le Président de la République n'a pas d'autre pouvoir que de solliciter un autre pouvoir : il sollicite le Parlement, il sollicite le Co-mité constitutionnel, il sollicite le suffrage universel ».

Le mode d'électiondu Président de la République

Parce qu'on sait bien que de Gaulle sera inévitablement le premier titulaire de la fonction, le mode d'élection du chef de l'État ne fait pas vraiment problème. Tout le monde est d'accord pour réserver sa dési-gnation à un collège restreint. Ce point avait tout de suite été tranché par de Gaulle lors de sa première discussion avec M. Debré : le Pré-sident de la République devant être aussi Président de la Communau-té, il ne pouvait pas être élu au suffrage universel direct, sous peine de donner à l'Afrique une influence déterminante dans le scrutin 16. La so-15 Est également dispensé du contreseing le décret présidentiel de nomina-

tion du Premier ministre parce qu'il était absurde, sous les régimes antérieurs de demander au chef du Gouvernement précédent de contresigner la nomi-nation de son successeur, souvent choisi parmi ses pires adversaires. L'illo-gisme de cette disposition était d'ailleurs dénoncée par les constitutionna-listes de l'époque (cf. J. Laferrière, Manuel de droit constitutionnel, 1943, p. 733).

16 Voy. J.-L. Debré, op.cit., p. 160.

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lution résidait donc dans sa désignation par un collège d'élus locaux au sein duquel les peuples associés seraient représentés en proportion de leurs intérêts. Seule la dimension de ce collège fait l'objet de dé-bats. G. Mollet, qui ne veut pas donner au Président une trop grande légitimité, exprime la crainte qu'un collège trop large ne privilégie les communes rurales et ne donne à la fonction « un caractère trop poli-tique ». Il est soutenu par René Cassin. Pflimlin pense au contraire qu'un collège large donnera plus d'autorité au Président. De Gaulle es-time que ce collège pourrait être le même que pour l'élection du Sénat. Finalement, on s'en remettra au CCC du soin de préciser ce point, et c'est un amendement de Robert Bruyneel qui, sous réserve d'une cor-rection ultérieure pour améliorer la représentation [25] des grandes villes, déterminera la composition de l'électorat présidentiel 17 : au total 82 000 personnes, alors que le collège électoral du Sénat en compte 102 000 18.

Mais le CCC n'est quand même qu'à moitié convaincu de l'oppor-tunité de cet élargissement et croit habile de proposer, sur la sugges-tion du Comité directeur du Parti socialiste, que si au sein du collège des grands électeurs ne s'était pas dégagée une majorité absolue après un second tour - ce qui était probable - ce fût au Parlement, seulement augmenté des présidents de conseils généraux et des assemblées des territoires d'outre-mer, qu'il serait revenu de trancher… La manœuvre était un peu trop grosse pour réussir. Et il fut décidé plus simplement, qu'au second tour seul pourraient se présenter les deux candidats ayant obtenu le plus de voix au premier.

La durée du mandat du chef de l'État, non plus, ne donne pas lieu à véritable discussion. Debré et de Gaulle tiennent évidemment pour le maintien d'un mandat de sept ans ; les ministres d'État, quant à eux, ne peuvent trouver qu'avantages à une durée aussi longue : plus le mandat du Président sera long, moins sa légitimité démocratique sera forte ; dès lors un mandat de sept ans leur semble garantir qu'il ne jouera pas un rôle politique trop actif, qu'il sera bien l'arbitre qu'ils conçoivent et ne pourra jamais prétendre à être le chef de l'Exécutif.

17 DPS, t. II, pp. 318-319.18 Du fait de cette quasi-identité des électeurs présidentiels et sénatoriaux,

il apparut naturel de confier au président de la Haute assemblée la sup-pléance de la Présidence de la République en cas de disparition ou d'empê-chement définitif du titulaire.

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Car - et ceci est fondamental et sera à multiples reprises souligné à partir de là dans la suite du débat constitutionnel - le Président désor-mais consacré comme arbitre entre les autres pouvoirs, ne peut appa-raître que comme au-dessus de ceux-ci. Dès lors, sa position exclut qu'il soit le chef de l'Exécutif. C'est de lui sans doute que l'Exécutif procède, mais il n'en fait réellement partie. Raymond Janot - qui mé-rite tout autant que Michel Debré le titre de maître d'œuvre de la Constitution car il a assisté et participé à toutes les étapes de la procé-dure, du Groupe des experts au Conseil d'État en passant par le Comi-té interministériel et le CCC - le souligne à plusieurs reprises tant de-vant le CCC le 31 juillet, que devant le Conseil d'État le 27 août, et dans les mêmes termes dépourvus d'équivoque : « le chef de l'Exécutif c'est le Premier Ministre » 19...

Et c'est d'ailleurs bien parce qu'il n'est pas chef de l'Exécutif que l'article 64 fait du Président le « garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire ». Confier cette mission au chef de l'Exécutif eût été placer le rôti sous la garde du chat...

B. Un Premier ministre fort

Le rejet par le Comité interministériel de la formule qui plaçait les ministres sous l'autorité du Président obligeait évidemment à reconsi-dérer la mission du Gouvernement ainsi que celle du Premier ministre. Il n'y eut pas de grandes discussions à ce sujet. La [26] formulation de l'article 20 de la Constitution préparée par les experts : « Le Gouver-nement détermine et conduit la politique de la nation... » allait évi-demment dans le sens voulu par les ministres d'État ; mais sans doute insistèrent-ils sur la nécessité de renforcer surtout le rôle du Premier 19 Il reviendra d'ailleurs sur ce point lors d'un entretien avec la presse, le 6

septembre 1958 : « Cette idée du bicéphalisme est fausse... Le régime prévu par la Constitution est un régime parlementaire ; il n'y a qu'un chef du pou-voir exécutif : le Premier ministre, et le Premier ministre, avec son gouver-nement, est responsable devant le Parlement... Le rôle du Président de la Ré-publique est capital, mais ce n'est pas un rôle de chef de l'exécutif ; sa mis-sion ne se confond, à aucun moment, avec la mission de chef du Gouverne-ment... C'est une mission d'arbitre... il est le garant du bon fonctionnement du régime parlementaire, mais il n'est pas le chef du Gouvernement. » (DPS, t. IV, pp. 15-16).

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ministre. Michel Debré en fut ravi, et leur proposa à la séance suivante un texte où il n'était plus question du Gouvernement en tant que corps, mais seulement du Premier ministre : « Le Premier ministre détermine et conduit la politique de la nation... ». On estima qu'il était cette fois allé trop loin et on se rangea à une solution transactionnelle : « Article 20 : Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la na-tion... » « Article 21 : Le Premier ministre dirige l'action du Gouver-nement... ».

Sur cette base, les experts vont se livrer à un subtil partage entre les décisions qui devront être arrêtées par le Gouvernement tout entier et celles qui pourront être prises par le Premier ministre seul. L'enga-gement de la responsabilité du Gouvernement devant l'Assemblée et la demande au Président de la République de décider un référendum seront, arrêtés collégialement en Conseil des ministres, de même que le dépôt des projets de loi. En revanche, le Premier ministre pourra dé-cider seul de saisir le Conseil constitutionnel, de demander au Sénat l'approbation de sa politique, ou au Président la convocation du Parle-ment en session extraordinaire. Quant aux décrets réglementaires, leur signature incombe en principe au Premier ministre avec le contreseing des ministres chargés de leur exécution ; mais si la matière est impor-tante (dans 5% des cas), ils seront délibérés en Conseil, et le soin de les signer, avec le contreseing des ministres responsables, reviendra alors à celui qui préside le Conseil, c'est-à-dire au Président de la Ré-publique. Il en sera de même des ordonnances, nouveau nom donné aux décrets-lois des régimes antérieurs dont la Constitution, loin de les interdire comme en 1946, consacre la pratique.

Le seul grand problème était celui de l'incompatibilité à établir, conformément aux vœux de de Gaulle entre les fonctions ministé-rielles et le mandat parlementaire. On savait que le Général n'en dé-mordrait pas. L'habileté – peut-être involontaire - de Debré fut de pré-senter dans son avant-projet cette incompatibilité comme devant s'étendre sur deux législatures : quiconque avait été ministre pendant une législature devenait inéligible jusqu'à la fin de la législature sui-vante ! La réaction du Comité interministériel - Guy Mollet en tête - fut immédiate et unanimement défavorable 20. De Gaulle concéda que

20 Michel Debré voulait même établir une incompatibilité de la fonction ministérielle avec la présidence des conseils généraux et le mandat de maire d'une grande ville (DPS, t. 1, p. 341), ce qui suscita l'indignation de Guy

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c'était là une disposition très excessive et qu'il suffirait que le parle-mentaire devenu ministre soit remplacé dans l'exercice de son mandat jusqu'au terme de la législature. Les ministres d'État, de leur côté, voulurent bien se satisfaire de cette mesure d'apaisement. Mais le dé-bat sur le futur article 23 devait reprendre, très vigoureusement, de-vant le CCC et conduire même celui-ci, dans un premier temps, à vo-ter par 22 voix contre 7 la suppression pure et simple de cet article, puis, se ravisant, à proposer que l'incompatibilité soit seulement tem-poraire, les ministres reprenant leurs sièges dans les assemblées dès leur sortie de fonction. Les réactions de la presse à cette attitude du CCC, présentée comme une manifestation du corporatisme parlemen-taire, encouragèrent le Gouvernement à n'en tenir aucun compte.

[27]

C. Une rigoureuse rationalisationdu parlementarisme

Vu les positions communes de M. Debré, de P. Pflimlin et de G. Mollet, il apparaissait inévitable qu'on assiste à une réduction sensible du rôle législatif du Parlement. Les thèses cependant s'affrontent quant à la manière dont il y sera procédé. M. Debré, on s'en souvient, avait imaginé un système assez sophistiqué qui consistait à définir un domaine restreint de compétences exclusives du législateur, et à per-mettre au Gouvernement de modifier pendant les intersessions du Par-lement les lois intervenues en dehors de ce domaine exclusif. Juriste de bonne école et respectueux du principe en vertu duquel, dans un État démocratique, le droit procède de la volonté nationale exprimée par les Chambres, il tient beaucoup à ce mécanisme ; il l'impose au groupe de travail qui n'y est pas unanimement favorable, s'énervant jusqu'à traiter A. Chandernagor « d'esprit subversif ». Mais les mi-nistres d'État - qui n'ont pas le même attachement aux principes - sont partisans de la simplicité. En dépit de l'avis des experts qui, dans une « note sur la fonction législative » présentée au Comité interministé-riel du 7 juillet, mettent celui-ci en garde sur le « risque d'un gouver-nement des juges » qui naîtrait d'un partage impliquant un organe ar-

Mollet : « Dans ce cas, je retourne tout de suite à Arras ».

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bitral, ils vont imposer leur système qui consiste à définir deux do-maines : celui de la loi et celui du règlement, ou plutôt un seul do-maine : celui de la loi, tout le reste relevant du règlement.

À partir de là, tout le problème va consister à définir le domaine de la loi. D'examen en examen, par le Conseil interministériel d'abord, puis par le Conseil des ministres, puis par le CCC, et par le Conseil d'État enfin, il se gonfle pour donner la liste de l'article 34 qui dis-tingue deux catégories de matières : celle où la loi fixe les règles, et celle où elle ne fixe que les « principes fondamentaux », la charge de décider ce qu'il faut entendre par cette expression revenant au Conseil constitutionnel que l'adoption de ce système impose désormais comme arbitre des compétences et dont ce sera d'ailleurs l'activité es-sentielle pendant les douze premières années de son existence.

Les ministres d'État ne s'arrêtent pas à ce succès. Ils vont imposer aussi le dispositif imaginé par Pflimlin de l'adoption automatique des textes sur lesquels le Gouvernement aura engagé sa responsabilité en cas de non-dépôt ou de rejet d'une motion de censure. En dépit de l'ironie un peu méprisante dont fait preuve de Gaulle quand on le lui propose, en dépit aussi de la colère de Paul Reynaud qui déclare ces dispositions « dégradantes pour l'Assemblée nationale » 21, en dépit en-core de la surprise attristée des membres du Conseil d'État quand ils relèvent l'« origine parlementaire » de ce texte 22, ils imposeront ce système qui deviendra l'article 49.3, l'article le plus célèbre et le plus controversé de la Constitution. Le représentant MRP au CCC Pierre-Henri Teitgen ayant déclaré qu'il subordonnait à son adoption son vote lors du référendum final, le CCC émettra un avis conforme. Michel Debré qui avait conçu un système tout différent de vote annuel de confiance se battra cependant jusqu'au bout pour faire prévaloir ses vues. Le 11 août encore - postérieurement donc à l'examen favorable du texte par le CCC - il écrira au général de Gaulle, à Guy Mollet et à P. Pflimlin pour expliquer que ce futur article 49.3 qui aboutit à l'adoption d'une loi sans vote de l'Assemblée « fait un peu tache dans la Constitution » et leur demander de revenir au système qu'il avait proposé. En pure perte.

[28]

21 DPS, t. II, p. 494.22 DPS, t. III, p. 356.

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Mais cette lettre sera l'occasion pour les ministres d'État de rouvrir devant le Comité interministériel le débat sur l'article 49 dans son en-semble, et de revenir sur la rédaction de son premier alinéa. Le texte soumis par le Gouvernement au CCC et approuvé par celui-ci pré-voyait : « Le Premier ministre peut engager, après délibération du Conseil des ministres, la responsabilité du gouvernement en deman-dant l'approbation de son programme ou d'une déclaration de politique générale. » Cette formule traduisait bien, en rendant facultative l'ap-probation par l'Assemblée de sa nomination, que le Gouvernement procédait du Président de la République et n'était que « responsable » devant le Parlement. En cela, elle ne satisfaisait pas Guy Mollet qui, voulant revenir au système antérieur de l'investiture du Gouvernement par l'Assemblée, souhaita qu'on substitue aux mots « peut engager » la formule « doit engager ». De Gaulle n'alla pas jusque-là ; il trancha en faveur de la formule : « le Premier ministre... engage... », en faisant observer qu'« en langage juridique, l'indicatif présent a valeur impéra-tive » 23. Une fois encore, l'équivoque permettait d'éviter le conflit...

Quant au régime des sessions parlementaires, l'accord se réalise sans difficulté puisque la réduction de leur durée figurait à la fois dans les propositions de M. Debré et dans celles de P. Pflimlin : sauf convocation de sessions extraordinaires, les assemblées ne siégeront plus que cinq mois et vingt jours par an au lieu de neuf mois et demi en moyenne sous le régime antérieur.

De même, l'irrecevabilité des propositions de loi et des amende-ments ayant des incidences financières négatives (art. 40), la limita-tion à six du nombre des commissions législatives permanentes (art. 43.2), la priorité donnée au Gouvernement dans la fixation de l'ordre du jour des assemblées (art. 48), l'obligation pour elles de partir du texte gouvernemental - et non plus de celui amendé par la commission - lors de l'examen des projets de loi (art. 42), le droit reconnu au Gou-vernement d'exiger des assemblées qu'elles se prononcent par un seul vote sur un texte déposé par lui (le « vote bloqué » de l'article 44.3), la limitation à 70 jours de la durée d'examen du budget sous peine de voir celui-ci mis en vigueur par voie d'ordonnance (art. 47), l'examen obligatoire de la conformité à la Constitution du règlement des assem-blées et des lois organiques (art. 61.2), le transfert au Conseil constitu-23 Cf. Guy Mollet, Quinze ans après. La Constitution de 1958, op. cit., p.

123.

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tionnel du contentieux électoral (art. 59), le droit pour le Gouverne-ment de demander une délégation temporaire du pouvoir législatif (les « ordonnances » de l'article 39 remplaçant les « décrets-lois » des ré-gimes antérieurs) - toutes dispositions proposées par M. Debré - re-cueillent l'adhésion plénière des ministres d'État. Comme le dit René Cassin lors de l'examen du projet de Constitution par le Conseil d'État : « C'est un fait que ceux qui ont l'expérience de la vie parle-mentaire sont beaucoup plus sévères pour les manœuvres qui se font dans ce milieu que ceux qui n'ont pas été parlementaires. » (DPS, t. III, p. 356).

D. Les déceptions du Sénat

Les espoirs de 1958

La Seconde Chambre est la grande victime du compromis constitu-tionnel. Au départ, elle paraissait pourtant avoir toutes les chances de recouvrer un rôle majeur : la nouvelle Constitution allait être la re-vanche sur celle de 1946 qui n'avait institué qu'un [29] bicamérisme de façade. Dans son discours de Bayeux, de Gaulle avait dit son inten-tion de donner à la Seconde Chambre des pouvoirs réels parce que « la vie locale, elle aussi, a ses tendances et ses droits » et parce qu'il y a lieu de « faire valoir dans la confection des lois ce facteur d'ordre administratif qu'un collège purement politique a forcément tendance à négliger ».

De plus, Michel Debré avait été de 1948 à 1958 membre du Conseil de la République. Par l'utilisation qu'il avait su faire de la li-berté laissée à celui-ci dans l'élaboration de son règlement, il avait puissamment contribué au renforcement du rôle de cette assemblée, renforcement que la réforme constitutionnelle de 1954 avait fini par consacrer. Désormais maître d'œuvre de la nouvelle Constitution, il restait en relations étroites avec Gaston Monnerville, président de cette Chambre depuis 1947 et qui avait joué un rôle positif dans le re-tour de de Gaulle aux affaires. D'ailleurs celui-ci ne pouvait oublier le soutien précieux que les sénateurs socialistes venaient de lui apporter :

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sans leur influence au sein du Comité directeur, la SFIO, eut toute en-tière voté contre son investiture.

La désillusion

Mais le débat constitutionnel va très mal tourner pour la Chambre haute. Une fois encore, on constate ici que le texte de 1958, en bien des domaines, est moins l'œuvre de de Gaulle que celle des ministres d'État, qui n'avaient pas de sympathie pour la seconde assemblée.

D'emblée, l'idée chère au Général d'un Sénat partiellement corpo-ratiste fait l'unanimité contre elle, y compris de la part de Michel De-bré. De Gaulle à beau plaider que ce Sénat siégerait en plusieurs for-mations et que la section socio-professionnelle n'aurait pas à connaître des affaires politiques ; rien n'y fait. De Gaulle cède ; mais il en garde-ra toute sa vie le regret, au point que c'est en tentant de faire passer une réforme constitutionnelle en ce sens qu'il perdra le pouvoir en 1969.

La question des pouvoirs du Sénat ne sera abordée que tardivement par le Comité interministériel. Le Général et M. Debré souhaitent ren-forcer sensiblement son rôle, mais pas au point de conférer à la Chambre haute, comme sous la IIIe République, l'égalité avec l'As-semblée nationale ; il convient que celle-ci ait le dernier mot. Les mi-nistres d'État en sont évidemment d'accord. Reste à traduire cela en termes techniques. C'est alors que les pouvoirs du futur Sénat se trans-forment en peau de chagrin. Une première idée est émise au sein du groupe de travail : en cas de désaccord persistant pendant plus de trois mois entre les deux Chambres sur un texte, celui-ci serait soumis par le Gouvernement à un Congrès composé des membres des deux Chambres... La procédure paraît bien lourde, et le Comité lui préfère un système inspiré des États-Unis et beaucoup plus facile à mettre en œuvre : celui de la commission mixte paritaire, avec possibilité pour l'Assemblée de statuer en dernier ressort en cas d'échec de cette com-mission ou de refus du texte adopté par elle. Jusque-là les pouvoirs du Sénat sont sauvegardés car, la navette devant durer trois mois avant la réunion de cette commission, l'Assemblée, pressée d'aboutir, fera toutes les concessions souhaitées par le Sénat... Mais on se rend vite

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compte que trois mois, c'est vraiment très long, et qu'il faudrait donner au Gouvernement le moyen de raccourcir ce délai. On décide donc que la navette sera réduite à deux mois et, que si le Gouvernement dé-cide l'urgence, la commission mixte pourra même être réunie dès que chaque assemblée aura procédé à une lecture du texte.

[30]D'autre part - et on reconnaît là une idée de M. Debré, le Sénat lui

apparaissant comme le soutien naturel de l'Exécutif, ne serait-ce qu'en raison de l'identité de son collège électoral avec celui du Président - on décide que l'Assemblée n'aura le dernier mot que si le Gouverne-ment le lui donne. Le Comité interministériel entérine ce système dans le projet présenté au CCC.

Déjà, à ce stade, le Sénat de la Ve République aura moins de pou-voirs que le Conseil de la République sous la IVe : celui-ci, depuis la révision de décembre 1954, avait vu rétablir à son profit une navette de cent jours. Mais le cauchemar des sénateurs n'est pas terminé. Ce n'est pas qu'ils soient inactifs. Au sein du CCC, ils se sont constitués en un véritable groupe de pression animé de loin par G. Monnerville et F. Goguel qui se tiennent en outre en rapport avec les quelques mi-nistres issus du Conseil de la République. Mais ils se défendront si maladroitement que leurs propositions se retourneront contre eux.

Une funeste erreur tactique

L’ambition des sénateurs est double : d'abord, s'appuyant sur la troisième des conditions de fond inscrites dans la loi constitutionnelle du 3 juin 1958 (« Le Gouvernement devra être responsable devant le Parlement »), ils veulent faire poser en principe que le Gouvernement serait responsable aussi devant le Sénat, quittes à admettre qu'il ne le serait que s'il engageait de lui-même cette responsabilité ; d'autre part, sous prétexte d'accélérer la procédure, ils veulent troquer le délai de deux mois contre la simple exigence de deux lectures par chaque Chambre mais obtenir en échange que l'Assemblée nationale ne puisse statuer en dernier ressort qu'à la majorité absolue.

Le résultat sera désastreux : Paul Reynaud a fait passer à de Gaulle une note dressant la liste des ministères renversés par le Sénat sous la

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Ille République 24, et le Général désormais ne veut plus entendre parler d'une quelconque responsabilité du Gouvernement devant la Chambre haute. De la proposition du CCC le Comité interministériel retiendra seulement l'idée de remplacer le délai de deux mois par les deux lec-tures, mais oubliera la contrepartie demandée par les sénateurs : l'exi-gence de la majorité absolue à l'Assemblée pour passer outre à leur volonté. Michel Debré s'en excusera dans une lettre au président Mon-nerville en date du 23 août où il dit s'être battu longuement en faveur de la Haute assemblée et s'être heurté au mauvais vouloir de « cer-tains : je ne vous en dis pas plus » 25, et qu'il conclut ainsi : « les textes rendent intégralement au Sénat son [31] rôle fondamental du point de vue législatif : permettre au Gouvernement qui veut résister à l'Assem-blée nationale de trouver au Sénat un soutien solide. » 26

Cette conclusion nous renseigne sur la manière dont M. Debré concevait la fonction de la Seconde Chambre : assemblée de notables, elle ne pouvait qu'être d'accord avec le Gouvernement qui lui-même procédait d'un Président de la République élu par les notables.

Elle est exacte, juridiquement parlant : aux termes de l'article 45 de la Constitution, l'Assemblée n'a pas le dernier mot ; c'est le Gouverne-

24 Cette liste est beaucoup moins longue que celle des ministères renversés par la première Chambre ; mais de Léon Bourgeois à Léon Blum en passant par Herriot et Tardieu, elle comporte les noms de tous les Présidents du Conseil qui avait voulu apporter des réformes au système.

25 Le « certains : je ne vous en dis pas plus » vise sans doute plus Pierre Pflimlin que Guy Mollet. Au sein du CCC, ce sont en effet les représentants du MRP et spécialement P-H. Teitgen qui ont été les plus hostiles à la res-ponsabilité du Gouvernement devant le Sénat (DPS, t. Il, pp. 204 et 208). Et le 19 août, dans une lettre à Monnerville, le sénateur Valentin disait de Pflimlin : « C'est le trou noir de notre dispositif d'investissement » (DPS, t. II, p. 735). Il y a là un paradoxe quand on se souvient qu'en 1946 le MRP avait fait rejeter le premier projet de Constitution parce qu'il ne prévoyait qu'une seule Chambre et avait obtenu de la majorité socialo-communiste de la seconde Constituante la création du Conseil de la République. Il est vrai que, réélisant à sa tête avec constance un franc-maçon notoire en la personne de Gaston Monnerville, celui-ci l'avait beaucoup déçu.

26 DPS, t. III, p. 727. En compensation, Michel Debré fera confier au pré-sident du Sénat la suppléance du Président en cas de décès ou de démission de celui-ci, et lors de la rédaction des lois organiques, fera porter à neuf ans la durée du mandat sénatorial qui n'était que de six années sous la IV° Répu-blique.

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ment qui le lui donne ; et si le Gouvernement est d'accord avec le Sé-nat contre l'Assemblée, la loi ne sera pas adoptée. L'ennui pour le Sé-nat, c'est que, politiquement, dans le cadre du parlementarisme majo-ritaire qui va s'établir sous la Ve République, ce sera lui qui sera la Chambre de l'opposition, et que l'Assemblée recevant pratiquement toujours le dernier mot, il comptera moins - et souvent beaucoup moins - que le Conseil de la République sous la IVe.

Une assemblée sous contrainte

Finalement, le seul pouvoir réel qui sera reconnu au Sénat, c'est son pouvoir de blocage en matière constitutionnelle : la procédure de révision fixée à l'article 89 prévoit que les lois de révision doivent d'abord être votées dans les mêmes termes par les deux assemblées avant d'être soumises - au gré du Président de la République - soit à référendum, soit au Congrès qui réunit les membres des deux Chambres et qui statue à la majorité des trois-cinquièmes. Ainsi le Sé-nat ne peut, en principe du moins, être menacé dans son existence. Une autre garantie lui est donnée : le statut de ses membres, leur nombre et la durée de leur mandat sont fixés par des lois organiques qui - à l'inverse des autres lois organiques - ne peuvent être modifiées qu'avec son accord ; mais cette garantie ne s'étend pas à leur mode d'élection qui relève de la loi ordinaire et qui peut donc, malgré une tradition contraire, être unilatéralement changé par l'Assemblée natio-nale si le Gouvernement en est d'accord 27.

27 Voy. infra, p. 33 note 3. (Voir la note de bas de page no 30 dans cette édition numérique de ce livre. JMT.)

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E. Bilan

Ainsi à l'issue du débat sur la Constitution, les responsabilités de son contenu sont très partagées : le général de Gaulle a imposé l'idée que le Président de la République devait de nouveau jouer un rôle dans l'État, et même un rôle exclusif en cas de circonstances excep-tionnelles, qu'il disposerait librement du droit de dissolution et, dans certains cas, du droit de décider un référendum.

Malgré cela, le rôle du Président est fort éloigné de celui que de Gaulle avait envisagé. Il est beaucoup plus proche, en revanche, de ce-lui que M. Debré, dans son admiration pour le régime parlementaire dualiste, avait conçu pour lui, En outre, M. Debré est parvenu a faire inscrire dans la Constitution une foule de dispositions qu'il avait conçues en vue de rationaliser le parlementarisme, et qui, strictement interprétées par le Conseil constitutionnel, ôtent aux assemblées tout espoir de retour à leur hégémonie d’antan.

[32]Mais les ministres d'État, eux aussi, ont remporté d'étonnants suc-

cès. Contre de Gaulle, ils ont fait admettre que le Président de la Ré-publique ne gouvernerait pas, mais que ce serait la tâche d'un Premier ministre qui, certes, serait nommé par lui, mais qui devrait faire ap-prouver son programme par l'Assemblée nationale, et qu'il ne pourrait ensuite révoquer. Si de Gaulle a pu obtenir pour le Président les pleins pouvoirs en cas de péril extrême pour la nation ainsi qu'un droit de dissolution inconditionné, ils ont considérablement limité son droit de recourir au référendum. Ils sont en outre parvenus à empêcher la res-tauration de la seconde Chambre. Mais leur rôle n'a pas été que d'em-pêcher : en faisant prévaloir les systèmes qu'ils avaient imaginés pour assurer la stabilité de ce Gouvernement et asseoir sa suprématie sur l'Assemblée, ils se trouvent être les auteurs des innovations les plus marquantes et aussi les plus contestables - au plan des principes - de la nouvelle Constitution : la séparation rigide des domaines de la loi et du règlement, et l'adoption automatique des textes sur lesquels le Gou-vernement engage sa responsabilité.

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Les interprétations

Interviennent alors les théoriciens qui cherchent à élucider la na-ture du régime en scrutant ses origines politiques ou intellectuelles : G. Burdeau, éminent théoricien de l'État, y voit une tentative d'instau-ration d'un « pouvoir d'État », M. Duverger une « république orléa-niste », M. Prélot, sénateur impressionné par la place que tiennent les « notables » dans l'élection du Président, une « constitution sénato-riale », J.-J. Chevallier, historien du droit public impressionné par la place qu'y occupe de Gaulle, un « bonapartisme sans Bonaparte »... Il y a du vrai, bien sûr, dans toutes ces présentations, mais la vérité, c'est que le texte de 1958, beaucoup plus que l'œuvre de de Gaulle et en-core moins de Debré, est celle du compromis.

La Constitution de la Ve République, elle, qui nous gouverne et qui est née de la pratique, sera - mais est-ce bien un titre de gloire ? - l'œuvre de de Gaulle.

Section IVL'adoption

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Le 4 septembre, sur la place de la République à Paris - date et lieu symboliques - le Général de Gaulle présente la Constitution au peuple français et engage la campagne pour le référendum qui aura lieu le 28 septembre.

En dépit des concessions faites par de Gaulle à la classe politique, les observateurs ne s'attendent guère à un succès éclatant : sur la base des indications fournies par les Renseignements généraux, les préfets ne pronostiquent que 65 à 66% de « oui ». Le Parti communiste qui depuis 1946 obtenait régulièrement entre 25% et 27% des suffrages s'est prononcé contre ; Mendès-France aussi, qui pour avoir mis fin en 1954 à la guerre d'Indochine et avoir rénové le parti radical, reste très populaire. Hostiles également l'UDSR de François Mitterrand et une fraction de la SFIO qui - sur cette question précisément - vient de faire

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sécession pour créer le PSA, dont sortira le PSU ; et encore le profes-seur de droit et journaliste à la mode Maurice Duverger qui voit dans le projet un « retour à l'esprit de Charles X »... Même à droite, le dé-magogue Pierre Poujade, président de l'Union des commerçants et ar-tisans qui avait remporté 51 sièges aux élections de 1956, mène cam-pagne pour le non.

[33]Pourtant le référendum, qui va avoir lieu le 28 septembre, sera

mieux qu'un succès : un triomphe. Près de 85% de votants, et sur ces votants, 85, 1% de « oui » (79,2% en Métropole, mais 96,5% en Algé-rie et 93,5% dans les territoires d'outre-mer qui par ce vote accèdent pour la plupart au rang d'États). En fait, comme c'est souvent le cas lorsqu'une telle unanimité se dégage d'une consultation libre, le vote comportait de nombreuses équivoques : pour beaucoup, le référendum avait été l'occasion de se prononcer moins sur un texte que sur un homme, le général de Gaulle. Le destin de la Ve République se mar-quait dès sa naissance.

La mise en place des institutions

Aussitôt la Constitution promulguée, le 4 octobre 1958, s'engage la campagne pour les élections législatives qui doivent avoir lieu le 23 et 30 novembre, et simultanément la préparation, par les experts du groupe de travail, des ordonnances pour la mise en place des institu-tions.

L'article 92 de la Constitution avait en effet donné, pour une pé-riode de quatre mois, les pleins pouvoirs au Gouvernement pour édic-ter, sous sa seule autorité, ces ordonnances, dont il était précisé qu'elles auraient « force de loi », c'est-à-dire qu'elles n'auraient pas à être ratifiées par le futur Parlement et ne pourraient faire l'objet d'un quelconque recours contentieux 28.

28 Cf C.E., 12 février 1960, Sté Eky, JCP 1960, II 11.629 bis, note G. Ve-del. Les pouvoirs accordés au Gouvernement pendant ces quatre mois ne se limitaient d'ailleurs pas à la « mise en place des institutions ». Ils lui permet-taient aussi de prendre « en toutes matières les mesures qu'il jugera néces-saires à la vie de la nation ». Une note avait été adressée aux ministères les

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La place faite aux ordonnances sera moindre que ne l'avait voulue M. Debré 29, mais elles eurent néanmoins une grande importance poli-tique puisque parmi les points qu'elles eurent à régler figuraient no-tamment le mode de scrutin pour l'élection des assemblées 30, leur fonctionnement, le nombre de leurs membres et la durée de leur man-dat, le mode de [34] présentation et d'adoption des lois de finances, le statut des magistrats, les règles d'organisation, de fonctionnement et de procédure du Conseil constitutionnel et du Conseil supérieur de la magistrature, la composition du Conseil économique et social...

Et surtout, arrêtées dans ce contexte, leurs dispositions accentue-ront lourdement le caractère antiparlementaire du nouveau régime :

invitant à profiter de cette occasion unique pour faire passer tous les textes qui n'avaient pu, depuis des années, être présentés au Parlement faute d'une majorité pour les approuver. C'est un total de 321 ordonnances qui furent publiées pendant cette période. Les dispositions essentielles de plusieurs d'entre elles, comme celle du 23 octobre 1958 sur l'expropriation, restent au-jourd'hui en vigueur même si elles ont été ensuite incorporées dans des codes. (voy. A.-M. Le Pourhiet, L'article 92 de la Constitution de 1958, 1980).

L'article 92 a été retranché de la Constitution lors du « toilettage » de celle-ci opéré par la révision du 4 août 1995, sans que soit affectée la valeur juridique des textes auxquels il servait de base légale.

29 Dans la première phase de la préparation de la Constitution, M. Debré était d'avis qu'il convenait de doter la Constitution d'une grande souplesse : l'essentiel de la réglementation des activités du Parlement ne devait pas, se-lon lui, être inscrit dans le texte constitutionnel, mais dans des lois orga-niques qui feraient l'objet d'une procédure spéciale de révision. Il avait eu d'ailleurs la naïveté d'expliquer au groupe de travail que ces lois organiques, en fait, seraient prises par voie d'ordonnances en vertu d'une habilitation spéciale contenue dans la Constitution, et donc après le référendum. Mais les représentants des ministres d'État au sein du groupe s'étaient indignés du procédé qui aurait eu pour effet de transformer la nature de celui-ci : d'un ré-férendum d'adoption, on aurait fait un référendum d'habilitation...

30 À la différence des autres matières citées ici, le mode de scrutin pour l'élection des assemblées - qui sera quand même établi par ordonnances - ne relève pas de lois organiques, mais de lois ordinaires. R. Janot s'en est expli-qué dans sa conférence de presse du 6 septembre 1958, sans vraiment convaincre : les lois organiques autres que celles relatives au Sénat ne peuvent être adoptées par l'Assemblée nationale seule, en cas d'opposition du Sénat, qu'à la majorité absolue. Dès lors, dit R. Janot, il aurait été pos-sible au Sénat en cas d'absence d'une telle majorité à l'Assemblée, d'imposer sa volonté à celle-ci (DPS, t. IV, p. 24).

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elles réglementeront de telle sorte le fonctionnement des commissions parlementaires d'enquête que, pendant les dix années qui suivront, les assemblées renonceront même à en créer ; elles encadreront la procé-dure d'examen des lois de finances dans un carcan qu'Edgar Faure ré-sumera en trois mots : « liturgie, litanies, léthargie » ; elles préten-dront même - mais là, sans aucun succès - obliger les députés et séna-teurs à siéger effectivement en réduisant à presque rien leurs possibili-tés de déléguer leur droit de vote et en prévoyant des retenues sur les indemnités des absentéistes...

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[35]

Brève histoire politique et institutionnellede la Ve République.

Chapitre IILA RÉFORME

DE 1962

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La Constitution de 1958 était-elle viable ? On ne le saura jamais, car, dès son entrée en vigueur, les nécessités de la conduite de la guerre d'Algérie en fausseront l'application. Pendant les trois années et demie durant lesquelles se poursuivra encore ce conflit, le général de Gaulle aura tout le temps de mesurer l'inadéquation de ses pouvoirs constitutionnels à sa personnalité et à ses ambitions, et de prendre conscience, lui qui pensait s'appuyer sur les notables, de la force ex-traordinaire que pouvait lui procurer le contact direct avec le peuple.

La réforme constitutionnelle de 1962 marquera la rupture défini-tive avec les conceptions de 1958. Renonçant à vivre selon les prin-cipes du régime parlementaire qui avaient guidé les auteurs de la Constitution, la V° République prendra délibérément - et pour long-temps - une allure radicalement différente, caractérisée par une abso-lue prépondérance de l'institution présidentielle sur les autres organes constitutionnels.

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Section 1L'échec de l'expérience parlementaire

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La période 1959-1962 était celle en principe où les institutions nouvelles auraient dû se roder, celle durant laquelle le Parlement, ha-bitué naguère à la toute-puissance et au jeu stérile des renversements de ministères, aurait dû apprendre à se cantonner dans un rôle réduit de législateur et de contrôleur discret de l'action gouvernementale, et celle durant laquelle aussi le général de Gaulle, jadis chef omnipotent de la France libre écarté pendant douze ans du pouvoir par les partis, aurait dû, faisant taire son appétit de commandement et ses anciennes rancœurs, apprendre à se cantonner dans le rôle d'arbitre qu'il avait lui-même constitutionnellement défini.

Une telle attitude semblait d'ailleurs commandée par les données politiques du moment : les partis avaient besoin de de Gaulle à la tête de l'État pour résoudre les problèmes auxquels la IVe République n'avait pas su faire face ; mais de Gaulle lui-même avait besoin du soutien des partis au sein du Parlement où ils étaient majoritaires.

Les élections de novembre 1958

Les premières élections législatives de la V° République n'ont pas permis en effet de dégager une majorité cohérente et stable au sein de l'Assemblée.

[36]Aux lendemains de l'approbation de la nouvelle Constitution, il ap-

partenait, en vertu de l'article 92 de celle-ci, au Gouvernement investi le Ier juin 1958 de fixer par voie d'ordonnances le mode d'élection des assemblées.

Michel Debré, qui s'était fait sous la IVe l'adversaire acharné de la représentation proportionnelle alors en vigueur, aurait voulu voir

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adopter le scrutin majoritaire de liste 31, ce qui aurait donné aux parti-sans du nouveau régime une écrasante majorité à l'Assemblée. Guy Mollet et les radicaux, eux, militent pour le retour au scrutin majori-taire à deux tours cher à la Ille République. C'est celui-ci que de Gaulle va choisir : marqué par son expérience avec le RPF, il ne juge pas souhaitable à l'époque de disposer d'une majorité trop forte à l'As-semblée. Certes ses partisans sont en train de se regrouper au sein d'un nouveau parti : l'Union pour la Nouvelle République ; mais il ne contrôle pas l'opération et se méfie de gens qui, s'ils sont trop majori-taires, risquent fort de peser sur ses choix et spécialement sur sa poli-tique algérienne ; il entend rester « au-dessus des partis », et demande dans sa conférence de presse du 23 octobre 1958 que son nom, « même sous la forme d'un adjectif, ne soit utilisé dans le titre d'aucun groupe et d'aucun candidat ». C'est donc à Guy Mollet qu'il va donner satisfaction en rétablissant le scrutin majoritaire à deux tours dans le cadre de circonscriptions comportant chacune en moyenne 90 000 électeurs 32.

Du fait de la distance qu'il a prise vis-à-vis d'elle, l'UNR ne rem-porte au premier tour des élections le 23 novembre 1958 qu'un succès populaire très limité : 20% seulement des suffrages exprimés. Beau-coup d'électeurs se sont méfiés des nouveaux venus qu'elle présentait, et ayant vu dans les Indépendants du CNI 33 une autre façon d'apporter

31 Fidèle aux idées qu'il avait exposées en 1957 dans son ouvrage Ces princes qui nous gouvernent, M. Debré souhaitait même que ce scrutin ne comportât qu'un seul tour de manière à réaliser un bipartisme « à l'an-glaise ».

32 Le choix de ce mode de scrutin impliquait le découpage du territoire en circonscriptions. On reprochera au ministère de l'Intérieur et aux préfets d'avoir politisé cette opération au détriment des personnalités qui avaient préconisé le non au référendum, Mendès dans l'Eure et Mitterrand dans la Nièvre notamment.

33 Le Centre national des Indépendants avait été créé en 1949 à l'initiative du sénateur Roger Duchet qui avait réussi à y regrouper les élus de droite souvent rescapés de Vichy. Son personnage emblématique est Antoine Pi-nay qui se donne pour l'archétype du « Français moyen » et qui, président du Conseil en 1952, était parvenu à restaurer la confiance dans le franc en sta-bilisant les prix et en faisant appel au pays par-dessus le Parlement. Aux élections de janvier 1956, les Indépendants avaient totalisé 16,8% des voix, et avec 100 sièges à l'Assemblée, apparaissaient comme la seconde en im-portance des forces politiques en France, derrière le Parti communiste.

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leur soutien à de Gaulle et à l'année, ceux-ci la dépassent avec 22% des voix. La SFIO, pour sa part, avec 15,7% des suffrages, retrouve ses électeurs de 1956 ; elle n'a apparemment pas souffert de la scis-sion de 30% de ses militants qui, hostiles à la nouvelle Constitution, l'ont quittée à l'issue de son congrès de septembre 1958 pour fonder le PSA 34. La grande victime du premier tour est le parti communiste -. ses prises de position contre de Gaulle qu'il dénonce comme un fas-ciste lui font perdre d'un coup le quart de [37] ses électeurs de 1956 ; mais avec 19% des voix, il reste par sa structure monolithique le plus important des partis français.

C'est au second tour que se manifestent les effets du nouveau mode de scrutin : dans un scrutin à deux tours, le résultat final dépend des alliances et des désistements. Le PC, totalement isolé, est laminé : il ne compte plus que dix députés et ne peut même pas disposer d'un groupe parlementaire à l'Assemblée. L’UNR, en revanche, arrivée en tête de très peu mais dans un grand nombre de circonscriptions, va bé-néficier pleinement des désistements : elle obtient 36% des sièges, alors que la SFIO, victime du phénomène inverse, perd la moitié de ses députés (47 au lieu de 94 en 1956).

Au total, les gaullistes ne disposent cependant que du tiers des ef-fectifs de l'Assemblée nationale qui compte alors 552 membres.

Mais ils bénéficient, dans un premier temps, de l'alliance des soixante-six députés algériens du groupe « Unité de la République » élus sur le slogan « Algérie française ». Le concours de ceux-ci va leur permettre de porter J. Chaban-Delmas à la Présidence de l'Assem-blée 35 (et de disposer ainsi de trois des sièges du Conseil constitution-nel en plus de ceux pourvus par le chef de l'État). Mais cette alliance 34 Constitué par ces socialistes dissidents (André Philip, Edouard Depreux,

Michel Rocard, P. Bérégovoy), le Parti socialiste autonome bénéficie du ralliement de P. Mendès-France et de ses amis radicaux. En revanche, sen-sible aux objurgations de Michel Rocard, il refuse l'adhésion de François Mitterrand dont les prises de position sur l'Algérie, en qualité de ministre de la Justice du Gouvernement Guy Mollet en 1956-1957, pouvaient donner à penser qu'il n'était pas réellement à gauche. En avril 1960, le PSA fusionne-ra avec divers groupuscules socialistes (dont ceux de G. Martinet et de J. Po-peren (lui-même transfuge du PC) pour fonder le Parti socialiste unifié.

35 Jacques Chaban-Delmas bat ainsi Paul Reynaud qui, ayant été à l'origine de sa carrière politique, avait pourtant à cet instant les préférences du Géné-ral. Il restera président de l'Assemblée jusqu'en 1969.

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se dissoudra rapidement quand la politique algérienne du régime se précisera. Jusqu'en 1962 par conséquent, de Gaulle ne dispose pas d'une majorité à l'Assemblée et devrait logiquement composer avec les partis et avec le Parlement.

En fait, il n'en ira pas ainsi car cette période sera avant tout celle de la fin de la guerre d'Algérie. Et la situation de guerre où la France se trouve faussera complètement les conditions de l'expérience. De Gaulle avait, avant tout, été appelé pour résoudre la question algé-rienne ; chacun s'attendait à ce qu'il la prît personnellement en main. La réforme institutionnelle dont il avait fait un préalable n'était qu'ac-cessoire aux yeux de l'opinion ; et nul n'aurait compris qu'il se retran-chât derrière son rôle constitutionnel d'arbitre pour éviter d'avoir à ré-soudre le problème qui avait provoqué son retour au pouvoir. Par conséquent le Président de la République va être amené, par la logique des événements, à s'immiscer dans la conduite de la politique natio-nale, tâche constitutionnellement réservée au seul Gouvernement, et donc à remettre en question la répartition des fonctions au sein de l'Exécutif, telle qu'elle avait été définie par la Constitution. Et face à cet accroissement des pouvoirs du Chef de l'État par rapport au Pre-mier ministre et au Gouvernement, qui fausse l'esprit de la Constitu-tion, cette même logique des événements conduira le Parlement à ne pas réagir et le peuple à donner son accord.

§ 1. LA REDISTRIBUTION DU POUVOIRAU SEIN DE L'EXÉCUTIF

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La première tâche du général de Gaulle après son élection à la Pré-sidence de la République 36, consistait à nommer un Premier ministre. Il fallait, pour que fût respecté l'esprit qui avait inspiré de Gaulle et les ministres d'État, que celui-là ait à la fois la confiance du Chef de l'État et celle de l'Assemblée nationale.36 La première élection présidentielle de la V° République, par le collège

de notables prévu à l'art. 6 de la Constitution, avait eu lieu le 21 décembre 1958. Le général de Gaulle avait été élu dès le premier tour avec 78,5% des voix, contre 13% à G. Marrane (PC) et 8,5% au doyen A. Chatelet (social-démocrate).

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[38]Pour le général de Gaulle, il était essentiel que cette personnalité

fût le plus proche possible de ses conceptions politiques, puisque c'était en partie par le choix du Premier ministre que la Constitution permettait qu'il influence la marche des affaires de l'État.

L'Assemblée, quant à elle, fort divisée, et surtout psychologique-ment affaiblie en cette période où de Gaulle venait de remporter une éclatante victoire populaire, ne pouvait guère se montrer exigeante ; il importait seulement que la personnalité choisie ait eu elle-même une carrière parlementaire, qu'elle fût connue des membres du Parlement afin que ceux-ci aient l'impression qu'ils pouvaient être compris, et que leur univers ne soit pas complètement bouleversé. Compte tenu de la composition de l'Assemblée, de Gaulle aurait pu - beaucoup s'y at-tendaient - imposer Jacques Soustelle, qui avait beaucoup fait pour son retour au pouvoir et bénéficiait de la confiance des Européens d'Algérie. Au soulagement des libéraux, il lui préféra Michel Debré, guère moins favorable à l'Algérie française, mais qu'il savait plus souple.

Exigea-t-il de celui-ci, au moment où il le nomma, une lettre de dé-mission signée mais non datée ? M. Michel Jobert l'affirme 37, mais Alain Peyrefitte le nie catégoriquement 38. Quoi qu'il en soit, une convention au moins tacite fut conclue entre les deux hommes, dont de Gaulle devait révéler plus tard l'existence 39, et qui, semble-t-il, obligeait M. Debré, tel Hernani au signal de don Ruy Gomès, à rési-lier ses fonctions à la première demande.

Ainsi la concession que de Gaulle, lors de la préparation de la Constitution, avait faite aux Ministres d'État en renonçant à prétendre au droit de révoquer le Premier ministre, se trouva-t-elle immédiate-ment privée de sa portée. Il y eut là une première et grave entorse à la Constitution, d'autant plus consciente que le général de Gaulle, on s'en

37 M. Jobert, Mémoires d'avenir. 1974, p. 174.38 A. Peyrefitte, Le mal français, 1976, p. 355.39 Dans sa lettre de remerciements à M. Debré après que celui-ci lui eut re-

mis sa démission le 15 avril 1962 : « En me demandant d'accepter votre re-trait du poste de Premier ministre..., vous vous conformez entièrement, et de la manière la plus désintéressée, à ce dont nous étions depuis longtemps convenus... ».

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souvient, avait donné à ce sujet des garanties formelles au Comité consultatif constitutionnel.

De plus, de Gaulle ne borne pas son rôle dans la formation du Gou-vernement à la nomination du Premier ministre, M. Debré. Alors que ses prédécesseurs sous la Ille et la IVe République se croyaient tenus - sauf en cas de particulière incompatibilité d'humeur - de signer la liste des ministres que leur présentaient les Présidents du Conseil et qui était d'ailleurs le fruit de laborieuses tractations avec les partis, le nou-veau Président de la République discute avec le Premier ministre des mérites de chacun d'eux, et impose en pratique, dans les postes clés, des « techniciens », c'est-à-dire des hommes sans lien avec les partis, de manière que ceux-ci ne puissent par leur intermédiaire exercer un contrôle interne sur la politique du Gouvernement et avec lesquels il entretiendra des rapports directs 40.

Pendant quelque temps, la présence de M. Debré à la tête du Gou-vernement maintient le doute quant au partage des responsabilités au sein de l'Exécutif. En effet, sur [39] l'ensemble des problèmes - Algé-rie exceptée, mais nous y reviendrons - il existe une totale concor-dance de vue entre lui et le Président de la République. Par consé-quent, la politique du Premier ministre est celle aussi du chef de l'État, et le problème ne se pose pas de savoir qui gouverne. Les grandes orientations sont fixées au cours d'entretiens entre les deux hommes, et M. Debré, grand travailleur, développe à partir de là de longues ins-tructions à l'usage des ministres. La Constitution n'est pas méconnue par cette pratique, car si elle précise que le Premier ministre dirige l'action du Gouvernement, elle ne lui interdît pas de s'inspirer, pour ce faire, de la pensée du chef de l'État.

Pourtant, dès ce moment, et donc dès les premiers mois de l'appli-cation de la Constitution, le Président avait déjà sensiblement élargi ses pouvoirs par une interprétation extensive de ses prérogatives. In-terprétant la loi fondamentale selon sa lettre et non selon son esprit, il avait mis en œuvre personnellement tous les pouvoirs qu'elle lui re-connaît, aussi bien ceux qu'il tient de sa fonction d'arbitre et qu'il

40 Notamment aux Affaires étrangères, Maurice Couve de Murville, et aux Armées, Pierre Guillaumat, remplacé en février 1960 par Pierre Messmer. J. Gicquel, dans son Essai sur la pratique de la Ve République (1968, p. 187) souligne avec raison la similitude entre cette pratique et celle des « ministres du Roi » sous la Monarchie de Juillet.

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exerce sans contreseing - ce qui est normal, que ceux qu'il tient de sa fonction d'incarnation de l’État et qu'il ne peut exercer qu'avec contre-seing - ce qui constitue un abus.

La présidence du Conseil des ministres

Par exemple, la Constitution précisait, en son article 9, que le Pré-sident de la République préside le Conseil des ministres. C'était là une disposition qui figurait déjà dans les Constitutions de 1875 et de 1946 ; mais sous ces régimes, les séances du Conseil des ministres étaient précédées par des Conseils de Cabinet présidées par le chef du Gouvernement et où avaient lieu les discussions réelles ; le Conseil des ministres ne faisait donc, en général, qu'entériner des décisions déjà prises sous la présidence du chef du Gouvernement ; si cepen-dant, quelquefois, une discussion s'y déroulait, c'était le Président du Conseil qui l'arbitrait, et si par exception, il y avait vote, le Président n'y participait pas 41. Sous la Ve République, le Président de la Répu-blique commença par interdire en pratique les Conseils de Cabinet ; les discussions politiques furent donc ramenées au sein du Conseil des ministres auquel - contrairement à la pratique des régimes antérieurs - participaient désormais les secrétaires d'État. Et dans cette instance, ce fut le chef de l'État, et non plus le chef du Gouvernement, qui orienta les débats et qui, en conclusion de ceux-ci, prit les décisions qui sem-blaient s'en être dégagées ; mais naturellement, comme au sein du Conseil en principe on ne vote pas, et que d'autre part, les avis formu-lés par les ministres n'ont pas le même poids en fonction de la person-nalité et de la compétence de celui qui les exprime, ce pouvoir de dé-gager la volonté du Conseil laisse une très grande marge d'apprécia-tion à l'arbitre qui peut s'en servir pour faire prévaloir ses vues propres.

41 Cette distinction entre le Conseil de Cabinet, au rôle politique effectif, et le Conseil des ministres, au rôle purement théorique, se retrouve dans tous les pays où se pratique le parlementarisme moniste, sauf dans ceux qui, par mesure de simplification, ont retiré au chef de l'État le droit de présider le Conseil des ministres et qui sont sans cesse plus nombreux : Grande-Bre-tagne, Allemagne, Italie, Japon, Suède, Grèce, Hongrie, Slovénie, Slova-quie...

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[40]De Gaulle, dans ses Mémoires, revient à plusieurs reprises sur sa

façon de présider le Conseil ; sa manière de procéder est toujours la même, que ce soit aux lendemains de la Libération :

« Au cours du débat, j'insiste pour que les opinions soient exprimées sans réserve. En fin de compte, je fais connaître ma propre manière de voir. Souvent, il est établi entre les membres une sorte d'accord général. J'en prends acte et tout est dit. Sinon, je formule la décision que je crois bonne. De ce fait, elle est celle du Conseil » (Mémoires de guerre, 1959, tome III, p. 126).

ou sous la Ve République :

« Par communications des ministres sont, tour à tour, soumises au Conseil, toutes les questions qui concernent les pouvoirs publics, soit qu'elles donnent lieu à des exposés et à des discussions d'ensemble, soit qu'elles comportent l'adoption d'un texte : projet de loi, décret, communi-qué, soit qu'elles impliquent une solution immédiate. Chacun peut deman-der la parole ; elle lui est toujours donnée. Dans les cas les plus impor-tants, j'invite tous les membres à faire connaître leur avis. De toute façon, le Premier ministre présente des arguments et ses propositions. En fin de compte, j'indique quelle est ma manière de voir et je formule la conclu-sion. Après quoi, le relevé des décisions est arrêté par moi-même et c'est auprès de moi que le ministre de l'Information vient prendre ses directives pour ce qu'il va faire connaître au public de la réunion qui s'achève » (Mé-moires d'espoir tome 1, p. 285).

Cette façon de présider le Conseil des ministres fait, à elle seule du Président de la République le chef véritable du Gouvernement, et vide concrètement de sa portée l'art. 20 de la Constitution en vertu duquel : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation ». Encore faut-il observer que les souvenirs du général de Gaulle sur le fonctionnement du Conseil ne coïncident pas avec ceux de tous les autres participants à ses réunions :

« Le Conseil des ministres ressemble à une veillée funèbre, à une dif-férence près : le mort parle », ironise Robert Buron. Et Jacques Soustelle

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renchérit : « Bien que nous fussions tous collectivement responsables de la politique, nous n'étions admis en fait, qu'à traiter les affaires de notre dé-partement particulier et ne pouvions ni prendre une vue d'ensemble des problèmes ni encore moins formuler un avis sur ce qui n'était pas de notre ressort immédiat » 42. Certes ces témoignages peuvent être suspectés de partialité, mais il est de notoriété publique que le général de Gaulle s'irri-tait des prétentions - pourtant légitimes - de certains ministres à vouloir discuter en Conseil des problèmes étrangers à leurs départements, et que ce fut là notamment la cause principale de la [41] tension qui s'éleva entre lui et Antoine Pinay, ministre des Finances mais européen convaincu, et qui devait aboutir à la révocation de ce dernier en janvier 1960 : « De quoi se mêle-t-il, ce ministre par définition étranger aux Affaires ? ».

42 J. Soustelle, L'espérance trahie, 1962, p. 94. La lecture - d'ailleurs pas-sionnante - des trois tomes du C'était de Gaulle dans lequel Alain Peyreffitte relate la vie du Gouvernement sous le règne du Général peut donner l'im-pression qu'au contraire, les débats du Conseil étaient parfois d'une grande intensité dramatique. Mais on peut difficilement retenir comme véritables débats ceux - tels ceux du 19 septembre 1962 sur la réforme du mode d'élec-tion du Président de la République ou du avril 1966 sur le retrait de la France de l'OTAN - dont la conclusion était arrêtée à l'avance par le Général et au cours desquels celui-ci demandait aux ministres d'exprimer leur adhé-sion ou de tirer les conséquences de leur désaccord en démissionnant. Il est exact qu'il y a eu, sous le règne de de Gaulle, quelques véritables débats en Conseil : sur l'Algérie après de putsch des généraux d'avril 1961, sur l'élec-tion du chef de l'État au suffrage universel direct en septembre 1962, sur le sort du franc après la crise de mai 1968... Mais ces débats portaient non sur les buts à atteindre, mais sur les moyens d'y parvenir, les participants qui n'étaient pas d'accord sur les buts n'ayant d'autre ressource que de se taire ou démissionner (voy. par exemple infra, p. 57, note 3, la manière dont fut conduite la discussion sur la réforme constitutionnelle de novembre 1962 qui institua l'élection du Président de la République au suffrage universel di-rect.)

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L'exercice du pouvoir réglementaire

Autre exemple : la Constitution, dans son article 13, confère au chef de l'État le pouvoir de signer les décrets réglementaires délibérés en Conseil des ministres et un certain nombre de décrets individuels de nomination aux emplois publics, les autres décrets étant signés par le Premier ministre en vertu de l'article 21. S'agissant des nomina-tions, le général de Gaulle exigea des explications, et souvent opéra de sa propre main des modifications aux propositions présentées par les ministres, et notamment par celui des armées. S'agissant des décrets à portée générale, il commença, usant du droit qu'il s'était donné de fixer l'ordre du jour du Conseil, par y évoquer un maximum d'affaires, ce qui élargissait d'autant sa compétence réglementaire. Mais bientôt il va plus loin et décide que certains textes réglementaires n'ayant pas fait l'objet de délibération en Conseil mais intervenant dans des ma-tières sensibles devront aussi être soumis à sa signature 43. Saisi de deux de ces décrets en date du 8 décembre 1959 et du 23 mars 1960, le Conseil d'État affirmera cependant leur légalité en se fondant sur la constatation qu'ils portaient le contreseing du Premier ministre qui avait normalement compétence pour les signer, et que par conséquent ils traduisaient la volonté de celui-ci 44.

La substitution de Comités spécialisésau Conseil des ministres

Cependant, il existait un domaine où l'accord entre Michel Debré et le général de Gaulle posait problème : c'était celui de la politique al-gérienne. La position du Général en ce domaine ne cesse d'évoluer. Après avoir, lors d'un discours à Mostaganem le 7 juin 1958, donné

43 Cf. E. Burin des Roziers, « Les relations avec le Premier ministre » in De Gaulle et le service de l'État, 1977, p. 371 ; G. de Courcel, « Les rapports du Président de la République et du Premier ministre », contribution au col-loque du même intitulé de l'Institut Charles-de-Gaulle, 1988.

44 Cf., 17 avril 1962, Sicard et autres ; 27 avril 1962, Syndicat national des élèves conseillers et conseillers au travail et à la législation sociale, AJDA 1962, p. 295. Cf. P Avril, « Les décrets réglementaires du Président de la République », AJDA 1976, pp. 116 et s.

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des espoirs aux « pieds-noirs » (« Vive l'Algérie française » 45), et or-donné à l'armée jusque-là occupée au quadrillage du territoire de re-prendre ses offensives dans les djebels, il propose en octobre 1958 la « paix des braves » aux fellaghas et tente avec le plan de Constantine d'accélérer le développement économique du pays. Mais ses efforts sont vains et de Gaulle prend progressivement conscience de l'impos-sibilité, ne serait-ce que pour des raisons démographiques 46, de prati-quer l'intégration de l'Algérie à la France et l'assimilation juridique de sa population. Dès avril 1959 il déclare que « l'Algérie de papa est morte ». Le 16 septembre 1959, il pose le principe d'une [42] « auto-détermination », qui offrirait aux Algériens le choix entre trois solu-tions : la sécession pure et simple, la francisation complète, ou « le gouvernement des Algériens par les Algériens en étroite union avec la France ». La condition du référendum d'autodétermination étant le ré-tablissement de la paix, il engage à cette fin en juin 1960 des pourpar-lers avec le FLN à Melun, mais en vain. Pour solenniser l'engagement de la France, il fait approuver le principe d'autodétermination par réfé-rendum en janvier 1961. Mais la rébellion, que déchirent des rivalités internes, ne peut rien concéder. De nouveau entre mai et juillet 1961, des entretiens ont lieu avec ses représentants à Évian puis à Lugrin mais ne peuvent aboutir. En août 1961, il envisage sans trop y croire un partage du territoire entre Européens et musulmans 47. Et finalement il se résigne au divorce pur et simple avec les accords d'Évian du 18 mars 1962 qui laissent en principe la porte ouverte à une coopération économique entre les deux pays, mais dont l'application sera rendue impossible par l'action suicidaire de l'OAS et l'orientation marxiste-lé-niniste de la politique du gouvernement algérien 48.45 Sur les circonstances dans lesquelles cette phrase a été prononcée, voy.

Jean Lacouture, De Gaulle, t. II, 1985, p. 525.46 L'Algérie en 1960 comptait 9 millions de musulmans et 1 200 000

« pieds noirs », souvent d'origine espagnole. Mais le taux d'expansion démo-graphique de la population musulmane était tel que, après l'exode des « pieds noirs », l'épuration sanglante qui suivit l'indépendance et les mas-sacres qui ont continué depuis, l'Algérie compte aujourd'hui 31 millions d'habitants... D'aucuns affirment que le sort de l'« Algérie française » a été scellé le jour où le directeur de l'Institut national d'études démographiques, ayant demandé à rencontrer de Gaulle, lui a révélé les prévisions de cet or-ganisme.

47 Voy. A. Peyrefitte, C'était de Gaulle, t. I, 1994, pp. 76 et s.48 Cf. B. Tricot, Les sentiers de la paix, Algérie 1958-1962, 1972.

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Or Michel Debré qui s'était engagé avec passion sous la IVe Répu-blique en faveur de l'Algérie française, a beaucoup de mal à le suivre. On se plaint, dans l'entourage de de Gaulle que le Premier ministre in-terpose entre le chef de l'État et les exécutants de sa politique un écran déformant qui nuit à l'efficacité de l'action et à la crédibilité des dé-marches entreprises. En janvier 1960, le rappel du général Massu qui, par des propos inconsidérés dans un journal allemand, avait laissé pla-ner un doute sur le loyalisme de l'armée, provoque un nouveau soulè-vement des pieds-noirs face auquel M. Debré réagit si mollement que le chef de l'État doit apparaître en uniforme à la télévision pour rappe-ler l'existence à Paris d'un pouvoir qui ne transige pas avec l'émeute. Aussi va-t-on assister, au cours de l'année 1960, non plus à l'empiéte-ment du chef de l'État sur les attributions du Premier ministre, mais au transfert pur et simple de celles-ci au Président de la République. Dès février 1960 sera créé un Comité des Affaires algériennes que de Gaulle présidera lui-même et qui réunira le Premier ministre, les mi-nistres des Armées et de l'Intérieur et des hauts fonctionnaires civils et militaires : le délégué général en Algérie, le secrétaire général pour les affaires algériennes, le chef d'État-major général de la défense natio-nale et le général commandant en chef en Algérie. C'est au sein de cet organisme restreint, composé de plus de fonctionnaires que de mi-nistres responsables, que seront prises désormais les décisions poli-tiques intéressant l'Algérie et que sera déterminée la politique algé-rienne de la France. À partir de novembre 1960, l'exécution des déci-sions qui y seront prises sera confiée, non plus au Premier ministre dont les réserves à l'égard de la politique suivie sont désormais connues de tous, mais à un ministre d'État spécialement désigné pour suivre les affaires algériennes : Louis Joxe, qui, bénéficiaire d'une dé-légation des pouvoirs du Premier ministre pour l'Algérie 49, relèvera en pratique directement de l'Élysée, et qui conformément aux directives du chef de l'État et en liaison permanente avec lui, conduira les négo-ciations qui aboutiront aux accords d'Évian 50.

49 Décret n° 60-1275 du 3 décembre 1960 (JO, p. 10868).50 La mise en œuvre de l'article 16 de la Constitution le 23 avril 1961 à la

suite de la tentative de putsch militaire qui avait eu lieu deux jours aupara-vant en Algérie n'a fait que consacrer officiellement le fait déjà depuis long-temps établi que la responsabilité des affaires algériennes appartenait au Président de la République. Mais elle a eu un effet psychologique considé-rable qui a fait avorter le putsch, et elle a considérablement élargi les pou-

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[43]Sur le même modèle, sera créé en mai 1961 un Conseil pour les af-

faires africaines et malgaches, lui aussi composé des ministres com-pétents et de hauts fonctionnaires parmi lesquels le Secrétaire général pour la Communauté et les affaires africaines et malgaches, Jacques Foccart, chargé officieusement de coordonner la mise en œuvre des décisions qui y sont prises. De même la politique de défense sera dé-sormais arrêtée au sein du Comité de défense, organe dont l'existence

voirs du Président pour lui permettre d'éviter la répétition d'un tel évène-ment. Dix-huit « décisions » (c'est ainsi qu'on nomme les actes pris par lui en vertu des pouvoirs spéciaux) ont permis de révoquer les militaires et les fonctionnaires civils compromis dans le putsch, de mettre en congé spécial ceux dont le loyalisme était douteux, de suspendre l'inamovibilité des ma-gistrats, de renforcer la censure, de prolonger les délais de garde à vue, et d'instituer un Haut tribunal militaire qui a prononcé 23 condamnations dont plusieurs à mort, mais par contumace.

Sur le plan constitutionnel, l'application de l'article 16 soulevait plu-sieurs problèmes :- d'abord la question du rôle du Parlement alors qu'il siège de plein droit tant que durent les pouvoirs spéciaux. Pour ne pas le laisser inactif, de Gaulle a d'abord décidé qu'il continuerait de légiférer comme à l'ordinaire, sauf dans les matières ayant provoqué la mise en œuvre de l'article 16 ; puis comme les assemblées voulaient, contre l'avis du Gouvernement, débattre du problème agricole, qu'elles ne pourraient légiférer en dehors des périodes normales de session. De la même façon, quand l'opposition a voulu déposer une motion de censure, le président Chaban-Delmas a estimé, en accord avec l'Élysée, qu'elle n'était pas recevable : en vertu du principe de l'équi-libre des pouvoirs, puisque l'Assemblée ne pouvait être dissoute en période d'application de l'article 16, elle ne pouvait pas non plus renverser le Gou-vernement.- ensuite la question du contrôle juridictionnel des « décisions ». Elle fut tranchée par le Conseil d'État par un arrêt Rubin de Servens du 2 mars 1962 (RDP 1962, p. 288, note Berlia) qui distingue trois types de décisions. Celle qui met en œuvre l'article 16 ~ elle constitue un « acte de gouvernement » échappant par nature à tout contrôle juridictionnel ; celles qui interviennent dans les domaines ordinairement réservés à la loi : elles sont assimilées aux lois et ne peuvent donc faire l'objet de recours contentieux ; celles enfin qui interviennent dans le domaine du règlement. Ces dernières seules peuvent être attaquées devant les juridictions, mais leur contenu peut avoir été validé a priori par une décision de nature législative. C'est dire que le Président en période d'application de l'article 16 dispose réellement des pleins pouvoirs, sans autre contrôle que celui du Parlement qui peut le mettre en accusation devant la Haute cour.

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était prévue par la Constitution, mais dont le rôle ne devait être en principe que de fixer les modalités d'exécution d'une politique préala-blement définie en Conseil des ministres.

Peu à peu, sous des appellations diverses - comités ou conseils res-treints 51 - des organismes de ce type, toujours présidés par le Chef de l'État et composés de personnalités choisies par lui parmi les ministres et les hauts fonctionnaires, se substitueront au Gouvernement pour dé-finir les grandes orientations de la politique [44] nationale. Le relevé des décisions prises au sein de ces Conseils porte la formule : « Le Président de la République a décidé... », soulignant ainsi qu'elles ne sont pas de nature collégiale.

Le choix des ministres par le chef de l’État

Cette mainmise du Président de la République sur le droit de déter-miner la politique de la nation impliquait de sa part qu'il choisisse aus-si les hommes chargés de la mettre en œuvre. M. Messmer devait ra-conter plus tard 52 comment lorsqu'il fut nommé ministre des Armées,

- Mais la question la plus grave - qui n'a d'ailleurs pas été résolue - est celle de la durée d'application de cet article. Alors que tout était rentré en ordre en Algérie dès le 27 avril, de Gaulle maintint l'article 16 en vigueur jusqu'au 30 septembre. C'est là peut-être que se situe le plus grand danger de cet article : une mise en œuvre régulière qui met le Président à l'abri de tout reproche, puis sa prolongation au delà du raisonnable, habituant le pays à une dictature qui finit par oublier sa justification... Contre ce danger, le Comité Vedel chargé en 1992 de proposer une réforme d'ensemble de la Constitution avait suggéré de donner aux présidents des assemblées le droit de faire constater par le Conseil constitutionnel que les conditions d'application de l'article 16 avaient cessé d'être réunies. Mais, par fidélité aux critiques qu'il avait émises en 1958, F. Mitterrand a préféré proposer - sans illusion - une abrogation to-tale de cet article (cf. infra p. 172), mesure extrême qui ne reconnaît pas le service rendu par lui à la République lors de son unique mise en œuvre. Cf. M. Voisset, L'article 16 de la Constitution de 1958, 1969 ; F. Hamon « L'ar-ticle 16 de la Constitution de 1958 », Documents d'Études, 1986.

51 À partir de mars 1963, l'habitude se prendra de désigner du nom de « conseils » les organismes présidés par le chef de l'État, et de « comités » ceux présidés par le Premier ministre.

52 Dans L'expansion, numéro de septembre 1974, p. 167.

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en février 1960, le général de Gaulle, après l'avoir reçu et lui avoir an-noncé sa désignation, lui dit pour clore l'entretien : « Vous allez ren-trer chez vous et vous ne sortirez pas de la journée, car il faut quand même que j'en avertisse Michel Debré ». Et J. Soustelle, dans L'espé-rance trahie (op. cit., p. 161) rapporte avec un humour grinçant com-ment c'est lui-même qui annonça sa révocation au Premier ministre surpris : « Comment se peut-il ? Je l'ai vu ce matin, et il ne m'en a pas parlé... ».

La théorie du domaine réservé

Donc, dès 1960, il apparaît que c'est le Président de la République qui en fait gouverne. Mais son action est limitée aux seules grandes questions qui engagent la France : l'Algérie, l'Afrique, la diplomatie, la défense. Dans les autres domaines, il laisse en fait le Premier mi-nistre et les ministres agir. C'est ce qui légitimera l'interprétation du régime proposée alors par J. Chaban-Delmas, lors d'un Congrès de l’UNR à Bordeaux le 15 novembre 1959, et selon laquelle il existerait deux domaines, deux secteurs dans la politique du pays : le « secteur présidentiel » groupant les matières « nobles » et où le Chef de l'État décide, le « secteur ouvert » groupant les matières « secondaires » et laissé à la compétence des ministres. Dans le secteur ouvert, les débats doivent avoir libre cours ; dans le secteur présidentiel la discipline s'impose aux militants. Cette théorie du domaine réservé a suscité de vives critiques de la part de l'opposition au moment où elle fut émise : elle constituait l'aveu par l'un des principaux dignitaires du régime de la déformation qu'avait dès cette époque subie la Constitution. Il n'en reste pas moins qu'elle correspondait d'assez près à la réalité du mo-ment, de Gaulle - qui, en tant que dernier Président du Conseil de la IVe République, avait imposé un plan de redressement très rigoureux - n'intervenant plus guère en matière économique depuis son entrée à l'Élysée.

§ 2. L'ATTITUDE DU PARLEMENTET DE L'OPINION

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L'absence de réaction parlementaire

Retour à la table des matières

Le transfert au Président de la République d'un certain nombre de compétences appartenant constitutionnellement au Gouvernement dans son ensemble altérait gravement l'équilibre constitutionnel. D'après la Constitution, le Gouvernement était soumis, tant dans l'éla-boration de la politique nationale que dans sa mise en œuvre, au contrôle du Parlement ; et le Président de la République exerçait son arbitrage en accordant ou en [45] refusant son soutien au Gouverne-ment contre l'Assemblée nationale et en déterminant ainsi la continua-tion ou l'abandon de la politique suivie jusque-là. Si, comme cela s'était produit dès les premiers mois de fonctionnement du régime, le Gouvernement n'avait pas d'autre politique, du moins sur les grands problèmes, que celle définie par le chef de l'État lui-même, les possi-bilités de contrôle du Parlement se trouvaient sensiblement réduites, celui-ci ne pouvant pas en principe, juridiquement, s'en prendre au chef de l'État que la Constitution déclarait, en sa qualité d'arbitre, poli-tiquement irresponsable.

L'Assemblée nationale, cependant, aurait pu s'opposer à l'action du Président et à cette dérive progressive des institutions : en votant contre le Gouvernement une motion de censure motivée par le fait qu'il manifestait une trop grande complaisance à l'égard du chef de l'État, elle aurait en fait obligé celui-ci à relever le défi, c'est-à-dire à la dissoudre et à en appeler à l'arbitrage populaire pour trancher le conflit ; si le peuple alors, renvoyant siéger la même majorité, avait désavoué le Président, celui-ci eût dû s'incliner. Le Parlement n'était donc pas désarmé face au chef de l'État : la mise en jeu de la responsa-bilité gouvernementale lui permettait d'enclencher le processus d'une mise en cause de la responsabilité du Président de la République de-vant le peuple.

Naturellement, s'engager dans ce processus n'était pas sans risques pour les députés. Et s'ils laissèrent le Président transformer sa fonction constitutionnelle d'arbitre en un rôle de gouvernant, c'est en partie parce qu'ils ne voulaient pas prendre ces risques. Mais c'est aussi parce que, dans la conjoncture de l'époque où la crainte subsiste d'un nouveau putsch militaire, il apparaissait que seul de Gaulle était ca-

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pable de donner une solution à la crise algérienne. En analysant l'atti-tude du Parlement, on s'aperçoit que non seulement celui-ci laissa le chef de l'État accroître son influence au sein de l'Exécutif, mais encore qu'il le poussa à le faire.

Particulièrement révélatrice de cette attitude est la délibération de la loi du 4 février 1960 par laquelle le Parlement déléguait, en vertu de l'article 38 de la Constitution, une partie de son pouvoir législatif au Gouvernement afin de le mettre en mesure de résoudre le problème al-gérien : on sait qu'en vertu de l'article 13 de la Constitution, lorsque le Gouvernement dispose ainsi des pleins pouvoirs, les ordonnances qu'il prend en Conseil des ministres doivent nécessairement être signées par le chef de l'État. Mais comme le projet de loi ne rappelait pas cette exigence - ce qui était inutile puisqu'elle découle de la Constitution - l'Assemblée nationale tint à voter un amendement déposé par P. Coste-Floret et qui spécifiait, que les ordonnances seraient prises « sous la signature du général de Gaulle, Président de la République ». Elle marquait ainsi sa volonté de déléguer son pouvoir législatif non au Gouvernement de M. Debré dont elle se méfiait, ni même au Pré-sident de la République, pris en tant que représentant d'une institution, mais au général de Gaulle en tant que personnalité historique dont le passé prestigieux garantissait qu'il saurait trouver une solution conforme à l'intérêt et à l'honneur de la France.

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Une bataille à coups d'épingles

Certes, tout ne fut pas aussi idyllique dans les rapports entre le Par-lement et de Gaulle au cours de cette période 1959-1962. Il y eut même d'incessantes escarmouches : l'utilisation systématique et abu-sive par le Gouvernement de la procédure du vote bloqué sur des pro-jets de loi sans aucune unité, le dépôt par l'opposition de gauche et [46] d'extrême-droite de plusieurs motions de censure 53. La plus grave - provoquant la mise en alerte de tous les constitutionnalistes et la dé-cision de Vincent Auriol de ne plus siéger au Conseil constitutionnel dont il était membre de droit et à vie - fut le refus du Président en mars 1960 de convoquer les assemblées en session extraordinaire alors que sous l'influence du monde paysan, une majorité de députés en avait fait la demande : aux articles 29 et 30 de la Constitution qui lui font obligation de signer le décret de convocation, de Gaulle oppo-sa l'article 28 qui, prohibant le mandat impératif, imposait selon lui aux députés de résister aux pressions des électeurs et l'article 40 qui, interdisant aux parlementaires de proposer des dépenses nouvelles, aurait, disait-il, privé cette session d'aboutissement législatif. Nous verrons ultérieurement que, fort de ce précédent très critiquable, Fran-çois Mitterrand, durant la première cohabitation, s'opposera à l'ins-cription à l'ordre du jour d'une session extraordinaire demandée par Jacques Chirac de la privatisation des usines Renault.

Avec le Sénat, les relations du Gouvernement furent plus tendues encore qu'avec l'Assemblée nationale : alors que le Constituant avait pensé faire de la Chambre haute le soutien naturel du chef de l'État, l'UNR, faute d'avoir eu le temps de s'implanter localement, subit un échec aux élections municipales de mars 1959 ; et les élections séna-toriales qui suivent, le 26 avril 1959, font du Sénat la Chambre de l'opposition au gaullisme : non seulement le groupe UNR y compte deux sénateurs de moins que le groupe RPF de l'ancien Conseil de la République, mais beaucoup d'anciens leaders de la IVe République (E. Daladier, G. Defferre, J. Duclos, E. Faure, F. Mitterrand...), battus aux 53 Cf. J.-L. Parodi, Les rapports entre le Législatif et l'Exécutif sous la Ve

République (1958-1962), 1972 ; et A. Rottner, Doc. relatif aux rapports entre le Gouvernement et le Parlement, NED, n° 3072 (1964).

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élections législatives de novembre 1958, trouvent refuge au Palais du Luxembourg.

Mais la Constitution permettait, par le jeu de l'article 45, de sur-monter aisément l'opposition du Sénat, et par celui de l'article 49 de forcer la main à l'Assemblée nationale. Et la conscience des partis – extrême-droite « Algérie française » exceptée - que de Gaulle était seul apte à résoudre le conflit algérien était telle qu'ils lui passèrent tout, y compris les crédits pour la force nucléaire de dissuasion, ses ré-serves face à la construction européenne 54, et la déformation systéma-tique de la Constitution... Il y eut de la part des assemblées « une sorte d'abdication volontaire » 55 dont J. Gicquel donne la raison : « Le Par-lement se présente, pour une bonne part, comme une Chambre d'enre-gistrement où la peur du vide tient lieu de majorité » 56.

L'adhésion populaire

Puisque le Parlement, qui renâclait fort mais le suivait en fait, ne pouvait rien lui refuser, on peut se demander pourquoi de Gaulle eut l'idée de recourir par deux fois, en janvier 1961 et en avril 1962, à la procédure du référendum à propos de la question algérienne. C'est à tort, à mon sens, qu'on a interprété ces deux référendums comme des mesures spécifiquement anti-parlementaires. En fait, ils étaient desti-nés à la mise en condition de l'Armée et des populations européennes d'Algérie en vue de leur faire admettre comme irréversible le nouveau cours de la politique de décolonisation.

[47]Après la victoire qu'ils avaient remportée sur les politiciens de la

Métropole en mai 1958, ces milieux restaient très largement convain-cus que si la classe politique revenait à ses anciennes erreurs, l'opinion publique, en revanche, restait largement favorable à leur cause et qu'il leur était en conséquence possible de rééditer une opération compa-rable à celle du 13 mai. Le référendum était un moyen de leur ouvrir

54 Cf. E. Jouve, Le Général de Gaulle et la construction de l'Europe, 1967, pp. 700 et s.

55 P. Avril, Le régime politique de la Ve République, 1967, p 294.56 J. Gicquel, op. cit., p. 105.

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les yeux à ce sujet ; et il est vraisemblable que le refus de l'Armée dans son ensemble de suivre les généraux qui avaient déclenché le putsch du 21 avril 1961 s'explique essentiellement par les 75% de « oui » qu'avait obtenus de Gaulle, le 8 janvier précédent, dans son ré-férendum sur l'autodétermination.

Quant au référendum du 8 avril 1962 comportant approbation des accords d'Évian, et qui recueille 91% de « oui », il a pour effet non seulement de priver de tout espoir de succès les dernières tentatives de l'OAS, mais aussi et surtout de transformer - et c'est encore là où se mesure le génie politique de de Gaulle - une incontestable défaite po-litique de la France - sept années de guerre pour rien - en une éclatante victoire personnelle.

Reste que ces deux opérations comportaient bien une pointe diri-gée contre le Parlement en ce qu'elles aboutissaient à déposséder ce-lui-ci de sa compétence législative concernant l'Algérie.

Peut-être, en janvier 1961, cette dépossession du Parlement ne fut-elle que la conséquence accidentelle de la rédaction donnée, à la de-mande du Comité consultatif constitutionnel lui-même, à l'article 11 de la Constitution : on sait qu'en vertu de cet article, un projet de loi ne peut être soumis à référendum que s'il porte sur l'organisation des pouvoirs publics ou sur la ratification d'un traité. La question que de Gaulle entendait poser aux Français était de savoir s'ils approuvaient ou non le principe d'autodétermination du peuple algérien et n'était donc pas de celles susceptibles de faire constitutionnellement l'objet d'une consultation populaire. Une interprétation habile de la Constitu-tion permettait cependant de la soumettre au peuple en l'insérant dans un texte où la question des rapports entre les pouvoirs publics serait abordée. C'est ce qu'on fit en proposant au peuple un projet de loi en deux articles, dont le premier posait le principe de l'autodétermination, et dont le second autorisait le Gouvernement à régler par décrets l'or-ganisation provisoire des pouvoirs publics en Algérie. De ce fait, le Parlement se trouvait dessaisi de l'essentiel de ses compétences légis-latives concernant ce pays, mais peut-être - si l'on considère sa pra-tique antérieure - ne demandait-il pas mieux.

En avril 1962, le procédé fut réédité : le Président de la République fit approuver, dans l'article Ier du projet de loi référendaire, la ratifica-tion des accords d'Évian, et dans l'article 2, il se fit donner le droit de

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résoudre par voie d'ordonnances les problèmes législatifs que pouvait poser l'exécution de ces accords 57. Ici, cette délégation du pouvoir lé-gislatif demandée directement au peuple n'était pas nécessaire à la constitutionnalité du référendum puisque celui-ci portait principale-ment sur la ratification d'accords internationaux, ce qui est prévu par l'article 11 de la Constitution. L’intention anti-parlementaire [48] se marque clairement. Elle s'explique, car la fin de la guerre d'Algérie clôturait définitivement l'ère des bons sentiments entre de Gaulle et les anciens partis.

Avec les accords d'Évian, et le référendum du 8 avril 1962, c'est une nouvelle phase qui s'ouvre dans l'histoire de la Ve République. Et elle s'ouvre par une offensive du général de Gaulle qui entend conser-ver l'initiative.

Section IILa réforme constitutionnelle de 1962

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Aux lendemains des accords d'Évian, il était clair que la parenthèse politique provoquée par le conflit algérien allait se refermer, et que les partis traditionnels allaient chercher à se débarrasser de de Gaulle dont la présence au pouvoir ne se justifiait plus à leurs yeux. Or pour ce-lui-ci, la situation n'était pas spécialement favorable. Certes, il avait résolu le problème algérien, et le référendum du 8 avril 1962 qui enté-rinait les accords passés avec le Gouvernement provisoire de la Répu-blique algérienne avait été un succès considérable puisqu'on avait en-registré 91% de oui. Mais ce triomphe risquait de ne pouvoir dissimu-ler longtemps les aspects funestes de ces conventions : 1 200 000 Eu-ropéens d'Algérie refluaient en masse sur la Métropole et leur réinser-

57 En autorisant ainsi le Gouvernement ou le Président de la République à intervenir dans le domaine législatif, par voie de décrets en janvier 1961 et d'ordonnances en avril 1962, le peuple modifie au moins temporairement la répartition des compétences définie par les articles 34 et 37 de la Constitu-tion. Ces deux référendums revêtent ainsi, d'une certaine manière et sans qu'à ce moment l'opinion en ait eu vraiment conscience, un caractère consti-tuant et préfigurent celui du 28 octobre 1962.

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tion allait poser de très délicats problèmes. Il était évident que les di-verses oppositions allaient se coaliser pour exploiter ces difficultés contre le gouvernement.

C'est ce qui explique que lors du référendum d'avril, de Gaulle se soit fait donner, en même temps que l'autorisation de ratifier les ac-cords, les pleins pouvoirs pour en régler les conséquences. Cela lui permit d'abord d'éviter les débats sur les textes législatifs nécessaires à leur application, débats qui auraient été l'occasion d'en mettre en lu-mière les faiblesses. Cela lui permit en second lieu de décider par voie d'ordonnance, le 3 juillet 1962, que les soixante et onze députés algé-riens, élus en 1958 et très hostiles à sa politique, cesseraient d'apparte-nir au Parlement.

Cette décision constituait une entorse grave à la tradition parle-mentaire française et même à la Constitution : la théorie de la souve-raineté nationale et le caractère représentatif du mandat parlementaire impliquent que les députés ne représentent pas les circonscriptions qui les ont élus, mais la nation tout entière ; par conséquent, même si ces circonscriptions cessent d'appartenir au territoire national, ils ne peuvent être déchus de leurs mandats 58.

Cette mesure permettait d'écarter de l'Assemblée une fraction des députés les plus hostiles au Gouvernement. Mais l'opposition n'en res-tait pas moins majoritaire. La SFIO, qui n'avait pas voté la confiance au Gouvernement Debré en janvier 1959 mais avait approuvé sa dé-claration de politique générale en octobre de la même année, s'en était ensuite de plus en plus éloignée en constatant la dérive du régime vers le « pouvoir personnel », les réserves dont de Gaulle faisait preuve vis-à-vis de l'Alliance atlantique et sa volonté de doter la France de l'arme atomique ; elle aspirait à un rapprochement avec le parti com-muniste qui permettrait les désistements réciproques lors des futures [49] élections ; les radicaux la suivaient sur tous ces terrains. Les In-dépendants - sauf une douzaine d'entre eux qui, derrière V. Giscard d'Estaing 59, s'étaient ralliés à de Gaulle - ne pardonnaient pas à celui-

58 Le problème s'était déjà posé en 1871 lorsque le traité de Francfort déta-cha de la France les trois départements d'Alsace et de Lorraine. Les députés concernés avaient présenté leur démission, mais celle-ci avait été refusée par l'Assemblée.

59 Polytechnicien et énarque, V. Giscard d'Estaing avait hérité en 1956 de son grand-père Jacques Bardoux, son siège de député du Puy-de-Dôme. Dès

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ci l'indépendance de l'Algérie ; c'était aussi le cas d'une trentaine de députés élus comme gaullistes en 1958, mais qui avaient suivi J. Sous-telle dans la dissidence. Quant au MRP, très divisé, il ne va pas tarder à passer lui aussi dans l'opposition lorsque de Gaulle fera trop crûment connaître ses sentiments face à l'Europe 60. Cette opposition, très divi-sée mais majoritaire, attendait son heure.

Selon ses prévisions, cette heure aurait dû survenir vers le prin-temps de 1963 : à ce moment l'enthousiasme qui avait suivi le retour de la paix serait tombé, et avec les difficultés de réinsertion des rapa-triés, on mesurerait les effets négatifs des accords d'Évian 61. Alors les partis pourraient passer à l'offensive ; d'ici là, il convenait d'attendre.

De Gaulle, lui, n'attendit pas. Huit jours après le référendum, le 15 avril, il commença par renvoyer Michel Debré et par le remplacer par Georges Pompidou à la tête d'un nouveau Gouvernement. Il manifes-tait ainsi très clairement qu'il n'était pas dans ses intentions de revenir, une fois le conflit algérien terminé, sur les déviations de la Constitu-tion engendrées par celui-ci.

Le geste suscita une vive émotion dans les milieux politiques qui ne se méprirent pas sur sa portée : d'une part, le renvoi de M. Debré constituait une violation évidente du principe énoncé par l'article 8 de la Constitution (cf. supra, p. 21) ; d'autre part et surtout, le choix de G. Pompidou pour lui succéder dans les fonctions de Premier ministre impliquait que désormais le Président de la République entendait gou-verner personnellement et réduire la fonction de Premier ministre à celle d'un adjoint. À la différence de M. Debré, Pompidou n'était pas jusque-là un homme politique : ancien normalien, agrégé de lettres,

1959, il était entré dans le Gouvernement de Michel Debré comme secré-taire d'État aux Finances et, en janvier 1962 après le départ de W. Baumgart-ner (qui avait succédé à A. Pinay) était devenu ministre des Finances.

60 Déjà le 26 avril 1962, la moitié du groupe MRP s'abstient lors du vote de la confiance au Gouvernement Pompidou auquel pourtant appartiennent cinq de ses membres dont Pierre Pflimlin et Maurice Schumann. Ceux-ci dé-missionneront avec éclat après la conférence de presse du 15 mai au cours de laquelle le Général rejettera l'idée d'une entité européenne supranationale et ironisera sur ceux qui pensent l'Europe « en quelque espéranto ou volapuk intégré » (« il n'y a - il ne peut y avoir - d'autre Europe possible que celle des États, en dehors, naturellement, des mythes, des fictions, des parades. »)

61 « Que de Gaulle nous débarrasse de l'Algérie ; ensuite l'Algérie nous dé-barrassera de de Gaulle », disait Maurice Faure.

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professeur au lycée Henri IV, il avait su se faire admettre, après la Li-bération à laquelle il n'avait pas participé, dans un poste subalterne du cabinet du général de Gaulle, alors chef du Gouvernement provi-soire 62. Lors du départ de celui-ci en janvier 1946, il était entré au Conseil d'État mais était resté en contact avec lui et était parvenu à ga-gner peu à peu sa confiance en lui rendant de menus services d'ordre personnel puis en s'occupant des finances du RPF. Ces fonctions l'avaient mis en contact avec les milieux d'affaires et il était entré en 1953 au service de la banque Rothschild. En 1958, de Gaulle l'avait repris comme directeur de cabinet, puis l'avait nommé membre du Conseil constitutionnel. Donc G. Pompidou n'avait aucune expérience de la [50] vie parlementaire, et son seul titre pour diriger le Gouverne-ment était d'avoir été le collaborateur le plus direct du chef de l'État. Le symbole était éclatant : désormais le Premier ministre, dont la Constitution avait entendu faire le véritable animateur de la politique nationale, ne serait plus que l'instrument docile du Président de la Ré-publique 63.

Le référendum du 28 octobre 1962

62 Sur la recommandation de René Brouillet à qui de Gaulle avait demandé de lui procurer « un agrégé sachant écrire »...

63 C'est bien ainsi que l'entend de Gaulle. Dans C'était de Gaulle, t. 1, p. 117, Alain Peyrefitte qui vient de prendre ses fonctions de ministre de l'In-formation (et de porte-parole du Gouvernement) rapporte l'entretien qu'il eut avec lui à la sortie du premier Conseil des ministres du Gouvernement Pom-pidou en vue de la rédaction du communiqué de presse : « N'employez donc pas l'expression chef du Gouvernement pour parler du Premier ministre. Le chef du Gouvernement, c'est moi. Le Premier ministre est le premier des mi-nistres, primus inter pares ; il coordonne leur action, mais il le fait sous la responsabilité du Président de la République, qui dirige l'exécutif sans par-tage... Ne dites pas le Président de la République, mais le Gouvernement a confirmé sa volonté... » « Ainsi, conclut Peyrefitte, il est non seulement le chef du Gouvernement, mais le Gouvernement tout entier ». M. Burin des Roziers note pareillement que le général de Gaulle s'irritait de ce qu'on qua-lifiât le Premier ministre de « chef du Gouvernement », (Cf. E. Burin des Roziers, in De Gaulle et le service de l'État, op. cit.).

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C'est en octobre 1962 que finalement se joua le destin de la V° Ré-publique. Le 20 septembre, le Président de la République annonça qu'il avait décidé, « sur proposition du Gouvernement », de soumettre directement à référendum un projet de loi constitutionnelle tendant à faire désormais élire le chef de l'État au suffrage universel direct. Avec une naïve mauvaise foi, il minimise la portée de la réforme : il ne s'agit de changer que les deux articles 6 et 7 de la Constitution, « sans que doivent être modifiés les droits respectifs, ni les rapports réciproques des pouvoirs, exécutif, législatif, judiciaire tels que les fixe la Constitution ». Le propos ne trompe personne : l'élection di-recte du chef de l'État donnerait à celui-ci une légitimité telle que toute la Constitution en serait profondément affectée. On ne mobilise pas le peuple tout entier pendant une campagne qui s'étend en fait sur de longs mois pour lui faire désigner l'inaugurateur des expositions de chrysanthèmes et du Salon de l'auto. L’élection du Président de la Ré-publique au suffrage universel direct fait de lui non seulement le re-présentant du peuple au même titre que l'Assemblée nationale prise dans son ensemble, mais lui confère en outre une responsabilité en-tière qui lui interdit en pratique de se cantonner, même s'il le souhai-tait, dans le rôle relativement effacé d'arbitre que la Constitution lui avait primitivement assigné.

L’esprit de la Constitution de 1958 devait nécessairement se trou-ver profondément modifié par la réforme envisagée. L’équilibre propre au régime parlementaire que le Constituant de 1958 avait voulu restaurer en rationalisant les procédures parlementaires et en instituant un arbitrage présidentiel au-dessus des partenaires habituels de la vie politique que sont le Gouvernement et le Parlement se trouverait com-plètement faussé par le fait que non seulement le Président de la Ré-publique, devenu le chef réel du Gouvernement, cumulerait les préro-gatives de l'arbitre et celles du Gouvernement, mais encore pourrait se réclamer face au Parlement de la confiance du peuple tout entier.

Mais pour la grande masse des citoyens, l'idée de faire choisir le Président par le peuple est populaire. Ils n'y voient qu'une avancée de la démocratie. Et aujourd'hui encore quand on les interroge sur les mé-rites de de Gaulle, ils placent sa volonté de faire élire le Président de la République par le peuple avant même l'Appel du 18 juin 1940 64.64 Beaucoup datent même de 1962 l'avènement du suffrage universel en

France !

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[51]Aussi n'est-ce pas sur ce terrain que ses adversaires vont se battre.

C'est sur celui de la procédure utilisée pour faire adopter la réforme. Et là est le point faible de de Gaulle : pour réformer la Constitution, la seule voie juridiquement correcte, fixée par son article 89, était le vote du texte par les deux Chambres, suivi soit d'un référendum, soit d'une réunion des deux assemblées en un Congrès statuant à la majorité des trois-cinquièmes. Si on n'avait pas eu recours à cette procédure, c'est que ni l'Assemblée ni le Sénat n'auraient accepté la réforme. À une ex-ception près - celle d'un professeur de droit d'outre-mer - tous les ju-ristes condamnent le procédé ; le Conseil d'État aussi, à l'unanimité moins une voix ; et également le Conseil constitutionnel qui, après cinq heures de délibération, fait porter à l'Élysée par son président Léon Noël un avis négatif qui ne sera pas publié. Même au sein du Gouvernement, le garde des Sceaux Jean Foyer exprime discrètement des réserves, Pierre Sudreau donne sa démission. Pompidou lui-même dit à A. Peyrefitte : « Ce que nous allons faire est à la limite de la lé-galité. Je crois même que nous avons franchi cette limite. » 65

65 Pompidou n'était pas favorable à la réforme ; il avait dit à Pierre Su-dreau : « Le Général veut modifier la Constitution en ce qui concerne le mode d'élection du Président, et ce n'est vraiment pas le moment... Si le Gé-néral vous en parle, dites lui bien que ce n'est pas opportun. » (Témoignages sur l'élaboration de la Constitution de 1958, op. cit., p. 45). Il croyait même si peu à la constitutionnalité de l'utilisation de l'article 11 qu'il n'avait pas fait figurer cet article dans les visas de l'avant-projet de loi constitutionnelle. M. Bernard Tricot, qui fut secrétaire général de la Présidence, révèle que même dans l'entourage immédiat du général de Gaulle, les objections de l'opposition étaient reconnues fondées et qu'on cherchait à dissuader le chef de l'État de recourir à l'article 11. Mais observe M. B. Tricot avec humour : « Les relations du Général et du Droit étaient assez complexes. Il pouvait avoir une manière très personnelle d'interpréter les textes. Nous avons été plusieurs à tenter de le persuader qu'en droit aussi, il y avait une limite à la résistance des matériaux. Il reprochait volontiers aux juristes de voir des obstacles partout et, pour tout dire, de se noyer dans un verre d'eau. Et pour-tant, son application à démontrer à ses collaborateurs juristes que son inter-prétation était la bonne témoignait d'une volonté sincère de ne pas se mettre en contradiction avec les textes, surtout avec la Constitution qu'il connaissait à fond » (in De Gaulle et le service de l'État, op. cit., p. 156).

Dans le même sens, M. Couve de Murville nous disait lors d'un entretien privé : « Le général de Gaulle était un être intellectuellement parfait. Il ne lui manquait qu'une seule chose : n'avoir pas fait une bonne licence en

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Et l'opposition se déchaîne : Vincent Auriol et René Coty font connaître leur réprobation. Gaston Monnerville, président du Sénat, dénonce une « violation délibérée, voulue, réfléchie et outrageante de la Constitution » et parle de « forfaiture » ; il est réélu trois jours plus tard par la Haute assemblée à la quasi-unanimité, les quelques séna-teurs gaullistes s'étant abstenus.

Mais surtout, à l'ouverture de la session, une motion de censure est déposée, le 2 octobre, qui ne s'en prend au Premier ministre que faute de pouvoir atteindre directement le Président de la République. En fait, le texte de la motion est beaucoup plus sévère pour celui-ci que pour le Gouvernement, simple exécutant de ses volontés (« Considé-rant qu'en écartant le vote par les deux Chambres, le Président de la République viole la Constitution... » et qu'il « n'a pu agir ainsi que sur proposition du Gouvernement »). Le 5 octobre à 5 heures du matin, l'Assemblée adopte cette motion par 280 voix alors que la majorité ab-solue est de 241.

Ce faisant, l'opposition s'engage dans un duel sans merci avec de Gaulle. Car aussitôt, celui-ci décrète la dissolution de l'Assemblée.

[52]Ainsi les électeurs se trouvent-ils appelés, à vingt jours d'intervalle,

d'une part à voter sur la question de l'élection du chef de l'État au suf-frage universel direct, et d'autre part à renouveler l'Assemblée natio-nale. Politiquement les deux problèmes, de la réponse au référendum et de l'appartenance idéologique des candidats pour lesquels ils al-laient voter, étaient indissolublement liés, l'électorat ne pouvant guère désavouer les partis traditionnels lors du référendum et leur manifester à nouveau sa confiance lors des élections législatives.

Fidèle à lui-même, de Gaulle s'engage à fond et fait monter les en-chères. Non seulement, comme à l'accoutumée, il fait de l'adoption de son projet la condition de son maintien au pouvoir, mais encore il dé-clare le 18 octobre que « même si la majorité des oui est faible, mé-diocre, aléatoire,... sa tâche serait terminée aussitôt et sans retour. » Deux facteurs jouent en sa faveur : d'abord l'attentat perpétré contre lui par l'OAS au Petit-Clamart le 22 août précédent et qui a considéra-blement accru sa popularité 66, et d'autre part la conjoncture internatio-nale : le 22 octobre - six jours avant le scrutin - le Président Kennedy

droit. »

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lance un ultimatum à Khrouchtchev pour l'obliger à retirer les fusées installées à Cuba pour les Russes et de Gaulle lui apporte le soutien de la France. Il est difficile aux Français, dans un contexte aussi drama-tique, d'envisager une crise de régime.

Au référendum du 28 octobre, les oui l'emportent par 62% des suf-frages exprimés 67 et aux élections des 18 et 25 novembre, les candi-dats qui s'étaient prononcés pour le oui triomphent dans 269 circons-criptions sur 482. Les anciens partis qui pendant la campagne avaient formé le « cartel des non » sont défaits. Mais leur défaite n'est pas uniforme. La gauche s'en sort bien : la lutte commune contre le « pou-voir personnel » a permis à la SFIO et au PC de renouer dans les urnes une alliance qui s'était dissoute en 1947 ; les socialistes passent de 43 à 64 élus et les communistes de 10 à 43. Pour la droite non gaulliste, au contraire, c'est la déroute : sur les 109 députés Indépendants qui avaient voté la censure, 82 ne sont pas réélus, et il en est de même de 31 des 50 MRP qui avaient voté avec eux.

Avec une telle majorité élue sur son nom à l’Assemblée, de Gaulle est désormais maître de la République. Mais il paie cette victoire d'une levée de l'équivoque dont il avait bénéficié jusque-là : la recons-titution de la gauche a provoqué le ralliement des électeurs de droite aux candidats qui se réclamaient de lui ; dès lors le mouvement gaul-liste qui, aux élections de 1958 constituait une force nouvelle et origi-nale, forme maintenant la composante essentielle de la droite. Lui-même ne peut plus se prétendre au-dessus des partis. La bipolarisa-tion marquera désormais le régime.

La résistance du Sénat

Seul le Sénat échappe à de Gaulle. Son président Gaston Monner-ville, tentera même d'empêcher la promulgation de la loi constitution-

66 Il a été souvent affirmé que c'est à la suite de cet attentat que de Gaulle a pris la décision d'organiser ce référendum. Mais Alain Peyrefitte a fait jus-tice de cette affirmation : il avait été informé de la décision du Général dès le 30 mai (C'était de Gaulle, op. cit., t. 1, p. 207).

67 Cf. « Le référendum d'octobre et les élections de novembre 1962 », Ca-hiers FNSP, 1963, p. 50 ; R. Chiroux, « La crise constitutionnelle de l'au-tomne 1962 », Annales Fac. Droit Clermont, 1988, pp. 67 et s.

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nelle qui venait d'être adoptée en la déférant au Conseil constitution-nel comme étant inconstitutionnelle, ce qui n'était que [53] trop évident. Mais le Conseil constitutionnel, interprétant restrictivement les textes qui déterminent ses attributions, déclarera, par une décision du 6 novembre que les lois sur lesquelles il peut exercer son contrôle « sont uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le peuple à la suite d'un référendum, constituent l'ex-pression directe de la souveraineté nationale ». On voit mal, au de-meurant comment, sur le plan politique, un organisme composé de membres nommés aurait pu statuer autrement et tenir en échec une volonté populaire clairement exprimée 68.

Le général de Gaulle tiendra désormais rigueur au Sénat de sa po-sition hostile et de l'accusation de forfaiture qu'avait formulée contre lui G. Monnerville durant la campagne 69. À partir de janvier 1963, il fera défense aux ministres de prendre la parole devant le Sénat ; seuls les secrétaires d'État y représenteront l'Exécutif, de manière à mani-fester le peu de cas qui est fait de la Chambre haute. Les délégations sénatoriales en visite à l'étranger ne seront plus reçues dans les ambas-sades. Par la suite, de Gaulle essaiera même, en 1969, de supprimer le Sénat à l'occasion d'une nouvelle réforme constitutionnelle opérée, elle aussi, selon la procédure de l'article 11. Mais l'échec de cette ten-tative entraînera son départ.

Il faut remarquer ici l'étrange évolution des rapports entre de Gaulle et le Sénat. En 1946, lors du discours de Bayeux, de Gaulle mise sur les notables pour s'opposer aux emportements populaires. Vi-vant, comme M. Debré, sur des conceptions politiques héritées du XIXe siècle, il voit le notable comme une personnalité ayant à la fois des intérêts matériels à défendre et un solide bon sens conservateur, et c'est à lui qu'il confie le soin d'élire le Président de la République et de soutenir le Gouvernement contre l'Assemblée dans le cadre d'un Sénat restauré. C'est encore cette conception qui prévaut lors de l'élaboration de la Constitution en 1958. Mais très vite, l'expérience va montrer à de Gaulle que, selon le mot du Professeur Jean Rivero, il y a deux

68 Cela se fait cependant... aux États-Unis, où il n'est pas rare de voir les Cours de justice annuler des lois adoptées par référendum pour violation de la Constitution fédérale ou de celle de l'État fédéré. Mais le contexte intel-lectuel est très différent.

69 Cf. J. Mastias, Le Sénat de la Ve République, 1980, pp. 238 et s.

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sortes de notables : « ceux que l'élection fait notables et ceux que la notabilité fait élus » 70, et que cette dernière catégorie est devenue net-tement minoritaire aujourd'hui. Ayant fondé sur eux sa République, de Gaulle s'aperçoit après coup qu'il a affaire à de nouveaux notables qui le sont devenus du fait de leur adhésion à ces partis qu'il déteste, qui les ont fait élire aux postes qu'ils occupent et dont ils constituent les cadres dévoués. D'où sa réaction de 1962 et le référendum par lequel il leur ôte le privilège d'élire le Président de la République ; d'où son effort constant ensuite pour abaisser et pour détruire ce Sénat qu'il avait voulu restaurer. D'où aussi, par un mouvement inverse, sa volon-té de fonder désormais son pouvoir sur le suffrage direct du peuple.

70 J. Rivero, « Regards sur les institutions de la Ve République », D. 1958, Chr., p. 262.

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Brève histoire politique et institutionnellede la Ve République.

Chapitre IIILA RÉPUBLIQUEPLÉBISCITAIRE

(1962-1969)

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La période qui suit est marquée, en son début et à sa fin par deux référendums, et en son milieu par l'élection présidentielle de décembre 1965. Elle est caractérisée par une écrasante prépondérance de l'insti-tution présidentielle : le chef de l'État prend les décisions au nom du Gouvernement, il les impose au Parlement qui sombre en léthargie. Quant au peuple, qui, avec le Président, est, dans cette république plé-biscitaire, le seul organe constitutionnel qui compte, il est en partie complice, en partie piégé... Jusqu'à son réveil soudain et brutal de mai 1968.

Section I Un Exécutif monocéphale

Le choix fait en avril 1962, et confirmé au lendemain des élections législatives de novembre, de G. Pompidou comme Premier ministre indiquait que désormais, c'était le chef de l'État qui gouvernait, même si pour respecter la lettre de la Constitution, une personnalité placée à

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la tête du Gouvernement se voyait juridiquement imputer les décisions prises par lui alors qu'elle n'en était que le premier exécutant.

« On ne saurait accepter qu'une dyarchie existât au sommet. Mais jus-tement il n'en est rien... Le Président qui choisit le Premier ministre, qui le nomme ainsi que les autres membres du Gouvernement, qui a la faculté de le changer, soit parce que se trouve accomplie la tâche qu'il lui destinait... soit parce qu'il ne l'approuverait plus ; le Président, qui arrête les décisions prises dans les Conseils, promulgue les lois, négocie les traités, décrète ou non, les mesures qui lui sont proposées, est le chef des Armées, nomme aux emplois publics... le Président est évidemment seul à détenir et à délé-guer l'autorité de l'État. Mais précisément, la nature, l'étendue, la durée de sa tâche implique qu'il ne soit pas absorbé, sans relâche et sans limites, par la conjoncture politique, parlementaire, économique et administrative. Au contraire, c'est là le lot, aussi complexe et méritoire qu'essentiel du Pre-mier ministre français », explique le général de Gaulle lors de sa confé-rence de presse du 31 janvier 1964.

Et G. Pompidou, de même, insistera à diverses reprises sur le lien d'allégeance qui l'unit au général de Gaulle et à lui seul. Alors qu'en décembre 1962, il s'était de nouveau présenté, avec son ministère et son programme, devant l'Assemblée nationale pour un vote de confiance sur la base de l'article 49, alinéa 1er, de la Constitution, en janvier 1966 en revanche, et en avril 1967, ayant formé de nouveaux ministères après avoir présenté [56] sa démission au chef de l'État pour des raisons protocolaires 71, il négligera de solliciter à nouveau la confiance de l'Assemblée, voulant manifester ainsi qu'il tenait son pouvoir du Président seul. Telle sera aussi la position de Maurice Couve de Murville quand il succédera en juillet 1968 à Pompidou, bien qu'il dispose au Palais-Bourbon d'une écrasante majorité. Certes, le Gouvernement est responsable devant l'Assemblée nationale, disent-ils, mais c'est à l'opposition qu'il appartient, en faisant voter, si elle ne peut, une motion de censure de démontrer qu'il n'a pas la confiance de celle-ci.

Le Premier ministre n'est plus que le chef d'état-major du Président de la République, celui qui veille à l'exécution des décisions présiden-71 Une règle coutumière du régime parlementaire oblige le chef du Gouver-

nement à présenter sa démission après chaque élection présidentielle et chaque renouvellement de l'Assemblée nationale.

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tielles, et qui prescrit les mesures qu'elles impliquent 72. C'était déjà ainsi, d'une certaine manière, que s'étaient organisés les rapports entre le général de Gaulle et Michel Debré au cours de la période anté-rieure, à cette différence près cependant que, si le Premier ministre était plus ou moins tenu à l'écart de certaines affaires, il avait en re-vanche sa sphère propre d'intervention. C'était de ce partage des tâches qu'avait tenté de rendre compte J. Chaban-Delmas avec sa théorie des deux secteurs : le domaine « réservé » et le secteur « ou-vert ». Désormais il n'en va plus de même.

La fin du domaine réservé

Certes de Gaulle ne se passionne que pour ce qui concerne la place de la France dans le monde - la diplomatie et la défense, domaines qu'il suit dans le détail au cours de ses longs entretiens, au moins heb-domadaires avec les ministres compétents 73. Mais, formé dans des écoles d'état-major où l'on apprend que l'intendance aussi a son impor-tance, il est conscient que la politique forme un tout indissociable ; que la construction, par exemple, d'une force de dissuasion nécessite des dépenses considérables et provoque dans les secteurs industriels de pointe des goulots d'étranglement - deux phénomènes générateurs d'inflation -, et que si cette inflation devient intolérable, elle risque d'obliger à une remise en question de la politique nucléaire... Il a donc considérablement étoffé les services de l'Élysée : alors que ceux-ci comportaient à peine une dizaine de personnes sous la IVe Répu-blique, ce sont désormais, autour du secrétaire général de la Prési-dence, du directeur de cabinet, du chef d'état-major particulier et du secrétaire général pour les affaires africaines et malgaches qu'il reçoit séparément chaque soir, quarante-cinq hauts fonctionnaires qui

72 Etienne Burin des Roziers, comme A. Peyrefitte, note d'ailleurs que le général de Gaulle s'irritait de ce qu'on qualifiât parfois le Premier ministre de « chef du Gouvernement », expression qu'il n'employait jamais. (Cf. E. Burin des Roziers, in De Gaulle et le service de l'État, op. cit.)

73 Ces entretiens ne se limitent d'ailleurs pas aux ministres. En matière mi-litaire, de Gaulle rencontre aussi très fréquemment le chef d'état-major des Années, le Délégué ministériel pour l'Armement et nombre d'autres géné-raux. Il reçoit systématiquement les ambassadeurs avant leur départ en mis-sion et lorsqu'ils en reviennent.

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suivent les affaires et surveillent le fonctionnement des divers minis-tères 74. Et quand ces conseillers, au début de 1963, lui [57] signaleront le danger d'inflation où le pays se trouve 75, il interviendra personnelle-ment pour imposer à Pompidou et au ministre des Finances, V. Gis-card d'Estaing, la mise au point d'un plan de stabilisation qui, prolongé ensuite par ceux-ci au-delà du nécessaire, ralentira durablement la croissance économique. De même en février 1965, quand J. Rueff lui aura démontré que, grâce aux dollars qu'ils fabriquent et qui sont ac-ceptés comme réserves au même titre que l'or par les banques cen-trales européennes, les Américains rachètent à bon compte les entre-prises du vieux continent, il décidera la conversion par la France de ces dollars en métal jaune - décision qui entraînera un peu plus tard la dévaluation de la monnaie américaine. De même encore, en mai 1966, il interviendra dans le débat sur le problème universitaire pour soute-nir le secrétaire général du ministère de l'Éducation nationale Pierre Laurent, partisan d'une sélection renforcée, contre son propre ministre Christian Fouchet favorable à une plus large ouverture. Donc il n'y a plus de domaine réservé : le Président dispose en permanence d'un droit d'évocation dont il use largement dans les affaires les plus va-riées dès lors qu'à ses yeux elles paraissent essentielles.

Un gouvernement de grands commis

Le Gouvernement, en tant que corps, n'existe plus. Chaque mi-nistre est individuellement responsable devant le chef de l'État dont il n'est que le commis. La politique de la France se décide en Conseils restreints où, sous sa présidence, siègent le Premier ministre et les mi-nistres spécialement compétents ainsi que quelques hauts fonction-naires. La composition de ces Conseils est fixée par le Président au

74 Sur le Secrétariat général de l'Élysée, cf P. Verrier, Les services de la Présidence de la République, 1971, et J. Gicquel, op. cit., pp. 168 et s., ainsi que les ouvrages collectifs de l'institut Charles de Gaulle De Gaulle et le ser-vice de l'État, 1977 et L'entourage et de Gaulle, 1979, où les principaux col-laborateurs du général de Gaulle et notamment G. Chodron de Courcel, E. Burin des Roziers et B. Tricot qui furent les trois secrétaires généraux de la Présidence entre 1959 et 1969 étudient les méthodes de travail du chef de l'État.

75 Le taux d'inflation atteint 8,5% en 1963.

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cas par cas, à l'initiative le plus souvent du Secrétariat général de l'Élysée. Les discussions y sont très libres. Leurs réunions sont précé-dées et suivies par celles de Comités interministériels qui, sous la Pré-sidence du Premier ministre, les préparent et exécutent les décisions arrêtées 76.

Certes, le Conseil des ministres continue de se réunir hebdomadai-rement pour officialiser, lorsqu'elles comportent des suites législatives ou réglementaires, les décisions prises par le chef de l'État au sein de ces Conseils. Il arrive qu'on y discute des problèmes d'actualité ; mais pour de Gaulle, les avis qui s'y expriment n'ont d'intérêt qu'autant que, fondées sur une information précise, ils concourent à sa propre ré-flexion et à la décision qu'il arrêtera lui-même ; en principe seuls prennent donc la parole les ministres directement concernés. Parfois, très exceptionnellement, la discussion est ouverte à l'ensemble des mi-nistres et le Général exige même que chacun d'eux s'exprime, soit qu'il doute encore de ce qu'il convient de décider (sur le secteur de l'énergie en mars 1963, ou le maintien de la parité du franc après les événe-ments de mai 1968 par exemple), soit que sa décision étant prise et clairement annoncée dans une affaire particulièrement grave, il veuille permettre aux ministres qui la réprouvent de se dégager de leur res-ponsabilité en démissionnant (réunion du 19 septembre 1962 sur la ré-forme du mode d'élection du Président de la République 77). Mais même une décision [58] aussi essentielle que le retrait de la France de l'OTAN en mars 1966 ne donne pas lieu à débat en Conseil des mi-nistres, celui-ci n'étant informé qu'après coup.

76 Sur ces Conseils, voyez les interventions de B. Tricot, G. de Courcel, E. Burin des Roziers, dans L'entourage et de Gaulle, ouvrage précité de l'Insti-tut Charles de Gaulle, pp. 164 et s.

77 Le 12 septembre 1962, de Gaulle avait annoncé au Conseil sa décision de réviser la Constitution par la voie de l'article 11 et conclu : « Vous n'êtes pas nécessairement convaincus de ce que je dis. Je comprendrais que vous ne soyez pas d'accord et que vous ne souhaitiez pas assumer la responsabili-té d'un changement si important... C'est votre affaire... Nous ne ferons rien d'autre à notre prochain Conseil des ministres que de répondre à cette ques-tion... Je ne vous engagerai pas jusqu'à ce que vous vous soyez vous-mêmes engagés » (Voy. A. Peyrefitte, « C'était de Gaulle », op. cit., t. I, p. 217). Ef-fectivement, lors du Conseil du 19 septembre, plusieurs ministres expriment leurs scrupules sur la constitutionnalité de l'utilisation de l'article 11 ; mais un seul, Pierre Sudreau, exprime son désaccord et en tire la conséquence en démissionnant (ib. pp. 226 et s.).

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D'où l'importance attachée par les ministres eux-mêmes aux confé-rences de presse, qui, élaborées en secret par le chef de l'État, leur per-mettent d'être informés en même temps que les journalistes, de ses in-tentions dans les domaines qui ne relèvent pas directement de leurs départements.

Naturellement, quand ce sera nécessaire, les textes officiels eux-mêmes traduiront ce transfert des pouvoirs gouvernementaux au chef de l'État. Ainsi le décret du 14 janvier 1964, qui suscita un vif émoi dans l'opposition, et qui déterminait les modalités de mise en œuvre de la force de dissuasion 78. Il y était précisé que c'est au Président de la République seul qu'il appartient de donner l'ordre d'engagement de cette arme. Une telle disposition était manifestement contraire aux ar-ticles 20 et 21 de la Constitution qui font du Gouvernement le maître des forces armées et du Premier ministre le responsable de la défense nationale. En réponse aux questions orales qui lui furent posées à ce sujet par P. Coste-Floret et F. Mitterrand, le Premier ministre se bor-na, le 24 avril 1964, à invoquer le « bon sens populaire ». L’argument a peu de valeur sur le plan juridique, mais il était politiquement irréfu-table car, de toute évidence, la dissuasion était plus crédible entre les mains du général de Gaulle qu'entre celles de son Premier ministre : seul l'élu de la nation peut disposer de la légitimité nécessaire pour en-gager définitivement l'avenir du pays.

78 Cf. B. Chantebout, L'organisation générale de la défense nationale, op. cit., pp. 225 et s. R. Chiroux, « Le Président de la République et la force nu-cléaire », Arès, 1980, pp. 29 et s. M. Guillaume-Hofnung, « La préparation de la décision militaire », Administration, mai 1984 B. Chantebout, « La dissuasion nucléaire et le pouvoir présidentiel », Pouvoirs n° 38, 1986.

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De la dyarchie à la dyscrasie

À ce schéma général qui correspond à la réalité affichée du régime, il importe cependant d'apporter une retouche qui tient à la personnalité de celui qui fut d'avril 1962 à juillet 1968 le Premier ministre du géné-ral de Gaulle : G. Pompidou. Si celui-ci, lors de sa prise de fonctions, n'avait aucune expérience parlementaire et peu de connaissance pra-tique du monde politique, il ne tarda pas à s'affirmer au sein du Parle-ment d'abord, et auprès du pays ensuite. Et il sut, dans l'ombre de de Gaulle, préparer l'après-gaullisme à son profit.

Il le fit d'abord en plaçant dans les postes clés de l'État, de la presse et de l'économie des hommes à lui, issus de la technocratie mais aptes à la politique et dont il se constitua une clientèle fidèle 79. Il plaça, en second lieu, l'UNR sous son entier contrôle. Alors que de Gaulle règne par le verbe, Pompidou connaît le pouvoir occulte de l'argent. En tant que Premier ministre, il dispose des fonds secrets, qui consti-tuent alors de très loin la première source de financement des cam-pagnes électorales du parti gaulliste 80. Il paie aussi de sa personne, n'hésitant pas en février 1967 à se rendre à Nevers défier [59] F. Mit-terrand et à Grenoble affronter Mendès-France. Aussi, bien qu'il n'ap-partienne pas lui-même à l'UNR, aucune décision ne se prend au sein de cette formation - notamment en matière d'investitures - sans l'ac-cord de son conseiller Pierre Juillet qui suit pour son compte les pro-blèmes de la politique politicienne. Aux yeux du corps électoral, l'UNR, c'est le parti de de Gaulle, mais pour les députés de ce parti, le pouvoir, c'est déjà Pompidou 81.

De cela, de Gaulle devait peu à peu prendre conscience, sans plai-sir. « Je vous avais conseillé de vous faire connaître, pas de vous faire remarquer », dira-t-il au Premier ministre au retour d'un de ses voyages en province. Les rapports entre Pompidou et le secrétaire gé-néral de la Présidence, Étienne Burin des Roziers, se sont à ce point tendus que le Premier ministre met sa démission dans la balance pour

79 Cf. G. Martinet, Le système Pompidou, 1973, pp. 174 et s.80 Cf. A. Campana, L'argent secret, 1977.81 Cf. G. Martinet, Le système Pompidou, 1973, pp. 174 et s.

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exiger son départ comme ambassadeur à Rome ; J. Foccard tente de créer une Association pour le soutien au général de Gaulle afin de constituer au profit de l'UNR une source de financement autre que les fonds secrets et dont l'Élysée aurait eu le contrôle 82. La défiance s'ins-talle peu à peu entre de Gaulle et Pompidou 83 jusqu'à l'éviction de ce dernier en juillet 1968. Le désaccord porte principalement sur la ques-tion sociale : depuis son arrivée au pouvoir les « gaullistes de gauche » (René Capitant, Louis Vallon, Émile Loichot, Léo Hamon, Georges Gorse, Gilbert Granval ...) n'ont cessé d'entretenir le Général de la participation des travailleurs aux bénéfices des entreprises. Mais Pompidou freine des quatre fers. En janvier 1966 il n'a pas hésité à menacer de partir lorsque de Gaulle en janvier 1966 a voulu lui impo-ser l'entrée de L. Vallon dans son troisième Gouvernement ; et il est parvenu ensuite à faire enterrer l'amendement que celui-ci avait réussi six mois auparavant à faire voter par le Parlement 84.

82 Cf. A. Campana, L'argent secret, 1977, pp. 44 et s.83 Cf. A. Peyrefitte, Le mal français, op. cit., pp. 354-355 ; l'auteur qui, en

contradiction avec les affirmations de M. Jobert, avait nié qu'une lettre de démission en blanc ait été demandée à M. Debré lors de sa nomination en janvier 1959, y reconnaît qu'une telle lettre fut exigée de Pompidou en 1966 ou 1967 et que celui-ci se plaignait de la méfiance du Général à son égard. J. Lacouture, dans son De Gaulle, (t. III, p. 662) affirme que de Gaulle pensait dès 1967 nommer M. Couve de Murville à sa place, mais qu'il n'avait pu le faire en raison de l'échec électoral de celui-ci aux élections législatives de mars 1967, et suggère que Pompidou n'était peut-être pas étranger à cet échec. Sur l'ensemble de la question des rapports entre de Gaulle et Pompi-dou, v. Philippe Alexandre, Le duel de Gaulle-Pompidou, 1970.

84 À l'occasion du vote de la loi du 12 juillet 1965 sur la fiscalité des entre-prises, Louis Vallon avait fait adopter par le Parlement un amendement im-posant au Gouvernement de déposer un projet de loi garantissant les droits des salariés sur les bénéfices mis en réserve par les entreprises pour leur au-tofinancement. Pompidou chargea alors une commission administrative de neuf membres présidée par Raymond Mathey d'établir un rapport sur ce su-jet. Ce rapport, déposé en juillet 1966, fut tout à fait négatif : insistant sur les inconvénients qui résulteraient de cette participation aux bénéfices (inégalité pour les travailleurs selon le mode de gestion des sociétés, et risque de voir celles-ci renoncer à l'autofinancement), il concluait qu'il convenait de laisser les entreprises décider elles-mêmes de l'intéressement de leur personnel. De Gaulle avait néanmoins insisté pour rendre celui-ci obligatoire dans les so-ciétés occupant plus de cent salariés ; Pompidou s'était soumis, en apparence du moins. Mais les ordonnances du 17 août 1967 avaient instauré un sys-tème extrêmement compliqué, conçu par E. Balladur, alors en charge des af-

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Alors que du temps de Debré, le Président et le Premier ministre se rencontraient très souvent et longuement, ils ne se voient plus en tête-à-tête qu'une heure chaque semaine avant le Conseil des mi-nistres, et de Gaulle en est réduit à donner ses directives par écrit. [60] On comprend dans ces conditions que finalement le système dyar-chique fonctionnât assez mal.

L'inertie du pouvoir face aux événements qui précédèrent la crise de mai 1968 s'explique en partie par là : à cause du « baby boom » qui avait suivi la guerre, le nombre des étudiants est passé de 250 000 en 1963 à 514 000 en 1967, avec un taux d'échecs maintenu autour de 70%. Sur le conseil de J. Narbonne qui, au Secrétariat général de la Présidence suit les affaires de l'éducation nationale, et de P. Laurent, secrétaire général de ce ministère, de Gaulle veut « professionnaliser » les formations. En mars 1966, il impose au ministre Christian Fouchet et à G. Pompidou qui n'en voulait pas, d'instituer une sélection tout au long du parcours scolaire et à l'entrée des Universités. La sélection est donc mise à l'étude. En 1967, Alain Peyrefitte remplace Christian Fouchet à l'Éducation, mais ne reçoit de Pompidou que des conseils de prudence, de sorte que rien n'est fait. Seules transpirent du minis-tère des rumeurs qui mettront le feu aux poudres en mai 1968.... Cet exemple n'est pas isolé : les défaillances dans la coordination des acti-vités de renseignement, qui débouchèrent sur la sinistre affaire Ben Barka constituent une autre illustration du même phénomène. Pompi-dou connaissant l'intérêt de l'Élysée pour les activités de l'ombre où elles sont suivies par J. Foccard, s'abstient soigneusement de toute im-mixtion dans ces affaires. Mais Foccard n'a pas en charge la gestion des services qui relèvent en principe du Premier ministre. Le résultat est que les services, ne rendant compte à personne, eurent la bride sur le cou.

Ainsi, la volonté d'éloignement par rapport au quotidien dans le-quel de Gaulle voyait une des qualités de l'homme d'État alors qu'en même temps il revendiquait la totalité du pouvoir avait fini, faute d'une définition précise des tâches du Premier ministre, par créer entre le niveau de la conception et celui de l'exécution un fossé préjudi-ciable à la bonne marche de l'État. Sans doute en serait-il allé autre-

faires sociales au cabinet du Premier ministre, qui permettait à la moitié des entreprises d'échapper à l'obligation et aux autres de ne verser aux fonds d'intéressement que des sommes généralement dérisoires.

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ment si le Parlement avait pu lui aussi surveiller le fonctionnement du Gouvernement et le tenir en éveil. Ce n'était malheureusement pas le cas.

Section IILa torpeur du Parlement

Retour à la table des matières

Les élections des 18 et 25 novembre 1962 avaient donné au Gou-vernement, on s'en souvient, une nette majorité à l'Assemblée natio-nale : alors que celle-ci compte 482 députés, l'UNR-UDT y dispose de 233 sièges, les Républicains indépendants de 36 sièges, et les « modé-rés » favorables au pouvoir de 10 sièges. C'est la première fois en France depuis 1906 que le Gouvernement dispose d'une majorité stable sur laquelle il peut absolument compter. Malheureusement, comme l'observe P Avril, cette majorité vient trop tard. Alors que si elle était apparue dès 1958, elle aurait permis le fonctionnement d'un régime parlementaire de type britannique dans le cadre de la Constitu-tion de 1958 strictement interprétée, elle intervient alors que « les lignes de force de la Ve République étaient déjà dessinées... et ne pas-saient pas par le Palais-Bourbon » 85.

[61]

Le vote de la loi, fonction de pur enregistrement

L'existence d'une majorité docile à l'Assemblée ne servira au Gou-vernement qu'à tenir complètement le Parlement à l'écart des déci-sions.

Le Sénat cesse de compter politiquement. Pour le punir d'avoir, par l'intermédiaire de son président, qualifié de « forfaiture » son attitude lors du référendum du 28 octobre 1962, de Gaulle a interdit aux mi-nistres d'y prendre la parole, le Gouvernement n'étant plus représenté

85 P. Avril, La Ve République. Histoire politique et constitutionnelle, 1994.

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auprès de lui que par des secrétaires d'État 86. L’Assemblée nationale, sûre que le Gouvernement lui donnera le dernier mot en vertu de l'ar-ticle 45 de la Constitution, ne cherche pas à trouver avec lui un terrain d'entente sur les problèmes importants : alors que le Sénat désigne à la proportionnelle ses représentants à la Commission mixte paritaire, elle n'y envoie siéger que des représentants de la majorité, qui ne font guère de concessions.

L'Assemblée, pour sa part, s'annihile volontairement. Le Gouver-nement, avec le concours du président qu'elle s'est donnée, des prési-dents des commissions et du bureau de la commission des finances, mène sa majorité à la baguette. L'ordre du jour est constamment sur-chargé de multiples projets de lois d'un intérêt politique souvent mé-diocre de telle sorte d'une part, que l'Assemblée ne peut débattre des problèmes politiques de l'heure, et d'autre part, que les propositions de lois, même émanant de la majorité, ne peuvent venir en discussion.

Ce n'est que très exceptionnellement, pour honorer tout particuliè-rement un parlementaire, que le Gouvernement consent à inscrire à l'ordre du jour une proposition de loi dont il est l'auteur : sur 582 lois adoptées au cours des années 1963-1968, 83 seulement, soit 14%, se-ront d'origine parlementaire, et aucune de celles-ci, à l'exception de la loi Neuwirth sur la contraception 87 qui restera d'ailleurs longtemps in-appliquée, n'aura de réelle importance.

Durant les débats, pour s'opposer aux amendements, le Gouverne-ment utilisera sans ménagement l'article 41 qui protège le domaine ré-glementaire, et surtout l'article 40 qui interdit les initiatives tendant à augmenter les dépenses publiques ou à diminuer les recettes. Comme toute disposition législative a des incidences financières pour peu qu'on cherche à lui en découvrir, l'utilisation quasi systématique de l'article 40 aboutira dans la pratique à une remise en cause, dans de nombreux cas, du droit d'amendement lui-même 88.

86 Cette interdiction de principe subsistera jusqu'en 1966 ; elle sera mainte-nue jusqu'en 1969 pour les séances présidées en personne par G. Monner-ville.

87 Cf. P. Limagne, La Ve République de Charles de Gaulle et Georges Pompidou, 1978, pp. 270 et s.

88 Ainsi un amendement de René Pleven tendant à améliorer le régime suc-cessoral de l'enfant adultérin est-il jugé irrecevable parce que cette réforme aurait abouti à une diminution des droits d'enregistrement sur les succes-

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On aurait pu imaginer que, disposant d'une majorité disciplinée à l'Assemblée, le Gouvernement renoncerait à recourir à la procédure du vote bloqué qui, lui permettant d'exiger à tout moment un vote global sur le texte qu'il présente, prive en fait la [62 discussion de toute por-tée et transforme la Chambre en pur organe d'enregistrement 89. Il n'en fut rien, tout au contraire : alors que l'article 44, alinéa 3, avait été mis en œuvre 23 fois au cours de la première législature (1959-1962), il devait l'être 67 fois au cours de la seconde (1962-1967) 90 !

Les conditions de travail faites au Parlement sont d'autre part tout à fait déplorables. Alors que la durée des sessions ordinaires est réduite par la Constitution elle-même à moins de six mois, elle est très mal utilisée. En début de session, l'ordre du jour n'est chargé que de pro-jets de peu d'importance ; mais au fur et à mesure que la session ap-proche de son terme, arrivent en discussion des projets de plus en plus importants et de plus en plus nombreux, sur lesquels souvent le Gou-vernement décide la procédure d'urgence. L’Exécutif n'hésite pas à déposer un projet de collectif budgétaire le vendredi matin et à l'ins-crire à l'ordre du jour du mardi suivant ; il faudra qu'entre ces deux dates, les diverses commissions intéressées par les dépenses multiples

sions ; ainsi encore un amendement de Mlle Dienesch tendant à la ratifica-tion par la France de la convention sur la traite des êtres humains est-il écar-té des débats au motif qu'elle pouvait alourdir le travail de la police, et donc amener à augmenter ses effectifs.

89 Lorsque le Gouvernement décide d'utiliser le « vote bloqué » en vertu de l'article 44.3 de la Constitution, la discussion des articles se poursuit, mais l'assemblée ne vote plus sur les articles. Elle se prononce par un seul vote sur l'ensemble du texte présenté par le Gouvernement après l'examen du der-nier article. Ce texte peut reprendre certains amendements qu'il aurait jugés pertinents ; mais si la décision d'utiliser cette procédure intervient alors que des articles ont déjà été adoptés, le texte final peut ne pas tenir compte des amendements déjà votés.

90 Cependant, lors de l'examen des lois dites d'orientation dont l'objectif politique est généralement de désamorcer une contestation devenue dange-reuse (lois d'orientation agricole de 1960 et 1962, loi d'orientation de l'ensei-gnement supérieur du 12 novembre 1968 et plus tard loi d'orientation du commerce et de l'artisanat du 27 décembre 1973...), le Gouvernement ad-mettra beaucoup plus largement qu'à l'accoutumée les amendements des par-lementaires alors reconnus comme les porte-parole des milieux concernés (cf. A.-M. Mesnard, « La notion de loi d'orientation sous la V° Répu-blique », RDP 1977, pp. 1139 et s. ; et A. Brouillet, Le droit d'amendement dans la Constitution de la V° République, 1973).

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inscrites dans ce texte examinent leur opportunité et établissent leurs rapports...

La paralysie du contrôle parlementaire

Dans sa fonction de contrôle de l'action gouvernementale, il est évidemment impossible à l'opposition de faire adopter une motion de censure et très difficile d'obtenir la création de commissions d'enquête qui seraient d'ailleurs peu efficaces en raison des règles qui régissent leur fonctionnement. Mais même la procédure anodine des questions orales avec débat est privée de la portée qu'elle aurait pu avoir : parmi les questions déposées qui sont évidemment trop nombreuses pour être toutes examinées, c'est la Conférence des présidents qui décide celles qui seront inscrites à l'ordre du jour ; or cet organisme, contrôlé par la majorité, répugne à laisser mettre le Gouvernement dans l'em-barras et privilégie celles déposées par les députés qui lui sont favo-rables 91.

Reste la procédure des questions orales sans débat sur lesquelles le filtrage de la Conférence des présidents s'exerce avec moins de partia-lité. Mais le caractère généralement tardif des réponses qui leur sont apportées par les membres du Gouvernement et le choix du vendredi après-midi pour la séance hebdomadaire qui leur est consacrée font qu'elles perdent tout intérêt aux yeux des parlementaires comme de l'opinion.

[63]André Malraux, venu à l'Assemblée parce que c'était son tour de

lire les réponses rédigées par ses collègues, s'étonnera, en novembre 1963, de parler devant trois députés, seulement... qui n'étaient d'ailleurs pas ceux qui avaient posé les questions. À la suite de cet in-cident, l'Assemblée voulut modifier son règlement pour déplacer la séance réservée aux questions : la solution qui fut retenue fut de répar-

91 En de très rares occasions, cette procédure devait cependant donner lieu à des discussions de très haute tenue : ainsi le débat précité du 24 avril 1964, qui oppose F. Mitterrand et P. Coste-Floret à G. Pompidou à propos de la dissuasion et des pouvoirs respectifs du Président de la République et du Premier ministre.

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tir celles-ci sur deux demi-séances, le jeudi matin et le jeudi après-mi-di ; mais le Conseil constitutionnel déclara cette disposition non conforme à l'article 48 de la Constitution qui prévoit qu'une séance par semaine est réservée aux questions. Il fut finalement décidé en octobre 1964 que la Conférence des présidents pourrait, à son gré, fixer la séance réservée aux questions le mercredi ou le vendredi. Mais cette modification du règlement n'entraîna pas de changement notable par rapport à la pratique antérieure 92.

Les élections de mars 1967et la mise en œuvre de l'article 38

En 1967 cependant, les choses faillirent changer et le Parlement re-prendre un peu de vigueur. Aux élections des 5 et 12 mars en effet, l'UNR - ou plutôt l’UD Ve (Union des Démocrates pour la Ve Répu-blique) car par suite de l'absorption des gaullistes de gauche, elle avait modifié son nom à la veille du scrutin - perdit 33 sièges et vit son ef-fectif réduit à 200 députés. Les Républicains indépendants en comp-tant 42, les partis qui soutenaient le Gouvernement ne disposaient plus que d'une seule voix de majorité. Encore celle-ci n'existait-elle que si les Républicains indépendants voulaient bien apporter leur concours...

Les Républicains indépendants étaient les députés qui, autour de V. Giscard d'Estaing, avaient fait sécession du Centre national des In-dépendants lorsqu'en avril 1962 ce parti avait rompu avec de Gaulle à la suite de ses propos sur l'Europe. Ils avaient soutenu le « oui » lors du référendum du 28 octobre, et avaient, grâce à cela, survécu au nau-frage de la droite classique lors des élections de novembre. Alors que le général de Gaulle et l'ensemble du Parti gaulliste pressaient Giscard de les inscrire au groupe parlementaire UNR dont ils auraient formé l'aile droite, Pompidou l'avait au contraire convaincu, en décembre 1962, de les constituer en un groupe parlementaire autonome : « Il ne faut pas, disait-il, qu'on puisse accuser la majorité d'être monoli-thique. » 93. Sans doute, le Premier ministre, qui avait au contraire in-sisté pour que l'UDT - parti des gaullistes de gauche - fusionne au Par-92 Cf. M. Ameller, Les questions, instrument du contrôle parlementaire,

1964.93 V. sur ce point A. Peyrefitte, C'était de Gaulle, t. I, pp. 463.

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lement avec l'UNR, souhaitait-il, en lui donnant ainsi son autonomie, renforcer le camp conservateur au sein de sa majorité. Mais il s'était rapidement irrité du poids politique que cette autonomie conférait à Giscard, au point de ne pas reprendre celui-ci en janvier 1966 au sein de son troisième gouvernement. Giscard, à son tour, s'était irrité de cette exclusion et avait créé en mai 1966 la Fédération nationale des Républicains indépendants, en même temps que les clubs « Perspec-tives et Réalités », ce à quoi Pompidou avait répliqué en imposant la candidature unique aux élections de mars 1967.

Très logiquement aux lendemains de ces élections, Giscard d'Es-taing cherche à exploiter la position stratégique qu'elles lui ont confé-rée et fait savoir qu'il exigerait pour [64] prix de son soutien au Gou-vernement une restauration des droits du Parlement et un véritable pouvoir d'amendement sur les projets de loi 94.

Pour contrecarrer cette exigence, M. Debré, qui avait remplacé Giscard comme ministre des Finances en janvier 1966, suggéra au Premier ministre une parade d'une grande habileté et qui met en relief les ressources extraordinaires que la Constitution confère à l'Exécutif lorsqu'on en combine les articles. Le chef du Gouvernement dramatisa subitement la situation économique qu'il avait au contraire dépeinte comme florissante durant la campagne électorale, et demanda au Par-lement la délégation, en vertu de l'article 38, de très larges pouvoirs pour y porter remède. Et en application de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, il engagea la responsabilité du Gouvernement sur le pro-jet de loi portant délégation du pouvoir législatif. Dès lors, les Répu-blicains indépendants eurent le choix entre l'abandon des prérogatives essentielles du Parlement entre les mains du Gouvernement et le ren-versement du ministère avec perspective de dissolution immédiate. Comme beaucoup d'entre eux n'avaient été élus que parce que l'UD Ve n'avait pas présenté de candidats contre eux, ils se résignèrent, non à voter les pleins pouvoirs au Gouvernement Pompidou, mais à s'abs-tenir dans le scrutin sur la motion de censure déposée par l'opposition, ce qui, comme on l'a vu, abouti exactement au même résultat. Ainsi

94 S'adressant à la presse, le 10 janvier 1967, il résumait son programme en deux mots : « oui, mais... » auxquels le Général répliqua dès le lendemain en Conseil des ministres : « On ne gouverne pas avec des mais ». Quant à Pom-pidou, qui avait jusque-là soutenu Giscard, il se fit menaçant : « Gouverner, c'est l'art d'éliminer les « mais »...

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l'étroitesse de la majorité et la position charnière des Républicains in-dépendants, loin d'aboutir à un renforcement de l'Assemblée, eut pour effet un dessaisissement complet de celle-ci sur les grands problèmes économiques et sociaux du moment : restructuration industrielle, ré-forme de la Sécurité sociale et organisation de la participation des tra-vailleurs aux résultats des entreprises 95.

En 1968, après la dissolution décrétée au milieu de la crise de mai, les élections des 23 et 30 juin ramènent à l'Assemblée une majorité encore jamais atteinte. L’UDR - nouveau sigle du parti gaulliste qui s'intitule désormais « Union des démocrates pour la République » - compte 293 députés, et les Républicains indépendants 61. L'UDR qui, à elle seule, dispose de la majorité absolue, fait payer à V. Giscard d'Estaing les réticences qu'il a manifestées au cours de la précédente législature : elle le prive de son poste de président de la Commission des finances et s'adjuge la totalité des présidences des commissions ainsi que les fonctions de rapporteur général du budget, ce qui naturel-lement n'accroit pas les possibilités de dialogue avec les autres forma-tions et confine le Parlement dans sa torpeur.

Ainsi de 1962 à 1969, le Parlement cesse pratiquement de compter dans la vie politique française. Quand, en mai 1968, les manifestants passeront devant le Palais Bourbon, ils ne jetteront pas davantage leurs regards vers la maison sans fenêtres que vers les musées du Grand Palais... On continue, de temps à autre, à s'indigner dans la presse de l'absentéisme qui sévit plus que jamais au Palais-Bourbon. Les règles qui régissent les délégations de vote ont été considérable-ment assouplies en 1962 96 et celles [65] qui répriment l'absence des parlementaires par une amputation de leurs indemnités sont inappli-

95 Cf. G. Berlia, « Le projet de loi du 5 mai 1967 demandant une applica-tion de l'article 38 de la Constitution », RDP 1967, pp. 503 et s. ; S. Dick-schat, « L'article 38 de la Constitution et la loi d'habilitation du 22 juin 1967 », cod. loc., 1968, pp. 832 et s.

96 Au cinq cas initialement prévus par l'ordonnance du 7 novembre 1958 pour l'ouverture du droit des parlementaires à déléguer leur vote (maladie ou événement familial grave, mission temporaire confiée par le Gouvernement, service militaire, participation ès qualités aux travaux d'une assemblée inter-nationale, et en cas de session extraordinaire, absence de la métropole), la loi organique du 3 janvier 1962 a ajouté un sixième cas, d'une portée beau-coup plus générale et qui autorise en fait tous les abus : le cas de force ma-jeure apprécié par décision du bureau des assemblées.

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quées. Le régime n'ose quand même pas refuser à ses députés le droit de prendre conscience de leur rôle de purs figurants : on s'efforce d'expliquer dans les sphères officielles, que la fonction parlementaire a évolué et qu'elle consiste surtout dorénavant à servir d'intermédiaire entre la population et l'administration. Plus crûment Pompidou ex-plique aux députés qu'ils ne sont pas là pour faire des lois - ce à quoi les administrations suffisent largement - mais que leur but unique doit être, par de petits services rendus aux électeurs, de conserver leurs sièges et d'empêcher la gauche de devenir majoritaire. La vie politique s'est transformée : elle se fonde désormais, dit-on, sur le dialogue di-rect des gouvernants et des gouvernés.

Section IIILe « dialogue » avec le peuple

Un régime plébiscitaire

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Le trait dominant de la vie politique durant la période 1962-1969, c'est le caractère plébiscitaire que revêt alors le régime. Les événe-ments politiques marquants dans le domaine du dialogue des gouver-nés et des gouvernants, ce sont les deux référendums de 1962 et de 1969, l'élection présidentielle de décembre 1965, les élections législa-tives de 1967 et 1968 qui se font sur le thème « pour » ou « contre » de Gaulle 97 ; ce sont aussi les voyages du Président de la République en province, avec ses « bains de foule », ce sont les conférences de presse semestrielles à la publicité soigneusement orchestrée. Tout est

97 Le général de Gaulle avait d'ailleurs pris l'habitude d'intervenir person-nellement dans la campagne pour les élections législatives ; il le faisait dans des conditions très discutables puisqu'il parlait sur les antennes nationales juste avant que la campagne eût officiellement pris fin. Ces interventions donnèrent lieu à un recours devant le Conseil constitutionnel de la part de candidats battus qui estimaient qu'elles avaient pu être la cause de leur échec. Le Conseil constitutionnel cependant n'admit pas leur requête, au mo-tif qu'en le faisant il aurait été amené à remettre en cause le principe d'irres-ponsabilité du chef de l'État (CC 29 juin 1967, Deschizeaux).

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axé sur la personne du général de Gaulle qui concentre en lui tous les pouvoirs, et tout le dialogue politique est ramené à un échange entre le peuple et lui. Telle est d'ailleurs l'interprétation que le Président de la République donne de la Constitution telle que, par sa pratique, il l'a transformée :

« Il doit être évidemment entendu que l'autorité indivisible de l'État est confiée tout entière au Président par le peuple qui l'a élu, qu'il n'en existe aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire, qui ne soit conférée et maintenue par lui » (Conférence de presse du 31 janvier 1964).

C'est exactement, en plus ferme et en plus précis, la reprise de la formule chère à Louis-Napoléon : « Le propre de la démocratie, c'est de s'incarner dans un homme ».

Le régime n'est pas présidentiel, puisque le Parlement est entière-ment entre les mains de l'Exécutif qui intervient en permanence dans la procédure législative, peut dissoudre [66] l'Assemblée nationale et passer outre à l'opposition du Sénat. Il ne s'apparente pas davantage au parlementarisme britannique puisque le parti au pouvoir n'a pas de prise sur son chef, que ce n'est pas lui qui l'a choisi, mais qu'au contraire, c'est le chef qui par personnes interposées a constitué son parti et qu'il l'a conçu pour en faire son instrument. Il est plébiscitaire, puisque tout le pouvoir est concentré entre les mains d'un homme qui l'exerce parce qu'il a la confiance du pays - ou du moins de la majorité dans le pays.

À deux reprises d'ailleurs, l'opposition centriste, par l'intermédiaire notamment de Paul Coste-Floret et Pierre Marcilhacy, proposera de transformer la Ve République en régime présidentiel, en supprimant la fonction de Premier ministre, la responsabilité du Gouvernement de-vant l'Assemblée nationale et le droit de dissolution 98. Mais naturelle-ment ces propositions seront repoussées par le général de Gaulle et ses partisans, au nom de l'efficacité qui doit caractériser la démocratie moderne, et qui aurait évidemment été réduite si le Président avait

98 Voy. le texte de ces propositions de lois constitutionnelles dans E. Jouve, Le Président de la Ve République, Documents d'Études, n° 106 (Doc. franç. 1969) pp. 39 et s.

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perdu son emprise sur le Parlement et si, en face de lui, avait été établi un véritable contre-pouvoir. Selon les gaullistes, le régime restait dé-mocratique, parce que plébiscitaire, parce que fondé sur le dialogue permanent du Guide et de son peuple.

Le problème de la réalité du dialogue

Dans ces conditions, nous sommes fondés à nous demander si ce dialogue de de Gaulle et du peuple a réellement existé et s'il était d'une qualité suffisante pour justifier l'épithète « démocratique » dont le régime n'a jamais cessé de se parer. Pour répondre à cette interroga-tion, il faut se placer sur plusieurs plans successivement :

1°) Tout d'abord sur le plan quantitatif : y a-t-il eu suffisamment d'occasions pour le peuple de se prononcer sur la politique du général de Gaulle ? À cette question, une réponse affirmative s'impose puisque, en cette période de sept ans, le peuple fut appelé sept fois à se prononcer sur la politique du chef de l'État : en 1962, par les réfé-rendums d'avril et d'octobre et les élections législatives de novembre, en 1965 par l'élection présidentielle de décembre, en 1967 par l'élec-tion de l'Assemblée nationale en mars, en 1968 par de nouvelles élec-tions législatives en juin, en 1969 enfin par le référendum d'avril. Dans toutes ces consultations, c'était sur la politique globale du Pré-sident que le pays était appelé, en droit ou en fait, à se prononcer, et chaque fois il avait la possibilité, directe lors de l'élection présiden-tielle ou des référendums, indirecte lors des élections législatives, de résilier le mandat du chef de l'État. Il devait d'ailleurs user de cette la-titude en avril 1969. Donc sur le plan quantitatif, le dialogue fut large-ment ouvert.

2°) Sur le plan qualitatif en revanche, la question de la réalité du dialogue se pose différemment.

D'abord il faut observer que, nécessairement, dans des scrutins dont l'enjeu est le maintien ou le départ d'une personnalité qui jouit de la plénitude du pouvoir politique, il y a une grande part d'équivoques

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ou de malentendus. Les uns votent parce que cette personnalité est à leurs yeux le garant de la grandeur du pays, d'autres parce que sa poli-tique économique et sociale les favorise. Il n'existe aucun moyen de moduler son vote, d'accepter au nom de la grandeur une part des sacri-fices demandés mais de refuser [67] de les consentir tous. Pour l'élec-teur de base, c'est aussi le vote bloqué : on prend la politique de de Gaulle telle qu'elle est, ou on la rejette tout entière. Certes, il en va ainsi également, dira-t-on, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Al-lemagne et dans tous les pays où le pouvoir s'incarne dans un homme ou dans une équipe. Mais dans ces pays la politique proposée par cet homme ou cette équipe est une politique essentiellement modérée en tous domaines ; le pouvoir se présente comme un gestionnaire, non comme investi de la mission de réformer profondément la société, ce qu'ont, au contraire, entrepris de Gaulle et Pompidou avec la restructu-ration de l'agriculture et de l'industrie et la concentration du pouvoir économique au sein des grandes banques.

En second lieu, les conditions du choix sont faussées par deux fac-teurs : la personnalité du général de Gaulle et le contrôle du pouvoir sur les moyens d'information. La personnalité du général de Gaulle suscite d'emblée l'adhésion d'une foule d'électeurs qui se détermine-ront en sa faveur indépendamment de toute considération sur sa poli-tique. Pour tous les Français qui ont plus de trente ans en 1958, il reste l'homme qui, le 18 juin 1940, a relevé l'honneur du pays et rendu l'es-poir à une France vaincue et occupée ; c'est un Napoléon III qui aurait été à lui-même son Napoléon Ier. Pour beaucoup d'électeurs qui à cause de cela lui resteront fidèles jusqu'au bout, le vote est moins l'oc-casion de choisir une politique que de saluer un personnage hors du commun.

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Le contrôle du pouvoir sur l'information

Le contrôle du pouvoir sur les moyens d'information ôte, d'autre part, à l'opposition les moyens de se faire connaître et de justifier ses positions. La mainmise du Gouvernement sur l'ORTF qui jouit du mo-nopole de la radiodiffusion et de la télévision est absolue : chaque jour un organe spécialisé, le SLII (Service de liaison interministérielle pour l'information) auprès duquel chaque ministre est représenté par un membre de son cabinet, détermine ce qu'il faudra dire et ce qu'il fau-dra cacher. L'autocensure, imposée aux rédacteurs et présentateurs du journal radiodiffusé et télévisé par la crainte d'être exclu des antennes, fait le reste.

Initialement, cette mainmise du Gouvernement sur l'ORTF dont le Premier ministre ne songeait nullement à nier l'existence, avait été of-ficieusement justifiée par la nécessité pour lui de compenser l'in-fluence d'une presse écrite encore largement dominée par l'opposition. Mais peu à peu, on avait vu les grands journaux changer d'orienta-tion ; et à partir de 1963-1964, les organes à grand tirage sont presque tous nettement favorables au Gouvernement ; il en va de même des postes périphériques de radiodiffusion dans lesquels l'État détient de grosses participations financières, de telle sorte que l'opinion est litté-ralement chloroformée et que l'opposition n'a aucun moyen réel de se faire entendre.

Le phénomène atteint d'ailleurs un tel degré qu'il se retourne contre ses organisateurs lors de l'élection présidentielle de décembre 1965 : à l'occasion de la campagne électorale, le Gouvernement devra alors laisser deux heures d'émission télévisée et deux heures d'émission ra-diodiffusée à chacun des candidats. L’impact produit par l'apparition d'hommes jusque-là inconnus des téléspectateurs et par la révélation de statistiques, de programmes et d'idées dont ils n'avaient jamais en-tendu parler sera considérable et provoquera un choc qui explique en grande partie que le Président sortant ait été mis en [68] ballottage 99.

99 La cote de de Gaulle dans les sondages tombe en effet de 66% à l'ouver-ture de la campagne à 43% à la veille du scrutin. Il est vrai que le général n'avait pas daigné se lancer dans la bataille, laissant cette tâche à ses mi-

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Après cette expérience, le Gouvernement en tirera les leçons et mani-festera plus d'habileté dans le maniement de la censure, montrant ré-gulièrement au peuple les leaders de l'opposition, mais dans des sé-quences de leurs discours dont lui-même se réservera le choix et qui, évidemment ne leur seront guère favorables.

Ainsi d'emblée, la personnalité de de Gaulle et le contrôle gouver-nemental sur les moyens d'information faussent la libre décision des électeurs. Mais leur liberté de choix va se trouver faussée d'autre part, et d'une façon autrement plus subtile et plus déterminante, par les cli-vages que le Gouvernement sera parvenu à créer dans l'opinion.

La bipolarisation de l'opinion

C'est à partir de 1963 que se développera l'opération de bipolarisa-tion de l'opinion publique. Transposant à la France l'exemple des pays anglo-saxons, l'état-major gaulliste 100 va s'efforcer d'accréditer l'idée qu'il ne devrait exister en France que deux partis pour que la démocra-tie y fonctionne correctement. L’idée, en elle-même, pouvait se justi-fier ; mais tout dépendait de ce qu'allaient être ces deux partis. Si comme aux États-Unis et même en Grande-Bretagne, ils étaient très proches l'un de l'autre par leurs programmes et que leur alternance au pouvoir n'impliquait que des changements d'équipes, de détails et de style dans la direction des affaires, elle ne pouvait aboutir qu'à amélio-rer, effectivement, le fonctionnement démocratique du régime. Mais ce n'était point ainsi que les responsables de la stratégie du parti gaul-liste la concevaient.

Au cours d'un congrès du RPF en 1949, André Malraux avait lan-cé : « Demain en France, il n'y aura plus que les communistes, nous et rien ». À partir de 1963 la formule mise désormais au présent va être reprise à l'unisson et à satiété par tous les élus UNR ; la seule alterna-tive au gaullisme, c'est le communisme, et bien sûr, le communisme totalitaire dont la victoire, même accidentelle, serait irréversible.

nistres.100 Il se compose de ceux que la presse appelait déjà sous la IV° République

les « barons du gaullisme » : MM. Pompidou, Debré, Chaban-Delmas, Frey, Fouchet, Foccard, Guichard...

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Il appartenait aux partis du Centre de faire échec à l'opération en réalisant rapidement leur unité pour créer une véritable alternative à de Gaulle. Telle était alors l'idée de Gaston Defferre qui, dans le but d'assurer un soutien à son éventuelle candidature à l'élection présiden-tielle de 1965, avait conçu le projet d'une « Grande Fédération » unis-sant le parti socialiste SFIO, le MRP, les radicaux et quelques autres formations de moindre importance. Pour des raisons complexes, mais dans lesquelles les considérations personnelles occupaient une plus grande place que les calculs stratégiques, les dirigeants des partis concernés et spécialement Guy Mollet et Augustin Laurent pour la SFIO, et Pflimlin, Fontanet et Lecanuet pour le MRP 101, firent échouer l'opération, entraînant le 19 juin 1965 le retrait de Defferre.

[69]Quant au parti communiste, il vit tout de suite l'intérêt de la poli-

tique de bipolarisation qui lui conférait le rang et la respectabilité d'une opposition officielle et lui permettait de rompre avec l'isolement désastreux où il était tenu depuis 1947 102. Après l'échec de la tentative de G. Defferre qu'il avait vivement combattue, il soutiendra au contraire la candidature de F. Mitterrand fondée sur le regroupement des partis de Gauche, et il s'engagera avec ostentation, sous la conduite de Waldeck Rochet qui a succédé à Maurice Thorez en 1964, dans la voie des réformes intérieures et des concessions extérieures en vue de présenter de lui l'image d'un parti démocratique et responsable et de se mettre ainsi en position de recueillir les fruits de la bipolarisa-tion.

Après être parvenus à mettre de Gaulle en ballottage, François Mit-terrand et Jean Lecanuet tenteront, de pérenniser leur action en fédé-

101 Malgré les réticences de Guy Mollet qui, pour garder le contrôle du par-ti, aurait préféré une candidature Pinay, la SFIO avait apporté son soutien à Defferre et à son idée de Grande Fédération démocratique et socialiste ; mais Guy Mollet, habilement, avait fait inscrire la laïcité dans le programme de celle-ci, ce qui ne pouvait qu'obliger le MRP à s'en tenir à l'écart. Outre la référence à la laïcité, le mot « socialiste » qui figurait dans l'intitulé de la Grande Fédération apparaissait d'ailleurs inacceptable aux dirigeants du MRP comme susceptible d'en détourner beaucoup d'électeurs de droite.

102 De 1946 à 1962, l'électorat du parti communiste était passé de 5 489 000 voix à 4 003 500. En 1967, il remontera d'un seul coup à 5 039 000.

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rant les forces qui les avaient soutenus pour s'en faire un tremplin et préparer les législatives de 1967.

Le MRP se saborde pour permettre à Lecanuet de créer un Centre démocrate. Mais Camille Laurens, secrétaire général du CNI, retient ses troupes ; et les quelques radicaux qui acceptent d'entrer dans la formation nouvelle, ou bien comme Maurice Faure seront contraints de s'en retirer pour sauver leurs sièges de député, ou bien comme Jacques Duhamel mèneront la guerre contre leur chef jugé par eux trop systématiquement antigaulliste. Ils finiront en 1967 par créer à l'Assemblée, avec l'ex-MRP J. Fontanet, un groupe parlementaire dis-tinct, « Progrès et Démocratie moderne », pour jouer leurs propres cartes et amorcer leur ralliement.

François Mitterrand, de son côté, crée entre les deux tours de la présidentielle, la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) qui rassemble la petite formation qu'il préside - la Convention des Institutions républicaines 103 -, la SFIO, les Radicaux et s'élargira en 1966 aux clubs Jean Moulin et Citoyens 60 104. Pour donner de la crédibilité à l'organisation, il constitue en son sein un « contre-Gou-vernement » à la manière du shadow-cabinet de Londres, mais l'opéra-tion ne rencontre qu'ironie dans la presse, même de gauche. En fait la FGDS restera un simple cartel électoral, au demeurant très divisé, les radicaux et une partie des socialistes, comme Defferre, ne voulant pas se séparer du centre-droit alors que Mitterrand reste fidèle à l'alliance communiste. Quand celui-ci d'ailleurs tentera de structurer la FGDS, il devra subir les violentes attaques du P.C. Le PSU, pour sa part, se tient hautainement à l'écart de toute tentative de rassemblement ; en juin 1967, Pierre Mendès-France, G. Martinet, J. Poperen et P. Béré-govoy le quittent après avoir dénoncé son excès de sectarisme, et Mi-chel Rocard en devient secrétaire général. Ce n'est cependant qu'en mai 1968 que Mendès se rapprochera de F. Mitterrand et participera

103 La Convention des Institutions Républicaines, fondée en juin 1964 à l'is-sue d'un colloque sur la rénovation de la gauche, réunit essentiellement des membres de l’UDSR après l'éclatement de celle-ci en 1958 et d'anciens radi-caux « mendésistes » conduits par Charles Hemu. On y retrouve le « noyau dur » des amis de F. Mitterrand : G. Dayan, F. de Grossouvre, R. Badinter, Roland Dumas, Claude Estier, P. Joxe, L. Merrnaz ... (Voy. D. Loschak, La Convention des Institutions républicaines, 1971).

104 Voy. F.-O. Giesberg, François Mitterrand, une vie, 1996, pp. 223 et s.

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avec lui au meeting de Charléty pour tenter de récupérer le mouve-ment de contestation.

[70]

La collusion des extrêmes

Désormais, la vie politique française présente un aspect original fondé sur la complicité occulte des deux ennemis irréductibles – l’UNR et le PC - dans la récupération des dépouilles du Centre.

La Majorité ne cesse de dénoncer le comportement « suicidaire » de M. Mitterrand, « otage des communistes » ; l'ORTF ne désigne plus l'opposition que sous l'appellation : « le parti communiste et ses alliés » 105. Mais en même temps, elle modifie la législation électorale pour renforcer la bipolarisation : la loi du 17 juin 1964 étend le scrutin majoritaire à l'ensemble des communes pour l'élection des conseils municipaux ; celle du 29 décembre 1966 fixe le seuil nécessaire pour se maintenir au second tour des élections législatives à 10% des élec-teurs inscrits (au lieu de 5% des suffrages exprimés) 106 ; et M. Debré revient à nouveau sur la nécessité d'instaurer à plus ou moins long terme le scrutin majoritaire à un seul tour.

105 On assiste d'ailleurs au retour, épisodique à partir de 1963, puis perma-nent à partir de 1966, des journalistes communistes sur les ondes de la radio-diffusion nationale dont ils avaient été évincés en 1948.

106 Le seuil calculé par rapport aux inscrits est évidemment nettement supé-rieur à celui calculé par rapport aux suffrages exprimés. Dans l'esprit des au-teurs de la loi qui se plaçaient dans l'hypothèse d'un pourcentage d'absten-tions comparable à celui des précédentes élections législatives de 1962 (31%) et du premier tour de la présidentielle de 1965 (32,5%), le seuil de 10% des inscrits devait correspondre à environ 14,5% des votants, c'est-à-dire à un chiffre supérieur au résultat obtenu dans un grand nombre de circonscriptions par J. Lecanuet, candidat du Centre démocrate aux prési-dentielles de 1965.

En pratique, le nombre des abstentions sera beaucoup plus faible en 1967 qu'en 1962 et le seuil calculé par rapport aux suffrages exprimés, sera seulement de 12,35%. La nouvelle législation n'en conduira pas moins à l'élimination après le premier tour de 151 candidats du Centre démocrate et de 74 candidats socialistes et radicaux contre 52 candidats communistes et deux candidats « V° République ».

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Le parti communiste, de son côté, non seulement est fort satisfait des ouvertures pratiquées par le chef de l'État en direction des pays de l'Est, mais encore est convaincu que la politique gouvernementale de concentration du capital, qui réduit les représentants des classes moyennes à la condition de salariés, joue à terme en sa faveur. Mar-xiste, il refuse de faire une distinction entre la condition salariale et la condition prolétarienne ; pour lui, la généralisation de la condition sa-lariale implique la disparition des classes moyennes 107... Il ne cesse évidemment de dénoncer le caractère antisocial de cette politique, mais fera, en mai 1968, directement ou par l'intermédiaire de la CGT, tout ce qui est nécessaire pour le maintien de de Gaulle à la tête de l'État, et à nouveau, un an plus tard, pour que, comme nous le verrons, sa succession revienne à Pompidou.

Face à cette opposition centriste qui se délite et à cette opposition d'extrême gauche bien décidée à laisser mûrir la situation, le général de Gaulle a absolument les mains libres. Si sa politique étrangère et ses conceptions en matière de défense, longtemps contestées 108, fi-nissent par recueillir une assez large adhésion, la politique écono-mique et [71] sociale qui en est le complément et que Pompidou conduit avec sa caution 109 soulève dans tous les milieux un vif mécon-

107 Il exclura R. Garaudy quand celui-ci demandera que ses analyses poli-tiques prennent désormais en considération la situation particulière des cadres. L’un des postulats fondamentaux du marxisme - celui qui fonde la thèse de l'inéluctabilité de la Révolution - est en effet qu'il entre dans le des-tin inévitable du capitalisme de détruire les classes moyennes en les inté-grant au prolétariat de telle sorte qu'en fin de compte les capitalistes se trouvent très peu nombreux et isolés face à un prolétariat uni et surexploité.

108 Le groupe socialiste à l'Assemblée n'avait pas hésité à déposer une mo-tion de censure, le 17 avril 1966, contre la décision de de Gaulle de quitter l'OTAN.

109 Pour de Gaulle, les grandes entreprises françaises qui investissent à l'étranger sont, à l'instar des multinationales américaines, les auxiliaires de la puissance du pays. Aussi approuve-t-il la politique de concentration du capi-tal que mène Pompidou, même si cette politique aboutit à la destruction des classes moyennes. La période est d'ailleurs marquée par le maintien de la Bourse à un niveau très bas, permettant le ramassage des actions par les banques d'affaires, par une disparition du petit commerce au profit des grands groupes de distribution, et par une restructuration radicale du monde agricole au profit de groupes financiers à l'abri de statuts prétendument co-opératifs.

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tentement. Mais de Gaulle n'en a cure : plus cette politique amène d'électeurs et de militants au parti communiste, seule organisation apte à les accueillir, plus les électeurs centristes apeurés se regrouperont derrière lui, seule autorité capable de les protéger de la subversion et du totalitarisme. Le Gouvernement est ainsi en position de tirer profit de l'impopularité même que suscite sa politique.

Mai 1968

C'est de là apparemment que naît le mouvement de Mai 1968. Les mutations économiques imposées par le régime et le remodelage en profondeur de la société française qu'elles impliquaient avaient provo-qué de multiples traumatismes individuels qui ne parvenaient pas à déboucher sur une expression politique. Les psycho-sociologues le savent bien : il est nécessaire à l'ordre social que les mécontentements s'expriment ; les sociétés primitives, les cités antiques, les communau-tés médiévales organisaient à cette fin des fêtes de contestation rituelle (telles les saturnales à Rome ; les fêtes de l'âne au Moyen âge) qui permettaient le défoulement collectif. Dans le monde moderne, les élections en tiennent lieu dans une large mesure ; mais à condition qu'elles revêtent un sens acceptable pour les contestataires, ce qui n'est pas le cas quand ils ne peuvent choisir qu'entre le bouleversement ca-pitaliste et le bouleversement communiste de la société à laquelle ils sont attachés 110.

Quoi qu'il en soit, ces extraordinaires semaines de défoulement collectif n'eurent pour effet immédiat que de renforcer la bipolarisa-tion. De Gaulle ayant dissous l'Assemblée nationale au plus fort de la crise, le 30 mai, les élections des 23 et 30 juin amenèrent au Pa-lais-Bourbon une majorité gaulliste encore jamais atteinte : 293 UDR et 61 Républicains indépendants. Conformément au scénario désor-mais bien au point, les électeurs modérés qui avaient naïvement cru

110 Sur la signification du mouvement, voy. la bibliographie de Ph. Béneton et J. Touchard, « Les interprétations de la crise de mai », RFSP 1970, pp. 503 et s. ; et « Mai 68 », Pouvoirs n° 39, 1986.

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voir dans la crise l'œuvre des communistes 111, s'étaient massivement réfugiés derrière de Gaulle pour faire front.

111 Pourtant, du début à la fin des évènements, l'attitude du Parti a été claire ; le 3 mai, Georges Marchais lui-même, dans un article de L'Humanité intitulé « De faux révolutionnaires à démasquer », écrit : « Ces pseudo-révo-lutionnaires doivent être énergiquement combattus ... On ne peut pas sous-estimer leur malfaisante besogne, qui sème le trouble dans l'esprit des jeunes. » Pompidou déclare à A. Peyrefitte : « Quand les communistes sont avec nous, nous n'avons rien à craindre » (A. Peyrefitte, op. cit., III, p..461). Lorsqu'après les échauffourées du Quartier latin, les leaders de la contesta-tion étudiante appellent à la manifestation du 13 mai, le Parti se joint à eux et en assure l'encadrement pour empêcher qu'elle ne dégénère. Les grèves avec occupation d'usines qui se déclenchent le 14 mai et se propagent très vite à l'ensemble du pays ne répondent à aucun appel de la CGT, non plus d'ailleurs que d'aucune confédération syndicale. Pour y mettre un terme, Pompidou négocie avec Georges Séguy, secrétaire général de la CGT, et Be-noit Frachon les accords dits « de Grenelle » par lesquels en échange d'une augmentation du SMIG de 35% et de l'ensemble des salaires de 10% le syn-dicat s'engage à une reprise du travail. Leur signature vaudra à Séguy d'être hué par les ouvriers de Billancourt. Dans ces accords, la revendication de la CFDT d'un abaissement de la durée du travail sera ignorée, le Parti étant le seul interlocuteur valable du Gouvernement. Pendant toute cette période, la seule crainte de Pompidou et de Debré est que le PC soit débordé par ses troupes (ibid, p. 545) ; mais les communistes redoutent, de leur côté, que le pouvoir ne cède : le 27 mai, Waldeck Rochet dit à Jacques Vendroux, le beau-frère de de Gaulle : « Dites bien au Général qu'il n'a pas droit de s'en aller. » (ibid, p. 544).

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[72]

Le référendum du 27 avril 1969 et la démission du général de Gaulle

Mais, s'étant séparé le 10 juillet suivant de G. Pompidou 112 en qui il voyait - non sans raison - le principal responsable du trouble de la so-ciété française et l'ayant remplacé par M. Couve de Murville dans ses fonctions de Premier ministre, le général de Gaulle devait commettre une erreur qui lui fut fatale : à ce peuple déjà traumatisé par tant de bouleversements, il demanda d'en approuver de nouveaux. Ce n'était certes pas dans ses intentions ; tout au contraire : pour lui, il s'agissait plutôt de mettre du baume sur les plaies : dans le diagnostic qu'il en faisait, la crise s'expliquait par le fait que le peuple avait trop long-temps été tenu à l'écart des décisions. Tout de suite, au cœur de la crise, dans son allocution du 24 mai, il avait proposé de réaliser par 112 On ne saura sans doute jamais comment cette séparation s'est produite. Il

est certain que, dès 1967, de Gaulle envisageait de prendre comme Premier ministre Maurice Couve de Murville, son ministre des Affaires étrangères qu'il voyait beaucoup plus souvent que Pompidou. Il est également sûr qu'il éprouvait une certaine amertume du fait que celui-ci, ignorant ses consignes de fermeté, s'était montré plus habile que lui dans la gestion de la crise. Lorsque Pompidou, après le renouvellement de l'Assemblée nationale, lui présente protocolairement sa démission, de Gaulle, par courtoisie, propose de le reconduire ; Pompidou croit devoir se récuser. De Gaulle insiste : le 4 juillet, il lui fait téléphoner par Bernard Tricot. Pompidou confirme son re-fus. Selon Jacques Foccart (Foccart parle, 1995, t. 1, p. 422 et s.), il souhai-tait sincèrement quitter Matignon pour préparer une succession qu'il estimait devoir être proche et pour, dans cette perspective, ne pas être mêlé à la ré-forme sur la participation. Deux jours après, il se ravise ; mais il est alors trop tard : Couve de Murville vient d'être nommé. Pompidou se répand alors auprès de ses proches, accusant de Gaulle de s'être joué de lui. Cette accusa-tion va prendre consistance en novembre avec l'affaire Markovic : au cours de l'enquête sur l'assassinat de ce jeune truand, des témoins affirment que l'épouse de l'ancien Premier ministre aurait participé, avec lui, à des « soi-rées ». Couve de Murville néglige de l'en informer. Et le ministre de la Jus-tice René Capitant, ennemi intime de Pompidou, ne fait rien pour empêcher la police d'enquêter dans cette direction. De Gaulle lui-même aurait fini par accorder crédit à ces informations (cf. C. Nay, Le dauphin et le régent, 1994, pp. 95 et s.).

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référendum une réforme générale de l'État et de la société en vue d'as-surer une participation des Français aux décisions les concernant, et spécialement aux décisions économiques dans la cité et dans l'entre-prise. La proposition n'avait pas été entendue. Plutôt qu'un référen-dum, Pompidou lui avait imposé une dissolution et des élections légis-latives. Tactiquement, c'était préférable : pour la classe politique, les élections, c'était sérieux ; et les « gauchistes », les « enragés » s'étaient d'un coup trouvés isolés. Mais c'était Pompidou qui avait gagné les élections 113. Pas lui de Gaulle. Et il ne le supporte pas. Dès la forma-tion du Gouvernement Couve de Murville, il impose à celui-ci comme tâche principale d'organiser enfin ce référendum, et d'abord de prépa-rer les réformes sur lesquelles il va porter. La principale, sans doute, c'est la démocratie dans l'entreprise, la vieille idée à la réalisation de laquelle Pompidou s'est toujours opposé. Mais à la participation des travailleurs à la gestion et aux bénéfices des entreprises, le patronat est viscéralement hostile ; les syndicats de gauche aussi, qui ne veulent pas être associés à d'éventuelles mesures de redressement. Et les ju-ristes font observer que, puisque les textes qui doivent l'organiser et que prépare Maurice Schumann ne portent pas sur « l'organisation des [73] pouvoirs publics », il est impossible en vertu de l'article 11 de les soumettre à référendum.

Celui-ci ne portera donc que sur les réformes institutionnelles. Dans le texte – quasi-illisible 114 - qu'a préparé J.-M. Jeanneney et que de Gaulle soumet au peuple, il est prévu d'instituer des régions dotées d'assemblées à composition en partie socioprofessionnelle et surtout de supprimer le Sénat, qui était apparu depuis 1962 comme le dernier bastion de l'opposition 115.

113 De Gaulle ne concevait la dissolution que comme une sanction prise contre une assemblée pour avoir renversé le Gouvernement. Il avait fallu, le 30 mai, que Pompidou le menace de sa démission, pour qu'il accepte de dis-soudre.

114 Il modifiait d'un coup dix-neuf articles de la Constitution et comportait des dispositions d'une technicité extrême.

115 Plus précisément, le Sénat institué en 1958 devait être remplacé par une as-semblée portant le même nom mais entièrement nouvelle tant par sa compo-sition que par son rôle. 173 de ses 319 membres devaient être élus au suf-frage indirect et à la représentation proportionnelle dans le cadre des ré-gions ; les 146 autres seraient désignés par des organisations nationales re-présentatives des activités économiques, sociales et culturelles. Son rôle, pu-

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Peut-être de Gaulle eut-il pu quand même l'emporter s'il était resté l'irremplaçable pôle de rassemblement de l'anticommunisme. Mais il fut trahi par les siens, et d'abord par Pompidou. Celui-ci reste présent dans les coulisses et mène discrètement campagne contre son succes-seur à Matignon qui ne parvient pas à s'imposer auprès de l'Assem-blée. Député du Cantal, il a été fait président d'honneur du groupe UDR. Le ministre de l'Intérieur R. Marcellin a mis la disposition de son ancienne équipe de Matignon de grands locaux avenue de Latour-Maubourg ; J. Chirac 116, secrétaire d'État au Budget, y vient chaque soir rendre compte de la marche des affaires, et laisse se développer la spéculation contre le franc que les projets concernant la participation et la menace d'une majoration des droits de succession ne manquent pas de susciter 117. Le 18 janvier 1969, au cours d'un entretien accordé à des journalistes à Rome, l'ancien Premier ministre fait publiquement savoir qu'il serait candidat à l'élection présidentielle si le général de Gaulle décidait de se retirer. Dès lors que celui-ci pouvait être rempla-cé par son ancien lieutenant dans ce même rôle, son destin était scellé. À si peu de distance des événements de Mai, alors que l'opinion de-meurait sous le choc, l'heure était favorable à la relève du gaullisme

rement consultatif, aurait été d'examiner les textes avant que l'Assemblée nationale statue définitivement. Les sénateurs ne devaient avoir ni le droit d'initiative, ni même celui de poser des questions orales au Gouvernement. En fait, c'était le Conseil économique et social qui remplaçait le Sénat. Le Président du Sénat était privé de l'intérim de la Présidence au profit du Pre-mier ministre. (Cf J. Mastias, Le Sénat de la Ve République, réforme et re-nouveau, 1980, pp. 310 et s.).

116 Nommé auditeur à la Cour des comptes à sa sortie de l'ENA, Jacques Chirac était entré en novembre 1962 à l'âge de trente ans dans la cellule éco-nomique du cabinet de G. Pompidou. Sur le conseil de Pierre Juillet, conseiller politique du Premier ministre, qui le remarque pour son ardeur au travail et son efficacité, il s'était lancé dans la politique politicienne lors des élections législatives de 1967 en conquérant contre Robert Mitterrand le fief radical réputé inexpugnable d'Ussel en Corrèze, son pays natal. Pompidou l'avait aussitôt pris comme secrétaire d'État à l'Emploi dans son IV° Gouver-nement. Cette fonction avait fait de lui l'un des principaux négociateurs des accords de Grenelle en mai 1968, aux côtés d'Edouard Balladur, chargé des affaires sociales à Matignon, et lui avait conféré à ce titre un prestige qui justifiait sa nomination au Budget dans le Gouvernement Couve de Mur-ville, à l'âge de 36 ans.

117 Cf. A. et P. Rouanet, Les trois derniers chagrins du général de Gaulle, 1980, p. 393 et s.

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de la Résistance et de la légende par le gaullisme de la banque et de l'immobilier.

Le référendum a été annoncé avec trop d'insistance pour qu'il soit désormais possible de le différer. V. Giscard d'Estaing refuse d'inviter son électorat à voter oui ; son alter [74] ego, Michel Poniatowski, l'in-vite à voter non. Des ministres trahissent 118. L'UDR ne soutient plus de Gaulle qu'avec mollesse, réservant ses fonds électoraux pour l'élec-tion présidentielle qui - elle le sait et secrètement l'espère - va suivre l'échec de la consultation. Celle-ci a lieu le 27 avril 1969 ; par 12 007 000 non contre 10 902 000 oui, le projet est repoussé. Confor-mément à la logique du système plébiscitaire qu'il avait institué, le gé-néral de Gaulle se retire, le lendemain à midi 119.

118 Cf. R. Tournoux, Le tourment et la fatalité, 1974, pp. 316 et s.119 Sur la préparation du référendum, voy. M. Couve de Murville, J.-M.

Jeanneney, B. Tricot et alii, « Le référendum du 27 avril 1969 fut-il un réfé-rendum suicide ? », Espoir sept. 1976 ; sur les prises de position et les résul-tats, cf. A. Mathiot, « La Ve République en 1969 », Annuaire de législation française et étrangère, 1969, pp. 219 et s.

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Chapitre IVL’ABSOLUTISME

POMPIDOLIEN

L'élection présidentielle de juin 1969

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Après avoir contribué à évincer le général de Gaulle, il restait à G. Pompidou à se faire élire à sa place. L'investiture de l'UDR, qui de-puis longtemps s'était accoutumée à voir en lui son véritable chef et qui, au demeurant, n'avait personne à lui opposer 120, lui était d'avance acquise ainsi que le soutien des Républicains indépendants qui avait fait défaut, au dernier moment, à de Gaulle. Cela cependant ne suffi-sait pas à faire une majorité pour l'élection présidentielle : aux élec-tions législatives de 1968 qui s'étaient pourtant déroulées dans des conditions exceptionnellement favorables, l'UDR et les Républicains indépendants ensemble n'avaient recueilli au premier tour que 43,7% des voix. Mais Pompidou allait être servi par la désunion de ses adver-

120 Son successeur à l'Hôtel Matignon, Maurice Couve de Murville, n'avait même pas pu se faire élire député en 1967 dans le VIIe arrondissement de Paris où il avait été battu par E. Frédéric-Dupont - ce qui n'est d'ailleurs pas à porter au crédit des institutions démocratiques ; il sera de nouveau battu en 1969 à Versailles par M. Rocard. Quant à son prédécesseur, M. Debré, ses déboires électoraux en métropole l'avaient réduit depuis mai 1963 à chercher un siège à la Réunion. Seul René Capitant envisage de se présenter contre Pompidou, mais il en sera dissuadé par Malraux et Foccart.

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saires et surtout par le soutien discret mais efficace que lui apportera au second tour le parti communiste.

À gauche, la SFIO veut réagir contre la politique de bipolarisation incarnée par E Mitterrand qui d'ailleurs s'est brûlé les ailes lors des événements de mai 121 : elle présente la candidature de G. Defferre dont les tendances centristes sont inacceptables pour le parti commu-niste. Celui-ci décide en conséquence d'avoir son propre candidat en la personne de Jacques Duclos. Quant aux centristes, ils pensent que le meilleur candidat est le président de ce Sénat que de Gaulle avait vainement cherché à détruire, et qui a pour lui l'avantage considérable d'exercer la Présidence de la République pendant la période intéri-maire où se situe l'élection, à savoir Alain Poher. Le PSU, ne voulant pas être en reste, présente Michel Rocard, et la Ligue communiste Alain Krivine 122.

[76]Cette multiplicité des candidatures favorise grandement G. Pompi-

dou en montrant à l'opinion que décidément, onze années d'exil inté-rieur n'ont rien, appris aux vieux partis, toujours aussi incapables de s'entendre. Il a beau jeu aussi de faire observer qu'aucun de ses adver-saires ne peut se prévaloir d'une expérience récente des affaires et que - thème classique - l'élection de l'un d'eux ne pourrait qu'entraîner un conflit avec l'Assemblée nationale et ouvrirait donc une crise institu-

121 Le 28 mai, pour couper court à la tentative de P. Mendès-France et de Michel Rocard d'imposer à de Gaulle la formation d'un Gouvernement de gauche, il avait demandé la formation d'un Gouvernement de transition, éventuellement présidé par Mendès mais chargé uniquement d'organiser une nouvelle élection présidentielle à laquelle il se déclarait lui-même candidat. Des photos prises de lui en contre-plongée, le bras tendu, avaient alors été publiées, et de Gaulle avait été particulièrement virulent à son encontre dans son allocution radiodiffusée du 30 mai : « La France est en effet menacée de dictature. On veut la contraindre à se résigner à un pouvoir qui s'imposerait dans le désespoir national... : celui du communisme totalitaire. Naturelle-ment on le colorierait pour commencer d'une apparence trompeuse, en utili-sant l'ambition et la haine de politiciens au rancart. Après quoi, ces person-nages ne pèseraient plus que leur poids qui ne serait pas lourd ». Cet épi-sode, joint à l'échec dramatique de la Gauche aux législatives, avait valu à F. Mitterrand d'être mis en quarantaine par les députés socialistes, le contrai-gnant à siéger comme « non-inscrit » au Palais-Bourbon.

122 Cf. R.-G. Schwartzenberg, La guerre de succession, 1969.

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tionnelle. Mais surtout, fort habilement, il attire dans son camp contre promesse de portefeuilles une douzaine de députés centristes : Jacques Duhamel et René Pleven notamment dont le ralliement inattendu jette un doute sur la valeur du candidat du centre. L'UNR desserre enfin les cordons de sa bourse ; de généreux mécènes se manifestent. On estime à sept millions les frais de sa campagne, contre trois millions et demi pour celle de M. Poher 123.

Celui-ci d'ailleurs, mal préparé à l'épreuve, déçoit lorsqu'il se pré-sente à la télévision. Au demeurant, il hésite sur la nature de la fonc-tion à laquelle il postule ; dans un premier temps, le Président, pour lui, ne doit être qu'un arbitre ; puis il reconnaît que son élection au suffrage universel « donne le pas au Président sur le Premier mi-nistre » ; puis entre les deux tours, il reviendra - seul moyen de ras-sembler tous ceux qui avaient dit « non » à de Gaulle - à une concep-tion très effacée de la Présidence.

G. Pompidou arriva comme prévu en tête au premier tour, mais avec une avance plus confortable que celle à laquelle on s'attendait : il obtint plus de 44,4% des suffrages exprimés contre 23,3% à Alain Po-her et 21,3% à Jacques Duclos. Il pouvait cependant encore être bat-tu ; ayant fait le plein de ses voix au premier tour, il devrait même l'être si les cinq partis de l'opposition, fidèles à leurs professions de foi anti-gaullistes et hostiles à la présidentialisation du régime, formaient bloc contre lui comme ils l'avaient fait contre de Gaulle le 27 avril. En fait, le résultat de l'élection était entre les mains des dirigeants com-munistes.

Ils arbitrèrent en faveur de G. Pompidou. Ne pouvant maintenir leur candidat, éliminé d'office de la compétition en raison de sa troi-sième place, le parti communiste donna à ses électeurs une consigne d'abstention qui, privant M. Poher de près de cinq millions de voix, assura au candidat gaulliste une nette victoire 124.

123 Cf. R. Lindon et D. Amson, « Les frais de campagne électorale », JCP 1971, 1, 2428.

124 Les militants les mieux informés des intentions secrètes du Parti n'hési-tèrent pas à voter Pompidou : alors que J. Duclos avait obtenu 4 780 000 voix au premier tour, le nombre des abstentions et des votes nuls n'augmenta au second tour que de 3 584 000. Un million deux cent mille électeurs du Parti ont donc participé au vote malgré sa consigne formelle d'abstention. Or bien qu'il ait fait le plein des voix gaullistes au premier tour et n'ait plus de

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L'attitude du parti communiste en la circonstance, comme précé-demment celle de la CGT en mai 1968, n'a pas lieu de surprendre , le retour de Pompidou aux affaires présentait pour lui un double avan-tage : il impliquait le maintien, d'abord de la politique de bipolarisa-tion qui, comme nous l'avons vu, faisait du Parti l'élément fédérateur de l'opposition, et ensuite de la politique de concentration du capital qui, en laminant les classes moyennes, confirmait la thèse marxiste et lui apportait - du moins le croyait-il - une nouvelle clientèle. À ces avantages, en eux-mêmes déterminants, s'ajoutait d'ailleurs celui d'une politique étrangère dégagée de l'emprise de Washington dont il pou-vait espérer le maintien par celui qui se réclamait du gaullisme.

[77]

Élu le 15 juin par 37,50% des électeurs inscrits, G. Pompidou ne se trouvait cependant pas, pour gouverner, dans une position aussi confortable que le général de Gaulle. Il n'avait, ni aux yeux de la classe politique, ni aux yeux du peuple, la même stature que son pré-décesseur. Le problème était de savoir si le caractère présidentialiste imposé par ce dernier au régime pourrait être maintenu alors que la Constitution restait en principe parlementaire et que les consultations de type plébiscitaire étaient désormais exclues.

La pratique de G. Pompidou sera extrêmement habile. En usant de moyens très différents de ceux de son prédécesseur, en jouant de la di-vision alors que de Gaulle se présentait en rassembleur, il réussira, non seulement à maintenir, mais même à renforcer l'emprise de l'Ély-sée sur l'Exécutif (Section 1), à éliminer toute vie parlementaire réelle (Section II), et à gagner les élections législatives de 1973 (Section III).

réserve à droite, Pompidou obtient 927 000 voix supplémentaires au se-cond... C'est d'ailleurs dans les vieux bastions communistes, et spécialement en Seine-Saint-Denis, que Pompidou obtint ses meilleurs résultats.

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Section 1Le renforcement de l'emprise présidentielle

sur le Gouvernement

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Au lendemain de l'élection présidentielle, le maintien de la pra-tique antérieure quant au partage des attributions au sein de l'Exécutif n'était nullement assuré.

Évidemment, le nouveau Président de la République procédait du suffrage universel direct. Mais la réforme de 1962 qui avait établi ce mode d'élection n'avait rien changé à ses pouvoirs constitutionnels qui restaient, tels qu'ils avaient été conçus en 1958, ceux d'un Président-arbitre. En Autriche, en Finlande, en Irlande, le Président de la Répu-blique est élu dans les mêmes conditions et pourtant ne gouverne pas. De plus, le nouveau Président devait son élection au soutien décisif que lui avaient apporté les leaders de l'UDR et des hommes politiques qui avaient antérieurement refusé l'allégeance au général de Gaulle, comme V. Giscard d'Estaing ou Jacques Duhamel. Il n'était, à tout prendre, qu'un homme politique parmi les autres, élu grâce aux autres, qui pouvaient à tout moment lui demander : « Homme, qui t'a fait roi ? »

Or Georges Pompidou entendait gouverner par lui-même. Âgé de 58 ans au moment de son accession à la Présidence, ayant suivi jour après jour les affaires gouvernementales pendant six ans, il ne pouvait admettre d'être relégué dans quelque Olympe lointain. Sachant d'autre part, par expérience quotidiennement vécue, qu'un Premier ministre intelligent est tout autre chose qu'un exécutant et peut jouer ses propres cartes à son propre profit, il ne pouvait tolérer une véritable dyarchie au sommet et pensait qu'il y avait lieu au contraire de réduire la distance qui sépare l'Élysée des ministères.

Il allait donc s'appliquer d'abord à détruire la fonction de Premier ministre puis à resserrer sans cesse son emprise sur le Gouvernement.

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§ 1. L'OCCULTATION DU PREMIER MINISTRE

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Les intentions présidentielles ne devaient se révéler qu'à la longue. Dans l'immédiat, compte tenu du rapport des forces, le nouveau chef de l'État se trouvait obligé de tenir les promesses qu'en tant que candi-dat il avait été amené à faire à ceux qui l'avaient soutenu durant sa campagne. Mais précisément, en réalisant ces promesses, il créait une situation qui le servait beaucoup dans son entreprise.

[78]Le Gouvernement qu'il forma, aussitôt après son élection, incluait,

à côté des traditionnels « barons » du gaullisme, les chefs des républi-cains-indépendants et les leaders centristes et qui s'étaient ralliés à lui au cours de la campagne Jacques Duhamel, René Pleven, Joseph Fon-tanet reçurent des portefeuilles importants 125, D'emblée, il était certain que ces personnalités d'origines si diverses allaient chercher à orienter la politique gouvernementale dans des sens fort opposés. Or, au lieu de placer à la tête de cette équipe disparate un véritable chef capable de s'imposer à elle, G. Pompidou, rééditant la tactique qui avait réussi jadis à Louis-Philippe, va choisir comme Premier ministre une person-nalité brillante, certes, mais dépourvue d'autorité.

Le nouveau Premier ministre en effet, Jacques Chaban-Delmas, n'est pas seulement un homme de compromis qui déteste trancher les litiges ; il incarne, de plus, la tendance libérale qui est, surtout depuis les événements de mai 1968, ultra-minoritaire au sein du parti gaul-liste. Son discours-programme du 16 septembre 1969, qu'il n'a pas fait approuver par le Président, et dans lequel il annonce son intention de

125 Ils ont amené à la majorité pré-constituée de l'UNR et des R.1. une tren-taine de députés qui formeront le Centre Démocratie et Progrès. Les autres députés centristes, regroupés autour de Jean Lecanuet, demeureront dans l'opposition ; en novembre 1970, ils vont se fédérer avec le parti radical pré-sidé par J.-J. Servan-Schreiber et le Centre républicain d'André Morice pour fonder le Mouvement réformateur dont la création fut la tentative la plus marquante, au cours de la période 1958-1977, pour reconstituer un véritable parti de Centre-droit. Mais elle intervenait alors qu'une bonne partie des cen-tristes s'était déjà ralliée à la droite.

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transformer la « société bloquée », malade d'autoritarisme impuissant, de la période gaullienne, en une « nouvelle société » fondée sur la concertation avec les représentants des forces productives et notam-ment avec les syndicats, sera ressenti comme une provocation par les principaux leaders du groupe parlementaire UDR qu'Hubert Germain et Pierre Messmer fédèrent en une amicale « Présence et Action du gaullisme », et qu'animent en secret, de l'Élysée, Pierre Juillet et M.-F. Garaud.

Or Pompidou, avec une grande habileté, ne cherche pas à redresser la barre, mais laisse le Premier ministre seul sur le devant de la scène. S'il suit de très près les affaires au cours des trois entretiens hebdoma-daires qu'il a avec lui (alors qu'il n'en avait qu'un de Gaulle), il n'en laisse rien voir. Pendant toute la première année qui suit son élection, il n'apparaît que rarement sur les écrans de la télévision et ne fait guère de discours publics. On peut croire qu'il interprète la Constitu-tion à la lettre et joue les présidents-arbitres tels qu'ils apparaissent dans le texte de 1958. Mais, en privé, les propos qu'il tient à ses visi-teurs du groupe UDR les encouragent à la rébellion 126.

Celle-ci éclate au bout d'un an, lors de la réunion du Conseil natio-nal de l'UDR à Versailles, en juin 1970. Le Président de la République est alors mis en demeure, sinon de changer de Premier ministre, du moins de sortir de sa réserve et de suivre de très près les affaires du Gouvernement afin de rassurer les militants et les électeurs.

C'était apparemment ce qu'attendait G. Pompidou. À partir de ce moment en effet, il va multiplier ses interventions publiques et s'impo-ser comme le véritable chef de [79] l'équipe gouvernementale. Mais cette attitude nouvelle du Président de la République, ce n'est pas lui qui, au regard de l'opinion, l'a choisie ni voulue ; elle lui a été imposée par le parti qui détient une forte majorité au sein de l'Assemblée, c'est-

126 Il leur affirme notamment qu'il n'a pas eu connaissance du discours-pro-gramme du Premier ministre avant qu'il soit lu à la tribune, mais qu'il en désapprouve totalement l'esprit (cf. A. Peyrefitte, Le mal français, 1976, pp. 91 et s. ; et les explications de J. Chaban-Delmas, L'ardeur, 1975, p. 362). En fait G. Pompidou connaissait trop bien Chaban-Delmas pour s'être laissé surprendre, d'autant que personne n'ignorait l'itinéraire « mendésiste » de ses principaux collaborateurs à l'Hôtel Matignon et notamment de Simon Nora, responsable des affaires économiques et de Jacques Delors, chargé des ques-tions sociales.

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à-dire par le Parlement lui-même... Mieux : elle correspond, apparem-ment, aux vœux du Premier ministre. Pour se défendre contre les cri-tiques exacerbées de l’UDR, J. Chaban-Delmas multiplie en effet les protestations d'allégeance vis-à-vis du chef de l'État et tient à se pré-senter comme un pur exécutant.

Lors d'une interview, le 22 septembre 1970, il n'hésite pas à procla-mer : « Le chef de l'État trace les orientations, dans tous les domaines sans exception. Quant au Premier ministre, chargé de diriger le Gou-vernement dans le sens indiqué, il est consulté, le premier, mais non le seul, par le Président, comme il se doit entre hommes dont le devoir est de faire équipe, étant entendu que l'un est le capitaine, et que l'autre est son premier coéquipier » 127.

Ainsi n'est-ce pas l'Élysée qui revendique un droit à gouverner. Ce sont au contraire ses concurrents potentiels - le Premier ministre d'une part, le Parlement de l'autre - qui, en chœur, proclament ce droit et lui en font même un devoir. Et effectivement G. Pompidou gouverne.

Un Président qui gouverne

Alors que le général de Gaulle, intéressé seulement par la place de la France dans le monde, ne suivait que de loin les affaires intérieures et n'usait de son droit d'évocation en ces matières que lorsqu'elles avaient des incidences sur sa politique militaire ou diplomatique, se refusant de toute manière à entrer dans le détail de la gestion, G. Pom-pidou ne laisse aucun domaine hors de son champ d'intervention et suit les affaires dans le détail 128. Il serait trop peu de dire que, parvenu 127 Ces propos d'une modestie confondante contrastent étonnamment avec

ceux qu'il tenait le 29 janvier précédent : « Il ne faut pas qu'il y ait subordi-nation rigoureuse, rigide... Il faut que le Premier ministre exprime pleine-ment son sentiment sur un problème donné... même s'il peut advenir que ce ne soit pas celui du chef de l'État... »

128 Sur les rapports entre le Président de la République et le Gouvernement et l'activité du chef de l'État, cf. F. Decaumont, La présidence Georges Pom-pidou : essai sur le régime présidentialiste français, 1979. ; J. Mousseau, Chaban-Delmas, 2000 ; N. Castagnez-Ruggiu et A. Leboucher-Sebbah, « Les relations entre le Premier ministre et le Président de la République », in Un politique : Georges Pompidou, Actes du colloque des 25-26 novembre 1999, 2001 ; A. Mathiot, « La Ve République », chronique de l'Annuaire de

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à l'Élysée, il cumule à la fois les attributions du général de Gaulle et celles qu'il exerçait naguère comme Premier ministre : délivré de la crainte de déplaire au chef de l'État, il peut intervenir bien au-delà de ce qu'il se serait permis au cours de l'époque antérieure comme Pre-mier ministre et bien au-delà de ce que le général de Gaulle se permet-tait comme Président de la République.

Il s'est entouré à l'Élysée d'une équipe d'une cinquantaine de per-sonnes, sensiblement plus étoffée que du temps du général de Gaulle, et surtout beaucoup plus entreprenante. Dirigé par Michel Jobert jus-qu'en avril 1973 puis par Edouard Balladur qui tous les deux l'assis-taient déjà à Matignon, le Secrétariat général de la Présidence suit pour lui tous les dossiers, lui soumet les plus importants et règle en son nom ceux qui le sont moins. C'est le Président qui rédige de sa main l'introduction au Ve Plan et qui décide de l'opportunité [80] de tel ou tel investissement étranger en France, de telle ou telle fusion ou concentration d'entreprises françaises... 129. C'est lui qui dans la capitale tranche en faveur de la construction d'immeubles-tours, qui décide de la création de la voie sur berge et des « radiales », qui choisit les plans du centre Beaubourg. Il rachète son conservatisme en matière sociale en jouant les mécènes en faveur des expressions artistiques d'avant-garde...

En matière économique, sa politique de concentration effrénée du capital, qui va jusqu'à la fusion autoritaire du verrier Saint-Gobain et du sidérurgiste Pont-à-Mousson, obéit à une logique purement finan-cière. En donnant aux entreprises une forte capacité d'autofinance-ment, elle permet à la France de s'affirmer comme une grande puis-sance sur le marché mondial des industries de pointe. Mais elle se ré-vélera aussi, à terme, comme à l'origine de deux grandes faiblesses de l'économie française : d'abord elle accroît démesurément le poids de l'administration d'État dans la gestion des entreprises ; d'autre part, elle sera l'une des causes de la dégradation très rapide et durable de l'emploi en France lorsqu'éclatera la crise économique de 1973 : à l'in-verse en effet des PME qui ne licencient que lorsqu'elles y sont contraintes, les grandes entreprises, par souci de rationaliser la pro-

législ. franç. et étrangère, 1969, pp. 247 et s. ; 1970, pp. 262 et s. ; 1971, pp. 253 et s. ; 1972, pp. 212 et s. ; 1973, p. 313.

129 Cf. B. Esambert, Georges Pompidou, capitaine d'industrie, 1994 ; E. Roussel, Georges Pompidou, 2e éd., 2002.

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duction en comprimant les coûts salariaux, pratiquent systématique-ment les réductions de personnel ; il n'est pas étonnant dans ces condi-tions que, la crise venue, la France se soit très vite et très durablement située dans les tout premiers rangs des pays industrialisés au palmarès du chômage. Enfin, cette politique de concentration du capital ne pou-vait avoir pour réplique du côté de la Gauche que l'exigence d'une na-tionalisation de ces conglomérats.

L'éviction de J. Chaban-Delmas

Pendant que le Président de la République reçoit les banquiers et les industriels et prend les décisions en tous domaines, le Premier mi-nistre reçoit les syndicalistes ; sur les conseils de Jacques Delors, chargé de mission à son cabinet, il parvient à faire adopter la mensua-lisation des salaires, le droit aux congés-formation, et une réforme des conventions collectives qui donne plus de souplesse aux négociations salariales.

Plus personne ne se fait vraiment d'illusion sur son pouvoir réel, mais des journalistes avec lesquels il entretient des rapports cordiaux s'efforcent d'entretenir son crédit en redécouvrant et en retournant à son profit la théorie du domaine réservé qu'il avait lui-même lancée en 1959 : il existerait désormais, dit-on, un domaine réservé au Premier ministre, qui comprendrait les affaires sociales, et - parce que les ré-formes opérées par lui dans les premiers mois de ses fonctions n'ont pas encore été remises en cause - le secteur de l'information. Mais cette interprétation lui est encore bien trop favorable si l'on en croit G. Pompidou lui-même qui, en 1973, aura pour lui ce mot cruel : « Cha-ban ? Il croit qu'il a été Premier ministre pendant trois ans. Pas du tout : il a été ministre du Travail pendant trois mois ».

En réalité, plutôt que ministre du Travail, M. Chaban-Delmas est le responsable des relations publiques de son propre Gouvernement. Élé-gant, sportif et disert, il fait la liaison entre le pouvoir et l'opinion en donnant l'illusion du dynamisme. Mais ses interlocuteurs s'aperce-vront rapidement qu'il est dépourvu de réelle autorité, et l'opinion fini-ra par se lasser de propos qui ne sont pas suivis d'effets et qui appa-raissent dans sa [81] bouche d'autant plus contestables qu'en janvier

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1972 le Canard enchaîné publie des documents où il apparaît que, grâce à une habile application de la loi fiscale, il n'a pas payé d'impôt sur le revenu de 1967 à 1970 130.

Sa disgrâce s'annonce quand Pompidou, brusquement, se met à empiéter sur ce qu'on présentait comme son domaine réservé et, à la suite d'un rapport sénatorial très critique, fait préparer, sans même le consulter, une réforme du statut de l'ORTF qui remet en cause ses me-sures de libéralisation de 1969. Elle deviendra certaine après le réfé-rendum d'avril 1972 : comme nous le verrons plus loin, le résultat de celui-ci est un échec personnel de G. Pompidou qui se voit obligé de jeter du lest face à l’UDR en lui sacrifiant un Premier ministre depuis trois ans cible de toutes ses critiques.

Mais l'on assiste alors à une chose étonnante. J. Chaban-Delmas, qui sait le sort qu'on lui réserve, tente d'esquiver le coup. Lui qui avait constamment réaffirmé sa fidélité et son absolue soumission au chef de l'État, lui qui, le 24 mai 1972, va proclamer encore devant l'Assem-blée nationale qu'« un Premier ministre digne de ce nom ne saurait un instant rester en place contre le sentiment du Président de la Répu-blique », tente de s'appuyer contre lui sur le Parlement. Il fait publi-quement connaître son intention de demander à l'Assemblée nationale un vote de confiance sur une déclaration de politique générale ; aussi lorsqu'il demande ensuite, en Conseil des ministres, l'autorisation de solliciter ce vote de confiance, le chef de l'État, mis devant le fait ac-compli, ne peut s'y opposer. Quant à la majorité, liée par l'idée si sou-vent proclamée qu'elle ne peut que soutenir le Gouvernement dès lors 130 Au chapitre « Coups bas » (pp. 373-382) de son livre L'ardeur paru en

1975, J. Chaban-Delmas mettra clairement en cause V. Giscard d'Estaing, son ministre des Finances, dans la communication de ces documents au journal satyrique.

L'affaire de l'avoir fiscal du Premier ministre surgit d'ailleurs au plus mauvais moment pour l’UDR, déjà compromise par la mansuétude dont elle fait preuve à l'égard d'un des proches de Chaban, le député Rives-Henrÿs de Lavaysse, impliqué dans l'affaire de Garantie foncière. Mais le plus grand scandale de l'époque est certainement, par son aboutissement judiciaire, l'af-faire Aranda. Gabriel Aranda, membre du cabinet d'Albin Chalandon, mi-nistre de la Construction, écœuré par la corruption qui régnait dans ce sec-teur, avait fait des photocopies de courriers adressés au ministre et les avait livrées à la presse. Il fut condamné, pour vol, parce que les photocopieuses et le papier utilisés appartenaient à l'administration... ce qui en dit long sur la sujétion dans laquelle le pouvoir tenait alors la magistrature.

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qu'il a la confiance du chef de l'État, elle ne peut évidemment que lui voter la confiance. Le Premier ministre joue ainsi habilement de l'équivoque sur la nature mi-présidentielle, mi-parlementaire du ré-gime : aux yeux de l'Assemblée dominée par l’UDR, il est intouchable parce qu'investi de la confiance du Président ; auprès de celui-ci, il tente de se faire passer pour intouchable parce qu'investi à nouveau de la confiance de l'Assemblée. En fait, ce stratagème ne pouvait pas le sauver. À peine la session close, le chef de l'État lui demanda sa dé-mission ; et faute de pouvoir faire autrement sans ouvrir une crise sans issue pour lui, J. Chaban-Delmas la lui remit, le 5 juillet 1972 131.

M. Messmer, Premier ministre

Il fut remplacé par M. Pierre Messmer. La nomination de cette per-sonnalité au poste de Premier ministre traduit bien la volonté de G. Pompidou de supprimer toute apparence [82] de dyarchie au sein de l'Exécutif. De belle stature et d'une intelligence qui n'est point infé-rieure à la moyenne des hommes politiques de sa génération, M. Messmer présente en effet cette particularité d'être un parfait adminis-trateur sans volonté politique personnelle, ce qui lui vaut d'avoir tou-jours été appelé dans les postes où l'on voulait qu'il n'y eût personne. De Gaulle qui souhaitait suivre personnellement et de très près les af-faires militaires avait fait appel a lui comme ministre des Armées et l'avait maintenu à ce poste à travers tous les Gouvernements succes-sifs de 1960 à 1969. Pompidou qui souhaite être le vrai chef du Gou-vernement fait appel à lui pour assurer nominalement la fonction. Il eût été inconstitutionnel de ne pas pourvoir le poste de Premier mi-nistre ; mais en nommant M. Messmer dans cet emploi, on respectait la Constitution de jure tout en supprimant la fonction de facto.

131 Cf. F. Decaumont, La présidence Georges Pompidou : essai sur le ré-gime présidentialiste français, op. cit., pp. 109 et s., 141 et s. ; D. Detra-giache-Dorlencourt, « Responsabilité devant l'Assemblée ou devant le Pré-sident ? La responsabilité gouvernementale pendant les quatre premières an-nées du septennat de M. Pompidou », RDP 1974, pp. 789 et s.

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§ 2. LE RESSERREMENT DU CONTRÔLEDE L'ÉLYSÉE SUR LES MINISTRES

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Compte tenu du fait que, comme G. Pompidou le savait fort bien, le système administratif français a été tout entier conçu pour conver-ger vers Matignon et non vers l'Élysée, la disparition de facto du Pre-mier ministre risquait de provoquer un certain relâchement dans la co-hésion de l'équipe gouvernementale. Pour y parer, le chef de l'État trouva une solution discrète et élégante. Il obtint des ministres qu'ils soumettent pour approbation au Secrétariat général de la Présidence la liste des membres de leurs futurs cabinets et acceptent ses suggestions pour la formation de ceux-ci 132. Ainsi, en dessous du Gouvernement officiel, se crée une sorte de gouvernement parallèle et secret : en marge des contacts que les ministres entretiennent régulièrement avec le Président de la République, existe un réseau de relations qui unissent les membres des cabinets ministériels avec l'état-major de l'Élysée et qui permettent à celui-ci d'accéder à une connaissance in-time de la vie de tous les ministères 133.

Cette emprise très étroite du chef de l'État sur le Gouvernement s'accentuera encore aux lendemains des élections de mars 1973 lors de la formation du second Gouvernement Messmer. Au début de son sep-tennat, lié par les engagements pris lors de sa campagne et soucieux d'entretenir des rivalités qui lui permettaient de s'imposer comme ar-bitre, le Président de la République avait introduit au sein du Gouver-nement de nombreuses personnalités titulaires d'un long passé poli-tique, tels M. Debré, R. Frey, E. Faure, R. Pleven, M. Schumann, J. Duhamel..., qu'il élimine peu à peu.

La nouvelle composition du Parlement et le remaniement ministé-riel qui en est la conséquence lui permettent de se défaire définitive-

132 Le cabinet est l'équipe de personnes de confiance dont chaque ministre s'entoure en vue d'étudier les dossiers dont il a à connaître personnellement, de surveiller et d'animer les services, de préparer ses discours, d'assurer les contacts avec le Parlement et avec la presse, etc... En principe, chaque mi-nistre choisit personnellement intuitu personœ les membres de son cabinet.

133 Cf. G. Martinet, Le Système Pompidou, 1972 ; J.-D. Bredin, La Répu-blique de M. Pompidou, 1974.

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ment de cette « vieille garde » et de placer dans tous les postes clés des hommes qui ne doivent leur carrière qu'à sa bienveillante protec-tion. Les exemples les plus typiques de ces nouveaux ministres sont évidemment celui de Michel Jobert qui passe directement des fonc-tions de secrétaire général de la Présidence à celles de ministre des Affaires étrangères, et celui de Jacques Chirac, « enfant chéri » de Pompidou et de ses conseillers pour les affaires politiques [83] Pierre Juillet et Marie-France Garaud 134, et qui passe successivement du se-crétariat d'État au Budget au ministère des relations avec le Parlement, puis au ministère de l'Agriculture, pour finir en février 1974, à celui de l'Intérieur. Mais le même phénomène se remarque également à pro-pos de Bernard Stasi, ministre des DOM-TOM, de Philippe Malaud, ministre de l'Information, de Jean Taittinger, ministre de la Justice, de Robert Galley, ministre des Armées, qui tous ont fait leurs débuts po-litiques dans l'ombre de G. Pompidou 135. Ce renouvellement profond de l'équipe gouvernementale marque en même temps, notamment avec l'arrivée de Maurice Druon au ministère des Affaires culturelles, l'orientation profondément conservatrice de la politique de G. Pompi-dou.

Avec Olivier Guichard, ami personnel du président de la Répu-blique, la seule personnalité marquante qui échappe à ce renouvelle-ment du personnel ministériel est Valéry Giscard d'Estaing. Après les élections de mars 1973, celui-ci parvient même à renforcer sa position au sein du Gouvernement en faisant nommer ministre de la Santé pu-blique son ami Michel Poniatowski, ennemi juré de l’UDR, laquelle n'avait pas hésité en 1968 à lui opposer un candidat dans sa circons-cription du Val-d'Oise et que - par représailles - il avait dénoncé en 1972 comme le parti « des copains et des coquins ». À la différence des vétérans du gaullisme, M. Giscard d'Estaing peut en effet compter

134 Avec le simple titre de « chargé de mission auprès du Président », P. Juillet occupe le premier rang dans l'ordre protocolaire à l'Élysée. C'est par lui que les ministres doivent passer pour avoir un entretien avec le chef de l'État. Résolument situé à droite, c'est lui qui mène en sous-main la cam-pagne contre Chaban et obtient pour finir son renvoi en menaçant Pompidou de son propre départ. Son ambition est de rénover l’UDR en remplaçant à sa tête les traditionnels « barons » par une nouvelle génération d'hommes comme J. Chirac.

135 Cf. C. Clessis, B. Prévost et P. Wajsman, Jacques Chirac ou la Répu-blique des cadets, 1972.

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sur le parti qu'il a su progressivement constituer derrière lui après son ralliement au général de Gaulle en 1962 et dont le soutien va désor-mais s'avérer indispensable pour disposer au Parlement d'une majorité cohérente. Le maintien, quoi qu'il arrive, de M. Giscard d'Estaing au sein du Gouvernement fut, ainsi qu'on le verra dans un instant, la seule chose à quoi servit le Parlement, sur le plan politique, sous la présidence de G. Pompidou.

L'extrême concentration du pouvoir entre les mains du Président de la République devait cependant avoir des conséquences très néfastes pour la continuité de sa politique. D'abord, en écartant du Gouverne-ment les hommes qui eussent été les mieux aptes à assurer la continui-té du gaullisme, Pompidou donnait plus ou moins l'impression de dé-signer comme son successeur M. Giscard d'Estaing avec lequel pour-tant il ne s'entendait guère. D'autre part, de son vivant même, des signes évidents de désunion apparurent au sein de l'équipe gouverne-mentale : en dépit des efforts du Secrétaire général de l'Élysée - M. Edouard Balladur - pour ressaisir la barre que les mains affaiblies du Président ne pouvaient plus tenir, un certain nombre de ministres, pré-voyant l'issue prochaine de la maladie du chef de l'État, crurent oppor-tun de se démarquer de la politique conservatrice de celui-ci afin de préserver leurs futures carrières et n'hésitèrent pas à bafouer l'autorité théorique du Premier ministre en enfreignant ouvertement ses consignes.

La formation inopinée d'un troisième Gouvernement Messmer le Ier mars 1974, un mois avant la mort du Président, constitue une ul-time tentative de celui-ci pour ressaisir les rênes : avec seulement quinze ministres et treize secrétaires d'État, ce Gouvernement [84] reste aujourd'hui encore le Cabinet le plus concentré de la Ve Répu-blique. La promotion de Jacques Chirac, qui passe de l'Agriculture à l'Intérieur, en sera la caractéristique politique majeure et peut s'inter-préter comme un message laissé par le Président défunt à la postérité.

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Section IILe désarroi du Parlement

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Au lendemain de l'élection présidentielle de mai 1969 on aurait pu s'attendre à ce que le Parlement retrouve sinon sa puissance d'antan, du moins un minimum de considération de la part de l'Exécutif. Deux facteurs militaient en ce sens : d'abord G. Pompidou, à la différence du général de Gaulle, ne pouvait se prévaloir contre le Parlement d'un contact direct et permanent avec le peuple, la voie du plébiscite lui étant interdite par son tempérament même. En second lieu, le Gouver-nement n'avait apparemment rien à craindre d'un dialogue avec les dé-putés : l'Assemblée nationale élue en juin 1968 dans les circonstances que l'on connaît comprenait une majorité absolue d'UDR (293 députés sur 487) ; et si l'on ajoutait à ceux-ci les 61 Républicains indépendants et la vingtaine de députés centristes ralliés à la candidature de G. Pompidou, la majorité disposée à soutenir le Gouvernement détenait plus des trois quarts des sièges. C'était vraiment une Chambre introu-vable.

Mais il est dans le destin des Chambres introuvables de ne pas voir reconnaître leurs mérites. Et celle-ci ne devait pas échapper à cette règle. On la força à assumer une fonction de contrôle dont elle ne vou-lait pas, et on lui refusa la fonction législative à laquelle elle aspirait.

§ 1. UNE RESTAURATION THÉORIQUEDE LA FONCTION DE CONTRÔLE

DE L'ASSEMBLÉE

Ancien président de l'Assemblée nationale, J. Chaban-Delmas veut à tout prix manifester son libéralisme en restaurant la fonction de contrôle de l'Assemblée. Alors que, depuis 1966, ses prédécesseurs à l'Hôtel Matignon s'étaient refusés à demander après leur nomination un vote de confiance à celle-ci sur la base de l'art. 49.1 de la Constitu-

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tion, il la fait convoquer en session extraordinaire en septembre 1969 pour lui demander d'approuver son programme. Puis, à deux reprises, en octobre 1970 et en mai 1972 - mais cette fois dans l'intention d'échapper à la révocation présidentielle - il récidivera dans l'utilisa-tion de l'article 49.1 en demandant à l'Assemblée d'approuver des dé-clarations de politique générale. Dans le même temps, il encourage les députés à modifier leur règlement en octobre 1969 pour rénover la procédure des questions orales : pour éviter le désintérêt lié aux re-tards dans les réponses ministérielles, la première heure de la séance du vendredi sera consacrée aux « questions d'actualité ».

Cette attitude n'est cependant guère appréciée par les députés gaul-listes qu'elle place dans une situation morale inconfortable. Ceux-ci ne cessent, comme nous l'avons vu, de critiquer le Premier ministre pour son attitude trop molle face à la contestation, mais en même temps, ils considèrent qu'ils ne peuvent en aucun cas refuser la confiance au Gouvernement nommé par le chef de l'État. De plus, conscients de n'avoir été élus en juin 1968 qu'à cause des circonstances que traver-sait alors le pays, beaucoup d'entre eux entretiennent des doutes sur leurs chances de réélection, et ne voient pas l'utilité [85] d'affaiblir en-core leur position en laissant l'opposition développer ses critiques. La Conférence des Présidents, qu'ils dominent largement, privera de sa portée la réforme des questions d'actualité en écartant les questions les plus embarrassantes, les ministres s'appliquant de leur côté à en ré-duire le nombre en développant longuement leurs réponses sur les points les plus anodins, de manière à épuiser l'heure qui leur est réser-vée.

Quand M. Messmer devient Premier ministre, il est trop inquiet du résultat des élections qui doivent avoir lieu neuf mois plus tard pour agir comme son prédécesseur : en sollicitant un vote de confiance de l'Assemblée docile qu'il a en face de lui, il créerait un précédent qui l'obligerait à faire de même avec la future Chambre qui risque de lui être beaucoup moins favorable ; aussi se borne-t-il à faire devant elle une déclaration de politique générale sur laquelle il refuse d'engager sa responsabilité. Ce n'est qu'en avril 1973, une fois les élections pas-sées - et mieux passées qu'il l'avait craint - qu'il demandera enfin à l'Assemblée un vote de confiance pour couronner sa victoire.

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§ 2. LA PARALYSIEDE LA FONCTION LÉGISLATIVE

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À cette fonction théorique de contrôle, les parlementaires auraient préféré une association réelle à l'exercice du pouvoir législatif. Or, en ce domaine, ils furent cantonnés dans une fonction de pur enregistre-ment.

Le Manifeste des présidents

Les pratiques du Gouvernement ne sont plus dénoncées seulement par l'opposition, mais aussi, d'une manière encore plus solennelle mais tout aussi vaine, par la majorité elle-même. Le 12 juillet 1971, les principaux leaders du groupe parlementaire UDR n'hésitent pas à rendre publiques leurs protestations à ce sujet. Le texte qu'ils diffusent - et qui sera connu sous le nom de Manifeste des présidents en raison des fonctions de présidents des commissions permanentes assumées par ses signataires : MM. Charbonnel, Foyer, Peyrefitte, Lemaire et Sanguinetti - fait le procès de la politique du Gouvernement en ma-tière d'élaboration des lois : part négligeable des propositions de loi mises en discussion par rapport aux projets de loi, caractère trop ellip-tique de l'exposé des motifs présenté par le Gouvernement pour expli-quer ses intentions, absence de délai laissé au Parlement pour exami-ner les projets... « Tout se passe, est-il écrit, comme si certaines struc-tures technocratiques entendaient cantonner le Parlement dans une simple fonction d'enregistrement, en rognant son initiative, son temps de réflexion, et par là, ses possibilités de refléter la volonté natio-nale. » Mais la critique va plus loin encore ; par des exemples précis, le Manifeste montre que la compétence réservée au législateur par la Constitution n'est pas respectée 136, et surtout il dénonce une pratique 136 Le Manifeste cite l'exemple de transferts d'entreprises publiques au sec-

teur privé sans autorisation parlementaire, et d'un décret fixant la procédure des fusions de communes en méconnaissance complète des droits que le Parlement tient des articles 34 et 72 de la Constitution de légiférer en ce do-

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relativement nouvelle : le retard systématique apporté par le Gouver-nement à l'entrée en vigueur de certaines lois.

En distinguant dans le domaine réservé à la loi les matières où elle fixe les règles et celles où elle ne détermine que les principes fonda-mentaux, l'article 34 de la Constitution [86] interdit en effet au Parle-ment de régler lui-même en de nombreux secteurs les modalités d'ap-plication des lois qu'il vote et l'oblige à laisser ce soin au Gouverne-ment 137. Lorsque celui-ci, contraint de céder à la pression de l'opinion publique, laisse le Parlement voter des textes qu'il désapprouve secrè-tement, il en paralyse les effets en ne prenant pas les règlements d'ap-plication sans lesquels la loi reste lettre morte. Les exemples de lois ainsi inappliquées par le Gouvernement sont innombrables ; le plus célèbre est celui de la loi Neuwirth sur la contraception : votée en dé-cembre 1967, cette loi disposait que ses modalités d'application se-raient définies par des décrets qui devraient être pris dans le délai de six mois ; or les textes réglementaires en question, d'ailleurs fort res-trictifs, ne furent pris qu'en novembre 1972 et seulement à la suite d'une série de manifestations après divers procès pour avortements. Mais l'exemple de la loi Neuwirth n'en est qu'un parmi beaucoup d'autres : une statistique établie en avril 1972 révélait que le nombre des décrets en retard de plus de six mois atteignait 163, dont certains se rapportaient à des lois vieilles de plus de sept ans 138.

Il existe d'ailleurs bien d'autres abus que le Manifeste omet de mentionner ; au nombre de ceux-ci, le moindre n'est pas la dénatura-tion de la procédure budgétaire : alors qu'en principe le Parlement de-vrait, pour chaque chapitre, voter le montant maximum des dépenses autorisées, le Gouvernement lui fait adopter, au titre des « Charges communes du ministère de l'Économie et des Finances », des crédits représentant près de 25% de la masse du budget et qu'il pourra ventiler

maine.137 Par sa jurisprudence pourtant globalement favorable à la compétence du

Parlement puisqu'elle a placé dans le domaine des « principes fondamen-taux » à peu près toutes les règles que la loi avait coutume de fixer avant 1958, le Conseil constitutionnel a encore aggravé le phénomène en obligeant le législateur à laisser au pouvoir réglementaire un certaine marge de liberté même là où « la loi fixe les règles » (déc. n ° 59-1 L du 27 nov. 1959, Rec. 67).

138 M. Guibal, « Le retard des textes d'application des lois », RDP 1974, pp. 1039 et s.

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à son gré par décrets en cours d'exercice en fonction des besoins de sa politique.

Les parlementaires se sentent d'autant plus méprisés que le mi-nistre chargé des relations avec le Parlement à partir de janvier 1971, Jacques Chirac, étant entré au Gouvernement aussitôt après son élec-tion en 1967, ne connaît alors de l'Assemblée ni les hommes ni les usages et se demande publiquement « si le régime parlementaire n’ap-partient pas au passé ».

Une Assemblée docile mais compromettante

L'attitude du Gouvernement face au Parlement peut surprendre, vu l'entier dévouement qu'il pouvait en attendre. Elle s'explique cepen-dant par la nature fort ambiguë des rapports qui unissent G. Pompidou à l'UDR. Bien qu'il se présente comme l'héritier du général de Gaulle, le nouveau chef de l'État se veut plus « réaliste » que lui ; dès son ac-cession, il dévalue le franc, ce que de Gaulle - qui considérait la déva-luation comme une faillite partielle de l'État - s'était absolument refusé de faire. Il estime n'être pas de taille à défier les États-Unis, ni à s'op-poser à l'entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté. Il se ré-signe sans mal à l'abandon des grands projets technologiques du règne précédent : la filière atomique française, le plan Calcul, etc. Il renonce à soutenir la guerre d'indépendance du Biafra... Or l'UDR, elle, se voudrait le parti de la fidélité absolue. Formé aux affaires par ses fonctions antérieures dans la Haute Banque, Pompidou est partisan de la concentration sans limites du capital ; l'UDR, au contraire, [87] par-ti de type bonapartiste, recrute ses militants et ses électeurs dans les classes moyennes qui sont les victimes désignées de cette concentra-tion... Pour l'UDR, le soutien au Président de la République est évi-demment la seule position possible ; mais pour celui-ci, elle n'est qu'un allié utile qui ne doit en aucun cas faire prévaloir son point de vue sur le sien : « Le propre de l'action politique, dira-t-il lors de sa conférence de presse du 23 septembre 1971, c'est de se garder les mains libres, et croyez que je tâcherai de me les garder. »

Surtout, G. Pompidou est parfaitement conscient que l'Assemblée élue en juin 1968 dans l'émotion qu'avaient suscitée les événements

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du mois précédent est fort peu représentative de l'état réel des forces politiques et que, dans les législatures qui suivront, l'UDR n'a guère de chances de conserver la majorité absolue qu'elle détient. Or son man-dat présidentiel n'expire en principe qu'en 1976 alors que celui de l'Assemblée prend fin dès 1973 ; pendant trois ans au moins, il devra donc gouverner avec une majorité différente. Et dès son élection, c'est à celle-ci qu'il songe ; il lui faut se démarquer suffisamment de l'UDR pour que l'échec prévisible de celle-ci en 1973 ne soit pas considéré comme son échec personnel et qu'il puisse alors compter sur une ma-jorité de rechange. C'est d'ailleurs ce qu'il explique lui-même dans sa conférence de presse du 23 septembre 1971 quand il oppose la « ma-jorité présidentielle » qui l'a élu et sur laquelle il entend continuer à s'appuyer, à la « majorité parlementaire » telle qu'elle résulte du ha-sard de juin 1968 et qui n'en est qu'une des composantes. Aussi à l'Élysée, ses conseillers pour les affaires politiciennes, Pierre Juillet et Marie-France Garraud, veillent-ils avec soin à ce que l'UDR, divisée d'ailleurs en multiples courants, ne jouisse d'aucune autonomie : en janvier 1970, ils ont choisi René Tomasini, adversaire déclaré de Cha-ban, comme secrétaire général du parti, et s'opposeront avec la der-nière énergie, en novembre 1971, à l'initiative d'Alexandre Sanguinetti et d'Albin Chalandon et encore en octobre 1973 à celle d'André Fan-ton (un proche de M. Debré), tendant à ce que le parti se donne un président.

Cette attitude était parfaitement compréhensible si l'on considère l'état des forces politiques et l'étroitesse du soutien populaire dont bé-néficiait le Président de la République.

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Section IIIUne « majorité » de 37%

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Le grand problème auquel se trouve en effet constamment confron-té G. Pompidou, de son élection le 15 juin 1969 à sa mort le 2 avril 1974, est l'étroitesse de la base électorale sur laquelle il peut s'ap-puyer. Il n'avait été élu - on s'en souvient - que grâce à l'abstention bienveillante des communistes, et par 37% du corps électoral. Même en tenant compte de la « prime » qu'assure le scrutin majoritaire au parti arrivé en tête, un tel pourcentage ne permettait pas de remporter à coup sûr la victoire dans le cadre d'élections législatives. Aussi Pompidou cherche-t-il à élargir son assise électorale. C'est pourquoi, dès la formation du Gouvernement Chaban-Delmas, il accorde aux giscardiens et aux centristes qui s'étaient ralliés à lui un nombre de portefeuilles hors de proportions avec l'importance de leur représenta-tion parlementaire, escomptant que leurs électeurs verraient là le signe d'une ouverture dans leur direction.

Bien qu'elle ne s'accompagnât d'aucun changement dans la poli-tique économique et sociale du régime, toujours aussi peu favorable aux classes moyennes, l'ouverture [88] proprement « politique » de-vait se poursuivre à l'approche des élections de mars 1973 et donner lieu à l'extraordinaire manœuvre électorale que fut le référendum du 23 avril 1972 sur l'entrée de la Grande-Bretagne, du Danemark et de l'Irlande dans la Communauté économique européenne.

Le référendum du 23 avril 1972

Quoique sa conformité à la Constitution ne fasse guère de doute, l'annonce de ce référendum provoqua une vive stupéfaction dans les milieux politiques. Ceux-ci s'étaient en effet habitué à ne considérer l'article 11 que comme l'instrument des plébiscites. Or, par son carac-tère d'homme de cabinet et son scepticisme qui l'empêchait de drama-

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tiser réellement une consultation de ce type, G. Pompidou apparaissait comme tout à fait incapable de se faire plébisciter.

Effectivement, le référendum d'avril 1972 fut tout le contraire d'un plébiscite. Le Président et ses ministres s'abstinrent soigneusement de passionner le débat ; ils ne parlèrent pas de démission en cas de résul-tat négatif et ne s'engagèrent qu'au minimum dans la campagne qui manqua totalement d'intérêt, chacun sachant d'avance que le vote se-rait positif. L’opération en réalité avait un tout autre but que de doter le chef de l'État d'une quelconque apparence de charisme. Elle était beaucoup plus habile car elle tendait à opérer un reclassement général des forces politiques à l'approche des élections législatives.

Le référendum en effet gênait l'ensemble des partis politiques. Il divisait la gauche au moment où elle était sur le point de se rassem-bler : les socialistes avaient toujours été partisans de l'élargissement de l'Europe alors que les communistes avaient toujours été hostiles à l'idée européenne. Il gênait l'UDR en ce qu'il l'obligeait à consacrer sans ambiguïté l'abandon des conceptions gaullistes en matière euro-péenne. Mais c'était surtout aux électeurs des formations centristes d'opposition - radicaux et centre démocrate - que le référendum était destiné. Il devait permettre en confisquant le thème majeur de la pro-pagande centriste - l'idée européenne au nom de laquelle leurs leaders avaient combattu de Gaulle - de rallier à la majorité présidentielle quelque trois millions d'électeurs de l'opposition. Le référendum n'était pour le Président de la République que la première phase d'une opération à deux temps : aussitôt après, il procéderait à la dissolution de l'Assemblée nationale, et les électeurs centristes qui venaient de lui répondre « oui » se trouveraient naturellement portés à confirmer leur vote en élisant les candidats de la majorité.

L !opération était bien montée. Malheureusement l'excès d'habileté finit par nuire. Les électeurs étaient trop habitués aux plébiscites du général de Gaulle pour considérer le référendum du 23 avril autrement que comme un plébiscite, et beaucoup d'entre eux crurent que G. Pompidou voulait se donner - sans aucun risque - un charisme person-nel à la manière de de Gaulle. Aussi les Français réagirent-ils très mal. Pensant que leur vote en faveur de l'unité européenne serait exploité comme un signe d'allégeance à l'égard du chef de l'État, ils s'abstinrent massivement à l'appel du Parti socialiste, du PSU, du Front des rapa-triés, du CID-UNATI, etc. Il s'en fallut de peu que le nombre des abs-

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tentions dépasse celui des votants ; un moment en effet, on crut que la gauche tout entière allait conseiller l'abstention ; dans ce cas, il n'y au-rait pratiquement pas eu d'opposants et le caractère nettement minori-taire du soutien populaire dont bénéficiait le Président eût apparu de manière éclatante ; s'aurait été un plébiscite à rebours. Heureusement, le Parti communiste évita ce désaveu au chef de l'État : au risque de [89] briser l'unité fragile de la Gauche, il conseilla de voter « non » et justifia ainsi la question posée en lui apportant la contradiction de cinq millions d'électeurs. Grâce à lui, le Gouvernement put en partie mas-quer l'échec de l'opération en constatant que 60% des électeurs avaient participé au scrutin et que le « oui » avait réuni 68% des suffrages.

L'échec n'en était pas moins certain : alors que Pompidou avait été élu en 1969 par 37,50% des inscrits, le « oui » au référendum de 1972 ne rassemblait plus que 36,37% de ceux-ci. Le ralliement des cen-tristes ne s'était pas opéré. Fort heureusement il restait une année pour préparer les élections puisque toute idée de dissolution était désormais écartée.

La création du PS et l'union de la Gauche

Les partis de gauche devaient mettre ce répit à profit pour réaliser leur union, au bénéfice de François Mitterrand. Celui-ci, alors, revient de loin : la Fédération de la Gauche démocrate et socialiste (FGDS) qu'il avait constituée après sa candidature à l'élection présidentielle de 1965 avait éclaté quand, se voyant reprocher l'activisme qu'il avait dé-ployé lors de la crise de mai 1968 139, il en avait abdiqué la présidence le 7 novembre suivant. Espérant en récupérer les fragments, la SFIO avait alors décidé de se saborder au profit d'un Nouveau Parti socia-liste. Mais la création de ce parti à Alfortville le 4 mai 1969 avait été un fiasco, seule l'UCRS - la minuscule formation d'Alain Savary et de Pierre Bérégovoy - ayant accepté de venir s'y fondre. On n'avait pu faire moins, pour l'en remercier et manifester le renouveau, que d'élire Savary à sa tête, tout en laissant à Guy Mollet le contrôle de l'appareil. Quoique celui-ci lui ait apporté son soutien, ce n'était d'ailleurs pas Savary que le nouveau parti avait présenté pour l'élection présiden-

139 Cf. supra, p. 75 note 2.

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tielle de juin, mais Gaston Defferre qui avait alors essuyé, avec 5,01% des suffrages exprimés, le plus retentissant échec de sa longue carrière malgré l'appui de P. Mendès-France qu'il présentait comme son futur Premier ministre.

Le traumatisme cause par cette élection - ou aucun parti de gauche ne figurait au second tour - fut tel chez les militants qu'ils ne pouvaient manquer d'accueillir favorablement toute nouvelle initiative de rassemblement.

Celle-ci vint d'Alain Savary qui, fin décembre 1970, convoque les forces de gauche à un Congrès pour le mois de juin suivant. Aussitôt F. Mitterrand noue secrètement alliance avec deux personnalités qui ne peuvent plus supporter la mainmise persistante de Guy Mollet sur l'appareil : Gaston Defferre qui ne pardonne pas à celui-ci de ne l'avoir pas réellement soutenu dans sa campagne présidentielle, et Pierre Mauroy qui incarne la génération montante au sein du nouveau parti socialiste. Quand le Congrès s'ouvre à Epinay le 13 juin 1971, Defferre et Mauroy, qui se situent à la droite du futur parti, ras-semblent à eux deux 30% des mandats ; Mitterrand, qui a fait ad-mettre sa Convention des Institutions républicaines pour un véritable parti de 10 000 adhérents alors qu'elle en compte moins de 3 000, ob-tient sur sa motion 15% des suffrages. Pour atteindre la majorité, le triumvirat se rapproche alors d'un groupe de jeunes militants – Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane, Georges Sarre, Alain Gomez, Paul Loridant... - qui, protégés d'abord par Guy Mollet à cause de leur nationalisme, avaient formé au sein de [90] la SFIO un petit groupe de réflexion, le CERES 140, mais qui sont maintenant menacés d'exclusion en raison de leur dérive vers un marxisme pur et dur. Se forme ainsi, contre la direction en place, une alliance des contraires qui, à une ma-jorité de 52%, décide de remplacer Savary par Mitterrand à la tête

140 Le Centre d'Études, de Recherches et d'Éducation Socialistes, qui prône une « stratégie de rupture avec le capitalisme » va constituer le courant d'ex-trême-gauche au sein du Parti socialiste. L'alliance du Premier secrétaire avec ce courant devait subsister jusqu'en janvier 1975, date à laquelle l'en-trée au PS des amis de M. Rocard lui permit de prendre ses distances par rapport à lui. Elle devait ensuite se renouer en avril 1979, lors du Congrès de Metz, quand M. Rocard eut fait connaître son intention de devenir le candi-dat du parti à la Présidence. F.-O. Giesberg, François Mitterrand, une vie, 1996, pp. 242 et s.

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d'une grande formation unitaire 141. En récompense de son soutien, Mitterrand charge le CERES d'élaborer son programme. Conçu dans la perspective d'un rapprochement avec le Parti communiste, ce pro-gramme - « Changer la vie » - prévoit un champ étendu de nationali-sations ; F. Mitterrand s'en émeut, mais les molletistes, par esprit de revanche, font de la surenchère : ils font décider que ce champ n'est pas limitatif et que les nationalisations pourront en outre porter sur les entreprises dont les travailleurs en feront la demande. Ainsi rassem-blés et dotés d'une plate-forme qui les situe résolument à gauche, les socialistes se sentent désormais assez forts pour négocier avec le Parti communiste un « programme commun de gouvernement » qui, après une laborieuse confrontation entre les programmes « Changer la vie » du PS et « Changer de cap » du PC, sera signé le 17 juin 1972 et au-quel le Mouvement des radicaux de gauche 142 apportera peu après son adhésion, assortie toutefois d'une annexe qui chante les vertus de la libre entreprise.

Le programme commun

Dans le domaine institutionnel, ce programme commun tend à ras-surer ceux que l'arrivée au pouvoir des communistes pourrait inquié-ter, en mettant l'accent sur la protection des libertés : une Cour su-prême remplacerait le Conseil constitutionnel avec des attributions plus larges et une composition différente 143 ; la garde à vue serait abo-141 Cf. J. Poperen, L'unité de la gauche (1965-1973), 1975 ; J. Lacouture et

P. Rotrnan, Mitterrand, Le roman du pouvoir. 2000, pp. 95 et s., F.-O. Gies-bert, François Mitterrand, une vie, op. cit., pp. 247 et s.

142 Le Mouvement des radicaux de gauche, né d'une scission intervenue en 1971 au sein du Parti radical lors de l'élection de M. J.-J. Servan-Schreiber à la présidence de celui-ci, se constituera en parti en octobre 1972 et s'unira au PS, lors des élections de 1973, en une « Union de la Gauche socialiste et dé-mocrate ». Cette alliance a subsisté depuis, transformant peu à peu le MRG en une annexe du Parti socialiste.

143 La composition et le mode de saisine de la Cour suprême firent l'objet d'une proposition de loi constitutionnelle et d'une proposition de loi orga-nique déposées le 20 décembre 1972 par MM. Defferre, Ballanger et Fabre (Doc. AN nos 2856 et 2857). Aux termes de ces propositions, la Cour devait être composée de neuf membres dont trois élus par chacune des assemblées, deux désignés par le Conseil supérieur de la magistrature et un seul nommé

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lie et une procédure d'habeas corpus instituée ; la police judiciaire dé-tachée du ministère de l'Intérieur, serait placée sous l'autorité du Garde des Sceaux ; le Conseil supérieur de la magistrature serait réor-ganisé ; l'article 16 de la Constitution serait abrogé. Dans l'organisa-tion des pouvoirs publics, en revanche, il ne prévoit que peu de modi-fications : la durée du mandat présidentiel serait ramenée a cinq ans et l'exercice par le chef de [91] l'État du droit de recourir au référendum serait limité ; le Parlement retrouverait plus de liberté grâce à un amé-nagement libéral de la procédure du vote bloqué ; mais il serait lié au Gouvernement par un contrat de législature qui déterminerait à l'avance le programme des réformes à mener à bien. Pour lier le PS, les communistes auraient voulu que la dissolution soit automatique en cas de rupture de ce contrat de législature ; mais Mitterrand n'y a pas consenti 144.

Sur le plan économique cependant, le programme commun laissait subsister beaucoup d'ambiguïtés et d'arrière-pensées. Le Parti commu-niste concevait l'union de la gauche comme le moyen « d'ouvrir la voie au socialisme » : certes, les réformes envisagées ne permettraient encore de réaliser qu'une « démocratie avancée », mais elles ne consti-tueraient qu'une première étape qu'il faudra dépasser en élevant sans cesse « la qualité de l'union ». Pour la grande majorité des socialistes au contraire, ces réformes constituaient un aboutissement, au moins pour une longue période. Mais leur parti, alors électoralement faible 145

par le Président de la République. Elle aurait pu être saisie par les cours d'appel pour statuer sur les exceptions d'inconstitutionnalité soulevées par les particuliers à l'occasion d'un litige, ainsi que par le quart des membres de l'une ou l'autre assemblée. Elle aurait eu à se prononcer sur les questions soumises par le Président de la République à référendum et à veiller à ce qu'elles ne présentent pas un caractère obscur ou équivoque. Elle aurait éga-lement pu être saisie de toute décision du Président de la République intéres-sant les rapports entre les pouvoirs publics.

144 Voy. O. Duhamel, La Gauche et la Ve République, 1980, pp. 351 et s.145 Rappelons que lors de l'élection présidentielle de 1969, G. Defferre, can-

didat du Parti socialiste issu de la fusion de la SFIO et de l'UGCS, n'avait obtenu que 5,01% des suffrages. Les autres formations socialistes qui s'étaient jointes en 1972 à la SFIO pour former le PS n'avaient qu'une au-dience électorale encore plus faible. Certes l'union qui venait de se réaliser attirait déjà des militants vers le nouveau parti, mais faute de consultation électorale depuis la fusion, il était impossible d'en mesurer exactement l'au-dience.

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et de plus dominé par son extrême gauche en raison de l'alliance contre-nature réalisée lors du Congrès d'Epinay, avait dû, pour aboutir à l'accord avec les communistes, leur faire des concessions telles que la réalisation du programme commun risquait fort, comme le souhai-taient ceux-ci, de n'être effectivement qu'une étape qu'il faudrait rapi-dement dépasser. Frappant sévèrement les investissements au moment même où il relancerait massivement la consommation, il devait néces-sairement engendrer une forte inflation et un lourd déséquilibre de la balance commerciale. Le Gouvernement - dont la direction serait lais-sée, dans un premier temps, aux socialistes - se trouverait ainsi amené soit à suivre les communistes dans la voie de l'étatisation de l'écono-mie, soit à prendre, contre leur avis, des mesures de redressement de type libéral qui susciteraient un profond mécontentement dans la classe ouvrière. Pour être à même de mieux exploiter la situation alors créée, le Parti communiste prévoyait d'imposer pour les entreprises nationalisées un mode de désignation de leurs administrateurs qui de-vait lui permettre de s'en assurer le contrôle.

La victoire de la droite

En dépit d'une campagne acharnée, le résultat des élections de mars 1973 ne se décida qu'au second tour. Au premier, la majorité présidentielle était remontée à 37,9% ; l'ensemble des partis de gauche avait obtenu 45,5% des suffrages, le parti communiste restant en tête avec 21,4% des électeurs, suivi par le parti socialiste avec 19,2% 146. Comme prévu, il appartenait aux 12,5% d'électeurs centristes d'assurer l'arbitrage.

[92]

146 Si la création du PS a permis de mobiliser les abstentionnistes et de re-grouper les voix dispersées jusque-là entre les innombrables formations so-ciales-démocrates, la signature du Programme commun en a éloigné bon nombre d'électeurs modérés : les formations centristes (« Démocratie et Pro-grès » en 1968, « Mouvement des Réformateurs » et « Centre Démocratie et progrès » en 1973) progressent plus que lui : en 1968, elles avaient obtenu 10,3% des voix ; en 1973, elles en obtiennent respectivement 12,5 et 3,7%. Le Parti socialiste, avec 19,2% des suffrages ne fait pas beaucoup mieux que la FGDS en 1968 (17,2%).

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À l'issue d'une rencontre nocturne avec Pierre Messmer, Jean Le-canuet - avant même de consulter son parti - les invita à reporter mas-sivement leurs suffrages sur la majorité sortante pour faire échec à la coalition socialo-communiste. Pour le Mouvement réformateur qu'il présidait et sur lequel se fondaient leurs espoirs, ce fut sans doute une erreur : en maintenant ses candidats dans l'ensemble des circonscrip-tions où ils n'étaient pas éliminés par la loi électorale, ce parti aurait pu, avec une quinzaine de députés, arbitrer entre la droite et la gauche qui, ni l'une ni l'autre, n'auraient eu la majorité à l'Assemblée. L’ac-cord de désistement qu'il conclut avec le Premier ministre lui permet-tait certes d'avoir une trentaine de députés, et donc de constituer un groupe parlementaire 147, mais réduisait ceux-ci à l'impuissance puisque grâce à lui la droite allait disposer d'une majorité de 268 sièges (dont 183 à l'UDR, 55 aux Républicains indépendants, et 30 aux centristes « Démocratie et progrès »ralliés depuis 1969). Il est vrai que, s'ils n'avaient pas pu constituer un groupe parlementaire, le risque était grand de voir ces députés céder aux sollicitations et aux pro-messes, et leur parti éclater rapidement.

Dominée par cette majorité mieux équilibrée qu'antérieurement puisqu'aucun parti n'y dispose plus comme précédemment de la majo-rité à lui seul, la nouvelle Assemblée ne sera guère mieux traitée par l'Exécutif que la précédente : si l'UDR, sévèrement étrillée, tente de s'affranchir de l'influence des conseillers présidentiels 148, les différents partis qui soutiennent le Gouvernement ne s'entendent pas entre eux et le chef de l'État, qui est leur unique fédérateur, en profite pour leur imposer un arbitrage qu'ils ne peuvent refuser, étant conscients de la précarité de leur victoire et ne voulant courir aucun risque 149.

147 Le nombre minimum de députés exigé par le règlement de l'Assemblée pour former un groupe parlementaire était à l'époque de trente. Il sera rame-né à vingt en 1988 par un accord intervenu entre le PS et le PC, celui-ci ne comptant plus alors que 27 députés.

148 En octobre 1973, il se peuvent s'opposer à la nomination d'Alexandre Sanguinetti comme secrétaire général du parti, et en novembre, lors du congrès de Nantes, le manque de tact dont ils font preuve leur vaut une ré-bellion caractérisée : Chaban et Debré sont acclamés, et leur poulain Chirac sera battu lors de l'élection du Bureau politique qui suivra.

149 G. Pompidou sur la fin de sa vie semble prendre conscience des dégâts que sa politique a provoques dans les classes moyennes qui constituent sa base électorale : en décembre 1973, il autorise Jean Royer, ministre du

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Pourtant l'emprise du Président sur le Parlement n'est pas telle qu'il puisse faire adopter par le Congrès, à la majorité exigée des trois-cin-quièmes, le projet de réforme constitutionnelle qu'il dépose le 10 sep-tembre et qui tend à réduire de sept à cinq ans la durée du mandat pré-sidentiel. Georges Pompidou a en effet pris conscience que la légiti-mité que le Président tire de son élection directe par le peuple s'es-tompe avec le temps ; et le demi-échec du référendum d'avril 1972 lui a montré que la procédure référendaire sur laquelle comptait de Gaulle pour se re-légitimer périodiquement comporte trop de risques. L’éta-blissement du quinquennat lui apparaît comme une solution d'autant plus raisonnable qu'elle ne comporte en apparence que peu de risques [93] d'échec : les centristes qui préconisaient un régime présidentiel ne pouvaient que l'approuver ; et la réduction à cinq ans de la durée du mandat présidentiel étant expressément inscrite au programme com-mun de gouvernement, il serait difficile à la gauche de ne pas la voter. C'est pourtant ce qu'elle allait faire : dans l'atmosphère de radicalisa-tion des esprits qui régnait alors, il était en effet hors de question pour elle de donner l'impression qu'un accord avec le Président était pos-sible sur un quelconque problème. Certes, le texte fut bien adopté par les deux Chambres, mais - les gaullistes authentiques conduits par Mi-chel Debré ayant voté contre - il ne le fut qu'à des majorités si faibles que, s'il avait été soumis au Congrès, il n'aurait pas réuni les trois cin-quièmes des voix nécessaires à son adoption définitive 150. Cette situa-tion plaçait G. Pompidou dans l'embarras : ayant été approuvé par les deux Chambres, le texte ne lui appartenait plus et ne pouvait donc être retiré ; puisqu'il ne pouvait être adopté par le Congrès, il devait logi-quement, en vertu de l'article 89, être soumis au peuple. Mais le Pré-sident avait gardé un tel souvenir du référendum de 1972 qu'il ne vou-lait à aucun prix récidiver. Il se sortit habilement de ce dilemme en ex-

Commerce et de l'Artisanat, à faire voter la loi sur l'urbanisme commercial qui porte son nom et qui, limitant la concurrence entre les grandes surfaces, doit permettre à celles-ci de ne pas trop écraser les prix et de laisser survivre le petit commerce dans leur ombre. Mais ces autorisations d'ouverture, don-nées par des commissions contrôlées par des élus locaux qui monnaient leurs suffrages, deviendront rapidement des vaches-à-lait des partis, comme les zones d'aménagement concerté dans le domaine de l'urbanisme d'habita-tion.

150 Les députés et sénateurs favorables au texte représentaient seulement 57% de l'effectif du Congrès (cf Ch. Bigaut, Le réformisme constitutionnel en France, La Doc. fr., 2000, p. 89).

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pliquant que, si l'article 89 lui faisait bien obligation de choisir entre le Congrès et le référendum, il ne lui imposait pas de délai pour opérer ce choix, et qu'en conséquence il différait celui-ci, laissant entendre qu'il pourrait joindre cette consultation à l'élection présidentielle sui-vante.

Ainsi la présidence de Georges Pompidou est-elle jusqu'à présent la seule qui n'a pas été marquée par une quelconque révision de la Constitution. En apparence du moins. Car, en fait, c'est quand même sous son règne - quoique contre sa volonté - que la Constitution a été profondément transformée, non pas dans sa substance, mais dans son essence-même. C'est sous la présidence de Georges Pompidou en effet que le Conseil constitutionnel a commencé la mue qui devait faire de lui un organe majeur au sein des institutions et que la Constitution de 1958, conçue au départ dans l'unique intention de renforcer l'Exécutif a commencé à se transformer en une Charte des libertés. L’histoire mérite d'être contée.

Section IVL'émergence du Conseil constitutionnel

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Le Conseil constitutionnel est une création accidentelle de la Constitution de 1958. Lors de la rédaction de celle-ci, le contrôle de la constitutionnalité des lois apparaissait incompatible avec la concep-tion française de la démocratie. Seuls, dans le passé, le Consulat et les deux Empires avaient institué un tel contrôle, conçu comme un instru-ment de l'Exécutif contre les représentants du peuple 151. Et si la Constitution de 1946 avait bien créé un Comité constitutionnel pour interdire au Conseil d'État et à la Cour de cassation [94] de procéder au contrôle de la constitutionnalité des lois 152, elle avait organisé sa

151 Le contrôle automatique des lois était confié au Sénat, dont les membres étaient nommés par l'Exécutif (sur le Sénat du premier Empire, cf J.-L. Hal-perin, « Sénat » et B. Chantebout, « Sénatus-consulte », in Dictionnaire Na-poléon de J. Tulard ; sur le Sénat du second Empire, A. Ashworth, RDP 1994, pp. 45 et s.).

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saisine et son fonctionnement de telle sorte qu'il n'eut jamais à rendre de décisions.

À toute la classe politique, il apparaissait inimaginable que le Par-lement, expression directe de la volonté du peuple, soit soumis au contrôle de personnalités, si savantes et estimables soient-elles, qui ne procéderaient pas du suffrage universel. Le contrôleur étant considéré comme placé dans une position hiérarchiquement supérieure à celle du contrôlé, l'existence d'un tel organe aurait impliqué qu'il existait dans l'État une volonté supérieure à celle du peuple dont le Parlement était l'expression.

Dès qu'il en était question, l'expression « gouvernement des juges », inventée par Émile Lambert en 1921 pour qualifier le régime américain, surgissait dans le débat pour le clore aussitôt. Certes, l'Al-lemagne fédérale avait institué en 1949 un Tribunal constitutionnel, mais Maurice Duverger qui faisait autorité en matière de droit consti-tutionnel l'en excusait en expliquant que c'était par réaction aux igno-minies du régime nazi et qu'il ne pouvait se concevoir ailleurs.

Un nouveau-né rachitique

C'est cependant dans ce contexte intellectuel très défavorable que, par une série de hasards, va naître le Conseil constitutionnel.

Après les élections législatives de 1956 qui avaient vu l'entrée au Parlement de cinquante et un députés poujadistes, l'Assemblée s'était comportée d'une façon qui avait unanimement été jugée scandaleuse. Usant de son pouvoir traditionnel de vérifier la régularité des élections de ses propres membres - pouvoir qui avait toujours été reconnu aux assemblées parlementaires, même sous l'Ancien régime - elle avait in-validé onze députés poujadistes et arbitrairement déclaré leurs adver-saires élus à leur place. L’opinion attendait de la nouvelle Constitution 152 Sous la IIIe République, beaucoup de professeurs de droit, et parmi eux

des hommes aussi opposés dans leurs conceptions que Léon Duguit et Mau-rice Hauriou, estimaient que, puisque le contrôle de la constitutionnalité des lois n'avait pas été aménagé par la Constitution de 1875, il incombait aux juges ordinaires de l'exercer. La création en 1946 d'un organe constitution-nellement, habilité à cette fin - même si son existence était fictive - privait leur raisonnement de ses fondements.

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qu'elle fit cesser de tels abus, et d'emblée, le Groupe de travail propo-sa que la fonction de juge des élections législatives soit transférée à un organe spécial dénommé « Comité constitutionnel ».

Quelques journalistes à l'affût dans les couloirs entendent parler de ce Comité et, pour remplir leurs colonnes en ce début d'été 1958, for-mulent l'hypothèse qu'on pourrait lui confier le contrôle des lois. Ainsi alerté, René Cassin soulève la question devant le Comité interministé-riel en s'y déclarant fermement opposé ; de Gaulle le tranquillise aus-sitôt : « ce n'est pas dans nos intentions » 153.

Mais le Comité constitutionnel ressurgit devant le Groupe de tra-vail quand M. Debré explique qu'il ne faut pas que chaque assemblée crée en son sein plus de quatre commissions. F. Luchaire fait observer que rien - pas même la Constitution - ne pourra empêcher les assem-blées de créer, sous des noms divers, autant de commissions qu'elles le veulent. Embarrassé par la remarque, M. Debré réplique qu'on les en empêchera en soumettant leur règlement à un contrôle de confor-mité à la Constitution. Voilà donc le Comité investi d'une compétence nouvelle.

[95]Mais il n'est pas encore question de lui confier le contrôle de la

constitutionnalité des lois, ni même un rôle d'arbitre des conflits de compétences. On se souvient que dans le système exposé par Michel Debré en effet, il n'y a pas à l'époque de limitation du domaine d'inter-vention du Parlement : il existe un domaine - très restreint - confié au législateur exclusivement. Tout le reste ne lui est pas pour autant in-terdit : il peut y intervenir, mais, pendant les intersessions, le Gouver-nement peut aussi y pénétrer en vertu d'une sorte de délégation du pouvoir législatif qu'il tient directement de la Constitution ; les lois in-tervenues en dehors des rares matières exclusivement réservées au lé-gislateur pourront être modifiées par des décrets, et ces décrets par des lois... à condition que le Parlement le veuille et que le Gouvernement le laisse faire. Donc, il n'y a pas d'arbitrage à opérer.

Mais nous avons vu aussi qu'en dépit de ses objurgations, M. De-bré ne parvint pas à faire adopter son système par le Comité intermi-nistériel. Celui proposé par Guy Mollet et Pierre Pflimlin lui fut préfé-

153 Voy. DPS, t. 1, p. 249.

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ré. Or ce système, qui prévoyait une séparation tranchée entre le do-maine de la loi et celui du règlement, impliquait nécessairement - car il ne peut y avoir de frontières sans garde-frontière - qu'un organe dé-partiteur des compétences soit mis en place. Et cet organe ne pouvait évidemment être que le « Comité » constitutionnel qui, du fait de cet élargissement de ces compétences, va mériter le nom de « Conseil » qu'on lui donne donc désormais.

Mais on n'entend pas pour autant lui conférer un véritable pouvoir de contrôle sur le fond des lois. Il ne s'occupera que de problèmes de compétences et de procédure législative. Quand, au sein du Groupe de travail, Michel Aurillac évoque la possibilité d'autoriser la saisine de ce Conseil par voie d'exception, c'est-à-dire par l'intermédiaire des ju-ridictions lorsqu'elles auraient un doute sur la constitutionnalité d'une loi applicable dans une affaire, il soulève une opposition générale (DPS, t. 1, pp. 382 et s.). André Chandernagor explique que le contrôle de constitutionnalité ainsi conçu ôterait à la Constitution sa souplesse alors que, sous les Républiques précédentes, on a été très heureux de pouvoir s'affranchir de ses dispositions lorsque c'était né-cessaire pour résoudre des problèmes délicats. C'est, semble-t-il, Fran-çois Luchaire qui trouve la solution : on évitera ce risque en réservant la saisine du Conseil aux quatre plus hautes autorités de l'État - le Pré-sident de la République, le Premier ministre et les présidents des deux assemblées - qui n'en useront qu'à bon escient, parce que, comme le dira quelques jours plus tard M. Debré devant le CCC, au niveau où elles sont placées, elles ont « le sens de l'État ».

Il est donc désormais acquis qu'il y aura un Conseil constitutionnel et qu'il pourra vérifier la constitutionnalité des lois, mais seulement à la demande des quatre plus hautes autorités de l'État, et seulement aussi sur les questions de compétences et de procédure puisque la Constitution ne porte que sur ces matières. Il n'est pas question de faire de cet organe un garant des libertés publiques. La sauvegarde de celles-ci reste confiée à la seule sagesse du législateur, ou plus préci-sément de la majorité parlementaire.

Les hésitations du CCC

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Lorsque le projet de Constitution est soumis au Comité consultatif constitutionnel, des modalités de saisine aussi restrictives ne pa-raissent cependant pas raisonnables. M. Malterre note qu'au moment où l'on renforce considérablement l'Exécutif, il serait souhaitable de donner en contrepartie aux minorités des droits qui n'existaient pas au-paravant. M. Dejean, vice-président socialiste du Comité, fait observer que « ce n'est [96] pas dans les hautes personnalités représentatives de la majorité politique que l'on peut trouver une garantie » contre les abus de cette majorité... Un député, André Triboulet, propose que le Conseil puisse être saisi, en plus des quatre personnalités susdites, par un tiers des membres de l'une ou de l'autre assemblée. M. Debré ré-plique que cette extension de la saisine « est incompatible avec la conception parlementaire qu'on se fait de la vie politique en France » et conduirait au « gouvernement des juges ». Mais, plus encore que M. Debré, ce sont surtout les deux ténors du MRP – Pierre-Henri Teit-gen et Paul Coste-Floret, qui s'étaient déjà montrés partisans acharnés de l'article 49.3 - qui vont combattre cet amendement. Pour Coste-Flo-ret, ce mode de saisine « politiserait l'institution ». P.-H. Teitgen va plus loin encore : « Rien n'est plus dangereux que cela ; cela n'a l'air de rien, mais nous sommes en train de jouer avec de la dynamite... Ce ne sera pas le gouvernement des juges, ce sera le Gouvernement des anciens !... Je vous en supplie, limitons les dégâts. »

Malgré cette opposition, le CCC votera l'amendement Triboulet en considérant que s'il fallait le tiers des membres d'une assemblée pour saisir le Conseil, cette saisine resterait exceptionnelle. Mais le débat rebondit quand M. Van Graefschepe propose un amendement tendant à préciser que, dans les matières réservées à la loi, le Parlement légi-fère « dans le respect des principes généraux et libertés individuelles définis par le préambule ».

Toute la question en effet, après l'adoption de l'amendement Tri-boulet, était de décider si, le texte de la Constitution de 1958 ne trai-tant pas des libertés ni des droits du citoyen, le Préambule aurait force juridique. Dans la tradition juridique française, le Préambule ne fait pas partie des constitutions : dès 1791, l'Assemblée nationale consti-tuante avait, sur la suggestion du député Thouret, opéré une distinc-tion entre le Préambule - ou « Déclaration des droits » - qui n'est qu'un exposé de la philosophie politique des constituants, et les « Garanties

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des droits » qui figurent dans le corps des constitutions et ont seules valeur obligatoire.

En l'absence de M. Debré, c'est Raymond Janot qui monte au cré-neau : « Ni la Déclaration, ni le Préambule n'ont dans la jurisprudence actuelle valeur constitutionnelle. Leur donner valeur constitutionnelle aujourd'hui, au moment où on crée un Conseil constitutionnel, c'est al-ler au-devant de difficultés considérables... L’adoption d'une telle dis-position conduit, qu'on le veuille ou non, d'une part à l'impossibilité de certaines législations dont nous avons eu en fait besoin (je fais allu-sion à la loi sur l'état d'urgence à certaines époques) et, d'autre part, elle impliquerait le contrôle de la constitutionnalité des lois. Si le Co-mité... désire s'engager sur la voie du gouvernement des juges, je crois que, effectivement, cet amendement lui donne une excellente occasion d'aller dans cette direction ». L’intervention de R. Janot trouble les parlementaires. M. Dejean, qui avait soutenu l'amendement Triboulet, se ravise : il parle d'un « gouffre qui s'ouvre sous nos pas » : « Si nous mettons dans la Constitution tous les principes ... qui sont inclus tant dans la Déclaration de 1789 que dans la Constitution de 1946 ... au-cune loi ne sera votée sans que les mécontents de ce vote trouvent un principe auquel ils accrocheront l'idée de contravention... Cela me pa-raît extrêmement dangereux dans la pratique ». L'amendement Van Graefschepe sera abandonné.

Et finalement tous ces débats n'auront servi à rien, sinon à nous éclairer rétrospectivement sur l'opposition fondamentale des auteurs de la Constitution à un vrai contrôle de constitutionnalité, car l'amen-dement Triboulet lui-même ne sera pas retenu par le Gouvernement dans la rédaction définitive du texte constitutionnel.

[97]Ainsi le Conseil ne devra, en matière de contrôle de constitutionna-

lité, avoir à traiter que de questions de compétences et de procédure et ne pourra être saisi que par le Président de la République, le Premier ministre ou les présidents de l'une ou l'autre des assemblées, et seule-ment pendant la courte période située entre le vote définitif de la loi et sa promulgation par le chef de l'État.

Mais il est dans la nature des organes politiques de contrôle de chercher à élargir leur mission : la Cour suprême des États-Unis, or-gane établi par la Constitution de 1787 pour répartir - lui aussi - les

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compétences entre les États, s'était dès 1803 octroyé le droit de contrôler la constitutionnalité des lois. Le Sénat de la Constitution de l'an VIII, institué, lui, pour contrôler la constitutionnalité des lois, s'était autorisé à modifier la Constitution... Et cela leur est d'autant plus facile qu'étant établis par la Constitution pour veiller à son res-pect, ils sont en pratique souverains. S'agissant du Conseil constitu-tionnel au début des années 1970, la tentation était d'autant plus forte qu'il avait mauvaise presse et qu'on s'y ennuyait ferme...

Les années obscures

Le Conseil avait mauvaise presse parce que, la seule fois où, en no-vembre 1962, le Président du Sénat l'avait saisi d'une loi en instance de promulgation, le texte qu'il lui avait donné à juger était celui de la loi référendaire qui, en violation évidente de l'article 89 de la Consti-tution, instituait l'élection du Président au suffrage universel direct. Que ce texte ait été anticonstitutionnel, cela ne faisait de doute pour personne. Qu'on puisse l'annuler, alors qu'il venait d'être adopté par 62% des Français, était cependant hors de question. Le Conseil s'était donc déclaré incompétent pour en connaître. Dans l'opposition, ce fut un tollé. G. Monnerville déclara : « Le Conseil constitutionnel vient de se suicider » ; et longtemps l'opprobre pèsera sur le Conseil. En 1978 encore, F. Mitterrand déclarait à son sujet : « Le Conseil consti-tutionnel est une institution à la Napoléon III qui ne devrait pas avoir cours dans la vie démocratique d'aujourd'hui ... il s'agit d'une institu-tion dont il faudra se défaire. »

En outre, ses membres s'ennuyaient ferme : de temps en temps, le Gouvernement, pour ne pas le laisser inactif, lui donnait des codes en-tiers à dépouiller en le priant de distinguer pour chaque article ce qui relevait de la loi de ce qui appartenait au règlement. La tâche n'était pas exaltante pour des personnalités qui, pour la plupart, avaient dans le passé exercé de hautes fonctions. En fait, elles attendaient leur heure.

Un coup d’État juridique

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Cette heure sonna le 16 juillet 1971. Les événements de mai 1968 ayant entraîné une recrudescence de l'agitation gauchiste, le ministre de l'Intérieur de G. Pompidou, Raymond Marcellin avait entrepris de réduire une à une les libertés des Français. Tour à tour, avait été concernées la liberté de réunion, la liberté de manifestation, la liberté de la presse et même celle de sortir du territoire... Vint le moment où il fallut porter atteinte aussi à la liberté d'association. Les maoïstes avaient fondé un journal - La cause du peuple - que Jean-Paul Sartre en personne allait vendre dans la rue. Régulièrement ses dirigeants étaient condamnés à de lourdes amendes qui mettaient sa survie en pé-ril. Pour payer celles-ci, Simone de Beauvoir constitua une association destinée à recueillir des contributions militantes, mais à laquelle le Préfet refusa le récépissé de déclaration indispensable à l'ouverture d'un compte bancaire. Saisi de ce [98] refus, le Tribunal administratif de Paris le déclara illégal. Furieux de ce désaveu, Marcellin et Pleven firent alors voter une loi qui autorisait pour l'avenir un tel contrôle préfectoral, Sans trop y croire, le président du Sénat, à la demande du sénateur P. Marilhacy, avocat aux Conseils, déféra cette loi au Conseil constitutionnel. Et c'est alors que le miracle eut lieu 154.

Miracle ou coup d'État juridique ? Rien, absolument rien dans la Constitution, n'autorisait le Conseil à annuler cette loi. D'abord, nous l'avons vu, la Constitution ne garantissait pas les libertés. De celles-ci, il n'était question que dans le Préambule, mais celui-ci se situait en de-hors de la Constitution et était rédigé de manière si vague qu'on ne pouvait guère lui prêter une quelconque autorité. Mais il y avait pire : c'est que ni le Préambule de 1958, ni la Déclaration de 1789 ni le Pré-ambule de 1946 auxquels il se réfère ne faisaient la moindre allusion à la liberté d'association.

Par une invraisemblable série d'acrobaties qui eussent mérité un zéro pointé à tout étudiant en droit, le Conseil constitutionnel va sau-ter par-dessus tous ces obstacles. Il commence par déclarer que le Pré-ambule de la Constitution de 1958 a valeur constitutionnelle, et que par conséquent, la Déclaration de 1789 et le Préambule de 1946 ont

154 Le miracle a une explication : outre que ses membres souhaitaient don-ner d'eux-mêmes une meilleure image, le Conseil était alors présidé par Gas-ton Palewski, un gaulliste de la première heure, auquel Pompidou venait de refuser le grand cordon de la Légion d'honneur et qui en était profondément ulcéré.

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eux aussi valeur constitutionnelle. Puis, il relève qu'au début du Pré-ambule de 1946 se trouve un petit bout de phrase dans lequel « le peuple français... réaffirme solennellement ... les principes fondamen-taux reconnus par les lois de la République. » Sur cette base, il décide que la liberté d'association, établie par la loi du Ier juillet 1901, consti-tue un de ces principes fondamentaux et il annule en conséquence l'es-sentiel du dispositif de la loi Marcellin !

D'un seul coup, le Conseil constitutionnel est parvenu, à la fois, à affirmer son pouvoir de contrôler la constitutionnalité des lois au fond et à élargir presque sans limite la base de son contrôle : alors que le Constituant avait refusé de reconnaître au Préambule une quelconque valeur juridique, le Conseil incorpore à la Constitution elle-même la Déclaration de 1789 et le Préambule de 1946, textes d'inspirations philosophiques rigoureusement opposées, élaborés le premier par les porte-drapeaux du libéralisme, le second par une majorité socia-lo-communiste. Et pour que sa liberté soit plus complète encore, le Conseil se donne le droit de dégager discrétionnairement des lois vo-tées sous les Républiques antérieures des « principes fondamen-taux » 155 auxquels il reconnaîtra valeur constitutionnelle !

155 Faisant observer que la législation républicaine n'a pas toujours été aussi libérale qu'on le croit trop souvent aujourd'hui (cf. J.-P. Machelon, La Répu-blique contre les libertés ?, 1980) un certain nombre de juristes s'étaient in-quiétés à l'époque de cette possibilité discrétionnaire de l'invoquer contre la volonté du législateur contemporain (cf. R. de Lacharrière, « Opinion dissi-dente », Pouvoirs n° 13, 1980, pp. 113 et s.). Force est de constater aujour-d'hui que les « principes fondamentaux reconnus par les lois de la Répu-blique » que le Conseil constitutionnel a jusqu'à présent découverts - liberté d'association (CC, n° 71-44 DC du 16 juill. 1971), respect des droits de la défense (CC, n° 76-70 DC du 2 déc. 1976), continuité des services publics (CC, n° 79-105 DC du 25 juill. 1979), liberté d'enseignement (CC, n° 77-87 DC du 23 nov. 1977), indépendance des professeurs d'Université (CC, n° 83-165 DC du 20 janv. 1984), existence des juridictions administratives (CC, n° 86-224 DC du 23 janv. 1987) et monopole de celles-ci pour l'annu-lation des actes administratifs illégaux (CC, n° 86-224 DC du 23 janv. 1987), autorité judiciaire gardienne de la propriété immobilière privée (CC, n° 89-256 DC du 25 juill. 1989), nature éducative des sanctions pénales in-fligées aux mineurs (CC, n° 2002-461 du 29 août 2002) — échappent au re-proche d'arbitraire puisque, à l'exception de ceux concernant le partage des compétences juridictionnelles, ils appartiennent au fonds commun des na-tions occidentales.

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[99]Les gaullistes sont consternés. Mais l'opposition centriste et de

gauche pavoise. Elle réclame l'instauration en France d'un contrôle de constitutionnalité à l'américaine. Le programme commun de gouver-nement, signé en juin 1972 par le PC et le PS, prévoit l'établissement d'une Cour suprême pour l'essentiel élue par les deux Chambres et qui pourrait être saisie par voie d'exception (mais il prend soin de préciser qu'elle ne pourrait vérifier la conformité des lois qu'aux articles 7 à Il de la Déclaration, ce qui exclut notamment la garantie du droit de pro-priété...). Puis l'affaire sort de l'actualité, et le Conseil constitutionnel des médias.

Une petite piqûre de rappel

Craignant d'être oublié, le Conseil constitutionnel, que le président du Sénat ne songe plus à saisir, va récidiver le 28 novembre 1973 : une nouvelle fois saisi par le Gouvernement d'un banal problème de partage des compétences, il déclare que le texte qui lui est soumis et qui prévoit des sanctions pénales est de nature réglementaire parce que, dit-il, ces sanctions sont pécuniaires et non privatives de liberté. Ce faisant, il rappelle que l'article 7 de la Déclaration de 1789 réserve à la loi le droit d'établir des peines de prison ; implicitement, il déclare donc inconstitutionnels tous les décrets qui, s'appuyant sur l'ordon-nance du 23 décembre 1958 qui prévoit la possibilité d'instituer des peines de prison pour certaines contraventions, avaient fixé de telles peines. Le coup a été bien monté : avant même que la décision ne pa-raisse au JO, le Doyen Vedel est prévenu et publie un article retentis-sant dans la presse. L’affaire est grave, car désormais les tribunaux ne savent plus s'ils doivent appliquer ces textes. Le Conseil d'État s'in-surge : « Le Conseil constitutionnel est sorti de sa compétence ; il ne peut statuer sur la constitutionnalité des décrets ; et sa décision est dé-pourvue de valeur puisque l'autorité d'un jugement ne concerne que son dispositif et les motifs qui en sont le soutien nécessaire. » La Cour de cassation suit : « Les juridictions répressives devront continuer d'appliquer les décrets : elles doivent certes apprécier la légalité des règlements qu'elles appliquent, mais non leur constitutionnalité ; dès lors que ces décrets sont conformes à l'ordonnance du 23 novembre

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1958 qui a valeur légale, les juridictions n'ont pas à se demander si cette ordonnance elle-même est constitutionnelle. » Pour le Conseil constitutionnel, c'est un échec 156. Mais un échec relatif : l'essentiel était qu'on parlât à nouveau de lui.

Quatre mois après, en effet, G. Pompidou meurt. Et V. Giscard d'Estaing, en quête d'idées pour sa campagne présidentielle, déclare que s'il est élu, il élargira les possibilités de saisine du Conseil. Il tien-dra parole...

156 L’épisode montre l'une des nombreuses limites du contrôle de constitu-tionnalité à la française : alors que les arrêts de la Cour suprême des États-Unis sont exécutoires de plein droit, les décisions du Conseil constitu-tionnel n'ont d'autorité que celle que les juridictions judiciaires et adminis-tratives veulent bien leur reconnaître. Il faudra attendre l'arrêt d'assemblée SA Établissements Outers du 20 décembre 1985 (Rec., p. 382 ; D. 1986. J. 283, note Favoreu ; RFDA 1986, p. 513, concl. Ph. Martin) pour voir le Conseil d'État reconnaître pleine valeur à l'art. 62.2, de la Constitution qui dispose que « les décisions du Conseil constitutionnel s'imposent à toutes les autorités administratives et juridictionnelles. »

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[100]LES ÉLECTIONS PRÉSIDENTIELLES

DE 1965 À 1974

L'ÉLECTION DE 1965

Premier tour (5 décembre) Second (Tour 19 décembre)

Inscrits 28 913 422 28 902 704Votants 24 502 957 24 371 647Abstentions 4 410 46515,25% 4 531 05715,65%Blancs et nuls 248 403 0,85% 668 213 2,31%Suffr. exprimés 24 254 554 23 703 434

Candidats Suffrages ob-tenus

% des suf-frages expri-

més

Suffrages ob-tenus

% des suf-frages expri-

més

De Gaulle 10 828 52344,64% 13 083 69955,19%Mitterrand 7 694 00331,72% 10 619 73544,80%Lecanuet 3 777 1192,57%Tixier-Vignancourt 126 021 5,19%Marcilhacy 415 018 1,71%Barbu 279 683 1,50%

L'ÉLECTION DE 1969

Premier tour (1 Juin) Second tour (15 Juin)

Inscrits 29 513 361 29 500 334Votants 22 999 034 20 311 287Abstentions 6 614 32722,41% 9 189 04731,14%Blancs et nuls 295 036 0,99% 1 303 798 4,41%Suffr. Exprimés 22 603 998 19 007 489

Candidats Suffrages ob-tenus

% des suf-frages expri-

més

Suffrages ob-tenus

% des suf-frages expri-

més

Pompidou 10 051 81644,46% 11 064 37158,21%Poher 5 268 65123,30% 7 943 11841,78%Duclos 4 808 26521,27%Defferre 1 133 2225,01%Rocard 816 471 3,61%Ducatel 266 447 1,26%

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Krivine 239 106 1,05%

L’ÉLECTION DE 1974

Premier tour (5 mai) Second tour (19 mai)

Inscrits 30 602 763 29 500 334Votants 25 775 743 20 311 287Abstentions 4 827 70022,41% 9 189 04731,14%Blancs et nuls 237 107 0,99% 1 303 7984,41%Suffr. Exprimés 25 530 636 19 007 489

Candidats Suffrages ob-tenus

% des suf-frages expri-

més

Suffrages ob-tenus

% des suf-frages expri-

més

Mitterrand 11 044 57343,24% 12 971 60449,81%Giscard d'Estaing 8 320 77432,60% 13 396 20350,81%Chaban-Delmas 3 857 72815,10%Royer 810 540 3,17%Laguiller 595 347 2,33%Du mont 347 800 1,32%Le Pen 180 921 0,74%Muller 176 279 0,69%Krivine 93 990 0,36%Renouvin 43 722 0,17%Sebag 42 007 0,16%Héraud 19 255 0,07%

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[101]LES ÉLECTIONS LÉGISLATIVES

DE 1956 À 1978

janvier 1956 novembre 1958 novembre 1962 mars l967 Juin 1968 mars 1973 mars 1978

Inscrits 26 774 899 27 236 491 27 526 358 28 300 936 28 181 848 29 901 822 35 204 152Abstentions 17,20% 22,82% 31,28% 19,08% 20,04% 18,76% 17,20%Suffrages exprimés 21 500 790 20 341 908 18 333 791 22 389 514 22 147 215 23 751 213 28 560 243

Suffrages ob-tenus R.P. (en

%)

Sièges Suffrages ob-tenus R.P.

(en %)

Sièges Suffrages ob-tenus R.P.

(en %)

Sièges Suffrages ob-tenus R.P. (en

%)

Sièges Suffrages obtenus R.P.

(en %)

Sièges Suffrages ob-tenus R.P. (en

%)

Sièges Suffrages ob-tenus 1er tour (France en-

tière)

Sièges

P.C.F. 25,90% 150 19,20% 10 21,84% 41 22,51% 73 20,02% 34 21,41% 73 20,55% 86Extr. Gauche 1,20% 2,33% 2,21% 3,95% 3,30% 3,33%SFIO 15,20% 94 15,70% 47 12,54% 66Radic.+ UDSR 14,20% 87 7,30% 40 7,79% 39FGDS 18,96% 121 16,53% 57Ps et MRG 19,20% 102 24,69% 113Divers gauche 0,74% 2,81%Écologistes 2,14%MRP Centre Démocrate 11,10% 74 11,09% 64 9,08% 55Prog. & Dém. 12,64% 41 10,34% 33Réformateurs 12,55% 30UDF 21,45% 123Centre PDM 3,72% 34ARS (ex-RPF) 3,90% 30UNR 20,40% 206 31,94% 233UD V-UDR 37,73% 200 43,65% 293 23,93% 183RPR 22,60% 154Rép. Indép. 5,84% 35 42 61 6,97% 51CNI-Modérés 15,30% 135 22,10% 117 5,10% 4,14% 2,83% 2,39%Poujadistes 11,60% 52Estr. Droite 0,90% 2,60% 0,87% 0,85% 0,13%Élus d’Algérie 66Non Inscrits 24 76 13 9 9 13 2,77% 15

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[103]

Brève histoire politique et institutionnellede la Ve République.

Chapitre VVALÉRY GISCARD D’ESTAING :

LA TENTATIVE AVORTÉEDE RESTAURATION

CENTRISTE

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G. Pompidou mourut le 2 avril 1974. Le 19 mai, à l'issue d'une campagne passionnée, V. Giscard d'Estaing fut élu pour lui succéder. Son accession au pouvoir dans un contexte politique difficile (Section 1) ne devait pas amener de changements radicaux dans la répartition du pouvoir au sein de l'Exécutif (Section II), mais provoquer certaines améliorations dans le rôle et le fonctionnement du Parlement (Section Ill).

L'élection présidentielle des 5 et 19 mai 1974

Le premier tour, qui eut lieu le 5 mai, mit aux prises douze candi-dats représentant toutes les tendances de l'éventail politique, de Ber-trand Renouvin, porte-parole de la Nouvelle Action Française, à Ar-lette Laguiller, candidate trotskiste, en passant par René Dumont dont

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la campagne originale marqua l'entrée des écologistes dans l'arène po-litique.

Parmi ces candidats, trois seulement avaient des chances de rester en lice au second tour : François Mitterrand, désigné par le Parti com-muniste, le Parti socialiste et le MRG comme leur candidat commun, Jacques Chaban-Delmas, candidat de l’UDR, et Valéry Giscard d'Es-taing, soutenu par les Républicains indépendants. F. Mitterrand pa-raissant d'emblée devoir recueillir au moins 40% des voix, le premier tour n'avait pas d'autre objet que celui, dévolu aux « primaires » aux États-Unis, de permettre aux électeurs de la majorité de désigner le candidat qui lui serait opposé lors du tour décisif.

Donné vainqueur de cette primaire au début de la campagne, J. Chaban-Delmas vit sa position s'effriter progressivement au cours de celle-ci. Grâce à une meilleure organisation qui lui laissait une plus grande disponibilité, et grâce aussi à l'appui que lui apportèrent le mi-nistre de l'Intérieur Jacques Chirac et quarante-trois députés UDR qui, sur le conseil de Pierre Juillet et de Marie-France Garaud, s'étaient ral-liés à lui par hostilité à Chabain-Delmas, M. Giscard d'Estaing distan-ça très nettement son rival qui bénéficiait pourtant de plus amples res-sources en provenance des milieux d'affaires. Le 5 mai, il rassemblait sur son nom près de 33% des suffrages, alors que le candidat gaulliste n'en obtenait que 15%. Quant à F. Mitterrand, il arrivait, comme pré-vu, très largement en tête avec 43,25% des voix.

Au soir de ce premier tour, toute supputation sur les résultats défi-nitifs du scrutin était impossible car nul ne savait à qui iraient les voix des candidats éliminés. Telle était l'importance des électeurs cen-tristes, gaullistes ou écologistes que F. Mitterrand prit un [104] ton gaullien 157 et que V. Giscard d'Estaing se fit socialiste dans son pro-157 Les propos de F. Mitterrand au cours de la campagne annoncent son ral-

liement à la conception présidentialiste du régime : « Il faut que le Président de la République soit le premier dans l'État, mais il ne doit plus être le seul « 8 avril 1974)... Je souhaite que toute son autorité soit maintenue pour assu-rer la grande orientation de la France (18 avril 1974)... « Un gouvernement sera constitué à l'image de la majorité présidentielle » (10 mai 1974). Cepen-dant, avec beaucoup d'habileté, pour esquiver les questions qui risquaient de lui être posées sur le programme commun de 1972, il se garde de tout enga-gement à son égard, allant jusqu'a déclarer à Caen, le 24 avril : « Le pro-gramme commun n'est pas mon affaire ». Et pour définir son action future il préfère mettre en avant « cinq thèmes » : « Des hommes plus libres. Une so-

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pos, les deux protagonistes rivalisant d'ardeur dans leur souci de pro-téger la nature. À les écouter, on pouvait avoir l'illusion d'une belle unanimité nationale alors que chacun savait le pays profondément dé-chiré au seuil d'un choix décisif. Le 19 mai, les abstentionnistes ne re-présentèrent que 12% du corps électoral.

Finalement V. Giscard d'Estaing l'emporta par 13 396 203 voix (50,81% des suffrages exprimés) contre 12 971 604 à F. Mitterrand. L’écart entre les candidats était extrêmement étroit ; mais le résultat ne fut contesté par personne, le scrutin ayant été d'une régularité par-faite et les voix des départements et territoires d'Outre-mer s'étant, contrairement à l'habitude, également réparties entre les deux candi-dats.

Section 1Les nouvelles données de la vie politique

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Conséquence d'une politique de bipolarisation délibérément menée depuis 1963 pour les raisons que nous savons, la France apparaissait au soir du 19 mai 1974 comme radicalement divisée en deux blocs d'importance sensiblement égale et dont l'antagonisme était d'autant plus fort que l'écart des voix qui les séparait était plus faible.

La majorité va alors vivre dans la hantise des élections législatives prévues pour mars 1978. La victoire des partis de gauche y est d'au-tant plus probable que la conjoncture économique, liée au quadruple-ment du prix du pétrole après la guerre du Kippour et le réveil de l'OPEP, se dégrade rapidement, plaçant le chômage au premier rang des problèmes sociaux. Pourtant la Gauche échouera lors de ces légis-latives. Et ce n'est que lors de l'élection présidentielle de mai 1981 qu'elle finira par l'emporter, alors que la plupart des observateurs croyaient son heure passée.

Cette double échéance électorale va profondément marquer l'orien-tation de la politique française, tant intérieure qu'extérieure, et influer

ciété plus juste. Une monnaie plus forte. Un peuple plus fraternel. Une France plus présente ».

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aussi sur le fonctionnement des institutions. De ce point de vue, le septennat de V. Giscard d'Estaing se divise en deux périodes très ca-ractérisées : avant, et après les élections législatives de 1978 158.

§ 1. LA PRÉPARATION DES ÉLECTIONSLÉGISLATIVES DE 1978

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L'inquiétude des milieux conservateurs face à l'échéance des élec-tions de 1978 se comprend aisément : même si V. Giscard d'Estaing reste à l'Élysée jusqu'au terme de son [105] mandat comme il en mani-feste l'intention, l'arrivée d'une majorité de gauche au Palais-Bourbon entraînerait inéluctablement l'application du Programme commun éla-boré en 1972 dans les conditions que nous avons vues. En renversant tout autre gouvernement que celui présidé par le leader socialiste, l'Assemblée nationale obligerait le Président de la République à appe-ler E Mitterrand à Matignon et à accepter la présence de ministres communistes. À partir de ce moment, le chef de l'État n'aurait plus guère de possibilités d'action sur la marche des affaires : d'essence parlementaire, la Constitution a conçu en effet les pouvoirs du Pré-sident de la République pour lui permettre de faire face à la situation - classique en 1958 - d'un désaccord entre le Gouvernement et l'Assem-blée nationale, et non pour le mettre en mesure d'imposer sa volonté à ces deux organes lorsqu'ils sont d'accord entre eux. Il ne peut juridi-quement ni renvoyer le Gouvernement ni décider seul du référendum, ni même interdire au Premier ministre de présider des Conseils de ca-binet où se prendraient les décisions que le Conseil des ministres n'au-raient plus qu'à entériner. Certes la pratique de la Constitution lui avait reconnu tous ces pouvoirs ; mais elle tenait tout entière à l'exis-tence à l'Assemblée nationale d'une majorité qui lui était acquise et qui lui permettait de choisir le Premier ministre comme il l'entendait.

158 Sur cette rupture dans les orientations de la politique présidentielle après 1978, voy. notamment J. Rivero, Justice et libertés, in La France en mai 1981, Études et rapport de la commission du Bilan, t. V (La Doc. franç., 1982).

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Évidemment le chef de l'État, depuis 1962, est élu au suffrage uni-versel direct et ce mode de désignation lui confère une légitimité propre ; mais en 1978, quatre ans se seraient écoulés depuis son élec-tion ; or ce qui confère la légitimité populaire, c'est d'incarner la vo-lonté du peuple telle qu'elle se manifeste dans l'instant de l'action et non telle qu'elle s'est manifestée antérieurement.

Certes, le Président conserverait des pouvoirs propres dont il pour-rait juridiquement user indépendamment du Gouvernement et du Par-lement : le droit de dissoudre l'Assemblée nationale, ou de mettre en œuvre l'article 16. Mais le premier moyen risquerait de renforcer en-core la Gauche tant qu'elle n'aurait pas fait la preuve de son échec, et le second apparaîtrait pour ce qu'il serait alors : un coup d'État. Quant au droit de saisir le Conseil constitutionnel, si le Président pouvait en user sans craindre d'être contesté, il n'apparaissait pas de nature à em-pêcher la gauche de réaliser l'essentiel de son programme, les nationa-lisations notamment étant formellement prévues à la fois par le Pré-ambule de la Constitution de 1946 et par l'article 34 de celle de 1958.

Moins que tout autre, V. Giscard d'Estaing ne se fait d'illusion à ce sujet. Il le dira d'ailleurs sans ambages dans son discours de Verdun-sur-le-Doubs le 27 janvier 1978 : « Vous pouvez choisir l'application du programme commun. C'est votre droit. Mais si vous le choisissez, il sera appliqué. Ne croyez pas que le Président de la République ait dans la Constitution les moyens de s'y opposer. »

Pour éviter la victoire de la Gauche en 1978, l'unique solution consistait à élargir vers le Centre l'assise de la majorité. Elle supposait cependant l'adoption de profondes réformes politiques et sociales par l'Assemblée nationale élue en mars 1973. Or, en dépit du ralliement à sa personne du groupe des Réformateurs qui s'étaient refusés à Pompi-dou mais ont appelé dès le premier tour à voter pour lui, les députés gaullistes représentaient encore 60% de l'effectif de la majorité parle-mentaire, et n'étaient guère enclins à voter de tels textes.

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La levée de l'hypothèque gaulliste

Depuis 1962, date à laquelle, démissionnaire du Centre national des Indépendants et Paysans, il avait refusé de rejoindre le parti gaul-liste, préférant créer sa propre formation [106] politique et brisant ain-si l'unité du mouvement qui soutenait de Gaulle, l’UDR n'appréciait pas V. Giscard d'Estaing, et elle l'avait montré en 1968 lorsque, alors qu'il était redevenu simple député, elle lui avait refusé la présidence de la commission des finances. Son attitude lors du référendum du 27 avril 1969 n'avait en rien amélioré leurs rapports, et il venait d'être élu à l'Élysée contre son candidat.

Fort heureusement pour le chef de l'État, le mouvement gaulliste était alors en complet désarroi. Non seulement l'élection venait de lui ôter la Présidence de la République qu'il détenait depuis quinze ans, mais elle lui révélait brutalement la chute de son audience dans le pays. De plus, pour assurer son hégémonie, Pompidou avait œuvré à décapiter le parti, et après l'échec de J. Chaban-Delmas, personne en son sein n'apparaissait susceptible d'en prendre réellement la tête. Ne pouvant assumer le risque d'une dissolution, l’UDR ne pouvait pas se permettre d'affronter le Président de la République.

Celui-ci en profita pour lui donner un nouveau chef qui lui fût ac-quis. Il nomma Premier ministre Jacques Chirac, qui bien qu'il ait puissamment contribué à la défaite de son parti en mai, fut porté à sa tête en décembre 1974.

Assisté de Mme Marie-France Garaud qui, avec Pierre Juillet au cabinet de G. Pompidou, avait grandement facilité sa carrière, et de R. Tomasini qu'il avait pris comme secrétaire d'État chargé des relations avec le Parlement, J. Chirac obtenait sans peine dès juillet le rallie-ment d'Alexandre Sanguinetti, secrétaire général du parti. En sep-tembre, s'adressant aux élus lors des journées parlementaires de Cagnes-sur-Mer, il leur promettait, en échange de leur soutien, de faire réélire au moins cent cinquante d'entre eux grâce au jeu de la candidature unique dès le premier tour pour l'ensemble des partis de la Majorité. Le 14 décembre, la démission inopinée de Sanguinetti lui permettait de se faire élire secrétaire général du parti par un comité

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central qui avait été convoqué sur un tout autre ordre du jour de ma-nière à prévenir toute concertation des « barons du gaullisme » (Cha-ban-Delmas, Couve de Murville, Debré, Foccard, Frey, Guichard, Messmer…) qui, voyant en lui l'instrument de Giscard, lui étaient fort hostiles. En l'espace d'une semaine, le nouveau secrétaire général réor-ganisait alors l'état-major du mouvement, plaçant ses fidèles aux le-viers de commande, et obtenait la désignation par le Congrès national d'un nouveau Comité central où il disposait d'une majorité de 80% 159.

Le Président de la République facilita d'ailleurs la tâche de son Premier ministre en récompensant l'UDR de quelques concessions, notamment dans le domaine de la défense nationale où il s'affirma d'abord comme le continuateur de la politique du général de Gaulle, et dans la conduite des affaires africaines confiées à René Joumiac, proche collaborateur de Jacques Foccart. Et lorsqu'après le départ de M. Chirac de l'Hôtel Matignon en août 1976 (v. infra) surviendra la rupture entre le parti gaulliste et le chef de l'État, les positions électo-rales de la Majorité se seront tellement dégradées que le [107] RPR 160

n'osera pas prendre le risque de provoquer la dissolution de l'Assem-blée en censurant le nouveau Gouvernement.

L'effort de reconstitution du Centre

Cette mainmise de son Premier ministre sur l'UDR assurait au chef de l'État la docilité de l'Assemblée dans l'immédiat. Elle allait lui don-ner les mains libres pour « gouverner au centre » et tenter de ramener dans la majorité les électeurs centristes tentés par la Gauche. Mais comme ceux-ci ne se rallieraient à la Majorité que s'ils pouvaient y trouver une formation réellement capable de contrebalancer l'in-

159 A. Campana, dans son ouvrage L'argent secret, op. cit. (pp. 47 et s.) insiste sur le rôle qu'a pu jouer, dans ce ralliement de l’UDR à M. Jacques Chirac, le maniement des fonds secrets dont dispose le Premier ministre et dont le parti avait absolument besoin.

160 Le RPR (Rassemblement pour la République) est le nouveau nom que se donne l’UDR, le 5 décembre 1976, à l'occasion d'une profonde réforme de ses statuts. Le même jour, M. Chirac devient président du mouvement gaul-liste avec des pouvoirs très étendus sur son fonctionnement (Cf. Crisol et Lhomeau, La Machine RPR, 1977).

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fluence de l'UDR, il était absolument nécessaire de reconstituer un vé-ritable parti centriste.

Avec son état-major tiré du Gotha, la Fédération nationale des Ré-publicains indépendants ne pouvait guère remplir cet office. Pour que les affirmations de son président, Michel Poniatowski, tendant à la présenter comme un parti centriste deviennent crédibles, il fallait qu'elle perde son caractère propre grâce à sa fusion avec les multiples formations du Centre : Centre démocrate de J. Lecanuet, Parti radical de M. J.-J. Servan-Schreiber, Centre Démocratie et Progrès de Jacques Duhamel, Centre républicain d'André Morice, Mouvement démocrate-socialiste de Max Lejeune, Mouvement Présence socialiste de Léon Boutbien... Mais pour que ces formations acceptent de fu-sionner avec les Républicains indépendants qui comptaient sensible-ment autant de députés qu'elles toutes réunies, il fallait d'abord que le respect de leur identité fût garanti, et donc qu'elles opèrent un regrou-pement préalable et retrouvent leur crédibilité auprès des électeurs.

Dans ce but, M. Giscard d'Estaing fit à leurs leaders, au sein du Gouvernement, une place sans commune mesure avec leur audience réelle. Il obtint l'unification de leurs deux groupes parlementaires, mais leurs désaccords et leurs rivalités étaient tels qu'il paraissait diffi-cile d'aller plus loin dans la voie de l'union. Pour les y contraindre malgré tout, le Président de la République fit voter la loi électorale du 19juillet 1976 qui portait de 10 à 12,5% du nombre des électeurs ins-crits le seuil au-dessous duquel un candidat du premier tour ne peut se maintenir au second. Comme très peu de partis centristes obtenaient un tel résultat, il devenait essentiel pour eux de s'entendre avant même le premier tour pour la répartition des circonscriptions.

C'est dans ces conditions qu'à la veille des élections législatives, le 2 février 1978, sous les instantes pressions de Raymond Barre et alors que le piège de la loi électorale risquait de se refermer sur les candi-dats centristes, finit par se créer l'Union pour la Démocratie française (UDF) dont le nom était emprunté à un livre récemment paru du chef de l'État. Encore était-il précisé dans ses statuts qu'elle ne constituerait pas un véritable parti, mais seulement une fédération de partis qui

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conserveraient en son sein leurs caractères propres, leurs organisations et leur autonomie, bien qu'elle admette des adhésions directes 161.

[108]Parallèlement, le chef de l'État s'engage dans toute une série de ré-

formes destinées à donner une crédibilité à sa politique centriste : abaissement de l'âge de la majorité à 18 ans 162, élargissement à soixante députés ou soixante sénateurs de la saisine du Conseil consti-tutionnel, renforcement du contrôle parlementaire, éclatement de l'ORTF, liberté d'accès aux documents administratifs, dépénalisation de l'interruption volontaire de la grossesse, instauration du divorce par consentement mutuel, gratuité de la justice, réglementation des fi-chiers informatiques, imposition des plus-values, instauration d'un droit de préemption des communes lors des mutations à titre onéreux, établissement d'un plafond légal de densité pour les opérations de construction 163, création d'une aide personnalisée au logement, garan-tie d'un haut niveau d'allocation de chômage, instauration de l'autori-sation administrative de licenciement, droit pour la capitale d'avoir un maire élu, droit au regroupement familial pour les immigrés... Ré-forme aussi de l'éducation, avec l'instauration du collège unique, vieille revendication égalitaire des syndicats enseignants 164.

161 Cf. J. C. Colliard, « Le parti giscardien », Pouvoirs n° 9, Le Giscardisme, pp. 115 et s.

162 La mesure ne manque pas de panache puisqu'elle accroît le nombre des électeurs de près de 4 500 000, dont 63% voteront à gauche en 1978. Gis-card n'aurait eu aucune chance d'être élu en 1974 si l'abaissement de la l'âge de la majorité, qui avait eu lieu partout ailleurs en Europe et aux États-Unis entre 1968 et 1972, n'avait pas été retardé par Georges Pompidou. Celui-ci avait simplement fait adopter en décembre 1972 une loi qui donnait le droit de vote aux jeunes de plus de dix-neuf ans... ayant accompli leur service mi-litaire.

163 Cette disposition originale tendait à empêcher la construction d'immeubles-tours à la manière de ceux qu'affectionnait Georges Pompidou. Mais les droits à construire au-delà du plafond légal donnant lieu désormais à la per-ception de très fortes taxes au profit de l'État, elle avait aussi pour effet de rendre sans intérêt pour les promoteurs immobiliers le versement de pots-de-vin aux élus en vue d'obtenir des dérogations aux plans d'urbanisme. Elle fut l'une des premières abrogées par la Gauche après sa victoire en 1981.

164 C'est également à cette époque où triomphe, un court instant, l'idéologie libérale que la Cour de cassation - par l'arrêt Jacques Vabre du 24 mai 1975 - s'avise de consacrer dans les faits le principe de la supériorité des traités in-

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Les députés UDR votent ces réformes la mort dans l'âme en expli-quant qu'elles irritent leurs électeurs et ne font qu'obliger la Gauche à la surenchère dans les réformes qu'elle-même propose.

Vu la dégradation de la situation économique, il n'est pas sûr qu'elles auraient suffi à sauver la majorité si l'opposition, six mois avant les élections, n'avait choisi, pour des raisons qui resteront tou-jours controversées, de se saborder.

La rupture de l'Union de la Gauche

Alors que la « dynamique unitaire » avait permis à la Gauche de remporter un net succès aux élections municipales de mars 1977, l'union du PS et du PC va se briser en septembre 1977 pour ne se re-faire, d'une manière factice, qu'au lendemain du premier tour des lé-gislatives de mars 1978 quand tout est déjà perdu pour elle.

[109]De cette désunion, il existe plusieurs explications possibles.D'abord, il est certain que le Parti communiste a pu craindre que le

renforcement du Parti socialiste se fasse à son détriment, ce qu'il ne pouvait admettre. Déjà en octobre 1974, après que des élections par-tielles eurent montré un certain glissement des électeurs communistes vers les candidats socialistes, un net durcissement du PC face au PS avait été enregistré ; il n'avait pas eu de suite immédiate, le XXIIe

Congrès du PC de juin 1976 mettant au contraire l'accent sur sa volon-

ternationaux sur les lois françaises. Posé par l'article 26 de la Constitution de 1946, réaffirmé par l'article 55 de celle de 1958, ce principe restait jusque-là lettre morte, les juges considérant qu'en l'appliquant, ils se feraient indirecte-ment mais nécessairement les censeurs du législateur, ce qui était alors in-concevable vu le sacro-saint principe selon lequel la souveraineté du peuple s'exerce par la voie de ses représentants au Parlement. Ce n'est d'ailleurs que quatorze ans plus tard que le Conseil d'État finira par se rallier lui aussi à la position de la Cour de cassation (CE, 20 octobre 1989, Nicolo). Du fait de sa consécration jurisprudentielle, ce principe aura une portée considérable puisque, parmi les textes de droit international dont il reconnaît la supériori-té sur les lois, figurent, non seulement l'ensemble du droit communautaire dérivé, mais aussi la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme de 1950, ratifiée par la France en mai 1974.

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té d'union ; mais le glissement des électeurs communistes vers le PS s'est amplifié aux élections municipales de mars 1977, et contraint dé-sormais les communistes à réagir. G. Marchais devait d'ailleurs, après la rupture de septembre 1977, adresser au PS une solennelle mise en garde contre d'éventuelles entreprises de débauchage des électeurs communistes, allant jusqu'à dire que si le PC obtenait moins de 21% des voix, il maintiendrait partout ses candidats au second tour.

En deuxième lieu, on doit observer qu'au sein du Parti socialiste, une évolution des rapports de force s'était produite avec l'adhésion en octobre 1974 de cadres dirigeants de la CFDT (Edmond Maire, Jacques Delors) et des amis de Michel Rocard, qui viennent de quitter le PSU ; elle avait permis à François Mitterrand de rééquilibrer sa base, et s'était traduite, lors du Congrès de Pau de janvier 1975, par une mise à l'écart du CERES, aile gauche du parti dont l'influence avait été déterminante lors de la négociation du Programme commun. Certes, ce dernier n'est pas remis en question, mais il apparaît désor-mais comme la limite ultime des concessions que la direction du PS fera à la cause de l'union de la Gauche. A fortiori en va-t-il ainsi au sein du MRG qui n'avait pas participé à la rédaction du Programme commun et ne s'y était rallié ensuite qu'avec des réserves faisant l'ob-jet d'une annexe interprétative.

Un troisième facteur d'explication tient à la nature particulière du Parti communiste. À la différence des autres formations politiques, ce-lui-ci raisonne encore, à cette époque qui semble déjà lointaine, dans la perspective de la Révolution socialiste mondiale ; et l'exercice du pouvoir en France ne peut l'intéresser vraiment que dans la mesure où il s'intègre dans cette perspective. Déjà en 1972 au moment de la si-gnature du programme commun, Moscou avait exprimé ses doutes à ce sujet. Désormais ce sont les instances dirigeantes du PCF elles-mêmes qui doutent que la prise du pouvoir par l'union de la Gauche en France en 1978 serve réellement la Révolution. D'abord, contrairement à ce qu'elles escomptaient en 1972 lors de la signature du Programme commun, l'union n'avait pas permis au PC d'élargir son audience électorale que les sondages montraient au mieux station-naire, et elle apparaissait n'avoir profité qu'aux socialistes qui, passant de 19 à 27% des intentions de vote, domineraient largement la future majorité ; s'appuyant sur les députés MRG et sur le Président de la Ré-publique, et utilisant les procédures constitutionnelles tendant à la ra-

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tionalisation du parlementarisme, un éventuel Gouvernement Mitter-rand n'aurait pas de peine à contenir les tentatives de débordement que le PC pourrait entreprendre. En second lieu, en donnant des satisfac-tions immédiates aux travailleurs, ce Gouvernement de gauche risque-rait de les convaincre des bienfaits du réformisme et de les détourner de la voie révolutionnaire. Enfin - certains n'hésitent pas à dire surtout - une victoire de la Gauche en France risquerait de « déstabiliser » la situation internationale en Europe, en inquiétant Washington et Bonn, et en donnant aux peuples d'Europe orientale l'illusion d'une libération possible...

En dépit des positions arrêtées par le XXIIe Congrès, Roland Le-roy, Gaston Plissonnier et Étienne Fajon qui incarnent la tendance « dure » au sein du Bureau politique ne [110] manquent donc pas d'ar-guments pour amener leurs collègues, en juin 1977, à changer leur stratégie.

Les négociations qui se sont engagées le 17 mai précédent entre les trois partenaires de l'union de la Gauche en vue de la « réactualisa-tion » du Programme commun seront l'occasion de la rupture 165. Des désaccords apparaissent rapidement sur les nationalisations, la compo-sition du futur gouvernement et surtout sur la force de dissuasion au principe de laquelle le PC s'est rallié alors que le PS hésite encore mais dont il entend enfermer la mise en œuvre dans des procédures qui la rendraient impossible. L’échec des pourparlers sera consommé le 23 septembre 1977, et dès lors, le parti communiste ne cessera plus jusqu'au 12 mars suivant de dénoncer le « virage à droite » de son par-tenaire et de tenter de l'entraîner dans la surenchère en le prenant pour cible principale de sa campagne électorale.

Face à ces attaques, il est difficile pour le Parti socialiste de définir une stratégie qui permette de remporter les élections. La victoire ne peut venir que du ralliement des électeurs centristes. S'il s'incline de-vant les exigences du PC, il perd cet électorat. Mais s'il cherche à le rassurer, il justifie les accusations portées contre lui et auxquelles le CERES est très sensible ; il risque alors une scission qui serait catas-trophique 166 et surtout il est menacé de ne pas bénéficier du report des 165 Cf. O. Duhamel, La Gauche et la V° République, 1980, pp. 380 et s.166 Au Congrès de Pau de janvier 1975, le CERES réunissait 25% des man-

dats. Son influence électorale était vraisemblablement inférieure à ce chiffre, mais ses membres tenaient souvent des emplois de responsabilité dans les

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voix communistes au second tour, G. Marchais ayant déjà en paroles relégué la « discipline républicaine » au « musée de l'Histoire ». Fina-lement F. Mitterrand choisira une voix médiane : « Tout le pro-gramme commun de 1972, mais rien que le programme commun » et ne cédera à la surenchère communiste que sur le relèvement du SMIC. Cette fermeté vis-à-vis de son partenaire aurait pu être payante en ce qu'elle montrait aux électeurs centristes que le PS n'était pas prêt à se laisser déborder ; mais comme elle conduisait à présenter le Pro-gramme commun comme l'ultime limite des réformes auxquelles on pouvait consentir avant de tomber dans le communisme, elle inquiéta et priva la Gauche des quelque deux cent mille voix qui lui eussent peut-être assuré la victoire.

Les élections de mars 1978

Dans ces conditions, et quoique les sondages, pratiquement una-nimes huit jours encore avant le scrutin, aient continué d'annoncer sa victoire, la Gauche devait perdre les élections. Au premier tour, le 12 mars, le PS allié au MRG ne recueillit que 24,7% des voix, et le PC 20,5%. Même en ajoutant à ces résultats les voix de l'extrême-gauche, on ne parvenait qu'à un total de 49,5% des suffrages exprimés qui, compte tenu du découpage des circonscriptions et des incertitudes sur le report des voix, n'apparaissait pas suffisant pour assurer la victoire. De fait, au second tour, la Majorité l'emporta largement avec 290 sièges (153 au RPR et 137 à l'UDF) contre 201 à la Gauche (103 au PS et 10 à leurs alliés MRG, 86 au PC et deux « divers-gauche »).

Commence alors la seconde phase du septennat : celle de la prépa-ration de l'élection présidentielle de 1981.

syndicats et autres organisations de masses.

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[111]

§ 2. LA PRÉPARATION DE L'ÉLECTIONPRÉSIDENTIELLE DE 1981

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Beaucoup plus que tout autre facteur, c'est la discorde des partis de Gauche qui avait provoqué leur défaite inattendue aux législatives de 1978. L'erreur de M. Giscard d'Estaing allait être de croire que cette désunion constituait un phénomène irréversible.

Erreur sans pardon, mais non sans excuses : s'éloignant à grands pas en effet de la politique d'union de la Gauche, le Parti communiste s'enfonce à partir de 1978 dans une période de glaciation. Expliquant que l'avancée mondiale du communisme doit avoir pour un parti au-thentiquement révolutionnaire au moins autant d'importance que les victoires intérieures, G. Marchais approuve avec éclat l'intervention soviétique en Afghanistan. Les intellectuels du Parti qui faisaient l'apologie de l'eurocommunisme à la mode italienne sont sanctionnes, ainsi que les membres de la Fédération de Paris qui avaient osé criti-quer l'attitude de la direction en 1978. Et, préparant sa propre candida-ture à l'Élysée, le Secrétaire général invective à longueur de semaines F. Mitterrand, le PS et même la CFDT. Mieux : dans de nombreux dé-partements, lors des élections sénatoriales de septembre 1980, le PC, par son refus de la « discipline républicaine », fait délibérément perdre des sièges aux socialistes au profit de la Droite.

Interprétant - comme la plupart des commentateurs - cette attitude du PC face au PS comme dictée par son allégeance à Moscou, M. Gis-card d'Estaing va croire habile d'agir en politique internationale de telle façon que les gouvernants soviétiques, satisfaits de sa politique et naturellement très réservés à l'égard des socialistes français, poussent le PCF à travailler, avec discrétion mais efficacité, à sa réélection. Après l'invasion de l'Afghanistan par les Soviétiques, non seulement la France ne s'associera ni au boycottage économique de l'URSS déci-dé par le Président Carter, ni à celui des Jeux olympiques de Moscou, mais le Président français, faisant tout exprès le voyage de Varsovie en mai 1980, sera le premier dirigeant occidental à rencontrer L. Brej-

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nev ; et, lors du sommet des chefs d'État occidentaux à Venise en juin 1980, il se portera garant des intentions pacifiques de Moscou. Il qua-lifiera publiquement de « rebelles » les résistants afghans ; et, incer-tain quant à l'attitude future des Soviétiques vis-à-vis du « printemps » polonais, il s'apprêtera à excuser leur éventuelle intervention en souli-gnant à la télévision, fin janvier 1981, les « données géographiques et stratégiques » de la position de ce pays, méritant ainsi, à la veille de l'ouverture de la campagne, les vibrants éloges de la Pravda 167.

Se croyant ainsi assuré d'une victoire facile, au second tour, sur une Gauche irrémédiablement divisée, V. Giscard d'Estaing fait porter tout son effort sur le duel qui, au premier tour de l'élection présiden-tielle, doit l'opposer à M. Chirac au sein du camp conservateur. Ce qu'il prépare en fait, ce n'est déjà plus sa réélection, mais son second septennat. Ses relations avec le mouvement gaulliste se sont encore considérablement dégradées depuis qu'ayant quitté Matignon en août 1976, M. Chirac a en décembre de la même année transformé l'UDR en un RPR mieux structuré dont il a pris la présidence. [112] Le nou-veau parti ne pardonne pas à V. Giscard d'Estaing les réformes libé-rales qu'il lui a fait voter au cours des trois premières années de son mandat et dans lesquelles il voit un désaveu de la politique antérieure. Mais plus encore que sa politique, c'est la personnalité même du Pré-sident de la République et son style pragmatique de gouvernement qu'il réprouve : héritier de la tradition et du tempérament bonapar-tistes, il ressent une aversion naturelle - et d'ailleurs réciproque - pour « l'orléanisme » libéral qu'incarne V. Giscard d'Estaing. Pour attiser encore davantage l'exaspération que suscite celui-ci chez les militants, Chirac n'hésite pas, sous l'inspiration de P Juillet et M.-F. Garaud, à le dénoncer comme l'incarnation du « parti de l'étranger » dans un appel qu'il leur lance le 6 décembre 1978 depuis son lit de l'hôpital Co-chin 168.

167 Une imprudence cependant va lui coûter cher : il a reçu de Bokassa 1er, « empereur » autoproclamé du Centrafrique, dont les extravagances et les crimes défraient la chronique, des diamants qu'il a conservés pour lui alors que la coutume impose au chef de l'État français de remettre à des musées les présents de valeur qu'il reçoit. Quand l'opposition a commencé à dénon-cer ce cadeau comme le prix de la compromission de la France avec cet énergumène, il l'a fait chasser de Bangui par un commando. Mais sa réputa-tion de probité s'en est trouvée durablement compromise.

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Mais de tout cela, le Président n'a cure : dans l'immédiat, la divi-sion engendrée par la présence au Gouvernement de quelques mi-nistres issus de ses rangs - tels Alain Peyrefitte, Robert Galley et Mau-rice Papon 169 - et la crainte d'une dissolution de l'Assemblée suffisent à neutraliser le groupe parlementaire gaulliste, où certains s'effarent d'ailleurs des propos outranciers tenus par leur leader et obtiennent de celui-ci qu'il s'éloigne de P. Juillet et M.-E Garaud. Et pour ce qui est de sa réélection, M. Giscard d'Estaing n'a pas de raisons d'inquiétude : certes, aux élections législatives de mars 1978, avec 22,6% des voix contre 21,5%, le RPR a obtenu, grâce à l'implantation locale de ses députés, un meilleur résultat que l'UDF ; mais les élections euro-péennes du 10 juin 1979 où la liste de MM. Chirac et Debré n'obtient que 16,2% des voix contre 27,6% à celle de l'UDF dirigée par Simone Veil montrent clairement que, dans un scrutin national, le Président en place bénéficie, du fait du prestige attaché à sa fonction, d'un avantage marqué sur les challengers de son propre camp. M. Giscard d'Estaing est donc assuré de vaincre M. Chirac au premier tour. Mais ce qu'il veut, en cette occasion, c'est creuser encore l'écart qui le sépare de son rival au sein de la Droite, de manière à apparaître dans l'avenir comme le leader incontesté sinon unique du camp conservateur et à marginali-ser le RPR pour que celui-ci, définitivement dompté, ne puisse plus peser sur ses options.

Pour cela, puisqu'il n'a pas de concurrent susceptible de lui contes-ter l'électorat centriste, M. Giscard d'Estaing va chercher à se rallier le maximum d'électeurs gaullistes par une politique ouvertement mar-quée à droite et souvent inspirée d'ailleurs par des propositions de loi déposées par des parlementaires RPR : c'est, en juillet 1979 la limita-tion du droit de grève à la télévision, en janvier 1980 la répression de l'immigration clandestine, en juillet 1980 la réforme du mode d'élec-tion des présidents d'Université et, après la répression violente des manifestations écologistes, la loi sur le contrôle des matières nu-cléaires, puis pour couronner le tout, faisant suite à une sévère reprise 168 « On prépare, disait-il, l'inféodation de la France, on consent à l'idée de

son abaissement... Le parti de l'étranger est à l'œuvre avec sa voix paisible et rassurante. Français, ne l'écoutez pas. C'est l'engourdissement qui précède la mort… ».

169 Pour lutter contre l'influence de ces ministres sur le parti, J. Chirac fera décider par le congrès d'avril 1978 l'incompatibilité entre l'appartenance au gouvernement et la participation aux instances dirigeantes du RPR.

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en main de l'appareil judiciaire par le Garde des Sceaux, Alain Peyre-fitte, l'adoption en janvier 1981 de la loi « Sécurité et liberté » qui ré-forme des pans entiers du Code de procédure pénale. De son côté, li-béral par conviction mais aussi par la double contrainte qu'exercent sur lui le second choc pétrolier de 1979 et l'entrée en vigueur la même année de l'accord sur le Système monétaire européen, le Premier mi-nistre, M. Raymond Barre, [113] poursuit en matière économique, une politique - en complète rupture avec la pratique antérieure - de libéra-tion des prix et de rigueur budgétaire manifestement plus soucieuse de « restaurer la capacité d'autofinancement des entreprises » que de lut-ter dans le court terme contre l'incessante dégradation de l'emploi.

Ces variations dans la politique suivie par le chef de l'État et les tensions qu'elles suscitent dans le monde politique ne devaient pas être sans effets sur l'évolution des rapports au sein de l'Exécutif ni sur le rôle du Parlement.

Section IIL'évolution des rapports au sein de l'Exécutif

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Si lors de l'avènement de G. Pompidou, le doute pouvait exister sur la légitimité de la prétention du Président à gouverner sans tenir compte de la nature parlementaire de la Constitution, la pratique de celui-ci a conforté et même singulièrement renforcé l'interprétation présidentialiste du régime. Certes, parce que le Gouvernement est res-ponsable devant l'Assemblée, il convient que sa composition tienne compte de la majorité qui s'en dégage. Il n'a pas à en être l'exacte image. G. Pompidou a montré que le Président peut, en choisissant ses ministres, se livrer à la prospective sur ce que sera la majorité future. Giscard va plus loin en décidant de ce qu'elle doit être. Il a devant lui une majorité gaulliste ; il la veut centriste. Et c'est en fonction de ce choix qu'il nomme ses ministres, même si, dans un premier temps, pour ménager les susceptibilités, c'est un gaulliste - Jacques Chirac - qu'il place à leur tête.

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§ 1. JACQUES CHIRAC,PREMIER MINISTRE

La composition du premier Gouvernement nommé par V. Giscard d'Estaing au lendemain de son accession à la Présidence traduit la vo-lonté de concentrer le pouvoir en son sein pour le rendre plus efficace. Déjà, G. Pompidou avait exclu en 1969 les secrétaires d'État du Conseil des ministres ; désormais un certain nombre de portefeuilles qui pourraient normalement être confiés à des ministres sont attribués à des secrétaires d'État autonomes qui ont toutes les prérogatives des ministres, sauf précisément le droit d'assister au Conseil des ministres lorsque les problèmes qui y sont abordés n'intéressent pas directement leurs départements. Ainsi le Conseil des ministres ne réunit-il norma-lement que seize personnes, Président de la République et Premier mi-nistre compris. Le Centre y est fortement sur-représenté. Maurice Po-niatowski y a rang de ministre d'État et, bien qu'en charge de l'Inté-rieur, fait figure de vice-Premier ministre en raison de sa proximité avec le Président qui lui confie des missions particulières, y compris à l'étranger.

La longue patience du Premier ministre

Sur ce Gouvernement hétérogène, J. Chirac, en dépit de ses efforts incessants, parviendra mal à asseoir son autorité. Certes, M. Giscard d'Estaing proclame sa volonté de laisser au Premier ministre une large marge d'autonomie. Au début de son mandat, il s'est même refusé les moyens de gouverner directement, en réduisant à dix-sept le nombre des membres du Secrétariat général de la Présidence. Chaque se-mestre, il adresse [114] au Premier ministre une directive, qu'il rend publique, sur la tâche à mener à bien ; ensuite il appartient en principe à celui-ci, de conduire comme il l'entend le travail gouvernemental...

Mais en pratique, il en va différemment : le chef de l'État s'est don-né un droit permanent d'évocation sur l'ensemble des affaires, petites ou grandes ; les décisions importantes sont prises en Conseils res-treints à l'Élysée : pour l'année 1975, on dénombre 69 réunions de ces conseils, alors qu'on n'en comptait en moyenne qu'une quinzaine par

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an sous Pompidou. De plus, soit qu'il veuille, pour cultiver son image d'homme d'action, lancer quelque opération plus ou moins spectacu-laire, soit qu'il doive, pour servir son dessein centriste, prêter l'oreille aux récriminations des ministres contre les arbitrages rendus par le chef du Gouvernement, il adresse au Premier ministre ou directement aux ministres des directives particulières sur ce qui ne mérite pas d'être évoqué en conseil.

Pendant deux ans, le Premier ministre, pour affermir dans le pu-blic son image d'homme de gouvernement, va devoir s'accommoder des méthodes de travail du chef de l'État. À Matignon, un cabinet d'une trentaine de personnes, spécialisées chacune dans un secteur de l'activité gouvernementale, suit pour lui les dossiers qu'il étudie per-sonnellement. Mais il ne parvient que rarement à imposer ses vues. S'il finit, après huit mois de discussions, par convaincre le Président d'adopter une politique de relance à laquelle le ministre des Finances J.-P. Fourcade est opposé, il n'a que très rarement gain de cause sur le reste. Ses désaccords avec le chef de l'État trouvent parfois écho jusque dans la presse quotidienne, qu'il s'agisse de l'avenir de la Com-pagnie française d'informatique, de la loi foncière, de la taxation des plus-values ou de l'élection de l'Assemblée européenne au suffrage universel direct ; et toujours, c'est le Président de la République qui fi-nalement impose sa volonté. Des humiliations gratuites ne sont pas épargnées à Chirac : ainsi, s'il avait été consulté - simplement consulté - en mai 1974 sur la composition de son Gouvernement décidée en pe-tit comité par Giscard, Poniatowski et Fourcade, n'est-il qu'informé du remaniement du janvier 1976 qui voit l'arrivée de Raymond Barre au ministère du Commerce extérieur 170.

170 L’année précédente, il n'avait appris que par la presse la nomination du Général Bigeard comme secrétaire d'État à la Défense...

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Le divorce du Président de la République et du Premier ministre

Mais c'est finalement sur les problèmes posés par les rapports entre les partis de la majorité que surgira le désaccord qui mettra un terme à la collaboration de MM. Giscard d'Estaing et Chirac. Celui-ci s'était fait admettre pour chef par l’UDR en lui promettant de compter en-core cent cinquante députés à l'Assemblée nationale après les élec-tions de 1978. Il entend d'autant mieux tenir sa promesse que c'est sur l’UDR que s'appuient ses ambitions personnelles. Mais pour cela, il lui faut être en position de distribuer les investitures uniques de la ma-jorité. Satisfait de son loyalisme, le chef de l'État lui décerne effecti-vement, en mars 1976, la fonction de « coordonnateur de la majorité » en vue des élections. Mais aussitôt, bien qu'il ait pris la précaution en juillet 1975 d'abandonner officiellement (et théoriquement) le titre de secrétaire général de l'UDR, Poniatowski et Lecanuet lui conteste cette fonction, plaidant qu'on ne peut être à la fois [115] juge et par-tie 171. Et V. Giscard d'Estaing que ses sympathies portent vers les Ré-publicains indépendants et son intérêt politique vers les centristes ne fait pas tout l'effort nécessaire pour l'imposer à ses partenaires récalci-trants.

En fait, la position du Premier ministre devient intenable : l'UDR, parfaitement consciente de la volonté du Président de la République de « rééquilibrer » la majorité parlementaire vers le centre et qui sait la façon dont il traite le Premier ministre, doute que M. Chirac soit ca-pable d'imposer sa volonté au moment des investitures ; les députés gaullistes qu'il adjure de voter les réformes voulues par le chef de l'État (loi foncière, taxation des plus-values...) lui répondent que celles-ci les coupent de leur électorat. Il lui faut donc choisir : ou res-ter Premier ministre ou rester le chef du parti gaulliste. C'est la se-conde de ces options qu'il choisira, en remettant le 25 août 1976 sa dé-mission au chef de l'État 172, puis en réformant au mois de décembre

171 Jamais en peine d'une provocation, Poniatowski ajoute qu'il doute que tous les députés UDR sortants reçoivent l'investiture de la majorité.

172 « Je ne dispose pas des moyen que j'estime nécessaires pour assumer ef-ficacement les fonctions de Premier ministre. En conséquence j'ai décidé d'y

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suivant les statuts du parti qui deviendra le RPR. La guerre est désor-mais déclarée entre les deux hommes : trois mois après, Chirac se fera élire maire de Paris contre le comte d'Ornano, candidat de l'Élysée ; magnifique camouflet à Giscard puisque la réforme du statut de la ca-pitale qui permet à celle-ci d'élire son maire faisait partie des réformes qui lui avaient été imposées contre son gré par le chef de l'État.

§ 2. LES TROIS GOUVERNEMENTSDE M. RAYMOND BARRE

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J. Chirac sera remplacé à la tête du Gouvernement par Raymond Barre, personnalité qui, bien que ministre du Commerce extérieur de-puis janvier 1976, n'était pas engagée dans la vie politique active et n'avait même jamais sollicité de mandat électif. Le choix de cet éco-nomiste comme Premier ministre marque la volonté du Président de la République de résoudre le problème de la dyarchie de l'Exécutif en ré-duisant la fonction de Premier ministre à un rôle purement technique ; M. Barre assumera d'ailleurs, en même temps que la direction du Gou-vernement, la charge de ministre de l'Économie et des Finances. Les questions de politique « politicienne » - c'est-à-dire le problème des rapports entre les partis de la majorité et de la préparation des élec-tions législatives - sont officiellement réservées à un triumvirat consti-tué de trois ministres d'État : Olivier Guichard pour l'UDR, Michel Poniatowski pour les Républicains indépendants et Jean Lecanuet pour le Centre des démocrates sociaux, qui se tiennent en relations di-rectes avec le Président de la République.

La formule cependant ne donnera guère satisfaction. Olivier Gui-chard n'a guère de prise sur le parti gaulliste solidement repris en main par J. Chirac, et un désaccord oppose rapidement M. Poniatowski à J. Lecanuet qui refuse de fusionner soin mouvement avec celui des Ré-

mettre fin », déclare-t-il à la presse convoquée spécialement. En fait, Chirac a remis sa démission en juillet, mais il avait été convenu avec Giscard qu'elle ne serait rendue publique qu'au retour des vacances. Sur l'ensemble des rapports entre Giscard et Chirac, voy. C. Nay, la double méprise, 1980 ; J. Bothorel, Le Pharaon, histoire du septennat giscardien, 1983.

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publicains indépendants, croyant plus avantageuse une négociation di-recte avec le RPR.

[116]Pendant que les ministres d'État se querellent, M. Barre affermit sa

position. Sa compétence technique, son assurance tranquille, sa ma-nière affable d'ordonner lui valent d'être reconnu pour chef incontesté par les membres de son Gouvernement ; comme l'écrit Françoise Gi-roud, « il n'exige pas (comme son prédécesseur) qu'on lui donne auto-rité sur les ministres : il l'exerce » 173. Il a conservé à Matignon la plu-part des membres de l'équipe constituée par J. Chirac, et n'hésite pas à pratiquer de nombreux remaniements de son Gouvernement lorsqu'il constate à travers elle que ses directives ne sont pas suivies comme elles le devraient.

Face au Président de la République lui-même, sa position est ren-forcée par les circonstances du départ de J. Chirac et de celui, presque simultané de CI. Pierre-Brossolette, secrétaire général de l'Élysée, qui toutes deux abondamment commentées par la presse, ont paru accrédi-ter l'idée qu'il était difficile de travailler avec le chef de l'État. Celui-ci désormais ne peut guère se permettre d'enregistrer la démission d'un troisième collaborateur et M. Barre en profitera pour tempérer, au moins provisoirement, ses initiatives d'ailleurs de plus en plus mal ac-cueillies au Parlement (cf. infra).

Le second Gouvernement Barre

Fin mars 1977, après les élections municipales qui constituent un désastre pour la majorité, un profond remaniement du Cabinet, entraî-nant le départ des trois ministres d'État, vient encore renforcer l'autori-té du Premier ministre. Mais celle-ci va changer de nature : de tech-nique, elle deviendra politique. Comme les leaders des partis sont in-capables de s'entendre et que le chef de l'État ne peut ni ne veut prendre la tête de la campagne de la droite à l'approche des élections, le Premier ministre apparaît naturellement comme l'unique coordon-nateur possible d'une majorité divisée. En mai, il se voit officiellement investi de cette mission par V. Giscard d'Estaing, mais il aura beau-173 F. Giroud, La comédie du pouvoir, 1977, p. 244.

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coup plus de mal à s'imposer dans cette fonction qu'à la tête du Gou-vernement. Faute d'avoir pu distribuer lui-même les investitures, J. Chirac, soucieux de préserver l'avantage qu'assure aux gaullistes une implantation locale vieille de vingt ans, entend désormais que le pre-mier tour départage les candidats de la majorité dans un grand nombre de circonscriptions et refuse en conséquence au Premier ministre le droit de distribuer les investitures et le titre de coordonnateur de la Majorité. Même chez les centristes, des réticences se font jour. Il fau-dra attendre l'ouverture véritable de la campagne électorale pour que l'UDF, enfin constituée par la réunion des Républicains indépendants et des centristes, reconnaisse en lui un chef capable par son dyna-misme et sa pugnacité de la conduire au combat et finalement à la vic-toire.

Le troisième Gouvernement Barre

Il était normal qu'après son succès, le Premier ministre fût renou-velé dans ses fonctions. Peu différente de celle du précédent sur le plan politique, la composition de son troisième Gouvernement marque une certaine remise en cause des innovations de 1974, le nombre des ministres passant de seize à vingt et celui des secrétaires d'État « auto-nomes » se réduisant à deux.

Face à ce Gouvernement composé de personnalités dans l'en-semble assez discrètes et peu connues du public, le chef de l'État, dont l'effacement au cours de la campagne pour [117] les élections législa-tives avait été remarqué et même souvent critiqué, ne devait pas tar-der, avec l'approche de l'élection présidentielle, à réaffirmer le carac-tère plénier de sa fonction.

Certes, heureux d'avoir trouvé en M. Barre un Premier ministre ap-paremment dénué d'ambitions personnelles et prêt à assumer seul l'im-popularité d'une politique économique qui correspond à ses propres vues, il se garde - alors qu'il avait été élu en 1974 sur la base de ses compétences économiques - d'intervenir en ce domaine ; et fixant seulement tous les six mois en termes très généraux les orientations de la politique à suivre, il laisse au chef du Gouvernement le soin des ar-bitrages a opérer, sauf lorsque, par exception en cette conjoncture de

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crise, ils sont susceptibles d'être favorablement accueillis par l'opinion (relèvement des bas salaires ou des aides aux familles, élévation du taux d'intérêt des caisses d'épargne...).

Mais l'aggravation des tensions internationales met davantage que par le passé en relief le caractère personnel et exclusif de l'autorité qu'il s'est attribuée en matière de politique étrangère, de défense et de coopération franco-africaine, le ministre des affaires étrangères étant l'ancien secrétaire général de la Présidence et le chef d'État-major des Armées son ancien chef d'État-major particulier.

Section IIIUn renouveau du Parlement

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Les conceptions libérales depuis toujours défendues par V. Giscard d'Estaing et la nécessité où il se trouvait de se rallier les électeurs cen-tristes permettaient d'espérer que son élection constituerait le point de départ d'une renaissance de l'institution parlementaire.

Il en est incontestablement allé ainsi. Mais il convient d'observer à ce sujet que les mesures de « décrispation » de la vie politique voulues par le Chef de l'État se sont trouvées relayées, dans leurs effets concernant le Parlement, par le comportement du parti gaulliste au sein de la majorité. Ayant perdu le contrôle de l'Exécutif, celui-ci cherche à partir de 1976 à maintenir son influence dans l'État en reva-lorisant la fonction parlementaire qu'il avait jusque-là puissamment contribué à stériliser. Il y a donc lieu de distinguer dans la renaissance du Parlement sous le septennat giscardien ce qui est dû au libéralisme présidentiel de ce qui est la conséquence de la rébellion larvée d'une partie de la majorité.

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§ 1. « LE STATUT DE L'OPPOSITION »

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L'une des idées maîtresses de M. Giscard d'Estaing lors de son ac-cession à la présidence de la République était, en vue de refaire - à terme - l'unité de la classe politique française telle qu'elle avait existé sous la Ille et la IVe République, de rendre confiance dans l'immédiat à l'opposition en rétablissant avec elle le dialogue et en lui donnant les moyens de s'exprimer. La mise en place d'un « statut de l'opposition » impliquait une revitalisation de l'institution parlementaire, lieu privilé-gié du dialogue et indispensable instrument de contrôle.

[118]

La réforme constitutionnelle du 29 octobre 1974

Les plus importants des éléments de ce « statut » imposaient des réformes de la Constitution, relativement délicates à opérer, la Gauche étant bien décidée à refuser son concours même si elle pouvait en tirer profit.

Dès le 10 juillet 1974, le Gouvernement déposa sur le bureau de l'Assemblée nationale deux projets de lois constitutionnelles, à propos desquels le Président de la République déclarait qu'ils devraient être adoptés par le Congrès, le recours au référendum étant exclu, et qu'ils ne constituaient qu'une première étape, d'autres révisions constitution-nelles devant ensuite être réalisées selon la même procédure - ce qui ne manqua pas d'inquiéter l’UDR.

Le premier de ces textes tendait à modifier l'article 25 de la Consti-tution en vue de permettre aux anciens ministres de reprendre l'exer-cice de leur mandat parlementaire six mois après leur sortie du Gou-vernement. Il représentait une concession importante à la classe poli-tique qui n'avait jamais cessé depuis 1958 de critiquer l'incompatibili-té du mandat législatif et des fonctions ministérielles. Il se heurta ce-pendant à l'opposition des suppléants en place qui, déjà au nombre de

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soixante, menèrent campagne contre son adoption. Certes, il finit quand même par être voté, mais à une majorité si faible par chacune des deux assemblées qu'il n'aurait pu recueillir devant le Congrès la majorité des trois-cinquièmes nécessaires à son adoption définitive. Le Président de la République décida donc d'attendre des circons-tances plus favorables pour lui faire franchir cette ultime étape ; mais ces circonstances ne se sont jamais présentées.

Le second projet tendait à permettre à un cinquième des membres de chaque assemblée de saisir le Conseil constitutionnel et également à celui-ci de se saisir lui-même des lois en instance de promulgation qui porteraient atteinte aux libertés individuelles. L'opposition vit là un piège car, compte tenu de la composition très conservatrice du Conseil, elle craignait qu'il utilise ses prérogatives pour entraver son action législative quand elle aurait pris le pouvoir. Elle n'eut pas de peine à convaincre l'UDR que la reconnaissance au profit du Conseil constitutionnel d'un droit d'auto-saisine était contraire à toutes les tra-ditions juridiques. Mais le parti gaulliste était tellement inquiet des progrès de la Gauche qu'il crut quand même opportun, dans l'hypo-thèse d'une victoire socialo-communiste, d'élargir plus encore qu'il n'était prévu dans le projet la saisine du juge constitutionnel par les députés. Considérant qu'il aurait été attentatoire à la dignité de l'As-semblée qu'il faille quatre-vingt-seize signatures de députés là où cin-quante-huit signatures de sénateurs suffiraient, il fut décidé d'abaisser à soixante le nombre de celles-ci dans les deux Chambres.

Finalement, lorsque le Congrès se réunit à Versailles le 21 octobre 1974, ce fut seulement pour ajouter huit mots à l'article 61 de la Constitution. À cause de cela, la presse de gauche parla d'une « réfor-mette ». Mais la portée d'une réforme ne se mesure pas à la longueur de son texte : en permettant à soixante députés ou à soixante sénateurs de saisir le Conseil constitutionnel, la loi constitutionnelle du 29 oc-tobre 1974 transformait en profondeur la nature de celui-ci qui, de simple départiteur des compétences respectives du Parlement et du Gouvernement, devenait d'abord le protecteur des droits de la minorité parlementaire, et par l'intermédiaire de celle-ci, le garant des libertés du citoyen contre les abus de la majorité parlementaire et du Gouver-nement.

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[119]Si la droite gaulliste, à l'instigation de Michel Debré, tint à montrer

aussitôt au Président les risques que comportait pour lui cette réforme en soumettant au juge constitutionnel, sans succès d'ailleurs, la loi sur l'interruption volontaire de la grossesse qui venait d'être adoptée 174, la Gauche ne devait pas manquer ensuite d'utiliser cette procédure dès que les droits du Parlement lui semblaient méconnus faisant preuve d'une grande habileté dans l'art de retourner contre le Gouvernement les dispositions de la Constitution et des lois organiques primitive-ment destinées à paralyser le Parlement 175. D'ailleurs la simple menace de saisir le Conseil constitutionnel amena souvent le Gouvernement à céder et la majorité à s'incliner dès lors qu'ils n'étaient pas absolument sûrs de leur bon droit : survenant alors que la loi est en instance de promulgation, une annulation aurait pour effet de réduire à néant l'es-sentiel du travail accompli à son sujet et il valait mieux n'en pas courir le risque.

Le système instauré par la réforme du 29 octobre 1974 n'est pour-tant pas exempt de reproches, et le système français de contrôle de constitutionnalité souffre encore aujourd'hui d'avoir été conçu dans l'unique perspective d'élargir les droits de l'opposition. D'abord, il aboutit à une exploitation politique du contrôle : celui-ci en effet 174 Les auteurs de la saisine invoquait l'incompatibilité de I'IVG avec l'art. 2

de la Convention européenne des droits de l'Homme qui protège le droit à la vie. L'argument était de poids puisqu'au même moment c'est au nom du droit à la vie consacré par la Loi fondamentale que le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe censurait la même réforme en Allemagne. Cependant le Conseil constitutionnel sut se dégager du piège qui lui était tendu : dans sa décision n° 75-54 DC du 15 janvier 1975, il déclara que, bien que l'art. 55 de la Constitution reconnaisse aux traités une autorité supérieure à celle des lois, ce n'était pas à lui qu'il appartenait de faire respecter ce principe, puisqu'il ne rendait que des décisions définitives alors que les dispositions des traités sont par nature contingentes. Cette décision devait fournir à la Cour de cas-sation et aux tribunaux judiciaires le prétexte pour assurer désormais le contrôle de « conventionnalité » des lois et ne plus appliquer celles qui leur apparaissent contraires aux traités (arrêt Jacques Vabre du 24 mai 1975). Cf. supra, p. 108, note 3.

175 D'octobre 1974 à juin 1981, elle saisira quarante-quatre fois le Conseil constitutionnel et obtiendra quatorze fois satisfaction partielle ou totale. Sur la pratique du groupe socialiste en la matière, v. M. Charasse, « Saisir le Conseil constitutionnel », Pouvoirs n° 13, pp. 81 et s.

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s'opère « à chaud » dans les jours qui suivent le vote de la loi 176. Il en résulte, lorsque le Conseil annule une loi, que l'opposition triomphe bruyamment et que la majorité le vitupère. D'autre part, le contrôle n'est pas systématique : il suffit que l'opposition, pour des raisons d'opportunité politique, s'abstienne de saisir le Conseil, pour que la loi soit intangiblement considérée comme conforme à la Constitution. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce point.

L'institution des « questions au Gouvernement »

Avant même qu'aboutisse la réforme constitutionnelle d'octobre 1974, le Gouvernement avait donné son accord à une restauration des droits du Parlement en matière de contrôle sur la politique gouverne-mentale. Non seulement M. Chirac demanda à l'Assemblée nationale de lui voter la confiance sur son programme dès que le Gouvernement fut formé, mais encore, à la demande du chef de l'État, il s'entendit avec le bureau de l'Assemblée pour instituer une nouvelle forme de questions orales : les questions au Gouvernement.

[120]Parallèlement à la procédure des questions orales classiques aux-

quelles continue d'être réservée la séance désertée du vendredi, une heure chaque semaine sera réservée à cette nouvelle forme de ques-tions au début de la séance du mercredi. Tous les membres du Gou-vernement sont alors présents dans l'hémicycle, ce qui constitue déjà une importante différence par rapport à la procédure traditionnelle dans le cadre de laquelle un ou deux ministres seulement représentent l'ensemble de leurs collègues. Ils doivent répondre aux questions sans avoir pu s'y préparer réellement, n'en ayant connaissance qu'une heure avant la séance (contre huit jours dans le cas des questions de type classique). Et surtout - différence fondamentale avec la procédure tra-ditionnelle - aucun filtrage tendancieux n'est exercé sur les questions : l'opposition et la majorité disposent chacune d'une demi-heure qu'elles 176 La saisine du Conseil doit avoir lieu entre le vote définitif de la loi et sa

promulgation, laquelle doit s'opérer dans les quinze jours qui suivent la transmission du texte à l'Élysée. Le Conseil doit normalement statuer dans le délai d'un mois, qui peut être ramené à huit jours en cas d'urgence décidée par le Gouvernement.

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mettent à profit comme elles l'entendent sans intervention de la Conférence des présidents à laquelle on reprochait sa partialité.

Le plus surprenant dans cette réforme, c'est qu'elle s'est faite, en marge de la Constitution, par un accord direct entre l'Exécutif et l'As-semblée nationale : normalement, elle eût exigé une modification du règlement de l'Assemblée ; mais celle-ci, avant d'entrer en vigueur, aurait dû être soumise au Conseil constitutionnel, et n'avait dès lors que peu de chances d'aboutir : non seulement elle conduisait à réser-ver aux questions plus d'une séance par semaine, ce qui pouvait être considéré comme une violation de l'article 48, alinéa second, de la Constitution, tel qu'il était alors rédigé 177, mais en outre elle amène les groupes parlementaires à contrôler les interventions de leurs membres de manière à utiliser au mieux le temps qui leur est imparti, ce qui peut être considéré comme une entorse au caractère personnel du mandat parlementaire, le Conseil constitutionnel ayant toujours refusé jusqu'ici de reconnaître aux groupes ou aux commissions le droit de poser des questions. Conscient de ce problème, Edgar Faure qui prési-dait alors l'Assemblée nationale préféra « éviter tout formalisme » et mettre le système en pratique par une entente directe avec le Premier ministre. C'est donc en vertu d'une « convention de la Constitution » - pour employer l'expression de Pierre Avril - qu'il fonctionne depuis le 12 juin 1974 sans avoir jamais été remis en question par quiconque la Gauche en ayant encore amélioré le fonctionnement après son acces-sion au pouvoir en 1981.

La réhabilitation des autres formesdu contrôle parlementaire

Une amélioration sensible fut apportée au contrôle exercé par les commissions législatives permanentes, les ministres autorisant désor-mais les hauts fonctionnaires de leurs départements à comparaître de-vant elles. Elles prirent l'habitude de se réunir pendant l'intervalle des sessions, et tinrent même, parfois, des séances publiques.

177 L’article 48.2 a été modifié par la loi constitutionnelle du 4 août 1995 pour valider cette pratique.

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On enregistra également une remise en honneur du contrôle exercé par les commissions d'enquête et de contrôle. Pour la seule année 1974, cinq commissions d'enquête furent constituées, dont deux, sur la pollution du littoral méditerranéen et sur les pratiques des sociétés pé-trolières, à la demande du groupe communiste et une, sur la situation de l'énergie, à la demande du groupe socialiste. Toutefois les conclu-sions auxquelles devaient aboutir ces commissions et qui risquaient d'être exploitées contre elle à l'approche des élections de 1978 dissua-dèrent la majorité de persévérer dans cette voie libérale : au cours des trois années suivantes, deux nouvelles commissions [121] d'enquête seulement furent créées, dont l'une, il est vrai, sur l'utilisation des fonds publics par les sociétés aéronautiques à la demande du groupe socialiste.

Un effort, enfin, fut fait pour rendre à la procédure budgétaire sa signification en ramenant le budget des charges communes à des pro-portions raisonnables et compatibles avec le contrôle parlementaire des dépenses de l'État. La Cour des Comptes sera effectivement asso-ciée à la préparation de la loi de règlement dont le vote cessera, en 1976, d'être purement formel 178.

Une amélioration du travail législatif

Si l'amélioration des conditions de travail des assemblées sera pour l'essentiel l'œuvre des parlementaires eux-mêmes (cf. infra), le Gou-vernement leur facilitera cette entreprise, d'abord, en convoquant presque chaque année depuis 1974 des sessions extraordinaires qui al-longent la durée de leurs travaux, puis - à partir de 1979 - en s'enga-geant à déposer, sauf exceptionnelle urgence, les projets de loi au 178 La loi de règlement est la loi par laquelle le Parlement ratifie, après véri-

fication de sa conformité avec la loi de finances, l'exécution du budget de l'année précédente. Ce moyen de contrôle de l'action gouvernementale, considéré comme important au xix° siècle, avait perdu toute signification sous la Ille et la IVe République, les Gouvernements responsables de l'exécu-tion du budget ayant été depuis longtemps renversés au moment du vote sur leurs comptes. Bien qu'assez symbolique, le refus du Parlement, en avril 1976, de ratifier certaines opérations relatives à l'exercice budgétaire 1974 a constitué un coup de semonce dont le Gouvernement ne pouvait pas ne pas tenir compte dans sa gestion ultérieure.

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moins un mois avant leur inscription à l'ordre du jour de manière à permettre un travail sérieux des commissions et la diffusion en temps utile de leurs rapports.

Quant aux délais de parution des textes nécessaires à l'application des lois, ils seront sensiblement abrégés. Le calendrier de la publica-tion de ces règlements sera désormais arrêté avant la promulgation des lois auxquelles ils se rapportent ; et les commissions permanentes des assemblées feront régulièrement le point, au début de chaque session, des textes parus et à paraître, la conférence des Présidents étant man-datée, à l'Assemblée nationale, pour attirer l'attention du Gouverne-ment sur les retards anormaux.

La réconciliation de l’Exécutif et du Sénat

Mais plus encore qu'en direction de l'Assemblée nationale, c'est en-vers le Sénat que le Président de la République cherchera à manifester sa volonté de « décrispation ». Traditionnellement dominée par les centristes, cette Assemblée constitue en effet à ses yeux l'image même de la Chambre idéale 179. Il sera systématiquement tenu compte des amendements proposés par celui-ci, et dans tout le cours du septennat, le Gouvernement ne donnera que sept fois le dernier mot à l'Assem-blée nationale 180.

Mieux : mettant pour la première fois en œuvre l'article 49, alinéa 4 sur l'injonction du chef de l'État, J. Chirac fera approuver par le Sé-nat, le 10 juin 1975, une déclaration de politique étrangère. Et R. Barre ira plus loin encore, le 5 mai 1977, en lui demandant [122] d'approuver son programme. Il est vrai que le Premier ministre avait alors intérêt, vu les circonstances du moment, à rechercher auprès de la seconde Chambre le soutien politique que sa majorité à l'Assemblée nationale se montrait singulièrement réticente à lui accorder.

179 Soucieux d'améliorer sa représentativité, le Sénat prendra d'ailleurs l'ini-tiative d'une loi organique qui sera promulguée le 16 juillet 1976 et qui aug-mentera, par étapes, le nombre des sénateurs de trente-trois par attribution de nouveaux sièges aux départements jusque-là sous-représentés, et notam-ment à ceux de la Région parisienne.

180 Contre 33 fois au cours de la période 1963-1968 et 17 fois pour les an-nées 1969-1973.

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§ 2. LA FRONDE DES DÉPUTÉS GAULLISTES

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Les efforts du Président de la République en vue de renouer le dia-logue avec l'opposition en commençant par lui reconnaître un droit de contrôle effectif sur l'activité gouvernementale auraient pu conduire à instaurer en France un parlementarisme « à l'anglaise », avec d'un côté une opposition ayant toute liberté pour critiquer et exposer son pro-gramme et, de l'autre, un Gouvernement qui, disposant d'une majorité disciplinée, impose néanmoins sans difficulté majeure la politique qu'il juge bonne.

Il ne devait cependant pas en aller tout à fait ainsi en raison de l'es-prit de rébellion qui, avant même le départ de M. Chirac de l'Hôtel Matignon, mais bien plus encore après, anima les rangs du parti gaul-liste. Ce n'est qu'après de laborieuses négociations et au prix de l'ac-ceptation de très nombreux amendements que M. Chirac était parve-nu, en engageant pratiquement sa responsabilité personnelle devant son groupe, à faire voter les textes importants auxquels tenait le Pré-sident de la République, tels que le projet de réforme de la politique foncière en octobre 1975 ou celui sur l'imposition des plus-values en juin 1976.

Avec M. Barre comme Premier ministre, les rapports entre l'As-semblée nationale et le Gouvernement deviendront franchement mau-vais. L’hostilité du groupe UDR est telle que, dans un premier temps, le Premier ministre ne peut même pas envisager de solliciter un vote exprès de confiance. Nommé le 28 août 1976, il attendra le 15 octobre pour faire approuver sa politique par l'Assemblée. Encore prendra-t-il la précaution de ne pas engager la responsabilité de son Gouverne-ment sur son programme en vertu de l'article 49, alinéa Ier, mais sur un projet de loi de finances rectificative nécessité par son plan de lutte contre l'inflation, sur la base de l'article 49, alinéa 3. Ainsi les absten-tions dans les rangs gaullistes seront-elles décomptées en faveur du Gouvernement. Ce n'est qu'au lendemain des élections municipales de mars 1977, désastreuses pour la majorité et qui viennent de prouver au RPR qu'une dissolution serait mortelle pour lui, que R. Barre, à l'occa-sion de la formation de son second Gouvernement, demandera à l'As-

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semblée un véritable vote de confiance qui ne lui sera accordé qu'à contrecœur, après l'exposé par les leaders du parti gaulliste des plus virulentes critiques à son adresse.

Pour obtenir le vote de ses projets de loi, il lui faudra remettre en honneur la procédure si contestée du vote bloqué qu'il utilisera vingt-six fois à l'Assemblée nationale durant sa présence à l'Hôtel Matignon. Et même dans certains cas - pour la ratification du traité sur l'élection de l'Assemblée des Communautés européennes en juin 1977, la ré-forme du financement de la Sécurité sociale en décembre 1979 et l'adoption de la loi de finances pour 1980 - il devra engager la respon-sabilité de son Gouvernement sur la base de l'article 49, alinéa 3 de la Constitution.

Cette fronde des députés gaullistes devait cependant avoir des ef-fets positifs et durables en ce qu'elle aboutira à un accroissement sen-sible des moyens matériels mis à la disposition des parlementaires pour assumer leurs missions.

[123]

Le renforcement des moyens et de l'autonomie des Assemblées

Frappés lors de leur entrée au Parlement de la disproportion des moyens d'information dont disposent respectivement l'Exécutif et les assemblées, les députés gaullistes issus de la fonction publique n'ont cessé de réclamer une modernisation des moyens matériels mis au ser-vice des parlementaires. Non contents d'avoir obtenu un bureau per-sonnel pour chacun d'eux, ils leur ont fait octroyer sur le budget des Assemblées, à partir de février 1976, un crédit leur permettant de ré-munérer chacun un collaborateur « de bon niveau juridique » suscep-tible de les décharger d'une partie de leurs tâches, à Paris ou dans leurs circonscriptions 181.

Mais surtout ils ont obtenu que les assemblées se dotent de ser-vices de documentation (service des études à l'Assemblée nationale, 181 Le nombre de ces « assistants parlementaires » sera sensiblement aug-

menté par la suite, ce qui ne constitue d'ailleurs pas toujours un avantage pour les députés (cf. infra, p. 142).

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service des études législatives et des collectivités locales au Sénat) et recrutent des fonctionnaires spécialisés dans l'économétrie et dans l'in-formatique. Exigeant du Gouvernement qu'il leur présente à l'appui de certains projets économiques et financiers des « simulations » et des « variantes », ils ont convaincu les assemblées de se doter d'un sys-tème informatique relié aux principales banques de données et ont même obtenu de certaines commissions la passation de contrats d'études avec des organismes extérieurs. Ainsi le Parlement, sur le modèle du Congrès des États-Unis, se place-t-il sur la voie qui lui per-mettra de disposer d'une information indépendante de l'Exécutif.

C'est par un réflexe analogue et aussi en prévision d'un échec élec-toral qui amènerait la Gauche au pouvoir en mars 1978 que le RPR prendra l'initiative, conformément au vœu depuis longtemps exprimé par le Sénat, de rendre aux commissions d'enquête et de contrôle les moyens d'assumer effectivement leurs missions. La loi du 19 juillet 1977 portera la durée de leur fonctionnement de quatre à six mois et les autorisera à faire comparaître devant elles, en employant éventuel-lement la contrainte, les témoins qu'elles jugeront utile d'entendre.

La recherche de l'apaisement

Au demeurant, si l'année 1979 est marquée par une tension crois-sante entre l'Exécutif et le groupe parlementaire RPR 182, l'approche de l'élection présidentielle amène en 1980 le chef de l'État à rechercher la détente. Sur son conseil, le Premier ministre se concerte avec les pré-sidents des commissions permanentes avant l'ouverture des sessions en vue de la préparation du travail législatif. À sa demande, l'utilisa-tion de l'article 49, alinéa 3, est réservée aux seuls projets de loi « in-dispensables à la poursuite et à la cohérence » de l'action du Gouver-

182 L'année 1979 s'ouvre, à l'initiative de M. Chirac, par une demande de convocation du Parlement en session extraordinaire - la première qui se soit réunie à la demande d'une majorité de députés depuis 1958 et qui reste en-core aujourd'hui la seule de ce type - pour débattre de la question du chô-mage. Elle se termine par le refus du groupe RPR de voter la loi de finances pour 1980 et la réforme du financement de la sécurité sociale, ce qui oblige M. Barre à engager, six fois de suite, la responsabilité de son Gouvernement sur ces textes.

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nement, ce qui conduit celui-ci à retirer de l'ordre du jour des assem-blées bon nombre de textes sur lesquels le groupe parlementaire gaul-liste avait exprimé son désaccord.

[124]Mieux : au cours des années 1979-1980, le Gouvernement mani-

feste une propension inaccoutumée sous la Ve République à faciliter l'adoption de certaines propositions de loi qui, telles celles restrei-gnant le droit de grève à la télévision ou réformant le mode d'élection des présidents d'Université, répondent aux préoccupations profondes des parlementaires et de l'électorat gaullistes en matière de conserva-tion de l'ordre social. Et les textes que lui-même dépose vont dans le même sens : ainsi la loi du 10 janvier 1980 sur le contrôle de l'immi-gration ou la loi du 2 février 1981 dite « Sécurité et liberté », adoptée contre l'avis de nombreux juristes et criminologues et malgré une longue obstruction parlementaire de la Gauche.

Par cette opération de séduction de l'électorat gaulliste et des par-lementaires RPR qu'il cherche à éloigner de Jacques Chirac, V. Gis-card d'Estaing, assuré d'une victoire facile au second tour de l'élection de 1981 sur une Gauche dont G. Marchais creuse chaque jour davan-tage les divisions, se met en position d'écraser au premier tour le maire de Paris pour s'imposer désormais aux yeux de tous comme le leader véritablement unique de la Droite. En homme de prospective, ce n'est déjà plus à sa réélection qu'il pense - elle est acquise - mais à son second septennat...

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[125]

Brève histoire politique et institutionnellede la Ve République.

Chapitre VILE PREMIER SEPTENNAT

DE FRANÇOIS MITTERAND :LA DOUBLE ALTERNANCE

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Mai 1981. L’alternance, vingt-trois ans attendue par les uns et re-doutée par les autres, et dont on avait parfois fini par mettre en doute la possibilité tant les positions de la Droite paraissaient solidement as-sises, l'alternance finit par se produire. Et elle se réalise complètement par la double conquête, opérée à six semaines d'intervalle par le Parti socialiste de la Présidence de la République et du Gouvernement d'une part, de la majorité absolue des sièges de l'Assemblée nationale d'autre part.

Le pouvoir socialiste se lance alors dans une vaste entreprise de ré-forme globale de la société avec la nationalisation des grands groupes industriels et de l'ensemble du système bancaire, une décentralisation qui supprime les tutelles administratives, techniques et financières sur les collectivités locales, le renforcement du pouvoir syndical dans l'entreprise, la réforme des rapports entre bailleurs et locataires, l'élar-gissement de la couverture des risques sociaux, le remboursement de l'avortement, la réforme du régime de l'immigration en vue de faire de

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la France un pays « multiracial et pluriculturel », l'abolition de la peine de mort, la lutte contre l'enseignement libre, la promotion des loisirs, la fin du monopole public sur l'audiovisuel, le principe de la retraite à soixante ans, etc.... Une révolution, au sens plein et littéral du terme, car les vraies révolutions sont celles qui transforment la so-ciété civile. Mais une révolution - et c'est là le premier paradoxe - qui tend à tout changer sauf les structures constitutionnelles de l'État. Une révolution qui s'opère au contraire par l'État et qui donc, ayant besoin d'un État à la fois fort et accepté, va s'accommoder pleinement des institutions de la Ve République et renforcer encore leur caractère pré-sidentialiste.

La révolution politique aura lieu cinq ans plus tard, lors des élec-tions du 16 mars 1986. Elle ne sera pas l'œuvre des socialistes, mais la conséquence de leur échec. Et elle sera conduite - encore un paradoxe - par le parti qui se réclame le plus de l'héritage gaullien. Refusant d'abandonner ses fonctions après qu'une majorité hostile eut été élue à l'Assemblée, le Président sera amené à désigner comme Premier mi-nistre le chef de ce parti, et celui-ci à se réclamer du texte de la Constitution contre l'interprétation qui en avait été faite jusque-là. C'est l'expérience de la « cohabitation », phase étonnante de l'histoire du régime, dans laquelle le chef de l'État est en même temps chef de l'opposition. Une expérience qui se renouvellera cinq ans plus tard sur un mode différent à la fin du second septennat de F. Mitterrand, puis à nouveau en 1997, et qui fait de la Ve République un bien étrange ré-gime de monocratie à éclipses.

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[126]

Section 1La victoire socialiste

L'élection présidentielle des 26 avril et 10 mai 1981

En dépit des conditions draconiennes auxquelles la loi organique du 18 juin 1976 183 subordonne désormais les candidatures à l'élection présidentielle, dix candidats sont en lice au premier tour, le 26 avril 1981.

Lancés très tôt dans la quête des parrainages, deux candidates d'ex-trême-gauche, Mmes Hélène Bouchardeau et Arlette Laguiller, et le représentant des écologistes, M. Brice Lalonde, parviendront à re-cueillir les cinq cents signatures indispensables. Quant aux radicaux de gauche, après bien des hésitations, ils estimeront, eux aussi, en juin 1980, devoir compter leurs forces sur le nom de leur président, M. Mi-chel Crépeau.

Les « grands » candidats tardent à se faire connaître et à se lancer dans la campagne. Ce n'est qu'en octobre que le Parti communiste an-nonce la candidature de G. Marchais. Mais à cette date, on ignore qui sera le candidat du Parti socialiste. En avril 1979, le Congrès de Metz a été marqué par un affrontement entre François Mitterrand et Michel Rocard. Contre Rocard, soutenu par P. Mauroy et les cadres de l'an-cienne SFIO désormais marginalisés à l'intérieur du PS, Mitterrand s'est appuyé sur les « sabras » 184 auxquels en qualité de Premier secré-taire du parti, il confie des responsabilités, et sur le CERES qu'il a chargé d'élaborer le programme du parti. Rocard a été battu et les an-

183 Votée sur la suggestion du Conseil constitutionnel, cette loi subordonne les candidatures au parrainage de 500 élus parlementaires, conseillers régio-naux ou généraux ou maires venant de trente départements différents sans que plus d'un dixième d'entre eux soit issu d'un même département.

184 On appelle ainsi, à l'époque, les jeunes Israéliens nés en Palestine. Par analogie, ce sont les jeunes venus à la politique en adhérant au PS sans avoir participé à sa création en 1972 : Laurent Fabius, Lionel Jospin, Jack Lang, Paul Quilès.

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ciens cadres de la SFIO ont été chassés de l'appareil 185. Mais, comme tous les sondages le montrent beaucoup plus populaire que Mitterrand et que celui-ci ne se déclare pas, il espère encore et présente sa candi-dature. Fatale erreur, car quand en novembre Mitterrand se déclare en-fin, l'appareil se déchaîne contre lui et, bien qu'il se soit aussitôt retiré, le traite désormais en parricide. Ce n'est cependant qu'en janvier 1981 qu'un congrès extraordinaire du PS désignera E Mitterrand comme candidat et élira sur sa proposition Lionel Jospin dans les fonctions de Premier secrétaire qu'il abandonne en cette occasion. Quoique candi-dat du PS, F. Mitterrand n'en reprend pas intégralement le programme à son compte : beaucoup plus concrètes, les « cent dix propositions » qu'il fait approuver par le Congrès extraordinaire et s'engage à traduire dans les faits, s'il est élu, sont souvent en retrait par rapport à celles du Projet socialiste rédigé au lendemain du congrès de Metz de 1979 et très marqué de l'empreinte du CERES. Elles sont aussi plus catégo-rielles, tendant Par des promesses précises sur des revendications spé-cifiques, à rallier les suffrages des féministes, des homosexuels, des rapatriés d'Algérie, des amis d'Israël, des jeunes gens en instance d'in-corporation, des écologistes... et même des amateurs de motos japo-naises auxquels on annonce la suppression de la « vignette »... Elles ne seront d'ailleurs pas publiées d'un bloc, mais habilement distillées chacune auprès des seuls électeurs directement concernés. Quant à V. Giscard d'Estaing, il tente [127] vainement, jusqu'en mars 1981, par son silence et les rumeurs propagées par son entourage, de faire naître le doute sur ses intentions.

Mais la surprise vient des gaullistes. On se souvient qu'ayant fondé sa stratégie électorale sur l'idée que la rupture de l'union de la Gauche, consommée en septembre 1977, était irréversible et qu'il ne courait donc aucun risque au second tour, V. Giscard d'Estaing avait depuis 1978 axé sa politique sur la conquête de l'électorat le plus conserva-teur, dans l'intention manifeste d'affaiblir le RPR et d'apparaître comme le leader incontesté de toute la Droite. Pour faire échec à cette politique qui tend à le marginaliser et qui risque, si elle réussit, d'en-traîner ultérieurement son éclatement, le mouvement gaulliste, conscient que J. Chirac, quoi qu'il fasse, ne peut supplanter le Pré-sident sortant, réagit viscéralement en suscitant dans sa fraction la plus dure, non pas un, mais trois candidats : MM. Chirac et Debré et

185 Voy. F.-O. Giesberg, François Mitterrand, une vie, op. cit., pp. 317 et s.

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Mme Marie-France Garaud. Exploitant les mêmes thèmes, mais cha-cun dans son style propre et s'adressant à des sensibilités différentes, ils effacent par leur présence massive dans la campagne l'impression de faiblesse que la seule considération des résultats risquait de donner du mouvement au lendemain du premier tour. Tous les trois ins-truisent le procès du chef de l'État, rendant ainsi difficile le report massif de leur électorat sur le nom de Giscard d'Estaing au second tour.

À ces attaques des gaullistes contre le Président sortant, répliquent en contrepoint celles des communistes contre François Mitterrand. Elles tendent principalement à inquiéter et, par là, à détourner de lui les électeurs centristes qui pourraient être tentés d'abandonner V. Gis-card d'Estaing : non seulement le PC revendique, au sein d'un éventuel gouvernement de la Gauche, un nombre de portefeuilles proportionnel au nombre des voix obtenues par les composantes de celle-ci, mais en-core il annonce, en cas de victoire du candidat socialiste, une agitation sociale comparable à celle qu'avait suscitée la victoire du Front popu-laire en 1936.

Le résultat du scrutin du 26 avril (Giscard d'Estaing : 28,31% des suffrages exprimés, Mitterrand : 25,84%, Chirac : 17, 99%) 186 n'ap-porte qu'une surprise, mais elle est de taille : le Parti communiste tombe brutalement à 15,34% des suffrages, perdant en une seule fois le quart de son électorat. Désormais percée à jour, sa stratégie occulte qui, depuis 1965, consistait, au nom des intérêts supérieurs de la Ré-volution, à faire gagner la Droite avec les voix de la Gauche, est condamnée par la base. Pour conserver ce qui lui reste d'audience, G. Marchais, qui au soir du scrutin apparaît livide sur les écrans de télé-vision, se trouve contraint à appeler, sans conditions ni réserves, les 4 450 000 électeurs qui lui sont demeurés fidèles à reporter leurs suf-frages sur le candidat socialiste 187.186 Les « petits » candidats obtiennent respectivement : M. Lalonde : 3,87%,

Mme Laguiller : 2,30%, M. Crépeau : 2,21%, M. Debré : 1,65%, Mme Ga-raud : 1,33%, Mme Bouchardeau : 1,10%. On notera le lent effritement des positions de M. Giscard d'Estaing au cours de la campagne : au mois de no-vembre 1980, les sondages lui attribuaient environ 35% des intentions de vote contre 18% à M. Mitterand et 12% à M. Chirac.

187 Dans une interview parue dans Libération du 15 janvier 1988, P. Juquin déclare néanmoins que Marchais continuait à espérer une victoire de Gis-card et que des consignes avaient été données aux cadres du Parti de faire

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Pour celui-ci, ce n'est pas encore la victoire : en ajoutant aux siennes les voix obtenues par MM. Marchais et Crépeau et par Mmes Bouchardeau et Laguiller, il n'atteint que [128] 46,8% des suffrages exprimés, alors que les quatre candidats de la Droite en réunissent 49,3%. Pour qu'il l'emporte au second tour, il faudrait que les écolo-gistes lui apportent en bloc leurs suffrages - mais Brice Lalonde ne donne aucune consigne de vote - ou bien qu'une partie significative des électeurs gaullistes s'abstiennent ou votent pour lui.

Or, à la surprise générale - encore une fois les sondages n'avaient rien annoncé et la Bourse monte entre les deux tours - ces deux condi-tions vont se réaliser simultanément. Les écologistes ne peuvent pas ne pas être sensibles à la promesse de F. Mitterrand de limiter le re-cours à l'énergie nucléaire 188. Quant aux gaullistes, ils sont tiraillés entre des impératifs contradictoires qui vont diviser leurs suffrages : M. Debré conseille de voter pour V. Giscard d'Estaing ; mais l'invita-tion de Mme Garaud à voter blanc, et celle de J. Chirac à voter « cha-cun selon sa conscience », seront interprétées par bien des militants comme des recommandations de faciliter l'élection de F. Mitterrand, soit qu'on espère, après avoir - objectif prioritaire - éliminé le candidat sortant, remporter les élections législatives qui suivront, soit qu'on es-time que l'avenir du RPR passe par une cure d'opposition qui lui per-mettra de s'imposer, après l'échec « inévitable » de l'expérience socia-liste, comme le seul recours possible. En tout cas, E Mitterrand, qui a su résister aux communistes et leur ravir une part importante de leur électorat, ne peut plus désormais susciter les mêmes craintes qu'à l'époque où il n'existait politiquement qu'en s'appuyant sur eux, et cela contribue grandement à lui attirer des suffrages qui lui avaient été re-fusés jusque-là 189.

Le 10 mai, F. Mitterrand obtient 15 708 000 voix (51,75% des suf-frages exprimés) contre 14 642 000 à V. Giscard d'Estaing. On estime,

voter pour celui-ci au second tour.188 La trente-huitième des « cent dix propositions » de F. Mitterrand indique

que « le programme nucléaire serait limité aux centrales en cours de construction en attendant que le pays, réellement informé, puisse se pronon-cer par référendum ».

189 Sa dénonciation de la rencontre Giscard-Brejnev à Varsovie et du sabo-tage par le Président français du sommet occidental de Venise rassure d'ailleurs sur ses intentions en politique étrangère.

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au minimum, à 800 000 le nombre des électeurs gaullistes du premier tour qui se sont ralliés à lui et à 500 000 ceux qui ont choisi l'absten-tion (sur un total de 6 094 000 voix recueillies par MM. Chirac et De-bré et Mme Garaud).

Les élections législatives des 14 et 21 juin 1981

Au cours de sa campagne électorale, E Mitterrand avait annoncé son intention de dissoudre, dès son éventuelle arrivée au pouvoir, l'Assemblée élue en mars 1978, et il avait prophétisé qu'alors « un état de grâce » - « la force entraînante formidable » créée par son élection - lui permettrait d'obtenir une majorité de gauche dans la nouvelle as-semblée. Cette prédiction va se réaliser pleinement.

F. Mitterrand accède à l'Élysée le 21 mai. Ayant nommé le même jour M. Mauroy Premier ministre, il prononce le lendemain la dissolu-tion de l'Assemblée. De manière à ne pas retarder le départ en va-cances des Français - ou à ne pas multiplier le nombre des abstention-nistes - la durée de la campagne électorale officielle sera réduite à treize jours 190.

[129]La campagne manque d'animation car tout a déjà été dit quant aux

enjeux et il semble que tout soit déjà joué quant au résultat. Le thème central de la propagande socialiste : « Donnez au Président les moyens de sa politique » coïncide trop avec ce que les Français en-tendent à chaque élection législative depuis vingt-trois ans pour ne pas leur paraître comme une nécessité imposée par la logique des institu-tions. Au contraire, celui de la droite qui met en avant le besoin de faire de l'Assemblée un « contrepoids à la Présidence de la Répu-blique » sonne étrangement dans la bouche de personnalités qui n'en 190 Saisi d'un recours contre les décrets qui organisent l'élection à une date

aussi rapprochée, le Conseil constitutionnel - après s'être déclaré compétent, ce qui constitue une innovation dans sa jurisprudence - rejettera cette récla-mation au motif que les dispositions du Code électoral qui fixent à vingt jours la durée de la campagne ne peuvent prévaloir sur celles de la Constitu-tion qui autorisent le Gouvernement à organiser les élections vingt jours au moins après la dissolution (CC, 11 juin 1981, F. Delmas, Gaz. Pal., 22 nov. 1981, note D. Turpin).

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avaient jamais jusque-là découvert la nécessité et avaient toujours été promptes au contraire à dénoncer le risque d'un retour au régime d'As-semblée. Quant à leurs mises en garde contre le péril communiste, elle ne peut plus, à ce moment, que faire sourire.

Trois traits principaux caractérisent le résultat de ces élections :

1) le soudain gonflement de l'électorat socialiste qui passe de 25,84% des suffrages exprimés au premier tour de l'élection présidentielle le 26 avril (ou 28,05% en y incluant les électeurs de M. Crépeau) à 37,51% au premier tour des législatives le 14 juin, ce qui traduit la propension d'une partie importante du corps électoral à voter toujours pour le pouvoir en place, quel qu'il soit. Par le jeu des désistements et l'effet de la « prime » propre au scrutin majoritaire, ce résultat très honorable permet-tra, à l'issue du second tour, au groupe parlementaire socialiste de compter, 285 députés (dont 14 radicaux de gauche et six ap-parentés), soit 58% des sièges à l'Assemblée nationale, résultat presque équivalent à celui obtenu par l'UDR aux élections de juin 1968.

2) l'écrasement de la représentation du Parti communiste qui, avec 16,17% des suffrages exprimés, n'obtient que 44 sièges (contre 86 dans la précédente Assemblée), alors que le RPR avec 20,8% des suffrages et l'UDF avec 19,2% obtiennent respecti-vement 88 et 62 sièges. Le PC est moins victime de sa propre faiblesse que du renforcement soudain de son allié qui, distan-çant ses candidats dans la plupart des circonscriptions, les oblige à se désister en sa faveur.

3) l'ampleur des abstentions, dont le taux passe de moins de 17% le 10 mai à plus de 30% le 14 juin. Fidèles à la logique des ins-titutions, nombre d'électeurs de droite semblent s'être résignés à laisser élire une majorité favorable au nouveau Président.

Il est important de noter l'ordre chronologique dans lequel s'est opérée la conquête des institutions par le Parti socialiste : d'abord la Présidence de la République, et de là automatiquement le Gouverne-

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ment, puis - parce que le Président était socialiste - l'Assemblée natio-nale. De cet ordre, il découle que la victoire socialiste, c'est d'abord celle, personnelle, de François Mitterrand, candidat socialiste certes, mais élu le 10 mai sur son propre programme ; l'existence au Pa-lais-Bourbon d'une majorité socialiste, élue sur son nom, ne peut s'in-terpréter que comme une confirmation du mandat que lui avait donné le peuple. Aux yeux des militants, F. Mitterrand n'est pas seulement - avec d'autres - le fondateur du PS ; il est - seul - l'auteur de sa victoire. Aux yeux des citoyens, il est l'homme à qui le pouvoir a été remis, les ministres et les députés étant les instruments de ce pouvoir.

Une telle situation devait naturellement déterminer d'emblée les rapports du Président de la République avec le Gouvernement d'une part, le Parlement d'autre part, et renforcer l'évolution déjà ancienne du Parti socialiste vers l'acceptation du fait présidentiel.

[130]

L'acceptation de l'interprétation présidentialiste de la Constitution par les socialistes

Certes, François Mitterrand, Pierre Mendès-France et Charles Her-nu avaient voté en 1958, avec le Parti communiste dans son ensemble, contre la Constitution, et en 1962, avec toute la Gauche et une partie de la Droite, contre la réforme qui faisait élire le Président de la Répu-blique au suffrage universel direct. Certes encore, en 1964, F. Mitter-rand avait dénoncé dans un brillant pamphlet, « le coup d'État perma-nent » que constituait la pratique gaullienne de la Constitution, stig-matisant dans le même temps à la tribune de l'Assemblée l'abandon de ses prérogatives par le Premier ministre au profit du chef de l'État.

Mais l'hostilité de principe de la Gauche au fait présidentiel ne pouvait survivre à la nécessité où elle se trouvait d'affirmer son exis-tence en présentant des candidats à chacune des élections présiden-tielles, et donc de jouer le jeu des institutions, non pas tel qu'elle l'au-rait voulu, mais tel que le peuple le comprenait. Cette hostilité a donc diminué par étapes, correspondant chacune à une élection présiden-tielle : en décembre 1965, F. Mitterrand, candidat contre le général de Gaulle, n'a pas encore de programme, mais il se présente avec sept

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« options » ; même si celles-ci comportent une révision constitution-nelle tendant à réduire les pouvoirs du chef de l'État en abrogeant les articles 11 et 16 de la Constitution et à transformer le Conseil consti-tutionnel, elles impliquent déjà à la fois, de la part de la Gauche, l'ac-ceptation des autres dispositions constitutionnelles et, de la part du candidat, la promesse d'une action politique effective en vue de leur mise en œuvre 191. En 1974, de nouveau candidat à l'Élysée, le leader socialiste admet explicitement la suprématie du Président de la Répu-blique 192 et annonce son intention de constituer un Gouvernement « à l'image de la majorité présidentielle », renonçant par là à l'interpréta-tion parlementaire de la Constitution qui avait jusque-là été défendue par la Gauche. En 1981 enfin, les socialistes admettent à tel point que le Président de la République doit effectivement gouverner que leur candidat se présente aux suffrages populaires avec un programme dé-taillé couvrant, en cent dix « propositions », l'ensemble de l'action gouvernementale. De réforme constitutionnelle, il n'est plus question que sur des points mineurs : la durée du mandat présidentiel (qui de-vra être ramenée à cinq ans renouvelables, ou maintenue à sept ans mais sans renouvellement possible), la modification du mode de dési-gnation du Conseil supérieur de la magistrature, l'élargissement du do-maine d'application du référendum.. Encore le candidat socialiste in-siste-t-il sur l'absence d'urgence de ces réformes, mettant surtout l'ac-cent sur les changements à apporter à la pratique des institutions : plus grand respect des prérogatives du Parlement et notamment limitation du recours à la procédure du vote bloqué, retour à la représentation proportionnelle, moralisation de la vie publique, et décentralisation.

Les conditions de la victoire de la Gauche, avec d'abord l'élection d'un Président socialiste, puis à cause d'elle et sur le programme qu'il avait lui-même élaboré, d'une majorité absolue de députés socialistes, ne pouvaient que renforcer encore l'adhésion du PS à l'interprétation que vingt-deux années de pratique présidentialiste du régime avaient fini par ancrer dans l'esprit des citoyens. Cette acceptation de l'autorité

191 Cf. O. Duhamel, La Gauche et la V République, op. cit., pp. 252 et s.192 Parlant du Président de la République, F. Mitterrand déclarait le 18 avril

1974 : « Je souhaite que toute son autorité soit maintenue pour assurer la grande orientation de la France. Mais je souhaite qu'il ne se substitue ni à la totalité des institutions ni à la totalité des citoyens » (ibid., p. 280).

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présidentielle [131] caractérise, après le 10 mai 1981 aussi bien qu'avant, le fonctionnement du Gouvernement et du Parlement.

Section IILe Gouvernement du Président

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C'est dans le domaine des rapports entre le Président de la Répu-blique et le Gouvernement que la continuité de la pratique des institu-tions sous la présidence de F. Mitterrand se manifeste avec le plus d'éclat. Alors que la subordination du Premier ministre au chef de l'État fut jadis l'un des griefs majeurs de la Gauche à l'encontre du gé-néral de Gaulle, elle est devenue la règle du nouveau pouvoir ; pour la première fois même sous la Ve République, le Président de la Répu-blique parle de « ses » ministres, de « son » Gouvernement ; il affirme sans ambages le 9 décembre 1981 : « Le Premier ministre et les mi-nistres doivent exécuter la politique définie par le Président de la Ré-publique », et dans sa conférence de presse du 4 avril 1984, que la tâche du Gouvernement est de « mettre en œuvre ce que le chef de l'État a ou aura décidé ». C'est lui personnellement qui choisit les mi-nistres sans consultation préalable du Premier ministre 193. Le pro-gramme présidentiel - les « cent dix propositions » du candidat F. Mit-terrand -, les directives, la volonté ou la personne du Président sont devenus les références obligées du discours du Premier ministre et des ministres.

L'emprise du Président sur le Gouvernement a été considérable-ment favorisée par la composition de celui-ci et par la personnalité même des Premiers ministres.

Les deux premiers Cabinets Mauroy

193 Lors de la formation de « son » premier Gouvernement, Pierre Mauroy qui ne connaissait pas les nouvelles règles, avait entrepris des consultations de son côté et pris quelques engagements dont il lui fallut s'excuser auprès des intéressés.

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Les deux premiers Gouvernements Mauroy 194 se caractérisèrent surtout par leur composition pléthorique et hétérogène.

Alors que les Gouvernements de M. Raymond Barre comprenaient de 15 à 20 ministres, le nombre de ceux-ci est porté à 34, dont cinq re-çoivent le titre de ministre d'État. Cette inflation s'explique en partie par une volonté d'innover dans la définition des fonctions de l'État (création d'un ministère de la Solidarité nationale, d'un ministère du [132] Temps libre, d'un ministère des droits de la femme...), mais aus-si par le souci de récompenser la longue attente des personnalités des partis de gauche : des « ministres délégués auprès d'autres ministres » assument en pratique des fonctions de secrétaires d'État, mais leur titre est plus valorisant et leur donne de surcroît accès aux séances du Conseil.

L'accroissement de l'effectif du Gouvernement s'accompagna d'ailleurs d'un gonflement des cabinets ministériels, le Premier mi-nistre lui-même donnant l'exemple avec une équipe de près de cent personnes. Là encore, le souci de récompenser les militants, en leur donnant l'occasion - ou l'impression - de participer à l'exercice du pou-voir de la Gauche, a joué un rôle, mais aussi et surtout la méfiance éprouvée par les nouveaux ministres vis-à-vis des administrateurs que leur avaient légués leurs prédécesseurs : au sein des cabinets, les mili-tants des syndicats de la fonction publique et les jeunes énarques ins-crits de fraîche date au PS remplacent les traditionnels représentants

194 Le premier Cabinet Mauroy, constitué en vue de la préparation des élec-tions, et qui ne devait durer qu'un mois (22 mai-22 juin), comprenait quelques personnalités qui, tel M. Alain Bombard, n'y avaient été nommés que pour rallier certaines franges de l'électorat, mais ne devaient pas être re-conduites ensuite dans leurs fonctions. La formation du second Cabinet Mauroy fut marquée par l'entrée au Gouvernement de quatre personnalités communistes, dont une - M. Fiterman - avec le titre de ministre d'État. La participation du PC au Gouvernement avait été subordonnée par F. Mitter-rand à la conclusion par le PC d'un accord avec le PS, accord qui avait pour but de l'obliger à une solidarité complète, y compris au niveau local, avec celui-ci. F. Mitterrand voulait ainsi éviter la surenchère communiste dont Léon Blum avait été victime en 1936. Il ne put cependant empêcher que le Parti communiste soit à la fois dans le Gouvernement et, par l'intermédiaire de la CGT qu'il contrôle, hors de celui-ci, prenant à son compte tout ce qui lui apparaissait positif et répudiant tout ce qui était moins apprécié de la clientèle des partis de gauche. L'avenir devait cependant montrer que cette position équivoque n'était pas de nature à redresser sa situation électorale.

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du Conseil d'État et de l'Inspection des finances, et épuisent souvent leurs efforts dans des rivalités intestines.

La fragmentation des services entre de trop nombreux ministères aux compétences mai définies, l'inexpérience des nouveaux dirigeants, le poids souvent excessif, accordé aux syndicats de fonctionnaires de-vaient nuire à l'efficacité de la machine gouvernementale, au moment même où celle-ci s'engageait dans la voie de réformes d'une grande complexité.

Mais plus encore que leur caractère pléthorique, c'est leur absence de cohésion qui caractérisa les gouvernements successifs de M. Mau-roy.

Les principaux courants du PS et, à partir du 23 juin 1981, le Parti communiste étaient institutionnellement représentés au sein du Gou-vernement chacun par un ministre d'État et par un nombre de mi-nistres proportionnel au nombre de leurs sièges à l'Assemblée natio-nale.

Comme le Premier ministre appartenait lui-même au plus faible des quatre courants traditionnels du PS, et qu'il était en outre en butte à l'hostilité déclarée de certains leaders du courant mitterrandiste (et notamment de M. Pierre Joxe, président du groupe parlementaire), les ministres et les partenaires sociaux prirent l'habitude de tenir ses arbi-trages pour non définitifs et de toujours en référer au chef de l'État. Ayant déclaré dès le 2 juillet 1981 que « le Président de la République peut à tout moment faire prévaloir l'opinion qu'il a de l'intérêt géné-ral », celui-ci, en dépit de quelques platoniques appels à la discipline, ne fit rien pour décourager une telle attitude au sein du Gouverne-ment, n'hésitant pas à désavouer publiquement le Premier ministre (par exemple, en février 1982, sur les incidences salariales de la se-maine de 39 heures), voire - comme en octobre 1981 à propos de l'exonération des œuvres d'art de l'impôt sur la fortune - à revenir in extremis sur un projet de loi adopté en Conseil des ministres et déjà en cours de discussion devant l'Assemblée.

Mais les ministres étant trop nombreux pour que le chef de l'État pût se pénétrer de leurs arguments avant d'arrêter ses décisions, cha-cun d'eux conçut bientôt l'idée de solliciter pour ses thèses le soutien des médias. Et l'on assista à une extraordinaire cacophonie ministé-rielle, étalée à pleines pages dans les journaux. Avec un très grand

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sens de l'à-propos, M. Mauroy prit la plume à son tour pour expliquer que, la Gauche se devant de « gouverner autrement », l'exposé public des divergences ministérielles constituait une avancée certaine de la démocratie. L’opinion allait se ranger à ce point de [133] vue lorsqu'il constitua son troisième ministère, fondé sur des principes radicale-ment contraires.

Le troisième Cabinet Mauroy

Formé le 22 mars 1983, au lendemain de la troisième dévaluation subie par le franc depuis mai 1981 195, et alors que l'endettement inter-national de la France n'autorise plus de nouveaux emprunts, le troi-sième gouvernement Mauroy se caractérise surtout par une volonté de retour à la discrétion sur les affaires publiques. Les membres du Gou-vernement sont toujours aussi nombreux, mais seize seulement d'entre eux ont accès au Conseil des ministres, les autres étant relégués dans des fonctions de ministres délégués, qui désormais ne participent plus au Conseil, ou de secrétaires d'État. De plus, un secrétaire d'État « porte-parole du Gouvernement » est nommé, qui seul, en pratique, aura le droit de s'exprimer face à la presse.

La cohésion gouvernementale n'en est pas renforcée pour autant... Au contraire, si les ministres d'État ont disparu, deux ministres, Jacques Delors aux finances et Pierre Bérégovoy aux affaires sociales, ont reçu des attributions à ce point élargies, avec autorité sur un tel nombre de ministres délégués et de secrétaires d'État, qu'ils appa-raissent comme des vice-Premiers ministres. Or il est notoire qu'ils sont en complet désaccord entre eux et en rivalité avec M. Mauroy dont, dans la semaine qui avait précédé la formation du nouveau Gou-vernement, ils étaient tous les deux donnés comme les successeurs possibles à l'Hôtel Matignon. De ce fait, le pouvoir de décision, en matière économique notamment, se trouve en réalité transféré à l'Ély-sée, seul à pouvoir exercer l'arbitrage, au coup par coup. Mais le sys-tème présente l'inconvénient d'empêcher le Premier ministre de jouer pleinement le rôle de bouc émissaire qui est traditionnellement le sien,

195 Au total, le décrochage du franc par rapport aux autres monnaies euro-péennes depuis mai 1981 atteint alors 26%.

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faisant assumer par le chef de l'État lui-même la responsabilité de la « politique de rigueur » imposée par les circonstances.

Les événements de juin-juillet 1984 et la formation du Gouvernement Fabius

Soucieux, alors que sa politique économique lui faisait perdre les voix des salariés de l'industrie et des agriculteurs, de conserver au moins le soutien de la FEN et du SNI-PEGC, syndicats d'enseignants qui constituent la base de départ - et de repli - du Parti socialiste, F. Mitterrand avait fait savoir, en dépit des sondages qui montraient que 72% des Français étaient hostiles à son projet d'intégration de l'ensei-gnement libre, qu'il ne céderait pas sur ce point. Mais quand, surve-nant une semaine après le grave recul de la Gauche aux élections eu-ropéennes (v. infra), une manifestation organisée contre ce projet réunit, le 24 juin 1984, un million et demi de personnes à Paris sur le thème de la défense de la liberté, que le Sénat, s'engageant à son tour dans la voie de l'obstruction parlementaire contre ce projet, demanda qu'il fût soumis à référendum, et que les organisateurs de la manifesta-tion du 24 juin annoncèrent qu'ils en préparaient une autre encore plus imposante pour octobre, le chef de l'État dut capituler.

Sans délibération préalable du Gouvernement pourtant réuni le ma-tin même à l'Elysée, il annonça le 12 juillet qu'il retirait le projet de loi sur l'enseignement libre. Pour [134] dissimuler cet échec et faire di-version, il annonça aussi le dépôt d'un projet de révision de l'article 11 de la Constitution, en vue de permettre au Président de la République de soumettre à référendum les projets de loi touchant aux garanties fondamentales des libertés publiques (v. infra). Clairement désavoué, le ministre de l'Éducation Alain Savary démissionna aussitôt. P. Mau-roy qui avait déjà proposé sa démission à plusieurs reprises pour per-mettre au Président de ressaisir l'opinion publique l'offrit à nouveau. Elle fut acceptée le 17 juillet : une sorte de divorce par consentement mutuel, le premier dans les annales de la Ve République.

Nommé Premier ministre le même jour, M. Laurent Fabius devait présider un Gouvernement constitué sur un modèle tout différent des précédents, quoique tout autant soumis à l'autorité présidentielle. Sa

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caractéristique principale est l'homogénéité : les communistes ayant refusé d'y participer, et M. Fabius n'ayant guère insisté pour qu'ils re-viennent sur leur décision, l'équipe est constituée presque exclusive-ment de « mitterrandistes », les deux seuls représentants des courants minoritaires du PS ne conservant que des ministères « difficiles » : l'Éducation pour L.-P. Chevènement, et l'Agriculture pour M. Rocard. Ce dernier, qui avait dit plaisamment lors de la formation de ce Cabi-net que c'était « l'appel à la garde noire », devait d'ailleurs le quitter en avril 1985 (v. infra).

À la tête de cette équipe de fidèles du Président, M. Fabius, que le chef de l'État présente comme son fils spirituel, qui lui doit effective-ment toute sa carrière et n'a pas un poids politique suffisant pour s'af-franchir de sa tutelle, semble avoir reçu pour principale mission de rendre au pouvoir socialiste l'image de sérieux et de modernisme, si-non de succès, qu'il a perdue. On assiste donc à un renversement des rôles respectifs du Président et du Premier ministre : alors que dans la tradition de la Ve République, la fonction de chef du Gouvernement est de protéger l'image du chef de l'État en assumant la responsabilité de mesures impopulaires mais inévitables, la fonction de L. Fabius consiste à asseoir sa popularité pour qu'elle rejaillisse sur son protec-teur 196. Mais dans tous les cas, le pouvoir réel est à l'Élysée. Il y est même beaucoup plus depuis 1981 qu'il n'y avait jamais été aupara-vant.

196 L. Fabius attache une importance essentielle à la « communication » ; chaque matin, il tient une « réunion verrouillage » où il définit avec les mi-nistres concernés par l'actualité et les principaux membres du PS ce qu'il conviendra de dire et de taire. Chaque mois, il a un entretien télévisé avec le journaliste Jacques Lanzi et organise des sondages à l'issue de celui-ci. Pour préserver sa popularité, L. Fabius n'hésite pas à se démarquer de la politique du chef de l'État en blâmant la rencontre, mal perçue par l'opinion, entre ce-lui-ci et le dictateur polonais Jaruzelski (« Lui, c'est lui ; moi, c'est moi »). Mais son image sera ternie par l'affaire Greenpeace et sa manière de déga-ger sa responsabilité en rejetant toute la faute sur le ministre de la Défense Charles Hernu. C'est également durant son séjour à Matignon que se produi-ront deux des scandales les plus marquants du régime : l'affaire Luchaire (vente d'armes à l'Iran) et l'affaire du « sang contaminé ». Ces deux affaires ne seront connues que plus tard, mais seront à l'origine de réformes institu-tionnelles : l'affaire Luchaire aux lois sur la transparence financière des acti-vités politiques, l'affaire du sang à la loi constitutionnelle portant création de la Cour de Justice de la République.

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Le pouvoir personnel

« Tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. La vertu même a besoin de limites », écri-vait Montesquieu. Malheureusement, sous la Ve République, les li-mites au pouvoir du Président, lorsqu'il dispose d'une majorité parle-mentaire, sont quasiment inexistantes. Dès lors, l'homme investi de cette [135] fonction se trouve inévitablement exposé à un vertige in-tellectuel qui risque de lui faire perdre le sens critique vis-à-vis de lui-même.

Alors qu'il était encore dans l'opposition, F. Mitterrand avait juste-ment dénoncé ces tendances paranoïaques du pouvoir en constatant, à propos de son prédécesseur, dans le préambule à ses « cent dix propo-sitions » : « L’actuel Président de la République accapare tout, se mêle de tout pour ne faire de la plus petite chose que l'instrument de son pouvoir... On assiste à la lente corruption des principes de la Ré-publique. » 197 Mais, parvenu à son tour à ce pouvoir suprême dont il n'avait cessé depuis 1958 de dénoncer les abus, il n'a pas su se garder de cette dérive. Et le moins qu'on puisse dire de son action person-nelle, c'est qu'elle fut marquée par un certain décalage entre le dis-cours et la réalité, et aussi par une grande malchance.

En août 1982, afin, dit-il, de lutter contre les auteurs d'attentats (dont il avait fait libérer certains l'année précédente 198), le Président de

197 F. Mitterrand condensait ainsi, en l'atténuant dans sa formulation, la cri-tique qu'avec son immense talent de polémiste, il adressait l'année précé-dente à Giscard dans son ouvrage Ici et maintenant : « L'actuel président concentre dans ses mains les trois pouvoirs traditionnels, exécutif, législatif et judiciaire, et le pouvoir moderne de l'information, il gomme les institu-tions, tire sur toutes les cordes, extrait des textes tout leur jus, crée un ré-gime de fait qui n'a d'équivalent nulle part, un régime non-dit où la démocra-tie formelle couvre une marchandise importée bric-à-brac des dictateurs, sans qu'on puisse de bonne foi l'appeler dictature, système ambigu, démo-cratie d'apparence, en vérité implacable... monarchie populaire et si peu po-pulaire. » (p. 75).

198 Non seulement les militants d'Action directe avaient été élargis, mais en gage de la bonne volonté du pouvoir à leur endroit, l'Élysée leur avait livré le nom de l'informateur que la DST était parvenue à introduire dans l'organi-

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la République constitue à l'Élysée - quelle idée singulière ! - une « cel-lule antiterroriste » qui marque aussitôt - touchée par la grâce ? - de spectaculaires succès. Malheureusement on devait s'apercevoir quelques mois plus tard que les gendarmes qui la composaient, pris à leur tour par la folie du pouvoir, fabriquait des preuves contre les per-sonnes qu'ils arrêtaient... 199

Il ne cesse de se présenter en défenseur des libertés et de « l'État de droit », mais fait de cette cellule une police privée qui, sur son ordre, pratique sur une grande échelle des écoutes téléphoniques illégales et met en fiches des centaines de personnalités de la presse 200 et du monde politique, et jusqu'à de jolies actrices.

Il dénonce « l'argent qui corrompt, l'argent qui achète, l'argent qui écrase, l'argent qui tue, l'argent qui ruine, l'argent qui pourrit jusqu'à la conscience des hommes », mais s'entoure d'une impressionnante co-horte d'escrocs de haut vol qui mettent à profit sa faveur pour gruger les sociétés nationalisées 201.

La politique étrangère est devenue, sous la Ve République, le do-maine privilégié d'action du Président. Mais, jusqu'en 1981, sa conduite restait soumise à certaines règles qui ne sont pas seulement d'ordre constitutionnel mais simplement de bon sens : si le [136] chef de l'État se déplaçait en personne pour conclure un accord à J'étranger, c'était après qu'une longue négociation eut préparé le terrain et dégagé les lignes essentielles de cet accord. De plus, le ministre des Affaires étrangères, utile conseiller, accompagnait toujours le Président dans ses déplacements. En septembre 1984, faisant fi de ses principes, F. Mitterrand se rend à Ifrane discuter seul à seul avec le roi du Maroc ; l'Algérie prend évidemment ombrage d'une concertation à un tel ni-

sation, et qui avait été aussitôt abattu. Dans le même esprit, la France avait donné asile aux membres des « Brigades rouges » italiennes, les demandes d'extradition étant systématiquement rejetées.

199 Après d'innombrables rebondissements, l'affaire des Irlandais de Vin-cennes sera définitivement classée en janvier 2002 par la Cour d'appel de Versailles pour incompétence du juge d'instruction et irrecevabilité de la plainte.

200 Ce ne sont d'ailleurs pas là les seules atteintes à la liberté de la presse imputables à la Présidence un des commensaux de F. Mitterrand qui avait été secrétaire d'État au Budget se faisait gloire de déclencher des contrôles fiscaux contre ceux qui osaient critiquer son protecteur.

201 Cf. E. Plenel, La part d'ombre, 1992, pp. 289 et s.

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veau, et il faut, pour rétablir avec ce pays une confiance obtenue au début du septennat au prix d'un contrat gazier extrêmement onéreux, que le ministre des Relations extérieures s'abaisse à assister en per-sonne à la commémoration du soulèvement algérien de novembre 1954 qui avait débuté par l'assassinat de deux jeunes instituteurs fran-çais... Cela n'altère en rien la confiance en lui du Président qui, le 15 novembre, se rend, à nouveau seul, négocier en Crète le retrait des troupes étrangères du Tchad avec le leader libyen Kadhafi, par qui il sera indignement trompé aux yeux du monde entier..

Ces constatations navrées ne tendent évidemment pas à instruire le procès d'un homme, mais seulement à induire à une réflexion sur les institutions : qu'une personnalité qui a construit sa carrière politique sur la dénonciation du pouvoir personnel ait eu, une fois parvenue à la magistrature suprême, un aussi étrange comportement devrait quand même inciter le pays à s'interroger sur le bien-fondé d'un système qui le conduit à remettre entièrement son destin, sans garde-fou ni voie de recours, à un homme que les citoyens ne connaissent qu'à travers ses discours.

Section IIIUn Parlement impatient et docile

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Pour la seconde fois depuis 1958, un parti détient à lui seul la ma-jorité absolue des sièges à l'Assemblée nationale et, avec ses alliés, dépasse la majorité des deux tiers. Ce parti, en 1981, c'est le Parti so-cialiste qui compte 265 députés et bénéficie du soutien des 14 radi-caux de gauche et 6 « divers-gauche » apparentés a son groupe parle-mentaire et, jusqu'en juillet 1984, des 44 députés communistes.

Les élections de juin 1981 ont provoqué un profond renouvelle-ment du personnel parlementaire et modifié la composition sociolo-gique de l'Assemblée nationale. 217 députés sont des nouveaux venus au Palais Bourbon, et parmi eux 173 députés socialistes. La nouvelle Assemblée compte 55% de fonctionnaires ou d'agents du secteur pu-blic, parmi lesquels 34% d'enseignants. Ceux-ci constituent 58,7% de

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J'effectif du groupe socialiste. L'autoritarisme méprisant dont ont fait preuve les gouvernements précédents vis-à-vis de cette catégorie so-cio-professionnelle jadis choyée par la République a fini par porter pour eux ses fruits amers.

L'existence d'une telle majorité, quoique évidemment souhaitable pour la réalisation du programme du chef de l'État, posait cependant un problème : celui du risque d'un débordement de l'Exécutif par sa majorité parlementaire. Le risque était d'autant plus sérieux que les nouveaux députés étaient pour la plupart des militants de base du PS, et que « l'ancrage à gauche », thème central de tous les congrès de ce-lui-ci depuis sa création en 1971, avait fini par créer chez eux une sorte de réflexe conditionné, comme on le verra au congrès de Va-lence des 23-25 octobre 1981. Et le problème était d'autant moins sus-ceptible d'être contourné que le non-respect des droits du Parlement ayant été jusque-là un des griefs majeurs de l'ancienne opposition contre de Gaulle, Pompidou et [137] Giscard d'Estaing, celle-ci se de-vait, ayant accédé au pouvoir, de faire la preuve que les députés pou-vaient garder leur autonomie et exercer un réel droit d'initiative et de contrôle dans le cadre du parlementarisme majoritaire.

La solution de ce problème passait par la recherche, au sein du groupe parlementaire socialiste, d'un mode de fonctionnement conci-liant les impératifs de la démocratie et de la discipline. Elle ne pouvait exclure cependant l'utilisation occasionnelle par le Premier ministre des procédures de contrainte que la Constitution de 1958 met à sa dis-position.

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Le fonctionnement interne du groupe parlementaire socialiste :liberté de discussion et discipline de vote

L'importance numérique du groupe parlementaire socialiste justi-fiait à elle seule l'établissement d'une organisation, d'une discipline et même d'une hiérarchie en son sein. Profitant de son ascendant sur le Parti et du fait que le « courant A » qui se réclamait de lui 202 comptait à lui seul 134 députés sur les 265 députés socialistes du groupe, F. Mitterrand, qui suivit de très près l'attribution des responsabilités au sein de l'Assemblée, imposa comme président de l'Assemblée natio-nale et président du groupe parlementaire deux hommes d'une fidélité à toute épreuve : MM. Louis Mermaz 203 et Pierre Joxe. Fréquemment reçus à l'Élysée, en même temps que M. Lionel Jospin qui a succédé à F. Mitterrand comme Premier secrétaire du PS, ces deux hommes as-surent une liaison permanente entre la Présidence et le groupe. Il leur est d'autant plus facile d'imposer à celui-ci, au nom de la discipline de parti, les concessions exigées par l'Élysée que, par leurs références constantes à la « lutte des classes », ils apparaissent eux-mêmes comme peu porté aux compromis. Comme s'en apercevra Gisèle Hali-mi, Joxe n'hésite pas à couper la parole aux députés socialistes lors-qu'ils osent en séance critiquer les positions gouvernementales. Dans

202 Admettant - à la différence du PC - le droit des tendances à s'organiser en son sein, le PS a toujours été divisé en « courants » dotés d'un embryon d'organisation autonome et de bulletins de liaison propres. L'enjeu des congrès est le contrôle de l'appareil du Parti et donne lieu à des alliances tac-tiques entre ces courants. Lors du congrès de Metz d'avril 1979, le courant A (Mitterrand), était largement dominant avec 40% des mandats contre 20% au courant C (Rocard) et 14% au courant B (Mauroy). Il bénéficiait en outre de l'appui apporté du CERES (courant E) qui disposait de 14% des mandats. Lors du congrès de Valence d'octobre 1981, les différents courants minori-taires, ne voulant pas courir le risque d'être écrasés par celui de Mitterrand ont décidé de se fondre en lui... mais les sensibilités demeurent.

203 F. Mitterrand avait d'abord proposé le « perchoir » à Gaston Defferre et réservé le ministère de l'Intérieur à Louis Mermaz. Mais Defferre, qui avait des comptes à régler avec l'administration préfectorale, ne voulait que l'Inté-rieur et, du fait de son soutien à Mitterrand aux Congrès d'Épinay et de Metz se trouvait en position d'imposer son choix.

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chaque commission, un député désigné par le groupe veille, en liaison avec eux, au respect de la discipline de vote.

Beaucoup plus qu'en séance plénière et même qu'en commissions, c'est dans les réunions du groupe socialiste à la salle Colbert du Pa-lais-Bourbon que se fait désormais le véritable travail législatif et que s'opère la conciliation entre le rôle actif que la doctrine socialiste re-connaît aux députés et la discipline de parti indispensable au fonction-nement correct du parlementarisme majoritaire. Le public et la presse n'étant pas admis à ces réunions, les réactions des députés aux initia-tives gouvernementales s'y expriment librement ; les amendements qu'on se propose d'y apporter y sont débattus, et en fonction des résul-tats de la discussion, le Bureau exécutif du PS peut en être saisi. Lar-gement contrôlé par les « mitterrandistes » du courant A - puis-qu'après le Congrès [138] de Metz il avait été sévèrement épuré - cet organe, au sein duquel l'Élysée est discrètement représenté, arbitre les désaccords entre députés et ministres concernés, de telle sorte que lorsque s'ouvrent les discussions en commissions et en séance plé-nière, l'accord entre l'Exécutif et la majorité parlementaire s'est déjà réalisé 204.

204 Telle est du moins la présentation que les constitutionnalistes font à l'époque du fonctionnement de l'Assemblée (Cf. P. Avril, « Chaque institu-tion à sa place... » et J.-L. Quermonne, Un gouvernement présidentiel ou un gouvernement partisan ?, Pouvoirs n° 20, op. cit., pp. 115 et s., et 67 et s.). En réalité cependant cette manière d'analyser la participation des députés à la détermination de la politique nationale devrait être nuancée pour tenir compte de la personnalité de Pierre Joxe et de ses rapports particuliers avec F. Mitterrand (qui sont excellents), avec P. Mauroy (qui sont exécrables) et avec les divers ministres. Dans son livre Le Parlement à refaire (1991, pp. 78-79), J.-M. Belorgey, député socialiste à l'époque, explique : « Les chefs savent en général où ils veulent en venir, ce que le groupe doit penser, et comment l'amener là où il faut. Ils disposent aussi des moyens pour y parve-nir. Pierre Joxe avait à cet égard atteint un degré exceptionnel de maîtrise... dans la conduite des séances, dans la distribution des tours de parole, dans le refus de laisser le débat s'égarer hors de la confrontation de thèmes conve-nus et schématiques... Les séances du groupe (s'apparentaient) à des séances de dressage du type de celles auxquelles on s'attend davantage dans les cours des lycées, de caserne ou d'établissement pénitentiaire que dans les salles de réunions des palais nationaux... Le groupe, en un mot, n'est pas un lieu de décision, mais un champ d'exorcisme. »

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Ce système confère, sinon au Parlement dans son ensemble 205, du moins aux parlementaires du parti majoritaire un rôle effectif dans l'élaboration de la loi, sans commune mesure avec celui qu'ils jouent en Allemagne fédérale. Des projets de loi, insuffisamment préparés par les ministres (tel celui de R. Quilliot sur les rapports entre les bailleurs et les locataires en janvier 1982) ou tenant insuffisamment compte de la sensibilité du Parti sur certaines questions (tel celui de G. Defferre sur les conditions d'entrée ou de séjour des étrangers en septembre 1981) ont été ainsi complètement récrits par les députés. L'un d'eux - sur l'institution de référendaires au sein du Conseil d'État – a même dû être retiré par le ministre intéressé. Le filtre mis en place par le Parti bloquant toutefois les propositions démagogiques, c'est plutôt dans le sens d'un accroissement des recettes fiscales, par l'alour-dissement des impôts sur les classes possédantes, que dans celui d'une multiplication des dépenses, que l'initiative des députés socialistes se manifeste en matière financière ; et l'irrecevabilité au titre de l'article 40 de la Constitution est pratiquement réservée aux amendements de l'opposition ou du Parti communiste. De même, conscients qu'il appar-tient au Gouvernement de conduire la politique des réformes, les dé-putés socialistes lui abandonnent l'initiative des lois : sous la VIIe lé-gislature, la proportion des propositions de loi par rapport à l'ensemble des textes adoptés tombe à 8,5%, alors qu'elle s'était élevée à 21% en moyenne au cours des deux législatures précédentes.

La survie des procédures du parlementarisme rationalisé

Reste que le groupe socialiste est constitué dans sa majorité de mi-litants animés d'un fort esprit de classe et intransigeants sur la réalisa-tion du programme qui a – pensent-ils - permis leur arrivée au pou-voir. Les invectives lancées lors du Congrès de Valence au lendemain de son triomphe électoral montrent que le Parti socialiste n'a pas su dominer une victoire trop longtemps attendue dans l'aigreur. Au lieu de se transformer, comme l'ont fait la plupart de ses homologues

205 Au temps où il appartenait à la majorité, le Parti communiste ne trouvait naturellement pas son compte à cette concertation préalable dont il était ex-clu, et avait, dès octobre 1981, mis en cause sa constitutionnalité.

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étrangers lors de leur première expérience du [139] pouvoir, en un parti « de gouvernement », c'est-à-dire d'électeurs, il est resté tel qu'il était dans l'opposition : un parti de militants où les querelles idéolo-giques et les rivalités de personnes poussent constamment à la suren-chère. Le courant « mitterrandiste » lui-même, fondé sur la confiance en un homme plutôt que sur l'adhésion à une doctrine incertaine, est profondément divisé par ces mêmes désaccords idéologiques et ces mêmes rivalités. Et jusqu'en juillet 1984 - date à laquelle la prise de conscience de l'exaspération populaire commence à tempérer l'ardeur des députés - l'autorité de F. Mitterrand sur le Parti, pour demeurer en-tière, n'avait pas intérêt à s'affirmer trop souvent.

Confronté au contraire aux inexorables nécessités de l'action quoti-dienne et estimant avoir, pour tenir les promesses faites aux électeurs, toute la durée du mandat de l'Assemblée, le Gouvernement se trouve donc en permanence exposé au risque d'être débordé sur sa gauche. Pour contrôler leur majorité parlementaire, les Gouvernements des précédents septennats avaient communément recours à la procédure du vote bloqué ; mais celle-ci a été tellement décriée par la Gauche à cette époque qu'il faudra attendre deux années avant d'oser y recourir à nouveau, en juin 1983 à l'occasion du débat sur le IXe Plan. Pareille-ment, il a fallu renoncer aussi en pratique à l'utilisation de l'article 41 de la Constitution qui protège le domaine réglementaire contre la pré-tention des députés à régler eux-mêmes certains détails. Heureuse-ment pour le Premier ministre, la Constitution de 1958 a prévu pour de telles circonstances d'autres procédures, plus lourdes certes, mais qui, en raison précisément de leur lourdeur, ont été moins utilisées dans le passé et n'ont donc pas fait l'objet des mêmes critiques. C'est à elles que le Gouvernement a désormais recours.

Ainsi en janvier 1982, lorsqu'après la déclaration d'inconstitution-nalité du premier projet de loi sur les nationalisations, certains députés socialistes, estimant que « la rigueur politique devait l'emporter sur le rigorisme constitutionnel », manifestèrent l'intention d'amender sensi-blement le projet remanié qu'il leur présentait, M. Mauroy, après avoir, il est vrai, accepté certains de leurs amendements, engagea la responsabilité de son Gouvernement sur ce texte en vertu de l'article 49, alinéa 3. Il devait de nouveau recourir à cette disposition constitu-tionnelle en juin 1982 pour faire adopter son plan de blocage des prix et des revenus, et en novembre 1982, pour contraindre, à l'issue d'une

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polémique pénible, les députés socialistes à respecter les engagements du Président de la République vis-à-vis des rapatriés d'Algérie concer-nant l'amnistie des généraux auteurs du putsch d'avril 1961.

Dans le même esprit, en novembre 1981, pour éviter les éven-tuelles surenchères des communistes et de l'extrême gauche de son parti sur la réforme du droit du travail et de la législation sociale, le Gouvernement avait demandé et obtenu, moyennant quelques préci-sions sur leur contenu futur et la promesse d'un vrai débat de ratifica-tion, le droit de procéder par voie d'ordonnances en vertu de l'article 38 de la Constitution. C'est par ce même moyen que le « plan de ri-gueur » établi par M. Delors sera mis en œuvre en avril 1983.

Parfois même, le Premier ministre se veut plus ferme vis-à-vis de sa majorité, et engage la responsabilité du Gouvernement sur la base, non de l'article 49.3, mais de l'article 49.1 de la Constitution. La contrainte qu'il exerce ainsi sur les députés réticents est beaucoup plus forte : dans le cadre de l'article 49.3, ils peuvent déclarer bien haut face à leurs électeurs qu'ils vont s'abstenir lors du vote de la motion de censure déposée par l'opposition ; comme les abstentions ne sont pas comptabilisées et que la motion sera [140] rejetée si elle n'est pas vo-tée à la majorité absolue, leur attitude sera sans conséquence. Dans le cadre de l'article 49.1 au contraire, les abstentions sont comptées ; le député qui s'abstient se retranche de la majorité gouvernementale, avec toutes les conséquences qui peuvent en résulter. Ainsi, en oc-tobre 1981, lorsque le Président de la République, revenant sur les en-gagements de son programme en matière de construction de centrales nucléaires, se rallie sur ce point à la politique de ses prédécesseurs 206, P. Mauroy brise-t-il par ce moyen un début de rébellion des députés socialistes « troublés » par ce revirement. Il utilisera le même procédé en avril 1984 pour obliger les communistes à accepter formellement sa « politique de rigueur », ce qui ne les empêchera d'ailleurs pas de poursuivre leurs critiques, une fois le vote passé.

En toute dernière extrémité, reste la possibilité pour le Président de faire discrètement bloquer le texte dont il ne veut pas par ses amis au sein du Conseil constitutionnel ; ainsi en octobre 1984, la loi sur les

206 Sur cette politique du « tout nucléaire », dénoncée avec vigueur par la gauche à l'époque, voy. F. de Gravelaine et S. Ody, L'État-EDF, 1978 ; Ph. Simonnot, Les nucléocrates, 1978.

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entreprises de presse dont le groupe parlementaire socialiste avait voulu faire une « loi anti-Hersant » sera-t-elle expurgée par le Conseil de la disposition qui eût contraint celui-ci - qui avait dans le passé ren-du de grands services à E Mitterrand - à démanteler son groupe.

Ainsi, bien que le groupe parlementaire socialiste joue un rôle lé-gislatif sans doute plus important que par le passé, le Gouvernement reste, en dernière analyse maître du jeu, grâce aux mécanismes mis en place en 1958.

Une opposition résolue mais impuissante

Dans un tel contexte, à moins de pouvoir s'appuyer, comme le 24 juin 1984, sur une mobilisation massive des forces populaires, l'oppo-sition - bien qu'elle ait changé de camp - ne compte guère plus qu'elle ne comptait avant 1981. Certes la nouvelle majorité a à cœur de mon-trer son libéralisme en adoptant de temps à autre - alors qu'elle n'a guère de temps à consacrer à l'examen des propositions de loi dépo-sées par ses propres membres - quelques propositions de loi de l'oppo-sition ainsi que certains de ses amendements ; mais ces gestes, exploi-tés politiquement comme des manifestations de l'ouverture du nou-veau pouvoir, n'ont qu'une portée symbolique. Aussi l'opposition adopte-t-elle la même attitude que les socialistes avant leur victoire : de la même façon qu'ils avaient refusé en 1978 le partage des prési-dences des commissions permanentes, elle refuse en 1981 celles qui lui sont offertes. De la même façon qu'ils avaient pratiqué l'obstruc-tion, au printemps 1980, contre le projet « Sécurité et liberté » d'A. Peyrefitte, elle pratique à l'automne 1981, l'obstruction contre le pro-jet de nationalisation, et au printemps 1983 contre le projet de réforme de l'enseignement supérieur 207. Le procédé toutefois comporte des li-mites. Devant la menace du dépôt de quelque 16 000 amendements au projet de loi concernant l'enseignement libre, M. Mauroy devait, en mai 1984, mettre en œuvre l'article 49, alinéa 3 de la Constitution, le-quel - on s'en souvient - interdit en fait tout examen du texte, le débat

207 Lors de la discussion du projet de loi sur les nationalisations en octobre 1981, l'Assemblée nationale a eu à examiner 1438 amendements ; lors du débat sur la réforme de l'enseignement supérieur en mai 1983, elle a dû en examiner 2 204, et lors de celui sur la liberté de la presse, en 1984, 2 598.

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se limitant aux explications de vote sur la motion de censure déposée en réplique par l'opposition. M. Mauroy devait d'ailleurs récidiver en juillet lors du dépôt du projet de loi sur les [141] entreprises de presse, et être imité en septembre par M. Fabius à l'occasion d'une nouvelle lecture de ce même texte puis, en décembre 1985 et janvier 1986, pour tenir en échec l'obstruction - communiste cette fois - contre le projet instituant la flexibilité de l'emploi.

Ainsi la pugnacité de l'opposition amène-t-elle les socialistes - qui, avant 1981, dénonçaient avec véhémence les atteintes portées aux droits du Parlement par la simple procédure du vote bloqué - à user plus qu'il n'avait été fait sous aucune des législatures précédentes de l'arme beaucoup plus lourde de l'article 49.3, au prix d'ailleurs d'un véritable détournement de procédure : alors que l'engagement de la responsabilité du Gouvernement sur un texte ne peut normalement avoir pour but, dans un régime parlementaire, que de contraindre à la discipline une majorité réticente, le Gouvernement s'en sert désor-mais, aux applaudissements de sa majorité, pour ôter à l'opposition une parole dont, selon lui, elle abuse.

L'autre arme, dont l'opposition se sert aussi systématiquement que le PS en usait naguère contre elle, est la saisine du Conseil constitu-tionnel ; mais cet organisme, qui n'a pas la légitimité historique de la Cour suprême des États-Unis, reste très prudent : si l'on excepte sa dé-cision du 16 janvier 1982 - très critiquée sur le terrain politique, mais juridiquement irréprochable - sur le projet de loi de nationalisation, et celle du 11 octobre 1984 qui sauve le groupe Hersant, il se garde bien, contrairement à ce qu'on attendait de lui dans certains milieux, de rien faire qui puisse être interprété comme une manifestation d'hostilité systématique au pouvoir socialiste.

Le déclin du contrôle parlementaire

En dehors de ces moyens, le Gouvernement et sa majorité ne donnent guère à l'opposition l'occasion de s'exprimer. Certes, le méca-nisme des questions au Gouvernement, institué en 1974, a été mainte-nu et même, d'une certaine façon, amélioré : jugée inéquitable par le groupe parlementaire socialiste qui détient à lui seul la majorité abso-

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lue, la répartition du temps de parole, réservant 15 minutes à chaque groupe quelle que soit son importance, a été revue ; le groupe socia-liste a désormais droit à une demi-heure ; les groupes RPR et UDF à vingt minutes chacun, et les communistes à un quart d'heure. La durée globale de l'exercice a donc été augmentée, et la séance est transmise en direct sur la troisième chaîne de télévision ; mais comme les mi-nistres disposent désormais d'un temps de préparation de trois heures (au lieu d'une heure auparavant), les réponses sont plus longues, et le nombre des questions abordées n'a guère augmenté par rapport aux précédentes législatures. L'utilisation même qui est faite de cette pro-cédure de contrôle s'est peu à peu dégradée - au lieu d'interroger les ministres sur leur gestion ou sur les problèmes d'actualité concernant leur administration, les députés socialistes les interrogent assez sou-vent sur leurs sentiments face à tels propos ou tels comportements de l'opposition, détournant ainsi les questions de leur fonction de méca-nisme de contrôle.

Les autres formes du contrôle parlementaire connaissent, elles, un déclin marqué : les questions orales avec débat, déjà rares sous le pré-cédent septennat, disparaissent. Les débats proprement politiques, or-ganisés à l'initiative du Gouvernement sur les grands problèmes de l'heure, qui occupaient en moyenne 69 heures par an sous la précé-dente législature, n'en occupent plus que 47 dans celle-ci. Alors que la précédente législature avait restauré les pouvoirs des commissions d'enquête et remis en honneur cette procédure de contrôle, on assiste à son dépérissement : au cours des années 1981-1985, [142] trois com-missions seulement sont créées, dont deux - sur le Service d'action ci-vique, et sur les « avions-renifleurs » - directement orientées contre l'opposition.

Certes, une loi du 8 juillet 1983 a créé un Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques qui, commun aux deux Assemblées, bénéficie du concours d'une quinzaine de per-sonnalités du monde scientifique et permet aux parlementaires de faire réaliser des études sur des sujets qui les intéressent. Mais jusqu'en 1990 cet organisme ne connaîtra qu'une vie embryonnaire, ne traitant qu'un ou deux dossiers par an 208.

208 Voy. J.-Y Faberon, « Choix scientifiques et décision parlementaire », AJDA oct. 1983, pp. 514 et s. M. Ameller, « Le progrès technique au ser-vice du législateur », Pouvoirs n° 30, 1984, pp. 137 et s.

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À ce tableau, il convient d'ajouter une altération du statut personnel des députés de la majorité. On se souvient qu'en 1976, pensant au contraire revaloriser ce statut, l'Assemblée avait décidé de doter les députés d'un « crédit collaborateur », leur permettant d'engager, à leur gré par un contrat de droit privé, un collaborateur susceptible de l'ai-der à Paris ou dans sa circonscription. Ce crédit collaborateur a vite été multiplié par deux, puis par trois, et le nombre des « assistants parlementaires » susceptibles de se partager ce crédit global a été por-té à cinq. L'idée sans doute était bonne ; même s'il y eut quelques abus 209, les députés pouvaient ainsi, selon leurs besoins, recruter des assistants de qualifications différentes pour des durées de travail diffé-rentes. Mais les partis de gauche, communiste d'abord puis socialiste, comprirent qu'ils avaient là le moyen d'étoffer le secrétariat de leurs groupes parlementaires. Ils invitèrent les députés à remettre une part notable du crédit collaborateur à la direction du groupe qui recruta elle-même ces assistants. Dès lors, il y eut deux types d'assistants par-lementaires : ceux des députés isolés, très peu considérés ; ceux des groupes, chargés de veiller au respect de la discipline partisane et d'encadrer les députés, et qui traitent ceux-ci avec condescendance. Dans son livre précité, Le Parlement à refaire, J.-M. Belorgey raconte comment, n'étant autorisé à déposer fut-ce une question écrite qu'après l'avoir soumise à la direction, il se la voyait renvoyée avec la mention manuscrite d'un de ces assistants : « Inopportun dans le fond et dans la forme » 210.

209 Des députés ont pris pour collaborateur leur fils ou leur fille, quelquefois leur maîtresse... ; d'autres ont fait trimer leurs collaborateurs dans des tra-vaux domestiques. On cite le cas d'un de ces assistants qui, victime d'un lumbago contracté en tondant la pelouse d'un parlementaire (sénateur il est vrai) fut illico licencié par celui-ci...

210 Ibid., p. 86.

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Patience et révolte du Sénat

Quant au Sénat, assemblée centriste, il a bien évidemment retrouvé en 1981 le rôle qui est le sien dans ce régime bipolaire : celui de Chambre de l'opposition. Certes, il a eu, au début, la satisfaction de voir abroger des textes - telles la loi organisant la Cour de Sûreté de l'État ou la loi « anti-casseurs » - qui avaient été jadis adoptés contre son gré. Mais la plupart des projets importants du nouveau Gouverne-ment allaient trop à l'encontre de la philosophie libérale de cette As-semblée pour ne pas se heurter à son opposition résolue : alors qu'au cours du précédent septennat, sept textes au total avaient été votés par l'Assemblée nationale seule après échec des tentatives de conciliation, cent soixante-dix l'ont été selon cette procédure au cours des années 1981-1985...

[143]Bien qu'elle ne lui fût guère agréable, le Sénat s'est pendant long-

temps résigné à cette situation et, alors qu'à l'Assemblée la minorité prenait plaisir à faire traîner les débats en longueur en multipliant les amendements et les incidents de procédure, lui, au contraire, se bor-nait souvent à opposer aux projets de loi la question préalable qui clôt le débat par un seul vote, faisant gagner au Gouvernement un temps précieux. Celui-ci lui en fut d'ailleurs reconnaissant, et pour l'en re-mercier, étendit à son profit, en mars 1982, mais à raison d'une heure par mois seulement, le mécanisme des « questions au Gouverne-ment ».

Les rapports entre l'Exécutif et le Sénat devaient cependant se tendre quand celui-ci, eu égard à son rôle de Chambre de réflexion, voulut prendre le temps d'examiner au fond les textes votés par l'As-semblée et proposer des amendements. Pour compenser le temps ainsi « perdu », le Gouvernement se mit à utiliser de façon systématique la procédure d'urgence.

Lorsque l'urgence est déclarée par le Gouvernement, la commis-sion mixte paritaire se réunit dès l'achèvement de la première lecture, de sorte que si le texte a été d'abord examiné par les députés et ensuite par les sénateurs, les amendements votés par ceux-ci ne sont pas por-

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tés à la connaissance de l'Assemblée, mais seulement à celle de ses sept représentants au sein de la commission paritaire. Utilisée pour près des deux tiers des lois qui avaient donné lieu à désaccord entre les deux Assemblées entre 1981 et 1984, cette procédure constitue, aux yeux des sénateurs, une négation du caractère bicaméral de la Constitution en les privant de toute participation utile au vote des lois, puisque l'Assemblée, pour sa part, ignore délibérément, dans la plu-part des cas, les compromis qui ont pu être réalisés au sein de la com-mission mixte paritaire et adopte définitivement le dernier texte qu'elle avait précédemment voté.

La révolte du Sénat devait éclater en juin 1984 quand, se sentant soutenu par 72% des Français qui désapprouvaient le projet adopté par l'Assemblée concernant la liberté de l'enseignement, il décida de s'en-gager à son tour dans la voie de l'obstruction contre ce texte 211. En ré-ponse, le Président de la République le convoqua en session extraordi-naire jusqu'à ce qu'il ait statué. Privés de vacances, les sénateurs répli-quèrent en demandant que le texte soit soumis à référendum... Le Pré-sident répondit que l'article 11 ne lui permettait pas d'organiser un ré-férendum sur un tel texte ; le 12 juillet, il décida - nous l'avons vu - de retirer le projet litigieux et, pour donner le change et relancer la balle dans le camp du Sénat, de proposer une révision de l'article 11 pour permettre désormais au chef de l'État de soumettre directement au peuple les projets de loi touchant aux garanties fondamentales des li-bertés. Devant s'opérer par la voie de l'article 89, cette révision exi-geait l'accord des deux Assemblées.

Bien que beaucoup de Français (70%, selon un sondage contesté) se soient laissés abuser par son apparence démocratique, ce projet de réforme comportait beaucoup plus d'inconvénients que d'avantages : plus que les pouvoirs du peuple, c'étaient ceux - déjà démesurés - de la Présidence qui s'en seraient trouvés accrus. Déjà, dans sa rédaction initiale, l'article 11 avait donné lieu à une mise en œuvre plébiscitaire sous de Gaulle et à une trop habile manœuvre politicienne sous Pom-pidou. Un élargissement des [144] possibilités de recours au référen-dum dans le domaine des libertés comportait des risques certains de détournement, voire d'utilisation contre les libertés, dans un pays où -

211 Remarquable procédurier quoiqu'un peu hâbleur, le sénateur E. Dailly se faisait fort, vu les dispositions du règlement du Sénat sur le nombre hebdo-madaire des séances, de faire durer deux ans l'examen du texte...

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comme les socialistes ne cessent de le déplorer - l'idéologie sécuritaire et xénophobe tend à se propager. La démocratie semi-directe forme un bloc : le référendum ne vaut que si c'est le peuple qui pose lui-même les questions par la voie de l'initiative et du veto populaires.

Cela étant, le Sénat ne pouvait que rejeter le projet. Il le fit. Une campagne fut organisée, contre son refus, par des milieux proches du pouvoir, mais s'enlisa rapidement dans le sable des plages estivales.

L’épisode ne devait pas améliorer les rapports entre la Chambre haute et l'Exécutif, ainsi qu'en témoigne la constitution en novembre 1984 d'une commission sénatoriale de contrôle sur les services publics de la Nouvelle-Calédonie, chargée en fait de recueillir des informa-tions et des documents en vue d'un éventuel procès du pouvoir après 1986.

Section IVLes élections législatives du 16 mars 1986

L'échec de la Gauche

Retour à la table des matières

La vague de fond qui, après l'élection de F. Mitterrand à la Prési-dence, avait porté en juin 1981, une écrasante majorité socialiste au palais Bourbon, s'est très vite retirée. L’intolérance qui s'était manifes-tée au Congrès de Valence d'octobre 1981, la profondeur des réformes entreprises sans grand souci de l'opinion publique, l'accaparement des postes de responsabilité par les amis du nouveau pouvoir 212, faisaient, dès janvier 1982, perdre à la Gauche, au premier tour, les quatre élec-tions partielles provoquées par l'annulation de certaines opérations électorales de juin.

Le mouvement de désaffection de l'opinion ne pouvait que s'ampli-fier avec l'échec économique. La responsabilité de celui-ci a été impu-tée à tort à J.-M. Keynes. Cet économiste anglais avait expliqué en

212 Pour ne prendre qu'un exemple, le poste d'ambassadeur en Thaïlande a été confié... au gynécologue de Mme Mitterrand.

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1936 qu'en période de dépression, il faut relancer la consommation grâce à la dépense publique couverte par l'emprunt. Certes, dans l'im-médiat il en résultera un déficit des finances publiques, mais un déficit sans conséquence durable puisque la croissance ayant repris, les im-pôts rentreront mieux et l'équilibre se rétablira de lui-même.

Relancer la croissance en accroissant le pouvoir d'achat des mé-nages grâce à la dépense publique, c'est le rêve de tous les gouver-nants soucieux d'assurer le bien-être populaire sans demander d'effort à quiconque, et on comprend que Keynes soit vite devenu le prophète de la social-démocratie. En 1981, quand Mitterrand arrive au pouvoir, on s'empresse donc d'injecter du pouvoir d'achat : une loi de finances rectificative prévoit un déficit de 60 milliards de francs dans le budget de l'État ; mais comme l'ordre a été donné aux administrations de dé-penser sans trop compter, il sera en fait de 100 milliards. Pour 1982, l'« impasse budgétaire » est officiellement portée à 96 milliards, [145] avec la création de 60 000 emplois dans le secteur public. De plus, le SMIC est augmenté de 10%, le minimum vieillesse de 20%, et les al-locations familiales de 25%.

Malheureusement, ce que Keynes avait dit aussi - mais qu'on avait voulu oublier - c'est que l'accroissement de la consommation ne peut relancer l'activité économique globale que si elle provoque un redé-marrage des investissements en vue de la satisfaire. Le rôle de l'inves-tissement et de son effet multiplicateur est central dans le mécanisme qu'il préconisait. Or si les entreprises nouvellement nationalisées sont invitées à investir massivement, il n'en va pas de même du secteur pri-vé : par leur discours violemment anti-capitaliste, par la réduction du temps de travail à 39 heures, par l'augmentation des charges sociales, et par les lois Auroux qui accroissent sensiblement le poids des syndi-cats dans les entreprises, les gouvernants socialistes font tout ce qu'il faut pour décourager les investissements des PME. La demande inté-rieure ne trouvant pas de ce fait à se satisfaire, l'inflation, déjà forte sous R. Barre, se trouve relancée.

D'autre, part, si la théorie keynésienne demeure vraie dans l'abs-trait, le monde a beaucoup changé depuis qu'elle a été exprimée. En 1936, les États-nations étaient des espaces économiques fermés. En 1981, les frontières sont ouvertes : celles avec les autres pays euro-péens d'abord grâce à la CEE, mais aussi avec les autres pays indus-trialisés grâce au GATT. C'est aux économies étrangères que la re-

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lance va profiter : les importations font un bond spectaculaire 213. Vai-nement, Mitterrand se rend-il au Japon pour expliquer la nécessité de sortir ensemble de la crise mondiale, les bienfaits du keynésianisme et l'exemplarité de la France en ce domaine. Il est accueilli avec une po-litesse narquoise.

Le résultat, c'est l'inflation, la plongée du commerce extérieur, un déficit abyssal couvert par des emprunts : en mars 1983 la dette exté-rieure de la France grimpe à 330 milliards de francs alors que les ré-serves en devises sont tombées à 30 milliards.

Cette déroute, Rocard et Delors l'avaient annoncée et étaient parve-nus à en convaincre Mauroy. Mais précisément c'étaient Rocard et Delors : des adversaires, presque des ennemis. Le loyalisme envers le chef de l'État imposait d'ignorer ces cassandres et même de les com-battre.

Cette déroute, J.-P. Chevènement également et ses amis du CERES l'avaient prévue et proposaient une solution qui était la fermeture des frontières, la sortie du Système monétaire européen et la rupture avec l'Europe. Chevènement a perdu de son audience auprès du Président depuis que les PDG des entreprises nationalisées sont allés se plaindre à l'Élysée de sa manie de jouer au meccano avec leurs filiales, mais P. Bérégovoy, L. Fabius, J.-J. Servan-Schreiber et Jean Riboud ont pris la relève ; ceux que Mauroy appelle « les visiteurs du soir » s'efforcent de convaincre le chef de l'État qu'il existe une « autre politique »que celle des sociaux-démocrates. Mauroy ne parvient à faire accepter, en juin 1982, que des mesures de redressement tout à fait insuffisantes. À son habitude, Mitterrand tergiverse. Et le pays s'enfonce, jusqu'au mo-ment où la France se trouve menacée d'être placée sous la tutelle du FMI comme l'Angleterre l'avait [145] été en 1977... Mitterrand décide alors de quitter le S.M.E., mais il veut que ce soit Mauroy qui assume seul la responsabilité de cette décision 214. Comme celui-ci refuse et présente sa démission, le Président s'incline et adopte, en mars 1983,

213 En particulier, la demande se porte sur les magnétoscopes, alors produits par le seul Japon, les entreprises françaises se contentant de leur habillage. Comme les règles du GATT interdisent le contingentement des importa-tions, l'unique solution que le ministère imagine pour ralentir cette ruée des consommateurs est des concentrer en un seul point, à Poitiers, les opérations de dédouanement de ces appareils.

214 Cf. P. Mauroy, Mémoires, 2003, pp. 261 et s.

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le second « plan de rigueur » qui, fondé sur la dévaluation et une forte augmentation de la pression fiscale, provoquera en 1983 et 1984, pour la première fois en France depuis la Libération, une régression du ni-veau de vie moyen de 1,4% et une envolée du chômage qui en dé-cembre 1984 atteint 2 500 000 personnes.

La sanction politique

Malgré son impopularité croissante, le pouvoir socialiste continue cependant à vouloir imposer des réformes largement désavouées par l'opinion publique, telles celle qui frappe l'Université en janvier 1984 ou celle qui tend à « l'intégration » de l'enseignement libre... En dépit de l'effort des médias contrôlés par le pouvoir pour assimiler l'expres-sion des mécontentements catégoriels à une agitation d'extrême-droite et pour présenter les membres de l'opposition comme des « factieux » (selon l'expression de M. Mermaz, président de l'Assemblée natio-nale), la cote de popularité du Président de la République tombe à des niveaux qui n'avaient jamais été atteints par aucun de ses prédéces-seurs.

Les consultations électorales successives - élections municipales de mars 1993 215, européennes de juin 1984, cantonales de mars 1985 - constituent autant d'échecs pour le parti socialiste qui retombe autour de 25% des suffrages, les résultats de la droite classique étant cepen-

215 Sur le plan administratif, ces élections municipales voient la première application, dans les communes de plus de 3 500 habitants, de la loi du 19 novembre 1982 qui permet, par la combinaison du scrutin majoritaire et de la R.P., à l'opposition de détenir près du quart des sièges dans les conseils municipaux. Par exception à Paris, Lyon et Marseille, les lois « PLM » du 31 décembre 1982 ont créé, à côté des conseils municipaux, des conseils d'arrondissement élus selon ce même modèle.

Sur le plan politique, ces élections municipales consacre le déclin du parti communiste : malgré des accords passés au plan national avec le PS pour lui réserver ses bastions traditionnels, et en dépit d'une fraude massive qui sera sanctionnée par des annulations du scrutin par les tribunaux, il par-vient à perdre quinze villes de plus de 9 000 habitants. La droite au contraire triomphe, emportant trente villes, et en particulier Paris, où Chirac obtient le « grand chelem », c'est-à-dire la victoire dans tous les arrondissements.

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dant altérés par la montée du Front national qui, quasiment inexistant jusque-là, obtient désormais les faveurs de 10% de l'électorat.

Cela étant, et la situation économique ne permettant guère, en dépit des mesures de redressement prises, d'espérer à court terme une amé-lioration sensible, notamment en matière d'emploi, tout espoir d'une reconduction de la majorité de gauche lors des élections législatives de mars 1986 semble exclu. Et le problème majeur que la Constitution de la Ve République pose sur le plan théorique depuis 1962, mais qui avait toujours été éludé jusque-là - celui de la cohabitation du chef de l'État avec une majorité nouvellement élue et résolument hostile - risque fort de se présenter désormais concrètement.

Le Président de la République restant jusqu'à ces élections le maître exclusif de l'initiative, il lui appartient de faire en sorte que cette cohabitation soit la moins désastreuse possible pour lui et les idées qu'il représente. Il s'y emploie en fait depuis longtemps, mais sans guère de succès.

[147]

Les trois axes de la stratégie présidentielle

Dans les premiers mois du septennat, le Président tente une ouver-ture vers le Centre, de façon à élargir sa majorité, comme l'avait fait Giscard d'Estaing avant 1978. Malheureusement, la présence des com-munistes au Gouvernement, « l'ancrage à gauche » du PS, la nature des réformes entreprises et les premiers échecs électoraux du pouvoir font qu'il ne peut rallier à sa cause que des personnalités de second plan comme J.-J. Servan-Schreiber ou Michel Albert, bien peu suscep-tibles, en dépit du soutien que leur accordent les médias, de rallier une part significative de l'opinion. L’opération de séduction du Centre de-vait cependant se poursuivre sporadiquement : quelques personnalités de l'UDF et même du RPR, tels J. Chaban-Delmas, J.-P. Soisson ou Olivier Stim, jouant sur l'hypothèse où l'opposition n'obtiendrait pas la majorité absolue en 1986, se placent en position d'être alors choisies par F. Mitterrand comme chevilles ouvrières d'un Gouvernement s'ap-puyant sur le PS et des éléments de droite.

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Un autre axe de la stratégie présidentielle mise sur le développe-ment de l'extrême droite. Jusqu'en 1981, le Front national végétait mi-sérablement. Créé en octobre 1972 comme organisation fédératrice de nombreux groupuscules qui s'étaient souvent compromis avec l'OAS, le parti avait connu une vie politique interne extrêmement agitée, mar-quée par des scissions et des exclusions qui avaient permis à Jean-Ma-rie Le Pen d'en prendre le contrôle et de le conserver 216. La plus grave de ces scissions avait eu lieu fin 1973 et avait donné naissance à un Parti des Forces nouvelles dirigé par Alain Robert et François Bri-gneau, qui demeura jusqu'au début des années 1980 la principale orga-nisation d'extrême-droite devant le FN. En avril 1974 J.-M. Le Pen s'était présenté à l'élection présidentielle et avait obtenu 0,75% des suffrages exprimés. Aux élections législatives de 1978, le Front obtint 0,29% des suffrages. En 1981, Le Pen ne peut même pas se présenter, faute d'avoir obtenu les cinq cents parrainages nécessaires, et ses can-didats aux législatives, qui suivent ne recueillent que 0,18% des suf-frages...

C'est l'arrivée des socialistes au pouvoir qui va provoquer l'émer-gence du Front national. La nouvelle majorité tient à manifester la gé-nérosité de ses idéaux par une très large amnistie accordée aux délin-quants de droit commun et par une politique d'accueil aux populations du Tiers-monde chassées de chez elles par la misère. Cette attitude de-vait développer dans de nombreux milieux populaires un sentiment d'insécurité et, par amalgame, une réaction xénophobe que J.-M. Le Pen sut exploiter sans vergogne. Faute d'implantation locale, le FN ne remporte guère de succès aux élections municipales et cantonales, de-vant se contenter d'apporter son soutien à de petits notables déjà éta-blis qui en retour lui confèrent un semblant de respectabilité. C'est seulement lors des élections européennes de juin 1984 que ses progrès apparaîtront au grand jour, quand avec 2 210 000 voix (10,95% des suffrages exprimés) il fait pratiquement jeu égal avec le Parti commu-niste (2 261 000 voix). Pendant ce temps, J.-M. Le Pen et son ami, Jean-Pierre Stirbois, secrétaire général du parti, ont fortement structu-ré leur formation en s'inspirant d'ailleurs souvent de l'organisation du

216 Cela ne s'était pas fait sans quelques dégâts : en novembre 1976, son ap-partement avait été entièrement détruit par une forte charge de plastic, et en mars 1978 son ami François Duprat avait été tué dans un attentat à la voiture piégée.

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parti communiste : des stages sont organisés pour les militants ; des argumentaires leur sont diffusés ; des organisations [148] parallèles pour la jeunesse, les femmes, les anciens combattants, les paysans sont créées; la Fête des « Bleu-Blanc-Rouge » constitue un décalque de la « Fête de l'Huma »...

Certes, sous la pression des maires des grandes villes membres de la majorité, la politique du Gouvernement face aux problèmes de la délinquance et de l'immigration a rapidement subi une réorientation sensible, mais curieusement, le discours du pouvoir et des médias sur ces problèmes reste inchangé, confinant parfois à la provocation... C'est qu'en effet les succès de M. Le Pen n'ont pas alors que des in-convénients aux yeux des stratèges du PS ; correctement exploités, ils sont de nature à affaiblir la droite classique qui reste l'adversaire prin-cipal parce que le plus fort : non seulement le développement du Front national se fait, pour l'essentiel semble-t-il, au détriment du RPR, mais encore on espère, en présentant la droite classique comme contaminée par les idées de l'extrême droite et surtout comme vouée à gouverner avec celle-ci, détourner d'elle une partie des électeurs centristes, les-quels, pour se garder de l'aventure autoritaire, seraient obligés de voter à gauche.

F. Mitterrand n'hésite pas à soutenir discrètement le FN, par exemple en demandant à François de Virieu en février 1984 de rece-voir Le Pen à son émission L'heure de vérité 217. Il réédite ainsi, mais en sens inverse, l'opération que les stratèges gaullistes avaient mise au point contre lui dans les années 1965... Les socialistes espèrent que, grâce à cette manœuvre, la coalition UDF-RPR n'aura pas la majorité des sièges à l'Assemblée en 1986 et sera alors obligée de s'allier, pour gouverner, soit au PS – et F. Mitterrand pourrait achever en paix son septennat -, soit au Front national, et alors le Président de la Répu-blique, dès les premières mesures un peu impopulaires qu'elle serait amenée à prendre, pourrait dissoudre l'Assemblée en mettant le pays en garde - avec toute la solennité dont il est capable - contre la montée du fascisme...

217 Cf. Ph. Mayer, Démolition avant travaux, 2002, p. 71. Sur l'historique des rapports entre Mitterrand et Le Pen, voy. F.-O. Giesberg, François Mit-terrand, une vie, op. cit., pp. 644-648.

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L’opération fut testée lors des élections cantonales de mars 1985. Malheureusement pour le pouvoir, elle s'avéra décevante, la droite classique obtenant pratiquement à elle seule la majorité absolue des suffrages, ce qui lui aurait conféré, dans le cadre d'une élection légis-lative avec le scrutin majoritaire à deux tours en vigueur, une majorité écrasante à l'Assemblée.

Dans ces conditions, l'opération de culpabilisation des électeurs de la droite classique grâce à l'épouvantail du Front national, si elle pou-vait, bien sûr, être poursuivie, n'apparaissait pas comme suffisante pour assurer au Président une fin de mandat acceptable. La seule solu-tion passait par le changement du mode de scrutin pour l'élection des députés.

Le retour à la proportionnelle

En fait, le problème de la réforme du mode de scrutin se posait à F. Mitterrand en termes contradictoires.

Pour lui, l'impératif premier était d'empêcher qu'une nouvelle ma-jorité se dégage de la future Assemblée. S'il y parvenait il lui appar-tiendrait alors de créer cette majorité dont, étant le fédérateur, il de-viendrait le chef. Pour cela, il était indispensable [149] d'abandonner le scrutin majoritaire qui assure une forte sur-représentation au parti arrivé en tête. Le choix de la représentation proportionnelle s'imposait donc.

Il s'imposait même d'autant plus qu'il présentait un certain nombre d'avantages annexes :

- d'abord, s'agissant d'un scrutin à un seul tour, il ne pouvait qu'inciter le RPR et l'UDF à se séparer et à s'entre-déchirer puisqu'ils ne se trouveraient plus contraints à songer aux désis-tements du second tour ; rendus ensuite méfiants l'un envers l'autre, ils n'en seraient que plus sensibles aux offres de rappro-chement que le PS pourrait leur faire ;

- en second lieu, la RP aurait pour effet d'assurer au Front natio-nal une représentation parlementaire qui permettrait en toutes

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hypothèses de créer un pôle de répulsion pour les éléments mo-dérés et les ramènerait vers la Présidence ;

- en troisième lieu, la RP - qui est un scrutin de liste où l'ordre de présentation des candidats, déterminé par leur parti, a une im-portance capitale pour la chance de chacun d'eux d'être élu - ap-paraissait au Président et à l'état-major mitterrandien du PS comme le moyen de réduire définitivement les tendances auto-nomistes de certains « courants » comme ceux de M. Rocard ou de J.-P. Chevènement (qui s'étaient pour ce motif prononcés avec vigueur pour le maintien du scrutin majoritaire)

Pour toutes ces raisons - et même s'il avait auparavant exprimé des convictions contraires 218 - le choix de la proportionnelle s'imposait au Président de la République. Mais de quelle proportionnelle ?

La logique de ce qui précède aurait dû l'amener à opter, sinon pour une représentation proportionnelle intégrale, avec répartition des restes au plan national, du moins pour une représentation proportion-nelle dans le cadre régional et avec répartition des restes aux plus forts restes, modes de scrutin qui eussent entraîné à coup sûr un émiette-ment complet des forces politiques, et garanti l'absence de toute majo-rité préconstituée dans la future Assemblée.

Mais ces modes de scrutin présentaient pour le chef de l'État un in-convénient inacceptable : favorisant les petits partis au détriment des grands, ils eussent affaibli considérablement la représentation parle-mentaire du PS, au profit, principalement, du Parti communiste.

Pris entre des impératifs contradictoires, F. Mitterrand choisit une solution intermédiaire : la représentation proportionnelle dans le cadre départemental, avec répartition des sièges à la plus forte moyenne. Le cadre d'un grand nombre de départements français étant manifeste-ment insuffisant pour un fonctionnement correct de la RP (comment peut-on répartir proportionnellement deux ou trois sièges entre cinq ou six listes ?), ce mode de scrutin maintenait un avantage sensible au

218 Cf. D. Chagnollaud, « Les Présidents de la V° République et le mode d'élection des députés à l'Assemblée nationale », Pouvoirs n° 32, 1985, pp. 95 et s. ; J.-C. Zarka, Les systèmes électoraux, 1996, p. 66.

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profit des grandes formations et devait accélérer le déclin du Parti communiste qui pour cette raison ne pouvait que voter contre.

Le choix du Président fut arrêté le 3 avril 1985. Il entraîna bien quelques remous au sein des « courants » minoritaires du PS, Michel Rocard quittant même le Gouvernement [150] en signe de protesta-tion. Mais les auteurs du projet avaient pris la précaution d'offrir des possibilités de reclassement immédiat aux députés de la majorité me-nacés par la réforme : non seulement le nombre de sièges à l'Assem-blée serait porté de 491 à 577, mais encore, l'élection des Conseils ré-gionaux au suffrage universel, différée depuis quatre ans, aurait lieu le même jour que les élections législatives et ils pourraient y trouver des mandats de substitution... Votée par le seul groupe socialiste, la nou-velle loi électorale fut donc adoptée le 10 juillet.

Naturellement, la droite devait dénoncer avec vigueur la réforme qui, selon elle, portait gravement atteinte aux institutions de la Ve Ré-publique. Ce qui, expliquait-elle, avait permis à la Ve République de se distinguer fondamentalement de la IVe sur le plan de la stabilité gouvernementale, c'étaient moins les mécanismes du parlementarisme rationalisé que l'existence de majorités stables, conséquence du scrutin majoritaire. L'abandon de ce mode de scrutin entraînait le risque d'un retour à la IVe République. Certes, disait-elle d'autre part, la représen-tation proportionnelle permet de faire de l'Assemblée une image fidèle du pays. Mais la démocratie, aujourd'hui, ne consiste pas dans l'exacti-tude de la représentation ; elle réside dans la possibilité pour le peuple de choisir et de sanctionner les gouvernants. Le scrutin majoritaire, par sa brutalité, permet de faire sortir des urnes une majorité qui, gou-vernant seule, aura des comptes à rendre lors des élections suivantes. Au contraire, la RP ne permet pas normalement à une majorité de se dégager de l'élection ; cette majorité ne peut procéder que de coali-tions que les partis forment entre eux après le scrutin et qu'ils peuvent défaire et changer sans contrôle populaire. En un mot, la RP, c'était le retour à l'instabilité ministérielle et au régime des partis... L’argumen-tation n'était peut-être pas à l'abri de toute critique, notamment quant au caractère authentiquement démocratique du système existant ; mais elle devait avoir d’autant plus d'impact sur l'opinion que L. Jospin, dé-daignant d'y répondre, fit simplement observer que les socialistes n'étaient pas les « gardiens du temple » constitutionnel et trouvaient même de nombreux mérites à la IVe République.

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Mais surtout la réponse de l'UDF et du RPR à la décision du Pré-sident de la République d'instituer la représentation proportionnelle consista dans la signature par leurs présidents respectifs, dès le 10 avril, d'un accord dans lequel ils déclaraient s'engager à « gouverner ensemble, et seulement ensemble » après les élections législatives. Cet accord leur permettait de lever toute équivoque susceptible d'être ex-ploitée par la gauche quant à leur attitude face au Front national. D'autre part, il mettait en échec la stratégie présidentielle qui consis-tait, en exploitant les divisions entre l'UDF et le RPR, à amener l'un de ces partis, ou des députés isolés de ces partis, à former avec le PS une majorité de gouvernement au sein de la future Assemblée. Enfin et surtout, il annonçait implicitement la tactique qui allait être celle de l'opposition et qui consistait, sur la base d'une « plate-forme com-mune », à présenter des listes uniques de manière à profiter de l'avan-tage que la RP départementale procurait aux grandes formations poli-tiques.

La courte victoire de la droite

En raison des rivalités locales entre le RPR et l'UDF, cette tactique unitaire ne put s'appliquer que dans les deux tiers des départements. Elle n'en devait pas moins assurer la victoire à la droite. D'extrême justesse, il est vrai : des deux côtés, on s'était efforcé de susciter dans le camp adverse des listes de division qui firent perdre des voix aux grandes listes. De ce fait, l'union RPR - UDF, déjà aux prises avec la concurrence du Front national, n'obtint que 42% des suffrages. Mais cela fut suffisant pour lui assurer [151] une majorité de quatre voix dans la nouvelle Assemblée : 154 RPR, 131 UDF et 8 « non-inscrits ». Finalement le souci de F. Mitterrand de ménager un mode de scrutin favorable au PS s'était retourné à son désavantage puisqu'il allait avoir une majorité, sinon homogène, du moins unie contre lui.

L'impact psychologique de cette victoire de la droite fut cependant considérablement atténué par le résultat inespéré réalisé par le PS : 31,8% des suffrages exprimes et 212 sièges. Ce résultat, qui faisait de lui la plus importante des formations politiques en France, avait été pour l'essentiel obtenu au détriment de son ex-allié communiste qui, avec 9,7% des suffrages et 35 députés, tombait à son niveau le plus

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bas depuis cinquante ans, et s'inscrivait sur le même plan que le Front national (35 députés également pour 9,8% des suffrages).

Incontestablement, les élections du 16 mars 1986 avaient été une défaite pour la gauche qui ne réunissait plus, en additionnant toutes ses composantes, que 44% des voix, ce qui la ramenait à son niveau de 1962. Mais elles constituaient en même temps un succès pour le PS qui, après cinq ans d'exercice du pouvoir en une période difficile, en-registrait, grâce aux dépouilles de son ancien allié, des résultats sensi-blement supérieurs à ceux obtenus par F. Mitterrand au premier tour de l'élection présidentielle de 1981.

Les médias contrôlés par le pouvoir insistèrent sur cet aspect des résultats. Ils ne purent cependant dissimuler complètement que le scrutin constituait une défaite personnelle pour le Président de la Ré-publique : bien qu'il se fût à trois reprises engagé durant la campagne, F. Mitterrand n'avait pu obtenir en faveur du seul parti qui soutenait son action que 32% des suffrages, tous les autres exprimant claire-ment une désapprobation de sa politique.

C'est sur ces bases que s'ouvre l'expérience dite de la « cohabita-tion », avec la démission de L. Fabius et la nomination par F. Mitter-rand, comme Premier ministre, de J. Chirac, chef du parti le plus im-portant de la nouvelle majorité et qui avait été clairement désigné, à l'exclusion de tout autre, par les leaders de la droite comme celui au-quel devaient revenir les responsabilités gouvernementales.

Section VLa première cohabitation

Le chef de l'État, qui disposait jusque-là de tous les pouvoirs et dont la volonté faisait loi, devient le chef de l'opposition. Étrange si-tuation. Tellement contraire à la logique d'un régime tout entier orien-té vers l'efficacité du pouvoir que, depuis plus d'un an, certains s'inter-rogent sur sa conformité à la Constitution de 1958.

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Un délicat problème constitutionnel

En faveur de la cohabitation, existe un argument tiré du texte même de la Constitution qui fixe la durée du mandat présidentiel et ne le lie en rien à celle de la législature. La portée de cet argument est faible : les mandats conférés par le peuple - et des mandats publics en général - ne sont pas juridiquement assimilables à des contrats d'em-bauche [152] régis par le droit privé 219 ; les socialistes eux-mêmes en avaient fait la démonstration en 1982 quand, changeant le mode d'élection des présidents d'Université et des doyens de Faculté, ils avaient décidé que ceux élus l'année précédente pour cinq ans selon un système moins favorable à la gauche seraient immédiatement rem-placés par de nouveaux élus.

Fort heureusement, il existe en faveur de la cohabitation un autre argument qui tient au fait qu'une situation de ce type n'était pas totale-ment étrangère à l'esprit du Constituant de 1958 220 : il faut rappeler en effet que, pour limités qu'ils soient, les pouvoirs constitutionnels du Président incluent néanmoins un droit de dissolution absolument dis-crétionnaire qui peut être exercé sans qu'il y ait ni proposition préa-lable ni contreseing du Premier ministre. Ainsi le Constituant a-t-il en-tendu en rendre possible l'utilisation contre un Gouvernement qui, s'appuyant sur l'Assemblée nationale, refuserait de prendre en compte les intérêts supérieurs du pays dont le Président de la République est le garant. L’idée d'un conflit entre le Président et le Premier ministre n'était donc pas a priori exclue par le Constituant.

Contre la cohabitation, il y a l'esprit des institutions telles que vingt-huit ans de pratique constitutionnelle les ont transformées : élu au suffrage universel sur un programme, le Président de la République n'a plus rien de commun avec l'image que s'en faisait le Constituant ; il gouverne, et son pouvoir, grâce au soutien que lui apporte l'Assem-blée, n'a d'autre limite que celle que le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État lui imposent pour la sauvegarde de nos libertés fonda-mentales. En contrepartie, il est responsable devant le peuple français. Tout au moins il doit l'être. Sans quoi, ce régime qui se caractérise par

219 Cf. L. Duguit, Manuel de Droit constitutionnel, 1907, pp. 464 et s.220 Cf. P. Pascallon, Plaidoyer pour la Constitution de la Ve République,

1986, p. 100.

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une extrême concentration du pouvoir au profit d'un seul homme n'au-rait plus rien de démocratique. De Gaulle - et cela restera comme le dernier de ses titres de gloire - l'avait parfaitement compris quand, désavoué par le Peuple, il s'était aussitôt retiré. Dans un système de ce type, le départ du titulaire de la Présidence après un désaveu populaire est indispensable, non seulement parce que la sanction doit être à la mesure des pouvoirs exercés et des responsabilités encourues, mais aussi et surtout parce que, dans l'intérêt du pays et pour le fonctionne-ment correct de la démocratie, le nouveau pouvoir choisi par le peuple et qui, lui aussi issu du suffrage populaire, n'a pas une légitimité moindre, doit bénéficier des mêmes atouts que l'ancien et ne pas être gêné par lui dans son action 221. Ainsi s'exprimait notamment M. Barre.

À partir d'une telle analyse du système politique français, l'opposi-tion n'eût donc pas été infondée à exiger le départ du Président de la République. Et elle disposait d'ailleurs de divers moyens pour l'obte-nir : sans qu'il fût nécessaire d'envisager la destitution du Président par la Haute Cour de Justice, elle aurait pu le contraindre à partir en cen-surant tout Gouvernement nomme par lui 222. Ou encore, il aurait été possible, dès lors qu'elle obtenait la majorité dans les deux Chambres, de voter une proposition de loi constitutionnelle 223 [153] tendant à ré-duire à cinq ans, avec effet immédiat, la durée du mandat présidentiel, ce qui aurait fait cesser les pouvoirs de E Mitterrand le 22 mai 1986. Ou même, plus simplement, il aurait suffi au Gouvernement issu de cette majorité nouvelle de retirer au Président les fonctionnaires dont il est entouré et de le priver des moyens matériels indispensables à l'exercice de ses fonctions 224. Mais la mise en œuvre de ces moyens

221 Cf. Ch. Zorgbibe, Le chef de l'État en question, 1986.222 C'est par ce moyen - les chefs de la nouvelle majorité refusant de rece-

voir le pouvoir de ses mains - qu'au lendemain des élections législatives de 1924 le Cartel des gauches avait contraint Alexandre Millerand à la démis-sion.

223 Une proposition de loi, c'est-à-dire un texte d'initiative parlementaire puisqu'en vertu de l'article 89 de la Constitution, lorsque l'initiative de la ré-vision vient de l'Exécutif, le projet doit être signé par le Président qui aurait eu la possibilité de le bloquer. Après son adoption par les deux assemblées (à la majorité simple), la proposition aurait dû obligatoirement être soumise à référendum, la date de celui-ci étant fixée par décret du Premier ministre.

224 M. Jean Massot observait à ce sujet (La présidence de la République en France, NED, n° 4801, 2° éd., 1986, pp. 64 et s.) que 20 seulement des 711

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d'éviction du Président de la République supposait de la part de l'op-position qu'elle fit connaître clairement ses intentions avant les élec-tions législatives, de façon que le peuple, en votant pour ses candidats, fût clairement informé de la conséquence de son choix, et que son vote eût clairement valeur de révocation du Président.

En pratique, comme presque toujours en pareil cas, le problème constitutionnel ne fut pas traité en lui-même, mais en fonction des in-térêts politiques de chacun. L'intérêt de la droite aurait sans doute été que F. Mitterrand s'en allât. Mais l'intérêt de chacun de ses leaders, à l'exception de M. Raymond Barre, était qu'il restât. La démission du Président en place eût en effet obligé à organiser une nouvelle élection présidentielle ; et tous les sondages réalisés au cours des années 1984 et 1985 montraient qu'elle eût amené M. Barre à l'Élysée. Cela étant, tous les concurrents de celui-ci - de M. Chirac à M. Léotard en pas-sant par M. Giscard d'Estaing - ne pouvaient, de manière à accroître leurs chances en retardant l'échéance, que s'appliquer avec leurs parti-sans à démontrer que la cohabitation était possible et même, contre toute évidence, qu'il n'existait aucun moyen de contraindre le Pré-sident à partir. Comme, à gauche, on mettait tous les espoirs de recon-quête du pouvoir dans la continuation du mandat de F. Mitterrand, cette convergence du RPR, du PS et d'une fraction de l'UDF donnait à la thèse de la cohabitation une nette majorité. Et comme, sur un pro-blème aussi complexe et aussi passionné, c'est la croyance populaire qui fait le droit, toute tentative pour développer l'argumentation contraire ne pouvait que jeter un doute sur le loyalisme aux institu-tions de celui qui la soutenait ; M. Barre et ses amis devaient d'ailleurs être victimes de ce soupçon lors des élections de mars 1986...

La question des pouvoirs du Président en période de cohabitation

personnes qui travaillaient à l'Élysée étaient rémunérées sur le budget de la présidence, les autres étant prises en charge par les ministères. De même, alors que les dépenses réelles de la présidence étaient de l'ordre de 200 mil-lions de francs, son budget officiel ne s'élevait qu'à 14 millions. À cela s'ajoutait le fait que le Président n'étant pas en prise directe sur l'administra-tion qui relève juridiquement du Gouvernement, la transmission des dossiers à l'Élysée dépendait de la bonne volonté de celui-là.

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Le débat sur son sort futur ayant été publie et tournant à son avan-tage, F. Mitterrand, après avoir annoncé sa détermination à se mainte-nir à l'Élysée, à ne pas y rester « inerte » et à se constituer « garant de la cohésion sociale », devait profiter de la période au cours de laquelle il conservait l'intégralité du pouvoir pour délimiter, en les élargissant au maximum, les prérogatives d'un Président d'opposition. Un décret fut pris en Conseil des ministres, le 6 août 1985, pour élargir sensible-ment la liste des emplois pourvus par [154] décrets présidentiels ; et dans de nombreux discours, le Président insista sur la mission qui lui incombait de continuer à conduire la politique étrangère.

En droit, ces prétentions ne pouvaient se justifier.Si l'on se référait au texte originel de la Constitution, il était clair

que les seuls pouvoirs propres du Président - ceux qui lui avaient été donnés en sa qualité d'arbitre et de garant de l'indépendance nationale - étaient ceux dont l'exercice était dispensé du contreseing. Tous les autres, qu'il avait hérités de ses prédécesseurs de la Ille et de la IVe Ré-publique, ne lui avaient été conférés qu'en sa qualité d'incarnation de l'État et, n'engageant que la responsabilité des contresignataires, revê-taient un caractère purement formel 225.

Ou bien l'on prenait en compte la pratique des institutions. Dans ce cas, le Président désavoué par le suffrage universel devait se démettre comme l'avait fait le général de Gaulle en 1969, ou se soumettre comme l'avait annoncé V. Giscard d'Estaing en janvier 1978. Le fait que, cinq ans auparavant, il avait été élu au suffrage universel ne pou-vait rien changer à l'affaire ; ce qui compte dans une démocratie, ce n'est pas le peuple des années écoulées, mais l'état de l'opinion au mo-ment de l'action. Ce qui avait jusque-là fait la force des Présidents et leur avait permis d'élargir leurs prérogatives au détriment du Gouver-nement, c'était l'adhésion du pays et l'élection à l'Assemblée nationale de majorités qui leur reconnaissaient le droit de choisir et de renvoyer à leur gré le Premier ministre. Le jour où, au contraire, le peuple, par

225 Rappelons ce que R. Janot écrivait dans sa note adressée au général de Gaulle le 16 juin 1958 : « Le contreseing est le signe de l'irresponsabilité du signataire, la responsabilité politique étant prise par le ministre contresigna-taire ; il en résulte que l'acte soumis au contreseing est la chose de ceux qui contresignent et non de celui qui signe. ».

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l'intermédiaire de ses députés, lui retirait sa confiance, le Président perdait ces pouvoirs. On ne pouvait mesurer le pouvoir du Président devenu chef de l'opposition à l'aune dont on s'était servi pour mesurer celui d'un Président chef de la majorité 226.

Ainsi, en droit, la question des pouvoirs du Président d'opposition ne se posait pas. Ces pouvoirs se réduisaient au droit de message, au droit de dissolution, au droit de saisir le Conseil constitutionnel, au droit de refuser un référendum qui lui aurait été demandé sur la base de l'article 11, et au droit théorique de mettre en œuvre l'article 16 si les circonstances de son application devaient être réunies. En particu-lier la prétention du Président à rester le maître de la dissuasion alors qu'il avait été désavoué par le suffrage universel tenait pour le moins du paradoxe...

Mais si la question des pouvoirs du Président-chef de l'opposition ne pouvait se poser en droit, elle devait néanmoins se poser très rapi-dement en fait. Car, dès lors que la droite entendait maintenir F. Mit-terrand à la tête de l'État, elle se privait par là même de la possibilité de lui contester efficacement les pouvoirs auxquels il allait prétendre : le Président n'avait certes pas, légalement, le droit de refuser au Gou-vernement la signature [155] des décrets réglementaires ou individuels et des ordonnances ; mais s'il refusait de signer, elle n'avait aucun moyen de l'y contraindre : un coup d'éclat marquant l'échec de la co-habitation aurait donné rétrospectivement raison à Raymond Barre et aurait été pour lui un important atout lors de la prochaine élection pré-sidentielle. Pour les leaders de la droite qui l'avaient proclamée pos-sible, il était donc essentiel que la cohabitation réussisse, ce qui sup-posait de leur part une extrême volonté de conciliation.

226 Voy. cependant, en sens contraire M. Duverger (Le système politique français, 1985 ; Bréviaire de la cohabitation, 1986). Avec un sens aigu du paradoxe celui-ci n'hésite pas à reconnaître au Président désavoué par le peuple toutes sortes de prérogatives qu'il avait auparavant refusées à ses pré-décesseurs investis du soutien populaire,... y compris le droit de mettre en œuvre l'article 16 au cas où aucun des leaders de la nouvelle majorité n'au-rait accepté de devenir Premier ministre !... Même en tenant compte qu'il y a une part de jeu dans l'exposé de cette thèse, une telle caricature des institu-tions républicaines montre à quel point il est parfois difficile aux juristes de concilier passion partisane et rigueur scientifique.

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Cet esprit de conciliation devait d'ailleurs se manifester dès la for-mation du Gouvernement. F. Mitterrand, en effet, récusa certains des choix qu'en accord avec sa majorité, M. Chirac avait faits pour com-poser son ministère : J. Lecanuet se vit refuser le portefeuille des Af-faires étrangères qui lui avait été promis, et n'en accepta aucun autre ; F. Léotard, évincé du ministère de la Défense, dut se contenter des Af-faires culturelles 227. De ce fait, l'UDF, tenue à l'écart de tous les grands ministères politiques, se sentit cruellement lésée par le compromis ac-cepté par J. Chirac et qui se faisait uniquement à son détriment.

Mais ce n'était là que le début d'une longue série de capitulations qui, en renforçant la Présidence de la République et le prestige de son titulaire, devaient amener la réélection triomphale de F. Mitterrand en mai 1988 et compromettre à terme l'unité de la droite. Lorsqu'on fait le bilan de la première cohabitation aujourd'hui, on s'aperçoit en effet qu'elle a profité au Président de la République, et singulièrement à F. Mitterrand, et que, si elle a aussi profité au Premier ministre, J. Chi-rac, ce fut pour mieux précipiter la défaite de son propre camp.

La cohabitation a renforcé la Présidence de la République

L'affirmation peut paraître paradoxale. Pendant deux ans, en effet, le Président, chef de l'opposition, n'a pu empêcher la réalisation d'au-cune des réformes inscrites au programme de la majorité de droite, et il a dû assister impuissant au démantèlement de nombreuses réformes dont il avait été l'initiateur. Certes, à trois reprises, il a refusé de signer les ordonnances que le Gouvernement lui présentait, sur la cession d'entreprises nationalisées, sur la délimitation des circonscriptions électorales après le rétablissement du scrutin majoritaire, sur l'aména-gement du temps de travail ; mais l'Assemblée nationale s'est empres-sée de voter comme lois les textes qu'il avait refusé de signer comme ordonnances.

227 J. Chirac devait affirmer par la suite qu'il n'avait pas proposé ces person-nalités à F. Mitterrand. Mais dans un entretien qu'il eut avec Elkabbach au moment de la formation du Gouvernement Balladur et diffusé le 3 mai 2001, F. Mitterrand reconnaît que ce fut lui qui les récusa et même que ce fut une erreur de sa part.

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Pourtant, la cohabitation a renforcé la Présidence. D'abord, elle a conféré à son titulaire une irresponsabilité politique totale. Jusque-là, il était admis qu'en contrepartie de son rôle de gouvernant effectif du pays, le Président était devenu responsable devant le peuple français, et que le retrait de la confiance de celui-ci à l'occasion du renouvelle-ment de l'Assemblée devait être sanctionné par son départ, ou à tout le moins par son effacement complet. Il est aujourd'hui impossible de raisonner ainsi : l'expérience des cohabitations a montré que, lorsque le pays lui retire sa confiance et lui impose une majorité hostile, le Président, irresponsable devant le peuple français, reste en fonctions et peut se servir de ses pouvoirs pour gêner le plus possible celle-ci.

[156]Ses pouvoirs eux-mêmes se sont trouvés considérablement étendus

par rapport à l'esprit de la Constitution : désormais, après qu'ils eurent été, deux années durant, exercés par un Président socialiste sans véri-tables protestations de la majorité de droite, le consensus nécessaire à la formation de la coutume constitutionnelle se trouve réalisé sur le fait que le chef de l'État dispose pleinement de tous les pouvoirs que lui attribue la Constitution. Il n'y a plus lieu de considérer que ceux assortis du contreseing sont des pouvoirs liés qu'il serait tenu d'exercer à la demande des contresignataires : ainsi en est-il notamment pour la nomination des ministres et hauts fonctionnaires, la fixation de l'ordre du jour du Conseil des ministres, la signature des ordonnances et des décrets délibérés en Conseil... Certes, le Président ne peut exercer ces pouvoirs, seul puisqu'il lui faut le contreseing du Premier ministre et des ministres, mais il peut refuser de les mettre en œuvre ou subor-donner sa signature aux conditions qu'il fixe librement.

L'exemple le plus frappant de cette extension des prérogatives pré-sidentielles est celui des articles 29 et 30 de la Constitution, relatifs à la convocation du Parlement en session extraordinaire. Le refus du gé-néral de Gaulle de convoquer une telle session en mars 1960, bien qu'il fût motivé par des considérations juridiques, avait été unanime-ment critiqué et avait même été à l'origine du refus de Vincent Auriol de continuer à siéger au Conseil constitutionnel (cf. supra, p. 46). Mais quand, en décembre 1987, sans invoquer d'autre argument que l'inopportunité, F. Mitterrand refusa à J. Chirac la convocation d'une telle session, nul ne s'avisa de rappeler cet événement, et un grand

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quotidien du soir alla jusqu'à titrer l'information : « Rappel des préro-gatives présidentielles »...

Mais c'est surtout en matière de défense et de politique étrangère que la cohabitation a consacré les pouvoirs du Président. En matière de défense, non seulement le Président désavoué par le peuple a conti-nué de détenir, à titre exclusif, le pouvoir d'engager la force nu-cléaire 228, mais il a eu, en outre, le dernier mot dans l'élaboration des lois de programmation militaire 229. En matière de politique extérieure, bien que les affaires aient été dans l'ensemble conduites par le Premier ministre, qui avait élargi à cette fin la « cellule diplomatique » de Ma-tignon et s'était assuré du concours de J. Foccard pour renouer les liens avec l'Afrique, le Président de la République a continué de repré-senter la France dans les conférences au sommet, atout précieux dans la reconquête de l'opinion publique puisqu'il apparaissait ainsi aux Français que les chefs d'État étrangers, tenant pour nul leur verdict du 16 mars 1986, continuaient à le considérer comme leur représentant légitime.

Mais plus encore qu'à l'institution présidentielle, c'est à F. Mitter-rand que la cohabitation devait profiter. Soucieux, lui aussi, d'éviter les affrontements inutiles, celui-ci, tout au long de cette période, ne se sert de ses pouvoirs qu'avec circonspection, lorsqu'il est sûr d'obtenir le soutien de l'opinion. Il a invité ses collaborateurs à ne plus partici-per aux instances où s'élabore la politique gouvernementale et à multi-plier en [157] revanche les contacts avec les personnalités (journa-listes, universitaires, syndicalistes) qui font l'opinion publique ou en sont le relais ; ils font courir le bruit que le Président est hostile à telle mesure que le Gouvernement envisage de prendre ; ensuite, F. Mitter-rand agit effectivement en fonction des réactions enregistrées, nuan-

228 Cf. B. Chantebout, « La dissuasion nucléaire et le pouvoir présidentiel », Pouvoirs n° 38, 1986, pp. 21 et s.

229 François Fillon, alors président de la Commission de la Défense de l'As-semblée, était parvenu à convaincre le Premier ministre de la nécessité de créer une nouvelle composante de la force de dissuasion sous la forme d'en-gins lance-missiles embarqués sur rail. Comme ce projet avait contre lui à la fois l'État-major des armées et le ministre de la Défense André Giraud, F. Mitterrand n'eut pas de peine à empêcher l'inscription de ce programme dans la loi qui, apparaissant ainsi comme son œuvre, fut votée par le groupe par-lementaire socialiste (Cf. B. Chantebout, « Le Président de la République, chef des armées », Mélanges P. Pactet, 2003, pp. 569 et s.).

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çant son attitude entre le silence réprobateur, le blâme discret savam-ment diffusé dans la presse, le communiqué officiel exprimant ses « extrêmes réserves » ou sa « désapprobation », et - mesure extrême - le refus de signer. Bien que chef de l'opposition, il jouit dans le pays d'une bien meilleure audience que le chef du Gouvernement : parce qu'il est le chef de l'État d'abord, et parce que, également, les journa-listes étant avides de déceler les failles dans la coexistence, ses moindres propos acquièrent une portée considérable, ses silences mêmes sont interprétés. Bien que nul ne s'y trompe, il se garde d'ailleurs habilement d'apparaître comme un adversaire systématique du Gouvernement. Il lui arrive même - parce que tout n'est pas impo-pulaire dans la politique gouvernementale - d'approuver ce qu'il fait ; et il appareil : alors comme le coauteur de la mesure prise par celui-ci. Poussant à son terme la logique de son raisonnement, il ira même, en certaines occasions, jusqu'à faire l'éloge de « ses » trois Premiers mi-nistres successifs : MM. Mauroy, Fabius... et Chirac. Pour un homme politique qui veut se refaire une virginité, il n'est pas de meilleure si-tuation que celle qui permet de prendre à son compte tout l'actif d'une politique et d'en refuser le passif. F. Mitterrand aurait eu bien tort de ne pas profiter pleinement de ce cadeau que lui offraient ses adver-saires.

Le Premier ministre le plus puissant de l'histoire de la République

Le Gouvernement étant désormais responsable devant la seule As-semblée nationale, les articles 20 et 21 de la Constitution retrouvent la signification que vingt-huit ans de lecture présidentialiste de la loi fondamentale avaient fini par faire oublier. C'est le Gouvernement qui, maintenant, détermine et conduit la politique de la nation. D'em-blée, il a repris son entière autonomie par rapport à la Présidence de la République. Le Conseil des ministres est précédé par une réunion des ministres concernés par son ordre du jour, au cours de laquelle se prennent effectivement les décisions qui y seront entérinées. Quelque-fois même - la susceptibilité du Président dut-elle en souffrir - ces réunions de ministres prendront le titre de « Conseil de cabinet ».

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Mais les habitudes de commandement acquises sous la Ve Répu-blique ne se perdent pas pour autant. À la différence des Présidents du Conseil de la Ille et de la IVe République, simples coordonnateurs dé-pourvus d'autorité réelle sur des ministres dont la présence au sein du Cabinet conditionnait la survie de celui-ci, M. Chirac, chef incontesté du bloc RPR, s'impose sans difficulté à une UDF écartelée entre ses composantes centriste du CDS et libérale du Parti républicain. Il as-sume sur son ministère un rôle de direction effectif. N'ayant pas la possibilité de révoquer les ministres - sauf à faire du Président de la République l'arbitre des conflits au sein de la majorité... - il a su, lors de la formation de son Cabinet, asseoir son autorité sur eux par d'autres moyens : les ministères financiers, sans l'accord desquels rien ne peut se faire, ont été réservés à ses proches - MM. Balladur et Jup-pé - avec lesquels les ministres « dépensiers » ont intérêt à garder les meilleures relations... De ce fait, son pouvoir - sous réserve de ce que nous avons vu plus haut quant à la défense et à la politique étrangère - ne rencontre que peu de limites.

M. Chirac souffre cependant de deux handicaps qui s'avéreront po-litiquement gênants. Le premier tient dans le fait qu'il n'a pas la com-plète maîtrise de la haute administration [158] et des médias. Le pou-voir que le Président s'est arrogé de refuser sa signature pour la nomi-nation des hauts fonctionnaires oblige le Premier ministre à maintenir dans les postes à responsabilités politiques de nombreux personnels mis en place par les gouvernants socialistes. La situation est plus com-plexe encore dans le domaine de l'audiovisuel, dont les socialistes avaient confié la responsabilité à une « Haute autorité » fortement marquée à gauche. Il faudra le vote d'une loi pour la remplacer par une « Commission nationale de la communication et des libertés » dont la partialité ne sera pas moindre. Mais la mise en place de celle-ci de-mandera de longs mois ; et les changements de personnes auxquels elle procédera, qui eussent été admis par l'opinion s'ils avaient été opérés aussitôt après le retour de la droite au pouvoir, lui parurent choquants étant réalisés « à froid », et alors que les socialistes s'étaient déjà ressaisis.

Le second handicap du Premier ministre réside dans le fait qu'il n'a pas la maîtrise de la durée. Non seulement il est à la merci d'une dis-solution prononcée par le Président au cas où l'impopularité de son ac-tion deviendrait patente, mais même en excluant cette hypothèse, il ne

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dispose au mieux que d'un délai de deux ans avant l'élection présiden-tielle qui jugera de ses résultats dans le domaine économique et social. C'est un délai déjà trop bref en lui-même, et l'opposition socialiste s'applique à le réduire encore : le Président en refusant, au dernier mo-ment, la signature des ordonnances, les députés en pratiquant pendant l'année 1986 une obstruction systématique contre les textes dont il de-mande l'adoption 230.

Deux années de campagne

En fait, la période de la cohabitation sera une longue campagne électorale en vue de la présidentielle de mai 1988. La volonté réfor-matrice du Gouvernement s'est heurtée en décembre 1986 à la révolte des étudiants et à la grève des cheminots ; ensuite les problèmes qui risquent d'inquiéter l'opinion ne seront plus abordés. On s'enlise dans la gestion. Mais, tant dans les rangs socialistes que dans ceux de l'UDF, on reprochera au Premier ministre de tenter, par le biais de la CNCL ou par le choix des actionnaires du « noyau dur » des entre-prises privatisées, de mettre en place un appareil de relations destinées à le soutenir dans sa campagne présidentielle, contre Raymond Barre au premier tour, et contre François Mitterrand au second. De même, le découpage des circonscriptions opérées par le ministre de l'Intérieur après le rétablissement du scrutin majoritaire sera suspecté d'avoir, si-non défavorisé l'UDF, du moins fait dépendre la réélection de certains de ses députés de l'attitude du RPR à leur égard, pour les dissuader de se mobiliser trop fortement en faveur du candidat du Centre.

L'UDF, déjà écartée des responsabilités essentielles lors de la for-mation du Gouvernement, éprouve quelque amertume face à cette po-litique mais, liée par le pacte majoritaire, et consciente qu'une défec-tion de sa part, entraînant inévitablement la chute du Cabinet, ramène-rait la gauche au pouvoir, ne peut réagir. L’emploi intensif de la pro-cédure du vote bloqué (36 fois en deux ans) limite la portée de ses amendements. Quant au Sénat, bastion traditionnel des centristes, il renonce, pour pallier l'obstruction de la Gauche, à s'insurger contre la 230 Ainsi les cinq articles du projet sur la suppression de l'autorisation préa-

lable de licenciement donnent lieu en juin 1986 au dépôt de 570 amende-ments.

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procédure d'urgence que le Gouvernement lui impose ; moyennant quoi - échange de politesses - le Gouvernement sollicite de lui [159] à trois reprises l'approbation de sa politique en vertu de l'article 49.4. Mais les frustrations des centristes ne seront pas sans incidence après l'élection présidentielle.

C'est dans ce contexte que sont adoptées les premières lois sur le financement de la vie politique : l'affaire Luchaire révèle que le PS a perçu des commissions d'une entreprise pour obtenir l'autorisation de livrer des munitions à l'Iran, pays alors considéré comme un ennemi potentiel. Pour se dédouaner, F. Mitterrand réplique que de telles pra-tiques ont pour origine un défaut de la législation qui ne prévoit pas le financement des partis ; il enjoint au Premier ministre de faire voter d'urgence une telle législation : ce sera l'objet des deux lois du 11 mars 1988 portant l'une sur la transparence du patrimoine des élus et la limitation des dépenses électorales, la seconde sur le financement des partis. Ne prévoyant que des sanctions dérisoires, cette législation ne sera pas appliquée. Il faudra attendre deux ans pour qu'elle soit en-tièrement revue, à l'initiative du Gouvernement Rocard, par une loi du 15 janvier 1990 dont la vertu essentielle, pour ses auteurs, devait être de porter amnistie des errements passés, mais qui aura des effets rava-geurs sur l'opinion des Français à l'égard de la classe politique 231.

[160]

231 Sur les modalités actuelles de financement des partis et des campagnes électorales, réformées à cinq reprises depuis 1988. Voy. B. Chantebout, Droit constitutionnel, 20e éd., 2003, pp. 403-404, 409-410, 414, 418, 424.

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[161]

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Chapitre VIILE SECOND SEPTENNAT

DE FRANÇOIS MITTERAND :UNE TROP LONGUE

FIN DE RÈGNE

Section 1L'apothéose du présidentialisme

L'élection présidentielle de mai 1988

Retour à la table des matières

S'étant en fait poursuivie pendant deux ans, la campagne pour l'élection présidentielle paraît bien terne quand elle s'ouvre officielle-ment.

Alors qu'à la droite, les candidatures de MM. Barre, Chirac et Le Pen sont depuis longtemps connues, F. Mitterrand parvient, beaucoup mieux que M. Giscard d'Estaing en 1981, à entretenir le doute sur son intention de solliciter un second mandat : l'incertitude à ce sujet est telle qu'en décembre, M. Rocard fait connaître sa décision « claire, nette et irrévocable »d'être lui-même candidat « quoi qu'il arrive » ; mais, comme il l'avait déjà fait en 1981, le maire de Conflans se reti-

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rera quand le Président finira par se déclarer. De plus, comme à l'ac-coutumée, le paysage politique s'encombre alors de petits candidats qui trouvent là l'occasion de faire connaître - ou de rappeler - leurs idées : ce sont, à l'extrême gauche, Mme Arlette Laguiller et M. Bous-sel, et chez les écologistes, Antoine Waechter. Pour achever de préci-piter la chute du Parti communiste, le « réformateur » Pierre Juquin présente une candidature dissidente contre celle, officielle, d'André Lajoignie.

L’effondrement prévu du Parti communiste ne laissant aucun doute sur la place du Président sortant en tête des candidats de gauche, le premier tour de l'élection, qui a lieu le 24 avril, n'a pour objet une fois encore, que de départager les candidats de droite. Mais c'est F. Mitter-rand lui-même qui, avec une habileté extrême, réglera le combat entre eux. Et il le fera de telle sorte que sa victoire sera assurée au soir même de ce premier tour.

À la différence de 1981, F. Mitterrand se garde cette fois de faire des promesses et, jouant de la position équivoque où l'a placé la coha-bitation, il se présente sur l'unique thème du rassemblement : « la France unie » est le slogan inlassablement répété de sa campagne. Tout en assumant la responsabilité de ce qui s'est produit, il se tourne vers les électeurs centristes auxquels il promet une large ouverture « à l'égard de leurs hommes et de leurs idées ». Le seul adversaire qu'il ait vraiment à redouter - tous les sondages l'attestent - est R. Barre : outre qu'il apparaît déjà comme le mieux placé pour le premier tour avec 25% des intentions de vote à l'ouverture de la campagne, c'est celui-ci en effet, qui, au second tour, bénéficierait du meilleur report des voix de droite et a donc des chances sérieuses de le vaincre. Pour éviter d'avoir à l'affronter, il va feindre [162] d'ignorer cet adversaire et, mo-tivant son engagement dans la compétition par les risques que « l'État RPR » fait courir à la démocratie, concentrer toutes ses attaques contre J. Chirac, valorisant ainsi celui-ci aux yeux des électeurs de droite. Les très puissants moyens financiers que le RPR met en œuvre pour sa campagne viennent d'ailleurs renforcer la thèse présidentielle et se retournent ainsi paradoxalement contre les intérêts des bailleurs de fonds 232.

232 Les observateurs notent avec surprise la non-participation de V. Giscard d'Estaing à cette campagne et notamment son absence de soutien à Raymond Barre qui en sera moralement affecté. On peut naturellement se demander si

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Étant ainsi parvenu à renforcer J. Chirac au détriment de R. Barre, F. Mitterrand va, dans un second temps, l'affaiblir à son tour en jouant contre lui J.-M. Le Pen. Il n'hésite pas, pour ce faire, à réveiller les vieux démons de la xénophobie et du racisme en plaçant soudain la question de l'octroi du droit de vote aux immigrés au centre de la cam-pagne. J. Chirac aura beau expliqué qu'il est hostile à cette réforme, nombre de gens simples s'imagineront que le meilleur moyen de l'em-pêcher est de voter pour le leader de l'extrême-droite.

Cette stratégie de la division portera ses fruits au-delà de toute es-pérance : lors du premier tour, la droite, tout en restant majoritaire avec au total 50,8% des suffrages exprimés, se casse en trois fractions sensiblement égales - Chirac, 19,95% ; Barre, 16,53% ; Le Pen : 14,38% - dont aucune n'atteint 20% des suffrages. F. Mitterrand lui-même n'obtient que 34,11% des voix, mais il est déjà vainqueur. Il est certain en effet que le Front national, qui ne pardonne pas à J. Chi-rac le rétablissement du scrutin majoritaire et qui a tout à gagner, en tant que parti, au maintien de F. Mitterrand à la Présidence, n'invitera pas ses électeurs à voter au second tour pour le candidat du RPR. J. Chirac pourrait certes les rallier à sa candidature en promettant d'orienter sa politique dans le sens qu'ils souhaitent, mais il perdrait alors, sans doute, les voix de beaucoup d'électeurs centristes... Pour sortir de cette contradiction, le Premier ministre, pendant les quinze jours qui séparent les deux tours du scrutin, donne précipitamment à sa politique un caractère nationaliste très marqué, faisant libérer les otages français du Liban et réprimer dans le sang une rébellion ca-naque ; mais il est trop tard. Le 8 mai, il sera battu, très largement bat-tu, n'obtenant que 46% des voix contre 54% à F. Mitterrand. 26% des électeurs de M. Le Pen et 14% de ceux de M. Barre lui ont préféré le candidat socialiste.

cette attitude n'est pas à mettre en rapport avec celle qui sera la sienne au dé-but du second septennat de F. Mitterrand, quand il demandera à celui-ci de ne pas dissoudre et de gouverner avec l'UDF, c'est-à-dire avec lui...

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Les élections législatives des 5 et 12juin 1988

Les semaines qui suivent la réélection de F. Mitterrand sont mar-quées par la confusion. Comme le Président avait insisté durant la campagne sur son intention de pratiquer « une large ouverture vers les hommes et les idées » du Centre et qu'il avait dit ne vouloir dissoudre l'Assemblée que si le Gouvernement « était empêché de gouverner », V. Giscard d'Estaing, parlant au nom des parlementaires de l'UDF, lui fait savoir que ceux-ci font leur soumission.

Mais les promesses, et spécialement les promesses électorales, n'engagent que ceux qui les croient. Pour F. Mitterrand, l'occasion est trop belle de rééditer l'opération qui avait si bien réussi en 1981 pour la laisser passer. Il nomme Premier ministre Michel [163] Rocard et dissout le surlendemain en rejetant sur celui-ci la responsabilité de sa décision 233. Malheureusement ses mêmes promesses d'ouverture au Centre ont inquiété les socialistes qui entendent bien faire comprendre à leur leader que, s'ils ont besoin de lui, lui aussi a besoin d'eux. Quand Lionel Jospin, concrétisant une intention depuis longtemps ex-primée, démissionne de ses fonctions de Premier secrétaire pour deve-nir ministre, sa succession, promise par F. Mitterrand à Laurent Fa-bius, est refusée à celui-ci par les hiérarques du PS qui la donnent à P. Mauroy. De plus, alors que, pour tenir sa promesse, le Président avait demandé au PS d'accorder son investiture à certaines personnalités du Centre, le parti, peu soucieux de partager une victoire qu'il croit proche, n'obéit qu'en rechignant : il n'accorde aux personnalités ral-liées à la majorité présidentielle qu'une douzaine de circonscriptions marginales où elles ne peuvent qu'être battues. Le Président en est fort contrarié. Mais il se venge : lors de son ascension annuelle de la roche de Solutré, il déclare aux journalistes qui l'accompagnent qu'« il n'est pas sain qu'un seul parti gouverne.... il faut que d'autres familles de pensée prennent part au gouvernement ».

233 Le chef de l'État déclare le soir-même à la télévision que M. Rocard lui avait fait savoir qu'« il ne s'estimait pas en mesure de réunir la majorité par-lementaire stable et solide dont tout gouvernement a besoin pour mener à bien son action. Je constate, pour le déplorer, que l'ouverture... n'a pu se réa-liser jusqu'ici aussi largement que je l'avais souhaité. »

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Désorientés, beaucoup d'électeurs modérés qui avaient voté pour Mitterrand au second tour se réfugient dans l'abstention, dont le taux atteint soudain 34,25%, niveau record depuis 1945. Parallèlement, à gauche, une partie des électeurs que les socialistes avaient conquis sur le Parti communiste s'inquiète des intentions centristes du Président et revient au PC, qui remonte soudain de 6,8% le 24 avril à 11,3% le 5 juin. Ainsi, au premier tour, l'union RPR-UDF obtiendra 40,5% des suffrages, le PS 37,5%, le PC 11,3% et le Front national 9,8%, ce qui - à l'issue du second tour - se traduira par 277 sièges pour le PS, 27 pour les communistes, 130 pour l'UDF, 128 pour le RPR et un seul pour le Front national, alors que la majorité se situe à 289.

Le second Gouvernement Rocard

Pour la première fois depuis 1962, il n'existe pas de majorité à l'Assemblée nationale. Certes, l'union du PS et du PC donnerait au Président cette majorité. Mais elle n'est ni dans ses intentions, ni dans celles du Parti communiste qui attribue en partie son déclin à sa pré-sence dans les Gouvernements Mauroy de 1981 à 1984.

Mais si l'union est impossible, le divorce complet des partis de gauche ne l'est pas moins. Dès l'ouverture de la session parlementaire, la nécessité d'une alliance tactique apparaît : les communistes aident le PS à porter M. Fabius à la présidence de l'Assemblée nationale, en échange de quoi le règlement de celle-ci est modifié pour permettre aux députés communistes de former un groupe parlementaire malgré leur faible nombre. À très court terme, le PC a encore besoin du PS pour garder certaines mairies lors des élections municipales de mars 1989 ; et surtout il sait que, pendant une période indéterminée, son électorat, travaillé en profondeur par ses « réformateurs », ne lui par-donnerait pas d'unir ses voix à celles de la droite dans le vote d'une motion de censure. Dès lors, s'il n'existe pas vraiment de majorité par-lementaire pour soutenir le chef de l'État, il n'en existe pas non plus pour s'opposer à lui.

[164]Dans cette conjoncture, le renouvellement de M. Rocard dans ses

fonctions de Premier ministre d'un Gouvernement minoritaire s'im-

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pose au Président. L'incertitude que la pratique constitutionnelle, de-puis 1966, fait régner sur l'interprétation de l'article 49.1 permet à ce Gouvernement de ne pas demander à l'Assemblée nationale l'approba-tion de son programme lors de son entrée en fonctions. Et, en s'ap-puyant tantôt sur les communistes, tantôt sur la droite, ou, plus sou-vent, sur la trentaine de députés centristes proches de MM. Barre et Méhaignerie qui, dans l'attente de l'« ouverture » promise, ont formé sous le nom d'Union des Centres un groupe parlementaire distinct, il peut faire adopter les lois nécessaires à l'application de sa politique, quitte - lorsque, sur le budget, le Xe Plan, l'organisation de la santé ou la programmation militaire par exemple, il mécontente à la fois la droite et le PC - à utiliser à cette fin l'article 49.3 de la Constitution 234, ou - mais plus rarement - à différer l'examen des textes jusqu'à un mo-ment plus opportun.

La cohabitation Mitterrand-Rocard

En fait, plus que l'absence d'une majorité parlementaire, c'est le comportement du Président de la République à son égard qui pose un problème au Premier ministre. « Dans trois mois, on verra à travers », aurait-il dit en le nommant. Déjà la composition de son Gouvernement traduit le peu de considération du Président pour le Premier ministre : certes, pour confirmer son intention d'« ouverture », F. Mitterrand y a fait entrer quatre centristes dépourvus de représentativité et d'audience auprès de leurs amis de l'UDF et toute une série de personnages mé-diatiques censés représenter « la société civile » (l'historien Alain De-caux, le cancérologue Léon Schwartzenberg, l'industriel Roger Fau-

234 Au total le gouvernement Rocard engagera 29 fois sa responsabilité en application de l'art. 49.3. Il faut toutefois observer qu'en raison de la plurali-té des lectures, la procédure a dû parfois être utilisée deux, voire trois fois pour l'adoption d'un même texte. Au total, onze projets de loi seulement ont été adoptés grâce à l'article 49.3 au cours de cette période. D'ailleurs l'oppo-sition n'a que rarement - cinq fois en tout - riposté à l'engagement de la res-ponsabilité gouvernementale par le dépôt d'une motion de censure... Il convient de souligner ici l'habileté de M. Guy Carcassonne, agrégé de droit public et membre du cabinet de M. Rocard, qui a su entreprendre un à un les députés hésitants et obtenir leur ralliement, n'hésitant pas lorsque c'était né-cessaire à obtenir le déblocage de crédits pour leurs circonscriptions.

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roux, le syndicaliste Jacques Chérèque, l'écologiste Brice Lalonde...) dont l'inexpérience politique posera d'ailleurs quelques problèmes. Ces nominations porteront à 49 - chiffre record - le nombre des membres de ce Gouvernement. Mais les socialistes y occupent toutes les fonctions importantes ; et ces socialistes ne sont pas des proches de M. Rocard, qui n'a obtenu que trois portefeuilles pour les membres de son courant. Ce sont, à côté des dignitaires du PS (L. Jospin, P. Joxe, J.-P. Chevènement, P Quilès, J. Poperen...) des membres de l'entou-rage traditionnel de F. Mitterrand, tels Roland Dumas ou Maurice Faure qui ne reconnaîtront jamais M. Rocard pour leur chef 235. Mieux : le chef de l'État lui a même imposé la présence d'André Lai-gnel dont le seul mérite est de l'avoir grossièrement insulté quelques semaines auparavant...

Ainsi lesté, le Premier ministre entame son chemin de croix. En soutenant contre lui la contestation des infirmières en octobre 1998 et celle des lycéens en octobre 1989, la révolte des banlieues en dé-cembre 1989 ou celle de la jeunesse réunionnaise en mars [165] 1991, en lui reprochant publiquement le chômage, en lui rappelant à contre-temps les exigences de justice sociale qui doivent présider à l'action de son Gouvernement, F. Mitterrand pratique avec M. Rocard comme il l'avait fait précédemment avec J. Chirac, dans l'intention évidente d'user un ex-rival malchanceux dont il ne veut pas comme succes-seur 236. Mais la situation de M. Rocard est moins confortable encore que celle de J. Chirac puisque les ministres qui lui ont été imposés peuvent en permanence faire appel de ses arbitrages.

Aussi le Premier ministre s'astreint-il à une grande prudence. Il laisse les membres de son Gouvernement traiter chacun en ce qui le concerne les problèmes dont ils ont la charge sans interférer dans leurs domaines. Au Premier ministre le plus puissant de l'histoire de la Ré-publique a succédé le plus désarmé. Pendant que les dirigeants des en-235 Les fréquents remaniements ministériels renforceront encore cette em-

prise de l'Élysée sur le Gouvernement, avec les nominations de MM. Nallet à la Justice, Joxe à la Défense, Marchand à l'Intérieur…

236 Michel Rocard partage d'ailleurs ce sort ingrat avec Lionel Jospin, mi-nistre de l'Éducation nationale, de faire de l'ombre à Laurent Fabius, son fils préféré. En octobre 1989, il lui a enjoint de prendre position en faveur du port du foulard islamique à l'école, ce qui a aliéné de nombreux enseignants socialistes ; et lors de la contestation lycéenne d'octobre 1990, il le désavoue publiquement auprès des étudiants qu'il reçoit à l'Élysée.

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treprises nationales et les entourages de ses ministres se livrent à des spéculations frauduleuses qui leur vaudront plus tard des ennuis avec la justice (raid boursier contre la Société générale, OPA sur la société américaine Triangle), lui-même limite son action propre à quelques initiatives assez spectaculaires qui lui évitent de se faire oublier (tel le référendum sur le statut de la Nouvelle-Calédonie 237, la création du Revenu minimum d'insertion, une réforme (aussitôt oubliée) de l'or-thographe, ou la publication d'un Livre blanc sur le problème des re-traites...), mais dont les aboutissements (création de la Contribution sociale généralisée, redistribution des ressources fiscales entre les communes) ne risquent guère de lui valoir une réputation de déma-gogue... Face à un Président qui s'est fait le porte-parole des aspira-tions immédiates du peuple, il se donne le rôle apparemment ingrat, mais qu'il pense habile, de défenseur des grands équilibres et du long terme, et assume parfaitement son « devoir de grisaille ».

237 Décidé un peu à son corps défendant par le Président de la République sur l'insistance du Premier ministre, ce référendum ratifiait l'accord conclu entre le FLNKS et le RPCR avec la médiation de Rocard sur le sort de ce territoire. Politiquement, il n'eût pas été difficile de trouver au Parlement une majorité pour l'entériner, mais comme il comportait des dispositions manifestement inconstitutionnelles (notamment la privation du droit de vote pour les citoyens résidant depuis moins de dix ans sur le territoire), le risque existait de le voir censurer par le Conseil constitutionnel. L'approbation de l'accord par une loi référendaire supprimait ce danger puisque le Conseil se déclare incompétent pour statuer sur de telles lois (déc. 62-20 DC, 6 nov. 1962). Le référendum eut donc lieu le 6 novembre 1988 et fut positif à 80%, le Front national seul ayant appelé au vote « non ». Mais les taux d'absten-tion (69,7%) et de votes blancs (12%) furent unanimement considérés comme des échecs pour le pouvoir. C'est pourquoi lorsque, en 1998, Lionel Jospin fut affronté à son tour à la nécessité de faire ratifier un nouvel accord conclu entre les mêmes parties sur le même problème, il préféra passer di-rectement par la voie d'une révision de la Constitution : la loi constitution-nelle du 20 juillet 1998 adoptée par le Congrès incorpore cet accord à la Constitution.

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La décomposition du paysage politique français

Le Président de la République occupe à lui seul toute la scène poli-tique. Il règne sans partage sur les décombres de ce qui constituait l'in-frastructure de la vie politique française.

[166]Certes, le Parti socialiste a refusé d'entériner le choix qu'il avait fait

de M. Fabius comme successeur, lui préférant P. Mauroy 238 ; mais, à cause de cela, il est rongé par les rivalités internes. Celles-ci prennent une intensité dramatique lors du congrès de Rennes de mars 1990 qui ne parvient pas à départager les partisans de MM. Fabius, Jospin et Rocard. Le recrutement même de nouveaux adhérents est freiné par les sections qui craignent de voir se rompre en leur sein l'équilibre des courants. Et son unité ne repose plus que sur la présence de F. Mitter-rand à l'Elysée 239.

Quant à la droite qui, depuis 1982, a été constamment majoritaire au premier tour de toutes les élections, elle s'annihile par sa désunion. La rivalité entre MM. Giscard d'Estaing et Chirac, qui avait provoqué la victoire socialiste en 1981, subsiste évidemment. Mais les divisions n'ont pas cessé de s'aggraver depuis : à partir de 1984, on a assisté à la montée en puissance puis à l'incrustation dans le paysage politique français d'un Front national qui a, objectivement, intérêt au maintien d'un socialiste à la tête de l'État ; à partir de 1988, est apparu un cou-

238 Sans même en avertir L. Jospin qui après l'avoir efficacement occupé de-puis 1981, le quittait pour devenir, sur sa proposition, ministre de l’Éduca-tion, F. Mitterrand avait offert le poste de Premier secrétaire du PS à L. Fa-bius, le désignant ainsi comme son successeur. L. Jospin en éprouva le senti-ment d'avoir été berné et fit campagne pour faire élire P. Mauroy dans cette fonction. Sur la rivalité Jospin - Fabius et les déchirures du congrès de Rennes, voy. F.-O. Giesberg, François Mitterrand, une vie, op. cit., pp. 589 et s.

239 Impuissant face à ses déchirements, P. Mauroy finira par renoncer à sa fonction de Premier secrétaire en janvier 1993. L. Fabius lui succédera alors et pourra conduire à ce titre la liste socialiste aux élections européennes de juin 1989 avec un succès médiocre (24,5% des suffrages alors que les écolo-gistes en obtiennent 10,6% et la liste Giscard RPR-UDF 28,8%).

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rant centriste qui attend, autour de R. Barre, que se réalise la promesse d'« ouverture » ; puis, en 1989, ont surgi au sein du RPR et de l'UDF des « rénovateurs » qui - tels Michel Noir, Alain Carignon et Philippe Séguin au RPR, Dominique Baudis et Charles Million à l'UDF - veulent mettre un terme à la querelle des chefs en se substituant à eux. Certes, conscients de la lassitude de leurs électeurs devant leur im-puissance 240, MM. Giscard d'Estaing et Chirac ont bien signé en juin 1990 un pacte de confédération entre leurs formations respectives. Sous le nom d'« Union pour la France », il s'agit en fait d'un accord électoral qui tend, pour marginaliser le Front national, à présenter par-tout des candidatures uniques dès le premier tour grâce à un méca-nisme de sélection par voie de « primaires » à deux degrés imaginé par M. Pasqua. Mais si ce système, qui favorise les candidats sortants, ne pose pas de problème insurmontable pour les législatives, il crée un avantage considérable pour M. Chirac, qui dispose d'une formation beaucoup mieux organisée que l'UDF, en cas d'élection présidentielle anticipée ; dès lors, M. Giscard d'Estaing ne peut accepter qu'il joue dans ce cas et fait échouer l'accord sur ce point en novembre.

La guerre du Golfe

Sur ces ruines, un homme règne seul : F. Mitterrand, que la guerre du Golfe a porté au sommet de sa gloire. Il est vrai qu'il a su gérer celle-ci avec une particulière dextérité. L’affaire n'était pas simple. D'un côté, il y avait les pressions de Washington auxquelles, en ancien et fidèle allié, il pourrait d'autant moins se soustraire que l'Amérique était en [167] passe, avec l'effondrement du système soviétique, de de-venir le seul Grand. Du même côté, il y avait aussi l'ONU qui ne pou-vait rester impavide devant une violation aussi caractérisée du droit international que l'invasion du Koweit. Mais de l'autre côté, il y avait le fait que l'Irak, seul État socialiste et laïc de la région, était notre seul allié et notre principal client dans un monde arabe dominé par les

240 Le désarroi du corps électoral, qui se détourne des partis politiques éta-blis, se traduit clairement dans les résultats des élections européennes du 18 juin 1989, caractérisés par un taux d'abstention de 51% et la montée du Parti écologiste qui, avec 10,6% des suffrages, distance nettement le Parti com-muniste (7,7%).

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intérêts américains ; il y avait la conscience dans l'opinion publique française que la défense du droit coïncidait trop étroitement avec celle des intérêts pétroliers anglo-saxons et que cette guerre n'était pas la guerre de la France ; il y avait la sympathie pour Saddam Hussein de l'opinion publique arabo-musulmane, y compris dans nos banlieues ; il y avait au sein de la gauche de vieux réflexes pacifistes - notamment au sein du PC et de l'extrême-gauche, et un courant nationaliste et an-ti-américain incarné par J.-P. Chevènement, qui se trouvait être mi-nistre de la défense.

De ce dilemme, F. Mitterrand s'est sorti par un effort militaire mi-nimum et un investissement médiatique maximum. Dans le Golfe la France n'enverra que 15 000 soldats (soit 2% des 750 000 hommes en-gagés par la coalition) et des avions Jaguar technologiquement dépas-sés. Mais le Président adresse des émissaires personnels à Saddam et à tous les pays concernés ; entre le 2 août 1990, date de l'invasion du Koweit, et le 28 février 1991, date du cessez-le-feu, il apparaît onze fois à la télévision, soignant son image d'« homme de paix contraint à la guerre ». Soucieux des droits du Parlement, il prescrit à M. Rocard d'engager sa responsabilité sur une déclaration de politique générale annonçant la guerre, et de tenir les parlementaires informés du dérou-lement des opérations. Surtout, ayant interdit J.-P. Chevènement d'an-tenne et lui ayant substitué son chef d'État-major particulier, le très politique amiral Lanxade, dans le commentaire des événements, le Président s'investit personnellement dans la guerre : enfermé une heure par jour avec les généraux dans le bunker aménagé sous l'Ély-sée, il définit avec soin les objectifs à bombarder par notre aviation, comme si le sort de la guerre dépendait de lui. Ainsi quand Saddam capitule, apparaît-il, à l'instar de son homologue américain, comme le chef de guerre qui a conduit la France à la victoire 241.

Les résultats de cette gestion médiatique du conflit (puissamment aidée par la CNM) sont éblouissants : un sondage réalisé le 25 sep-tembre montrait que 83% des Français souhaitaient un compromis ; le 13 janvier encore, 47% seulement des Français acceptaient la partici-pation de leur pays à la guerre ; mais le 4 mars, la cote de popularité 'a du Président atteint 85%...

241 Cf. Pouvoirs n° 58, « La France en guerre », 1991.

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Il a réussi à faire oublier les deux impairs majeurs qu'il avait com-mis en politique étrangère au cours des quinze mois précédents : en décembre 1989 quand il s'était rendu à Berlin soutenir la RDA en train de s'effondrer, et en avril 1990 quand il avait traité comme quantité négligeable Boris Eltsine en visite à Paris 242.

[168]

Section IIConfusion et déclin

Cependant, aux lendemains de la guerre du Golfe, l'atmosphère change brutalement. Les causes de ce changement sont multiples.

Au premier rang d'entre elles figure la multiplication des scandales qui atteignent très durement le Parti socialiste et jusqu'à l'entourage du chef de l'État : l'affaire Vibrachoc, l'affaire du Carrefour du dévelop-pement, l'affaire Péchiney-Triangle, l'affaire de la Société générale, l'affaire Doucé, l'affaire Laignel, l'affaire Boucheron, et surtout les af-faires Urba-Gracco, SORMAE, SAGES et Cogedim qui mettent en cause le financement de la campagne de F. Mitterrand en 1988 ; ces scandales sont aggravés par les procédés qu'emploie le Pouvoir pour les étouffer et qui les font apparaître plus intolérables encore (loi d'au-to-amnistie de janvier 1990, interventions multiples dans la procédure judiciaire, dessaisissements irréguliers de magistrats, révocation d'un policier trop opiniâtre, contrôle fiscal contre les juges d'instruction trop entreprenants, redressement fiscal contre l'unique député qui avait

242 Il s'apprête cependant à commettre un autre impair du même ordre en août 1991 quand, sans attendre le résultat du putsch, il se portera garant des généraux qui ont tenté de renverser Gorbatchev. Il y a quelque chose de poi-gnant dans les efforts de ce vieillard pour maintenir un ordre ancien qu'il a toujours détesté, mais pour lequel il croit disposer encore d'une grille de lec-ture. Ce qui est surprenant dans son attitude, c'est la précipitation dont il fait preuve désormais, lui qui, au cours de son premier septennat, s'était caracté-risé par son art de différer les décisions et, lorsqu'il y était absolument contraint, de ne les prendre qu'ambiguës pour qu'elles ne puissent lui être re-prochées (voy. sur les questions de défense, mon article précité in Pouvoirs n° 38, pp. 21 et s.).

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osé persévérer dans leur dénonciation après la mise en garde du Gou-vernement... ) 243.

En second lieu, parmi les causes du changement d'atmosphère, fi-gure la dégradation de la situation économique et des rentrées fiscales qui oblige à envisager des mesures d'austérité inacceptables pour le PC alors qu'approchent les élections cantonales et régionales de 1992 et législatives de 1993.

Enfin, l'erreur d'appréciation commise par J.-M. Le Pen à propos de la guerre du Golfe, qui le fait apparaître comme favorable à Sad-dam Hussein, provoque l'incompréhension de ses électeurs et un recul du Front national dans les sondages dont M. Chirac profite pour durcir le ton sur les problèmes de l'immigration.

Tous ces facteurs rendent espoir à la droite classique, qui relance en avril 1991 son projet d'« Union pour la France », et qui multiplie à l'Assemblée les pressions sur les députés barristes. Ceux-ci sont las d'attendre l'« ouverture » promise et, ayant été élus en 1988 avec les voix de la droite, doivent désormais, avant qu'il ne soit trop tard, son-ger à réintégrer leur camp.

Dès lors, le renversement du Gouvernement Rocard par l'Assem-blée s'annonce inévitable. S'il attend qu'il se produise, le chef de l'État se trouvera placé devant cette alternative de gouverner avec les com-munistes qui pourraient lui imposer toutes leurs exigences, ou d'user du droit de dissolution. Mais, dans cette dernière hypothèse, M. Ro-card, en tant que chef du Gouvernement renversé, serait en charge de conduire la campagne électorale du PS, ce qui le placerait dans une position très avantageuse lors de l'ouverture de la succession présiden-tielle.

Mme Cresson, Premier ministre

N'acceptant aucune de ces situations, F. Mitterrand va prendre, le 15 mai 1991, l'initiative de renvoyer lui-même le Premier ministre. Il le remplacera par une de ses [169] proches, Mme Édith Cresson, à la

243 Voy. G. Gaetner, L'argent facile. Dictionnaire de la corruption en France, 1992 ; Y. Mény, La corruption de la République, 1992.

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tête d'un Gouvernement très semblable au précédent et dont seuls les très rares « rocardiens » et les représentants de la « société civile » au-ront été écartés. Le choix, pour la première fois, d'une femme comme chef du Gouvernement présentait pour le chef de l'État le double avan-tage de réaliser un « coup médiatique » et de tempérer les luttes au sein du PS en ne conférant de primauté à aucun des rivaux en pré-sence. En outre, réputée plus à gauche que son prédécesseur, Mme Cresson peut obtenir à nouveau du PC un soutien de son action. Elle s'efforce de définir une politique différente de celle en vigueur jusque-là, prenant pour lutter contre le chômage des mesures dans l'intérêt des PME plutôt qu'en faveur des grands groupes, et ordonnant le transfert de l'ENA à Strasbourg. Malheureusement, son inexpérience et son langage fort peu diplomatique lui aliéneront très vite l'opinion pu-blique.

Le discrédit qui frappe Mme Cresson est bientôt tel que le chef de l'État est obligé de se substituer à elle pour régler les problèmes. Les réformes qu'elle voudrait faire passer, sur le conseil de son gourou Abel Famoux, en faveur des PME, se heurtent à l'hostilité de P. Béré-govoy, son tout-puissant ministre des Finances. Quand, en décembre, elle tente, à la demande du Président de la République, de faire réta-blir la représentation proportionnelle pour les élections législatives, les députés socialistes eux-mêmes - qui se sentent plus populaires dans leurs circonscriptions que le PS au plan national - lui refusent obéissance, et quand elle les menace d'utiliser à cette fin l'article 49.3, lui répondent qu'en ce cas ils voteront la censure... Les élections régio-nales et cantonales de mars 1992 - qui voient le PS tomber à 18,2% des suffrages - signent son arrêt de mort.

Le gouvernement Bérégovoy

Elle sera remplacée, le 2 avril 1992, par Pierre Bérégovoy, à la tête d'un Gouvernement dont la composition manifeste la tendance du Pré-sident à l'isolement au sein d'un petit cercle d'intimes et de courtisans : sur 41 membres, neuf sont d'anciens collaborateurs directs du chef de l'État et cinq autres de ses anciens compagnons de la période anté-rieure à la création du PS. Les derniers représentants des courants mi-noritaires du PS - Lionel Jospin et Jean Poperen - en sont exclus. Les

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rapports entre le Gouvernement et le groupe parlementaire socialiste n'en seront pas facilités, le Premier ministre se trouvant contraint de retirer plusieurs projets de loi qui avaient suscité l'hostilité du PS.

Maastricht

L'événement Politique majeur de cette fin de septennat est le réfé-rendum sur le Traité de Maastricht. Jusque-là l'Europe s'était construite dans la discrétion et avait pénétré à bas bruit dans les insti-tutions françaises. Les traités - celui de Rome de 1957, l'accord de 1976 sur l'élection du Parlement européen, l'Acte unique de 1986 qui élargit les compétences de la Communauté et accroit le nombre des décisions prises à la majorité par le Conseil - avaient été ratifiés par voie parlementaire. Le Conseil constitutionnel avait jugé que rien de tout cela ne « portait atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale ». Il ne s'agissait pas - Conseil constitution-nel dixerat - de transferts de la souveraineté, mais de simples « limita-tions » de souveraineté, autorisées par le Préambule de 1946.

Avec Maastricht, c'est autre chose. On ne peut décemment soutenir que l'abdication par la France de son pouvoir d'émission monétaire, l'instauration d'un contrôle européen [170] sur la gestion de ses fi-nances publiques, l'adoption d'une politique commune des visas pour les immigrants, l'octroi (même limité) d'un droit de vote aux ressortis-sants communautaires soient compatibles avec cette souveraineté.

Le traité est le résultat d'une sorte de fuite en avant de la France et des autres pays européens devant les conséquences de la réunification de l'Allemagne. Avec ses 82 millions d'habitants, celle-ci est devenue démographiquement le pays le plus important d'Europe. C'était déjà le plus fort économiquement. La chute du mur l'a libérée de la nécessaire protection américaine. Elle ne sera plus désormais le « nain poli-tique » auquel on était habitué. Une partie même de l'opinion publique allemande s'en inquiète, qui voit dans l'absence de formation politique des Ossis un risque de réveil du nationalisme et dans celui-ci, comme l'avait dit Habermas, une inévitable dérive vers le totalitarisme 244.

244 Cf. Ch. Zorgbibe, Les relations internationales ; 6e éd., 1999, pp. 554 et s. ; Th. Garcin, Les grandes questions internationales depuis la chute du

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Avant qu'il ne se réveille, il faut enchaîner irréversiblement le nou-veau géant dans une Union européenne, même s'il faut pour cela que la France elle-même s'enchaîne, et que l'Union s'affirme comme libé-rale. Les Allemands n'acceptent de renoncer au Deutsche Mark qui depuis 1949 fait leur fierté que si on leur garantit un euro tout aussi fort.

La ratification nécessite une révision préalable de la Constitution. Elle est réalisée sans sérieux problèmes par la voie du Congrès. La loi constitutionnelle du 25 juin 1992 insère dans la Constitution un Titre XV « Des communautés européennes et de l'Union euro-péenne » 245, qui dans son article liminaire 88-1 masque avec élégance la contradiction entre le maintien de la souveraineté du peuple français et l'appartenance à une Union dirigée par une Commission statutaire-ment apatride, un Conseil où la France n'a qu'un dixième des voix et un Parlement européen où elle n'a que 14% des sièges : les compé-tences ne sont pas transférées à l'Union ; elles seront « exercées en commun » avec les autres États membres 246.

La formalité de la révision accomplie, il restait à autoriser sa ratifi-cation par le chef de l'État. Le Parlement l'avait fait pour les accords précédents. F. Mitterrand estima, à juste titre, que face à un texte aussi important, le référendum s'imposait.

C'était l'occasion pour lui de prendre place dans l'Histoire comme l'un des pères fondateurs de l'unité européenne ; et aussi de faire ou-blier que son programme initial lors de son arrivée au pouvoir onze ans auparavant prévoyait la rupture avec le capitalisme. C'était égale-ment l'occasion de jouer un mauvais tour à l'opposition, au moment où elle cherche à se rassembler ; alors que l'UDF est presque unanime-ment favorable à la ratification, il était apparu au cours des débats sur la révision que le traité divisait profondément le RPR.

mur de Berlin, 2001, pp. 29-30.245 Le Titre ainsi créé fournit le cadre dans lequel s'inséreront désormais les

articles dérogatoires qu'il conviendra d'insérer dans la Constitution à chaque avancée dans la construction européenne : l'article 88-4 en janvier 1999 pour permettre la ratification du traité d'Amsterdam, l'article 88-5 en mars 2003 pour créer le mandat d'arrêt européen...

246 Cf. RFDC, n° 11 : « La constitution française et le traité de Maastricht », 1992 ; F. Chaltiel, « Les bases constitutionnelles du droit communautaire », Mélanges P. Pactet, 2003, pp. 551 et s.

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Mais comme cela avait déjà été le cas en 1972 lors du référendum européen de G. Pompidou, l'opération sera un échec : le 20 septembre, 51% seulement des votants répondront « oui ». L’impopularité du Pré-sident a rejailli sur l'idée européenne et, [171] renforçant dans les pays voisins les adversaires du traité, elle fait naître un doute sur la possibi-lité de le faire entrer en application. Quant à l'opposition, ses compo-santes se sentent trop près du but pour se laisser désunir. Le RPR lais-sera la liberté de vote à ses électeurs : 60% d'entre eux suivront MM. Pasqua et Séguin dans leur hostilité au traité, mais tous continueront à considérer comme leur chef M. Chirac, qui avait cependant fait cam-pagne pour le « oui » 247.

À partir de là, le pays ne vit plus que dans l'attente des élections de mars.

Le nombre des chômeurs progresse jusqu'à atteindre trois millions à la veille de ces élections. Et la vague des scandales se gonfle ad nauseam : le président de l'Assemblée nationale, H. Emmanuelli, an-cien trésorier du PS, est inculpé de trafic d'influence ; on apprend qu'en 1984-1985 des ministres socialistes ont laissé vendre aux hémo-philes du sang contaminé par le virus du sida, et que le fils du Pré-sident de la République, chargé par celui-ci de missions auprès des chefs d'État africains, en profite pour réaliser de juteuses affaires... Des financiers amis du pouvoir, vont racheter à prix d'or leurs affaires malsaines par les entreprises nationalisées. En janvier 1993, la presse révèle que le Premier ministre lui-même a reçu un prêt sans intérêt d'un homme d'affaires indélicat, enrichi grâce à des informations

247 Le parti socialiste lui-même ne sort pas indemne du référendum sur Maastricht : J.-P. Chevènement qui était hostile à la ratification fonde alors avec ses amis le Mouvement des Citoyens (MDC), qui après avoir admis la double appartenance, se séparera définitivement du PS après les législatives de 1993.

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confidentielles obtenues de son entourage 248 ; en mars on apprend que l'Élysée fait pratiquer des écoutes téléphoniques illégales...

Certain de la défaite socialiste, le Gouvernement, en gonflant le dé-ficit budgétaire et la dette publique, et en nommant massivement ses amis dans les emplois de responsabilités ou les fonctions de contrôle 249, s'emploie à entraver la liberté d'action de son successeur.

Dans ce contexte, les deux projets de révision de la Constitution que le Président de la République, suivant les propositions d'un Comi-té d'experts présidé par le doyen Vedel 250, fait déposer le 11 mars sur

248 Méprisé par l'état-major du PS en raison de son passé d'ouvrier tourneur, mais apprécié par F. Mitterrand pour son dévouement un peu servile à sa personne, P. Bérégovoy avait d'abord été, comme Secrétaire général de l'Élysée puis comme ministre des affaires sociales du troisième Gouverne-ment Mauroy, un partisan de la ligne dure. Il s'était rallié à la social-démo-cratie en 1983 et, devenu ministre des Finances de L. Fabius, puis de M. Ro-card et d'E. Cresson, il s'était montré très habile dans la gestion de la dette, stabilisant le franc, libérant les prix, et créant même de nouveaux instru-ments boursiers. Personnellement honnête, il assista impuissant au spectacle des malversations commises par les proches du chef de l'État et par son propre entourage. Son désespoir fut total quand, ayant été lui-même mis en cause dans une affaire mineure, il fut abandonné par le Président. Il se suici-da le Ier mai 1993, rendant ainsi un dernier service à ses amis et à quelques autres politiciens impliqués dans les scandales, qui s'empressèrent de dénon-cer l'acharnement contre eux de la presse et de la justice. Son suicide fut sui-vi, en avril 1994, par celui - présumé - de François de Grossouvre, conseiller privé de F. Mitterrand, qui, lui non plus, n'avait pas supporté l'affairisme qui régnait à l'Élysée et semble avoir été l'une des sources de J. Montaldo pour son ouvrage François Mitterrand et les quarante voleurs.

249 Alors que le spoils system est en voie de disparition aux États-Unis, il s'installe en France, avec une différence cependant : outre-Atlantique, il était la récompense des vainqueurs ; il est chez nous la consolation des futurs vaincus.

250 En novembre 1992, dans la cinquième année de son second mandat, F. Mitterrand qui a largement fondé sa carrière sur la critique des institutions de la Ve République, s'avise qu'il conviendrait enfin de réformer celles-ci. Il nomme à cette fin un Comité consultatif composé pour l'essentiel de juristes et présidé par le doyen Georges Vedel. Le rapport de ce Comité sera remis le 15 février suivant et publié par la Documentation française. Il préconise toute une série de réformes ponctuelles tendant d'une part à clarifier, sur la base de la pratique des années 1986-1988, les rapports entre le Président de

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le bureau du Sénat ne peuvent faire l'effet que d'une ultime manœuvre en vue de diviser la future majorité.

la République et le Premier ministre, d'autre part et surtout à renforcer dans une mesure raisonnable le rôle du Parlement par l'instauration d'une session unique de neuf mois, la constitutionnalisation des commissions d'enquête et le droit pour l'opposition d'obtenir la création de celles-ci, la stricte limita-tion du cumul des mandats, la liberté rendue aux assemblées de fixer l'ordre du jour d'une séance par semaine, l'augmentation à huit du nombre des com-missions permanentes, l'obligation pour le Premier ministre de solliciter un vote de confiance de l'Assemblée dans les quinze jours qui suivent sa nomi-nation...

Ses propositions les plus innovantes sont l'instauration du référendum d'initiative minoritaire, déclenché par une proposition d'un cinquième des membres du Parlement soutenue par un dixième des citoyens, une réforme du Conseil supérieur de la Magistrature, la création d'une Cour de justice chargée de juger les ministres, la saisine du Conseil constitutionnel par voie d'exception, et la réforme de l'article 89 relatif à la révision, un projet de ré-forme constitutionnelle pouvant être soumis à référendum dès lors qu'il a été approuvé par l'une des assemblées à la majorité des trois cinquièmes, l'utili-sation de l'article 11 étant proscrite par un contrôle a priori du Conseil constitutionnel sur les textes soumis à référendum.

De cet ensemble de propositions, F. Mitterrand tire deux projets de révi-sion qui sont déposés par P Bérégovoy le 13 mars 1993 devant le Sénat. Le premier regroupe les réformes devenues urgentes du fait de la dégradation du régime au regard de l'opinion ; elles concernent le fonctionnement de la justice : la responsabilité pénale des ministres, le Conseil supérieur de la Magistrature, l'élargissement de la saisine du Conseil constitutionnel. Le se-cond projet de loi constitutionnelle reprend la plupart des propositions du Rapport Vedel, à deux importantes différences près qui seront amplement commentées : s'agissant du référendum d'initiative populaire, le Président le subordonne à la signature d'un cinquième des citoyens dans chacun des dé-partements et des territoires d'outre-mer (sic) ; et il propose aussi la suppres-sion pure et simple de l'article 16, dont le Comité consultatif souhaitait seulement réduire le danger potentiel en permettant aux présidents des as-semblées de saisir le Conseil constitutionnel pour qu'il constate que les conditions de son application ne sont plus réunies.

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[172]

Les élections législatives de mars 1993

Les élections des 21 et 28 mars constitueront davantage une écra-sante défaite du PS qu'une réelle victoire populaire de la droite. Dans un scrutin à deux tours, les alliances du deuxième tour décident du ré-sultat. Or, alors que son discrédit moral conduit beaucoup de ses élec-teurs à s'abstenir, le PS, par son refus de l'ouverture, s'est aliéné les centristes ; par sa politique économique et sociale, il s'est aliéné les communistes ; par ses manœuvres de dernière heure consistant à sus-citer partout des candidatures d'écologistes « dissidents », il s'aliène les écologistes...

Ses résultats au premier tour sont déjà désastreux : 17,60% des voix, 19,7% en comptant celles du MRG. Le parti communiste, pour sa part, se maintient à 9,2%. La droite, qui a eu l'habileté de présenter dans les neuf dixièmes des circonscriptions des candidatures uniques RPR-UDF, n'enregistre au premier tour qu'un résultat assez médiocre : 39,5% des voix, en raison de la concurrence du Front national qui en obtient 12,4%, de celle des Écologistes (7,6%) 251 et des « divers droite » (4,7%).

Mais comme, dans la plupart des circonscriptions, ses candidats ar-rivent largement en tête face à des socialistes qui ont fait le vide au-tour d'eux, ce médiocre succès du premier [173] tour se transforme au second en un triomphe éclatant : avec 472 députés de droite, - 82% des sièges ! - (contre 57 au PS et 23 aux communistes, et aucun pour le Front national ni pour les Écologistes), la Xe législature de la Ve Ré-

251 Une des surprises du scrutin a été la contre-performance des Écologistes, que les sondages créditaient, deux mois auparavant, de 19% des intentions de vote. On attribue généralement cet échec à une erreur stratégique de leurs dirigeants : alors que ce mouvement protestataire tendait à regrouper les suf-frages des électeurs hostiles à la manière dont globalement fonctionne la vie politique en France, ils avaient tenu pendant la campagne un discours très politicien sur leurs futures alliances ; en outre, plusieurs des candidats qu'ils présentaient avaient eu dans un passé récent un engagement marqué aux cô-tés des socialistes, voire des communistes, de sorte qu'un doute existait sur la sincérité de leur attachement à l'environnement.

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publique n'a pour précédent, dans l'histoire politique de la France, que la Chambre « introuvable » élue en 1814 au suffrage ultra-censitaire...

L'ampleur de la défaite va d'ailleurs provoquer une crise majeure au sein du PS, dont M. Rocard et L. Jospin, tous deux privés de leurs sièges, vont aussitôt tirer parti, chassant L. Fabius et ses amis de la rue de Solferino.

Le gouvernement Balladur

Le RPR se trouvant, avec 257 députés contre 215 à l'UDF, la for-mation la plus importante de la nouvelle majorité, c'était à lui qu'il ap-partenait de désigner le nouveau Premier ministre, le Président de la République n'étant définitivement plus en position de discuter ce choix. Mais J. Chirac avait eu tout le temps depuis 1988 de méditer sur l'inconfort de la position du chef de Gouvernement en période de cohabitation. Aussi jugeait-il préférable de faire confier cette tâche à Édouard Balladur, son plus proche conseiller, et de se tenir lui-même sur la réserve dans une position assez comparable, mutatis mutandis, à celle de F. Mitterrand, s'appropriant les réussites du Gouvernement et refusant la responsabilité de ses échecs de manière a soigner son image pour la grande épreuve de l'élection présidentielle de 1995.

Mais le risque était que V. Giscard d'Estaing, privé d'emploi à sa mesure, agisse de même et parvienne à dresser l'UDF contre ce Gou-vernement. Pour conjurer ce danger, il convenait d'associer très étroi-tement ce parti aux responsabilités. E. Balladur assura donc à ses di-vers courants une nette sur représentation au sein de son Cabinet : sur ses 29 portefeuilles, 16 revinrent à l'UDF et 13 seulement au RPR.

Bien qu'il continuât de revendiquer un rôle privilégié en matière de défense et de politique étrangère, F. Mitterrand, affaibli par la maladie et par la déroute du PS qui traduisait la faillite de son système, dut ac-cepter pour le premier portefeuille la nomination de F. Léotard - qu'il avait récusé en 1986 - et pour le second celle d'Alain Juppé, secrétaire général du RPR...

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La cohabitation Mitterrand-Balladur

Ce que, cependant, J. Chirac n'avait pas prévu, c'est à quel point cette nouvelle cohabitation serait différente de celle des années 1986-1988. Le comportement du Président face au Premier ministre est en effet fondamentalement autre : ne pouvant décemment envisa-ger d'être à nouveau candidat à sa propre succession et ayant dû re-noncer à y pousser M. Fabius, son but n'est plus désormais que d'en évincer ses anciens rivaux : MM. Rocard, Chirac et Giscard d'Estaing. Or, pour ce faire, il lui faut ne contrarier en rien l'ascension du nou-veau Premier ministre en qui, très vite, il perçoit un compétiteur éven-tuel... 252 D'ailleurs, le seul sujet possible d'une rivalité entre le chef [174] de l'État et le chef du Gouvernement - la conduite de la politique étrangère - a cessé d'être un enjeu : avec l'éviction de la France des af-faires du Proche-Orient, l'enlisement économique de l'Afrique et la montée du sentiment anti-français dans le continent noir, l'impuis-sance de l'Union européenne dans l'ex-Yougoslavie, le développement de l'euro-pessimisme, la progression de l'intégrisme islamique en Al-gérie, c'est là un domaine où il y a désormais plus de coups a recevoir que de lauriers à récolter. Les bons rapports qu'entretiennent MM. Hu-bert Védrine et Nicolas Bazire, respectivement secrétaire général de la Présidence et directeur de cabinet du Premier ministre, permettent d'harmoniser les positions sur les affaires européennes et la question yougoslave, mais les relations avec)'Algérie, problème majeur de la politique étrangère, échappent à la compétence de l'Élysée, qui prend sa revanche dans le domaine militaire en s'opposant, contre l'avis de

252 La date à laquelle E. Balladur voit poindre en lui une ambition présiden-tielle a fait l'objet de nombreuses spéculations chez ses biographes. B. Bri-gouleix (Histoire indiscrète des années Balladur. Matignon pendant la se-conde cohabitation, 1995) pense qu'elle est antérieure à sa nomination comme Premier ministre. Catherine Nay (Le régent et le dauphin, 1995), constatant que, dès 1988, il établit ses bureaux loin de l'Hôtel de ville et du siège du RPR, laisse également entendre qu'il envisageait dès ce moment sa candidature à la présidentielle. Un point est cependant hors de doute : il n’avait jamais formellement pris d'engagement contraire vis-à-vis de J. Chi-rac à moins qu'on ne considère comme tel la description qu'il avait faite dans Le Monde du 13 juin 1990 du futur Premier ministre d'une seconde cohabi-tation : un homme décidé à redresser le pays, mais dépourvu d'ambition pré-sidentielle...

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Matignon, à la reprise des essais nucléaires et en envoyant des armes et des unités spéciales au gouvernement du Rwanda dont il ne perçoit pas qu'il prépare un génocide.

À droite, cependant, l'électorat, depuis longtemps exaspéré par la rivalité entre MM. Giscard d'Estaing et Chirac qui s'est deux fois déjà traduite par l'élection de leur adversaire commun, semble prêt à recon-naître en M. Balladur le « troisième homme » qui les départagera en les écartant l'un et l'autre.

Très vite, après ses premiers succès - la réforme du calcul des re-traites du secteur privé et le compromis sur le GATT qui préserve l'ex-ception culturelle de la France – celui-ci se trouvera propulsé dans la compétition pour la Présidence par ses ministres - les centristes Si-mone Veil et François Léotard, et même bientôt les RPR Nicolas Sar-kozy et Charles Pasqua en rupture avec J. Chirac. À partir de là, M. Balladur n'aura plus pour souci que d'éviter tout remous préjudiciable à son image. Les réformes qu'il entreprend (de la loi Falloux sur l'en-seignement libre, du statut d'Air-France, de l'abaissement du SMIC pour un premier emploi, des débouchés des étudiants des IUT…) se trouvent remises en cause par les manifestations qu'elles provoquent et auxquelles il cède prudemment aussitôt. Il compense cet immobi-lisme en renforçant, à l'occasion des privatisations d'entreprises pu-bliques et par les nominations auxquelles il procède dans la haute fonction publique, les réseaux d'influence que la précédente cohabita-tion lui avait déjà permis de mettre en Place en tant que ministre des Finances.

Les réformes constitutionnelles

Cette deuxième cohabitation est marquée sur le plan institutionnel par trois révisions de la Constitution qui s'opèrent – les deux pre-mières au moins - dans un relatif consensus.

Comme nous l'avons vu, P. Bérégovoy avait, le 13 février 1993, déposé sur le bureau du Sénat deux projets de loi constitutionnelle qui, vu le moment de leur dépôt, constituaient une sorte de legs symbo-lique à son successeur. L'un comportait un ensemble de dispositions relatives notamment aux droits du Parlement, directement [175] inspi-

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ré du rapport Vedel. D'emblée, le Gouvernement considéra que son examen ne présentait pas un caractère d'urgence, et bien que le Pré-sident ait protesté pour la forme, le texte fut définitivement enterré. L'autre projet au contraire était effectivement urgent pour calmer l'irri-tation de l'opinion publique devant les carences de la justice, notam-ment dans l'affaire du sang contaminé. Il comportait trois volets : la création d'une Cour de Justice en vue de statuer sur les responsabilités des ministres dans cette affaire, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature, la réforme du mode de saisine du Conseil constitutionnel en vue de permettre aux juridictions ordinaires de saisir cet organisme lorsqu'une partie à un procès met en cause la constitutionnalité d'une loi applicable en l'instance. D'emblée, le Sénat décida de disjoindre ce troisième volet, ce qui ne surprit personne puisqu'il s'était déjà pro-noncé en 1990 contre cette réforme 253. Les deux premiers volets furent examinés par les assemblées, avec interventions du Premier ministre et de l'Élysée, F. Mitterrand menaçant de ne pas convoquer le Congrès si l'on s'écartait trop du texte initial. Ils donnèrent lieu à la loi constitu-tionnelle du 27 juillet 1993, votée à la fois par la majorité et l'opposi-tion socialiste.

La réforme de la responsabilité pénale des ministres

En vertu de l'article 68 de la Constitution, les ministres étaient, en principe, pénalement responsables des actes accomplis dans leurs fonctions. Mais, par un arrêt du 14 mars 1963, la Chambre criminelle de la Cour de Cassation avait jugé que cette responsabilité ne pouvait être mise en œuvre que devant la Haute cour, saisie par un vote

253 La France reste ainsi le seul pays où la constitutionnalité d'une loi ne peut plus être remise en cause après sa promulgation. Pour justifier cette si-tuation, on invoque la sécurité juridique, mais cet argument ne résiste pas au fait que souvent l'inconstitutionnalité d'une loi ne se révèle que lors de ses applications et que les juridictions constitutionnelles étrangères, lorsqu'elles annulent une loi en vigueur définissent toujours avec soin les conséquences juridiques de cette annulation, laissant souvent un délai pour réformer la loi annulée. L’attitude du Sénat sur ce point traduit simplement l'attachement des parlementaires à leur privilège d'être les seuls, avec le chef de l'État, le chef du Gouvernement et les présidents des assemblées, à pouvoir contester la constitutionnalité des lois.

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concordant des deux Chambres à la majorité absolue et au scrutin pu-blic. C'est dire que les particuliers avaient bien peu de chances d'obte-nir réparation au pénal lorsqu'ils étaient victimes des agissements d'un ministre. Cette irresponsabilité de fait des membres du Gouvernement avait profondément choqué l'opinion publique en 1992 lors de l'affaire du sang contaminé par le virus du sida. Alors que les médecins qui avaient inspiré la décision de vendre ce sang aux hémophiles étaient poursuivis, les ministres qui l'avaient prise avaient bien failli, grâce à la solidarité de leur parti, échapper à toute poursuite 254. Pour trouver une solution à cette situation, la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993, complétée par la loi organique du 23 novembre 1993, a modifié cet article 68. Les particuliers lésés par les agissements d'un ministre peuvent désormais adresser leur plainte à une Commission des re-quêtes de sept membres (trois désignés par la Cour de Cassation, deux par le Conseil d'État, deux par la Cour des Comptes) qui décide sou-verainement s'il y a lieu d'y donner suite. Dans l'affirmative, elle en saisit une commission d'instruction composée de trois magistrats de la Cour de Cassation. Si la commission constate que les faits reprochés tombent sous le coup de la loi pénale, les ministres sont jugés par une « Cour de Justice de la République », distincte de la Haute [176] cour, composée de trois magistrats de la Cour de Cassation, dont le pré-sident, et de douze jurés parlementaires élus à raison de six par cha-cune des Assemblée.

Sur la base de ce nouveau texte, un procès fut effectivement intenté en février-mars 1999 - quinze ans après les faits et cinq ans après la mise en œuvre des poursuites - à Laurent Fabius, Georgina Dufoix et Edmond Hervé, respectivement Premier ministre, ministre des Af-faires sociales et secrétaire d'État à la Santé lors des décisions repro-chées. Les deux premiers furent acquittés comme n'étant pas person-nellement responsables de la décision prise en leur nom ; le troisième fut reconnu coupable mais dispensé de peine. Il est apparu en cette circonstance que l'interdiction faite aux victimes de se porter partie ci-vile devant la Cour, et le fait que leurs complices présumés fassent l'objet d'un procès distinct et ne soient entendus que comme témoins ne permettaient pas un débat contradictoire et ne pouvaient déboucher que sur une parodie de justice.

254 Leur mise en accusation pour non-assistance à personne en danger, votée par le Sénat, avait été refusée par l'Assemblée.

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Mais parallèlement - et c'est au moins aussi important - la Chambre criminelle de la Cour de cassation s'est trouvée amenée à changer sa jurisprudence concernant la compétence des juridictions répressives ordinaires. Alors que jusqu'en 1995, elle considérait que toute l'activi-té politique des ministres échappait à ces tribunaux, elle admet désor-mais leur compétence pour les activités détachables de leurs fonctions. Néanmoins, en vertu de l'article L 52 du Code de procédure pénale, les ministres en exercice ne peuvent être entendus par un juge d'ins-truction qu'avec l'autorisation du Conseil des ministres.

La réforme du Conseil supérieur de la Magistrature

Parce qu'en 1958 le Constituant avait conçu le chef de l'État comme placé au-dessus des contingences politiciennes, il avait fait de lui le « garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire » et lui avait confié le soin de nommer les membres du Conseil supérieur de la ma-gistrature, organe créé en 1946 en vue de veiller au bon déroulement de la carrière des magistrats, Il nommait deux d'entre eux de manière discrétionnaire, et les autres sur une liste établie par le bureau de la Cour de cassation et comportant trois noms par siège à pourvoir. Ce mode de désignation des membres du Conseil ne convenait évidem-ment plus dès lors que le Président de la République était devenu, en pratique, le chef réel de l'Exécutif. Faisant établir par la très dévouée secrétaire générale du CSM des fiches sur les engagements politiques des magistrats 255, F. Mitterrand avait puissamment œuvré à la promo-tion des membres du Syndicat de la magistrature au détriment de ceux de l'Union fédérale des magistrats, réputée plus à droite.

La loi constitutionnelle du 27 juillet 1993 a profondément réformé le Conseil. Le Président de la République continue à le présider, avec le Garde des Sceaux pour vice-président ; mais il n'en nomme plus qu'un seul membre 256. Deux autres sont nommés respectivement par le président de l'Assemblée nationale et par le président du Sénat ; un est désigné par le Conseil d'État. Les six autres sont des magistrats élus par leurs pairs tous les quatre ans. Lorsque le Conseil statue sur des 255 Cf. E. Plenel, La part d'ombre, op.cit., pp. 121 et s.256 ... ainsi que le Secrétaire général, ce qui était pour F. Mitterrand la

condition sine qua non de son accord à la réforme.

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questions concernant les magistrats du siège, cinq d'entre eux appar-tiennent au siège et un au parquet ; lorsqu'au contraire les questions abordées concernent le parquet, cinq appartiennent au parquet et un au [177] siège. C'est sur la proposition du Conseil que sont nommés les membres de la Cour de cassation et les chefs des juridictions judi-ciaires ; la nomination des autres magistrats du siège requiert son avis conforme. Le Conseil supérieur de la Magistrature statue également comme conseil de discipline des magistrats du siège, mais il est dans ce cas présidé par le premier président de la Cour de cassation. Il donne son avis sur la nomination des magistrats du parquet ainsi que - sous la présidence du procureur général près la Cour de cassation - sur les sanctions disciplinaires dont ceux-ci peuvent être l'objet 257.

L'affrontement de la droite et du Conseil constitutionnel

La révision du 29 novembre 1993 se présentait dans un contexte tout à fait différent : celui d'un affrontement entre la nouvelle majorité parlementaire et le Conseil constitutionnel.

Au fil des ans depuis la réforme d'octobre 1974, le Conseil avait pris une importance politique considérable. Délaissant son rôle initial de départiteur des compétences entre la loi et le règlement 258, il s'était appliqué à protéger les droits et libertés, à l'instar des autres juridic-tions constitutionnelles dans le monde occidental. On avait assisté à

257 Cette double formation du CSM, qui fait de lui un organisme lourd à gé-rer a été critiquée, ainsi que le fait que, les magistrats y étant majoritaires, il apparaît comme une institution corporative. Aussi une nouvelle réforme a été envisagée en 1999. Mais bien que le projet de révision ait été approuvé par les deux Chambres, le Président Chirac a dû, en janvier 2000, différer la réunion du Congrès qui devait l'adopter définitivement, de nombreux parle-mentaires de droite étant revenus sur leur vote parce qu'ils désapprouvaient la réforme globale de la Justice dans laquelle il devait s'inscrire.

258 La décision de principe en ce domaine est celle du 30 juillet 1982 (n° 82-143 DC, Blocage des prix et des revenus) dans laquelle le Conseil dé-clare qu'une disposition législative qui intervient dans le domaine du règle-ment n'est pas inconstitutionnelle de ce seul fait. Le Gouvernement dispose en effet de la possibilité de l'abroger ou de la modifier après avoir fait constater par le Conseil, saisi en vertu de l'article 37.2 de la Constitution, qu'elle est de nature réglementaire.

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l'élaboration progressive d'un droit constitutionnel jurisprudentiel au gré d'une démarche empreinte tout à la fois d'audaces et de prudence.

Les audaces ont été nombreuses. Parmi elles, l'instauration d'un « effet de cliquet » il existe des « objectifs à valeur constitutionnelle », tels que la sauvegarde de l'ordre public, le pluralisme de l'information, ou l'intelligibilité du droit ; le législateur est libre de décider du rythme de leur réalisation, mais quand il a adopté des dispositions qui vont dans le bon sens, il ne peut plus les abroger sans les remplacer par des dispositions « au moins équivalentes » 259. À partir de 1985, il se sent même assez légitime pour - lorsqu'il constate que la passion politique l'emporte au Parlement sur le bon sens - annuler des lois pour « erreur manifeste d'appréciation » 260.

[178]Mais ces audaces n'excluent pas la prudence : peu soucieux de

compromettre une légitimité encore mal assurée, le Conseil, après sa décision historique de juillet 1971, fait longtemps preuve d'une grande réserve. Dans toute la mesure du possible, il évite d'annuler les lois,

259 Ces « objectifs à valeur constitutionnelle » ne s'imposent pas à l'adminis-tration (C.E., ord. réf, 3 mai 2002, Ass. de réinsertion sociale, LPA, 26 sept. 2002, note P. Jan) mais leur poursuite autorise le législateur à s'écarter du respect intégral de principes constitutionnels clairement affirmés.

260 Dans sa décision du 8 août 1985 le Conseil constitutionnel avait annulé à ce titre les dispositions de la loi portant statut de la Nouvelle-Calédonie qui avaient pour but, par le biais du découpage électoral et du scrutin indirect, de rendre fortement minoritaire la représentation de la majorité européenne au sein de l'Assemblée du territoire. L'utilisation d'une telle formule, qui im-plique que le Conseil constitutionnel se reconnaît une meilleure faculté de jugement que le Gouvernement et le Parlement réunis - même si c'était le cas en la circonstance -, est assez révélatrice de l'idée que l'institution a dé-sormais d'elle-même... D'autres exemples de cette attitude sont donnés par la décision du 20 juillet 1988 par laquelle le Conseil annule un amendement communiste à la loi d'amnistie qui réintégrait les syndicalistes licenciés pour faute lourde, au motif que la contrainte ainsi imposée aux employeurs « ex-céderait manifestement les sacrifices... qui peuvent être demandés aux indi-vidus dans l'intérêt général » ; par la décision du 16 juillet 1996 qui censure une disposition de la loi sur la répression du terrorisme qui assimilait à ce-lui-ci l'aide au séjour irrégulier des étrangers ; ou par la décision du 28 dé-cembre 2000 qui annule l'assujettissement à « l'écotaxe » des entreprises dont l'activité n'a pas d'incidence sur « l'effet de serre » contre lequel cette taxe est destinée à lutter.

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préférant énoncer dans ses décisions de strictes « réserves d'interpréta-tion » qui, s'imposant aux administrations et aux tribunaux, édulcorent ou « neutralisent » les dispositions contestées. Souvent même le Conseil, surtout dans les premières années de son émergence, pose des principes mais oublie d'en dégager les conséquences : en 1975 le prin-cipe selon lequel « la nation garantit à l'enfant la protection de la san-té » ne lui avait pas paru inconciliable avec les dispositions de la loi sur l'interruption volontaire de grossesse (15 janvier 1975) ; le prin-cipe de la personnalité des peines ne lui avait pas paru s'opposer à l'instauration d'une responsabilité pénale des chefs d'entreprise du fait de leurs préposés (2 décembre 1976), pas plus que le principe de la li-berté d'entreprendre ne lui avait semblé exclure la nationalisation de toutes les banques (16 janvier 1982). Symptomatique est le fait qu'entre 1981 et 1985, il n'ait empêché aucune des grandes réformes voulues par le Gouvernement et la majorité socialistes, et se soit borné à opérer ou à exiger des modifications portant sur des mesures ponc-tuelles d'application de ces réformes 261.

Mais, à partir de 1986, le ton commence à changer. F. Mitterrand a nommé à sa présidence Robert Badinter, ancien garde des sceaux des gouvernements Mauroy 262 et Fabius, qui a une conception « téléolo-gique » de la mission du juge constitutionnel : il appartient à celui-ci

261 Quoique ponctuelles, ces modifications n'ont pas toujours eu cependant qu'une portée négligeable : la décision du 16 janvier 1982 sur la loi de natio-nalisation a abouti a une majoration d'environ 30% du montant des indemni-tés versées aux actionnaires expropriés. Et la décision des 10-11 octobre 1984 (AJDA 1984, p. 684, note J. J. Bienvenu, et p. 644, article de J.-C. Masclet ; Rev. adm., 1954, p. 580, note M. de Villiers) a sauvé du démantè-lement le groupe Hersant qui était principalement visé par la loi sur les en-treprises de presse.

262 C'est sous son influence que la France avait admis, en novembre 1981, le droit pour ses ressortissants de saisir la Cour européenne des droits de l'Homme, avancée considérable dans la protection des libertés puisqu'elle double le contrôle du Conseil constitutionnel sur la conformité des lois aux principes de 1789 et de 1946 d'un contrôle international fondé sur la conven-tion européenne de 1950 qui reprend sensiblement les mêmes principes. Si les particuliers ne peuvent toujours pas saisir le Conseil constitutionnel des lois qui violent leurs droits élémentaires, ils peuvent néanmoins invoquer devant les juridictions françaises cette Convention qui a une autorité supé-rieure à celle des lois (cf. supra, p. 108, note 3), et saisir la Cour européenne de Strasbourg s'ils n'ont pas été suivis par elles.

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de faire progresser le droit vers la justice sociale 263. En 1989, le doyen Vedel dont la personnalité et la science équilibraient largement celles du président, quitte le Conseil et la gauche y devient majoritaire.

Dès lors, tout devient permis au législateur quand la cause est « juste » : les principes inscrits dans les textes constitutionnels peuvent être écartés par des lois qui « répondent à une exigence d'inté-rêt national » (décision n° 90-274 DC du 29 mai 1990). En toute hy-pothèse, ces principes doivent être reconsidérés : ainsi les droits que la Déclaration de 1789 reconnaissait aux seuls citoyens doivent être étendus à tous les étrangers en situation régulière (CC n° 89-269 du 22 janvier 1990). La droite n'apprécie guère cette [179] attitude : en 1992, de peur que le Conseil ne les « gauchisse » plus encore, ses par-lementaires s'abstiennent de lui déférer deux textes pourtant essentiels pour les libertés : le Code pénal et les Code de procédure pénale qui viennent d'être refondus par la majorité socialiste.

Quand elle revient au pouvoir à l'occasion des élections législatives de mars 1993, le Conseil se déchaîne contre elle : entre le 20 juillet et le 13 août, six lois votées par la nouvelle majorité sont partiellement ou totalement invalidées, et parmi elles la loi sur la maîtrise de l'immi-gration élaborée par Ch. Pasqua, ministre de l'Intérieur. Dans la déci-sion n° 93-325 DC du 13 août relative à celle-ci, le Conseil, par une « stricte réserve d'interprétation », impose à la France d'examiner elle-même les demandes d'asile des étrangers auxquels les autres États signataires des accords de Shengen auraient refusé le statut de réfugié. La décision est d'autant plus mal accueillie par la majorité que l'Alle-magne, au même moment, tente de refouler les étrangers vivant sur son territoire.

Or deux ans auparavant, le 27 juillet 1991, appelé à statuer sur l'ac-cord de Schengen qui prévoit que la décision de refus d'accès au terri-toire prise par un des États membres vaut en principe pour les autres États, le Conseil n'avait fait aucune réserve sur la conformité de ce traité à la Constitution. Aussi Ch. Pasqua a-t-il beau jeu de dénoncer la partialité du Conseil. Sans s'attarder sur les autres annulations et ré-serves d'interprétation contenues dans la décision du 13 août, il exige que, sur la question particulière de l'asile, le dernier mot revienne au

263 Voy. D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, 3e éd., 1993, pp. 406 et s.

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Parlement grâce à une révision de la Constitution. L’affaire ayant pris un mauvais tour, F. Mitterrand ne soutient que mollement le Conseil. La révision qui portera sur l'article 53 sera adoptée par le Congrès après un discours d'E. Balladur qui constituera un véritable camouflet pour Robert Badinter.

Celui-ci au demeurant termine son mandat. En janvier 1995, F. Mitterrand lui donnera comme successeur Roland Dumas qui, peu soucieux d'entrer en conflit avec la majorité de droite au moment où des menaces de poursuites judiciaires se profilent à son horizon, adop-tera une attitude beaucoup plus conciliante.

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[180]

LES ÉLECTIONS PRÉSIDENTIELLESDE 1981 ET 1988

L'ÉLECTION DE 1981

Premier tour (28 avril) Second tour (10 mai)

Inscrits 36 398 859 36 398 762Votants 29 516 082 31 249 552Abstentions 6 882 77718,90% 5 142 92514,13%Blancs et nuls 477 965 1,31% 887 368 2,43%Suffr. exprimés 29 038 117 30 350 568

Candidats Suffrages obtenus % Suffrages

obtenus %

Giscard d'Estaing 8 222 43228,31% 14 642 30648,24%Mitterrand 7 505 96025,84% 15 708 26251,75%Chirac 5 225 84817,99%Marchais 4 456 92215,34%Lalonde 1 126 2543,87%Laquiller 668 057 2,30%Crépeau 642 847 2,21%Debré 481 821 1,65%Garaud 386 623 1,33%Bouchardeau 321 353 1,10%

L'ÉLECTION DE 1988

Premier tour (24 avril) Second tour (8 mal)

Inscrits 38 128 507 38 168 869Votants 4 100 535 6 083 798Abstentions 31 027 97218,62% 32 085 07115,93%Blancs et nuls 62 19341,63% 1 161 8223,04%Suffr. exprimés 30 406 038 30 923 249

Candidats Suffrages obtenus % Suffrages

obtenus %

Mitterrand 10 367 22034,09% 16 704 27954,02%Chirac 6 063 51419,94% 14 218 97045,98%Barre 5 03184916,54%

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Le Pen 4 375 89414,39%Lajoinie 2 055 9956,46%Waetcher 1 149 6423,78%Juquin 639 084 2,01%Laguiller 606 017 1,99%Boussel 116 823 0,38%

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[181]LES ÉLECTIONS LÉGISLATIVES DE 1981 À 1993

juin 1981 mars 1986 juin 1988 mars 1993

Inscrits 36 257 433 37 162 020 37 945 582 38 968 660

Abstentions 29,65% 21,53% 34,26% 31,07%

Suffr. Exprimés 25 141 190 27 825 239 24 432 095 25 442 403

Suffrages ob-tenus

1er tour (en %)

Sièges Suffrages ob-tenus

R.P. (en %)

Sièges Suffrages ob-tenus

1er tour (en %)

Sièges Suffrages ob-tenus

1er tour (en %)

Sièges

Parti communiste 16,17% 44 9,70% 35 11,30% 25 9,20% 23

Extr. gauche 1,33% 1,80% 2,21% 1,70%

Parti socialiste 37,51% 285 31,50% 211 36,40% 275 17,59% 57

MRG 1,40% 1,40% 0,90%

Divers gauche 2,30% 1,80%

Écologistes 1,08% 0,40% 7,64%

UDC 40

UDF 19,20% 62 42,00% 130 18,40% 90 19,10% 215

RPR 20,80% 88 158 19,20% 130 20,40% 257

Divers droite 2,80% 4% 3,00% 4,72% 61

UMP

Front National 0,25% 9,80% 33 9,60% 12,42%

Non Inscrits 12 10 17

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[183]

Brève histoire politique et institutionnellede la Ve République.

Chapitre VIIIJACQUES CHIRAC :

LE PRÉSIDENTIALISMEMORT ET RESSUSCITÉ

Retour à la table des matières

Au moment où s'achève son second septennat, François Mitterrand laisse derrière lui un Parti socialiste désemparé, rongé par les rivalités intestines, discrédité par les scandales. À ceci près que le Parti com-muniste s'est effondré avec le mur de Berlin, le Président sortant a re-mis les forces de gauche dans l'état de division où elles se trouvaient quand en 1972 il les avait rassemblées pour en faire l'instrument de sa conquête du pouvoir.

La droite, au contraire, triomphe : elle contrôle déjà les deux Chambres et le Gouvernement. Elle va reconquérir l'Élysée ; et l'homme - un gaulliste quoi qu'il arrive - qu'elle va y porter pourra d'autant mieux renouer avec la tradition de de Gaulle et de Pompidou que François Mitterrand n'a pratiquement rien changé à la Constitu-tion et a même, par sa pratique monarchiste du pouvoir, conféré à son interprétation présidentialiste une légitimité nouvelle.

Le temps est désormais bien fini, croit-on, des cohabitations, qui n'auront été que des épisodes malencontreux dans l'histoire de la Ré-publique gaullienne.

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Telle est du moins, en ce printemps 1995, l'analyse de la quasi-to-talité des observateurs. Elle ne sera pas ratifiée par les faits.

Section 1L'élection présidentielle de mai 1995

et les débuts du premier septennatde Jacques Chirac

La candidature Jospin

La position d'Édouard Balladur dans les sondages est tellement fa-vorable que la gauche a bien du mai à lui trouver un compétiteur. Elle n'a plus de chef. Après la catastrophe des élections législatives de 1993, Michel Rocard était parvenu à arracher la direction du PS à Laurent Fabius. Mais, ayant pris en qualité de Premier secrétaire, la tête de la liste socialiste aux élections européennes de juin 1994, il est tombé dans le piège tendu par F. Mitterrand. Celui-ci a suscité contre lui une liste « Radical » dirigée par Bernard Tapie. Et n'ayant obtenu que 14,5% des voix (contre 12% à la liste Tapie), Rocard a dû démis-sionner à son tour et a été remplacé par Henri Emmanuelli. La lutte a repris entre les dirigeants pour le contrôle de l'appareil. Le problème pour eux est [184] moins celui de l'élection présidentielle, qu'ils jugent perdue d'avance, que celui des élections municipales qui suivront et qui nécessitent une alliance avec le parti communiste. Cette stratégie impose un durcissement du discours idéologique. Dès lors, Jacques Delors, qui apparaissait comme le seul candidat socialiste crédible, se trouve conduit à renoncer à la compétition. D'ailleurs étant honni par le PC et J.-P. Chevènement en raison de son passé à la présidence de la Commission européenne, il n'avait que peu de chances de rassem-bler les voix de la gauche au second tour.

L'échec du candidat socialiste apparaissant certain, Laurent Fabius, redevenu l'homme fort du parti, se dérobe. Jack Lang lui-même ne parvient pas à se décider. Reste Henri Emmanuelli, mais comme il manque singulièrement de charisme et ne peut, par son caractère ru-

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gueux, que conduire le parti au désastre, on imagine habile de transfé-rer à la base militante la responsabilité de l'échec : Par dérogation aux statuts et à la tradition, c'est elle qui élira le candidat. C'est alors que Lionel Jospin qui, privé de tout mandat hormis celui de conseiller gé-néral de Cintegabelle, avait réintégré les cadres du Quai d'Orsay et avait même demandé, sans l'obtenir de son ministre Alain Juppé, une affectation comme ambassadeur à l'étranger, se présente au suffrage des militants. Le 3 février 1995, malgré le soutien apporté à Emma-nuelli par la direction du parti, ceux-ci, à la majorité de 65%, choisi-ront L. Jospin. Pendant que celui-ci consulte pour élaborer son pro-gramme, François Mitterrand l'adoube avec un dédain marqué : « Il réfléchit. C'est un besogneux ». Le vieux Président ne peut pourtant pas recommencer contre lui l'opération qui lui avait permis d'éliminer Rocard : la condamnation définitive de Bernard Tapie a mis celui-ci hors-jeu. Mais l'état-major du PS contrôlé par MM. Emmanuelli et Fa-bius n'apportera au nouveau candidat qu'un soutien très mesuré dans la crainte - que l'avenir révélera d'ailleurs fondée - qu'une bonne per-formance de sa part ne compromette son emprise sur le parti.

Le duel Chirac-Balladur

Jusqu'à la mi-février, la victoire de M. Balladur ne fait aucun doute au vu des sondages. À l'exception de MM. Juppé, Madelin et Toubon, tous les ministres le soutiennent. Il a l'appui des médias les plus in-fluents. Quatre des cinq composantes de l'UDF (le Parti républicain, le CDS, le Parti radical et les « adhérents directs ») ainsi que plusieurs des personnalités marquantes du RPR (Ch. Pasqua, N. Sarkozy, R Messmer, J. Baumel...) apportent leur concours à sa campagne.

La base militante du RPR cependant reste majoritairement fidèle à Jacques Chirac, et celui-ci va bénéficier du ralliement inattendu de V. Giscard d'Estaing, qui, furieux de la manière dont le Premier ministre s'est emparé sans son aval du parti qu'il avait créé, apporte à son an-cien rival le soutien des clubs « Perspectives et Réalités », cinquième composante de l’UDF. Une intense lutte d'influence sévit au sein des assemblées : le Premier ministre déploie tous ses efforts de séduction, chargeant députés et sénateurs de missions particulières et inscrivant à

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l'ordre du jour un nombre inhabituel de propositions de loi 264. Mais c'est surtout en fonction de l'évolution des sondages que les parlemen-taires apportent alternativement leur soutien à l'un ou l'autre des can-didats.

[185]Pour contrer Édouard Balladur qui, tourné vers la construction eu-

ropéenne, privilégie les impératifs monétaires, Jacques Chirac se fait l'apôtre d'une « autre politique », plus volontariste et plus à gauche, orientée essentiellement vers la lutte contre le chômage et l'exclusion et visant à réduire la « fracture sociale ». Ce discours qui rompt avec ce qu'il appelle « la pensée unique » - le consensus balladuro-mitter-randien sur l'inéluctabilité des lois du marché et le primat de la construction européenne - a un impact certain sur des électeurs qui n'avaient approuvé le traité de Maastricht qu'à la majorité de 51%. Mais surtout J. Chirac va bénéficier de la perte de crédibilité de ceux-là mêmes qui avaient lancé le Premier ministre dans la compéti-tion : trois de ses ministres ont été « mis en examen » (dont un en pri-son) sous l'accusation de malversations financières 265, et Charles Pas-qua, ministre de l'Intérieur, accumule de retentissantes maladresses.

La victoire de Jacques Chirac

264 La proportion des lois issues d'une initiative parlementaire au cours des années 1993-1994 est officiellement de 23%, mais atteint 35% si l'on exclut du total les lois autorisant la ratification d'un traité. Cette sollicitude du Gou-vernement envers les parlementaires n'implique cependant pas de sa part un réel respect du Parlement : ainsi le Premier ministre approuve-t-il par décret le Schéma directeur de la Région Île-de-France juste avant l'ouverture du dé-bat sur la loi d'orientation pour l'aménagement du territoire, et néglige-t-il de soumettre au Parlement le très onéreux plan de sauvetage du Crédit lyon-nais.

265 Comme l'avait fait P. Bérégovoy de Bernard Tapie, M. Balladur s'est sé-paré d'eux dès leur mise en examen sans attendre le résultat de l'enquête qui devait d'ailleurs se terminer pour deux d'entre eux par un non-lieu. C'est là l'origine de ce qu'on a improprement appelé la « jurisprudence Bérégovoy-Balladur » et qui devait par la suite conduire également L. Jospin à se sépa-rer pareillement de D. Strauss-Kahn dès sa mise en examen dans l'affaire de la MNEF. Cette « jurisprudence » a été critiquée dans la mesure où elle per-met à n'importe quel juge d'instruction de décider de la composition du Gou-vernement.

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Lors du premier tour, le 23 avril 1995, la crainte suscitée par les sondages de voir le candidat socialiste éliminé de la compétition dès le premier tour et de devoir assister au second à un duel entre MM. Chirac et Balladur va provoquer un sursaut de l'électorat de gauche, et placer L. Jospin en tête des candidats avec 23,20% des voix, devant MM. Chirac (20,4%), Balladur (18,5%), Le Pen (15,2%), R. Hue (8,7%), Mlle Laguiller (5,3%) et M. de Villiers (4,8%).

Au total, la droite regroupe 64% des suffrages. Or curieusement, le débat du second tour, opposant le candidat socialiste au candidat de la droite qui a tenu le discours le plus social, se situera au centre-gauche dans une atmosphère apaisée. Ce paradoxe – qui n'est pas le moindre de cette élection - explique qu'au second tour J. Chirac, bien qu'il ait été élu confortablement avec 52,64% des voix, ait été très loin de faire le plein des voix de droite. J.-M. Le Pen l'ayant dénoncé comme « un Jospin en pire », 39% seulement des électeurs du Front national ont voté pour lui, 17% pour L. Jospin, 44% s'abstenant ou votant blanc.

La loi constitutionnelle du 4 août 1995

Conformément à ses promesses, et comme l'avait fait M. Giscard d'Estaing en 1974, M. Chirac consacra les premiers mois de son sep-tennat à une réforme de la Constitution qui, élargissant au domaine économique et social le champ d'application de l'article 11 sous pré-texte d'accroître le pouvoir du peuple, augmente encore en fait les pré-rogatives du chef de l'État, seul maitre de l'initiative en ce domaine 266. Rétrospectivement, on peut s'interroger sur les raisons qui ont conduit J. Chirac à faire donner au Président cette prérogative nouvelle qu'il n'a encore jamais mise en œuvre alors que les occasions de le [186] faire ne lui ont pas manqué 267. On peut penser que, dans son esprit,

266 Cf. F. Luchaire, « La loi constitutionnelle du 4 août 1995, une avancée pour la démocratie ? », RDP 1995, pp. 1445 et s.

267 La plus belle occasion, assurément, de saisir le peuple d'une vraie ques-tion et d'obtenir sans grand risque son approbation se présentait lors de la suppression du service national qui était vivement contestée par L. Jospin. Pour éviter le référendum, l'Élysée objecta que les problèmes militaires n'en-traient pas dans le champ de l'article 11. Mais la question n'était pas là

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l'utilisation du référendum en matière économique et sociale devait servir à briser des contestations catégorielles contre des réformes ap-prouvées par l'opinion. Vu l'accueil réservé par celle-ci aux réformes entreprises depuis sous son autorité, il est aisé de comprendre qu'il n'en ait pas fait usage.

En contrepartie de l'accroissement - au moins théorique - des pré-rogatives présidentielles qui résultait de la réforme de l'article 11, Phi-lippe Séguin, que J. Chirac avait fait élire président de l'Assemblée nationale en avril 1993 268 et qui avait été l'un de ses principaux sou-tiens contre E. Balladur, exigea un renforcement parallèle de la pré-sence du Parlement dans la vie nationale : une session unique de neuf mois, avec un maximum de 120 jours de séance, remplaça les deux sessions de trois mois ; les assemblées reçurent le droit de fixer libre-ment l'ordre du jour d'une séance par mois ; en revanche, les immuni-tés des parlementaires, très contestées, furent réduites.

De la dyarchie au partage des responsabilités

La pratique des deux premières années de la présidence Chirac de-vait accuser encore davantage le partage des tâches qui s'était établi coutumièrement entre le chef de l'État et le chef du Gouvernement : au premier, la responsabilité de la défense qu'il assume avec une énergie certainement nécessaire mais non dépourvue d'ostentation 269 ; à lui

puisque le débat portait sur la création d'un service civil à finalité sociale en remplacement du traditionnel service militaire devenu inutile aux armées.

268 C'était lui - qui avait été face à F. Mitterrand le porte-parole des adver-saires du traité de Maastricht - qui, dès ce moment, avait été chargé par J. Chirac d'esquisser « l'autre politique » à opposer à celle de Balladur en cas d'échec de celle-ci, de manière que le RPR ait toujours deux fers au feu. Il avait pour cette raison refusé d'entrer dans le Gouvernement Balladur.

269 Reprise des essais nucléaires, suppression de la conscription, restructura-tion des industries d'armement, réintégration de la France dans l'OTAN... On ne peut s'empêcher cependant d'observer ici, une fois encore, combien la dyarchie est préjudiciable à l'efficacité de l'État : partout ailleurs qu'en France, l'adaptation de l'effort de défense aux données stratégiques résultant de l'effondrement du bloc soviétique s'est opérée dès les années 1991-1992 ; étant en charge à la fois de l'économie et de la défense, le chef de l'Exécutif a pu décider aussitôt de restructurer les dépenses militaires en privilégiant la

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aussi la conduite de la politique extérieure, et spécialement de la poli-tique commerciale extérieure qui l'amène - comme ses homologues étrangers d'ailleurs - à se faire le premier « voyageur de commerce » du pays ; au second, Alain Juppé, haut fonctionnaire égaré dans la po-litique, les affaires intérieures et spécialement économiques, beaucoup plus ingrates.

[187]Après avoir formé un premier Gouvernement, moins destiné à l'ac-

tion, semble-t-il vu le nombre de ses membres, qu'à récompenser cer-tains fidèles, M. Juppé s'accordera d'abord les six mois d'inaction né-cessaires pour faire oublier par les Français les promesses électorales du candidat Chirac et sa critique de la « pensée unique ». Puis, sou-dain rallié à celle-ci et ayant spectaculairement réduit l'effectif de son gouvernement 270, il se lancera en novembre 1995 dans une hyper-acti-vité brouillonne qui devait provoquer la plus forte crise sociale depuis 1968 : alors qu'il doit déjà faire face à une vague de terrorisme et à l'explosion du mécontentement étudiant, il entreprend, simultanément et sans aucune concertation, une réforme des régimes particuliers de retraite (dont celle des fonctionnaires), une réforme de la SNCF, une réforme hospitalière, une réforme sans précédent de la branche-mala-die de la Sécurité sociale, impliquant elle-même une réforme de la Constitution en vue d'assurer le contrôle « du Parlement » (c’est-à-dire de l'État) sur les comptes sociaux, une augmentation sensible des im-

qualité sur la quantité. En France, il en est allé autrement parce que la dé-fense relève du seul président de la République et que, dans le contexte poli-tique de l'époque, M. Rocard, Mme Cresson, MM. Bérégovoy et Balladur ne pouvaient se permettre d'imposer, ni même de proposer, à F. Mitterrand de telles réaffectations de crédits. La révérence dont la classe politique tout en-tière fait preuve vis-à-vis du président de la République dans ses attributions de chef des armées confine d'ailleurs au ridicule ; on a eu la démonstration à propos de la conscription : alors que le maintien de celle-ci faisait depuis longtemps problème, c'est le Conseil économique et social qui, le premier, eut l'audace de soulever la question, suivi ensuite par la Commission des Fi-nances de l'Assemblée, la Commission de la Défense restant muette jusqu'à ce que M. Chirac ait officiellement ouvert le débat... (cf. mon article « Ob-servations juridiques sur la réforme de la défense », Droit et défense, n° 96/2, pp. 3 et s.).

270 Celui-ci est ramené de 43 à 33 membres. L'opinion publique sera surtout sensible à l'éviction des femmes (les « jupettes ») qui étaient au contraire particulièrement nombreuses dans le premier gouvernement Juppé.

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pôts existants et la création d'un nouvel impôt destiné au rembourse-ment de la dette sociale... 271 Il provoque ainsi une vague de grèves des transports, de la Fonction publique et d'une partie du secteur privé. Des manifestations réunissent à Paris et en province un million et de-mi de personnes. Battant le record d'impopularité de Mme Cresson 272, il entraîne dans son sillage le Président de la République auquel l'opi-nion reproche son silence.

Il ne pourra rétablir le calme qu'au prix d'un retrait de tous ses pro-jets à l'exception des majorations d'impôts et de ceux concernant la Sécurité sociale, dont J. Chirac, pour retrouver la confiance des pro-fessions de santé, reconnaîtra durant la campagne présidentielle de 2002 le caractère à la fois inefficace et injuste. Il lancera alors succes-sivement, pour assurer la relance économique et la lutte contre le chô-mage, sept trains de mesures ponctuelles que leur technicité rend peu compréhensibles et dont l'efficacité est d'autant plus réduite que le mi-nistère des Finances s'emploie à en différer l'application et à reprendre d'une main ce qu'il donne de l'autre.

Des rapports ambigus avec l’Assemblée

Officiellement, depuis les élections de mars 1993, la majorité par-lementaire qui soutient le Gouvernement détient 82% des sièges ; en fait, la fracture que l'élection présidentielle a creusée entre les parle-mentaires qui avaient soutenu M. Balladur et ceux qui avaient défendu M. Chirac ne s'est pas comblée. Et depuis le retour dans l'hémicycle des anciens ministres de la cohabitation à l'occasion des élections par-tielles de septembre 1995, existe - malgré l'alignement de la politique gouvernementale sur les positions naguère défendues par E. Balladur - un climat inaccoutumé de contestation. Aussi, après avoir dû négocier la révision de la Constitution plaçant le financement de la Sécurité so-ciale sous le contrôle du Parlement 273, est-ce par la voie d'ordonnances

271 Du fait de ces mesures, le taux des prélèvements obligatoires par rapport au PNB passe à 44% en France contre 38% en moyenne dans les pays de l'Union européenne et 29% aux États-Unis.

272 Le nombre des opinions favorables tombe à 28%.273 Lors de la discussion de cette loi constitutionnelle du 22 février 1996, alors

qu'il ne proposait de faire fixer par le Parlement qu'une limitation des dé-

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plutôt que par la voie parlementaire que le Premier ministre procède pour réformer la Sécurité [188] sociale. Si les mécanismes discipli-naires internes du RPR lui permettent de faire taire les critiques au sein de celui-ci, il lui est plus difficile de contrôler l'UDF qui, inquiète à l'approche des élections de 1998, bloque certains de ses projets comme la réforme du mode de scrutin pour les élections régionales, ou lui impose la prise en compte de ses propositions comme, par exemple, la déréglementation du travail à temps partiel ou la création de fonds de pensions. M. Juppé dont la ligne politique, dans ce do-maine comme ailleurs, est fort incertaine, essaie certes de ménager les assemblées, par exemple en les associant dès mai 1996 à la prépara-tion du budget 1997 et en tenant le plus grand compte des amende-ments du Sénat 274 ; mais en même temps, il fausse certains débats, par exemple en faisant voter une loi de programmation militaire 1997-2002 fondée sur la professionnalisation de l'armée avant d'invi-ter le Parlement à décider de la suppression de la conscription...

En fait, ce qui protège désormais le Gouvernement contre un retour offensif des assemblées, ce sont les habitudes prises par les parlemen-taires. Comme le constate Philippe Séguin, « de tous les défis que nous avons à relever, réconcilier tous les parlementaires avec le Parle-ment est sans doute le plus difficile ». Vainement le président de l'As-semblée s'est-il battu pour le renforcement des pouvoirs du Parle-ment : le cumul des mandats a généré à tel point l'absentéisme que lors de la révision du 4 août 1995, ce sont les parlementaires eux-mêmes qui ont exigé que le nombre des jours de séance fût limité à 120 par an pour leur permettre d'exercer leurs autres mandats. Il a tenté de réagir en interdisant les délégations de vote : le système de vote électronique a été modifié ; les scrutins désormais ne durent que quelques instants pendant lesquels les députés doivent à la fois ap-puyer sur le bouton correspondant à leur choix et maintenir tournée la clé de leur pupitre ; mais il lui a fallu en contrepartie regrouper tous les scrutins importants sur la séance du mardi, de sorte qu'ils votent à

penses de Sécurité sociale, le Premier ministre a dû lui concéder aussi un droit de regard sur les recettes. Mais le vrai but de la réforme était d'établir un contrôle de l'État sur la gestion de la Sécurité sociale jusque-là gérée par les partenaires sociaux, syndicats patronaux et ouvriers.

274 Il en allait d'ailleurs de même avec M. Balladur de sorte que, entre mars 1993 et mai 1997, le dernier mot n'a été donné à l'Assemblée nationale que deux fois.

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la chaîne sans avoir assisté aux débats... De plus, s'il a obtenu la créa-tion d'Offices parlementaires d'évaluation de la législation et d'éva-luation des politiques publiques, le maintien des situations acquises a conduit les responsables des commissions permanentes à s'opposer à ce que ces organismes soient dotés de quelques pouvoirs.

Section IILa troisième cohabitation

La dissolution du 21 avril 1997

Pour Jacques Chirac, le 21 avril 1997 restera marqué d'une pierre noire. Alors qu'il disposait au Palais-Bourbon d'une majorité de plus de 80% dont il était tant bien que mal redevenu le fédérateur, il annon-ça soudain ce jour-là sa décision de dissoudre l'Assemblée. Les son-dages lui indiquaient en effet que si le Premier ministre restait très im-populaire, l'opposition socialiste, qui se préparait lentement à affronter l'échéance de mai 1998, ne parvenait pas encore à retrouver crédit dans l'opinion. Pythie des temps [189] modernes, ses « conseils en communication » lui assuraient que l'instant était propice pour de nou-velles élections.

C'était la première fois en France - et ce sera vraisemblablement la dernière - que l'Exécutif dissolvait l'Assemblée en dehors de toute crise, simplement pour choisir ce qu'il croyait être le bon moment pour les élections. Cette pratique est d'usage courant en Grande-Bre-tagne où la Chambre des communes ne va pratiquement jamais au terme de son mandat de cinq ans 275. Elle s'est même introduite en Al-lemagne où, bien que le Bundestag ne puisse être constitutionnelle-ment dissous que s'il renverse le Gouvernement, il est arrivé deux fois - en 1972 et en 1983 - que le Chancelier demande à ses propres mi-

275 À leurs collègues français qui trouvent choquant que le Premier ministre modifie à son gré le calendrier électoral, les constitutionnalistes britanniques répondent que, le Gouvernement étant jugé sur ses actes et l'opposition sur ses promesses, il est juste que celui-là puisse au moins choisir l'heure de la confrontation.

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nistres de voter contre lui pour pouvoir organiser de nouvelles élec-tions. Mais elle fut mal perçue par l'opinion française.

Il est vrai que l'explication que J. Chirac donna de sa décision - la nécessité d'être investi d'une nouvelle légitimité à l'approche de négo-ciations européennes - ne pouvait convaincre personne. Les électeurs l'interprétèrent comme inspirée par le désir d'avoir les mains libres jusqu'à la fin de son mandat... pour permettre à M. Juppé d'opérer, au nom de la monnaie unique, les réformes auxquelles il avait dû renon-cer après les grandes grèves de décembre 1995, et aussi d'imposer le silence sur les « affaires » qui, après avoir si gravement discrédité le PS en 1993, atteignaient désormais la droite.

Les élections des 25 mai et 1er juin 1997

Convaincue que le Président, entouré d'éminents augures, n'avait pu se tromper et croyant donc la victoire assurée, la majorité sortante ne s'engagea qu'avec mollesse dans la campagne que dirigeait M. Jup-pé. D'ailleurs celui-ci, qui souhaitait confisquer à son profit le béné-fice du succès escompté, en écarta le plus possible tous ceux qui, au sein du RPR, n'étaient pas en harmonie avec son style technocratique et qui - tels Charles Pasqua ou Philippe Séguin - auraient pu rendre au mouvement un souffle populaire. Certes, le PS n'était pas prêt pour af-fronter les urnes : arrêté en novembre 1996, son programme, principa-lement fondé sur l'allégement des contraintes du traité de Maastricht, mais dont il n'avait encore fixé que les grandes lignes, restait peu cré-dible sur des points essentiels tels que la réduction généralisée du temps de travail sans réduction de salaire 276 ; mais le changement de l'échéance électorale privait la droite du droit de le critiquer puis-qu'elle ne lui avait pas donné le temps de le parfaire et de s'en expli-quer.

Le 25 mai, a lieu le premier tour. Son résultat est désastreux pour la classe politique en général, et pour la droite en particulier. Près du

276 L’idée de la réduction du temps de travail comme moyen de lutter contre le chômage vient d'un homme pourtant peu porté à la démagogie : Michel Rocard qui, dans son ouvrage Les moyens d'en sortir. (1996) proposait même de le ramener à 32 heures hebdomadaires.

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tiers des électeurs (32%) opte pour l'abstention. Et si l'on ajoute à ces abstentionnistes, les électeurs qui ont voté blanc ou nul ou se sont por-tés sur les partis contestataires - le FN, le PC, les écologistes et les partisans de M. de Villiers - ce sont près de 56% du corps électoral qui, déçus par [190] toutes les promesses non tenues depuis vingt ans, n'attendent plus rien de l'État tel qu'il fonctionne sous la Ve Répu-blique 277.

La majorité présidentielle qui, ayant réinvesti les députés sortants, a présenté des candidatures uniques dans la quasi-totalité des circons-criptions, n'obtient que 36% des suffrages exprimés, contre 42% à la gauche (PS et Radicaux : 25,5% ; PC : 10% ; Verts : 3,6% ; Mouve-ment des citoyens : 1,1%), et 15% au Front national. Certes, la droite reste sociologiquement majoritaire si l'on additionne les votes RPR-UDF et Front national. Mais on sait déjà que ce dernier main-tiendra ses candidats dans les quarante circonscriptions où ils ont ob-tenu plus de 12,5% du nombre des inscrits et dissuadera partout ailleurs ses électeurs de reporter leurs voix sur la droite classique 278.

C'est en vain qu'au lendemain de ce premier tour, le Président de la République, faisant appel aux abstentionnistes, décide de se séparer d'Alain Juppé et fait savoir que son prochain Premier ministre, en cas de victoire, sera Philippe Séguin, associé - curieux attelage - au libéral Alain Madelin comme ministre des Finances. Le Ier juin, le second tour confirme pleinement le désaveu du corps électoral : perdant 214 sièges, la droite n'en totalise plus que 256 (dont 140 RPR et 113 UDF). Sur les 23 ministres qui se présentaient, 8 sont battus, dont le garde des Sceaux, M. Toubon.

Mais si la défaite de la droite est certaine, la victoire de la gauche est plus ambiguë l'opposition « officielle » - le PS - est très loin d'em-porter la majorité absolue -, alors que celle-ci est de 289 sièges, elle n'en a obtenu que 250. Même en y ajoutant les députés qui lui doivent leurs mandats et devront donc faire preuve envers son chef, Lionel

277 La versatilité de l'électorat résiduel qui, à chaque élection législative de-puis 1981, vote systématiquement contre la majorité sortante, n'est qu'un signe supplémentaire de ce désaveu global.

278 Il ressort de sondages réalisés à la sortie des urnes que les électeurs du Front national, qui n'avaient plus la possibilité de maintenir leur choix ini-tial, se sont quand même reportés à raison de 44% en faveur de la droite, mais que 37% se sont abstenus et 19% ont voté pour la gauche.

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Jospin, d'un minimum de loyalisme (10 radicaux, 8 écologistes, 7 MDC, 9 divers gauche), elle ne pourra gouverner qu'avec l'appoint du Parti communiste qui est passé de 24 à 36 sièges.

§ 1. LE NOUVEAU PANORAMA POLITIQUE

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Dès le lendemain de ce second tour, M. Jospin est nommé Premier ministre. Afin de donner à sa gestion une image de sérieux et de ri-gueur morale et de bien manifester la rupture avec « l'héritage mitter-randien », il réduit son Gouvernement à 26 membres (14 ministres, 2 ministres délégués et 10 secrétaires d'État) et se garde d'y faire entrer les personnalités les plus marquantes des deux septennats de F. Mit-terrand qui se partagent en contrepartie les postes de responsabilité à l'Assemblée nationale. Après d'âpres discussions internes, les commu-nistes acceptent de participer à ce Gouvernement où entrent également les leaders du Mouvement des citoyens et des Verts.

La troisième cohabitation se distinguera radicalement des deux précédentes par sa durée de cinq ans qui va permettre au Premier mi-nistre, inscrivant son action dans une [191] perspective à long terme, de promouvoir déjà des réformes institutionnelles, même si, au cours des deux dernières années, les préoccupations électoralistes re-prennent le dessus 279.

279 Cf. Pouvoirs, n° 91, « La cohabitation », sept. 1999 ; J. Le Gall, « La 3° cohabitation », RDP 2000, pp. 101 et S.

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Le désarroi de la droite

À droite, on s'aperçoit soudain que J. Chirac est, pour son camp, un leader calamiteux : après avoir, pour évincer V. Giscard d'Estaing, donné la victoire à F. Mitterrand en 1981, puis pour écarter R. Barre, assuré à celui-là un second septennat en 1988, à peine est-il arrivé à l'Élysée, avec à l'Assemblée une majorité de rêve, qu'il rend le pouvoir aux socialistes par une dissolution pour le moins hasardeuse. À partir de cette constatation commune, chacun des leaders potentiels du camp conservateur se juge apte à le remplacer et s'y prépare. Sous l'effet de leurs rivalités, l'UDF - regroupement artificiel des libéraux, des démo-crates chrétiens et des radicaux de la Ille République, imposé en 1978 par V. Giscard d'Estaing pour servir ses intérêts - éclate très rapide-ment : Alain Madelin s'empare de sa fraction libérale et reconstitue le Parti républicain qui avait été la base de départ de Giscard ; François Bayrou et Philippe Douste-Blazy se disputent les démocrates chré-tiens. Le RPR lui-même est en crise : Charles Pasqua s'en sépare et constitue, aux élections européennes de juin 1999, avec le traditiona-liste Philippe de Villiers, une liste « souverainiste » qui va distancer celle du mouvement gaulliste ; bientôt il fonde même un autre parti, le RPF, qui ne survivra pas aux désaccords entre ses fondateurs. La frac-tion restante du mouvement gaulliste, elle-même, échappe au contrôle de l'Élysée : Philippe Séguin, qui en a pris la présidence après le dé-sastre électoral, avait été déçu en 1995 que J. Chirac lui ait préféré Juppé ; il n'entretient plus avec lui que des rapports distants et, s'ap-puyant sur son secrétaire général Nicolas Sarkozy, entend sauver le parti en le dégageant de l'emprise élyséenne. Effectivement, quand après sa démission et un bref intérim de Sarkozy, les militants doivent, en novembre 1999, élire un nouveau président, Chirac ne par-viendra pas à imposer son candidat 280. La seule consolation de la 280 Parmi les réformes qu'a imposées Séguin figure l'élection du président

du parti par les militants de base. Au premier tour, le 20 novembre 1999, le sénateur Jean-Paul Delevoye, candidat officieux de l'Elysée, n'obtient que 36% des suffrages des 50 000 militants qui participent au scrutin, suivi par Michèle Alliot-Marie avec 31%. François Fillon, candidat de Ph. Séguin, fait 25% et Patrick Devedjian, candidat de Balladur, 9% seulement. Finale-ment c'est Michèle Alliot-Marie qui sera élue au second tour en raison de

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droite classique, en cette période difficile, est l'éclatement, en dé-cembre 1998, du Front national sous l'effet d'une rivalité personnelle et d'un conflit stratégique entre ses deux chefs, Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret, le premier ayant compris qu'il ne pouvait rien attendre de la droite classique, le second espérant au contraire pouvoir collabo-rer avec elle 281.

La gauche au pouvoir

La Gauche, idéologiquement, n'est pas moins divisée que la droite : les Verts exigent la fermeture du surgénérateur de Creys-Mal-leville, mais la CGT manifeste pour son maintien ; les communistes et les Verts veulent régulariser les immigrés clandestins, mais J.-P. Che-vènement, ministre de l'Intérieur, convainc le Premier ministre d'être sélectif à [192] leur égard ; les rocardiens veulent privatiser Air France, les communistes s'y opposent ; les écologistes veulent une in-tervention terrestre au Kosovo, le PC condamne toute forme d'inter-vention ; les Verts veulent l'alourdissement des taxes sur l'essence, les communistes leur allègement... Mais - et la différence est essentielle - alors que la droite est déchirée par des rivalités personnelles, la gauche n'est divisée que par des divergences doctrinales. Et dans une Ve République où les choix politiques sont désormais surdéterminés par les contraintes de la mondialisation et de l'Union européenne, le Premier ministre dont l'engagement à gauche ne peut être contesté (à la différence de celui de ses homologues Tony Blair et Gerhard Schrö-der), n'a pas trop de problèmes pour faire admettre par chacune des composantes de la « Gauche plurielle » les compromis nécessaires, même si les communistes - réticents dès le départ et de plus en plus inquiets des succès électoraux de l'extrême-gauche - et les écologistes - forts du succès que la participation de D. Cohn-Bendit leur a assuré lors de l'élection du Parlement européen en juin 1999 - manifestent des exigences croissantes.

L’embellie économique, provoquée par l'amélioration de la conjoncture internationale et les mesures de redressement financier

son absence d'engagement dans un camp bien précis, étant parvenue en 1995 à ne se prononcer ni pour Chirac ni pour Balladur.

281 Cf. R. Dély, Histoire secrète du Front national, 1999.

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prises par son prédécesseur, a très vite conféré à L. Jospin une popula-rité qui le met à l'abri d'une nouvelle dissolution. Habilement, il évite d'affronter les problèmes qui pourraient l'entamer. Ainsi la question des retraites dans la fonction publique ne sera pas abordée durant sa primature. En mars 2000, Claude Allègre, ministre de l’Éducation et Christian Sautter, ministre des Finances, qui avaient provoqué la co-lère des fonctionnaires en prétendant réformer leurs services seront re-merciés sans ménagement. Comme les communistes et les Verts n'ont pu faire autrement que de se solidariser avec les manifestants et qu'en outre l'extrême gauche se réveille, il profitera de ce remaniement pour réintégrer dans son Gouvernement les anciens mitterrandiens L. Fa-bius et J. Lang de manière à étoffer son aile droite et se rétablir lui-même au centre de sa « majorité plurielle ».

Un Premier ministre « au sens anglais du terme »

Certes, il est bien obligé de tenir compte des réticences des petits partis de cette majorité - et notamment du Parti communiste sans le-quel elle n'existerait pas ; mais il n'accorde à leurs ministres - et pour ne pas faire de jaloux, aux ministres socialistes eux-mêmes - qu'une importance toute relative. Le pouvoir est à Matignon. Parallèlement aux « réunions de ministres » que le Premier ministre préside tous les quinze jours en moyenne, son directeur de cabinet Olivier Schrameck, réunit chaque lundi les autres directeurs de cabinet et précise ce qu'on attend d'eux. Hormis les rares dimanches où ils sont invités à rencon-trer Jospin en personne au Pavillon de la Lanterne, les ministres indi-viduellement n'ont pas accès à son bureau. À l'hôtel Matignon, les membres du cabinet ont plus d'influence qu'eux sur la politique gou-vernementale : ainsi Émile Zuccharelli, en désaccord avec eux sur le dossier corse, sera remercié et Jean-Pierre Chevènement amené à dé-missionner pour la même raison malgré le soutien d'une majorité de ses collègues concernés par le dossier 282. Un des membres de ce cabi-net, Florence Parly, qui n'avait jamais occupé de fonction politique, devient secrétaire d'État au Budget, à la grande déception des jeunes députés qui avaient espéré le poste. Lionel Jospin mène ses ministres avec fermeté ; il s'énerve des bons rapports que certains [193] d'entre

282 Cf. C. Amar et A. Chemin, Histoire de la gauche plurielle, 2002, p. 212.

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eux entretiennent avec le Président de la République et leur interdit de dire qu'en privé ils le trouvent sympathique. Aux lendemains des mu-nicipales, les ministres qui avaient cru pouvoir promettre à leurs élec-teurs d'occuper personnellement le fauteuil de maire en cas d'élection de leur liste devront se renier ou abandonner leur portefeuille, et se fe-ront vertement tancer pour avoir cru que Lionel Jospin, même s'il était resté muet à ce sujet pendant la campagne, pouvait revenir sur le prin-cipe qu'il avait posé au départ de l'incompatibilité de la fonction mi-nistérielle avec toute autre fonction.

Une Assemblée valorisée

Quand en 1985 les partis de droite avaient déclaré que le rétablis-sement de la représentation proportionnelle ramenait tout droit la France à la IVe République, Lionel Jospin, alors Premier secrétaire, avait répliqué que les socialistes n'étaient pas « les gardiens du temple constitutionnel » et qu'il trouvait même des mérites à cette IVe Répu-blique. Au fond de lui-même, il n'a jamais vraiment admis la Constitu-tion de 1958 ; il avait cru pouvoir s'y rallier en 1981 quand Mitterrand s'est installé au pouvoir ; mais bien vite, au vu de la pratique de ce-lui-ci, il a compris les dangers d'un pouvoir personnel qui dès 1985 s'est exercé contre lui au bénéfice de Laurent Fabius. Très attaché à la conception moniste du régime parlementaire - qui a cours en Angle-terre, en Allemagne, et dans ces pays scandinaves qui constituent une référence pour les socialistes - son idéal en matière constitutionnelle, c'est effectivement la Constitution de 1946, dans son esprit originel, à l'exclusion de la pratique déplorable à laquelle - par suite du départ des communistes en mai 1947 - elle avait donné lieu. Toute son action le démontre.

Pour Lionel Jospin, le pouvoir du peuple est remis tout entier à l'Assemblée nationale lors de son élection. De la majorité de cette As-semblée procède un Gouvernement, fermement dirigé par un Premier ministre. Les problèmes qui surgissent au sein de cette majorité sont résolus à l'amiable par l'accord des partis, sans qu'il y ait lieu de re-courir à des artifices procéduraux tels ceux qu'ont imaginés les consti-tuants de 1958.

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En conséquence, L. Jospin a les plus grands égards pour l'Assem-blée nationale, dont il tire sa légitimité. Recevant peu les représentants de la « société civile » - et presque jamais ceux du patronat ou des professions libérales - c'est avec elle qu'il entretient le dialogue et à elle qu'il réserve la plus grande part de ses interventions publiques. Il répugne à utiliser les procédures du parlementarisme rationalisé. Certes, il est parfois contraint de neutraliser certains amendements communistes par la procédure du vote bloqué (quinze utilisations seulement en cinq ans) ; mais plus souvent, il les accepte, même si, inspirés par une vision restée très soviétique de l'économie, ils sont de nature à pénaliser l'industrie française dans la compétition mon-diale 283. Mais il a la coquetterie de ne jamais recourir à l'article 49.3, au prix cependant d'un retour - très contestable - à la pratique de la « question de confiance » des régimes antérieurs puisqu'il n'obtiendra de ses alliés le vote du budget 2001 et de la loi de financement de la sécurité [194] sociale pour 2002 qu'en menaçant de démissionner au cas contraire. Deux fois seulement - en juin 1998 sur la régionalisation du mode d'élection des députés européens et en décembre de la même année sur la réforme de l'audiovisuel, - il se trouvera contraint de reti-rer, au moins temporairement, des projets de loi sur lesquels il n'a pu trouver de majorité.

Au rebours de ses prédécesseurs, il s'emploie même à rendre aux députés une authentique fonction d'initiative. La réforme de 1995 avait rendu aux parlementaires leur liberté de fixer librement l'ordre du jour d'une séance par mois ; dès 1997, le Premier ministre décide de doubler cette durée. Sur les 356 lois adoptées pendant la onzième législature, 101 - soit 28% - sont d'initiative parlementaire ; et parmi elles des textes importants comme la loi instituant le Pacte civil de so-lidarité, la loi sur l'égalité professionnelle des hommes et des femmes, la loi sur le sort successoral du conjoint survivant, et même l'inversion du calendrier électoral pour 2002... La réforme de la loi organique sur

283 Très symptomatique, le durcissement des conditions imposées aux entre-prises pour le licenciement économique par la loi dite de « modernisation sociale » du 17 janvier 2002 : exigeant, avant tout licenciement de ce type, des formalités dont l'observation demande près d'un an, la loi interdit en fait aux entreprises de prendre au moment opportun les mesures susceptibles de redresser leur situation. De ce fait, l'attractivité de la France auprès des in-vestisseurs étrangers reculera, entre 2001 et 2002, de la 20° à la 30° place du classement du World Economic Forum.

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le mode d'adoption du budget elle-même est conduite, en accord avec le Gouvernement, par le rapporteur général de la commission des fi-nances 284.

Lionel Jospin s'inscrit ainsi dans la tradition constitutionnelle so-cialiste de primauté de l'Assemblée ; mais conscient que cette primau-té n'est possible que s'il y existe une majorité, il tient tête aux commu-nistes et aux Verts qui, au nom de cette tradition, revendiquent le re-tour à la représentation proportionnelle, renvoyant sans cesse à plus tard le débat sur la réforme du mode de scrutin pour l'élection des dé-putés.

§ 2. L'AMORCE DE RÉFORMESINSTITUTIONNELLES

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Sans attendre la victoire escomptée lors de l'élection présidentielle de 2002, Lionel Jospin entreprend de « moderniser » la Ve Répu-blique. Deux réformes institutionnelles vont être menées à bien, mais avec des résultats peu convaincants : l'instauration de la parité hommes-femmes, et la modification du mode d'élection du Sénat.

284 Il convient cependant d'observer que ce droit d'initiative reconnu aux as-semblées, notamment dans le cadre de la « fenêtre parlementaire » de l'ar-ticle 88.3, n'est pas sans poser quelques problèmes, par exemple, lorsque - sous la pression des organisations de chasseurs - le Parlement adopte délibé-rément une loi qui méconnaît le droit européen, ou - sous la pression des électeurs arméniens - accuse officiellement la Turquie de génocide, au détri-ment de nos positions économiques et culturelles dans ce pays.

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L'instauration de la parité

La faible présence des femmes dans la vie politique est un carac-tère commun à la plupart des pays : selon une enquête de l'Union par-lementaire publiée en 1999, elles ne représentent que 13% des effec-tifs du Parlement dans l'ensemble des pays étudiés - 13,5% aux États-Unis, 14,3% en Europe. Le phénomène était particulièrement patent en France où elles ne constituaient que 6% de l'effectif des législatures élues en 1988 et 1993 et 11% de celle élue en 1997. Une très timide tentative pour corriger cette disparité avait été accomplie en 1982 : une loi avait été votée qui prévoyait que, pour l'élection des conseils municipaux, les listes ne devraient pas comporter plus de trois quarts des candidats de même sexe. Mais le Conseil constitutionnel, se sai-sissant d'office de cette disposition, l'avait annulée au motif qu'elle violait l'égalité des citoyens et la liberté des [195] électeurs. Toute nouvelle tentative en ce sens passait donc par une révision de la Constitution. Lorsqu'en 1998, se développa une certaine agitation fé-ministe dans les pays d'Europe du sud et parmi les intellectuelles pari-siennes (les « chiennes de garde »), Jospin - avec le soutien un peu forcé de Chirac - fit voter par le Congrès un amendement à l'article 3 de la Constitution autorisant le législateur à « favoriser l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions élec-tives » (Loi constitutionnelle du 12 juillet 1999). Sur cette base fut vo-tée à la quasi-unanimité par l'Assemblée nationale malgré l'opposition du Sénat, la loi du 2 juin 2000 qui, tombant d'un excès dans l'autre, instaure une parité rigoureuse dans toutes les instances élues au scru-tin de liste : les listes présentées doivent obligatoirement comporter autant de femmes que d'hommes à une unité près. Pour les élections sénatoriales et européennes, elles doivent comporter alternativement un candidat de chaque sexe. Pour les élections régionales et les élec-tions municipales dans les villes de plus de 2 000 habitants, elles doivent comporter autant de femmes que d'hommes au sein de chaque groupe de six candidats - ce qui n'est pas sans poser aux petits partis des problèmes lorsqu'il leur faut constituer ces listes dans les com-munes moyennes.

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Mais, pour l'élection de l'Assemblée où réside le vrai pouvoir - et c'est là où se mesure l'hypocrisie des états-majors partisans - la parité ne s'impose qu'au niveau des candidatures ; il suffit donc aux partis, pour être en règle avec la loi, de trouver lors des élections des figu-rantes dans les circonscriptions où ils n'ont aucune chance d'avoir des élus, et ils ont même le droit de s'exonérer de cette contrainte au prix d'une légère amputation de la dotation que leur verse l'État 285.

La réforme avortée du mode d'élection du Sénat

L'autre réforme institutionnelle tentée par L. Jospin concerne le Sé-nat avec lequel il entretient les plus mauvais rapports et qu'il considère comme une « anomalie parmi les démocraties ». Non seulement il donne systématiquement le dernier mot à l'Assemblée en utilisant sou-vent la procédure d'urgence qui prive en fait le bicamérisme de toute effectivité, mais encore et surtout il fait adopter par l'Assemblée, en juin 2000, un changement du mode d'élection de la Seconde Chambre qui aurait pu modifier très profondément l'orientation politique de celle-ci si le Conseil constitutionnel ne l'avait jugé contraire à la Constitution et si les sénateurs n'avaient trouvé une habile parade.

La réforme comportait deux volets : le premier consistait à ac-croître considérablement le nombre des électeurs sénatoriaux ; tel que défini par l'ordonnance du 15 octobre 1958, le nombre des délégués des conseils municipaux est approximativement d'un pour 400 habi-tants dans les bourgs de moins de 12 000 habitants et d'un pour 1 000 habitants dans les grandes villes ; la loi votée en juin 2000 le porte uniformément à un pour 300 habitants quelle que soit la taille de la commune. Second volet - alors que les deux tiers des sénateurs - ceux des petits départements disposant de moins de cinq sièges - étaient élus au scrutin uninominal et un tiers seulement à la représentation proportionnelle, la loi renverse les proportions, réservant le scrutin

285 Lors des élections législatives de juin 2002, les grands partis tradition-nels ont d'ailleurs préféré subir ces pénalités financières plutôt que de priver d'investiture des cadres dévoués qui avaient le tort de ne pas être femmes. On doit cependant observer une certaine augmentation du nombre des femmes élues à la députation en 2002 : 71 au lieu de 52 dans la précédente législature.

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majoritaire aux départements [196] disposant d'un ou deux sièges. La portée de cette réforme devait logiquement se trouver amplifiée par l'entrée en vigueur de la loi du 12 juillet 1999 sur la parité qui impose l'alternance « un homme - une femme » lors de la constitution des listes. Une bonne moitié des sénateurs sortants aurait été éliminée.

C'était compter sans leur pugnacité. Ils saisirent le Conseil consti-tutionnel qui, observant qu'aux termes de l'article 24 de la Constitution « le Sénat est le représentant des collectivités territoriales de la Répu-blique », son corps électoral doit comporter une majorité de membres des assemblées locales, et qu'il n'en serait plus ainsi si ces conseillers se trouvaient noyés dans une masse de délégués élus certes par ces as-semblées mais sans en être membres. Le premier volet de la réforme se trouva donc anéanti 286. Quant au second volet, les sénateurs sortants surent lui faire échec en présentant, lors du renouvellement suivant, chacun sa liste sur laquelle il s'était évidemment inscrit en tête et qui n'eut qu'un seul élu...

Le conflit entre le Sénat et L. Jospin connaîtra son épilogue quinze mois après le départ de celui-ci. Conscient qu'il vaut mieux se réfor-mer soi-même que de subir une réforme imposée, le Sénat proposera de son propre mouvement en juin 2003, de réduire de neuf à six ans la durée du mandat de ses membres et de changer une nouvelle fois leur mode d'élection : la représentation proportionnelle s'appliquant dans les départements disposant de plus de trois sièges, la moitié des séna-teurs seraient élus à la R.P. et l'autre moitié au scrutin majoritaire. Ap-prouvées par l'Assemblée, ces réformes donneront lieu aux deux lois, organique et ordinaire, du 30 juillet 2003.

286 Décision n° 2000-431 DC du 5 juillet 2000 (comm. F. Robbe, LPA du 18 oct. 2000).

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Une Présidence amoindrie

Mais naturellement l'organe le plus visé par cette volonté de ré-forme des institutions, c'est la Présidence de la République 287.

Même s'il se trouve contraint par la logique de la Ve République à vouloir occuper un jour l'Élysée pour « présider autrement », Lionel Jospin ne se comporte pas envers le chef de l'État avec la même défé-rence dont J. Chirac en 1986 avait fait preuve face à E Mitterrand. Il ne laisse passer sans réagir aucune de ses critiques, et ses répliques sont souvent cruelles. Mais surtout, tout en lui laissant une préémi-nence protocolaire dans les conférences internationales, il se livre à un lent grignotage des prérogatives que la pratique constitutionnelle avait reconnues à la Présidence.

C'est le cas notamment en matière de défense. Dès novembre 1997 la création d'un Conseil de sécurité intérieure présidé par le Premier ministre et où l'Éysée n'est pas représenté, outre qu'elle retire aux or-ganes présidés par le chef de l'État le monopole de [197] l'appellation « conseil », manifeste l'intention de L. Jospin de réduire le rôle du Président à la seule défense militaire, à l'exclusion notamment de la lutte anti-terroriste qui est devenue un élément essentiel de la sécurité du pays 288. Tenant pour nul l'engagement que le Président avait pris de maintenir à un haut niveau le budget des armées, il fait subir à celui-ci

287 Plusieurs professeurs ou députés de gauche proposent alors une réforme de la Constitution pour pérenniser la primauté du Premier ministre, quitte - dans le cadre d'une VI° République - à remettre en cause l'élection du Pré-sident de la République au suffrage universel direct (cf. A. Montebourg, La machine à trahir 2001 ; O. Duhamel, Vive la VI° République, P. Alliès, Pourquoi et comment une VI° République, 2002). Ils expliquent que dans les autres pays européens, tels la Grande-Bretagne, l'Allemagne, l'Espagne... c'est aussi le peuple qui choisit le chef de l'Exécutif mais d'une façon mé-diate : en élisant l'Assemblée, les électeurs confèrent le pouvoir à un parti ou à une coalition dont le chef, connu avant l'élection, devient automatiquement Premier ministre. Du fait que le Premier ministre ainsi désigné reste respon-sable devant le Parlement, on n'assiste pas dans ces pays à une dérive vers le pouvoir personnel comparable à celle qui caractérise le régime français.

288 Cf. O. Gohin, « La création du Conseil de sécurité intérieure », Droit et Défense, n° 97/4, pp. 35 et s.

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la plus forte amputation réalisée sous la Ve République. Il supprime tous les conseillers militaires en poste auprès des chefs d'État afri-cains, fait fermer notre base en Centre-afrique et réduire drastique-ment les effectifs de celle de Djibouti. Et en interdisant en décembre 1999, le départ pour Abidjan des troupes que J. Chirac y envoyait au secours de K. Bédié, il met un terme brutal au droit que ses prédéces-seurs s'étaient arrogé d'intervenir militairement dans le « pré carré » africain. J. Chirac à beau invoquer le respect des accords de défense conclus avec les États africains (et pour la plupart non publiés) ; L. Jospin ordonne la renégociation de ceux-ci.

Mais la reconquête de la politique extérieure par Matignon s'avère beaucoup plus difficile : conduite de façon spectaculaire et maladroite, la tentative de L. Jospin, lors d'un voyage en Palestine en février 2000, d'infléchir en faveur d'Israël les positions françaises au Moyen-Orient sera interprétée à tort ou à raison comme dictée par une volonté de ré-agir contre l'héritage gaullien et de se concilier l'électorat israélite. Elle constituera un échec qui lui coûtera cher dans les sondages 289, et qui marque la fin de la période faste de son gouvernement.

Un Président sur la défensive

Pendant près de quatre ans, le Président considérablement affaibli par la désertion de ses troupes et ne pouvant plus compter sur le sou-tien de l'opinion, craint que, s'il se comportait avec L. Jospin comme F. Mitterrand s'était comporté avec lui durant la première cohabita-tion, le Premier ministre ne démissionne avec fracas, ce qui l'oblige-rait à dissoudre à nouveau et à partir honteusement après un deuxième désaveu du corps électoral. Aussi se garde-t-il de tout ce qui pourrait apparaître comme une entrave au bon fonctionnement du Gouverne-ment : vainement par exemple J.-P. Chevènement attendra-t-il de lui un soutien sur le dossier corse où pourtant l'unité du pays est en jeu.

289 Une nouvelle tentative du même ordre aura lieu cependant en juin 2000, quand J. Chirac ayant été invité à prendre la parole devant le Bundestag, P. Moscovici, ministre délégué aux Affaires européennes, nuancera ses pro-pos : « C'est un discours important, mais ce n'est pas le discours des autori-tés françaises », créant ainsi sans réel profit pour personne la perplexité chez nos interlocuteurs.

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Chirac se bornera, pour manifester ses réticences, à différer de huit jours l'adoption du projet de loi en Conseil des ministres.

Mieux : pour continuer d'exister politiquement, le Président joue les auxiliaires du Gouvernement. Développant un discours de gauche sur la scène internationale, négociant avec le Premier ministre quelques aménagements à ses positions et à ses projets - sur l’euro, sur la réforme de la justice, sur le cumul des mandats, sur l'élection des parlementaires européens, sur la parité... - il s'emploie ensuite à les faire accepter par les parlementaires de la droite et notamment par le Sénat, ce qui lui permet de se présenter personnellement comme l'homme du consensus et de se maintenir à un haut niveau dans les sondages de popularité. Mais ce faisant, il empêche l'opposition de s'affirmer comme telle, ce qui - joint à ses ténébreuses manœuvres pour empêcher [198] l'émergence de tout concurrent à droite 290 - finira par éroder son autorité, au point qu'en décembre 1999 il se trouvera obligé de reporter la réunion du Congrès que, trop confiant dans ses troupes, il avait eu l'imprudence de convoquer pour réformer la com-position du Conseil supérieur de la Magistrature.

Avec un certain sadisme, V. Giscard d'Estaing - qui ne veut pas être oublié - soulignera cette impuissance de son ancien rival en l'obli-geant à prendre en juin 2000 l'initiative d'une réforme qu'il avait pour-tant condamnée de la façon la plus claire le 14 juillet de l'année précé-dente : celle de la durée du mandat présidentiel. Prétextant que, selon les sondages, les Français souhaitaient cette réforme, il déposera une proposition de loi constitutionnelle tendant à instaurer le quinquennat et, soutenu par M. Jospin, menacera de la faire adopter par un référen-dum 291, qui constituerait pour le Président le plus cinglant désaveu s'il ne la prenait pas à son compte au risque d'aggraver encore un peu plus les divisions de la droite.

290 Cf. C. Angeli et S. Mesnier, Fort Chirac, 1999 ; N. Domenach et M. Sza-fran, Le roman d'un Président, t. II, 2000, t. III, 2003.

291 Rappelons que si la révision de la Constitution peut être opérée par le Congrès (à la majorité des trois cinquièmes) lorsque l'initiative vient du Pré-sident et que celui-ci en décide ainsi, le référendum est obligatoire lorsque l'initiative de la révision vient du Parlement. Il est alors organisé par le Gou-vernement sans que l'Élysée ait son mot à dire.

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La réduction à cinq ansde la durée du mandat présidentiel

La légitimité que le Président tient de son élection par le peuple s'estompe avec le temps. La preuve en est que de Gaulle et Pompidou ont recherché en cours de mandat, dans le référendum, une confirma-tion de la confiance populaire et que F. Mitterrand a connu des années difficiles à la fin des chacun de ses septennats. En 1973, G. Pompidou avait envisagé une réforme constitutionnelle en vue de ramener le mandat de ses successeurs de sept à cinq ans. L’opposition de la Gauche, qui, quoique favorable à la réforme, jugeait insuffisant le pro-jet de révision déposé à cette fin, jointe à l'abstention de quelques dé-putés gaullistes qui ne voulaient changer en rien la Constitution léguée par le général de Gaulle, fit échouer le projet. En 1981, parmi les « cent dix propositions » du candidat F. Mitterrand figurait la question de la durée du mandat présidentiel : celle-ci devait être ou bien réduite à cinq ans, ou bien maintenue à sept mais sans possibilité de renouvel-lement. Comme nous l'avons vu, ce n'est qu'en novembre 1992 que François Mitterrand envisagea de donner suite à cette promesse ainsi qu'à quelques autres idées de réforme et qu'il constitua à cette fin un comité d'experts présidé par le doyen G. Vedel. Mais dans la lettre de mission qu'il adressa à celui-ci, il estimait que la durée du mandat pré-sidentiel ne devait pas être inférieure à six ans. Partagé entre le main-tien du septennat renouvelable, le septennat non renouvelable et le quinquennat, le Comité se résigna finalement à laisser la question ou-verte.

La direction du Parti socialiste n'avait pas suivi le conseil de F. Mitterrand, et - par réaction peut-être contre celui-ci - l'établissement du quinquennat s'était trouvé inscrit, sans qu'elle y ait trop réfléchi, dans son programme de 1996. Il y avait en effet une certaine contra-diction entre la volonté du PS de réaffirmer le caractère parlementaire du régime et l'établissement du quinquennat qui ne peut que renforcer la légitimité du Président. Aussi, J. Chirac ayant clairement fait connaître en juillet 1999 son hostilité à cette réforme, Lionel Jospin n'envisageait-il pas d'ouvrir les hostilités avec lui sur ce [199] point. L’initiative de V. Giscard d'Estaing va donc prendre tout le monde de court. Puisqu'elle figurait au programme de son parti, le Premier mi-nistre ne pouvait pas s'abstenir de la soutenir. Dès lors, il était difficile

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à J. Chirac d'affronter l'épreuve de force. Il préféra l'esquiver, et se ré-signa d'ailleurs d'autant plus facilement à proposer lui-même la ré-forme que, vu son âge, il lui apparaissait plus facile d'être renouvelé en 2002 pour un mandat de cinq ans que pour un septennat. Mais comme un débat ouvert risquait, d'amendement en amendement, de déboucher sur d'autres réformes à son désavantage, il s'opposa, en ac-cord avec M. Jospin, à toute modification à son projet de loi constitu-tionnelle. C'est donc sans que soient examinées les autres modifica-tions que l'UDF, les communistes et les Verts auraient voulu apporter à la Constitution, que le texte a été approuvé par les deux assemblées. Le texte aurait pu être soumis au Congrès. Mais parce que l'affaire avait fait grand bruit, J. Chirac crut nécessaire, pour apparaître plus démocrate encore que ceux qui lui avaient forcé la main, de le faire approuver par référendum le 24 septembre 2000. Comme tout le monde était d'accord, qu'il n'y avait eu que trente députés en séance lors du débat bâclé à l'issue duquel le texte avait été approuvé par l'Assemblée et que le Président avait annoncé qu'il ne tirerait aucune conséquence personnelle d'un vote négatif, on enregistra lors de ce ré-férendum 70% d'abstentions - taux record depuis 1958 ; et, ce qui est plus inquiétant encore pour la classe politique - 16% des participants au scrutin votèrent blanc ou nul pour manifester leur désapprobation de la façon dont l'affaire avait été conduite et les enjeux occultés. Fi-nalement, le projet fut adopté, mais par 18% seulement des électeurs inscrits.

Pour ceux qui l'ont soutenue, l'intérêt de la révision était qu'elle al-lait rendre moins fréquentes les périodes de cohabitation puisqu'en 2002, du fait des hasards du calendrier, il y aurait regroupement sur une très brève période des élections législatives et présidentielle, que les majorités présidentielle et législative devaient donc logiquement coïncider, et qu'ensuite les mandats étant d'une durée identique, les élections devraient normalement se renouveler au même moment tous les cinq ans avec la même coïncidence des majorités. Mais outre le fait que les Français, ayant pris goût à la cohabitation, peuvent choisir - comme souvent les Américains - un camp aux législatives et l'autre à la présidentielle, il n'est nullement certain que la coïncidence des dates

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se maintienne durablement : le Président peut décéder ou se démettre, l'Assemblée peut être dissoute 292.

Ce qui est certain en revanche, c'est qu'en dépit des apparences, la réforme est fort peu démocratique. Non seulement en établissant, au moins dans un premier temps, la concomitance des élections, elle ren-force l'interprétation présidentialiste de la Constitution, mais surtout - et cela n'a pas du tout été perçu à l'époque - elle raréfie les occasions pour le peuple de décider de son destin : alors que, jusque-là, les Fran-çais opéraient les choix politiques essentiels une fois tous les trois ans en moyenne, dans le cadre soit des présidentielles soit des législatives, ils n'auront plus désormais à se prononcer que tous les cinq ans.

[200]

L'inversion du calendrier électoral de 2002

Aussitôt, poursuivant très logiquement dans la même ligne, les par-tisans d'un retour au présidentialisme - Giscard d'Estaing en tête - po-seront la question de l'inversion du calendrier électoral de 2002. Tel qu'initialement fixé par le hasard, ce calendrier prévoyait les élections législatives en mars et l'élection présidentielle en mai. Or, comme nous l'avons vu, toute l'évolution du régime vers le présidentialisme repose sur le fait que l'élection présidentielle crée le clivage politique essentiel sur la base duquel, ensuite, s'organisent les élections législa-tives, l'électeur choisissant son député pour soutenir ou pour com-battre le Président en place. Maintenir les élections législatives avant la présidentielle, c'était refuser la logique qui avait débouché sur l'in-terprétation présidentialiste de la Constitution, affirmer l'autonomie de l'Assemblée face au Président, prendre le risque peut-être d'une nou-velle cohabitation, mais aussi d'une nouvelle lecture de la loi fonda-

292 Cf. Ch. Boutin et F. Rouvillois, Quinquennat ou septennat ?. 2000 ; O. Duhamel, Le quinquennat, 2000 ; Ph. Zavoli, « Contre le quinquennat prési-dentiel ! », D. 2000, chr., p. 346 ; RDP 2000/4, n° spécial « Interviews « Quinquennat » ; Ch. Bigaut, « Du septennat au quinquennat : histoire et arguments », Regards sur l'actualité, nov.-déc. 2000, pp. 3 et B. Pauvert, « Quinquennat : changer la République ou changer de République ? », Droit prospectif, 2000-4, pp~ 1503 et s. ; P. Albertini et 1. Sicart, Histoire du sep-tennat, 2001 ; S. Devedeix-Margueritat, Le quinquennat, 2001.

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mentale, dans laquelle le Président se serait trouvé en face d'une As-semblée qui n'aurait été élue ni pour ni contre lui.

La logique aurait donc voulu que la droite favorable à la lecture présidentialiste vote pour l'inversion du calendrier prévu, et la gauche parlementariste pour son maintien. Or ce fut le contraire qui se produi-sit : comme à l'accoutumée, chacun des partis se détermina en fonc-tion de ses intérêts électoraux immédiats. Au PS, on considéra que Lionel Jospin avait de fortes de chance de gagner la présidentielle ; et que sur la base de sa victoire se créerait, comme en 1981, un dyna-misme qui ramènerait au Palais-Bourbon une confortable majorité so-cialiste ; il fallait donc que la présidentielle précède les législatives. Au contraire, au RPR, on estima que le second tour des élections lé-gislatives obligerait les partis de droite et du centre à s'entendre pour sauver leurs sièges, ce qui créerait une dynamique unitaire pour la pré-sidentielle. Ainsi, pour des raisons purement tactiques, les deux grands partis furent-ils amenés à voter contre leurs convictions affi-chées. « Les doctrines ne sont pas faites pour être doctrinalement ap-pliquées, » expliqua L. Jospin. N'ayant pu convaincre les commu-nistes et les Verts de le suivre, le PS trouva en décembre 2000 chez les amis de R. Barre - curieuse alliance de gens dont les buts sont strictement opposés - l'appoint nécessaire au vote - à la majorité abso-lue puisque le Sénat était opposé à la réforme - de la loi organique prorogeant jusqu'à la mi-juin 2002 le mandat de l'Assemblée.

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§ 3. LES GRANDES MANCEUVRESAVANT L'AFFRONTEMENT DÉCISIF

J. Chirac dans la tourmente des affaires

Retour à la table des matières

Fort de l'incontestable intégrité personnelle de son leader 293, le PS a tiré la leçon des scandales qui l'avaient détruit au temps de F. Mitter-rand et cherche à faire subir le même sort aux partis de droite à partir de leur gestion des collectivités locales qu'ils avaient gardées.

Tout avait commencé en octobre 1996 avec la plainte des Verts du Conseil régional d'Ile-de-France concernant les commissions perçues sur les entreprises participant à la [201] rénovation des lycées de la Région. L'instruction, confiée au juge Desmure de Nanterre, débute en juin 1997 et va se prolonger interminablement. De toutes les affaires qui seront reprochées à J. Chirac, celle-ci est assurément la plus im-portante puisque ces commissions, perçues de 1989 à 1996, représen-taient 2% de marchés qui s'élevaient à 23,4 milliards de francs. Il sera démontré que Michel Giraud, le président du Conseil régional, rece-vait ses instructions de la mairie de Paris et que c'était Michel Rous-sin, directeur du cabinet de J. Chirac, qui coordonnait l'opération. Mais pour les socialistes, le scandale n'est pas réellement exploitable sur le plan politique puisque le PS était partie prenante au pacte de corruption, et avait reçu 40% du montant de ces commissions.

Une autre affaire concerne plus spécifiquement le RPR : c'est celle des emplois fictifs de l'Hôtel de ville de Paris pour laquelle Alain Jup-pé, secrétaire général du parti, et ses deux anciens trésoriers seront mis en examen en août 1998 et comparaîtront en octobre 2003. La res-ponsabilité personnelle de J. Chirac dans cette affaire sera démontrée

293 La droite tentera cependant, d'une manière ridicule, de mettre en cause cette intégrité, en soutenant que L. Jospin avait bénéficié d'un emploi fictif parce que, ayant réintégré le Quai d'Orsay après ses déboires électoraux et perçu dès lors son traitement de fonctionnaire, il n'avait pu obtenir d'affecta-tion.

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pour l'un de ces 35 emplois fictifs 294 grâce à une lettre signée par lui pour la promotion d'une des bénéficiaires.

Mais là encore le PS est mal à l'aise pour exploiter le scandale. En effet, Édith Cresson, impliquée, elle aussi, dans une affaire d'emplois fictifs en qualité de membre de la Commission européenne 295, ex-plique pour sa défense que de telles pratiques sont d'usage constant en France et s'étonne de la pudibonderie des autres pays européens. Et surtout un très proche ami de Lionel Jospin, Jean-Christophe Camba-délis, qui avait été l'architecte du rassemblement de la « gauche plu-rielle », a déjà été condamné en 1995 pour une affaire d'emplois fic-tifs, et se trouve à nouveau compromis en novembre 1999, avec Do-minique Strauss-Kahn, ministre des Finances, et Olivier Spithakis dans l'affaire de la MNEF qui porte sur la rémunération de permanents du parti par la caisse étudiante de sécurité sociale 296.

Moins importante sans doute du point de vue des sommes en cause, mais beaucoup plus par son retentissement médiatique, est l'af-faire de l'OPAC de Paris (c'est-à-dire des HLM de la capitale), dont l'instruction est conduite à Créteil par le juge Éric Halphen. Ne parve-nant pas à faire avancer son dossier, celui-ci va, le 27 mars 2001, convoquer Jacques Chirac comme témoin. La Présidence dénonce cette convocation comme « une violation délibérée de la Constitu-tion », sa fonction constitutionnelle de garant de l'indépendance de la magistrature interdisant, selon elle, au chef de l'État de comparaître en justice. L’Élysée s'appuie sur une décision rendue le 22 janvier 1999 par le Conseil constitutionnel qui déclare que la responsabilité pénale du Président ne peut être mise en cause que devant la Haute cour, après une mise en accusation votée par les deux Chambres à la majori-té absolue et au scrutin public. Il en tire comme conséquence que le Président ne peut s'expliquer devant un juge ordinaire sur des affaires

294 Sept employés de la ville et vingt-huit rémunérés par des entreprises co-contractantes de la ville.

295 Ayant refusé de démissionner à la suite de ce scandale, elle oblige la Commission présidée par Jacques Santer à la démission collective en mars 1999 pour éviter une censure du Parlement européen.

296 Condamnés en première instance, les dirigeants de la MNEF seront re-laxés en novembre 2001 par la Cour d'appel de Paris au bénéfice de la pres-cription, la Cour de cassation ayant par un arrêt du 21 août 2001 modifié sa jurisprudence sur les abus de biens sociaux.

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où sa responsabilité pourrait être mise en jeu. Les juristes alors se di-visent. Selon certains, très minoritaires cependant, la décision du Conseil constitutionnel serait entachée de partialité parce que rendue sous la présidence de Roland Dumas, lui-même en butte à des [202] ennuis judiciaires, et sans valeur parce que le considérant visant la res-ponsabilité du Président n'est qu'un obiter dictum sans portée juri-dique. Le député socialiste Arnaud Montebourg, associé à quelques députés Verts, va plus loin : « puisque le Président n'est responsable que devant la Haute cour, saisissons la Haute cour » ; et de faire circu-ler parmi ses collègues une résolution en ce sens... Il sait bien qu'une mise en accusation n'est pas possible puisqu'elle nécessite l'accord du Sénat, mais pense que le débat à l'Assemblée serait l'occasion d'un grand déballage public, prélude à une campagne électorale musclée. Mais les hiérarques du P.S ne veulent pas aller jusque-là. Ils savent que l'opinion ne suivra pas et que personne au sein de la classe poli-tique n'a à gagner à étaler le linge sale de la République,

Finalement, après une passe d'armes publique entre le procureur de Paris et son supérieur le procureur général, qui révèle au grand jour la politisation de l'autorité judiciaire, c'est la Cour de cassation qui tran-chera ; dans son arrêt d'assemblée du 10 octobre 2001, sans adopter le même raisonnement que le Conseil, elle retient globalement la même solution que lui : le Président jouit d'une immunité fonctionnelle pen-dant toute la durée de son mandat ; les actes qu'il accomplit dans l'exercice de ses fonctions ne relèvent que de la Haute cour ; ceux qu'il accomplit en dehors de ses fonctions ou qu'il a pu commettre avant son élection relèvent des juridictions ordinaires, mais ne peuvent don-ner lieu à poursuites qu'après cessation de ses fonctions, la prescrip-tion étant suspendue pendant celles-ci.

Mais déjà il était apparu qu'indépendamment de cette convocation du Président, le juge Halphen avait multiplié les fautes de procédure : dès le 4 septembre la Cour d'appel l'avait, en des termes sévères, des-

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saisi du dossier 297, et l'affaire de l’OPAC avait de ce fait perdu de son intérêt médiatique 298.

Beaucoup plus discrète, couve d'ailleurs depuis 2000 une affaire plus gênante pour les socialistes et sur laquelle ils s'efforcent de faire silence : celle de la Mutuelle de Retraite de la Fonction publique. An-cien ministre des Affaires sociales et suppléant de François Hollande dans la circonscription de Tulles, René Teulade, qui avait aidé le PS à acheter son siège de la rue de Solférino et qui vient de remettre à L. Jospin un rapport très rassurant sur l'avenir des systèmes de retraites, va être mis en examen pour la dilapidation des fonds de cette Mu-tuelle, qui lèse lourdement 450 000 petits fonctionnaires, enseignants pour la plupart, attirés dans cette galère par des avantages fiscaux à eux réservés.

[203]Et surtout se développe l'affaire Elf avec, à l'intérieur de celle-ci,

l'affaire des frégates de Taïwan avec ses nombreux morts, qui mettent en cause François Mitterrand et Roland Dumas, lequel se voit contraint d'abandonner la présidence du Conseil constitutionnel. Les divers épisodes de la recherche à travers le globe d'Alfred Sirven, grand bailleur de fonds des partis politiques français et étrangers 299, 297 Lun des points saillants de ce dossier est constituée par l'affaire dite de

la « cassette Méry ». J.-C. Méry était l'une des personnes chargées de collec-ter les commissions occultes auprès des entreprises. Avant sa mort, il avait enregistré son témoignage, accablant pour le RPR mais compromettant aussi pour le PS, sur une cassette vidéo qui, à l'issue d'un parcours mystérieux, fut remise à D. Strauss-Kahn, alors ministre des finances, lequel négligea de la remettre à la justice. La dissimulation de preuves constituant un délit, l'af-faire Méry se transforma alors dans la presse de droite en « affaire Strauss-Kahn ». Un semblable retournement des choses avait déjà été constaté en 1987 dans l'affaire dite du « vrai-faux passeport » remis par Ch. Pasqua, mi-nistre de l'Intérieur, à Yves Chalier, co-inculpé du ministre Ch. Nucci dans l'affaire du Carrefour du développement... L’histoire de l'arroseur arrosé est un classique des affaires touchant au financement des partis politiques fran-çais.

298 À la veille des élections, la manière dont Eric Halphen, ayant quitté la magistrature, alla quémander auprès des partis de gauche l'attribution d'un siège de député achèvera de convaincre une partie de l'opinion que l'affaire avait été gonflée à des fins politiciennes.

299 On chiffre le montant de ces « commissions politiques » à 345 millions de francs (53,6 millions d'euros). La révélation des versements opérés par

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constituent un feuilleton qui aggrave le discrédit de l'ensemble des partis et minimise la portée des affaires touchant le seul RPR.

Consciente de cette évolution, la gauche va alors chercher à impli-quer J. Chirac non plus seulement comme co-auteur, mais aussi comme bénéficiaire à titre personnel des détournements de fonds pu-blics. Les militants et les journalistes proches du PS s'investissent dans des investigations sur la vie privée du Président ; les services de l'État eux-mêmes sont mis à contribution : des agents de la DGSE en-quêtent sur ses dépenses au Japon. En novembre 2000 la presse an-nonce que, sous les noms d'emprunt, le Président a acheté pour lui et sa famille des billets d'avion pour une somme de 2,3 millions de francs, et s'est offert de luxueuses vacances à l'Île Maurice... Interrogé sur l'origine de ces fonds à l'occasion de son traditionnel entretien du 14 juillet avec les journalistes de la télévision, le Président expliquera d'abord que les dépenses en cause ont été considérablement exagérées et que les fonds constituaient un reliquat des « primes de cabinet » perçues en qualité de Premier ministre pendant la première cohabita-tion, ce qui ne pouvait évidemment être ni prouvé ni démenti 300... Le journal Le Monde tente d'impliquer la famille de Mme Chirac dans une affaire de vente de terrains dans la capitale ; mais il sera démontré que les Chodron de Courcel avaient plutôt perdu que gagné dans cette affaire. Le nouveau maire de Paris, B. Delanoë demande au Parquet d'enquêter sur les frais de réception de l'ancien maire entre 1987 et

Elf à la CDU sur le conseil de F. Mitterrand provoquera l'effondrement de ce parti et la mort politique du Chancelier Helmut Kohl.

300 Jusqu'à leur suppression dans la loi de finances pour 2002, le budget de l'État comportait des « fonds spéciaux » mis à la disposition de l'Exécutif et dont il n'avait à rendre compte à personne. En dehors des sommes destinées à la D.G.S.E (35 millions d'euros), ces fonds secrets s'élevaient en 2001 à 34 millions d'euros dont 20 pour le Premier ministre, 8 pour les ministères, 4 pour la Présidence, 2 pour l'humanitaire. Cet argent de poche du pouvoir était retiré en liquide au début de chaque mois ; la comptabilité de son utili-sation, tenue par les chefs de cabinet des destinataires, était détruite quand ceux-ci quittaient leurs fonctions. Pour partie, ces fonds alimentaient la caisse des partis. Le reste servait à rémunérer les membres des cabinets mi-nistériels, les ministres pouvant garder le reliquat. Il est vrai que les membres du Gouvernement étaient alors à peine mieux rémunérés que les députés. C'est seulement au cours de l'été 2002 que leur traitement mensuel sera porté à 13 300 euros, en augmentation de 60% sur son montant anté-rieur.

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1995, mais le procureur de Paris estime les faits prescrits. En défini-tive, de toutes ces accusations, aucune ne pourra être démontrée ; mais elles se sont à ce point multipliées que le soupçon persiste et qu'à l'ap-proche de l'élection présidentielle, il est devenu commun d'entendre, au cours des manifestations et jusque sur les chaînes publiques de ra-dio, traiter le chef de l'État de menteur, de voleur et d'escroc. Le 5 fé-vrier 2002, deux mois jour pour jour avant l'ouverture officielle de la campagne, Didier Schuller, qui depuis sept ans se terrait à Saint-Do-mingue pour échapper au juge Halphen, rentre en France avec des ré-vélations à faire sur la gestion des HLM des Hauts-de-Seine et est ra-pidement rendu par les juges à la curiosité des journalistes... L'affron-tement du second tour s'annonce musclé...

C'est alors que, pour J. Chirac, survient le miracle.[204]

Le « bon bilan » de Lionel Jospin

Lionel Jospin se croit fort d'un bon « bilan ».Il avait promis un recul du chômage. Grâce à l'embellie de la

conjoncture internationale et à la création des « emplois-jeunes », le chômage a effectivement baissé, fortement, passant de 12,6% de la population active en juin 1997 à 8,7% en avril 2001; mais il remonte depuis, lentement mais sûrement.

Il avait promis les 35 heures. Même si Martine Aubry a utilisé pour cela une méthode autoritaire qui lui a aliéné le patronat et jusqu'aux syndicats ouvriers, le Gouvernement a opéré cette difficile et impor-tante réforme. Mais elle n'a pas fait que des heureux : certains services publics, tels les hôpitaux 301, ont été profondément désorganisés ; beau-coup de PME, plutôt que d'embaucher, ont décidé de fermer une jour-née de plus par semaine, réduisant leur production ou leurs services à la clientèle ; les « smicards » sont souvent mécontents de la privation des heures supplémentaires qui leur assuraient un complément de res-301 À cause des désordres apportés au fonctionnement du service hospitalier

par la loi des 35 heures, il n'est pas tout à fait sûr que les socialistes aient été légitimement fondés à introduire un procès public contre J.-P. Raffarin après les 15 000 morts provoqués par la canicule du mois d'août 2003.

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sources ; ils constatent aussi que, du fait des allocations diverses qu'ils perçoivent et du travail « au noir » qu'ils pratiquent épisodiquement, bien des chômeurs gagnent plus qu'eux en se fatiguant moins 302. Et en janvier 2002 la France tombe au douzième rang, devant l'Espagne, le Portugal et la Grèce, dans le classement des États membres de la Communauté européenne par ordre de produit national brut par habi-tant.

La montée de l'extrême gauche

Nous avons vu plus haut combien est profonde la foi de Lionel Jos-pin dans les vertus du parlementarisme majoritaire ; pour lui, l'Assem-blée représente réellement le peuple, et dès lors qu'il a sa confiance, il a celle du peuple. Tout au long de sa primature, il s'est employé à désamorcer les conflits au sein de la « gauche plurielle » ; et il y est parvenu. Au cours de sa campagne, il dira : « oui, je suis au centre... au centre de la gauche plurielle ». Malheureusement pour lui, s'il a fait beaucoup de concessions aux communistes, il en a aussi beaucoup ob-tenu d'eux. La direction du parti s'en est trouvée affaiblie 303 et a perdu la confiance de beaucoup de ses électeurs traditionnels. La France est un pays où l'extrême gauche a toujours été puissante. À partir du mo-ment où le PC renonce à sa fonction tribunicienne pour participer au gouvernement, sa relève est assurée par une nouvelle extrême gauche issue des groupes trotskistes qui - même si ce n'est pas leur terrain pri-vilégié d'action - vont présenter des candidats aux élections contre la gauche parlementaire. Or à leurs yeux Jospin n'est pas un homme de

302 Certains hommes de gauche sincères avaient tenté d'attirer l'attention de L. Jospin sur les dysfonctionnements auxquels aboutissait sa politique, mais en vain car, disent-ils aujourd'hui, il était prisonnier des idéologues, tout puis-sants dans la presse de gauche (Cf. E. Dupin, Sortir la gauche du coma, 2002 ; G. Frêche, Les éléphants ça trompe énormément, 2003).

303 ... au point qu'en octobre 2000, Robert Hue est obligé d'en abandonner la direction effective à M.-F. Buffet qui incarne une ligne beaucoup plus dure que la sienne, lui-même étant relégué dans des fonctions de président du parti. Cela ne sauvera pas le PC, qui le 21 avril, verra son candidat (3,37% des suffrages exprimés) distancé à la fois par Arlette Laguiller (5,72%) et par Olivier Besancenot (4,25%). Battu aux législatives, Robert Hue finira par démissionner de la présidence, le 5 novembre 2002.

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gauche : son Gouvernement a davantage privatisé d'entreprises pu-bliques que Balladur et Juppé [205] réunis ; il s'est obstinément refusé à régulariser tous les « sans papiers » et a maintenu la « double peine » ! Ces formations d'obédience trotskiste 304 sont trop divisées pour obtenir des sièges à l'Assemblée 305 ; mais - on va le voir - les voix qu'elles recueillent ne manquent pas d'affaiblir les chances de la gauche traditionnelle.

Le sentiment d'insécurité

D'autre part, il y a dans le bilan de Jospin un point noir : c'est la montée de l'insécurité. Face à la délinquance, sous l'inspiration des so-ciologues Michel Foucauld et Pierre Bourdieu, une poignée d'intellec-tuels bien introduits dans les médias ont imposé a la gauche une culture de l'excuse. Pour éviter les affrontements avec une police ac-cusée de racisme, celle-ci ne pénètre plus dans certains quartiers des banlieues urbaines ; des ghettos se sont ainsi constitués et sont deve-nus des zones de non-droit. Le trafic de stupéfiants, le « caillassage » des autobus et des voitures de pompiers, le viol collectif, le racket, le pillage à force ouverte des magasins s'expliquent, selon l'élite socia-liste, par l'injustice sociale, le défaut d'entretien des cités, les discrimi-nations à l'embauche et les carences du système éducatif. « J'avais cru, déclarera L. Jospin, que la diminution du chômage résoudrait le pro-blème. » Les seuls dérapages, que craint le Gouvernement sont ceux de la police qui mettent le feu à ces quartiers. En 2000, le taux d'éluci-dation des délits portés à la connaissance des autorités n'est que 26,7%

304 Il s'agit essentiellement de Lutte ouvrière qui reste fidèle à la représenta-tion la plus classique de la lutte des classes, réduite à l'opposition entre capi-talisme et prolétariat ; de la Ligue communiste révolutionnaire et du Parti des Travailleurs qui s'efforcent au contraire d'intégrer dans une analyse glo-bale l'ensemble des forces qui contestent la société actuelle : chômeurs, tiers-mondistes, altermondialistes, féministes, écologistes, mal-logés, émi-grés clandestins, détenus de droit commun, partisans de la taxe Tobin, anti-OGM, pro-palestiniens...

305 Cependant, lors de l'élection du Parlement européen de juin 1999, Lutte ouvrière et la Ligue communiste révolutionnaire étaient parvenues à présen-ter une liste commune qui avait obtenu 5,18% des suffrages exprimés et cinq sièges à l'assemblée de Strasbourg.

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(15% seulement pour les vols avec violence) et leurs auteurs identifiés ne sont pas poursuivis en justice dans 45% des cas. Un sondage, en janvier 2001, fait apparaître que 70% des Français placent la sécurité au premier plan de leurs préoccupations. Mais, au lieu de chercher re-mède à cette situation, Élisabeth Guigou, ministre de la Justice, a fait voter la loi du 20 juin 2000 sur la présomption d'innocence qui donne aux personnes mises en garde à vue des garanties telles qu'elle rend très délicate l'utilisation de cette procédure et multiplie les risques d'annulation 306. En novembre 2001, 30 000 policiers et femmes de gendarmes, exaspérés par les attaques de commissariats et le peu de considération des pouvoirs publics, manifestent dans les grandes villes de France. Ils bénéficient, selon un sondage, du soutien de 94% de la population. C'est alors seulement que L. Jospin prend conscience qu'il existe un problème. De peur qu'on l'accuse de céder à la pression de la droite, il charge Julien Dray, lui aussi ancien trotskiste et animateur de l'aile gauche du PS, de préparer une réforme de la loi Guigou qui n'ap-portera que des retouches mineures à son dispositif.

[206]Cependant les intellectuels de gauche continuent d'affirmer que

l'insécurité n'existe pas, et que s'il existe bien un sentiment d'insécuri-té, c'est qu'il est artificiellement créé par la propagande du Front natio-nal et les médias de droite avides de sensations 307. En janvier 2002, les communistes et les Verts ont refusé de voter les amendements propo-sés par Julien Dray à la loi Guigou. Jospin serait sans excuse aux yeux de la vraie gauche s'il allait plus loin dans cette voie...

306 Cette loi a souvent été présentée comme résultant d'une volonté de la classe politique de se protéger contre les juges. Sans doute cette explication n'est-elle pas totalement fausse ; mais elle est partielle. Plus profondément, l'intention du Gouvernement était, sinon de supprimer, du moins d'atténuer le caractère inévitablement répressif de l'appareil d'État dénoncé par M. Foucault. Dans le même temps en effet, alors que le désordre s'aggrave dans les lycées et collèges, le ministre de l'Éducation J. Lang réforme les conseils de discipline pour rendre les enseignants minoritaires en leur sein.

307 Voir les critiques fielleuses, à base d'attaques personnelles, qui ac-cueillent le Que sais-je ? d'A. Bauer et X. Raufer, Violences et insécurité ur-baines, 2° éd., 2001. Pour éviter que la publication des chiffres de la crimi-nalité ne valide le « sentiment d'insécurité », J.-P. Chevènement avait dé-mantelé l'instrument statistique mis au point par les Renseignements géné-raux (cf. L. Bui-trong, Violences. Les racines du mal, 2002).

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La victoire de Chirac

Mais pour 4 800 000 électeurs, Jospin est sans excuse - avec Chi-rac, tenu pour co-responsable - d'avoir laissé à ce point se dégrader la situation. Ce sont ces 4 800 000 citoyens - potentiellement victimes de l'insécurité, au moins dans leur imaginaire - qui, le 21 avril, vont voter pour Le Pen, plaçant celui-ci au second rang des candidats du premier tour, devant le Premier ministre (4 610 000 voix) et derrière le Pré-sident sortant (5 660 000 voix).

Stupeur au sein du PS... Horreur. Son champion, Lionel, est élimi-né de la compétition avant même d'avoir réellement engagé le combat. Sonné, il se retire avec dignité de la vie politique, et décapite ainsi un parti qui avait tout misé sur lui. Il ne reste plus aux socialistes qu'à ap-peler - la rage au cœur, mais avec le maximum de bruit parce qu'il leur faut bien dépenser l'énergie tenue en réserve pour le second tour - à faire barrage au Front national et à voter Chirac qui va ainsi se trouver élu, sans même faire campagne, par 82% des Français. Et surtout, il reste aux socialistes à désigner les coupables. Ces coupables ne peuvent être ni les trotskistes 308, ni Robert Hue, ni Noël Mamère parce que le PS ne se veut pas d'adversaire à gauche, ni même Christiane Taubira qui dans les DOM-TOM a pris à Jospin 660 000 voix qui lui revenaient de droit, mais qui ne s'était présentée, contre l'avis du PRG, qu'à la demande de Jean Glavany, directeur de la campagne socia-liste... Le coupable, c'est Chevènement qui a voulu maintenir la Corse dans la République, et qu'on va faire battre, avec tous ses amis, aux élections législatives qui vont suivre.

308 Surtout pas Olivier Besancenot auquel le PS a apporté une bonne partie des 500 parrainages nécessaires à sa candidature...

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Section IIILe retour au présidentialisme

Les élections législatives des 9 et 16 juin 2002et la création de 1’UMP

Les élections législatives apparaissent déjà jouées. Le taux d'abs-tention et de vote blanc va de ce fait approcher 38%. Certes, les élec-teurs de gauche ont compris la leçon du 21 avril : l'extrême gauche, toutes tendances confondues, ne recueille plus que 2,86% des voix, les Verts 4,4%, le PC 4,7%. En conséquence, le PS, bien que la lutte pour le [207] contrôle de l'appareil fasse déjà rage en son sein, remonte à 25%, son score de 1997 ; mais il n'a plus de réserves pour le second tour et ne recueillera que 141 sièges. Les électeurs de J.-M. Le Pen eux-mêmes abandonnent le combat : ils ne sont plus que 11% à voter pour ses candidats, dont aucun ne sera élu.

À droite, l'unité s'est faite autour de Chirac. Profitant de son hégé-monie, celui-ci va imposer la fusion de toutes les forces de droite. Il a repris la vieille ambition de Giscard d'Estaing de constituer en France un grand parti conservateur sur le modèle britannique. L'opération est en cours depuis deux bonnes années : lors de son arrivée à l'Élysée en mai 2000 comme conseiller du Président, Jérôme Monod avait reçu pour unique mission de réaliser cette fusion ; mais il s'est heurté jusque-là à l'opposition farouche des états-majors des partis en place : Bayrou et Madelin naturellement, mais aussi Michèle Alliot-Marie, Bernard Pons et Jean-Louis Debré avec lesquels le Président doit composer. En mai 2002 l'instant est propice puisque c'est celui où se donnent les investitures pour les législatives. Alain Juppé, désigné comme le maître d'œuvre de l'opération, s'associe Philippe Douste-Blazy et J.-C. Gaudin. Il avertit : « qui n'est pas avec nous est contre nous ». Les statuts qu'il élabore proscrivent la constitution de « courants » semblables à ceux qui singularisent le PS. Les parlemen-taires du groupe seront soumis à une stricte discipline, ne pouvant pro-poser d'amendements sans l'accord de la direction.

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Seul F. Bayrou 309 persiste à lui résister ; mais la nomination comme ministres du Gouvernement Raffarin de plusieurs de ceux sur lesquels il comptait a porté un coup sévère à ses prétentions, et il ne peut être suivi que par ceux des députés centristes sortants qui sont sûrs de leurs circonscriptions ; l'UDF se trouvera de ce fait ramenée à 22 députés. Et bien qu'elle n'ait obtenu que 34% des voix au premier tour, l’UMP 310 totalisera 369 sièges à l'issue du second, donnant ainsi au Président la majorité absolue dans les deux Chambres 311 et une majori-té des trois cinquièmes au Congrès, et donc la possibilité de faire mo-difier la Constitution. C'est d'ailleurs là la tâche à laquelle le nouveau Premier ministre J.-P. Raffarin a décidé de s'atteler prioritairement.

Le Gouvernement Raffarin

Choisi par J. Chirac comme Premier ministre, ce sénateur, issu du secteur privé où il faisait profession de spécialiste de la communica-tion, veut « réconcilier la France d'en-haut avec la France d'en-bas » grâce notamment à la décentralisation. Rompant [208] avec une pra-tique vieille de trente ans, il n'accorde aux « énarques » qu'un quart des portefeuilles de son Gouvernement et fait appel à des hommes nouveaux issus le plus possible des professions du secteur dont ils

309 S'il est l'un des plus ambitieux des politiciens actuels, Bayrou est sans doute aussi le moins digne de confiance : tous les universitaires se sou-viennent de la façon dont, ministre de l'Éducation d'Édouard Balladur, il a géré son ministère, cédant pour avoir la paix, aux revendications extrêmes des syndicats communistes auxquelles ses prédécesseurs Lionel Jospin et Jack Lang avaient tant bien que mal résisté jusqu'à son arrivée.

310 L’Union pour la Majorité Présidentielle changera son nom lors de son congrès constitutif le 14 novembre 2002 et prendra celui d'Union pour un Mouvement Populaire. Elle revendique 164 500 adhérents, mais 45 000 seulement ont participé à la consultation organisée à l'occasion de ce congrès. L’absence à ce congrès de Ph. Séguin et de Ch. Pasqua sera remar-quée, ainsi que le relativement bon score des anciens « gaullistes de gauche » dont la liste « Debout la République » animée par N. Dupont-Ai-gnant obtint 15% des suffrages.

311 Le groupe UMP du Sénat, issu de la fusion en décembre 2002 des groupes RPR, Républicains et indépendants et Union centriste, compte 167 membres. C'est la première fois dans l'histoire de la République qu'un même parti dispose d'une telle majorité à la fois à l'Assemblée et au Sénat.

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vont être responsables : aux Finances un industriel, à l'Éducation un professeur de philosophie, à la santé un médecin, aux sports un cham-pion olympique, à la recherche une astronaute... Deux personnalités politiques cependant vont émerger au premier plan : Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur et Dominique de Villepin, précédemment secré-taire général de la Présidence, promu ministre des Affaires étrangères. Nous reviendrons plus loin sur l'action de N. Sarkozy.

Comme il l'avait fait avec Alain Juppé au début de son premier mandat présidentiel, J. Chirac se tient à distance du Gouvernement. S'il suit de près l'action des ministres qu'il reçoit fréquemment en tête-à-tête, il le fait avec une très grande discrétion et, contrairement à la pratique constante de ses prédécesseurs depuis 1969 et dont il avait personnellement beaucoup souffert entre 1974 et 1976, il ne remet ja-mais en cause l'autorité du Premier ministre. Il ne s'oppose pas à ce que celui-ci, comme l'avait fait L. Jospin, réunisse les ministres hors de la présence.

Le programme qu'il lui a assigné ne risque pas de nuire à sa popu-larité : lutter contre l'insécurité routière et contre le cancer, protéger les handicapés, et baisser les impôts...

Brillamment assisté par Dominique de Villepin, il se consacre es-sentiellement à la politique extérieure, domaine dans lequel, devenu le chef de file de tous ceux qui dans le monde entier s'opposent à l'hégé-monie agressive des États-Unis et à leur conception néo-libérale des échanges commerciaux, il enregistre d'exceptionnels succès média-tiques, même si à droite certains s'inquiètent des conséquences d'éven-tuelles représailles américaines 312.

312 Naturellement, le Président réaffirme avec force sa fonction de « chef des armées » : en septembre 2002, son chef d'état-major particulier est nom-mé chef d'état-major des armées ; un projet de nouvelle loi de programma-tion militaire est adopté qui prévoit la construction d'un deuxième porte-avions nucléaire ; des troupes sont envoyées en Côte d'Ivoire pour s'interposer entre le Gouvernement et les forces rebelles... À ceux qui s'étonnent que le portefeuille de la Défense ait été confié à une femme (Mi-chèle Alliot-Marie, ancienne présidente du RPR) il répond : « Le ministre de la Défense, c'est moi »... Mais il reprend également le contrôle des pro-blèmes de sécurité intérieure dont il avait été dessaisi en novembre 1997 par L. Jospin : dès le 15 mai 2002, un nouveau Conseil de sécurité intérieure est créé, placé cette fois sous sa présidence et doté d'un important secrétariat di-rigé par un de ses proches, le préfet Philippe Massoni. Quant à la DGSE, qui

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C'est avec son plein accord et, pour une part sur ses instructions, que sera entreprise, aussitôt après sa réélection, l'une des plus auda-cieuses réformes constitutionnelles de la Ve République.

La décentralisation

La France fut longtemps l'archétype de l'État unitaire centralisé. Le maintien de la politique centralisatrice de l'Ancien régime avait été l'un des principaux enjeux de la Révolution française. Aux Girondins, partisans d'une décentralisation allant jusqu'au fédéralisme, s'oppo-saient les Jacobins qui proclamèrent la République « une et indivi-sible ». Poursuivie ensuite par Napoléon et tous les régimes qui sui-virent, la centralisation administrative n'a été remise en cause que par les lois Defferre de 1982 à 1985 qui supprimèrent les tutelles de l'État sur toutes les collectivités territoriales.

[209]Le caractère unitaire de l'État a survécu plus longtemps, parce qu'il

était fondé sur la Constitution de 1958. Celle-ci, comme toutes les constitutions républicaines qui l'ont précédée depuis 1792, affirme dans son article 2 que la France constitue une République indivisible. Dans son Titre XII, « Des collectivités territoriales », elle consacrait l'existence de trois types de collectivités « administrées librement par des conseils élus » et dotées de structures uniformes fixées par la loi : les communes, les départements, et les territoires d'Outre-mer. Elle prévoyait la possibilité pour la loi d'en créer d'autres types, ce qui a été fait par la loi du 2 mars 1982 qui a érigé les régions - créées en 1964 comme simples établissements publics - en collectivités territo-riales. Les départements d'Outre-mer étaient assimilés à ceux de mé-tropole ; leur organisation ne pouvait faire l'objet de mesures spéci-fiques que si elles étaient nécessitées par leur situation particulière, et le Conseil constitutionnel était particulièrement attentif à cette restric-tion 313.

reste officiellement rattachée au ministère de la Défense, elle se trouve de fait placée dans la dépendance des Affaires étrangères par la nomination à sa tête de M. P. Brochand, très proche collaborateur de D. de Villepin.

313 Voy. A.-M. Le Pourhiet et al., Droit constitutionnel local, 1999 ; M. Verpeaux et al., « Le droit constitutionnel des collectivités locales », Les ca-

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La difficulté majeure tenait au régime des Territoires d'Outre-mer : la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, les îles Wallis-et-Futu-na et les Territoires antarctiques (ces derniers inhabités posant heureu-sement moins de problèmes). Ces reliquats de l'Empire colonial fai-saient l'objet de l'article 74 de la Constitution. Leurs statuts, fixés par des lois organiques prises après consultation de leurs assemblées terri-toriales, devaient tenir compte « de leurs intérêts propres dans l'en-semble des intérêts de la République ». La majorité de leurs habitants restait soumise à un statut personnel, différent du statut civil de droit commun et fondé pour l'essentiel sur la coutume. Bien que la citoyen-neté française ait été reconnue à leur population, il était clair que ces territoires d'Outre-mer avaient vocation à l'indépendance 314.

Et c'est à propos de l'un d'eux - la Nouvelle-Calédonie - que le ca-ractère unitaire de la République a été remis en cause. Nous avons vu combien le problème calédonien était difficile du fait que la majorité allogène de la population ne voulait pas de l'indépendance souhaitée par la minorité autochtone, et comment on n'avait pu le résoudre - au moins temporairement - qu'au prix d'une révision de la Constitution qui porte atteinte à des principes essentiels de celle-ci (cf. supra, p. 165). Le problème pouvait se reposer ailleurs, d'abord en Polynésie 315, mais aussi dans les départements d'Outre-mer où une agitation indé-pendantiste endémique oblige la métropole à une particulière généro-sité dans l'octroi des subventions et à un particulier laxisme dans le contrôle de leur emploi. C'est pourquoi J. Chirac souhaitait une ré-forme qui balaie en une seule fois tous les obstacles constitutionnels à l'évolution du statut de ces départements et territoires, tout en les maintenant sous la souveraineté au moins théorique de la France.

hiers du Conseil constitutionnel,, n° 12, 2002.314 Restés Territoires d'outre-mer après l'accession des autres pays africains

à l'indépendance en 1960, les Comores - à l'exception de l'île de Mayotte - avaient unilatéralement proclamé leur indépendance en 1974. Djibouti avait obtenu la sienne en 1977.

315 Un accord entre M. Flosse, président de ce territoire, d'une part et MM. Chirac et Jospin d'autre part avait donné lieu en 1999 à un projet de loi constitutionnelle qui avait été voté par les assemblées et devait être soumis au Congrès en janvier 2000 en même temps qu'un projet de réforme du Conseil supérieur de la Magistrature. Mais un revirement des députés de droite sur ce dernier projet a conduit le Président à ajourner la réunion du Congrès.

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Cette volonté présidentielle rejoignait celle du Premier ministre de réconcilier « la France d'en bas et la France d'en haut » par un large transfert des responsabilités de [210] l'État aux élus locaux, et aussi celle de N. Sarkozy de trouver, par ce moyen, une solution au pro-blème spécifique de la Corse 316.

Aussi la première tâche que s'assigna J.-P, Raffarin fut de faire adopter - malgré l'avis du Conseil d'État attentif à éviter toute atteinte au principe d'égalité entre les citoyens, et en dépit des réticences affi-chées du président de l'Assemblée J.-L. Debré 317 - une réforme consti-tutionnelle qui remet à plat l'organisation de la France d'outre-mer et, en métropole-même, ouvre la voie à d'importants transferts de compé-tences.

La toi constitutionnelle du 28 mars 2003 sur l'organisation dé-centralisée de la République place la décentralisation parmi les carac-tères de la République énoncés par l'article 1er de la Constitution, au même titre que l'indivisibilité, la laïcité, ou l'égalité. Le nouvel article 72 de la Constitution pose - en des termes si maladroits qu'ils ouvrent au juge constitutionnel toute liberté pour les interpréter ou les ignorer - un principe général de subsidiarité : « Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon ». En plus des transferts de compétences qui seront décidés dans un proche ave-nir et qui devront être accompagnés d'un transfert équivalent de res-

316 En 2001, les conseillers de Lionel Jospin avaient négocié avec « les par-tis représentés à l'Assemblée de Corse » (en fait avec les représentants des indépendantistes) un accord qui donnait à ceux-ci satisfaction sur l'enseigne-ment de la « langue corse » et sur la possibilité de s'affranchir des lois de la République dans certains domaines sensibles (et spécialement de la loi « Lit-toral » qui fait obstacle à la spéculation). Cet accord avait provoqué la dé-mission de J.-P. Chevènement, alors ministre de l'Intérieur. Mais quand la loi qui l'entérinait avait été soumise au Conseil constitutionnel, celui-ci, dans sa décision n° 2001-454 DC du 17 janvier 2002, l'avait privé de J'essentiel de sa portée.

317 Sur l'échiquier personnel de Jacques Chirac, semblable en cela à celui de François Mitterrand, le président de l'Assemblée semble avoir pour rôle d'être le premier critique institutionnel du Premier ministre. On l'avait déjà constaté quand à l'aube de la seconde cohabitation, il avait fait élire dans cette fonction M. Philippe Séguin, adversaire déclaré des idées d'E. Balla-dur.

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sources, certaines lois et certains règlements prévoiront la possibilité pour les collectivités d'y déroger à titre expérimental 318.

S'agissant de l'outre-mer, chacune des collectivités qui le com-posent disposera d'un statut particulier défini par une loi organique adoptée après avis de son assemblée délibérante, et qui pouffa aller de la quasi-assimilisation aux collectivités métropolitaines à une autono-mie comparable à celle dont jouit la Nouvelle-Calédonie (dont le ré-gime n'a pas été remis en cause). Seules devront rester soustraites à leur compétence les matières habituellement réservées à l'État fédéral dans les fédérations modernes. Le Conseil d'État pourra annuler leurs décisions intervenues en violation de ce statut. Mais celles qui auront obtenu un statut d'autonomie renforcée pourront saisir le Conseil constitutionnel lorsque leurs compétences seront méconnues par le lé-gislateur national.

La décentralisation du territoire métropolitain ne peut manquer de susciter quelques interrogations : elle est présentée comme « un formi-dable moyen de réformer l'État », [211] notamment par une meilleure gestion des finances publiques. Cela risque de n'être pas le cas : de-puis 1982, les rapports des Chambres régionales de comptes té-moignent du laxisme de beaucoup de collectivités et les annales judi-ciaires fourmillent de condamnations prononcées contre les élus. En toute hypothèse, la maîtrise de la conjoncture - qui est une des fonc-tions des finances publiques - n'est pas du ressort des collectivités lo-cales, et en transférant une partie de ses pouvoirs à celles-ci, l'État ré-duit encore en ce domaine ses possibilités d'action déjà fort diminuées par les contraintes européennes.

318 Le Gouvernement aurait souhaité accompagner cette réforme d'un ac-croissement du pouvoir des administrés : dans son projet initial, ceux-ci de-vaient pouvoir, par voie de pétition, faire inscrire à l'ordre du jour des as-semblées locales les questions qui les intéressaient. Cette disposition n'a pas obtenu l'accord d'un Parlement qui, du fait du cumul des mandats, est com-posé à 90% d'élus locaux jaloux de leur indépendance. Tout au plus a-t-on prévu la possibilité pour ces assemblées d'organiser des référendums locaux sur les questions de leur compétence... lorsqu'elles le jugeront utile. Il sera intéressant, pour porter un jugement sur l'attachement des élus au principe démocratique, d'étudier non seulement la fréquence d'utilisation de cette possibilité de consultation populaire, mais aussi sur la sincérité des ques-tions posées.

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D'autre part, le système des fonds de concours et des subventions a depuis 1982 subverti le principe fondamental de la décentralisation qui était de rendre, à tous les niveaux, les gestionnaires des collectivi-tés responsables de leur action devant les électeurs. En matière d'équi-pement, aucun d'eux n'agit seul en raison de la possibilité qui lui est offerte d'obtenir des autres et de l'État une aide financière à la réalisa-tion de ses projets... s'il a les bons appuis politiques. On aurait pu ima-giner que les auteurs du projet tentent de remédier à cette situation qui fait prévaloir souvent des considérations de politique politicienne sur les impératifs d'équité et de bon sens. Mais la pratique des subven-tions croisées est à tel point entrée dans les esprits qu'ils l'ont au contraire entérinée : après avoir rappelé pour la forme qu'« aucune collectivité territoriale ne peut exercer de tutelle sur une autre », le cinquième alinéa du nouvel article 72 annonce simplement leur inten-tion de clarifier le système en permettant à la loi de désigner, en cas de concours de plusieurs collectivités, une collectivité « chef de file ». Mais qu'est-ce qu'un « chef de file » lorsque les gens qui sont derrière ne le suivent pas où ne le suivent qu'aux conditions qu'ils fixent libre-ment ?

Également, on regrettera que l'on n'ait pas profité de la réforme constitutionnelle pour résoudre les problèmes qui tiennent à la taille des collectivités : l'intercommunalité et la création de « pays », le sort du département...

Mais indépendamment de ces critiques de fond, la grande faiblesse de la réforme, c'est que la décentralisation implique des transferts de personnels, que les fonctionnaires ne peuvent pas être transférés sans leur consentement et que, dans leur grande majorité, ils ne veulent pas être transférés.

La « méthode Raffarin »

Bien qu'il explique avoir été choisi parce « juppéo-compatible », J.-P Raffarin est le contraire d'Alain Juppé. Alors que celui-ci, sûr de sa logique, agit avec impétuosité, le nouveau Premier ministre prend le temps de l'explication. « Je vais à mon rythme ». Pragmatique, il se garde bien d'afficher les convictions européennes et libérales qui

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l'animent 319. Il en prend même éventuellement le contre-pied, en refu-sant les disciplines qu'impose le pacte de stabilité et en tentant de re-nationaliser le groupe Altsom au bord de la faillite. C'est avec beau-coup de discrétion, par petites touches, que sous son autorité, François Fillon, ministre des affaires sociales, supprime les rigidités de la régle-mentation sur les 35 heures. Cette façon d'agir n'a pas toujours l'assen-timent de sa majorité, partisane souvent d'agir en force.

[212]Un exemple typique nous est donné par la loi du 11 avril 2003 por-

tant réforme du mode d'élection des conseillers régionaux et des dépu-tés européens. L. Jospin avait déjà modifié le mode d'élection des conseillers régionaux par la loi du 19 janvier 1999, qui - inspirée du mode de désignation des conseils municipaux - visait à rendre les ré-gions plus gouvernables en accordant d'office le quart des sièges à la liste arrivée en tête, les autres sièges étant répartis à la représentation proportionnelle entre toutes les listes. Mais pour obtenir le vote des communistes et des Verts, L. Jospin avait fixé à un niveau très bas (5% des suffrages exprimés) le seuil permettant à une liste de se main-tenir au second tour. Le projet de loi initial de J.-P. Raffarin avait d'abord prévu de doubler ce seuil en le faisant passer de 5% à 10% des suffrages exprimés au premier tour. Mais Alain Juppé avait exigé que le Gouvernement modifie au dernier moment son projet de loi pour porter ce seuil à 10% des inscrits, ce qui, compte tenu du nombre tou-jours élevé des abstentions, aurait permis d'éliminer plus sûrement les petits partis de la compétition, l'UDF de F. Bayrou étant spécialement visée. Devant les 13 000 amendements déposés à l'Assemblée contre ce texte, le Gouvernement dut utiliser l'article 49.3 pour le faire adop-ter. Mais l'opposition unanime - UDF incluse - saisit le Conseil consti-tutionnel qui, dans sa décision du 3 avril, constata que le Conseil d'État n'avait pas été consulté sur cette modification de dernière mi-nute, et que, de ce fait, cette disposition était inconstitutionnelle. Jup-pé revint à la charge, mais ne put obtenir du Premier ministre que le rétablissement de son projet initial. L'opposition ayant marqué un

319 Sénateur, J.-P. Raffarin était inscrit au groupe des Républicains et Indé-pendants, émanation de Démocratie libérale. Avant sa rencontre avec J. Chi-rac, toute sa carrière se déroule sous la protection de V. Giscard d'Estaing dont il demeure proche aujourd'hui.

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point, il convenait d'être beau joueur et de ne pas abuser davantage des pouvoirs de la majorité.

La réforme des retraites

Cette méthode de la conciliation ne met cependant pas le Gouver-nement à l'abri des contestations violentes. Le débat sur la réforme des retraites en témoigne. Depuis longtemps, du fait de l'allongement de la durée de la vie, la question du financement des régimes de retraites était posée. Déjà Michel Rocard, en 1991, avait publié un « livre blanc » sur le sujet. Édouard Balladur avait osé s'y attaquer, avec pru-dence. Il avait porté à quarante ans la durée des cotisations donnant droit à une retraite pleine, mais uniquement dans le secteur privé. Comme l'allongement de la durée des cotisations concernés, le PS n'avait protesté que pour la forme. A. Juppé avait voulu aller plus loin mais, ayant agi avec sa brutalité habituelle, avait soulevé une telle vague de mécontentement qu'il n'avait finalement rien pu faire, et que son successeur Lionel Jospin n'avait pas osé rouvrir le dossier 320. La question devenant de ce fait très urgente, J.-P. Raffarin s'appliqua d'abord à déminer le terrain, en écartant de la réforme les régimes dits « spéciaux » (ceux des cheminots et des agents de l'EDF) dont le po-tentiel de nuisance en cas de grève est dissuasif. Puis il s'efforça d'ôter au débat son caractère idéologique, en s'engageant à maintenir le sys-tème de la répartition alors que beaucoup dans sa majorité souhai-taient qu'on institue un système fondé davantage sur la capitalisation. Après quoi, il mit [213] l'accent sur la nécessité de rétablir l'égalité entre les secteurs publie et privé. Et, moyennant quelques concessions en faveur des travailleurs entrés très tôt dans la vie professionnelle, il finit par obtenir l'accord de la CFDT sur son projet. Mais naturelle-ment cet accord ne pouvait être ratifié par la gauche : ni par la gauche syndicale, ni par la gauche parlementaire. La CGT, la FSU et Force ouvrière appelèrent à la grève. Le secteur privé n'étant concerné qu'à

320 Il avait quand même créé un « fonds de réserve » qui devait être alimen-té par le produit des privatisations d'entreprises, de manière à reculer les échéances. Et Laurent Fabius, son ministre de l'Économie, avait institué un « plan d'épargne salariale volontaire » qui, bien que son auteur s'en défende, était l'amorce d'un système parallèle de retraites par capitalisation.

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terme, et les fonctionnaires - à l'exception des enseignants - étant conscients que leurs cessations de travail n'entraînaient pas des pertur-bations majeures dans la vie des citoyens, celle-ci fut surtout le fait des personnels des régimes spéciaux qui n'étaient pas directement concernés. Devant les retenues opérées sur leurs fiches de paye, ils fi-nirent, après huit « journées nationales » de grève étalées sur deux mois, par se lasser à l'approche des vacances. Quant à l'opposition par-lementaire, elle se signala surtout par l'indigence de ses propositions alternatives : augmentation du nombre des cotisants par la lutte contre le chômage, augmentation de la CSG et des cotisations des entre-prises. Rocard, Delors, Attali, Charasse et Kouchner eurent beau re-connaître que si le PS était resté au pouvoir, il n’aurait pas fait mieux, elle se lança à l'Assemblée dans une campagne d'obstruction. 7 000 amendements furent déposés par les communistes et 2 900 par les so-cialistes. Malgré les protestations de sa majorité, Raffarin ne voulut pas utiliser contre eux l'article 49.3, et le débat se prolongea sur dix-huit jours ouvrables, obligeant à maintenir ensuite le Parlement en session extraordinaire jusqu'au 24 juillet.

Mais la crise sociale, qui se poursuivra tout l'été avec le sabotage par les « intermittents du spectacle » des grands festivals et la révéla-tion du déficit faramineux de l'assurance maladie, entraînera un effon-drement de la popularité, inentamée jusqu'en mai, du Premier ministre et engendrera un doute sérieux sur la possibilité en France d'obtenir un consensus sur des réformes, quelle que soit la méthode employée 321.

Les paradoxes de Sarkozy

Au sein du Gouvernement, un homme se prépare depuis le début à prendre éventuellement la relève de J.-P. Raffarin : Nicolas Sarkozy.

Nicolas Sarkozy, qui avait commencé sa carrière politique en 1983 par l'exploit, à 28 ans, d'arracher la mairie de Neuilly à Charles Pas-qua, n'a commis qu'une erreur majeure dans son parcours politique : choyé par J. Chirac, et nommé grâce à lui ministre du Budget dans le

321 À la différence de l'Allemagne, où le Chancelier Schröder, appuyé sur la coalition des socialistes et des Verts, parvient au même moment à faire ac-cepter un report à 67 ans de l'âge normal de la retraite.

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Gouvernement d'Édouard Balladur, il a cru aux chances de celui-ci et trahi son protecteur. Mais il avait eu l'habileté en 1992-1993, en tant que secrétaire général-adjoint du RPR chargé des fédérations, de s'as-surer un fort soutien de la base militante du parti qui, lui restant fidèle, lui permit d'en devenir secrétaire général - et même président intéri-maire après la démission de Ph. Séguin en 1999. Pourtant bien qu'il ait pris une part très active à la restauration de Chirac comme chef unique des partis de droite et à la campagne présidentielle du premier tour, il n'est pas tout à fait rentré en grâce à l'Élysée. Alain Juppé, son rival potentiel pour la succession de J. Chirac, s'est opposé à sa nomination comme Premier ministre et il a dû se contenter de la seconde [214] place dans le Gouvernement de J.-P. Raffarin. Il s'y comporte cepen-dant comme un Premier ministre bis. Ministre de l'Intérieur avec des pouvoirs considérablement élargis 322, il prend en outre en main tous les dossiers délicats et s'applique avec succès à les désamorcer. Homme de droite et s'affichant comme tel, il se présente cependant comme l'antidote au Front national ; son ambition affichée est de dé-montrer aux électeurs de J.-M. Le Pen que la droite classique est ca-pable de juguler la délinquance et de maîtriser l'immigration sans at-tenter à ses valeurs. Comme la gauche n'y croit guère et est très atten-tive à tout ce qui, dans son action, serait susceptible d'alimenter des accusations d'autoritarisme, il prend un malin plaisir à la prendre à contre-pied. C'est ainsi par exemple qu'il ne prononcera pour l'instau-ration de « discriminations positives » et qu'il prendra l'initiative de supprimer l'expulsion des étrangers ayant commis des délits ne tou-chant pas à la sécurité de l'État (« la double peine »), mesure vaine-ment réclamée à Lionel Jospin par l'extrême gauche. Ce libéralisme affiché lui permettra de faire accepter par l'opinion - y compris celle de gauche 323 - toute une série de mesures, longuement préparées avec

322 Pour la première fois dans l'histoire de la République, N. Sarkozy s'est fait donner, par le décret du 15 mai 2002, autorité à la fois sur la police na-tionale et sur la gendarmerie dont le ministère de la Défense n'assure plus que la gestion. Il peut également, en vertu de ce même décret, faire appel aux services de la direction des douanes et de celle des impôts. Il profitera de ces pouvoirs pour réorganiser la carte des compétences territoriales des services de sécurité.

323 Selon un sondage réalisé en décembre 2002, 66% des Français jugent son action globalement positive, 21% estimant cependant qu'il en fait trop, et 22% qu'il n'en fait pas assez.

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ses collègues avocats et les hauts fonctionnaires du ministère, qui per-mettront effectivement - mais dans des proportions encore modestes - de diminuer la délinquance des mineurs, de contrôler l'immigration clandestine et de réduire la fréquence des accidents de la route.

Ses audaces cependant ne sont pas toujours couronnées de succès, spécialement lorsqu'il reprend des projets déjà expérimentés par ses prédécesseurs socialistes, tels ceux de créer un Conseil du Culte mu-sulman de France ou de fusionner les deux départements corses.

Émise d'abord par P. Joxe, et reprise ensuite par J.-P. Chevènement et D. Vaillant, l'idée de donner aux pouvoirs publics, du côté musul-man, un interlocuteur analogue à celui dont ils disposent du côté ca-tholique avec l'Assemblée des évêques de France, ou du côté des is-raélites avec le CRIF, parut d'abord excellente. Mais fallait-il le faire élire ? Sarkozy s'estima lié, par les engagements de ses prédécesseurs sur ce point. On peut douter qu'il ait eu raison. D'une part, le suffrage de la base confère aux autorités religieuses élues une légitimité qui entre en concurrence avec celle de l'État laïque. D'autre part, qui dit « élections » dit « politisation ». Et souvent au pire sens du terme. En la circonstance, alors que le PS à son congrès de Dijon de mai 2003 acclamait les hymnes à la laïcité de L. Fabius, J. Lang et J. Dray, ses militants dans les banlieues, pour tailler des croupières à Sarkozy, s'employèrent à faire voter pour l’UOIF, la plus intégriste et anti-occi-dentale des organisations musulmanes, financée par l'Arabie saoudite et le Pakistan. Il est des domaines dont les principes démocratiques doivent être écartés. C'est le cas pour tout ce qui touche à la religion. Les catholiques n'élisent pas la conférence épiscopale ; le CRIF peut bien assimiler, dans ses communiqués, la moindre réserve à la poli-tique d'Israël dans les territoires occupés à des marques d'un [215] an-tisémitisme annonciateur d'une nouvelle Shoah, cela n'a pas d'impor-tance majeure parce que, n'étant pas élu directement, le CRIF ne parle pas au nom de tous les Juifs de France. Faire élire le CFCM consti-tuait donc une erreur, d'autant plus regrettable que, bien qu'élu par les seuls pratiquants, il aura inévitablement la tentation de parler au nom de tous les citoyens de culture musulmane. Le ministre eut heureuse-ment la sagesse de corriger le tir en maintenant à la tête du Conseil, mais avec des pouvoirs réduits, le recteur très modéré de la mosquée de Paris D. Boubakeur.

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Une autre erreur, du même ordre, fut de vouloir faire approuver par les électeurs de Corse un nouveau statut inspiré, lui aussi, par les pro-jets de Lionel Jospin concernant l'île et soutenu par les indépendan-tistes. Même si Jacques Chirac s'engagea aux côtés de son ministre, ce changement de statut, combattu par les clans traditionnels qui se par-tagent le pays et fournissent leur protection à ses habitants, devait être rejeté en juillet 2003 par ceux-ci qui, las de perpétuelles mutations institutionnelles qui ne changent rien à leur situation réelle, ne pou-vaient pas manquer, connaissant la genèse de celle-ci, d'y voir une re-connaissance d'une entité corse distincte de l'ensemble du pays.

La démocratie est assurément le meilleur des systèmes. Mais il ne faut pas en abuser.

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[216]LES ÉLECTIONS PRÉSIDENTIELLES

DE 1995 ET 2002

L'ÉLECTION DE 1995

Premier tour (23 avril) Second tour (7 mai)

Inscrits 39 992 912 39 976 944Votants 31 345 794 31 845 819

Abstentions 21,62% 20,33%Blancs et nuls 2,82% 5,97%

Suffr. exprimés 30 462 633 29 943 671

Candidats Suffrages ob-tenus

% Suffrages ob-tenus

%

Jospin 7 097 786 23,30% 14 180 644 47,36%

Chirac 6 348 375 20,84% 15 763 027 52,64%

Balladur 5 658 796 18,58%

Le Pen 4 570 838 15,00%

Hue 2 632 460 8,64%

Laguiller 1 615 552 5,30%

de Villiers 1 443 186 4,74%

Voynet 1 010 681 3,32%

Cheminade 84 959 0,28%

L'ÉLECTION DE 2002

Premier tour (21 avril) Second tour (5 mai)

Inscrits 41 194 689 41 191 159

Votants 29 495 733 32 831 501

Abstentions 28,40% 20,29%

Blancs et nuls 2,42% 4,29%

Suffr. Exprimés 28 498 471 31 066 781

Candidats Suffrages ob-tenus

% Suffrages ob-tenus

%

Chirac 5 665 855 19,88% 25 540 874 82,21%

Le Pen 4 804 713 16,86% 5 525 901 17,79%

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Jospin 4 610 113 16,18%

Rayrou 1 949 170 6,84%

Laguiller 1 630 045 5,72%

Chevènement 1 518 528 5,33%

Mamère 1 495 724 5,25%

Besancenot 1 210 562 4,25%

Saint-Josse 1 204 689 4,23%

Madelin 1 113 484 3,91%

Hue 960 480 3,37%

Mégret 667 026

Taubira 660 837 2,32%

Lepage 535 837 1,88%

Boutin 339 112 1,19%Gluckstein 132 686 0,47%

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[217]LES ÉLECTIONS LÉGISLATIVES DE 1993 À 2002

Mars l993 juin 1997 juin 2002

Inscrits 38 968 660 39 361 138 40 930 928Abstentions 31,07% 32,08% 35,62%

Suffr. Exprimés 25 442 403 25 423 790 25 787 902

Suffrages obte-nus 1er tour

(en %)

Sièges Suffrages obte-nus 1er tour

(en %)

Sièges Suffrages obte-nus 1er tour

(en %)

Sièges

Extr. gauche 1,70% 2,56% 2,86%

Parti communiste 9,20% 23 9,90% 36 4,70% 21

Verts 7,64% 3,60% 8 4,43% 3

Parti socialiste 17,59% 57 23,82% 250 25,28% 141

MRG 0,90% 1,44% 10

MDC - Divers gauche 1,80% 3,10% 16 1,22%

UDF 19,10% 215 14,23% 113 4,19% 22

RPR 20,40% 257 15,67% 140

Divers droite 4,72% 61 6,61% 3 4,35% 8

UMP 34,23% 369

Front National 12,42% 14,94% 1 11,11%

Non Inscrits 24

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[218] LES RÉFÉRENDUMS DE LA Ve RÉPUBLIQUE

Dates Objet Inscrits Votants Suffr. expri-més

OUI NON

28 septembre 1958 Adoption de la Constitution 26 603 464 22 506 850 22 293 301 17 668 790 4 6 245 2184% 79% 21%

8 janvier 1961 Principe d'auto-détermination de l'Algérie 27 184 408 20 791 246 20 196 547 15 200 073 4 996 47474% 75% 25%

8 avril 1962 Approbation des accords d'Evian 26 991 743 20 401 906 19 303 668 17 508 607 1 795 06172% 91% 9%

28 octobre 1962 Élection du Président au suffr. univ. direct 27 582 113 21 301 816 20 742 058 12 809 363 7 942 69575% 62% 38%

27 avril 1969 Régionalisation et réforme du Sénat 28 656 494 23 091 019 22 458 888 10 515 655 11 943 23378% 47% 53%

23 avril 1972 Entrée de la G.-Bretagne dans la CEE 29 312 637 17 693 567 15 622 328 10 601 645 5 026 68353% 68% 32%

6 novembre 1988 Statut de la Nouvelle-Calédonie 38 025 823 14 028 705 12 371 046 9 896 498 2 474 54833% 80% 20%

20 septembre 1992 Approbation du traité de Maastricht 38 305 534 26 695 951 25 786 574 13 162 992 12 623 58267% 51% 49%

24 septembre 2000 Réduction à cinq ans du mandat présiden-tiel

39 941 192 12 058 688 10 118 348 7 407 697 2 710 651

25% 73% 27%

Le pourcentage des suffrages exprimés est calculé par rapport au nombre des inscrits. Les pourcentages des OUI et des NON sont calculés par rapport aux suffrages exprimés.

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B. Chantebout, Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République. (2004) 353

[219]

LES ÉLECTIONS DES DÉPUTÉS FRANÇAIS AU PARLEMENT EUROPÉEN

1979 1984 1989

Taux d'abstention 39,30% Taux d'abstention 43,30%

Taux d'abstention 51,10%

UFE (S. Veil) 27,61% UDF-RPR (Veil) 43,02% UDF-RPR (Giscard) 28,88%

PS-MRG (Mitterrand) 23,53% PS-MRG (Jospin) 20,75% PS (Fabius) 23,61%

PCF (Marchals) 20,52% PCF (Marchals) 10,95% FN (Le Pen) 11,73%

DIFE (Chirac) 16,31% FN (Le Pen) 10,95% Verts (Waechter) 10,59%

Écologistes (Fernex) 4,39% Verts 3,57% Centre (S. Veil) 8,42%

Extrême gauche (Laguiller) 3,08% Europe-Régions-Écologie 3,36% PC (Hertzog) 7,71%

Chasseurs 4,13%

1994 1999

Taux d'abstention 44,90% Taux d'abstention 53,30%

UDF-RPR (Baudis) 25,58% PS-MRG-MDC (Hollande) 21,95%

PS (Rocard) 14,49% RPF (Pasqua - de Villiers) 13,05%

Autre Europe (de Villiers) 12,33% RPR-DL (Sarkozy) 12,82%

MRG (Tapie) 12,03% Verts (Cohn-Bendit) 9,72%

FN (Le Pen) 10,56% Nouvelle UDF (Bayrou) 9,28%

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B. Chantebout, Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République. (2004) 354

PC (Wurtz) 6,89% Chasse, Pêche, Nature, Trad. 6,78%

Chasse, Pêche, Nature, Trad. 3,95% PC (Hue) 6,77%

Verts (Isler) 2,94% FN (Le Pen) 5,69%

Autre polit. (Chevènement) 2,53% LO-LCR (Laguiller-Krivine) 5,18%

Jusqu'à présent, la France constituait une circonscription électorale unique : les 87 sièges français étaient répartis à la représenta-tion proportionnelle entre les listes nationales ayant obtenu au moins 5% des suffrages exprimés. Ces tableaux ne donnent les résultats que des principales listes ; elles étaient 20 en 1994 et 1999

En application du traité de Nice de février 2001, le nombre des députés français sera ramené à 78 en 2004 et 72 en 2009. La loi du 11 avril 2003 a régionalisé l'élection de ces députés : le territoire est divisé en huit circonscriptions qui élisent à la RP, avec un seuil de représentation de 5% des suffrages exprimés, un nombre de députés proportionnel à leur population.

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B. Chantebout, Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République. (2004) 355

[221]

Brève histoire politique et institutionnellede la Ve République.

EN GUISE DE CONCLUSION

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Un ouvrage de ce genre, qui relate une histoire en train de se faire, ne peut évidemment pas avoir de conclusion. Mais il peut se clore par quelques constatations et une proposition.

La première constatation, c'est que la France n'a pas de constitu-tion.

Bien sûr, il existe en librairie un document qui porte ce titre. Il a été construit de bric et de broc au fil de révisions d'inspirations hétéro-gènes. Sur un socle de dispositions conçues pour assurer un meilleur fonctionnement au régime parlementaire, ont été ajoutés en 1962 le principe de l'élection directe du chef de l'État par le peuple, et en 1974 - pour donner un « statut » à l'opposition parlementaire - un système, très imparfait, de contrôle de constitutionnalité des lois. Puis à partir de 1992, par petites retouches successives, on a inséré l'Union euro-péenne dans son dispositif, tout en réaffirmant bien haut le principe de souveraineté nationale avec lequel l'appartenance à cette Union est manifestement incompatible.

Ce texte hétérogène, depuis dix ans, on le modifie tous les douze mois en moyenne en fonction des nécessités du moment et des idées à la mode : le droit d'asile, la parité, le quinquennat, la décentralisation

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B. Chantebout, Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République. (2004) 356

ou bientôt l'environnement... On n'hésite pas, pour apaiser une rébel-lion en Nouvelle-Calédonie, à y introduire des dispositions qui renient ses principes fondamentaux : l'universalité du suffrage et l'égal accès des citoyens aux fonctions publiques.

Mais cette prétendue constitution française, on peut la lire dans tous les sens sans y trouver réponse à la question élémentaire à la-quelle le but premier des constitutions est précisément de répondre : qui gouverne ? Le Président ou le Premier ministre ? La règle du jeu change en fonction des rapports de forces. Celui qui, en un moment précis, bénéficie du soutien populaire, récrit la Constitution à son avantage.

Vainement aussi lirait-on la constitution pour y trouver la manière dont nos droits et libertés sont, protégés. Les textes de référence qui les énoncent - la Déclaration de 1789 et le Préambule de 1946 - ne sont qu'évoqués, dans un préambule auquel le constituant de 1958 ne voulait pas donner de valeur juridique. Et si les citoyens veulent se prévaloir de leurs principes, ce n'est pas au Conseil constitutionnel qu'ils peuvent s'adresser, ni ces textes qu'ils doivent invoquer. Les droits et libertés fondamentales sont garantis en France par un texte étranger - la Convention européenne des droits de l'Homme - et en dernier recours par une juridiction étrangère, la Cour européenne, qui heureusement - mais c'est un hasard - siège à Strasbourg. Voir les droits constitutionnels des citoyens défendus par un texte et un tribu-nal étrangers n'est pas spécialement glorieux pour le pays des droits de l'Homme.

[222]Ainsi, la France n'a pas de constitution. Mais est-ce un drame ?

L'absence de constitution est une vieille tradition française : il fut un temps certes - entre 1792 à 1875 - où nous avions de vraies constitu-tions, des textes cohérents et rigides. Mais nous en changions souvent, dans la fureur, le sang et les larmes des révolutions. Aucune des constitutions de cette période n'a fonctionné plus de dix-huit ans. Beaucoup - celles de 1791, de l'an III, de l'an VIII, de 1848, de 1870 ont duré beaucoup moins. Celle de 1793 n'a même jamais été appli-quée. Puis soudain, la stabilité est revenue avec les trois lois constitu-tionnelles de 1875, la plus mal rédigée de toutes nos constitutions, et la moins cohérente idéologiquement. Quand elle a été votée par une

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B. Chantebout, Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République. (2004) 357

Assemblée constituante à majorité royaliste, Louis Blanc s'est excla-mé : « Nous avons la monarchie, l'hérédité en moins ». Quatre ans plus tard, l'élection de Grévy à la Présidence la transformait radicale-ment sans en modifier le texte. S'établissait alors ce que Carré de Mal-berg définissait comme « le parlementarisme absolu », et qui était en fait un régime d'assemblée. La coutume l'avait emporté sur le texte écrit, au point que lorsqu'un Président de la République osait l'invo-quer pour rendre un peu de consistance à sa fonction, il devait démis-sionner sans gloire. La Ille République fut pourtant de tous nos ré-gimes celui qui dura le plus longtemps, presque autant à lui seul que les douze autres qui l'avaient précédé.

Le fait de n'avoir pas de constitution n'est d'ailleurs pas incompa-tible avec la démocratie. L'Angleterre non plus n'a pas de constitution au sens où nous l'entendons, d'un texte écrit et rigide. Qui dira qu'elle n'est pas une démocratie ? Et les États-Unis ? En 1896, le futur pré-sident W. Wilson définissait le régime américain comme un « Congressional government ». En 1974, sans que le texte de Philadel-phie ait changé entre-temps, A. Schlesinger l'analysait comme une « Présidence impériale »... Même si depuis le 11 septembre 2001, il prend un tour inquiétant, peut-on dire qu'il ne s'agit pas d'une démo-cratie ?

Ainsi finalement le fait que la France n'ait pas de constitution n'a pas vraiment d'importance. L'essentiel est que les droits du citoyen soient protégés - et nous avons vu qu'ils le sont quand même - et que le pouvoir procède d'élections libres et sincères.

Le pouvoir en France procède d'élections au suffrage universel di-rect : l'élection présidentielle décide qui sera chef de l'État ; les élec-tions législatives quels seront ses pouvoirs. S'il gagne ces élections lé-gislatives, il aura la plénitude du pouvoir ; s'il les perd, il passe la main au Premier ministre issu de l’Assemblée. Telle est, en quatre lignes, la vraie Constitution de la France.

Tout serait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes pos-sibles, si ce n'était la manière dont se font les élections.

Les élections mettent aux prises des hommes soutenus par des par-tis. Aux États-Unis, en Angleterre, il n'y a que deux partis : l'un gagne, l'autre perd. En Allemagne, il y a quatre partis, mais ils forment entre eux des coalitions si stables qu'on se trouve presque en présence d'un

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B. Chantebout, Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République. (2004) 358

bipartisme de fait. En France aussi, il n'y a plus aujourd'hui que deux grands partis, deux partis de gouvernement : l’UMP et le PS. Pour en arriver là, en partant du multipartisme foisonnant de la IVe Répu-blique, il a fallu quarante ans. L'instrument de cette bipolarisation, qui était la grande idée de Michel Debré, a été le mode d'élection choisi pour désigner le Président de la République : en prévoyant une élec-tion à deux tours, on obligeait les partis à se regrouper et ensuite à maintenir leur alliance. L’élection présidentielle est tout de suite deve-nue la matrice de l'articulation des [223] forces partisanes : chaque ci-toyen est obligé de choisir son camp, droite contre gauche. Ensuite le clivage ainsi opéré subsiste dans toutes les autres élections.

Au début, cela favorisa la droite gaulliste puisque le pôle de ras-semblement de la gauche était le parti communiste dont il était exclu qu'il prenne jamais le pouvoir. Puis F. Mitterrand a créé le PS et est parvenu grâce à lui à gagner l'élection présidentielle. Le parti commu-niste a alors décliné et est quasiment disparu, cependant qu'à droite se créait l’UMP, immense parti conservateur fédérant les gaullistes, les libéraux et la grande majorité des centristes.

Et pourtant la bipolarisation à la française n'est en rien compa-rable au bipartisme anglo-saxon. En Angleterre, en Allemagne, par-tout ailleurs, les élections se jouent au centre ; ce sont les électeurs les plus modérés, les moins sensibles aux idéologies et les plus attentifs à leur situation quotidienne, qui par le déplacement de leurs voix, font basculer le pouvoir d'un camp dans l'autre. Le Premier ministre britan-nique sait bien qu'à la gauche du parti travailliste, il y a des trotskistes purs et durs ; mais il sait aussi qu'ils n'iront pas voter conservateur. Quoi qu'il fasse, leurs voix lui sont acquises. Il peut donc se consacrer à la séduction des centristes. Les conservateurs raisonnent de la même façon. C'est donc le centre qui gouverne.

Il n'en va pas de même en France : certes, il n'y a chez nous que deux partis qui comptent. Mais à leurs marges, aussi bien à gauche qu'à droite, des formations extrémistes - le Front national et les trots-kistes - pratiquent la politique du pire, et œuvrent à faire perdre leur camp pour l'obliger à s'aligner sur leurs positions. Ils ont contre lui un potentiel de nuisance considérable. Longtemps, la gauche a perdu à cause du parti communiste ; en 1997 la droite parlementaire a perdu à cause du Front national. En 2001, la gauche « plurielle » a perdu à cause des trotskistes.

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Les deux grands partis sont piégés par la surenchère permanente de leurs extrémistes. Quoi qu'ils fassent, ils ne pourront jamais les satis-faire.

La mésaventure de Lionel Jospin est pleine d'enseignements. Son gouvernement était le plus à gauche que la France ait connu depuis la Libération. Les trotskistes l'ont néanmoins combattu et ont eu raison de lui : en lui interdisant de prendre les mesures appropriées pour di-minuer « le sentiment d'insécurité », ils ont favorisé le vote pour J.-M. Le Pen ; et parallèlement, parce qu'il ne les avait pas suivis jusqu'au bout de leurs phantasmes, ils ont présenté des candidats contre lui...

Pour le parti au pouvoir, ne pas aller jusqu'au bout dans le sens voulu par les extrémistes, c'est s'exposer à leur hostilité et à perdre les élections. Mais aller dans leur sens, c'est aussi perdre les élections, car les électeurs centristes, mis en alerte par le parti concurrent, ne par-donneront pas cette dérive. Ainsi s'explique que, depuis 1980, tous les gouvernements sortants aient perdu les élections.

Le parti en place coalise contre lui, d'une part le parti adverse et les extrémistes du camp opposé, et d'autre part les extrémistes de son propre camp. Mathématiquement, cela fait une majorité.

Pour tenter de se sauver quand même, le parti au pouvoir n'a qu'une ressource : attribuer à Bruxelles les mesures impopulaires, et pratiquer la démagogie. Distribuer des aides, des subventions, des al-locations, des emplois... et alléger les impôts. Ainsi s'explique que de-puis 1980 la dette publique est passée de 23% du PIB à 62%, que le nombre des fonctionnaires a augmenté de 4 millions à 5,1 millions et que la moitié des ménages, échappant à l'impôt direct, croient que l'État leur donne tout sans contrepartie. [224] Ce n'est pas que le pays soit mal géré ; c'est qu'il n'est pas gérable par qui n'est pas politique-ment suicidaire.

La responsabilité de cette situation revient à ceux qui ont voulu une bipolarisation à l'anglo-saxonne, sans prendre en compte que les Français ne sont pas des Anglo-saxons. Comme le montre toute notre histoire, le peuple français est un peuple de passions. Il comporte un nombre inaccoutumé de gens qui croient aux idées et sont même ca-pables de leurs sacrifier leurs intérêts, au moins leurs intérêts à court terme. Ces gens forment l'ossature des partis extrémistes. Ils sont peu nombreux, mais sont capables, par leur dialectique, pour peu que la

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conjoncture s'y prête, d'entraîner derrière eux beaucoup d'électeurs in-fluençables, surtout lorsque la corruption a jeté le discrédit sur la classe politique.

Néanmoins les « modérés » - les gens chez qui la raison l'emporte sur la passion - restent fortement majoritaires. Mais ces modérés, le mécanisme de l'élection présidentielle les divise en deux camps et les livres, dans chaque camp, à leurs extrémistes, sans le soutien desquels ils ne peuvent espérer prendre le pouvoir, mais avec lesquels ils ne peuvent pas gouverner

Pour sortir de cette situation, il existerait une solution simple : ré-former le mécanisme de l'élection présidentielle.

Il ne saurait être question d'ôter au peuple le droit d'élire le Pré-sident. L'élection du Président de la République au suffrage universel direct est un acquis démocratique majeur sur lequel il n'est pas souhai-table de revenir, en supposant que ce soit politiquement possible. Mais puisque c'est le second tour qui crée le clivage gauche-droite et livre les modérés au chantage des extrémistes, il faut supprimer le second tour. C'est parfaitement possible sans que, pour autant, le Président cesse d'être élu à la majorité absolue des suffrages exprimés. Ce mode d'élection existe en Irlande et en Australie. En 1962, lors de la révi-sion qui devait instituer l'élection directe du Président par le peuple, Georges Gorse l'avait proposé au général de Gaulle mais n'avait pas su l'expliquer assez pour le convaincre 324.

C'est le vote à la pluralité des choix : l'électeur ne vote pas pour un des candidats ; il les classe par ordre de préférence. Lors du dépouille-ment, on prend d'abord en compte les premiers choix. Si aucun des candidats n'obtient la majorité absolue, on ajoute à son score les se-conds choix exprimés en sa faveur, puis éventuellement les troisièmes choix jusqu'à obtention de cette majorité. Si plusieurs candidats at-teignent cette majorité, celui qui a recueilli le plus de suffrages est élu.

L'intérêt premier de ce mode de scrutin, c'est qu'il brise la bipolari-sation et ramène le pôle de la vie politique vers le centre : les électeurs des partis extrémistes ne peuvent en effet faire porter leurs seconds choix que sur des candidats plus modérés. Il en irait de même des électeurs centristes : on imagine mal l'électeur libéral ou démocrate

324 Voy. A. Peyrefitte, C'était de Gaulle, op. cit., t. I, p. 237.

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B. Chantebout, Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République. (2004) 361

chrétien faire porter son second choix sur J.-M. Le Pen, alors qu'il trouve parmi les candidats socialistes des hommes quand même beau-coup plus acceptables.

Le système proposé avantage d'ailleurs les hommes de compromis. Ceux-ci, avec les modalités actuelles de l'élection se trouvent généra-lement éliminés à l'issue du premier [225] tour en raison de la radicali-sation des esprits qui se portent sur des leaders aux positions tran-chées. Lors du second tour, l'électeur qui n'avait pourtant pas voté pour eux regrette qu'ils ne soient plus en lice parce qu'ils leur appa-raissent finalement préférables à ceux qui y sont restés. Avec le scru-tin à la pluralité des choix, tous les candidats restent dans la course pour le second et le troisième choix. Une personnalité peut être élue alors qu'elle n'arrive qu'au troisième rang des premiers choix si, par son caractère et son programme, elle apparaît comme acceptable à plus de citoyens que ses concurrents initialement mieux placés. Le Président élu n'est plus le chef d'un camp qui va imposer sa volonté à l'autre, mais un homme qui, choisi par des électeurs des deux camps, aura à cœur de réconcilier la France avec elle-même.

Un autre avantage du système est de réduire l'influence des partis et d'améliorer grandement leur fonctionnement interne. Actuellement, la conquête de l'Élysée étant l'enjeu principal de la vie politique, les partis qui comptent dans leurs rangs plusieurs « présidentiables » s'entre-déchirent pour le contrôle de l'appareil qui choisira leur candi-dat unique. Avec le scrutin à la pluralité des choix, la candidature de-vient une affaire individuelle. Un parti peut avoir plusieurs candidats. C'est l'électeur qui déterminera leur hiérarchie.

On objectera que le dépouillement serait long. C'est exact : au lieu de connaître le résultat à vingt heures, on l'aurait vers vingt-deux heures ; mais on l'aurait quinze jours plus tôt qu'avec l'actuel système du scrutin à deux tours.

On objectera encore que le Président ainsi élu serait moins « légi-time » que celui élu avec le système d'aujourd'hui. Voire ! Selon la formule bien connue, dans le cadre du système actuel « au premier tour on choisit, au second tour, on élimine ». L’élu du second tour n'est donc pas choisi pour ses qualités propres, mais en raison de la ré-pulsion que suscite son concurrent. Curieuse légitimité ! Mais sitôt qu'il est entré à l'Élysée, il croit et fait croire qu'il a réellement été

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B. Chantebout, Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République. (2004) 362

choisi pour lui-même. C'est là l'origine de l'insupportable dérive mo-narchiste que nous avons constatée depuis 1962. Et l'un des avantages majeurs du système proposé, c'est précisément qu'il ramène le Pré-sident élu à sa dimension politique véritable : celle d'un homme ac-cepté plutôt que réellement voulu, et qui peut difficilement, dans ces conditions, prétendre confisquer la totalité du pouvoir.

Tel serait le premier remède pour sortir le pays du chaos politique dans lequel l'a plongé le mécanisme actuel de l'élection présidentielle. Mais naturellement, ce remède, nul n'envisagera un instant de l'appli-quer, parce que - et cela aussi est une constante de notre histoire constitutionnelle - on n'a jamais vu en France un régime, si malade soit-il, se réformer de lui-même. Dommage !

[226]

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[227]

Brève histoire politique et institutionnellede la Ve République.

INDEX ANALYTIQUE

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A-B

Absentéisme parlementaire, 64-65, 188.

Afrique, 43, 86, 106, 156, 171, 174, 197.

Algérie, 5, 41-43, 47, 48, 136, 174. Apparentements, 5. Asile (droit d'-), 179. Assistants parlementaires, 123, 142. Bayeux (discours de -), 5. Bipolarisation, 68-71, 76, 104, 222-

225.

C

Calendrier électoral (inversion du -), 200.

Centre démocrate, 69, 70, 75, 78, 91, 92, 107, 115.

CERES, 89-90, 109, 126, 137, 145. CFDT, 71, 109. CGT, 70, 71, 76.

Chômage, 80, 108, 171, 204. Cohabitation, 146, 151-159, 173-174,

190-206. Comité consultatif constitutionnel, 10. Comité Vedel, 171-172. Commissions législatives, 18, 19, 28,

120. Commissions d'enquête, 34, 120, 123,

141. Communauté, 10-11. Communautés européennes, 88, 145,

169-171, 221. Concentration du capital, 71, 80, 86. Conseil constitutionnel

- Création, 93-97. - et Conseil d'État, 99. - et lois référendaires, 53, 97. - et traités internationaux, 119,

169. - Gardien des libertés, 97-99,

118. - Rapports avec l'Exécutif, 140,

177-179.

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B. Chantebout, Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République. (2004) 364

- Réserves d'interprétation, 178. - Saisine, 95-96, 99, 118-119,

175, 179, 221.v. aussi : Erreur manifeste, Principes fondamentaux recon-nus, Objectifs à valeur constitu-tionnelle.

Conseil de cabinet, 39, 157. Conseil de défense, 43. Conseil des ministres, 39-41, 57-58. Conseil de sécurité intérieure, 197,

208. Conseils restreints, 57. Conseil supérieur de la Magistrature, 176. Contreseing, 4, 22, 24, 39, 41, 156.Convention européenne des droits de

l'Homme, 108, 178, 221.Convention des institutions républi-

caines, 69, 89.Conventionnalité (contrôle de -), 108,

119, 178. Corse, 192, 210, 215. Cour européenne des droits de

l'Homme, 178, 221. Culte musulman (Conseil du -), 214-

215.

D

Décentralisation, 125, 208-210. Décrets-lois, 7, 14. Dévaluation, 86, 133, 146. Dirigisme, 80, 145. Dissolution, 4, 5, 64, 71, 128, 162-163,

188-189. Domaine réservé, 44, 56, 80.

E-F-G

Écologistes, 103, 126, 128, 162, v. aussi : Verts.

Erreur manifeste du législateur, 177. FGDS, 69, 89. Financement des partis,

58, 59, 159, 168. Fonds secrets, 58, 203.

Front national, 147-148, 149, 151, 162, 166, 185, 190, 191, 206, 207, 223.

Gaullistes de gauche, 59, 63. Groupes parlementaires, 92, 137-138,

163.

I-J-K

Indépendants (CNI), 36, 49, 52, 63, 69. Indochine, 5. Information (contrôle de l'-), 67, 158,

v. aussi : ORTF.Initiative parlementaire, 17, 28, 55-56,

61, 85, 138, 184, 194. Insécurité (sentiment d'-), 205. Irrecevabilité (Art. 40), 28, 61, 138. IVG, 108, 118, 125, 178. Keynésianisme, 144-145.[228]

L-M-N

Loi- Domaine de la -, 16, 20, 27, 85,

177.- Adoption automatique (49.3), 16,

20, 27, 64, 122, 139-141, 164, 193.

- de finances, 28, 34, 86.- organiques, 28.- d'orientation, 62.v. aussi : Initiative parlementaire,

Irrecevabilité, Ordre du jour.

Maastricht (traité de -), 169-171. Majorité légale, 108. Ministres

- Choix des -, 38, 44, 77-78, 82-83, 113-114, 131-134, 155, 164, 169, 190, 192.

- Incompatibilités, 14, 18, 26, 193.

- Jurisprudence Bérégovoy, 185.- Responsabilité pénale, 175-

176.

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B. Chantebout, Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République. (2004) 365

- Traitement, 203.Motion de censure, 16, 19, 20, 64, 70. Mouvement des citoyens, 171. MRP, 5, 12, 14, 49, 52, 68, 69. Nationalisations, 80, 90, 91, 105, 125,

135, 145, 178. Nouvelle-Calédonie, 165, 177, 209.

O

Objectifs à valeur constitutionnelle, 177.

Obstruction parlementaire, 124, 140-141, 143, 158, 213.

Offices parlementaires, 142, 188. Ordonnances

- de l'art. 92, 33-34, - de l'art. 38, 64, 139, 155-156,

187. Ordre du jour des assemblées, 61, 186,

194. ORTE 67, 70, 81, 108. OTAN, 58, 70, 186.

P

Parité hommes-femmes, 194-195, 196. Parti communiste, 5, 32, 37, 52, 69-72,

75, 76, 88-89, 90-91, 108-110, 111, 127, 129, 140, 151, 161, 163, 190, 204.

Parti radical, 36, 69, 78, 107. v. aussi : Réformateurs, Radicaux de gauche.

Parti socialiste, 89-91, 109, 126, 129, 130, 136-140, 144-147, 149, 151, 163, 166, 168, 169, 172-173, 184-185, 190, 206, 213.

Participation, 59, 72. Plébiscite, 65-66, 88. Préambule, 96,98, 221.Premier ministre, 25-26.

- Nomination, révocation, 21, 38, 49-50, 59, 72-73, 78, 105, 134, 168.

- Rapports avec le Président, 79-82, 113-117, 131-134, 173-174, 196 et s., 208.

Président du Conseil, 3, 4, 5.Président de la République

- Mode d'élection, 18, 19, 24-25, 222, 224-225.

- Mandat (durée du -), 25, 92-93, 198-199.

- Pouvoirs, 12, 21-24, 26, 37-44, 46, 77, 105, 153-155.

- Art. 16, 12, 23, 43, 105, 172.- Chef des armées, 58, 117, 154,

156, 166-167, 174, 186, 196-197, 208.

- Responsabilité pénale, 204-205.

- Responsabilité politique, 45, 74, 152, 155.

- Secrétariat général, 56, 59, 79.Présidentiel (régime -), 65-66.Principes fondamentaux reconnus, 98-

99.Programme commun, 90-91, 109-110.PSU, 36, 69, 75, 109.

Q-R

Questions orales, 62-63, 84-85. Questions au Gouvernement, 119-120,

141. Question de confiance, 3, 4, 5. Radicaux de gauche, 90, 109, 126,

136. Réduction du temps de travail, 189,

204. Référendum

- Art. 11, 23, 143, 144, 172, 185-186.

- de septembre 1958, 32-33. - de janvier 1961 et avril 1962,

47-48. - d'octobre 1962, 50-53. - d'avril 1969, 72-74. - d'avril 1972, 88-89.

Page 366: Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République

B. Chantebout, Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République. (2004) 366

- - de novembre 1988, 165. - de septembre 1992, 170-171. - de septembre 2000, 199.

Référendums locaux, 210. Réformateurs (Mouvement des -), 78,

91, 92, 105. Régions, 73, 150, 209, 212. Règlements d'application, 86. Règlement des assemblées, 28, 120. Représentation proportionnelle, 148-

150, 169. Républicains indépendants, 63-64, 73,

75, 107, 115. République

- IIIe, 3-4, 222. - IVe, 4.

[229]Responsabilité gouvernementale, v.

Loi (adoption automatique), Mo-tion de censure.- Art. 49.1, 17, 28, 55-56, 81, 84,

85, 122, 139, 164, 167.- Art. 49.2, v. Motion de cen-

sure.- Art. 49.3, v. Loi (adoption au-

tomatique).Retraites (réforme des -), 125, 174,

192, 212-213. RPF, 5. RPF (Pasqua-de Villiers), 191. RPR, 107, 111-112, 127-128, 166,

170, 184, 191, 207.

S

Scrutin (modes de -)

- Élection de l'Assemblée, 36, 70, 107, 129, 148-150, 169, 194.

- Élections communales, 70, 146.

- Élections régionales, 212.- Élections Parlement européen,

122, 212.Sénat

- Pouvoirs, 14, 28-31.- Rapports avec l'Exécutif, 46,

51, 53, 61, 121-122, 142-144, 158, 188, 195, 207.

- Projet de réforme 1969, 73.- Réformes Jospin et 2003, 195-

196.Services secrets, 60, 134, 203, 208. Sessions, 26, 46, 62, 123, 156, 186.SFIO, 12, 14, 32, 36, 37, 48-49, 52,

68, 75, 89-90, 121, 126.Système monétaire européen, 112,

145-146.

T-U-V

Terrorisme, 135.Treize mai, 1958, 6.Trotskistes, 103, 204-205, 206, 223.UDF, 107, 112, 155, 157, 158, 162,

166, 173, 184, 188, 191, 207.UDR, 64, 74, 75, 78, 79, 83, 86-87, 92,

106, 107, 115.UMP, 207.UNR, 36, 37, 59, 63, 70.Verts, 190, 191, 192.Vote bloqué, 61-62, 67, 122, 139, 158,

193.

Page 367: Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République

B. Chantebout, Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République. (2004) 367

[230]

Brève histoire politique et institutionnellede la Ve République.

INDEX DES NOMSDE PERSONNES

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A

ALBERT (M.), 147. ALIBERT (R.), 18. ALLÈGRE (C.), 192. ALLIOT-MARIE (M.), 191, 207, 208. ARANDA (G.), 81. ATTALI (L), 213. AUBRY (M.), 204. AURILLAC (M.), 95. AURIOL (V.), 7, 46, 51, 156. AUROUX (J.), 145.

B

BADINTER (R.), 69, 178, 179.BALLADUR (E.), 73, 79, 83, 157,

173-185, 186, 187, 188, 191, 204, 210, 212, 213.

BALLANGER, 90.BARDOUX (J), 17, 18, 19, 49.BARRE (R.), 107, 112, 114, 115-117,

121, 122, 123, 131, 145, 152, 153, 154, 158, 161, 162, 164, 191, 200.

BARTHÉLÉMY (J.), 18.BAUDIS (D.), 166.BAUMEL (J.), 184.

BAUMGARTNER (W.), 49.BAYROU (F.), 191, 207, 212.BAZIRE (N.), 174.BEAUVOIR (S.), 97,BÉDIÊ (K.), 197.BELORGEY (J.-M.), 142.BEN BARKA (A.), 60.BÉRÉGOVOY (P.), 36, 69, 89, 133,

145, 169-173, 174, 185, 186.BESANCENOT (O.), 204, 206.BIGEARD (M.), 114.BLAIR (T.), 192.BLUM (L.), 15, 16, 18, 30, 131.BOKASSA (J.-B.), 111.BOMBARD (A.), 131.BOUBAKEUR (D.), 214.BOUCHARDEAU (H.), 126, 127.BOURDIEU (P.), 205.BOURGEOIS (L.), 30.BOUSSEL (P.), 161.BOUTBIEN (L.), 107. BREJNEV (L.), 111, 128. BRIAND (A.), 3.

BRIGNEAU (F.), 147. BRUYNEEL (R.), 24. BUFFET (M.-G.), 204.

Page 368: Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République

B. Chantebout, Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République. (2004) 368

BURIN DES ROZIERS (E.), 50, 56, 59.

BURON (R.), 40.

C

CAMBADÉLIS (L.-C.), 201.CAPITANT (R.), 14, 17, 59, 72, 75.CARCASSONNE (G.), 164.CARIGNON (A.), 166.CARTER (J.), 111.CASSIN (R.), 9, 21, 24, 28, 94.CHABAN-DELMAS (J.), 6, 37, 42,

43, 56, 68, 78-81, 84, 87, 92, 103, 106, 147.

CHALANDON (A.), 81, 87.CHALIER (Y.), 202.CHANDERNAGOR (A.), 10, 27, 95.CHARASSE (M.), 213.CHARBONNEL (J.), 85CHATELET (A.), 37.CHÉRÈQUE (L), 164.CHEVÉNEMENT (J.-P.), 89, 134,

145, 149, 164, 167, 171, 184, 191, 192, 197, 206, 210, 214.

CHIRAC (L), 46, 73, 82, 83, 84, 86, 92, 103, 106, 107, 111, 112, 113, 115, 116, 119, 121, 122, 123, 124, 127, 128, 146, 151-162, 164, 166, 168, 171, 177, 173, 174, 183-215.

CHODRON DE COURCEL (G.), 56.CLEMENCEAU (G.), 3.COHN-BENDIT (D.), 192.CONSTANT (B.), 14, 18.COSTE-FLORET (P.), 4, 15, 45, 58,

62, 66, 96.COTY (R.), 3, 7, 15, 51.COUVE DE MURVILLE (M.), 38, 51,

56, 59, 72, 73, 75, 106.CRÉPEAU (M.), 126, 127, 129.CRESSON (E.), 167-169, 171, 186,

187, 201.

D

DAILLY (E.), 143. DALADIER (E.), 46.[231]DAYAN (G.), 69.DEBRÉ (L.-L.), 11, 14, 207, 210.DEBRÉ (M.), 7, 9, 10, 11, 12, 13, 14,

17-20, 24-31, 33, 38-42, 53, 56, 59, 64, 68, 72, 75, 81, 87, 93, 92, 94, 95, 96, 106, 127, 128, 220.

DECAUX (A.), 164.DEFFERRE (G.), 46, 68, 69, 75, 89,

90, 91, 137, 138, 208.DEJEAN, 95.DELANOË (B.), 203.DELBECQUE (L.), 6.DELEVOYE (L.-R.), 191.DELORS (J.), 78, 80, 109, 133, 139,

145, 184, 213.DEPREUX (E.), 36.DESCHANEL (R), 3.DESMURE (P.), 201.DEVEDJIAN (P.), 191.DOUCÉ (G.), 168.DOUMER (P.), 3.DOUSTE-BALZY (Ph.), 191, 207.DRAY (J.), 205, 206, 214.DRUON (M.), 83.DUCHET (R.), 36.DUCLOS (L), 46, 75, 76.DUFOIX (G.), 176.DUHAMEL (1), 69, 76, 77, 78, 82,

107.DUMAS (R.), 69, 164, 179, 201, 203.DUMONT (R.), 103.DUPONT-AIGNAN (N.), 207.DUPRAT (F.), 147.

E

ELKABBACH (L.-R.), 155. ELTSINE (B.), 167. EMMANUELLI (H.), 171, 183, 184. ESTIER (C.), 69.

F

Page 369: Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République

B. Chantebout, Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République. (2004) 369

FABIUS (L.), 126, 134, 141, 145, 151, 157, 163, 165, 166, 171, 173, 176, 178, 183, 184, 192, 193, 212, 214.

FABRE, 90. FAJON (E.), 109. FANTON (A.), 87. FARNOUX (A.), 169. FAURE (E.), 46, 82, 120. FAURE (M.), 49, 69, 164. FAUROUX (R.), 164. FILLON (F.), 156, 191, 211. FITERMAN (A.), 131.FLOSSE (G.), 209. FOCCARD (L), 43, 59, 60, 68, 72, 75,

106, 156. FONTANET (L), 68, 69, 78. FOUCAUD (M.), 205. FOUCHET (Ch.), 57, 60, 68. FOURCADE (L-P.), 114. FOYER (J.), 51, 85. FRACHON (B.), 71. FRANCO (F.), 14. FRÉDÉRIC-DUPONT (E.), 75. FREY (R.), 68, 82, 105.

G

GAILLARD (F.), 6.GALLEY (R.), 83, 112.GAMBETTA (L.), 3.GARAUD (M.T.), 78, 83, 87, 103,

106, 112, 127, 128.GARAUDY (R.), 70.GAUDIN (L.-C.), 207.GAULLE (DE) (Ch.), 7, 10, 11, 12-26,

27, 28, 29, 30, 31, 33, 35, 36, 37-74, 75, 76, 77, 79, 82, 88, 92, 106, 118, 131, 137, 143, 152, 154, 156, 183, 198, 222.

GERMAIN (H.), 78.GIRAUD (A.), 156.GIRAUD (M.), 201.GIROUX (F.), 116.

GISCARD D'ESTAING (V.), 49, 57, 63, 64, 73, 77, 81, 83, 99, 104-128, 135, 137, 147, 153, 154, 161, 162, 166, 173, 174, 184, 185, 191, 198, 200, 207, 211.

GOGUEL (F.), 30.GOMEZ (A.), 89.GORBATCHEV (M.), 167.GORSE (G.), 59, 222.GRANVAL (G.), 59.GRÉVY (J.), 3, 220.GROSSOUVRE (DE) (F.), 69, 171.GUICHARD (O.), 68, 83, 106, 115.GUIGOU (E.), 205, 206.GUILLAUMAT (P.), 38.

H

HABERMAS (L), 170. HALIMI (G.), 137. HALLIER Q.-E.), 135. HALPHEN (E.), 201, 202, 203. HAMON (H.), 59. HERNU (Ch.), 69, 130, 134. HERRIOT (E.), 14, 3.[232]HERSANT (R.), 140, 141, 178. HERVÉ (E.), 176. HOLLANDE (F), 202. HOUPHOUËT-BOIGNY (F.), 7, 9,

10, 15. HUE (R.), 195, 204, 206. HUSSEIN (SADAM), 167, 168.

J

JACQUINOT (L.), 7, 9, 10, 15.JANOT (R.), 9, 10, 21, 25, 30, 96, 154.JARUSELSKI (W.), 134.JEANNENEY (J.-M.), 73.JOBERT (M.), 38, 79, 82.JOSPIN (L.), 126, 137, 150, 163, 164,

165, 166, 169, 173, 183, 184, 185, 190-206, 208, 209, 212, 214, 221.

JOURNIAC (R.), 106.

Page 370: Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République

B. Chantebout, Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République. (2004) 370

JOXE (L.), 42.JOXE (P.), 69, 132, 137, 138, 164,

214.JUILLET (P.), 59, 73, 78, 83, 87, 103,

106, 112.JUPPÉ (A.), 157, 173, 184, 186-190,

191, 201, 204, 207, 208, 211, 212, 213.

JUQUIN (P.), 127, 161.

K

KENNEDY (J.-R), 52. KEYNES (J.-M.), 144, 145. KHADAFI (M.), 136.KHROUCHTCHEV (N.), 52. KOHL (H.), 203. KOUCHNER (B.), 213. KRIVINE (A.), 75.

L

LACOSTE (R.), 6.LAGUILLER (A.), 103, 126, 127,

161, 185, 204.LAIGNEL (A.), 164, 167.LAJOINIE (X), 161.LALONDE (B.), 126, 127, 128, 164.LANG (J.), 126, 184, 192, 205, 214.LANXADE (J.), 167.LAURENS (C.), 60, 69.LAURENT (A.), 68.LAURENT (P.), 57.LE PEN (J.-M.), 147, 148, 161, 162,

168, 185, 190, 191, 206, 207, 214, 221, 222.

LE TROCQUER (A.), 7.LEBRUN (A.), 13.LECANUET (J.), 68, 69, 70, 92, 107,

114, 115, 155.LECOURT (R.), 15. LEJEUNE (M.), 107. LEMAIRE, 85. LÉOTARD (F.), 153, 173, 174. LEROY (R.), 109.

LOICHOT (E.), 59. LORIDANT (P.), 89.

LUCHAIRE (F.), 10, 94, 95.

M

MAC MAHON (DE) (E.-P.), 3.MADELIN (A.), 184, 190, 191, 207.MAIRE (E.), 109.MALAUD (Ph.), 83.MALRAUX (A.), 7, 63, 68, 75.MALTERRE, 95.MAMÈRE (N.), 206.MARCELLIN (R.), 73, 97, 98.MARCHAIS (G.), 71, 109, 110, 111,

124, 126, 127.MARCHAND (Ph.), 164.MARCILHACY (P.), 66, 98.MARKOVIC (S.), 72.MARRANE (G.), 37.MARTINET (G.), 36, 69.MASSONI (Ph.), 208.MASSU (J.), 6, 42.MATHEY (R.), 59.MAUROY (P.), 11, 89, 126, 128, 131-

134, 137, 139, 140, 145, 157, 163, 164, 166.

MÉGRET (B.), 191.MÉHAIGNERIE (P.), 163.MENDÈS-FRANCE (P.), 3, 32, 36,

59, 69, 75, 89, 130.MERMAZ (L.), 69, 137, 146.MÉRY (J.-C.), 202.MESSMER (P.), 39, 44, 79, 81-84, 85,

92, 106, 184.MILLERAND (A.), 18.MILLION (Ch.), 166.MITTERRAND (F.), 32, 36, 43, 46,

58, 59, 62, 69, 70, 75, 89-91, 97, 103, 104, 109, 125, 126, 127, 128-185, 190, 191, 193, 196, 197, 198, 200, 203, 210, 221.

MITTERRAND (R.), 73.

Page 371: Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République

B. Chantebout, Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République. (2004) 371

MOLLET (G.), 3, 7, 9, 10, 11, 12, 15, 16, 20, 21, 23, 24, 26, 27, 28, 36, 68, 89, 95,

MONNERVILLE (G.), 7, 29, 30, 51, 53, 61, 97.

MONNICK (E.), 19.MONOD (J.), 207.MONTALDO (J.), 171.MONTEBOURG (A.), 196, 202.MORICE (A.), 78, 107.MOSCOVICI (P.), 197.[233]MOTCHANE (D.), 89. MUSSOLINI (B.), 14.

N

NALLET (H.), 164. NAPOLÉON 1er, 14, 67, 208. NAPOLÉON III, 65, 67, 97.NARBONNE (J.), 60. NEUWIRTH (L.), 61, 86. NOËL (L.), 51. NOIR (M.), 166. NORA (S.), 78. NUCCI (Ch.), 202.

O

ORNANO (M.), 115.

P

PALEWSKI (G.), 98.PAPON (M.), 112.PARLY (F), 192.PASQUA (Ch.), 166, 170, 174, 179,

184, 185, 189, 191, 202, 207, 213.PÉTAIN (Ph.), 7, 8.PEYREFITTE (A.), 50, 52, 60, 71, 85,

112, 140.PFLIMLIN (P.), 6, 7, 9, 11, 15, 16, 20,

21, 24, 27, 28, 30, 68, 95.PHILIP (A.), 36.PIERRE-BROSSOLETTE (CQ, 116.

PINAY (A.), 7, 9, 36, 41, 49, 68.PLEVEN (R.), 15, 16, 61, 76, 78, 82,

98.PLISSONNIER (G.), 109.POHER (A.), 75, 76.POINCARÉ (R.), 3.POMPIDOU (G.), 9, 49-50, 51, 55, 57,

58-72, 73, 75-99, 105, 108, 113, 114, 137, 143, 170, 183, 198.

PONIATOWSKI (M.), 73, 83, 107, 114, 115.

PONS (B.), 207.POPEREN (J.), 36, 69, 164, 169.POUJADE (P.), 32.PRÉLOT (M.), 32.

Q

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R

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S

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Page 372: Brève histoire politique et institutionnelle de la Ve République

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V

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W

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Fin du texte