boutroux, Émile - de la contingence des lois de la nature

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Célèbre thèse de philosophie par le professeur Emile Boutroux

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Emile Boutroux

Emile Boutroux

DE LA CONTINGENCEDES LOIS DE LA NATURE

[email protected] sur le lien ci-dessus pour signaler des erreurs.

HYPERLINK \l "_Toc9934229" INTRODUCTION4HYPERLINK \l "_Toc9934230" CHAPITRE PREMIER: DE LA NCESSIT6HYPERLINK \l "_Toc9934231" CHAPITRE II: DE LTRE9HYPERLINK \l "_Toc9934232" CHAPITRE III: DES GENRES13HYPERLINK \l "_Toc9934233" CHAPITRE IV: DE LA MATIRE17HYPERLINK \l "_Toc9934234" CHAPITRE V: DES CORPS22HYPERLINK \l "_Toc9934235" CHAPITRE VI:DES TRES VIVANTS26HYPERLINK \l "_Toc9934236" CHAPITRE VII: DE LHOMME32HYPERLINK \l "_Toc9934237" CONCLUSION42

A Monsieur Flix Ravaisson, membre de lInstitut,inspecteur gnral de lEnseignement suprieur, hommage trs respectueux de reconnaissance et de dvouement.

AVIS DE LDITEUR

Cet ouvrage, prsent comme thse de doctorat la Sorbonne en 1874, tait puis depuis plusieurs annes. Cdant nos sollicitations, M. Boutroux a bien voulu nous autoriser en faire une rimpression, depuis longtemps dsire par ses nombreux lves, par les professeurs de philosophie et par tous ceux qui sintressent aux tudes philosophiques.Cette dition est donc la reproduction exacte de la premire, publie en 1874, que lauteur, absorb par dautres travaux, na pas eu le temps de revoir, comme il en avait eu primitivement lintention.

Juin 1895.

DE LA CONTINGENCE DES LOIS DE LA NATURE

INTRODUCTION

Lhomme, lorigine, tout entier ses sensations de plaisirs ou de souffrance, ne songe pas au monde extrieur; il en ignore mme lexistence. Mais, avec le temps, il distingue, dans ses sensations mmes, deux lments, dont lun, relativement simple et uniforme, est le sentiment de soi-mme, et dont lautre, plus complexe et plus changeant, est la reprsentation dobjets trangers. Ds lors sveille en lui le besoin de sortir de soi et de considrer en elles-mmes les choses qui lenvironnent, le besoin de connatre. Il ne se demande pas quel point de vue il doit se placer pour voir les choses, non telles quelles lui apparaissent, mais telles quelles sont en ralit. Du point mme o il se trouve, ses yeux, en souvrant, ont dcouvert une perspective admirable et des horizons infinis. Il sy tablit donc comme en un lieu dobservation; il entreprend de connatre le monde tel quil laperoit de ce point de vue. Cest la premire phase de la science, celle o lesprit se repose sur les sens du soin de constituer la connaissance universelle. Et les sens lui fournissent en effet une premire conception du monde. Selon leurs donnes, le monde est un ensemble de faits dune infinie varit. Lhomme peut les observer, les analyser, les dcrire avec une exactitude croissante. La science est cette description mme. Quant un ordre fixe entre les faits, il nen est pas question: les sens ne font rien voir de tel. Cest le hasard, ou le destin, ou un ensemble de volonts capricieuses, qui prsident lunivers.Pendant un certain temps, lhomme se contente de cette conception. Nest-elle pas dj trs fconde? Cependant, tout en observant les faits, lesprit remarque entre eux des liaisons constantes. Il voit que la nature se compose, non de choses isoles, mais de phnomnes qui sappellent les uns les autres. Il constate que la contigut des phnomnes, au point de vue des sens, nest pas un sr indice de leur corrlation effective. Il voudrait pouvoir ranger les phnomnes, non dans lordre o ils lui apparaissent, mais dans lordre o ils dpendent effectivement les uns des autres. La science purement descriptive lui parat dsormais insuffisante, inexacte mme, en ce quelle fausse les relations des choses. Il y voudrait joindre la connaissance explicative. Cette connaissance, les sens ne peuvent la procurer. Car, pour lacqurir, il faut prendre note des liaisons observes, et les comparer entre elles, de manire discerner les liaisons constantes et gnrales. Puis, ces cadres une fois forms, il faut y faire rentrer les liaisons particulires que lon se propose dexpliquer. Or les sens natteignent que les liaisons immdiatement donnes par les choses elles-mmes. Mais lentendement intervient et offre lesprit un point de vue plus lev, do les choses sont aperues prcisment dans ce quelles ont de gnral. Lesprit charge donc lentendement dinterprter, de classer, dexpliquer les donnes des sens.Lentendement, plac ainsi au-dessus des sens, prtend dabord se passer deux et construire, lui seul, la science du monde. Il lui suffira, semble-t-il, de prendre pour point de dpart celles de ses ides qui lui apparaissent comme videntes par elles-mmes, et de les dvelopper daprs ses propres lois. Jusqu quel point russit-il oprer cette construction sans rien emprunter au sens? Il est difficile de le dire. Quoi quil en soit, il aboutit une science dont toutes les parties sont, il est vrai, rigoureusement lies entre elles, et qui, de la sorte, est parfaitement une; mais qui, dautre part, prsente avec les choses relles une divergence que les progrs mmes de la dduction rendent de plus en plus manifeste. Or lordre des ides na de valeur que lorsquil explique lordre des phnomnes.Devant limpossibilit de constituer la science lui seul, lentendement consent faire une part aux sens. Ils travailleront de concert connatre le monde. Les uns observeront les faits, lautre les rigera en lois. En suivant cette mthode, lesprit tend vers une conception du monde plus large que les prcdentes. Le monde est une varit infinie de faits, et entre ces faits existent des liens ncessaires et immuables. La varit et lunit, la contingence et la ncessit, le changement et limmutabilit, sont les deux ples des choses. La loi rend raison des phnomnes; les phnomnes ralisent la loi. Cette conception du monde est la fois synthtique et harmonieuse, puisquelle admet les contraires sans restriction, et nanmoins les concilie entre eux. Elle permet dailleurs, ainsi que lexprience le montre, dexpliquer et de prvoir de mieux en mieux les phnomnes. Frapp de ces avantages, lesprit sy complait de plus en plus et juge de tout par l.Et maintenant, cette conception elle-mme est-elle dfinitive? La science que peut crer lentendement oprant sur les donnes des sens est-elle susceptible de concider compltement avec lobjet connatre?Dabord cette rduction absolue du multiple lun, du changeant limmuable, que se propose lentendement, nest-elle pas, en dfinitive, la fusion des contradictoires? Et, si labsolu est lintelligible, cette fusion est-elle lgitime? Ensuite, suffit-il que lentendement fasse une part aux sens pour que lesprit soit plac au point de vue vraiment central? En ralit, cette concession nintresse que la recherche des lois de la nature. Elle nimplique pas un changement dans la conception mme du monde. Du moment que lentendement impose la science sa catgorie de liaison ncessaire, il nimporte, thoriquement du moins, que les sens soient ou non associs luvre de la connaissance. Il reste vrai quune intelligence parfaite tirerait toute la science delle-mme, ou du moins de la connaissance dun seul fait, considr dans la totalit de ses lments. Le monde reste un tout parfaitement un, un systme dont les parties sappellent ncessairement les unes les autres.Or cette catgorie de liaison ncessaire, inhrente lentendement, se retrouve-t-elle en effet dans les choses elles-mmes? Les causes se confondent-elles avec les lois, comme le suppose, en dfinitive, la doctrine qui dfinit la loi un rapport immuable?Cette question intresse la fois la mtaphysique et les sciences positives. Car la doctrine qui place dans lentendement le point de vue suprme de la connaissance a pour effet de relguer toute spontanit particulire dans le monde des illusions: de ne voir dans la finalit quune reproduction interne de lordre ncessaire des causes efficientes; de ramener le sentiment du libre arbitre lignorance des causes de nos actions, et de ne laisser subsister quune cause vritable, produisant et gouvernant tout par un acte unique et immuable. De plus, cette doctrine ne rend pas un compte suffisant de la ncessit absolue de lobservation et de lexprimentation dans les sciences positives; et elle introduit le fatalisme, plus ou moins dguis, non seulement dans ltude de tous les phnomnes physiques sans distinction, mais encore dans la psychologie, lhistoire et les sciences sociales.Pour savoir sil existe des causes rellement distinctes des lois, il faut chercher jusqu quel point les lois qui rgissent les phnomnes participent de la ncessit. Si la contingence nest, en dfinitive, quune illusion due lignorance plus ou moins complte des conditions dterminantes, la cause nest que lantcdent nonc dans la loi ou bien encore la loi elle-mme, dans ce quelle a de gnral; et lautonomie de lentendement est lgitime. Mais, sil arrivait que le monde donn manifestt un certain degr de contingence vritablement irrductible, il y aurait lieu de penser que les lois de la nature ne se suffisent pas elles-mmes et ont leur raison dans les causes qui les dominent: en sorte que le point de vue de lentendement ne serait pas le point de vue dfinitif de la connaissance des choses.

CHAPITRE PREMIER: DE LA NCESSIT

A quel signe reconnat-on quune chose est ncessaire, quel est le critrium de la ncessit?Si lon essaye de dfinir le concept dune ncessit absolue, on est conduit en liminer tout rapport subordonnant lexistence dune chose celle dune autre, comme une condition. Ds lors, la ncessit absolue exclut toute multiplicit synthtique, toute possibilit de choses ou de lois. Il ny a donc pas lieu de rechercher si elle rgne dans le monde donn, lequel est essentiellement une multiplicit de choses dpendant plus oit moins les unes des autres.Le problme dont il sagit est, en ralit, celui-ci: quel signe reconnat-on la ncessit relative, cest--dire lexistence dun rapport ncessaire entre deux choses?Le type le plus parfait de lenchanement ncessaire est le syllogisme, dans lequel une proposition particulire est montre comme rsultant dune proposition gnrale, parce quelle y est contenue, et quainsi elle tait implicitement affirme au moment o lon affirmait la proposition gnrale elle-mme. Le syllogisme nest, en somme, que la dmonstration dun rapport analytique existant entre le genre et lespce, le tout et la partie. Ainsi l o il y a rapport analytique, il y a enchanement ncessaire. Mais cet enchanement, en soi, est purement formel. Si la proposition gnrale est contingente, la proposition particulire qui sen dduit est, comme telle du moins, galement et ncessairement contingente. On ne peut parvenir, par le syllogisme, la dmonstration dune ncessit relle, que si lon rattache toutes les conclusions une majeure ncessaire en soi. Cette opration est-elle compatible avec les conditions de lanalyse?An point de vue analytique, la seule proposition entirement ncessaire en soi est celle qui a pour formule A=A. Toute proposition dans laquelle lattribut diffre du sujet, comme il arrive alors mme que lun des deux termes rsulte de la dcomposition de lautre, laisse subsister un rapport synthtique comme contre-partie du rapport analytique. Le syllogisme peut-il ramener les propositions synthtiquement analytiques des propositions purement analytiques?Une diffrence se manifeste au premier abord entre les propositions sur lesquelles opre le syllogisme et celle laquelle il sagit darriver. Dans celle-ci, les termes sont relis par le signe=; dans les autres, par la copule est. Cette diffrence est-elle radicale?La copule est, que lon emploie dans les propositions ordinaires, nest peut-tre pas sans rapport avec le signe=. Elle signifie, en se plaant au point de vue de lextension des termes (lequel est le point de vue du raisonnement), que le sujet nexprime quune partie de lattribut, partie dont on nindique pas la grandeur relative. La proposition Tous les hommes sont mortels signifie que lespce homme est une partie du genre mortel, et laisse indtermin le rapport du nombre des hommes au nombre des mortels. Si lon connaissait ce rapport, on pourrait dire: Tous les hommes=1/n mortels. Le progrs de la science, peut-on ajouter, consiste dterminer plus exactement et plus compltement les espces contenues dans les genres, en sorte que, dans une science acheve, le signe=aurait partout remplac la copule est. La formule de cette science serait A=B+C+D+; B=a+b+c= En remplaant B, C, D, etc., par leur valeur, on aurait, en dfinitive: A=a+b+c+... Or, est-ce l une formule purement analytique?Sans doute, le rapport entre A et ses parties est analytique, mais le rapport rciproque entre les parties et le tout est synthtique. Car la multiplicit ne contient pas la raison de lunit. Et il ne sert de rien dallguer quen remplaant a+b+c+.... par leur valeur on obtient A=A, parce que la science consiste prcisment considrer A comme un tout dcomposable, et le diviser en ses parties.Mais, dira-t-on, on peut concevoir autrement la forme analytique idale vers laquelle tend la science. Linterposition dun moyen terme M entre deux termes donns S et P a pour effet de partager en deux lintervalle qui rsulte de leur diffrence dextension. On interposera de mme des moyens termes entre S et M, entre M et P, et ainsi de suite jusqu ce que les vides soient entirement combls. Le passage de S P sera alors insensible. En poursuivant ce travail, on ira rejoindre lessence suprme A, et tout y sera rattach par un lien de continuit.Ce point de vue comporte en effet la rduction de toutes les propositions la formule A est A. Mais, cette fois, la copule est ne peut tre remplace par le signe=. Car linterposition dun nombre quelconque de moyens termes ne peut combler entirement lintervalle qui existe entre le particulier et le gnral. Les transitions, pour devenir moins brusques, nen restent pas moins discontinues; et ainsi il y a toujours une diffrence dextension entre le sujet et le prdicat.Il est donc impossible de ramener les rapports particuliers la formule A=A, cest--dire de parvenir, par lanalyse, la dmonstration dune ncessit radicale. Lanalyse, le syllogisme, ne dmontrent que la ncessit drive, cest--dire limpossibilit que telle chose soit fausse, si telle autre chose est admise comme vraie.Le vice de lanalyse, en tant quelle prtend se suffire elle-mme, cest de ne comporter, comme explication dernire, quune proposition identique, et de ne pouvoir ramener une telle formule les propositions quil sagit dexpliquer. Elle nest fconde que si une proposition identique, assemblage dlments htrognes, lui est fournie comme point de dpart; elle ne dmontre la ncessit que si elle dveloppe une synthse ncessaire. Existe-t-il de telles synthses?Lexprience, qui ne fournit aucune connaissance universelle dans lespace et dans le temps, et qui fait seulement connatre les rapports extrieurs des choses, peut bien nous rvler des liaisons constantes, mais non des liaisons ncessaires. Il faut donc, avant tout, quune synthse soit connue priori pour quelle soit susceptible dtre ncessaire. Peut-tre, il est vrai, resterait-il savoir si une telle synthse est ncessaire au point de vue des choses, comme elle lest pour notre esprit. Mais dabord il suffit quelle le soit pour notre esprit, pour quil ny ait pas lieu den discuter la ralit objective, cette discussion ne se pouvant faire que suivant les lois de lesprit. Si par hasard le cours des choses ne se conformait pas exactement aux principes poss priori par lesprit, il en faudrait conclure, non que lesprit se trompe, mais que la matire trahit sa participation au non-tre par un reste de rbellion contre lordre.A quel signe peut-on reconnatre quun jugement est priori?Pour quun jugement puisse tre dit priori, il faut que ses lments, termes et rapport, ne puissent tre drivs de lexprience. Pour que les termes puissent tre considrs comme ne drivant pas de lexprience, il ne suffit pas quils soient abstraits. Lexprience, en somme, ne nous fournit aucune donne qui nait une face abstraite en mme temps quune face concrte. Je nembrasse pas dans une seule intuition la couleur et lodeur dun mme objet. Les abstractions les plus hardies peuvent ntre que lextension, opre par lentendement, de la subdivision bauche par les sens Dailleurs, lexprience elle-mme nous met sur la voie de cette extension, en nous fournissant, sur les choses, selon lloignement, la dure ou lintensit, des donnes plus ou moins abstraites. Il faut donc, pour quun terme puisse tre considr comme pos priori, quil ne provienne de lexprience ni directement, par intuition, ni indirectement, par abstraction.De mme, pour quun rapport puisse tre considr comme pos priori, il ne suffit pas quil tablisse, entre les intuitions, une systmatisation quelconque, comme si lexprience ne fournissait rien qui ressemblt un systme. Cest sortir des conditions de la ralit que de supposer une intuition absolument dpourvue dunit. Les perceptions les plus immdiates impliquent le groupement de parties similaires et la distinction dobjets dissemblables. Une multiplicit pure et simple est une chose absolument inconcevable, qui, si elle noffre aucune prise la pense, ne peut pas davantage tre donne dans lexprience. Il y a donc, dj, dans les objets perus eux-mmes, un certain degr de systmatisation; et ainsi, avant daffirmer quun rapport de dpendance tabli entre deux termes ne drive pas de lexprience, il faut sassurer si ce rapport est radicalement distinct de ceux quil nous est donn de constater. Il faut que ce rapport diffre radicalement de ceux que nous prsente lexprience ou que nous pouvons lire dans ses donnes.Le champ de lexprience peut dailleurs tre nettement dfini: ce sont les faits et leurs rapports observables. Les faits se distinguent en faits externes et en faits internes ou propres ltre mme qui en est le sujet. Par les sens, nous pouvons connatre les premiers; par la conscience empirique ou sens intime, nous pouvons atteindre les seconds en nous-mmes. Les rapports observables consistent dans des rapports de ressemblance et de contigut simultane ou successive.Un jugement synthtique est subjectivement ncessaire, sil est pos priori; mais, pour quil soit, au point de vue des choses, un signe de ncessit, il faut, en outre, quil affirme un rapport ncessaire entre les termes quil rapproche. Une majeure qui noncerait un rapport contingent transmettrait ce caractre toutes ses consquences. Or les rapports objectifs qui peuvent exister entre deux termes se ramnent quatre: les rapports de cause effet, de moyen fin, de substance attribut, et de tout partie. Les rapports de substance attribut et de tout partie peuvent se ramener la causalit et la finalit rciproques. Il ne reste donc, en dfinitive, que les rapports de causalit et de finalit.Or on ne peut dire daucune fin quelle doive ncessairement se raliser. Car nul vnement nest, lui seul, tout le possible. Il y a, au contraire, une infinit de possibles autres que lvnement que lon considre. Les chances de ralisation de cet vnement sont donc lgard des chances de ralisation dautre chose comme un est linfini; et ainsi la ralisation dune fin donne quelconque, ft-ce luniformit de succession des phnomnes, est, en soi, infiniment peu probable, loin dtre bien ncessaire. De plus, lors mme quune fin est pose comme devant tre ralise, les moyens employer dans cette vue ne sont pas dtermins du mme coup. Toute fin peut tre galement ralise par diffrents moyens, de mme que tout but peut tre galement atteint par diffrentes routes. Il est vrai que les moyens ne seront pas tous galement simples ou bons en eux-mmes. Mais ces diffrences la fin, comme telle, nest pas intresse; et, si lon en tient compte, cest que lon rige le moyen lui-mme en fin secondaire. La ralisation de la fin par les moyens suppose un agent capable de connatre, de prfrer et daccomplir. Elle nest donc pas ncessaire en soi.Il nen est pas de mme de la production dun effet par sa cause, si le mot cause est pris dans le sens strict de force productrice. La cause proprement dite nest telle que si elle engendre un effet. De plus, elle agit uniquement en vertu de sa nature, et na aucun gard la valeur esthtique ou morale du rsultat. Il ny a donc aucune raison pour admettre un degr quelconque de contingence dans le rapport pur et simple de la cause leffet. Ce rapport est le type parfait, mais unique, de la ncessit primordiale.Ainsi cest seulement aux synthses causales priori quappartient la ncessit tant objective que subjective: elles seules peuvent engendrer des consquences analytiques entirement ncessaires.En rsum, le critrium de la ncessit dun rapport est la possibilit de le ramener analytiquement une synthse subjectivement et objectivement ncessaire. Le principe de la liaison ncessaire des choses, la pierre magntique dont la vertu se transmet tous les anneaux, ne peut tre que la synthse causale priori.Si maintenant il arrivait quil ft impossible dtablir la lgitimit de pareilles synthses comme principes constitutifs ou rgulateurs de la connaissance des choses donnes, toute ncessit en deviendrait-elle illusoire?A coup sr, il ne pourrait plus tre question dune ncessit radicale, comme rgnant dans le monde donn, puisque, lors mme que certaines synthses impliques dans lexprience seraient ncessaires en soi, lesprit, dans le cas dont il sagit, serait hors dtat de sen assurer. Toutefois la combinaison de lexprience et de lanalyse pourrait encore manifester une certaine sorte de ncessit, la seule, vrai dire, que poursuivent dordinaire les sciences positives. On conoit, en effet, que les synthses particulires empiriquement donnes puissent tre ramenes des synthses plus gnrales, celles-ci des synthses plus gnrales encore, et ainsi de suite jusqu ce quon arrive un nombre plus ou moins restreint de synthses pratiquement irrductibles. Lidal serait de tout ramener une seule synthse, loi suprme o seraient contenues, comme cas particuliers, toutes les lois de lunivers. Sans doute, ces formules gnrales, fondes en dfinitive sur lexprience, en conserveraient le caractre, qui est de faire connatre ce qui est, non ce qui ne peut pas ne pas tre. Rien ne pourrait prouver quelles fussent ncessaires en soi. Mais elles tabliraient entre tous les faits particuliers, comme tels, une relation ncessaire. Le moindre changement de dtail impliquerait le bouleversement de lunivers. On peut donc admettre la possibilit dune ncessit de fait ct de la ncessit de droit. Celle-ci existe lorsque la synthse que dveloppe lanalyse est pose priori par lesprit et unit un effet une cause. Lorsque cette synthse, sans tre connue priori, est implique dans un ensemble de faits connus, et quelle est constamment confirme par lexprience, elle manifeste, sinon la ncessit du tout, du moins la ncessit de chaque partie, supposer que les autres soient ralises.

CHAPITRE II: DE LTRE

Le monde donn dans lexprience porte-t-il, dans les diverses phases de son dveloppement, les marques distinctives de la ncessit?Au plus bas degr de lchelle des choses donnes se trouve ltre ou le fait pur et simple, encore indtermin. Peut-on dire quil existe ncessairement?Puisquune ncessit absolue est inintelligible en ce qui concerne les choses donnes, la ncessit de ltre ne peut consister que dans le lien qui le rattache ce qui est pos avant lui, cest--dire au possible.Quelle est la nature de ce lien? Lexistence du possible a-t-elle pour consquence fatale la ralisation de ltre?Et dabord peut-on dduire ltre du possible, comme la conclusion dun syllogisme se dduit des prmisses? Le possible contient-il tout ce qui est requis pour la ralisation de ltre? Lanalyse pure et simple suffit-elle pour expliquer le passage de lun lautre?Sans doute, en un sens, il ny a rien de plus dans ltre que dans le possible, puisque tout ce qui est tait possible avant dtre. Le possible est la matire dont ltre est fait. Mais ltre ainsi ramen au possible reste purement idal, et, pour obtenir ltre rel, il faut admettre un lment nouveau. En eux-mmes, en effet, tous les possibles prtendent galement ltre, et il ny a pas de raison, en ce sens, pour quun possible se ralise de prfrence aux autres. Nul fait nest possible sans que son contraire le soit galement. Si donc le possible reste livr lui-mme, tout flottera ternellement entre ltre et le non-tre, rien ne passera de la puissance lacte. Ainsi, loin que le possible contienne ltre, cest ltre qui contient le possible et quelque chose de plus: la ralisation dun contraire de prfrence lautre, lacte proprement dit. Ltre est la synthse de ces deux termes, et cette synthse est irrductible.Mais peut-tre est-ce une synthse ncessaire en soi: peut-tre lesprit affirme-t-il priori que le possible doit passer lacte, que quelque chose doit se raliser.Il est important de remarquer quil sagit ici, non de ltre en soi, mais de ltre tel que le considrent les sciences positives, cest--dire des faits donns dans lexprience. La synthse du possible et de lacte doit donc tre prise dans lacception selon laquelle elle peut sappliquer aux objets donns. Ce serait prouver autre chose que ce qui est en question que dtablir lorigine priori de ce principe, en lui attribuant une signification qui le ferait sortir du domaine de la science.Ainsi le possible, dans la synthse dont il sagit, nest pas la puissance qui est et demeure avant, pendant et aprs lacte; car la puissance ainsi conue nest pas du domaine des sciences positives. Cest simplement une manire dtre susceptible dtre donne dans lexprience, et non encore donne. De mme, lacte nest pas le changement qui sopre dans la puissance alors quelle cre un objet, la transformation de la puissance en cause gnratrice. Cest simplement lapparition du fait, du multiple et du divers dans le champ de lexprience.Toutefois, mme en ce sens, les concepts du possible et de lacte semblent ne pouvoir tre conus qu priori, parce que le possible nest pas donn dans lexprience, et que lacte en gnral est tout le donn. Il nest pas dexprience relle qui atteigne lun ou lautre de ces deux objets.Mais suffit-il que le possible ne soit pas donn comme tel, pour quon ne puisse en considrer la notion comme exprimentale? En voyant linfinie varit et linfini changement des choses, en remarquant la contradiction des donnes des sens chez les diffrents individus et mme chez un seul, lesprit est amen considrer ce qui lui apparat comme relatif au point de vue o il est plac, comme diffrent de ce qui lui apparatrait sil se plaait un autre point de vue. A mesure que se multiplient les observations, lide du possible devient de plus en plus abstraite, et finit par se dpouiller de tout contenu distinctement imagin.Quant au concept de lacte, sil signifiait effectivement tout le donn, on ne pourrait admettre quil drivt de lexprience. Mais lexpression tout le donn, prise la lettre, est inintelligible, soit que lon considre les choses donnes, passes, prsentes et venir comme formant une quantit finie, soit quon les considre comme formant une quantit indfinie. Lacte ou le fait en gnral est donc simplement un terme dune extension indtermine, lexistence abstraite dun monde susceptible dtre peru. Ainsi dfini, le concept de lacte peut sexpliquer par lexistence mme de lexprience et par le changement perptuel que nous remarquons dans les choses. A mesure que nous voyons une manire dtre succder une autre manire dtre, mesure se fixe en nous lide de lacte, dont chaque donne exprimentale distincte nous offre un exemple; tandis que lide des particularits propres chaque fait sefface delle-mme, cause de la multiplicit et de la diversit infinies des donnes exprimentales.Ce ne sont donc pas les termes dont se compose ltre, cest--dire le possible et lacte, qui doivent tre considrs comme poss priori. Reste le rapport tabli entre ces termes. Mais ce rapport, qui serait essentiellement mtaphysique sil sagissait du passage de la puissance cratrice lacte par lequel elle cre, perd ce caractre ds que les deux termes sont ramens leur sens scientifique. Ce nest plus alors que le rapport abstrait de lexprience actuelle aux expriences passes, lgard desquelles lexprience actuelle tait simplement possible. Ds lors, il nexcde pas la porte de lexprience, leve par des abstractions successives son plus haut point de gnralit.Ce nest pas tout. Les lments de ltre comportent une indtermination qui empche de voir dans lun (le possible) la cause de lautre (lactuel). Il ne rpugne pas la raison dadmettre que jamais le possible ne doive passer lacte, ou que lactuel existe de toute ternit. Ainsi, non seulement la connaissance de ltre en tant que ralit peut driver de lexprience; mais encore elle ne peut avoir dautre origine et ne peut tre rapporte un jugement synthtique priori.Quant lexprience, elle ne peut nous induire attribuer du moins ce passage une ncessit de fait, puisque nous voyons une multitude de choses qui ont exist, et qui par consquent sont en elles-mmes possibles et susceptibles de passer lacte, rester dsormais ltat de possibles purs et simples, sans que, peut-tre, rien nous autorise supposer quelles se raliseront de nouveau.Faut-il admettre que tous les possibles sont, au fond, ternellement actuels, que le prsent est compos du pass et gros de lavenir; que le futur, loin dtre contingent, existe dj aux yeux de lentendement suprme; et que la distinction du possible et de ltre nest quune illusion cause par linterposition du temps entre notre point de vue et les choses en soi?Cette doctrine nest pas seulement gratuite et indmontrable, elle est en outre inintelligible. Dire que chaque chose est actuellement tout ce quelle peut tre, cest dire quelle runit et concilie en elle des contraires qui, selon la connaissance que nous en avons, ne peuvent exister quen se remplaant les uns les autres. Mais comment concevoir ces essences formes dlments qui sexcluent? En outre, comment admettre que toutes les formes participent galement de lternit, comme si elles avaient toutes la mme valeur, le mme droit lexistence? Enfin, considres dans le temps, les choses ne se ralisent pas toutes au mme degr. Telle devient peu peu tout ce quelle peut tre; telle autre est anantie au moment o elle commenait se dvelopper. Cette diffrence doit prexister dans lternelle actualit que lon prte aux possibles. Ils ne sont donc pas tous actuels au mme degr. En dautres termes, les uns sont relativement actuels, les autres, en comparaison, ne sont que possibles.

Ltre actuellement donn nest donc pas une suite ncessaire du possible: il en est une forme contingente. Mais, si son existence nest pas ncessaire, en peut-on dire autant de sa nature? Nest-il pas soumis, dans le dveloppement qui lui est propre, une loi inviolable? Ne porte-t-il pas en lui-mme cette ncessit dont il est affranchi dans son rapport avec le possible?La loi de ltre donn dans lexprience peut tre exprime par plusieurs formules qui ont, au fond, le mme sens: Rien narrive sans cause, ou Tout ce qui arrive est un effet, et un effet proportionn sa cause, cest--dire ne contenant rien de plus quelle, ou Rien ne se perd, rien ne se cre, ou bien enfin La quantit dtre demeure immuable.On ne peut considrer cette loi comme donne avec ltre lui-mme; car lide duniformit et dimmutabilit est trangre ltre donn comme tel, lequel consiste essentiellement dans une multiplicit de phnomnes varis et changeants. La loi de causalit est la synthse de deux lments irrductibles entre eux, le changement et lidentit: il ne suffit pas que lun des deux termes, le changement, soit admis comme ralis, pour que ladjonction de lautre sensuive analytiquement.Mais peut-tre cette loi est-elle ncessaire comme affirmation spontane de la raison. Peut-tre est-elle conue priori, et, ce titre, impose ltre.O trouver, peut-on dire, dans les donnes de lexprience, un objet correspondant au terme cause, qui signifie pouvoir crateur, et un rapport correspondant au lien de gnration, que lesprit tablit entre la cause et leffet?Si la question est ainsi pose, le principe de causalit est certainement priori. Mais ce nest pas en ce sens quil est impliqu dans la connaissance du monde donn. Lide dune cause gnratrice ne saurait rendre aucun service celui qui, comme le savant proprement dit, recherche uniquement la nature et lordre des phnomnes. En ralit, le mot cause, lorsquon lemploie en matire scientifique, veut dire condition immdiate. La cause dun phnomne, en ce sens, cest encore un phnomne, ce ne peut tre quun phnomne: autrement la recherche des causes ne serait plus du domaine des sciences positives; seulement, cest un phnomne qui doit pralablement exister pour quun certain autre se ralise.Mais, dira-t-on, cest effectivement par erreur que la cause avait t dabord conue comme une entit mtaphysique contenue dans les phnomnes: elle nen est que la condition dterminante. Elle ne se rapporte pas ltre en soi, mais la connaissance des phnomnes; et elle implique uniquement ce qui est ncessaire pour rendre cette connaissance possible. Il est juste de dire que la causalit nest quun rapport et un lien pos entre les phnomnes, mais il faut ajouter que cest un lien de ncessit pos priori.Ainsi entendu, le principe de causalit est sans doute plus voisin des conditions de la science que lorsquil implique lhypothse dune chose en soi. Toutefois il contient encore un lment que la science ne rclame pas: lide de ncessit. Il suffit quil existe entre les phnomnes des liaisons relativement invariables, pour que la recherche des causes soit lgitime et fructueuse. Bien plus: il est contraire lessence des phnomnes dtre ncessairement enchans entre eux. Leur mode de succession, qui dpend du mode daction des choses en soi, ne peut avoir quun caractre relatif. Cest retomber dans lerreur quon voulait viter, mais en rigeant cette fois les phnomnes eux-mmes en choses en soi, que de voir dans la causalit un lien dabsolue ncessit entre les phnomnes.Le sens prcis du principe de causalit, dans son application ltude du monde donn, est celui-ci: Tout changement survenant dans les choses est li invariablement un autre changement, comme une condition, et non pas un changement quelconque, mais un changement dtermin, tel quil ny ait jamais plus dans le conditionn que dans la condition. Or les lments de ce principe paraissent tous emprunts lexprience. A priori lhomme tait dispos admettre des commencements absolus, des passages du nant ltre et de ltre au nant, des successions de phnomnes indtermines. Cest lexprience qui a dissip ces prjugs. Cest le progrs de lobservation, de la comparaison, de la rflexion et de labstraction, cest--dire de lexprience interprte, mais non supple, par lentendement, qui a fait voir quun changement nest jamais quelque chose dentirement nouveau; que tout changement est le corrlatif dun autre changement survenu dans les conditions au milieu desquelles il se produit, et que le rapport qui unit tel changement tel autre est invariable.On ne peut donc dire que le principe de causalit qui rgit la science soit une loi dicte par lesprit aux choses. Dans les termes o lesprit limposerait aux choses, ltre donn, cest--dire les phnomnes, ne saurait le raliser; et, dautre part, la formule qui sapplique aux phnomnes ne contient que des lments drivs de lexprience.Il nen reste pas moins que cette formule nonce lexistence dun rapport invariable entre tel changement et tel autre. Or, si linvariabilit nquivaut pas, en soi, la ncessit interne, dune part elle ne lexclut nullement, elle en est mme le symbole extrieur; dautre part elle tablit entre les modes de ltre ce quon peut appeler une ncessit de fait. Ne sensuit-il pas que le principe de la liaison ncessaire des phnomnes mrite toute confiance au point de vue pratique, et est, mme au point de vue thorique, plus vraisemblable que son contraire?On ne peut nier que lide de ce principe nait t le nerf de la connaissance scientifique. La science est ne le jour o lhomme a conu lexistence de causes et deffets naturels, cest--dire de rapports invariables entre les choses donnes; le jour o, au lieu de se demander quelle est la puissance supra-sensible qui produit les phnomnes considrs isolment et pourquoi elle les produit, il sest demand quel est le phnomne de la nature do dpend celui quil sagit dexpliquer. Chaque progrs de la science est venu confirmer cette conception; et il est contraire toute vraisemblance dimaginer des mondes rels o les phnomnes se produiraient sans cause, cest--dire sans antcdents invariables.Toutefois, il ne faut pas oublier que cest lexprience elle-mme qui a introduit dans lesprit humain et progressivement pur lide scientifique de cause naturelle. Cette ide nest pas celle dun principe priori qui rgit les modes de ltre, cest la forme abstraite du rapport qui existe entre ces modes. Nous ne pouvons pas dire que la nature des choses drive de la loi de causalit. Cette loi nest pour nous que lexpression la plus gnrale des rapports qui drivent de la nature observable des choses donnes. Supposons que les choses, pouvant changer, ne changent cependant pas: les rapports seront invariables, sans que la ncessit rgne en ralit. Ainsi la science a pour objet une forme purement abstraite et extrieure, qui ne prjuge pas la nature intime de ltre.Mais nest-il pas vraisemblable que lextrieur est la traduction fidle de lintrieur? Est-il admissible que les actes dun tre soient contingents, sil est tabli que les manifestations de ces actes sont lies entre elles par des rapports immuables? Si les ombres qui passent dans la caverne de Platon se succdent de telle sorte quaprs les avoir bien observes, on puisse exactement prvoir lapparition des ombres venir, cest apparemment que les objets qui les projettent se suivent eux-mmes dans un ordre invariable. Il serait sans doute possible que lensemble des manifestations et des actes ne ft pas donn; mais si, lune de ces manifestations tant donne, les autres sont donnes du mme coup, lhypothse la plus simple, cest dadmettre que les actes eux-mmes sont lis entre eux dune manire analogue. Ainsi, pour avoir le droit de rvoquer en doute la ncessit interne des choses, il faudrait, semble-t-il, pouvoir contester labsolue rgularit du cours des phnomnes et tablir lexistence dun dsaccord, si petit quil ft, entre le postulat de la science et la loi de la ralit. Peut-tre lexprience ne nous en fournit-elle pas le moyen; mais peut-on affirmer quelle prononce en faveur de la thse contraire?Toute constatation exprimentale se rduit, en dfinitive, resserrer la valeur de llment mesurable des phnomnes entre des limites aussi rapproches que possible. Jamais on natteint le point prcis o le phnomne commence et finit rellement. On ne peut dailleurs affirmer quil existe de pareils points, sinon peut-tre dans des instants indivisibles, hypothse vraisemblablement contraire la nature mme du temps. Ainsi nous ne voyons en quelque sorte que les contenants des choses, non les choses elles-mmes. Nous ne savons pas si les choses occupent, dans leurs contenants, une place assignable. A supposer que les phnomnes fussent indtermins, mais dans une certaine mesure seulement, laquelle pourrait dpasser invinciblement la porte de nos grossiers moyens dvaluation, les apparences nen seraient pas moins exactement telles que nous les voyons. On prte donc aux choses une dtermination purement hypothtique, sinon inintelligible, quand on prend au pied de la lettre le principe suivant lequel tel phnomne est li tel autre phnomne. Le terme tel phnomne, dans son sens strict, nexprime pas un concept exprimental, et rpugne peut-tre aux conditions mmes de lexprience.Ensuite, est-il bien conforme lexprience dadmettre une proportionnalit, une galit, une quivalence absolue entre la cause et leffet? Nul ne pense que cette proportionnalit soit constante, si lon considre les choses au point de vue de lutilit, de la valeur esthtique et morale, en un mot de la qualit. ce point de vue, au contraire, on admet communment que de grands effets peuvent rsulter de petites causes, et rciproquement. La loi de lquivalence ne peut donc tre considre comme absolue que sil sagit de quantits pures ou de relations entre des quantits dune seule et mme qualit.Mais o trouver un consquent qui, au point de vue de la qualit, soit exactement identique son antcdent? Serait-ce encore un consquent, un effet, un changement, sil ne diffrait de lantcdent, ni par la quantit, ni par la qualit?Le progrs de lobservation rvle de plus en plus la richesse de proprits, la varit, lindividualit, la vie, l o les apparences ne montraient que des masses uniformes et indistinctes. Ds lors nest-il pas vraisemblable que la rptition pure et simple dune mme qualit, cette chose dpourvue de beaut et dintrt, nexiste nulle part dans la nature, et que la quantit homogne nest que la surface idale des tres? Cest ainsi que les astres, vus de loin, napparaissent que comme des figures gomtriques, tandis quen ralit ils sont des mondes composs de mille substances diverses. Quant au changement de quantit intensive, cest--dire laugmentation et la diminution dune mme qualit, il se ramne galement, en dfinitive, un changement qualitatif, puisque, pouss jusqu un certain point, il aboutit la transformation dune qualit en son contraire, et que la proprit qui se manifeste pour un changement intensif considrable doit ncessairement prexister dans les changements de dtail dont il est la somme.Reste, il est vrai, lhypothse dune quantit pure de toute qualit; mais quelle ide peut-on se faire dun pareil objet? Une quantit ne peut tre quune grandeur ou un degr de quelque chose, et ce quelque chose est prcisment la qualit, la manire dtre physique ou morale. Tandis que la qualit se conoit trs bien comme substance de la quantit, celle-ci, considre comme substance de la qualit, est inintelligible, car elle ne prend un sens que comme limite, comme point dintersection; et toute limite suppose une chose limite.Si donc, jusque dans les formes les plus lmentaires de ltre, il y a ainsi quelque lment qualitatif, condition indispensable de lexistence elle-mme, reconnatre que leffet peut tre disproportionn lgard de la cause au point de vue de la qualit, cest admettre que nulle part, dans le monde concret et rel, le principe de causalit ne sapplique rigoureusement.Et en effet comment concevoir que la cause ou condition immdiate contienne vraiment tout ce quil faut pour expliquer leffet? Elle ne contiendra jamais ce en quoi leffet se distingue delle, cette apparition dun lment nouveau qui est la condition indispensable dun rapport de causalit. Si leffet est de tout point identique la cause, il ne fait quun avec elle et nest pas un effet vritable. Sil sen distingue, cest quil est jusqu un certain point dune autre nature; et alors comment tablir, non pas une galit proprement dite, chose inintelligible, mais mme une proportionnalit entre leffet et la cause, comment mesurer lhtrognit qualitative, et constater que, dans des conditions identiques, elle se produit toujours au mme degr?Enfin, sil nous est donn de ramener les changements de dtail des rapports gnraux permanents, de telle sorte que lhtrognit rciproque des faits particuliers nen exclue pas la ncessit relative, le progrs des sciences ne nous montre-t-il pas que ces rapports gnraux eux-mmes, rsum des rapports particuliers, ne sont pas exempts de changement? Linduction la plus vraisemblable nest-elle pas quil est impossible datteindre une loi absolument fixe, si simples que soient les rapports considrs, et si larges que soient les bases de lobservation? Et, si lensemble varie, ne faut-il pas quil y ait dans les dtails quelque rudiment de contingence? Est-il trange dailleurs quon ne puisse discerner dans linfiniment petit les causes du changement de linfiniment grand, lorsque, dans cet infiniment grand lui-mme, le changement est presque imperceptible?La ralit du changement nest pas moins vidente que la ralit-de la permanence; et, si lon peut concevoir que deux changements oprs en sens inverse engendrent la permanence, il est inintelligible que la permanence absolue suscite le changement. Cest donc le changement qui est le principe; la permanence nest quun rsultat: et ainsi les choses doivent admettre le changement jusque dans leurs relations les plus immdiates.Mais, sil nexiste pas de point fixe sur lequel on puisse faire reposer les variations des choses, la loi de causalit, qui affirme la conservation absolue de ltre de la nature des choses, ne sapplique pas exactement aux donnes de lexprience. Elle exprime, sans doute, une manire dtre extrmement gnrale; mais, en prsentant cette manire dtre comme absolument indpendante de son contraire, lequel pourtant nest pas moins rel et primordial, en posant la dtermination et la permanence avant le changement et la vie, elle trahit lintervention originale de lentendement, qui, au lieu de se borner observer la ralit, lui prte une forme adapte ses propres tendances. La loi de causalit, sous sa forme abstraite et absolue, peut donc tre bon droit la maxime pratique de la science, dont lobjet est de suivre un un les fils de la trame infinie; mais elle napparat plus que comme une vrit incomplte et relative, lorsque lon essaye de se reprsenter lentrelacement universel, la pntration rciproque du changement et de la permanence, qui constitue la vie et lexistence relle. Le monde, considr dans lunit de son existence relle, prsente une indtermination radicale trop faible sans doute pour tre apparente, si lon nobserve les choses que pendant une trs petite partie de leurs cours, mais parfois visible, lorsque lon compare des faits spars les uns des autres par une longue srie dintermdiaires. Il ny a pas quivalence, rapport de causalit pure et simple, entre un homme et les lments qui lui ont donne naissance, entre ltre dvelopp et ltre en voie de formation.

CHAPITRE III: DES GENRES

Toutes les choses donnes dans lexprience reposent sur ltre, lequel est contingent dans son existence et dans sa loi. Tout est donc radicalement contingent. Nanmoins, la part de la ncessit serait encore trs grande, si la contingence inhrente ltre en tant qutre tait la seule qui existt dans le monde; si, ltre une fois pos, tout en dcoulait analytiquement, sans addition daucun lment nouveau.Selon les apparences, ltre ne nous est pas seulement donn en tant qutre, cest--dire comme une srie de causes et deffets. Les modes de ltre prsentent, en outre, des ressemblances et des diffrences qui permettent de les ordonner en groupes appels genres ou lois; de former avec les petits groupes des groupes plus considrables, et ainsi de suite. Tout mode contenu dans un groupe infrieur est, fortiori, contenu dans le groupe suprieur dont fait partie ce groupe infrieur lui-mme. Le particulier ou le moins gnral a, de la sorte, son explication, sa raison, dans le gnral ou le moins particulier. Par l les modes de ltre peuvent tre systmatiss, unifis, penss.Cette proprit est-elle inhrente ltre en tant qutre, ou bien est-elle, son gard, quelque chose de nouveau?Sans doute, lorganisation logique naccrot pas la quantit de ltre. De mme une statue de bronze ne contient pas plus de matire que le mtal dont elle est faite. Nanmoins, il y a, dans ltre ordonn logiquement, une qualit qui nexistait pas dans ltre pur et simple, et dont ltre na fourni que la condition matrielle: lexplicabilit. Cette qualit tient lexistence de types, ou units formelles, sous lesquels se range la multiplicit discrte des individus. Elle a sa source dans lexistence de notions. Or la notion est lunit au sein de la multiplicit, la ressemblance au sein des diffrences. Grce aux degrs quelle comporte, elle tablit une hirarchie parmi les liaisons causales; donne aux unes, avec une gnralit relative, la prpondrance sur les autres; et fait, par l, du monde des causes et des effets, un symbole anticip de lorganisation et de la vie. La notion est la fois une comme genre, et multiple comme collection despces. Elle nest donc pas contenue dans ltre proprement dit, dont lessence, en tant quil sagit de ltre donn, est la diversit, la multiplicit pure et simple. Suprieure ltre, elle en fait jaillir, parmi tous les modes dont il est susceptible, ceux qui lui fourniront des lments appropris, cest--dire des formes semblables dans une certaine mesure, travers la diversit qui fonde leur distinction; et elle se ralise elle-mme, en devenant le centre du systme quelle a ainsi organis. Une par essence, elle ne se confond pas avec les formes multiples dont elle dtermine lapparition, mais elle sincorpore en elles, devient en elles visible et concrte. Cest parce quelle est ainsi intimement unie aux choses, quelle semble en faire partie intgrante. Mais elle pourrait disparatre sans que les choses cessassent dtre. Les choses perdraient sans doute cette physionomie harmonieuse qui rsulte de la runion des semblables et de la sparation des contraires, et qui est lexpression de lide; elles ne seraient plus quun chaos absolument strile: elles subsisteraient pourtant, comme subsiste, ltat de dispersion, la matire dont la vie sest retire.Mais il nest pas indispensable que la notion drive analytiquement de ltre, pour que lexistence des genres soit considre comme ncessaire. Il suffit que lesprit dclare, en dehors de toute exprience, que ltre doit prendre une forme explicable, cest--dire rationnelle, et se conformer aux lois de la pense, qui exige, entre les termes quelle considre, des rapports de contenance. Il suffit, en un mot, que la synthse: tre+notion soit pose priori comme synthse causale. Or en est-il ainsi?La solution de cette question dpend du sens que lon attribue au mot notion. Si lon voit dans la notion un type immuable qui existe rellement et distinctement en dehors des choses donnes, un modle dont les choses donnes ne sont que les copies imparfaites, il est impossible dadmettre que la notion soit un terme fourni par lexprience. De mme, le lien de participation qui rattache la notion ainsi conue les choses particulires ne peut tre affirm qu priori. Mais est-ce bien en ce sens que lexplicabilit des choses est implique dans ltude de la nature?Sans doute, il serait utile de savoir quil existe des formes ou ides suprasensibles, types des genres donns, si lon pouvait connatre ces ides en elles-mmes. Il y a plus: une fois en possession de ces modles parfaits, lesprit ddaignerait, non sans raison, la connaissance des copies dfectueuses, et laisserait de ct lexprience, qui na dautre objet que ces copies elles-mmes. Mais on ne peut prouver que lesprit soit capable, sans le secours de lexprience, de donner un contenu la notion ou ide, considre comme type mtaphysique des choses sensibles. Loriginal, ici, nest connu que par la copie. Le rle de lesprit consiste transfigurer le type abstrait des choses donnes en lui appliquant la forme de la perfection et de lternit. Dans ces conditions, la conception de types mtaphysiques est sans usage dans ltude des phnomnes. La synthse de ltre et de la notion, ainsi entendue, peut tre une connaissance priori, mais ce nest pas de cette synthse quil est question.Dira-t-on que llment connu priori nest sans doute, aucun degr, le contenu de la notion, la somme des caractres quelle comprend, mais quil consiste dans le lien de ncessit tabli entre ces caractres, et quainsi le concept de la notion, sil nest pas prsuppos par les choses elles-mmes, lest du moins par la connaissance des choses?Cette manire de concevoir la notion nest pas encore exactement celle qui prside aux sciences positives. Elle est susceptible dinspirer au savant la prsomption ou le dcouragement. Persuad que les choses se laissent enfermer dans des dfinitions, le savant rige en vrit dfinitive, en principes absolus, les formules auxquelles ont abouti ces recherches. Cest lorigine des systmes, troncs superbes et rigides, do la sve se retire peu peu, et qui sont vous la mort. Et si, plus circonspect, le savant attend, pour riger ses formules en principes, quelles soient adquates la ralit, il voit fuir devant lui lobjet de ses recherches mesure quil sen approche: la perfection mme des mthodes et des instruments dinvestigation ne fait que le convaincre de plus en plus du caractre purement approximatif des rsultats quil obtient. Cest lorigine de ce scepticisme scientifique, qui ne veut plus voir dans la nature que des individus et des faits, parce quil est impossible dy trouver des classes et des lois absolues. La science a pour objet ltude des phnomnes; elle se trahit elle-mme, si elle commence par se faire des phnomnes une ide qui les transforme en choses en soi.Dans son application ltude de la nature, la notion, loin dtre une entit distincte, nest que lensemble des caractres communs un certain nombre dtres. Elle nest pas immuable, mais relativement identique dans un ensemble de choses donnes. Elle nest pas parfaite, ce qui serait un caractre positif, mais relativement dpouille dlments accidentels, ce qui est un caractre ngatif. De mme, le lien de la notion et de ltre nest pas une participation mystrieuse, une traduction de penses pures en images accessibles aux sens, une analogie symbolique entre le phnomne et le noumne. Ce nest pas mme une corrlation immuable entre des lments dailleurs sensibles, une systmatisation ncessaire de phnomnes. Cest simplement le rapport de la partie au tout, du contenu au contenant. De la sorte, la synthse de ltre et de la notion, dans son acception scientifique, peut tre connue par lexprience et labstraction. Car lexprience nous rvle les ressemblances des choses et leurs diffrences. Labstraction limine peu peu les caractres variables et accidentels, pour ne retenir que les caractres constants et essentiels. Lide dune classe, cest--dire dun tout, tant ainsi forme, lexprience nous apprend que tel ou tel tre prsente les caractres qui sont les signes distinctifs de cette classe. Nous rapprochons donc cet tre de ses semblables; nous le faisons rentrer dans le tout relatif que ceux-ci constituent.Ainsi lunion de ltre et de la notion, lexistence des genres, nest pas seulement une synthse, cest encore une synthse posteriori. Elle nest donc pas ncessaire en droit. Mais il semble impossible de contester quelle le soit en fait. Car les progrs de la science ont de plus en plus montr que tout a sa raison comme sa cause; que toute forme particulire rentre dans une forme gnrale; que tout ce qui est fait partie dun systme. Limpossibilit de rattacher logiquement un dtail lensemble natteste pas le dsordre des choses, mais notre ignorance.On peut toutefois remarquer que le groupement des choses sous les notions reste toujours plus ou moins approximatif et artificiel. Dune part, la comprhension relle des notions ne peut jamais tre exactement dfinie. Dautre part, il se rencontre toujours des tres qui ne rentrent pas exactement dans les cadres tablis. Il ny a pas jusquaux notions ou catgories les plus gnrales, les plus fondamentales, dont la table nait pu tre dfinitivement dresse, comme si ltre tait impatient dune immobilit absolue, mme dans ses couches les plus profondes. Certes les progrs de la science dfiniront dune manire de plus en plus prcise la comprhension et lextension des genres. Mais qui oserait affirmer que cette dfinition puisse jamais tre complte et dfinitive? quil existe dans la nature un nombre dtermin de genres radicalement spars les uns des autres par la prsence ou labsence de caractres prcis? et que tous les tres sans exception se rangent exactement sous ces types gnraux? Il est impossible daffirmer qu ct de ltre disciplin par la notion, il ne reste pas une certaine quantit dtre plus ou moins rebelle son action ordonnatrice; ou bien encore que ltre soit toujours intelligible au mme degr, que la distribution des tres en genres ne soit pas tantt moins, tantt plus profonde, prcise et harmonieuse.

Cest donc dune manire contingente que se superposent ltre la notion et toutes les dterminations quelle comporte. Considrs, du dehors, au point de vue de ltre, les modes de la notion ne se produisent pas dune manire fatale. Mais le dveloppement de la notion elle-mme, cest--dire la dcomposition du gnral en particulier, nobit-il pas une loi ncessaire, et ainsi la contingence externe ne se ramne-t-elle pas une ncessit interne?La loi de la notion est le principe didentit, suivant lequel la notion reste identique avec elle-mme, se conserve telle quelle est, ne reoit ni augmentation ni diminution travers toutes les fonctions logiques quelle est appele remplir. Cest, peut-on dire, la permanence de la notion elle-mme. En vertu de cette loi, ce qui est contenu dans une notion partielle est, fortiori, ncessairement contenu dans la notion totale.Cette formule ne rsulte pas analytiquement du concept mme de la notion. Car on conoit quun tout puisse acqurir ou perdre des parties, sans pour cela cesser dtre un tout. Un type peut changer, sans pour cela cesser dtre un type.La loi de la notion est donc une proposition synthtique. Est-elle affirme priori?On peut interprter de plusieurs manires les termes de cette loi.Suivant lune de ces interprtations, il existe dans la nature un nombre dtermin de types gnraux rels, qui remplissent, lgard des individus, le rle de la substance lgard des accidents. Lidentit de la notion travers ses fonctions diverses tient donc, en ralit, ce que cest un sent et mme tre qui supporte les individus dune mme espce, lesquelles nont de lexistence distincte que la vaine apparence.Suivant une autre interprtation, le principe didentit ne concerne pas les choses en soi, mais seulement la connaissance des choses. Il nest quune condition priori de lexprience. Sa signification vritable est dtermine par les besoins de la pense. En ce sens, quoi quil en soit des types transcendants, ce sont toujours exactement les mmes notions immanentes qui figurent dans les diverses phases de lexplication des choses; et, par suite, la notion totale contient exactement tout le contenu des notions partielles. En outre, la permanence de toutes les notions particulires a sa raison dans la permanence dune notion suprme o sont contenues toutes les autres; les genres dun ordre infrieur rentrent tous exactement dans un nombre plus petit de genres suprieurs, et ainsi de suite, jusqu ce que tout se ramne lunit. Enfin, et par l mme, le lien qui unit le particulier au gnral, le conditionnel la condition, la chose explique la raison explicative, est absolument ncessaire.Il est clair que, dans lune ou lautre de ces acceptions, le principe didentit est pos priori, puisque la nature ne nous prsente pas deux choses exactement identiques, et qu chaque pas nous nous trouvons en prsence de caractres irrductibles. Mais ce ne sont pas ces maximes absolues qui sont requises par la science. Employes comme cadres du raisonnement, elles nengendreraient que des sophismes, parce que les termes concrets fournis par lexprience ne satisferaient jamais aux conditions didentit et de contenance exactes quelles requirent. Elles imposeraient aux recherches scientifiques, en ce qui concerne la nature des genres et leurs rapports entre eux, un point de vue qui pourrait ntre pas lgitime, et qui risquerait de fausser lobservation. Comment, en effet, dcouvrir dans le monde des lments contingents, supposer quil en existe, si davance on affirme que tous les rapports des choses doivent se ramener strictement au rapport de la substance laccident ou du tout la partie, si lon pose le problme scientifique dans des termes qui, priori, excluent la contingence et en font une ncessit dguise? Toute question pose au monde donn est sans doute lgitime, mais condition que lon nrige pas dabord en vrit indiscutable le postulat quelle renferme. On doit, au contraire, tre prt mettre en question ce postulat lui-mme, et reprendre les choses de plus haut, dans le cas o lexprience contredirait les prvisions quon a formes.Dans son application aux sciences positives, le principe didentit ne suppose pas lexistence darchtypes substantiels. Comment pourrait-on relier logiquement les phnomnes ces essences htrognes?Il ne suppose pas non plus, dune manire absolue, lidentit de llment gnrique dans les espces, la rduction de toutes les notions une seule, la liaison ncessaire du particulier au gnral.Sans doute, dans un syllogisme, cest le mme terme gnrique qui est appliqu lespce et lindividu contenu dans cette espce. Mais lidentit nest que dans les mots. Car il est impossible de trouver un caractre qui soit exactement le mme dans deux individus; et il est vraisemblable, daprs la loi mme de lanalogie do rsulte lexistence des espces, que, si deux individus taient identiques sur un point, ils le seraient entirement. La nature ne nous offre jamais que des ressemblances, non des identits; et le syllogisme ne peut que conclure, de ressemblances observes des ressemblances non observes. Il ne saurait prtendre une rigueur incompatible avec les donnes exprimentales qui, seules, peuvent lui fournir une matire.De mme, la science positive nexige nullement la possibilit de rduire toutes les notions lunit. Elle exige simplement une hirarchie relative de notions de plus en plus gnrales. Quil y ait, au fond, un ou plusieurs systmes de notions; que ces systmes aient ou non, en dernire analyse, une base unique; que toutes les espces se distribuent exactement dans les genres ou quil y ait des espces intermdiaires: le raisonnement concret nen sera pas moins possible.Enfin, dans la forme du syllogisme comme dans sa matire, le caractre absolu nest quapparent. On ne peut prtendre tablir des rapports exacts de contenance entre des touts et des parties qui, en eux-mmes, ne sont pas exactement circonscrits. Lorsquon dit que Paul, faisant partie de lespce homme, fait fortiori partie du genre mortel, lequel contient lespce homme, cela veut dire simplement que, si Paul ressemble, par un grand nombre de cts, dautres tres dj compars entre eux et runis sous la notion homme, il est extrmement probable, pratiquement certain, quil leur ressemblera aussi en ce qui concerne la mortalit. Or, pour quune telle dduction soit possible, il suffit dadmettre quil y a dans la nature des faisceaux de ressemblances tels que, certains groupes de ressemblance tant donns, il est trs probable que certains autres le seront galement: cest proprement la loi de lanalogie.Sil en est ainsi, le principe didentit, dans son usage scientifique, ne prsente aucun caractre incompatible avec une origine posteriori. Lexprience est en mesure de nous fournir des notions de genres de mieux en mieux dfinies, des ressemblances de plus en plus gnrales, des liaisons de ressemblances de plus en plus constantes.Issu de lexprience, le principe didentit ne peut tre considr comme ncessaire en droit, comme impos la cration ou la connaissance des choses.Mais nest-il pas impos lesprit par la forme mme de la science, par lidal quelle poursuit et dont, en fait, elle se rapproche constamment? Nest-il pas le principe de la logique, dont toutes les sciences acceptent la juridiction? Et ainsi nest-il pas pratiquement reconnu comme ncessaire?Il importe de remarquer que la logique, malgr son rle indispensable dans la connaissance, nest quune science abstraite. Elle ne dtermine pas le degr dintelligibilit que prsentent les choses relles. Elle considre la notion en gnral sous la forme la plus prcise que puisse lui donner lexprience modifie par labstraction, et elle en dduit les proprits suivant une mthode approprie lentendement, cest--dire sous lide de la permanence de cette notion elle-mme. Elle dveloppe le systme des lois qui sappliquent des notions quelconques mises en rapport les unes avec les autres, supposer que ces notions demeurent identiques. Elle forme des cadres dans lesquels lexprience est appele mettre un contenu, au risque mme de les largir et de les briser. Si elle prsente une haute certitude pratique, cest quelle dveloppe un concept extrmement simple, qui est comme le type moyen dune infinit dexpriences, et quainsi ses dfinitions de mots sont presque des dfinitions de choses. Cest ainsi quen statistique la probabilit est de plus en plus voisine de la certitude, mesure que la base de lobservation est plus tendue; car alors les particularits sannulent de plus en plus les unes les autres, pour laisser le fait gnral se dgager dans toute sa puret. Mais la logique trahirait la science au lieu de la servir, si, aprs avoir, pour la commodit de lesprit humain, achev artificiellement la cristallisation bauche par lexprience et donn la forme gnrique une rigidit de contours que ne lui imposait pas la nature, elle prtendait ensuite riger cette abstraction en vrit absolue et en principe crateur de la ralit qui lui a donn naissance. Les lois sont le lit o passe le torrent des faits: ils lont creus, bien quils le suivent. Ainsi le caractre impratif des formules de la logique, bien quil soit pratiquement justifi, nest quune apparence. En ralit, les rapports logiques objectifs ne prcdent pas les choses: ils en drivent; et ils pourraient varier, si les choses elles-mmes venaient varier, en ce qui concerne leurs ressemblances et leurs diffrences fondamentales.Mais peut-on dire quil se produise de telles variations? La tentative dexpliquer les phnomnes ne nous met-elle pas tt ou tard en prsence de ce quon appelle la nature des choses, cest--dire de proprits et de rapports immuables? Si le torrent se creuse lui-mme son lit, est-ce de lui-mme que, dabord, il coule dans tel ou tel sens? Sous les lois qui rsultent du changement, ny a-t-il pas celles qui le dterminent? Celles-ci sont-elles encore variables? Et le dernier mot nest-il pas: Tout change, except la loi du changement?Il est, coup sr, lgitime que lesprit humain sattache fortement cette ide de la nature des choses, laquelle il doit sa victoire sur le destin et les puissances capricieuses, son entre et ses progrs dans la carrire de la science. Mais cette ide ne doit pas rgner son tour dune manire exclusive, et ramener, sous une autre forme, la croyance la fatalit. Si un premier regard jet de ce point de vue sur lunivers a pu faire croire que les choses avaient en effet des proprits immuables, une nature ternelle, o se trouvait la raison dernire de toutes leurs vicissitudes: un examen plus approfondi montre que ce quon avait pris pour le fond immuable des choses ntait encore quune couche mobile et superficielle; et, mesure que lhomme pntre plus avant dans la ralit, mesure recule devant lui ce fondement inbranlable qui devait tout supporter. Fort de lide des genres et des lois, lesprit humain esprait remplacer les classifications artificielles par des classifications naturelles. Mais avec les progrs de lobservation, telle classification, que lon croyait naturelle, apparat son tour comme artificielle; et lon se demande sil ne conviendrait pas de substituer toute systmatisation rationnelle le dessin pur et simple dun arbre gnalogique. Or, sil est impossible de trouver dans la nature un rapport parfaitement constant; si les proprits et les lois les plus essentielles apparaissent comme indtermines dans une certaine mesure: nest-il pas vraisemblable que le principe mme de la distribution des phnomnes en genres et espces (lequel, dans son usage scientifique, nest, en dfinitive, que la forme la plus gnrale et la plus abstraite des lois de la nature, aprs le principe de la liaison causale) participe, lui aussi, de lindtermination et de la contingence?Ainsi le raisonnement posteriori aussi bien que la spculation priori laisse place lide dune contingence radicale dans la production des ressemblances et des diffrences do rsultent les genres et les espces de la nature, cest--dire dans lexistence et la loi de la notion. Rien ne prouve quil existe des genres dont la comprhension et lextension soient exactement dtermines et inimitables. Il peut arriver que la notion, dans les choses qui lexpriment, se dfinisse de mieux en mieux; que les sujets se rangent de plus en plus exactement sous des prdicats dtermins, en abandonnant les caractres qui participaient des notions collatrales. Issue de ltre, comme dune matire par voie de cration, la forme logique peut, son tour, rgir sur ltre et le pntrer plus profondment. Par contre, on peut concevoir que ltre, rang par la notion sous des lois trangres, fasse effort pour retourner son tat primordial de dispersion et de chaos; et que, par suite, la part de lordre logique, de la distribution des choses en espces et en genres, diminue dans la nature.Ces changements, il est vrai, resteraient ltat de possibilits idales ou dapparences illusoires, si le principe de causalit tait admis dans toute sa rigueur. Car alors la nature de lantcdent dciderait entirement et ncessairement de la nature du consquent, et il ny attrait aucune place pour une harmonie dont le germe ne prexisterait pas dans les conditions donnes. Or la cause, comme telle, est indiffrente lharmonie ou au dsordre: les causes, laisses elles-mmes, ne semploient qu sentre-combattre, et donnent des rsultats identiques ceux du hasard. Ainsi le dsordre serait ternel, irrmdiable, si les forces dont se compose le monde, produisant invitablement leurs effets, nadmettaient, dans toute la srie de leurs actions, aucune intervention suprieure. Mais, si la cause est susceptible, dans une certaine mesure, de recevoir une direction, la vertu de la notion ne demeure pas inutile. Elle dtermine, dans le monde des forces, une convergence fconde. Elle les amne produire des choses, au lieu de sagiter ternellement dans le vide sans russir le peupler.

CHAPITRE IV: DE LA MATIRE

Cest dune manire contingente que ltre reoit la forme logique; et la forme elle-mme, dans son dveloppement propre, laisse quelque place la contingence. Sont-ce l les seuls principes quon ait le droit darracher la ncessit? Ltre et la notion une fois poss, ne reste-t-il, pour expliquer toutes choses, qu en dduire les consquences invitables?Lordre logique ne nous est pas seulement donn sous sa forme lmentaire; il nous apparat dans des choses qui peuvent se compter et se mesurer, dans des essences tendues et mobiles, dans ce quon appelle la matire. Cette nouvelle forme de ltre drive-t-elle analytiquement de la prcdente?Il peut sembler, au premier abord, que la forme matrielle ne soit quun accident, lgard duquel les dterminations logiques jouent le rle de substance: ltendue, la dure, le mouvement, ne sont-ils pas des notions, des ides gnrales sous lesquelles on range certaines choses donnes? Mais il y a l une confusion: si les proprits mathmatiques sont des notions, il ne sensuit pas que ce ne soient que des notions. Autre chose est de dire quune essence est pense, autre chose de dire quelle est une pense.Les lments de la matire peuvent se ramener ltendue et au mouvement. Car le mouvement implique la duret et engendre la diversit do rsulte le nombre. Or, pour pouvoir ramener ltendue et le mouvement des essences purement logiques, il faut ne voir dans la premire quune coexistence de notions, dans le second quune succession dtats consistant eux-mmes, au fond, dans les notions diffrentes. Cette conception purement logique de ltendue et du mouvement est-elle justifie?Le propre dune notion, ce qui constitue son essence et sa perfection, cest dtre exactement circonscrite et, par suite, dtre spare, par un intervalle, des notions spcifiques du mme ordre quelle, et de rentrer entirement dans les notions relativement gnriques. Llment gnrique est identique dans deux notions du mme genre, et la diffrence spcifique consiste dans la prsence ou labsence dun mme caractre. Par suite, les notions ne peuvent tre quextrieures ou intrieures les unes par rapport aux autres. Deux contenus du mme ordre sont extrieurs entre eux; et ils sont intrieurs par rapport leur contenant commun. Ainsi le monde des notions est essentiellement discontinu.Or, applique ltendue et au mouvement, la catgorie de discontinuit fait de la premire une infinit de points infiniment petits, et du second une srie de positions correspondant une infinit dinstants infiniment courts. Mais des points infiniment petits ou bien se touchent, et alors ne font quun, on se distinguent les uns des autres, et alors sont spars entre eux par des intervalles, qui, si petits quon les suppose, ne pourront jamais tre entirement remplis par dautres points de mme nature. De mme, des instants infiniment courts, ou bien se confondent, ou laissent entre eux des lacunes impossibles combler. Il suit de l que, dans lhypothse en question, un espace dune grandeur mme finie A..B ne peut tre parcouru par un mobile M. Car entre A et B il y a un nombre de points indfini. De mme, un mobile qui est suppos se mouvoir de A en B est en ralit immobile. Car en chaque instant indivisible il est en un point indivisible; et la loi des notions veut quil ny ait pas dans le tout, cest--dire dans la dure totale, autre chose que dans les parties.En somme, dans ce systme, ltendue et le mouvement ne sont que des rapports. Les choses se dfinissent entirement et se distinguent uniquement par des proprits internes qui prexistent ces apparences sensibles. Cette doctrine nest pas satisfaisante, car elle a pour consquence lidentification et la confusion de certaines choses qui sont en ralit distinctes. Telles sont les figures symtriques non superposables. La distinction de ces figures nest pas purement abstraite: elle a son application dans les sciences exprimentales, et explique, notamment, les diffrences de proprits chimiques que prsentent certains cristaux.Ltendue nest pas une multiplicit coordonne par une unit: cest une multiplicit et une unit fondues ensemble et en quelque sorte identifies. Ce ne sont pas des parties extrieures les unes aux autres en tant que parties de mme ordre, et intrieures en tant que contenues dans des parties dun ordre suprieur: ce sont des parties similaires, dpourvues dordre hirarchique, la fois intrieures et extrieures entre elles. En un mot, cest une chose continue. De mme, le temps est une dure continue, le mouvement un passage continu dun lieu un autre. Cette ide de continuit, restitue au concept de ltendue, du temps et du mouvement, carte les sophismes auxquels on est induit quand on attribue ces concepts un sens purement logique.Ainsi les proprits mathmatiques ne sont pas une synthse analytique des proprits logiques, une combinaison dont les proprits logiques contiennent la fois les lments, la loi et la raison dtre. Elles renferment un lment nouveau, htrogne, irrductible: la continuit.Toutefois, il ne sensuit pas immdiatement que lexistence des proprits mathmatiques soit contingente. Ne peut-on, en effet, les considrer comme conues priori et imposes, de ce chef, la nature des choses? La connaissance de la continuit dans la coexistence et la succession, cest--dire la connaissance de lespace et du temps, ne prsente-elle pas les caractres dune intuition rationnelle? Quant au mouvement, lide que nous en avons ne peut-elle tre due une laboration de lespace et du temps opre par lesprit lui-mme?Cette doctrine est sans doute lgitime sil sagit de lespace et du temps considrs comme des choses en soi, unes et infinies, capables de subsister lors mme que les phnomnes seraient anantis, et sil sagit du mouvement considr dans son commencement absolu, comme acte dune spontanit primordiale. Car lexprience et labstraction ne peuvent rien nous fournir de tel. Mais ce nest pas en ce sens que les sciences qui ont pour objet le monde donn considrent lespace, le temps et le mouvement. Lespace nest pour elle quune tendue qui se prolonge indfiniment, sans autre limite que des tendues nouvelles; le temps nest quune dure indfinie; le mouvement nest que le changement de position dune chose par rapport une autre.Sil en est ainsi, lexprience suffit rendre compte des concepts scientifiques de lespace, du temps et dit mouvement. Elle nous prsente, en effet, une srie dobjets tendus et mobiles, dont nous ne voyons jamais la fin, quelque porte que nous sachions donner nos regards.Dira-t-on que dans ltendue, la dure et le mouvement il y a dj de lunit, et quun concept qui implique de lunit, quelque degr que ce soit, ne peut driver de lexprience? Mais alors il faut nier lexistence mme de la connaissance posteriori. Car des choses donnes forment ncessairement un tout distinct, par rapport ce qui nest pas donn. Dailleurs, si, pour circonscrire exactement la part de lexprience, on retranche des concepts empiriques de ltendue, de la dure et du mouvement le lien des parties entre elles, comme ajout par lesprit, que reste-t-il? Un je ne sais quoi qui noffre aucune prise, non seulement lesprit, mais mme aux sens et limagination. En retranchant du domaine propre de lexprience tout ce qui, un degr quelconque, implique de lunit, on aboutit faire des lments donns une inconnue ternellement inimaginable, indfinissable, inconcevable: ce qui revient en nier lexistence. Tout alors vient de lesprit; lexprience nest plus un mode de connaissance distinct, cest une systmatisation moins rigoureuse que celle de la pense; lesprit na dautres lois connatre que les siennes propres. Mais le dualisme, dont on croyait avoir triomph, reparat bientt, au sein de lesprit lui-mme, dans la distinction ncessaire des intuitions priori de la sensibilit et des notions priori de lentendement: et il sagit maintenant de savoir si les premires, qui enveloppent les proprits mathmatiques, doivent se ramener aux secondes, ou si elles ont leur origine dans la sensibilit elle-mme, comme dans une facult htrogne. Les termes du problme ont chang: le problme, au fond, est rest le mme.Ce serait encore restreindre outre mesure la porte de lexprience que de lui enlever les formes despace et de temps, parce quelles nous apparaissent comme indfinies. Certes lexprience immdiate ne nous fournit rien de semblable. Mais une srie dexpriences peut trs bien nous donner lide dune succession sans fin, moins que lon nlimine de lexprience toute activit intellectuelle, toute participation de lentendement: ce qui en ferait une opration inconcevable, non plus seulement dans son objet, mais mme dans sa nature. Il suffit, pour quune connaissance soit exprimentale, quelle ait un objet dont la matire et la forme soient contenues dans les donnes des sens ou de la conscience empirique. Le travail par lequel lentendement extrait des donnes des sens les lments plus ou moins cachs quelles renferment ne transforme pas ces donnes en lment priori.Ainsi les concepts dtendue, de dure et de mouvement, tels quils sont prsupposs par la connaissance du monde donn, ne requirent pas une origine mtaphysique.Mais, peut-on objecter, il ne sagit pas seulement de ces concepts dans leur acception indtermine, il sagit aussi de leurs dterminations; et celles-ci du moins ne peuvent tre connues qu priori, et par consquent sont ncessaires. Nest-ce pas priori que lesprit construit le triangle, le cercle, la sphre, le mouvement uniforme, les forces parallles et, en gnral, les dfinitions mathmatiques et mcaniques? Ces dfinitions exactes, compltes, adquates peuvent-elles driver de lexistence? Si lesprit nen a pas cr la matire, il en a cr la forme, car elles sont des modles que la nature ne peut galer. Il ny a pas de droite relle, de cercle rel, dquilibre rel.Certes, il est impossible dexpliquer par lexprience lexactitude des dterminations mathmatiques, si lon considre cette exactitude comme un caractre positif et absolu, attestant une perfection suprieure. Mais il semble que ce soit plutt un caractre ngatif, rsultant de llimination de proprits relativement accidentelles. Une droite nest autre chose que la trajectoire dun mobile qui va dun point vers un autre, et vers cet autre seulement; lquilibre nest que ltat o se trouve un corps, lorsque la rsultante des forces qui le sollicitent est nulle. Or lexprience nous invite elle-mme liminer les accidents qui troublent la puret des dterminations mathmatiques. Un tronc darbre qui, vu de prs, est tortueux, parait de plus en plus droit mesure quon le voit de plus loin. Quel besoin avons-nous de notions priori, pour achever ce travail de simplification, et liminer par la pense tous les accidents, toutes les irrgularits, cest--dire, dune manire abstraite et vague, celles que nous voyons et celles que nous ne voyons pas? Par l, sans doute, nous nacqurons pas lide de choses suprieures la ralit. Cest, au contraire, la ralit appauvrie, dcharne, rduite ltat de squelette. Mais est-il donc si vident que les figures gomtriques soient suprieures la ralit; et le monde en serait-il plus beau, sil ne se composait que de cercles et de polygones parfaitement rguliers?Ainsi la forme et la matire des lments mathmatiques sont contenus dans les donnes de lexprience. La continuit mesurable dans la coexistence, la succession et le dplacement, est lobjet dune connaissance posteriori.Reste, il est vrai, le lien qui unit ce terme aux formes infrieures de ltre, le rapport de la forme mathmatique proprement dite la forme logique. Mais lesprit affirme-t-il priori que tout fait explicable se produise dans lespace et dans le temps, et implique lexistence dun mouvement? Il est permis den douter; car nous avons lide des faits psychologiques, comme ntant pas dans lespace et comme nenveloppant aucun changement de lieu. Cette doctrine prjuge dune manire tmraire une question qui doit rester ouverte la recherche scientifique. Il nest, en effet, nullement inconcevable que ltendue mobile ne soit pas la forme ncessaire de tout ce qui est donn.Il semble donc impossible dtablir priori, analytiquement ou synthtiquement, que la figure et le mouvement sont des proprits essentielles et ncessaires de ltre. Mais ne peut-on pas dire que les sciences positives elles-mmes en rendent tmoignage par les dmonstrations et les dcouvertes quelles doivent cette doctrine? Nest-ce pas en cherchant dans toutes choses un lment mathmatiquement mesurable, en supposant quil y a partout de la figure et du mouvement, que lon a renouvel la physique et cr notamment la thorie mcanique de la chaleur et de la lumire? Le progrs des sciences ne se mesure-t-il pas la part quy obtiennent les notions mathmatiques?On doit sans doute attribuer une haute probabilit une ide aussi fconde; mais on ne peut, dautre part, en oublier lorigine. Cest lexprience qui nous a fait connatre la figure et le mouvement. Cest elle aussi qui nous a fait dcouvrir ces manires dtre dans un grand nombre de cas o nous nen souponnions pis lexistence. Or lexprience ne peut nous prouver que ces proprits soient inhrentes tout ce qui est. Plus frapps, comme il arrive, des faits imprvus que des faits ordinaires, nous sommes disposs admettre partout le substratum mcanique que nous avons dcouvert sous des choses qui nen paraissaient pas susceptibles, comme la chaleur ou la lumire. Cependant il existe encore un nombre considrable de formes que nous ne pouvons ramener au mouvement, et qui mme ne semblent pas pouvoir rsider dans un sujet mobile. Telles sont les facults intellectuelles. Linhrence de ltendue mobile ltre, titre de proprit essentielle et universelle, demeure une hypothse, en dpit du rle que cette ide peut remplir dans la science.Ft-il tabli, dailleurs, que la figure et le mouvement se rencontrent dans tout ce qui est, on ne pourrait encore riger ces manires dtre en essences ncessaires, ternelles et absolues; car lentendement est jet dans les difficults insolubles, quand il essaie de dvelopper une telle doctrine.Tantt, supposant que ltendue et le mouvement ont des limites, forment un tout circonscrit, lentendement ne conoit pas comment ces limites peuvent exister sans une tendue limitrophe ou un mouvement antagoniste. Car il ne voit pas de raison pour admettre, relativement ltendue ou au mouvement loigns, dautres lois que celles qui rgissent ltendue prochaine ou le mouvement actuel. Sa fonction tant daffirmer de lespce ce quil connat du genre, il juge quun mouvement ne peut se produire quaprs un mouvement, et quune tendue ne peut tre limite que par une tendue. Dailleurs, lors mme que, pour viter le progrs linfini, il admettrait un terme dans la rgression on la progression, il ne saurait o le placer, parce que tous les points dun temps et dun espace vide sont identiques ses yeux.Tantt, au contraire, supposant que ltendue et le mouvement sont sans limites, lentendement en conclut quils ne sont jamais complets, achevs, quils se font et se dfont sans cesse, quils sont et ne sont pas. Mais alors il ne peut considrer comme absolue cette chose insaisissable, qui est toujours en voie de ralisation, jamais ralise, qui nest ni dans le pass, ni dans lavenir, mais seulement dans linstant actuel, point infiniment petit entre deux abmes de nant.

Ainsi ltendue et le mouvement sont pour ltre des formes contingentes. Par suite, tous les modes de ltendue et du mouvement sont eux-mmes des lments nouveaux et contingents par rapport aux formes infrieures. Mais la production de ces modes nest-elle pas rgie par une loi inhrente lessence matrielle elle-mme, et cette loi nest-elle pas inflexible?La loi fondamentale des dterminations mathmatiques est la permanence de la quantit mesurable travers toutes les dcompositions et recompositions de ltendue et du mouvement. Elle a son expression concrte dans la formule de la conservation de la force. Cette loi est-elle ncessaire?On ne peut dire quelle se dduise priori de la dfinition mme de ltendue et du mouvement. Car ltendue et le mouvement ne changeraient pas de nature, pour augmenter, lune de grandeur, lautre de vitesse ou de dure.Est-elle pose priori par lesprit comme une synthse ncessaire?Sans doute, si lon ne voit dans la quantit mesurable que le symbole dune essence mtaphysique telle que la force active, il est clair que la loi dont il sagit ne peut tre connue posteriori. Mais il nest pas question dune chose de ce genre. Les mathmatiques ne considrent que des ralits observables. La figure et le mouvement tombent sous les sens. Le concept de la mesure se ramne au concept de la concidence, considre comme indpendante du lieu, du sens des figures et de la manire dont on les superpose, cest--dire des donnes explicables par lexprience. La force, la masse, le poids, sont, en mcanique, des grandeurs sensibles, mesurables numriquement. La formule scientifique de la quantit dnergie qui se conserve consiste dans des termes qui nont nul caractre mtaphysique.En fait, ce nest pas du premier coup que lhomme a dcouvert les premiers principes des mathmatiques. Il a ttonn, il a employ lobservation, lexprimentation, labstraction, linduction. Certains principes fondamentaux, admis aujourdhui sans contestation, tels que la loi de lindpendance des mouvements trouve par Galile, ont soulev tout dabord de nombreuses objections, de la part de personnes qui les jugeaient irrationnels.Fera-t-on rsider le caractre supra-sensible des lois mathmatiques dans le signe=, qui relie entre elles toutes les formules?Mais lgalit, qui dailleurs suppose des diffrences, et, comme telle, se distingue de lidentit absolue, peut tre considre comme une limite pure et simple, que lesprit conoit peu peu, en observant des objets qui prsentent des diffrences de grandeur de plus en plus petites, et en faisant abstraction de celles que la nature laisse invitablement subsister. Or cette opration nimplique aucune connaissance priori. Si lon affirmait que lesprit a lintuition des essences quil cre ainsi, si lon considrait les figures gomtriques, les groupes de forces, dans leur forme mathmatique elle-mme, comme des objets dimagination, il faudrait admettre quils sont connus priori par une sorte de sens mtaphysique, puisque lexprience ne nous en fournit pas le modle. Mais, si ces objets ne sont imagins que sous une forme grossire; si, sous leur form, prcise, ils sont simplement conus: rien nempche dadmettre quils drivent de lexprience labore par labstraction.Dira-t-on enfin que le principe de la conservation de la force se rapporte la production du mouvement dans tout lunivers, implique limpossibilit absolue dune impulsion initiale, et, ce titre, dpasse infiniment lexprience, qui ne peut nous faire connatre quune partie, un tronon des choses?Ainsi compris, ce principe rclamerait encore une origine mtaphysique; mais ce nest pas en ce sens quil est employ dans les sciences positives. La formule laquelle on sefforce de ramener toutes les lois particulires du mouvement implique simplement la conservation de la force dans un systme fini dlments mcaniques. Or de telles notions ne dpassent pas la porte de lexprience, bien plus, ne peuvent avoir dautre origine que lexprience elle-mme.Le principe de la conservation de la quantit mesurable travers les transformations de ltendue et du mouvement nest donc pas impos aux choses ou la connaissance des choses par la raison: il nest quun rsum de lexprience.Mais nest-il pas, ce titre mme, investi dune autorit inconteste? Nest-il pas pratiquement assimil un principe priori? Ne forme-t-il pas le point de dpart dun dveloppement purement analytique dans les mathmatiques pures et la mcanique rationnelle?Il ne faut pas que la forme dductive de ces sciences nous fasse illusion: les conclusions en sont purement abstraites, comme les donnes. Elles dterminent ce qui arrivera, si certaines figures mobiles sont ralises, et si la quantit mesurable y demeure constante. On ne peut, sans tourner dans un cercle vicieux, considrer les faits comme ncessaires, au nom dun principe dont la lgitimit ne repose que sur lobservation des faits. Lexprience, laquelle le principe mathmatique doit sa valeur, en limite elle-mme la porte. Nous navons pas le droit driger ce principe en vrit absolue et de le promener en quelque sorte travers toutes les sciences, travers la morale elle-mme, en renversant aveuglment tout ce qui soppose son passage. Cette formule algbrique ne cre pas, ne gouverne mme pas les choses: elle nest que lexpression de leurs rapports extrieurs.Cependant, mme en ce sens, ne rend-elle pas invraisemblable lexistence dun degr quelconque de contingence dans la production du mouvement?On voudrait pouvoir concilier les deux principes, et il semble, au premier abord, que la chose soit possible: la conservation de la force, en effet, exclut-elle un emploi contingent de cette mme force? Si la contingence nest pas dans la quantit, ne pourrait-elle tre dans la direction?Mais cette distin