bourdieu p_ les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction

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Pierre Bourdieu Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 27e année, N. 4-5, 1972. pp. 1105-1127. Citer ce document / Cite this document : Bourdieu Pierre. Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 27e année, N. 4-5, 1972. pp. 1105-1127. doi : 10.3406/ahess.1972.422586 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1972_num_27_4_422586

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  • Pierre Bourdieu

    Les stratgies matrimoniales dans le systme de reproductionIn: Annales. conomies, Socits, Civilisations. 27e anne, N. 4-5, 1972. pp. 1105-1127.

    Citer ce document / Cite this document :

    Bourdieu Pierre. Les stratgies matrimoniales dans le systme de reproduction. In: Annales. conomies, Socits, Civilisations.27e anne, N. 4-5, 1972. pp. 1105-1127.

    doi : 10.3406/ahess.1972.422586

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1972_num_27_4_422586

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_ahess_12932http://dx.doi.org/10.3406/ahess.1972.422586http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1972_num_27_4_422586

  • NORMES ET DVIANCES

    Les stratgies matrimoniales

    dans le systme de reproduction

    Le bnficiaire du majort, le fils premier-n, appartient la terre. Elle en hrite. K. MARX, bauche d'une critique de /'conomie politique.

    Le fait que les pratiques par lesquelles les paysans barnais tendaient assurer la reproduction de la ligne en mme temps que la reproduction de ses droits sur les instruments de production prsentent des rgularits videntes, n'autorise pas y voir le produit de l'obissance des rgles. Il faut rompre en effet avec le juridisme qui hante encore aujourd'hui toute la tradition ethnologique et qui tend traiter toute pratique comme excution : excution d'un ordre ou d'un plan dans le cas du juridisme naf, qui fait comme si les pratiques taient directement dductibles de rgles juridiques expressment constitues et lgalement sanctionnes ou de prescriptions coutumires assorties de sanctions morales ou religieuses1; excution d'un modle inconscient, dans le cas

    1. Entre cent preuves du fait que l'ethnologie n'a pas emprunt seulement la tradition juridique des concepts, des outils et des problmes, mais une thorie de la pratique qui n'est jamais aussi manifeste que dans la relation qu'elle tablit entre les noms de parent et les attitudes de parent , il suffira de citer l'emploi euphmistique que fait Radcliffe-Brown (qui disait encore father-right et mother-right pour patriarcat et matriarcat) du terme de jurai : Le terme, observe Louis Dumont, est difficile traduire. On va voir qu'il ne veut pas dire seulement ' lgal ' ou ' juridique '. Il s'agit des relations qui ' peuvent tre dfinies en parlant de droits et de devoirs ', de droits et devoirs coutumiers, qu'il y ait sanction lgale ou seulement sanction morale ventuellement supplmente par une sanction religieuse. Il s'agit en somme des relations qui sont l'objet de prescriptions prcises, formelles, qu'il s'agisse des personnes ou des choses (L DUMONT, Introduction deux thories d'anthropologie sociale, Paris, Mouton, 1971, p. 40). Il va de soi qu'une telle thorie de la pratique n'aurait pas survcu dans une tradition ethnologique qui parle plutt le langage de la rgle que celui de la stratgie, si elle n'tait en affinit avec les prsupposs qui sont inscrits dans la relation entre l'observateur et son objet et qui s'imposent dans la construction mme de l'objet aussi longtemps qu'ils ne sont

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  • NORMES ET DEVIANCES

    du structuralisme, qui restaure, sous te voile de l'inconscient, la thorie de la pratique du juridisme naf en reprsentant la relation entre la langue et la parole ou entre la structure et la pratique, sur le modle de la relation entre la partition musicale et l'excution 2. En fait, le systme des dispositions inculques par les conditions matrielles d'existence et par l'ducation familiale (i.e. I'habitus) qui constitue le principe gnrateur et unificateur des pratiques est le produit des structures que ces pratiques tendent reproduire en sorte que les agents ne peuvent que reproduire, c'est--dire rinventer inconsciemment ou imiter consciemment, comme allant de soi ou comme plus convenables ou simplement plus commodes, les stratgies dj prouves qui, parce qu'elles ont rgi les pratiques de tous temps (ou, comme disent les anciens coutumiers, de mmoire perdue ) paraissent inscrites dans la nature des choses. Et du fait que toutes ces stratgies, qu'il s'agisse de celles qui visent assurer la transmission du patrimoine dans son intgralit et le maintien de la famille dans la hirarchie conomique et sociale, ou de celles qui visent garantir la continuit biologique de la ligne et la reproduction de la force de travail, sont loin d'tre automatiquement compatibles, malgr la concidence de leurs fonctions, seul I'habitus comme systme de schemes qui orientent tous les choix sans accder jamais l'expli- citation complte et systmatique, peut fonder la casuistique indispensable pour sauvegarder, en chaque cas, l'essentiel, ft-ce au prix d'un manquement des normes qui n'existent comme telles que pour le juridisme des ethnologues.

    Ainsi, la transgression du principe de la prsance masculine que constitue l'octroi aux femmes non seulement d'une part d'hritage mais du statut d'hritier

    pas explicitement pris pour objet. A la diffrence de l'observateur, dpourvu de la matrise pratique des rgles qu'il s'efforce de saisir dans les pratiques et dans les discours, l'indigne n'apprhende jamais le systme des relations objectives dont ses pratiques ou ses discours reprsentent autant d'actualisations partielles que par profils,, c'est--dire sous !a forme de relations qui ne se donnent qu'une une, donc successivement, dans les situations d'urgence de la vie quotidienne. Aussi, invit par l'interrogation de l'ethnologue oprer un retour rflexif et quasi-thorique sur sa pratique avec, dans la meilleure hypothse, l'assistance de l'ehnologue, l'informateur le mieux inform produit un discours qui cumule deux systmes opposs de lacunes : en tant que discours de la familiarit, il passe sous silence tout ce qui va sans dire parce que cela va de soi; en tant que discours pour tranger, il ne peut demeurer compltement intelligible qu' condition d'exclure toutes les rfrences directes des cas particuliers (c'est--dire, en gros, toutes les informations qui se rattachent directement des noms propres voquant et rsumant tout un systme d'informations pralables). Du fait que l'indigne est d'autant moins enclin s'abandonner au langage de la familiarit que celui qui l'interroge lui parat moins familier avec l'univers de rfrence de son discours (ce qui se trahit dans la forme des questions poses, particulires ou gnrales, ignorantes ou informes), on comprend que soient si rares les ethnologues capables de souponner la distance entre la reconstruction savante du monde indigne et l'exprience indigne de ce monde qui ne se livre que dans les silences, les ellipses et les lacunes du langage de la familiarit, vou une circulation restreinte un univers d'inter- connaissance quasi-parfaite o tous les individus sont des noms propres et toutes les situations des lieux communs . Les conditions mmes qui conduisent l'ethnologue une apprhension objectivante du monde social (et, en particulier, la situation d'tranger qui implique I 'effectuation relle de toutes les ruptures que le sociologue soucieux de ne pas s'enfermer dans les illusions de la familiarit doit oprer dcisoirement) tendent l'empcher d'accder la vrit objective de cette apprhension objectivante : l'accs cette connaissance du troisime genre suppose en effet que l'on se donne le moyen d'apercevoir ce qui fait que la connaissance objective du monde social est radicalement irrductible l'exprience premire de ce monde en construisant la vrit de toute exprience indigne du monde social.

    2. Pour ne citer que Saussure : La partie psychique n'est pas non plus tout entire en jeu : le ct excutif reste hors de cause, car l'excution n'est jamais faite par la masse; elle est toujours individuelle et l'individu en est toujours le matre; nous l'appellerons la parole. (F. DE SAUSSURE, Cours de linguistique gnrale, Paris, Pavot 1960, pp. 37-38.)

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  • STRATEGIES MATRIMONIALES P. BOURDIEU

    (hrt masc. et hrtre fm.) est la mieux faite pour retenir l'attention de l'observateur averti, c'est--dire prvenu, de toutes les stratgies mises en uvre pour dfendre les intrts (socialement dfinis) de la ligne ou, ce qui revient au mme, l'intgrit du patrimoine. De mme que les ethnologues ont rduit au mariage avec la cousine parallle le systme matrimonial des socits berbres et arabes parce que ce type de mariage qui ne reprsente qu'une stratgie matrimoniale parmi d'autres, et pas la plus frquente, devait ncessairement leur apparatre comme le trait distinctif de ce systme par rfrence aux taxinomies de la tradition ethnologique, de mme la plupart- des analystes ont caractris le systme successoral barnais par le droit d'anesse intgral , pouvant favoriser aussi bien la fille que le garon, parce que les lunettes de leur culture juridique les condamnaient apprhender comme un trait distinctif de ce systme, ce qui n'est qu'une transgression des principes o se manifeste encore la force des principes. Seule en effet la ncessit de maintenir tout prix le patrimoine dans la ligne peut conduire la solution du dsespoir qui consiste confier une femme la charge d'assurer la transmission du patrimoine, fondement de la continuit de la ligne, dans le cas de force majeure constitu par l'absence de tout descendant mle et dans ce cas seulement : on sait que le statut d'hritier n'choit pas au premier n, mais au premier garon, lors mme qu'il vient au dernier rang par la naissance. Ce renversement de la reprsentation traditionnellement admise s'impose de faon indiscutable ds que l'on cesse de traiter les rgles successorales ou matrimoniales comme des normes juridiques, la faon des historiens du droit qui, mme et surtout lorsqu'ils s'appuient sur l'tude des actes notaris, simples enregistrements des rats du systme (actuels ou potentiels), restent encore fort loigns de la ralit des pratiques ou la faon des anthropologues qui, travers leurs taxinomies rifies, hrites le plus souvent du droit romain, produisent des faux problmes tels que ceux qu'engendrerait ici la distinction canonique entre les systmes de succession unilinaires et les systmes bilatraux ou cognatiques 3.

    Tout commande au contraire de poser que le mariage n'est pas le produit de l'obissance une rgle idale, mais l'aboutissement d'une stratgie, qui, mettant en uvre les principes profondment intrioriss d'une tradition particulire, peut reproduire, plus inconsciemment que consciemment, telle ou telle des solutions typiques que nomme explicitement cette tradition. Le mariage de chacun de ses enfants, an ou cadet, garon ou fille, pose toute famille un problme particulier qu'elle ne peut rsoudre qu'en jouant de toutes les possibilits offertes par les traditions successorales ou matrimoniales pour assurer la perptuation du patrimoine. Comme si tous les moyens taient bons pour remplir cette fonction suprme, on peut recourir des stratgies que les taxinomies du juridisme anthropologique porteraient tenir pour incompatibles, soit que l'on transgresse le principe de la prdominance du lignage , cher Fortes, pour confier aux femmes la perptuation du patrimoine, soit que l'on tende minimiser ou mme annuler, ft-ce par des artifices juridiques, les

    3. Les erreurs inhrentes au juridisme ne sont jamais aussi videntes que dans les travaux des historiens du droit et de la coutume que toute leur formation et aussi la nature des documents qu'ils utilisaient (tels, en particulier, les actes notaris, combinaison des prcautions juridiques produites par les notaires professionnels, conservateurs d'une tradition savante, et des procdures effectivement proposes par les utilisateurs de leurs services) portaient canoniser sous forme de rgles formelles les stratgies successorales et matrimoniales (cf. Notes bibliographiques, en particulier, nos 9, 10, 12 et 14, p. 1127).

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  • NORMES ET DEVIANCES

    consquences nfastes pour le patrimoine des concessions invitables au rgime bilatral de succession, soit, plus gnralement, que l'on fasse subir aux relations objectivement inscrites dans l'arbre gnalogique toutes les manipulations ncessaires pour justifier ex ante ou ex post les rapprochements ou les alliances les plus conformes l'intrt de la ligne, c'est--dire la sauvegarde ou l'augmentation de son capital matriel ou symbolique. Ils se sont dcouverts trs parents avec les X, disait un informateur, depuis que ces derniers sont devenus grands par le mariage de leur fille avec le fils Y. On oublie trop que les arbres gnalogiques n'existent comme tels, surtout dans les socits sans criture, que par e travail de construction de l'ethnologue, seul capable de faire exister tota simul, i.e. en totalit dans la simultanit, sous la forme d'un schma spatial susceptible d'tre apprhend uno intuit et parcouru indiffremment dans n'importe quel sens, partir de n'importe quel point, le rseau complet des relations de parent plusieurs gnrations dont l'ensemble des relations entre parents contemporains, ce systme de relations usage alternatif, ne reprsente lui-mme qu'une partie 4. Les relations de parent effectivement et actuellement connues, reconnues, pratiques et, comme on dit, entretenues , sont la gnalogie construite, ce que le rseau des chemins rellement entretenus, frquents, frays, donc faciles emprunter, ou mieux, l'espace hodologique des cheminements et des parcours rellement effectus, est l'espace gomtrique d'une carte comme reprsentation imaginaire de tous les chemins et tous les itinraires thoriquement possibles; et, pour prolonger la mtaphore, les rela- tjQrje ng'ri/&ajQnj/4ijQo j-iq tardersisnt pss dispsrstre, gIgs des chsmins' = donns, si elles ne recevaient un entretien continu, lors mme qu'elles ne sont utilises que de manire discontinue. On rappelle souvent combien il est difficile de rtablir une relation qui n'a pas t maintenue en tat par des changes rguliers de visites, de lettres, de cadeaux, etc. ( On ne peut pas avoir l'air d'y aller seulement pour demander un service ) : de mme que l'change de uons dissimule sa vrit objective en talant dans le temps des actes dont le donnant- donnant dmasque de manire cynique la rversibilit par le seul fait de les juxtaposer dans la synchronie, de mme la continuit des relations entretenues en tout temps comme pour elles-mmes dissimule la fonction objective des relations que dvoilerait en toute clart une utilisation discontinue des assurances qu'elles enferment en tout cas. Du fait que l'entretien des relations incombe videmment ceux qui, ayant le plus en attendre, ne peuvent la fois les maintenir en tat de fonctionner et en dissimuler la fonction qu'en les cultivant continment, la part des parents utiles parmi les parents thoriques que dcline la gnalogie ne cesse de crotre, sans qu'il soit besoin de rien faire pour cela, mesure que l'on s'lve dans les hirarchies reconnues par le groupe :

    4. Les Kabyles distinguent explicitement entre les deux points de vue qui peuvent tre pris sur les relations de parent selon la situation, i.e. selon la fonction impartie ces relations, savoir thaymath, l'ensemble des frres, et thadjadith, l'ensemble des descendants d'un mme anctre rel ou mythique. On invoque thaymath lorsqu'il s'agit de s'opposer un autre groupe, par exemple si le clan est attaqu : c'est une solidarit actuelle et active entre des individus unis par des liens de parent rels, pouvant remonter jusqu' la troisime ou la quatrime gnration; le groupe qu'unit la thaymath reprsente seulement une section, plus ou moins large selon la circonstance, de l'unit totale de solidarit thorique que dsigne thadjadith comme ensemble des relations de parent gnalogiquement fondes. Thaymath est d'aujourd'hui, dit-on, thadjadith est d'hier , manifestant par l que la fraternit (thaymath) joue un rle infiniment plus rel que la rfrence l'origine commune, o s'exprime plutt l'effort pour justifier idologiquement une unit menace que le sentiment d'une solidarit vivante.

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  • STRATEGIES MATRIMONIALES P. BOURDIEU

    bref, ce sont les neveux qui font le npotisme. Il suffit en effet de se demander pourquoi et comment viennent aux puissants tous ces neveux, petits-neveux et arrire-neveux pour apercevoir que si les plus grands ont aussi les plus grandes familles tandis que les parents pauvres sont aussi les plus pauvres en parents, c'est que, en ce domaine comme ailleurs, le capital va au capital, la mmoire des cousinages et la propension les entretenir tant fonction des profits matriels ou symboliques que l'on peut trouver cousiner 5.

    Si l'on admet que le mariage de chacun des enfants reprsente pour une famille l'quivalent d'un coup dans une partie de cartes, on voit que la valeur de ce coup (mesure selon les critres du systme) dpend de la qualit du jeu, au double sens, c'est--dire de la donne comme ensemble des cartes reues, dont la force est dfinie par les rgles du jeu, et de la manire, plus ou moins habile, d'utiliser ces cartes. En d'autres termes, tant donn que les stratgies matrimoniales visent toujours, au moins dans les familles les plus favorises, faire un beau mariage et pas seulement un mariage, c'est--dire maximiser les profits et/ou minimiser les cots conomiques et symboliques du mariage comme transaction d'un type trs particulier, elles sont commandes en chaque cas par la valeur du patrimoine matriel et symbolique qui peut tre engag dans la transaction et par le mode de transmission du patrimoine qui dfinit les systmes d'intrts propres aux diffrents prtendants la proprit du patrimoine en leur assignant des droits diffrents sur le patrimoine selon leur sexe et leur rang de naissance. Bref, le mode de succession spcifie en fonction de critres tels que le rang de naissance, les chances matrimoniales qui sont gnriquement attaches aux descendants d'une mme famille en fonction de la position de cette famille dans la hirarchie sociale, repre principalement, mais non exclusivement, la valeur conomique de son patrimoine.

    Si elle a pour fonction premire et directe de procurer les moyens d'assurer la reproduction du lignage, donc la reproduction de sa force de travail, la stratgie matrimoniale doit aussi assurer la sauvegarde du patrimoine et cela dans un univers conomique domin par la raret de l'argent Du fait que la part de patrimoine traditionnellement hrite et la compensation verse au moment du mariage ne font qu'un, c'est la valeur de la proprit qui commande le montant de Yadot (de adout, faire une donation, doter), celui-ci commandant son tour les ambitions matrimoniales de son dtenteur au mme titre que le montant de Yadot exig par la famille du futur conjoint dpend de l'importance de ses biens. Il s'ensuit que, par la mdiation de Yadot, l'conomie rgit les changes matrimoniaux, les mariages tendant se faire entre familles de mme rang au point de vue conomique. Sans doute, la grande proprit ne suffit-elle pas faire la grande famille : on n'accorde jamais leurs lettres de noblesse des maisons qui ne doivent leur lvation ou leur richesse qu' leur pret, leur acharne-

    5. C'est dire que l'utilisation des gnalogies comme idologie tendant justifier les structures politiques en vigueur (dans le cas par exemple de la tribu arabe) n'est qu'un cas particulier et particulirement significatif des fonctions qui peuvent tre imparties aux structures de la parent.

    6. L'enqute qui a servi de base ces analyses a t mene en 1959 et 1960, puis reprise en 1970 et 1971, dans le village que nous appellerons Lesquire et qui est situ en Barn, au coeur du pays des coteaux, entre les deux Gaves.

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  • NORMES ET DEVIANCES

    ment au travail ou leur manque de scrupules et qui ne savent pas manifester les vertus que l'on est en droit d'attendre des grands, particulirement la dignit du maintien et le sens de l'honneur, la gnrosit et l'hospitalit; inversement, la qualit de grande famille peut survivre l'appauvrissement 7. L'opposition qui spare de la masse des paysans une aristocratie distincte non seulement par son capital matriel, mais aussi par son capital symbolique qui se mesure la valeur de l'ensemble des parents, dans les deux lignes et sur plusieurs gnrations 8, par son style de vie qui doit manifester son respect des valeurs d'honneur faunou) et par la considration sociale dont elle est entoure, entrane l'impossibilit (de droit) de certains mariages tenus pour msalliances. Ces groupes de statut ne sont ni totalement dpendants ni totalement indpendants de leurs bases conomiques et si la considration de l'intrt conomique n'est jamais absente dans le refus de la msalliance, une petite maison peut se saigner aux quatre veines pour marier une de ses filles un grand an ( Pour la mettre l, ce que j'ai d faire ! Je ne pourrais pas le faire pour les autres ) tandis qu'un an de grande maison peut repousser un parti plus avantageux au point de vue conomique pour se marier selon son rang. Mais la marge de disparit admissible reste toujours restreinte et au-del d'un certain seuil, les

    7. C'est dans les relations entre les sexes et l'occasion des mariages que s'affirmait le plus vivement la conscience de la hirarchie sociale : Au bal, un cadet de petite vole (u caddet de petite garbure) n'allait pas beaucoup trbucher !a cadette de chez Gu. (gros paysan). Les autres auraient dit aussitt : II est prtentieux. Il veut faire danser la grande ane . Des domestiques qui prsentaient bien aiiaient parfois faire danser les hritires, mais c'tait rare (J. P. A.). La distinction trs fortement ressentie entre les grandes maisons et les petits paysans (/ou paysantots) correspond-elle une opposition tranche dans le domaine conomique ? En fait, bien que l'histogramme reprsentant la distribution de la proprit foncire permette de distinguer trois groupes, savoir les proprits de moins de 15 hectares au nombre de 175, les proprits de 15 30 hectares au nombre de 96 et les proprits de plus de 30 hectares au nombre de 31, ies ciivages ne sont jamais brutaux entre ces trois catgories. Mtayers (bour- ds-mieytads) et fermiers (bourdes en afferme) sont trs peu nombreux; les toutes petites proprits (moins de 5 hectares) et les grands domaines (plus de 30 hectares) constituent une proportion trs faible de l'ensemble, soit respectivement 12, 3 % et 10, 9 %. Il s'ensuit que le critre conomique n'est pas de nature dterminer par soi seul des discontinuits marques. Cependant, les diffrences statutaires qui marquent l'opposition entre les deux groupes de familles sont vivement ressenties. La grande famille est reconnaissable non seulement l'tendue de son domaine, mais aussi tout un ensemble de signes, tels que l'apparence extrieure de la maison : on distingue des maisons deux tages (may sous de dus souls) ou maisons de matre (maysous de meste) et les maisons un seul tage, rsidence des fermiers, des mtayers et des petits paysans; la grande maison se dsigne aussi par le portail monumental qui donne accs dans la cour. Les filles, dclare un clibataire, regardaient le portail (/ou pourta/) plus que l'homme.

    8. Voici comment calculait un informateur invit expliquer pourquoi il considrait un mariage rcent comme un beau mariage : le pre de la fille qui est venue (se marier) chez Po. tait un cadet de La. d'Abos venu Saint- Faust se marier dans une bonne proprit. Le ' grand ' de la famille, frre de celui-ci, avait gard la ' case ' (la maison) Abos : il tait instituteur, puis il tait parti la S.N.C.F. Paris. Il a pous la fille La. -Si., grand commerant de Pardies. J'ai entendu dire tout par ma mre. Il a fait de ses deux fils, l'un un mdecin Paris (interne des hpitaux), l'autre un inspecteur de la S.N.C.F. Le pre de la fille venue chez Po. est le frre de ce bonhomme . On a pu vrifier en maints autres cas que les agents possdent une information gnalogique totale l'chelle de l'aire de mariage (ce qui suppose une mobilisation et une actualisation permanentes de la comptence) : il s'ensuit que le bluff est peu prs impossible, ( Ba. est trs grand, mais dans sa famille, prs d'Au., c'est trs petit ), tout individu pouvant tre tout instant rappel sa vrit objective, c'est--dire la valeur sociale (selon les critres indignes) de l'ensemble de ses parents plusieurs gnrations. Il n'en va pas de mme dans le cas d'un mariage lointain : Celui qui se marie loin, dit le proverbe, ou il trompe, ou il est tromp (sur la valeur du produit) .

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  • STRATEGIES MATRIMONIALES P. BOURDIEU

    diffrences conomiques empchent en fait les alliances. Bref, les ingalits de richesse tendent dterminer des points de segmentation particuliers, l'intrieur du champ des partenaires possibles, c'est--dire lgitimes, que la position de sa famille dans la hirarchie des groupes de statut assigne objectivement chaque individu ( Madeleine, cadette de chez P., aurait d aller chez M., L ou F. ).

    Les principes qui, par la mdiation de Yadot, tendent exclure les mariages entre familles trop ingales, au terme d'une sorte de calcul implicite d'optimum visant maximiser le profit matriel et symbolique susceptible d'tre procur par la transaction matrimoniale dans les limites de l'indpendance conomique de la famille, se combinent avec les principes qui accordent la suprmatie aux hommes et le primat aux ans pour dfinir les stratgies matrimoniales. Le privilge accord l'an, simple retraduction gnalogique du primat absolu confr au maintien de l'intgrit du patrimoine, et la prsance reconnue aux membres mles de la ligne, concourent, on le verra, favoriser une stricte homogamie en interdisant aux hommes les mariages de bas en haut que pourrait susciter la recherche de la maximisation du profit matriel et symbolique : l'an ne peut se marier ni trop haut, non seulement par crainte d'avoir restituer un jour Yadot, mais aussi et surtout parce que sa position dans la structure des relations de pouvoir domestique s'en trouverait menace, ni trop bas, de peur de se dshonorer par la msalliance et de se mettre dans l'impossibilit de doter les cadets; quant au cadet, qui peut, moins encore que l'an, affronter les risques et les cots matriels et symboliques de la msalliance, il ne peut davantage, sans s'exposer une condition domine et humiliante, s'abandonner la tentation de faire un mariage trop manifestement au-dessus de sa condition. Dans la mesure o il offrait aux familles paysannes une des occasions les plus importantes de raliser des changes montaires en mme temps que des changes symboliques propres affirmer la position des familles allies dans la hirarchie sociale et raffirmer du mme coup cette hirarchie, le mariage qui pouvait dterminer l'augmentation, la conservation ou la dilapidation du capital matriel et symbolique, tait sans doute au principe de la dynamique et de la statique de toute la structure sociale, cela videmment dans les limites de la permanence du mode de production.

    Le discours juridique, auquel les informateurs empruntent volontiers pour dcrire la norme idale ou pour rendre compte de tel cas singulier trait et rinterprt par le notaire, rduit des rgles formelles, elles-mmes rductibles des formules quasi-mathmatiques, les stratgies complexes et subtiles par lesquelles les familles, seules comptentes (au double sens du terme) en ces matires, essaient de naviguer entre les risques contraires : chaque cadet ou cadette a droit une part dtermine du patrimoine 9, Yadot qui, parce qu'il est

    9. gale au tiers de la proprit lorsque la famille compte deux enfants, la part du P P P - P 4 P 4

    cadet est de , la part de l'an tant alors de + , P dsignant la valeur attri- n 4

    bue la proprit, n le nombre total d'enfants. On procdait une estimation aussi prcise que possible de la proprit, en recourant en cas de litige des experts locaux, choisis par les diffrentes parties. On s'accordait sur le prix de la journe (journade) de champs, de bois ou de fougeraies, en prenant pour base de l'valuation le prix de vente d'une proprit du quartier ou d'un village voisin. Ces calculs taient assez exacts et, de ce fait, accepts par tous. Par exemple, pour la proprit Tr., l'estimation fut de 30 000 francs (vers 1 900). Il y avait le pre, la mre et six

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  • NORMES ET DEVIANCES

    en gnral octroy au moment du mariage, presque toujours en espces afin d'viter l'miettement de la proprit, et exceptionnellement sous la forme d'une parcelle de terre (simple mort-gage toujours susceptible d'tre dgag moyennant le versement d'une somme fixe l'avance), est souvent identifi tort une dot, bien qu'il ne soit pas autre chose que la contrepartie accorde aux cadets en change de leur renoncement la terre. Mais il faut, ici encore, se garder du juridisme qui, substituant la matrice cadastrale aux gnalogies, prsenterait comme les normes d'application universelle d'un rgime successoral tout aussi irrel que les modles mcaniques des changes matrimoniaux, une procdure offrant seulement un recours ultime au chef de famille soucieux de sauvegarder l'intgrit du patrimoine 10. La raret extrme de l'argent liquide (qui tenait, pour une part au moins, au fait que la richesse et le statut social se mesuraient d'abord la taille de la proprit) fait que, en dpit de la possibilit fournie par la coutume d'chelonner les paiements sur plusieurs annes et parfois jusqu' la mort des parents, le versement de la compensation se rvlait parfois impossible : on tait alors contraint d'en venir au partage lors du mariage d'un des cadets ou la mort des parents, c'est--dire d'acquitter les adots sous forme de terres, avec l'espoir de restaurer un jour l'unit du patrimoine, en rassemblant l'argent ncessaire au rachat des terres vendues pour payer les adots ou donnes sous forme adots u.

    Mais la proprit familiale et t fort mal protge si Vadot et, par l, le mariage avaient dpendu totalement et dans tous les cas de !a valeur du patrimoine et du nombre des hritiers lgitimes et si l'on n'avait connud'autres moyens pour carter la menace du partage, unanimement considr comme une calamit 12. En fait, ce sont les parents qui, comme on dit, font l'an et diffrents

    enfants, un garon et cinq filles. A l'an, on accorde le quart, soit 7 500 francs. Restent 22 500 francs diviser en six parts. La part des cadettes est de 3 750 francs, qui peut se convertir en 3 000 francs verss en espces et 750 francs de linge et de trousseau, draps de lit torchons, serviettes, chemises, dredons, /ou cabinet (l'armoire) toujours apport par la marie (J. P. A.).

    10. Tout concourt suggrer que c'est la transformation des attitudes conomiques et l'introduction de nouvelles valeurs qui, en faisant apparatre ce qui n'tait qu'une compensation de l'quit comme un droit vritable sur le patrimoine, a port les paysans barnais recourir toujours davantage aux armes offertes par le systme juridique et aux services des juristes qui, consciemment ou non, tendaient produire le besoin de leurs propres services par le seul fait de formuler les stratgies matrimoniales ou successorales dans le langage et la logique du droit savant et de les charger ainsi de virtualits contraires leur principe.

    11. En application du principe selon lequel les propres appartiennent moins l'individu qu'au lignage, le retrait lignager donnait tout membre du lignage la possibilit de rentrer en possession de biens qui avaient pu tre alins. La ' maison mre ' (la maysou mayrane) conservait des ' droits de retour ' (lous drets de retour) sur les terres donnes en dot ou vendues. C'est- -dire que ' quand on vendait ces terres, on savait que telles maisons avaient des droits et on allait les leur proposer ' (J.-P. A.).

    12. Bien qu'on n'ait pas song, au moment de l'enqute, procder une interrogation systmatique visant dterminer la frquence des partages au cours d'une priode donne, il semble que les exemples en soient rares, voire exceptionnels et, du mme coup, fidlement conservs par la mmoire collective. Ainsi, on raconte que vers 1 830, la proprit et la maison . (grande maison deux tages, a dus souls) furent partages entre les hritiers qui n'avaient pu s'accorder l'amiable : depuis lors elle est toute croise de fosss et de haies (toute crout- zade de barats y de plechs). (Il existait des spcialistes appels barades qui venaient des Landes et creusaient les fosss divisant les proprits). A la suite des partages, deux ou trois mnages vivaient parfois dans la mme maison, chacun ayant son coin et sa part des terres. La pice avec chemine revenait toujours en ce cas l'ain. C'est le cas des proprits Hi., Qu., Di. Chez An., il y a des pices de terre qui ne sont jamais rentres. Certaines ont pu tre rachetes ensuite, mais pas toutes. Le partage crait des difficults terribles. Dans le cas de la proprit Qu., parta-

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    informateurs affirment qu' une poque plus ancienne, le pre tait libre de dcider sa guise du montant de la soulte octroye aux cadets, les proportions n'tant fixes par aucune rgle; en tout cas, sachant qu'en nombre de familles le jeune mnage tait totalement dpossd, jusqu' la mort des vieux , de toute information et, plus forte raison, de tout contrle sur les finances familiales (les produits de toutes les transactions importantes, telles les ventes de btail, tant confies la vieille matresse de maison et serres dans l'armoire /ou cabinet ), on peut douter que les rgles juridiques se soient jamais appliques la lettre, en dehors des cas que le droit et ses notaires ont connatre, c'est--dire les cas pathologiques, ou de ceux que produit par anticipation le pessimisme juridique et qui, toujours prvus dans les contrats, sont statistiquement exceptionnels 13 : en effet, le chef de famille a toujours la libert de jouer avec les rgles ( commencer par celles du Code civil) pour favoriser, plus ou moins secrtement, l'un ou l'autre de ses enfants, par des dons en argent liquide ou par des ventes fictives {ha bente, faire vente ). Rien ne serait plus naf que de se laisser prendre au mot de partage que l'on emploie parfois pour dsigner les arrangements de famille destins viter le partage de la proprit, savoir l'institution de l'hritier , effectue le plus souvent l'amiable (ce qui n'exclut pas qu'elle soit scelle par un contrat devant le notaire), l'occasion du mariage de l'un des enfants, parfois par testament (beaucoup firent ainsi, en 1914, au moment de partir la guerre) : aprs une estimation de la proprit, le chef de famille dfinissait les droits de chacun, de l'hritier, qui pouvait ne pas tre le plus g 14, et des cadets qui souscrivaient souvent de bon gr des dispositions plus avantageuses pour l'hritier que celles du Code et mme de la coutume et qui, lorsque leur mariage tait l'occasion de cette procdure, recevaient une soulte dont les autres recevraient l'quivalent soit au moment de leur mariage, soit la mort des parents.

    Mais c'est encore se laisser prendre au pige du juridisme que de multiplier les exemples de transgressions anomiques ou rgles des prtendues rgles successorales : s'il n'est pas sr que, comme le voulaient les anciens grammairiens, l'exception confirme la rgle , elle tend en tout cas, en tant que telle, accrditer

    ge entre trois enfants, l'un des cadets devait faire le tour du quartier pour conduire ses chevaux dans un champ loign qui lui avait t attribu. (P.L.). Parfois, afin d'en rester matres, certains aines mettaient la proprit en vente (pour s'en faire eux-mmes les acheteurs). Mais il arrivait aussi qu'ils ne pussent racheter la maison (J.-P. A.).

    13. Tout incline supposer que les protections innombrables dont les contrats de mariage entourent Yadot et qui visent en assurer l'inalinabilit, l'imprescriptibilit et l'insaisissa- bilit (cautions, collocation , etc.) sont le produit de l'imagination juridique. Ainsi, la sparation des conjoints, cas de dissolution de l'union dont les contrats stipulent qu'il entrane la restitution de dot, est inconnue de la socit paysanne.

    14. Le chef de famille pouvait sacrifier l'intrt du patrimoine la rgle coutumire qui voulait que le titre d'hritier revnt normalement au premier-n des garons : tel tait le cas lorsque l'an tait indigne de son rang ou qu'il y avait un avantage rel ce qu'un autre enfant hritt (e.g. dans le cas o un cadet pouvait facilement favoriser par son mariage la runion de deux proprits voisines). Le chef de famille dtenait une autorit morale si grande et si fortement approuve par tout le groupe que l'hritier selon la coutume ne pouvait que se soumettre une dcision dicte par le souci d'assurer la continuit de la maison et lui donner la meilleure direction possible. L'an se trouvait automatiquement dchu de son titre s'il venait quitter la maison, l'hritier tant toujours, comme on le voit clairement aujourd'hui, celui des enfants qui reste la terre. Et l'on voit mme aujourd'hui de vieux chefs de famille sans enfants chercher, pas toujours avec succs, un vritable hritier, c'est--dire un parent ft-il relativement loign un neveu par exemple , qui accepte de rester cultiver la proprit.

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    l'existence de la rgle. En fait, il faut prendre au srieux les pratiques qui tmoignent que tous les moyens sont bons pour protger l'intgrit du patrimoine et pour carter les virtualits de division de la proprit et de la famille comme ensemble de relations concurrentes d'appropriation du patrimoine qui sont enfermes en chaque mariage. Tout se passe comme si toutes les stratgies s'engendraient partir d'un petit nombre de principes implicites. Le premier, le primat des hommes sur les femmes, fait que si les droits de proprit peuvent parfois se transmettre par l'intermdiaire des femmes et si l'on peut abstraitement identifier la famille (la maison ), groupe monopoliste dfini par l'appropriation d'un ensemble dtermin de biens, l'ensemble des dtenteurs de droits de proprit sur le patrimoine, indpendamment de leur sexe, le statut d'hritire ne peut incomber une femme, on l'a vu, qu'en dernier recours, c'est--dire dfaut de tout descendant mle, les filles se trouvant voues au statut de cadettes, quel que soit leur rang de naissance, par l'existence d'un seul garon, mme plus jeune; ce qui se comprend si l'on sait que le statut de matre de maison (capmaysou), dpositaire et garant du nom, du renom et des intrts du groupe, implique non seulement des droits sur la proprit mais aussi le droit proprement politique d'exercer l'autorit l'intrieur du groupe et surtout de reprsenter et d'engager la famille dans ses relations avec les autres groupes 1. Dans la logique du systme, ce droit ne peut incomber ( la mort des parents) qu' un homme, soit l'an des agnats, ou dfaut, le mari de l'hritire, hritier par les femmes qui, en devenant le mandataire de la iigne, doit en certains cas sacrifier jusqu' son nom de famille la maison qui se l'est appropri en lui confiant sa proprit le. Le deuxime principe, le primat de l'an sur les cadets, tend faire du patrimoine le vritable sujet des dcisions conomiques et politiques de la famille 17. En identifiant les intrts du chef de famille dsign aux intrts du patrimoine, on a plus de chances de dterminer son identification au patrimoine que par n'importe quels norme expresse et explicite. Affirmer i'indivisibiiit du pouvoir sur la terre, imparti l'an, c'est affirmer l'indivisibilit de la terre et

    15. Le chef de maison avait le monopole des relations extrieures et, en particulier, des transactions importantes, celles qui se traitaient sur le march, et il se trouvait ainsi investi de l'autorit sur les ressources montaires de la famille et par l sur toute sa vie conomique. Le plus souvent confin la maison (ce qui contribuait rduire ses chances de mariage), le cadet ne pouvait acqurir quelque indpendance conomique qu'en se constituant (e.g. avec le produit d'une pension de guerre) un petit pcule envi et respect.

    16. Pour se convaincre de l'autonomie relative des droits politiques par rapport aux droits de proprit, il suffit de considrer les formes que revt la gestion de Yadot. Bien que la femme restt thoriquement propritaire de Vadot (l'obligation d'en restituer l'quivalent en quantit et en valeur pouvant toujours venir prendre effet), le mari dtenait le droit d'en user et, la descendance une fois assure, il pouvait s'en servir pour doter les cadets (les limites son droit de jouissance tant videmment plus strictes s'agissant de biens immobiliers et en particulier de terres). De son ct, la femme ayant sur les biens dotaux apports par son mari des droits identiques ceux d'un homme sur la dot de sa femme, ses parents jouissaient des revenus des biens apports par leur gendre et en exeraient l'administration tant qu'ils taient en vie.

    17. Toutes les fois que l'on donne pour sujet une phrase des noms collectifs tels que la socit, la famille, etc., on devrait se demander si, comme le voudrait un usage rigoureux de cette classe de concepts, le groupe en question constitue rellement une unit au moins sous le rapport directement considr et, en cas de rponse positive, par quels moyens se trouve obtenue cette unification des reprsentations, des pratiques ou des intrts. Le problme se pose ici avec une acuit particulire puisque la survie de la maison et de son patrimoine dpend de son aptitude maintenir l'intgration du groupe.

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    dterminer l'an s'en faire le dfenseur et le garant ie. Bref, il suffit de poser l'quation fondamentale qui fait que la terre appartient l'an et que l'an appartient la terre, que la terre donc hrite de celui qui en hrite, pour mettre en place une structure gnratrice de pratiques conformes l'impratif fondamental du groupe, savoir la perptuation de l'intgrit du patrimoine.

    Mais il serait naf de croire que, malgr le travail d'inculcation exerc par la famille et continment renforc par tout le groupe qui rappelle sans cesse l'an, surtout de grande maison, les privilges et les devoirs attachs son rang, l'identification s'opre toujours et toujours sans conflits et sans drames. Les checs de l'entreprise d'inculcation et de reproduction culturelle font que le systme ne fonctionne jamais comme un mcanisme et qu'il n'ignore pas les contradictions entre les dispositions et les structures qui peuvent tre vcues comme des conflits entre le devoir et le sentiment, ni davantage les ruses destines assurer la satisfaction des intrts individuels dans les limites des convenances sociales. C'est ainsi que les parents qui, en d'autres cas, pouvaient eux-mmes jouer avec la coutume pour satisfaire leurs inclinations (en permettant par exemple leur enfant favori de se constituer un petit pcule) 19, se sentaient tenus d'interdire les msalliances et d'imposer, au mpris des sentiments, les unions les mieux faites pour sauvegarder la structure sociale en sauvegardant la position de la ligne dans cette structure, bref, d'obtenir de l'an qu'il paye la ranon de son privilge en subordonnant ses intrts propres ceux de la ligne : J'ai vu renoncer un mariage pour 100 francs. Le fils voulait se marier. 'Comment vas-tu payer les cadets ? Si tu veux te marier (avec celle-l), va-t-en ! '. Chez Tr., il y avait cinq cadettes; les parents faisaient un rgime de faveur pour l'an. On lui donnait le bon morceau de ' sal ' et tout le reste. L'an est souvent gt par la mre jusqu' ce qu'il parle de mariage... Pour les cadettes, pas de viande, rien. Quand vint le moment de marier l'an, trois cadettes taient dj maries. Le garon aimait une fille de La. qui n'avait pas un sou. Le pre lui dit : ' Tu veux te marier ? J'ai pay (pour) les cadettes, il faut que tu ramnes des sous pour payer (pour) les deux autres. La femme n'est pas faite pour tre mise au vaisselier (/ou bachr), (c'est--dire pour tre expose). Elle n'a rien; que va-t-elle apporter? Son sexe ? '. Le garon se maria avec une fille E. et reut une dot de 5 000 francs. Le mariage ne marcha pas bien. Il se mit boire et devint dcrpit. Il mourut sans enfants. 20 Ceux qui voulaient se marier contre la volont des parents n'avaient d'autre ressource que de quitter la maison, au risque de se voir dshriter au

    18. Preuve que le droit d'anesse n'est que l'affirmation transfigure des droits du patrimoine sur l'an, l'opposition entre ans et cadets n'est pertinente que dans les familles dotes d'un patrimoine et elle perd toute signification chez les pauvres, petits propritaires, ouvriers agricoles ou domestiques ( II n'y a ni an ni cadet, dit un informateur, quand il n'y a rien brouter ).

    19. Parmi les subterfuges employs pour favoriser un enfant, un des plus courants consistait lui octroyer, bien avant son mariage, deux ou trois ttes de btail qui, donnes en gasalhes (contrat l'amiable par lequel on confie un ami sr, aprs en avoir estim la valeur, une ou plusieurs ttes de btail, les produits tant partags entre les contractants, ainsi que les bnfices et les pertes sur la viande), rapportaient de bons profits.

    20. La suite de l'histoire n'est pas moins difiante : A la suite de disputes, il fallut rendre la dot entire la veuve qui s'en retourna chez elle. Peu aprs le mariage de l'an, vers 1910, une des cadettes avait t marie La., avec une dot de 2 000 francs galement. Au moment de la guerre, ils firent revenir la cadette qui tait marie chez S. (proprit voisine) pour prendre la place de l'an. Les autres cadettes, qui vivaient plus loin, furent trs mcontentes de ce choix. Mais le pre avait choisi une fille marie un voisin pour accrotre son patrimoine (J.-P. A. 85 ans en 1960).

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    profit d'un autre frre ou sur. Mais, tenu d'tre la hauteur de son rang, l'an de grande maison pouvait moins que tout autre recourir cette solution extrme, en rupture avec toutes les normes du groupe : L'an de chez Ba., le plus grand de Lesquire, ne pouvait pas partir. Il avait t le premier du hameau porter la veste. C'tait un homme important, un conseiller municipal. Il ne pouvait pas partir. Et puis, il n'tait pas capable d'aller gagner sa vie. Il tait trop enmon- sieur (enmaussurit, de moussu, monsieur) (J.-P. A.). De plus, tant que les parents taient vivants, les droits de l'hritier sur la proprit restaient virtuels, en sorte qu'il ne disposait pas toujours des moyens de tenir son rang et avait moins de libert que les cadets ou que les ans de rang infrieur : Le pre ' coulait ' les sous trs doucement... Ils ne pouvaient mme pas sortir, bien sou

    vent. Les jeunes travaillaient et les vieux gardaient la monnaie. Certains (cadets) allaient gagner un peu d'argent de poche au dehors; ils se plaaient quelque temps comme cocher ou comme journalier. Comme , ils avaient un peu d'argent, dont ils pouvaient disposer comme ils voulaient. Parfois, l'occasion du dpart pour le service militaire, on donnait au cadet un petit pcule (u cabau) : soit un petit coin de bois qu'il pouvait exploiter, soit deux moutons, soit une vache, ce qui lui permettait de se faire un peu d'argent. Ainsi moi, on m'avait donn une vache que j'avais confie un ami en gasalhes. Les ans, trs souvent, n'avaient rien et ne pouvaient pas sortir. ' Tu auras tout ' (qu'ai aberas tout), disaient les parents, et, en attendant, ils ne lchaient rien. 21 Ainsi, l'autorit parentale, qui constituait l'instrument principal de la perptuation de ia jjgne lorsque !es intrts des parents concidaient avec ceux de !a Hjr.e, cas le plus frquent, pouvait se retourner contre sa fin lgitime et conduire au clibat, seul moyen de s'opposer un mariage refus, les ans qui ne pouvaient ni se rvolter contre l'emprise de leurs parents, ni renoncer leurs sentiments 22.

    21. Cette formule, souvent prononce ironiquement, parce qu'elle apparat comme le symbole de l'arbitraire et de la tyrannie des vieux , conduit au principe des tensions spcifiques engendres par tout mode de transmission du pouvoir et des privilges qui, comme celui-ci, fait passer sans transition de la classe des hritiers dmunis celle des propritaires lgitimes : il s'agit en effet, d'obtenir des hritiers qu'ils acceptent les servitudes et les sacrifices d'un tat de minorit prolonge au nom des gratifications lointaines attaches au majort.

    22. Toute la cruaut de cette situation tratologique, du point de vue des normes mmes du systme qui fait de la continuit de la ligne la valeur des valeurs, se trouve contenue dans ce tmoignage, recueilli en barnais, d'un vieux clibataire (I.A.), n en 1885, artisan rsidant au bourg : J'ai travaill aussitt aprs l'cole l'atelier, avec mon pre. J'ai t mobilis en 1 905, au 13e chasseurs alpins, Chambry (...). Aprs mes deux ans de service militaire, je suis revenu la maison. J'ai frquent une jeune fille de R... Nous avions dcid de nous marier en 1909. Elle apportait une dot de 10 000 francs avec le trousseau. C'tait un bon parti (u bou partit). Mon pre s'opposa formellement. A l'poque, le consentement du pre et de la mre tait indispensable ( la fois juridiquement et matriellement ; seule la famille pouvait assurer le mnage garni /ou mnadje garnit c'est--dire l'quipement domestique : le buffet , l'armoire, le chlit Yarcalhyt , le sommier, etc.). ' Non, tu ne dois pas te marier '. Il ne me dit pas ses raisons, mais il me les laissa entendre : ' Nous n'avons pas besoin de femme ici '. Nous n'tions pas riches. Il aurait fallu nourrir une bouche de plus, alors que ma mre et ma sur taient l. Ma sur n'a quitt la maison que pendant six mois, aprs son mariage. Une fois veuve, elle est rentre et vit toujours avec moi. Bien sr, j'aurais pu partir. Mais autrefois, le fils an qui allait s'installer avec sa femme dans une maison indpendante, c'tait une honte (u escerni, c'est-- dire un affront qui jette dans le ridicule aussi bien l'auteur que la victime). On aurait suppos qu'il y avait une brouille grave. Il ne fallait pas taler devant les gens les conflits familiaux (...). J'ai t trs touch. J'ai cess de danser. Les jeunes filles de mon ge taient toutes maries. Je n'avais plus de penchant pour les autres (...). Quand je sortais le dimanche, c'tait pour jouer aux cartes ; je donnais parfois un coup d'il au bal. On veillait entre garons, on jouait aux cartes, puis je rentrais vers minuit. Et le tmoignage de l'informateur rejoint celui de l'intress : P.-L. M.

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    Mais l'tude de ces cas pathologiques, toujours exceptionnels, o l'autorit doit s'affirmer expressment pour rprimer les sentiments individuels, ne doit pas faire oublier tous les cas o la norme peut demeurer tacite parce que les dispositions des agents sont objectivement ajustes aux structures objectives, cette convenance spontane dispensant de tout rappel aux convenances. Ce que l'on n'obtient pas toujours sans peine de l'hritier, privilgi du systme, comment l'obtenir des cadets que la loi de la terre sacrifie ? Sans doute, faut- il se garder d'oublier, comme inciterait le faire l'autonomisation des stratgies matrimoniales, que les stratgies de fcondit peuvent aussi contribuer rsoudre la difficult en la faisant disparatre, lorsque, avec la complicit du hasard biologique qui fait que le premier-n est un garon, on peut confier la succession un enfant unique. En effet, les parents peuvent agir sur la donne en limitant le nombre de cartes lorsqu'ils sont satisfaits de celles qu'ils ont reues : de l l'importance capitale de l'ordre d'apparition des cartes, c'est--dire du hasard biologique qui fait que le premier-n est un garon ou une fille. La relation qui unit les diffrentes espces de stratgie de reproduction que sont les stratgies de fcondit et les stratgies matrimoniales fait que, dans le premier cas, on peut limiter l le nombre d'enfants et non dans l'autre cas. Si la venue au monde d'une fille n'est jamais accueillie avec enthousiasme ( quand nat une fille dans une maison, dit le proverbe, il tombe une poutre matresse ), c'est qu'elle reprsente dans tous les cas une mauvaise carte, bien que, circulant de bas en haut, elle ignore les obstacles sociaux qui s'imposent au garon et qu'elle puisse, en fait et en droit, se marier au-dessus de sa condition : hritire, c'est--dire fille unique (cas fort rare puisqu'on espre toujours avoir un hritier ) ou ane d'une ou de plusieurs surs, elle ne peut assurer la conservation et la transmission du patrimoine qu'en exposant la ligne puisqu'en cas de mariage avec un an, la maison se trouve en quelque sorte annexe une autre et que, en cas de mariage avec un cadet, le pouvoir domestique est confi (aprs la mort des parents au moins) un tranger; cadette, on ne peut que la marier, donc la doter, parce qu'on ne peut souhaiter, comme pour un garon, ni qu'elle parte au loin, ni qu'elle reste la maison, clibataire, du fait que la force de travail qu'elle peut fournir n'est pas la mesure de la charge qu'elle impose 23.

    Soit maintenant le cas o la descendance comporte au moins un garon, quel que soit son rang : l'hritier peut tre enfant unique ou non, dans ce dernier cas, il peut avoir un frre (ou plusieurs) ou une sur (ou plusieurs) ou un frre et une sur (ou plusieurs frres et/ou surs dans des proportions variables). Chacun de ces jeux qui offre, par soi, des chances trs ingales de russite stratgie quivalente, autorise diffrentes stratgies, ingalement faciles et inga-

    (artisan du bourg, g de 86 ans en 1960) n'avait jamais de sous pour sortir : il ne sortait jamais. D'autres se seraient dresss contre leur pre, auraient cherch aller gagner un peu d'argent au dehors; lui s'est laiss dominer. Il avait une sur et une mre qui savaient tout ce qui se passait dans le village, tort ou raison, sans jamais sortir. Elles dominaient la maison. Quand il parla de se marier, elles se ligurent avec le pre. ' A quoi bon une femme ? Il y en a dj deux la maison ' (J.-P. A.).

    23. Il arrivait, dans certaines grandes familles qui avaient les moyens de se permettre ce surcrot de charge, que l'on gardt une des filles la maison. Chez L, de D., Marie tait l'ane, elle aurait pu se marier. Elle est devenue cadette et, comme toutes les cadettes, bonne sans salaire toute sa vie. On abtie. On n'a pas fait grand-chose pour qu'elle se marie. Comme a la dot restait, tout restait. Elle se charge des parents.

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    lement rentables. Lorsque l'hritier est fils unique 2A, la stratgie matrimoniale n'aurait pas d'autre enjeu que l'obtention, par le mariage avec une riche cadette, d'un adot aussi lev que possible, entre d'argent sans contrepartie (autre qu'un dficit en alliances) si la recherche de la maximisation du profit matriel ou symbolique qui peut tre attendu du mariage, serait-ce par des stratgies de bluff (toujours trs difficiles et trs risques dans un univers d'interconnaissance quasi* parfaite) ne trouvait sa limite dans les risques conomiques et politiques qu'enferme un mariage disproportionn ou, comme on dit, de bas en haut. Le risque conomique est reprsent par le tournadot, restitution de dot qui peut tre exige dans le cas o le mari ou l'pouse vient mourir avant la naissance d'un enfant et qui fait peser des craintes disproportionnes avec sa probabilit : Supposons un homme qui se marie avec une fille de grande famille. Elle lui apporte une dot de 20 000 francs. Ses parents lui disent : ' Tu prends 20 000 francs, tu crois faire une bonne affaire. En fait, tu te mets dehors. Tu as reu une dot par contrat. Tu vas en dpenser une partie. Il va t'arriver un accident. Comment vas-tu rendre si tu dois le faire ? Tu ne pourras pas. ' C'est que le mariage cote cher, il faut assurer les dpenses de la fte, faire arranger la maison, etc. (P. L.). De faon gnrale, on vitait de toucher Yadot, de crainte que l'un ou l'autre des poux ne vnt mourir avant que les enfants ne fussent ns25. Le risque que l'on peut appeler politique est sans doute plus directement pris en compte dans les stratgies, parce qu'il touche un des principes fondamentaux de toutes les pratiques : la dissymtrie que la tradition cuiiureiie tablit en faveur de i'homme et qui veut que l'on se place au point de vue masculin pour juger d'un mariage ( de haut en bas signifiant toujours implicitement entre un homme de rang infrieur et une femme de rang suprieur) fait que, mis part les obstacles conomiques, rien ne s'oppose ce qu'une ane de petite famille pouse un cadet de grande famille, alors qu'un an de petite famille ne peut pouser une cadette de grande famille; que, entre tous is mariages que ia ncessit conomique impose, seules sont pleinement reconnues les unions o la dissymtrie que l'arbitraire culturel tablit eh faveur de l'homme est redouble par une dissymtrie de mme sens entre les situations conomiques et sociales des poux. Plus le montant de Yadot est lev, en effet, et plus la position du conjoint adventice s'en trouve renforce. Bien que, comme on l'a vu, le pouvoir domestique soit relativement indpendant du pouvoir conomique, le montant de /'adot constitue un des fondements de la distribution de l'autorit au sein de la famille et, en particulier, de la force dont disposent la belle-mre et la bru dans le conflit struc-

    24. Le risque de voir disparatre la ligne par le clibat de l'an est peu prs nul dans la priode organique du systme.

    25. Vers normalement au pre ou la mre du conjoint et, par exception seulement, c'est- -dire au cas o il n'avait plus ses parents, l'hritier lui-mme, Yadot devait s'intgrer au patrimoine de la famille issue du mariage; en cas de dissolution de l'union, ou de la mort de l'un d'eux, il passait dans les mains des enfants, lorsqu'il y en avait, le conjoint survivant en conservait l'usufruit, ou bien dans le cas contraire, il revenait dans la famille de celui qui l'avait apport. Certains contrats de mariage prvoient qu'en cas de sparation, le beau-pre peut se contenter de payer les intrts de Yadot apport par son gendre qui peut esprer rentrer dans sa maison aprs rconciliation.

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    tura I qui les oppose 2e : ainsi, en tant que matresse de l'intrieur, la mre qui, en d'autres cas, pouvait user de tous les moyens en son pouvoir pour empcher un mariage de haut en bas tait la premire s'opposer au mariage de son fils avec une femme d'une condition trop haute (relativement), consciente qu'elle plierait plus facilement son autorit une jeune fille de basse extraction qu'une de ces jeunes filles de grande famille dont on dit qu'elles entrent (en) matresses de maison (qu'ey entrade daune) dans leur nouvelle famille 27. Le mariage de bas en haut menace la prminence que le groupe reconnat aux membres mles, tant dans la vie sociale que dans le travail et les affaires domestiques et, en dfendant son autorit, c'est--dire ses intrts de matresse de maison, la mre ne fait que dfendre les intrts de la ligne contre les usurpations extrieures 28.

    Le risque de dissymtrie n'est jamais aussi grand que dans le cas o l'an pouse une cadette de famille nombreuse : tant donn l'quivalence approximative (dont tmoigne l'amphibologie du mot adot) entre Yadot vers l'occasion du mariage et la part du patrimoine, donc, toutes choses gales d'ailleurs, entre les patrimoines qui ont des chances de s'apparier, Yadot d'une jeune fille issue d'une famille trs riche, mais trs nombreuse, peut n'tre pas suprieur celui d'une cadette unique de famille moyenne. L'quilibre qui s'tablit alors en apparence entre la valeur de Yadot apport et la valeur du patrimoine de la famille peut dissimuler une discordance gnratrice de conflits, dans la mesure o l'autorit et la prtention l'autorit dpendent autant du capital matriel et symbolique de la famille d'origine que du montant de la dot. Le mariage de l'an avec une ane pose avec la plus extrme acuit la question de l'autorit politique dans la famille, surtout lorsqu'il existe une dissymtrie en faveur de l'hritire. Sauf dans le cas o, en associant deux voisins, il runit deux proprits, ce type de mariage tend installer les conjoints dans l'instabilit entre les deux foyers, quand ce n'est pas dans la sparation pure et simple des rsidences. Dans le conflit ouvert ou larv propos de la rsidence, ce qui est en jeu, ici comme ailleurs, c'est la domination de l'une ou l'autre ligne, c'est la disparition

    26. D'une femme autoritaire, on avait coutume de dire : Elle ne veut pas abandonner la louche , symbole de l'autorit sur le mnage. Le maniement de la louche est l'apanage de la matresse de maison :au moment de passer table, pendant que le pot bout, elle met les soupes de pain dans la soupire, y verse le potage et les lgumes; quand tout le monde est assis, elle apporte la soupire sur la table, donne un tour avec la louche pour tremper la soupe, puis tourne la louche vers le chef de famille (aeul, pre ou oncle) qui se sert le premier. Pendant ce temps, la belle-fille est occupe ailleurs. Pour rappeler la belle-fille son rang, la mre lui dit : Je ne te donne pas encore la louche.

    27. L'vocation de la transaction matrimoniale est l'argument ultime dans les conflits pour le pouvoir domestique : Quand on a apport ce que tu as apport... (dap o qui as pourtat). Et, de fait, le dsquilibre initial est tel parfois, que c'est seulement la mort de sa belle-mre que l'on pourra dire de la jeune bru : maintenant la jeune est daune .

    28. En fait, le poids relatif des conjoints dans la structure du pouvoir domestique est au principe des stratgies matrimoniales de la famille, la mre tant d'autant plus en mesure de suivre la voie ouverte par son mariage, c'est--dire de marier son fils dans son village ou son quartier d'origine, donc de renforcer par l sa position dans la famille, qu'elle a apport une dot plus importante. C'est dire et on en verra d'autres preuves que toute l'histoire matrimoniale de la ligne est engage dans chaque mariage.

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  • NORMES ET DEVIANCES

    d'une maison et du nom qui lui est attach 29. Peut-tre parce que la question des fondements conomiques du pouvoir domestique y est aborde avec plus de ralisme qu'ailleurs 30, et que, du mme coup, les reprsentations et les stratgies y sont plus proches de la vrit objective, la socit barnaise suggre que la sociologie de la famille, si souvent livre aux bons sentiments, pourrait n'tre qu'un cas particulier de la sociologie politique : la position des conjoints dans les rapports de force domestiques et, pour parler comme Max Weber, leurs chances de succs dans la concurrence pour l'autorit familiale, c'est--dire pour le monopole de l'exercice lgitime du pouvoir dans les affaires domestiques, n'est jamais indpendant du capital matriel et symbolique (dont la nature peut varier selon les poques et les socits) qu'ils ont apport.

    Mais l'hritier unique reste malgr tout relativement rare. Dans les autres cas, c'est du mariage de l'hritier que dpend pour une bonne part le montant de Yadot qui pourra tre vers aux cadets, donc le mariage qu'ils pourront faire et mme s'ils pourront se marier : aussi la bonne stratgie consiste-t-elle, en ce cas, obtenir de la famille de l'pouse un adot suffisant pour payer Yadot des cadets et/ou des cadettes sans tre oblig de recourir au partage ou d'hypothquer la proprit et sans faire pour autant peser sur le patrimoine la menace d'une restitution de dot excessive ou impossible. C'est dire en passant, contre la tradition anthropologique qui traite chaque mariage comme une unit autonome, que chaque transaction matrimoniale ne peut tre comprise que comme un moment dans une srie d'changes matriels et symboliques, le capital conomique et symbolique qu'une famille peut engager dans le mariage de l'un de ses enfants dpendant pour une bonne part de la position que cet change occupe dans Yhistoire matrimoniale de la famille 31. Malgr les apparences, le cas de l'an qui a une sur (ou des soeurs) est trs diffrent de celui qui a un frre (ou des frres) : si, comme l'indiquent spontanment tous les informateurs, Yadot des filles est peu prs toujours suprieur celui des garons, ce qui tend accrotre leurs chances de mariage, c'est qu'il n'y a pas d'autre issue, on l'a vu, que de marier ces bouches inutiles, et le plus rapidemnt possible. Dans le cas des cadets, la stratgie peut tre plus complexe, dans la mesure d'abord, o l'abondance, voire la surabondance de main-d'uvre, suscitent une faim de terre qui ne peut que profiter au patrimoine. Il s'ensuit que l'on est moins

    29. Il est significatif que, dans tous les cas attests, les proprits un moment runies se sparent, souvent ds la gnration suivante, chacun des enfants recevant l'une d'elles en hritage. Ainsi, deux des plus grandes familles de Lesquire s'taient trouves runies par le mariage de deux hritiers qui continuaient vivre chacun dans son domaine ( on ne sait pas quand ils se runissaient pour faire les enfants ) : l'an de leurs enfants (n vers 1890) a reu la proprit du pre, le premier cadet celle de la mre, la sur la plus ge, une ferme hrite d'un oncle prtre, les deux autres cadettes une maison au bourg. L'interrogation sur le mariage entre ans suscite toujours la mme rprobation et dans les mmes termes : C'est le cas de Tr. qui a pous la fille Da. Il fait navette d'une proprit l'autre. Il est toujours en chemin, il est partout, jamais chez lui. Il faut que le matre soit l (P. L).

    30. On raconte que pour assurer son autorit sur le mnage, le mari (fou nobi) devait poser le pied sur la robe de la marie, si possible au moment de la bndiction nuptiale, tandis que la marie devait plier le doigt de manire viter que le mari puisse enfoncer compltement l'anneau nuptial.

    31. Le rang du mariage dans l'ensemble des mariages des enfants d'une mme famille peut aussi avoir un poids dterminant. C'est le cas lorsque le premier mari absorbe toutes les ressources de la famille. Ou bien lorsque la cadette se marie avant l'ane, dsormais plus difficile placer sur le march matrimonial parce que suspecte d'avoir quelque dfaut cach; on disait du pre, en ce cas : il a mis au joug la jeune gnisse (l'anouille) avant la gnisse (la bime) .

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  • STRATEGIES MATRIMONIALES P. BOURDIEU

    press de marier le cadet (sinon, peut-tre, dans les grandes familles, le premier cadet) que de marier la cadette ou mme l'an. On peut, et c'est le cas le plus normal, et le plus conforme ses intrts, sinon le plus conforme aux intrts de la ligne, le marier une hritire : s'il se marie dans une famille de mme rang (ce qui est le cas le plus frquent), bref s'il apporte un bon adot et s'il s'impose par sa fcondit et son travail, il est honor et trait comme le vritable matre 32; dans le cas contraire, c'est--dire lorsqu'il se marie de bas en haut , il doit tout sacrifier la nouvelle maison dont ses beaux-parents entendent rester matres , son adot, son travail et quelquefois son nom (Jean Casenave devenant par exemple Yan dou Tinou , Jean de la maison Tinou) ". tant donn d'une part que trs rares taient ceux qui ne reculaient pas devant les alas du mariage avec une cadette, parfois appel ester/ou, strile, mariage de la faim avec la soif (auxquels les plus pauvres ne pouvaient chapper qu'en se plaant avec leurs femmes comme domestiques pension bay/ets a pensiou ) et d'autre part que la possibilit de fonder un foyer tout en restant dans la maison paternelle tait un privilge rserv l'an, il ne restait ceux qui ne parvenaient pas pouser une hritire grce leur adot parfois augment d'un petit pcule laborieusement amass (/ou cabau) que l'migration vers la ville ou vers l'Amrique et l'espoir d'un mtier et d'un tablissement, ou le clibat et. la condition de domestique, chez soi ou chez les autres (pour les plus pauvres) 34. On comprend que du

    32. Le proverbe dcrit avec beaucoup de ralisme la situation du cadet : Si c'est un chapon, nous le mangerons; si c'est un coq, nous le garderons.

    33. Quoiqu'il soit aussi bien fait pour assurer la continuit du lignage et la transmission du patrimoine que le mariage entre l'an et la cadette, le mariage entre le cadet et l'ane n'est compltement admis que lorsque, par sa situation conomique, le gendre dtient une autorit qui le met en mesure de s'imposer comme le chef de sa nouvelle famille. Dans tous les autres cas dont le mariage entre le domestique et la patronne n'est que la limite les impratifs culturels les plus fondamentaux sont transgresss : Lorsqu'un petit cadet vient s'installer chez une grande hritire, c'est elle qui reste la patronne (J.-P. A.). Une fille de grande famille pousa un de ses domestiques. Elle jouait du piano, elle tenait l'harmonium l'glise. Sa mre avait beaucoup de relations et recevait des gens de la ville. Aprs diffrentes tentatives de mariage, elle se rabat sur son domestique Pa. Cet homme est toujours rest de chez Pa. On lui disait : 'Tu aurais d prendre une bonne petite paysanne, elle aurait t d'une autre aide pour toi '. Il vivait dans le malaise. Il tait considr comme la cinquime roue de la charrette. Il ne pouvait frquenter les anciennes relations de sa femme. Il n'tait pas du mme monde. C'est lui qui travaillait c'tait elle qui dirigeait et qui se payait du bon temps. Il tait toujours gn et aussi gnant pour la famille. Il n'avait mme pas assez d'autorit pour imposer la fidlit de sa femme (J.-P. A.). H. domestique dans une maison tait passionn de sa terre. Il souffrait quand la pluie n'arrivait pas. Et la grle ! Et tout le reste ! Il finit par se marier avec la patronne. Tous ces types qui font des mariages de bas vers le haut sont marqus pour la vie (P. L.).

    34. A la diffrence de l'ouvrier journalier qui ne trouve des journes (journaus) qu' la belle saison et demeure souvent sans travail tout l'hiver et les jours de pluie, qui est souvent oblig de prendre des travaux forfait ( prs-heyt) pour joindre les deux bouts (ta junt), qui dpense peu prs tout ce qu'il gagne ( jusqu'en 1914, un sou par jour et nourri ) pour acheter du pain pu de la farine, le domestique (/ou baylet) engag pour l'anne est nourri, log, blanchi. Un trs bon domestique gagnait 250 300 francs par an avant 1914. S'il tait trs conome, il pouvait esprer acheter une maison avec 10 ou 12 annes de salaire et, avec la dot d'une jeune fille et un peu d'argent emprunt, acqurir une ferme et des terres. Mais il tait souvent condamn au clibat : Etant le cadet, j'ai t plac trs tt, 10 ans, comme domestique Es. J'ai frquent l-bas une jeune fille. Si le mariage s'tait fait, aurait t, comme on dit ' le mariage de la faim avec la soif '. Nous tions aussi pauvres l'un que l'autre. L'an, bien sr, avait le ' mnage garni ' (/ou menadje garnit) des parents, c'est--dire le cheptel, la basse-cour, la maison, le matriel agricole, etc., ce qui facilitait le passage devant le maire. La jeune fille que je frquentais est partie en ville; c'est souvent comme , la jeune fille n'attend pas. Elle a plus de facilits pour partir, se placer en ville comme bonne, attire par une copine. Moi, pendant

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    point de vue de la famille, le cadet soit infiniment prfrable la cadette, puisque son mariage est plutt moins coteux que le sien et son clibat incomparablement plus utile. L'avantage que prsentent les garons est d'autant plus grand, videmment, que la famille est plus tendue : le mariage de trois ou quatre cadettes cre en effet, mme dans les plus grandes maisons, des difficults peu prs insurmontables, pouvant aller jusqu' entraner le morcellement de la proprit. C'est dire que tout le systme repose, en dernier ressort, sur les stratgies de fcondit 35 : on peut en voir une preuve, ngative, dans le fait que les plus pauvres, tout petits propritaires, domestiques, journaliers, en tout cas exclus du jeu, s'en excluent eux-mmes par la taille excessive de leurs familles.

    Bref, ce n'est pas assez de dire que l'on n'est pas press de marier les cadets; on y met peu d'empressement, et, dans un univers de dirigisme matrimonial, ce laisser-faire suffit affaiblir trs considrablement leurs chances de mariage. On peut mme aller jusqu' subordonner la remise de la dot la condition que le cadet consente travailler auprs de l'an pendant un certain nombre d'annes, ou passer avec lui de vritables contrats de travail ou mme lui faire esprer une augmentation de sa part. Il y avait sans doute mainte autre faon pour un cadet de devenir clibataire, depuis le mariage manqu jusqu' l'accoutumance insensible qui faisait passer l'ge du mariage, avec la complicit des familles, consciemment ou inconsciemment portes retenir au service de la maison, au moins pour un temps, ce domestique sans salaire 3e. Par des voies opposes, ceiui qui partait gagner sa vie ia viiie ou qui aiiait chercher fortune en Amrique et celui qui restait h \. , apportant ? fo"C rfe travail sans accrotre la charge du mnage et sans entamer la proprit, contribuaient la

    ce temps, je m'amusais ma faon, avec d'autres garons qui taient dans mon Cas (N., domestique agricole, n en 1898.) (Recueilli en barnais). La condition du journalier, autrefois plus misrable que celle du domestique, s'est amliore, au moins en valeur relative, avec la gnralisation des changes montaires et l'amlioration de la situation du march de la main-d'uvre agricole qui rsulte de l'exode rural et de l'apparition de quelques emplois non agricoles. Du mme coup, la situation du domestique et les rapports de dpendance qu'elle implique tendent paratre insupportables.

    35. Entre autres, le mariage tardif qui tend limiter la fcondit : ainsi pour la priode de 1 871 1 8 84, l'ge moyen au mariage est de 31 ans et demi pour les hommes et de 25 ans pour les femmes, contre respectivement 29 ans et 24 ans pour la priode 1941-1960.

    36. Il suffira d'un tmoignage, assez typique : J'tais le dernier d'une famille de cinq. Avant la guerre de 14 (n en 1894), j'ai t domestique chez M., puis chez L. Je garde un trs bon souvenir de cette priode. Puis j'ai fait la guerre. A mon retour, je trouve une famille amoindrie : un frre tu, l'an, le troisime amput d'une jambe, le quatrime un peu abruti par la guerre. (...) J'tais gt par mes frres, tous trois pensionns, grands mutils. Ils me donnaient de l'argent. Celui qui avait une maladie de poitrine ne pouvait rester seul, je l'aidais, je l'accompagnais aux foires et aux marchs. Aprs sa mort, en 1929, je me suis retrouv dans la famille du frre le plus g. C'est alors que je me suis rendu compte de mon isolement dans cette famille, sans mon frre ni ma mre qui me gtaient tant. Par exemple, un jour o j'avais pris la libert d'aller Pau, mon frre m'a reproch la perte de quelques charges de foin, qui taient restes tendues sous l'orage et qui auraient t rentres si j'avais t l. J'avais laiss passer l'ge de me marier. Les jeunes filles de mon ge taient parties ou maries; j'tais souvent cafardeux et mes moments de libert, je les passais boire avec des copains qui, pour la plupart, taient dans mon cas. Je vous assure que si je pouvais revenir en arrire, je quitterais vite la famille pour me placer, peut-tre me marier. La vie serait plus agrable pour moi. D'abord, j'aurais une famille indpendante, bien moi. Et puis, le cadet, dans une maison, n'a jamais assez travaill. Il dort tre toujours sur la brche. On lui fait des reproches qu'un patron n'oserait jamais faire ses domestiques.

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  • NORMES ET DEVIANCES

    sauvegarde du patrimoine 37. L'adhsion inculque ds l'enfance aux valeurs traditionnelles et la division coutumire des tches et des pouvoirs entre les frres, l'attachement au patrimoine familial, la maison, la terre, la famille et, surtout peut-tre, aux enfants de l'an, pouvaient incliner nombre de cadets accepter cette vie qui, selon la formule superbement fonction naliste de Le Play, donne la quitude du clibat avec les joies de la famille 38. Du fait que tout l'incite investir et mme surinvestir dans une famille et un patrimoine qu'il a toutes les raisons de considrer comme les siens, le cadet casanier reprsente (du point de vue de la famille, c'est--dire du systme) la limite idale du domestique qui, souvent trait comme membre de la famille , voit sa vie prive envahie et comme annexe par la vie familiale de son patron, qui se trouve consciemment ou inconsciemment encourag investir une part importante de son temps et de ses affections prives dans sa famille d'emprunt et en particulier dans les enfants et qui doit payer la plupart du temps du renoncement au mariage la scurit conomique et affective assure par la participation la vie de la famille . Ainsi le cadet est, si l'on permet l'expression, la victime structurale, c'est--dire socialement dsigne, donc rsigne, d'un systme qui entoure de tout un luxe de protections la maison , entit collective et unit conomique, entit collective dfinie par son unit conomique.

    Tout se passe comme si les stratgies matrimoniales visaient corriger les rats des stratgies de fcondit : il est toutefois des jeux avec lesquels ou contre lesquels le meilleur joueur ne peut rien, par exemple, dans le cas particulier, les descendances trop nombreuses et trop charges en filles. La matrise qui s'affirme dans l'art des stratgies matrimoniales n'accde pas l'ordre du discours parce que, sauf accident, elle tend exclure les conflits du devoir et du sentiment, de la raison et de la passion, de l'intrt collectif et de l'intrt individuel, qui, comme la norme destine les rsoudre ou les surmonter, naissent des rats de cette sorte d'instinct socialement produit qu'est l'habitus inculqu par les conditions d'existence, elles-mmes transcrites et transfigures dans les recommandations et les prceptes du discours thique et pdagogique. On comprend combien est artificielle et tout simplement extrinsque l'interrogation sur les rapports entre les structures et les sentiments : les individus et mme les familles peuvent ne reconnatre que les critres les plus ouvertement avouables, comme la vertu, la sant et la beaut des filles, la dignit et l'ardeur au travail des

    37. Le cadet avait, en principe, la jouissance viagre de sa part. A sa mort, s'il tait demeur clibataire, elle revenait l'hritier.

    38. II y avait de vieux cadets dans des maisons situes deux heures de marche (7 8 km) du bourg, chez Sa., chez Ch., au quartier Le., qui venaient la messe au bourg, le jour des ftes seulement et qui, 70 ans, n'taient jamais alls Pau ou Oloron. Moins ils sortent, moins ils ont envie de sortir (...). C'est l'an qui sortait. Ils taient les soutiens de la maison. Il y en a encore quelques-uns (J.-P. A.).

    39. On raconte que parfois, dans le cas o l'an n'avait pas d'enfant ou venait mourir sans descendance, on demandait un vieux cadet, demeur clibataire, de se marier afin d'assurer la continuit de la ligne (J.-P. A.). Sans qu'il s'agisse d'une vritable institution, le mariage du cadet avec la veuve de l'an dont il hrite (lvirat) tait relativement frquent. Aprs la guerre de 1914-1918, les mariages de ce type ont t assez nombreux : On arrangeait les choses. En gnral, les parents poussaient en ce sens, dans l'intrt de la famille, cause des enfants. Et les jeunes acceptaient. On ne faisait pas de sentiment (A. .).

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    garons, sans pour autant cesser de reprer, sous ces travestissements, les critres rellement pertinents dans la logique du systme, c'est--dire la valeur du patrimoine et le montant de Yadot. Si le systme peut fonctionner dans la grande majorit des cas sur la base des critres les moins pertinents du point de vue des principes rels de son fonctionnement, c'est d'abord que l'ducation familiale tend assurer une corrlation trs troite entre les critres primaires du point de vue du systme et les caractristiques primordiales aux yeux des agents : de mme que l'an de grande maison doit plus que tout autre incarner les vertus qui font l'homme d'honneur (homi d'aunou) et le bon paysan , de mme la grande hritire ou la bonne cadette ne saurait se permettre la petite vertu qui est laisse aux filles de petite famille. C'est en outre que la prime ducation, renforce par toutes les expriences sociales, tend imposer des schemes de perception et d'apprciation, en un mot des gots qui s'appliquent, entre autres objets, aux partenaires sexuels et qui, en dehors mme de tout calcul proprement conomique ou social, tendent carter la msalliance : ici comme ailleurs, l'amour heureux, c'est--dire l'amour socialement approuv, donc prdispos la russite, n'est autre chose que cette sorte amor fati, cet amour de son propre destin social, qui runit les partenaires socialement prdestins par les voies apparemment hasardeuses et arbitraires d'une lection libre. Et tout se passe comme si les discordances les plus patentes, celles qui font juger scandaleux le mariage entre un homme pauvre et une hritire riche mais laide, ou de beaucoup son ane, reprsentaient le minimum d'ala qui est ncessaire pour assurer la dissimulation et la mconnaissance de l'harmonie prtablie et la transfiguration du destin en ibre choix.

    Les contraintes qui psent sur chaque choix matrimonial sont si nombreuses et entrent dans des combinaisons si complexes qu'elles excdent en tout cas ! conscience des agents mme si elles sont matrises sur un autre mode aussi ne peuvent-elles se laisser enfermer dans les rgles mcaniques que la reprsentation implicite de la pratique comme excution de normes explicites et expresses ou de modles inconscients oblige inventer de toutes pices et en nombre infini pour rendre raison de la diversit infinie des pratiques et, en particulier, des stratgies permettant de concilier, d'quilibrer et parfois d'annuler les contraintes. A toutes les menaces que le mariage fait peser sur la proprit et travers elle sur la famille qu'il a pour fonction de perptuer les ddommagements accords aux cadets risquant toujours de dterminer le morcellement du patrimoine que le privilge accord l'an avait pour fonction d'viter tout prix on oppose tout un systme de parades et de coups pareils ceux de l'escrime ou des checs. Loin d'tre de simples procdures, analogues celle que l'imagination juridique invente pour tourner le droit et rductibles des rgles formelles et explicites, ces stratgies sont le produit de Yhabitus, comme matrise pratique du petit nombre de principes implicites partir desquels s'engendrent une infinit de pratiques qui peuvent tre rgles sans tre le produit de l'obissance des rgles, qui, spontanment rgles, dispensent de l'explicitation, de l'invocation et de l'imposition de la rgle. Parce qu'il est le produit des structures qu'il tend reproduire et parce que, plus prcisment, il implique la soumission spontane l'ordre tabli et aux ordres des gardiens de cet ordre, c'est--dire aux anciens, cet habitus enferme le principe des solutions, phnomnalement trs diffrentes, telles, par exemple, la limitation des

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  • STRATEGIES MATRIMONIALES P. BOURDIEU

    naissances, l'migration ou le clibat des cadets, que, en fonction de leur position dans la hirarchie sociale, de leur rang dans la famille, de leur sexe, etc., les diffrents agents apportent aux antinomies pratiques engendres par des systmes d'exigences qui ne sont pas automatiquement compatibles. Les stratgies proprement matrimoniales ne sauraient donc tre dissocies sans abstraction des stratgies successorales, ni davantage des stratgies de fcondit, ni mme des stratgies pdagogiques, c'est--dire de l'ensemble des stratgies de reproduction biologique, culturelle et sociale, que tout groupe met en uvre pour transmettre la gnration suivante, maintenus ou augments, les pouvoirs et les privilges qu'il a lui-mme hrits.

    Pierre BOURDIEU, Paris, Ecole Pratique des Hautes Etudes, VIe Section.

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  • NOTES BIBLIOGRAPHIQUES # La survivance dans les provinces pyrnennes, Bigorre, Laved an, Barn et Pays basque,

    d'un droit coutumier original qui, la diffrence de ce qui se passait dans la plupart des provinces mridionales de la France, a rsist au contact avec le droit romain, n'a pas manqu de susciter la curiosit des historiens et des juristes. Le droit barnais (...), crit Pierre Luc, apparat comme un droit essentiellement coutumier, trs faiblement influenc par le droit romain, et offre ce grand intrt d'tre un droit tmoin. C'est ainsi par exemple que la prestation du serment probatoire avec les co-jureurs, la constitution d'otages en matire de cautionnement, le mort-gage, la facult de paiement en nature des obligations stipules en argent, y sont, aux XIVe et XVe sicles, d'un usage courant, alors que ces pratiques taient tombes en dsutude, dans certaines rgions, depuis deux sicles et davantage (12, pp. 3-4). Pendant longtemps, les tudes juridiques ou historiques n'ont eu d'autre fondement que les coutumiers, c'est--dire es Fors de Barn. C'est ainsi que ds le XVIIIe sicle, des juristes barnais, de Maria (1 et 2), La- bourt (3) et Mourot (4 et 5), ont crit des commentaires des Fors de Barn en particulier sur les questions de dot et de coutumes successorales. Or la seule dition des Fors, tout fait mdiocre (6) groupe des leons souvent trs corrompues de textes d'poques diverses qui devraient tre l'objet de tout un travail critique, comme l'observait Rog (7 et 8), avant d'tre livrs l'analyse. Faute d'une telle dition, les auteurs modernes se sont attachs surtout l'tude du For rform de 1551, des documents de jurisprudence qui abondent partir du XVIe sicle et plus volontiers encore, des commentaires que les jurisconsultes des XVIIe et XVIIIe sicles ont donns de ces diffrents textes. Bien qu'elles prennent pour base le For rform et fa jurisprudence des derniers sicles de la monarchie, l'tude de Laborde sur la dot en Barn (9) et celle de Dupont (10) sur le rgime successoral barnais prsentent un grand intrt. La thse volumineuse de A. Fougres (11) se contente, en ce qui concerne le Barn, d'emprunts aux ouvrages antrieurs.

    Les historiens du droit sont venus dcouvrir que les textes de coutume devraient tre utiliss avec prudence du fait qu'ils prsentent un droit relativement thorique, enfermant des rgies primes et omettant des dispositions vivantes. Les actes notaris leur sont apparus comme une source capable de fournir des renseignements sur !a pratique relle. Le modle He ce type de recherches est fourni par Pierre Luc (12). A partir des registres des nota i res, il tudie d'abord les conditions de vie des populations rurales et le rgime des terres, la structure de la famille barnaise et les rgles qui prsident la conservation et la transmission de son patrimoine; et dans une deuxime partie, les procds techniques et juridiques de l'exploitation du sol, dans le cadre de la famille et dans le cadre de la communaut, et diffrents problmes d'conomie rurale tels que !e crdit et ! vie d'changes.

    C'est dans les montagnes du Barn et de la Bigorre que l'adversaire le plus clbre du Code Napolon, Frdric Le Play, a situ le modle de la famille-souche, idal selon lui de l'institution familiale qu'il opposait au type instable n de l'application du Code civil (13). Aprs avoir dfini trois types de famille, savoir la famille patriarcale, la famille instable, caractristique de la socit moderne, et la famille-souche, Frdric Le Play s'attache dcrire cette dernire (pp. 29 et suiv.) et montrer les avantages qu'elle procure chacun de ses membres : A l'hritier, en balance de lourds devoirs, il (ce rgime successoral) confre la considration qui s'attache au foyer et l'atelier des aeux; aux membres qui se marient au-dehors, il assure l'appui de la maison-souche avec les charmes de l'indpendance; ceux qui prfrent rester au foyer paternel, il donne la quitude du clibat avec les joies de la famille ; tous, il mnage jusqu' la plus extrme vieillesse le bonheur de retrouver au foyer paternel les souvenirs de la premire enfance (pp. 36- 37). En instituant chaque gnration un hritier, la famille-souche agricole ne sacrifie pas l'intrt des cadets celui de l'an. Loin de l, elle condamne ce dernier renoncer toute sa vie, en faveur de ses frres, puis de ses enfants, au profit net de son travail. Elle obtient le sacrifice de l'intrt matriel par une compensation d'ordre moral : par la considration attache la possession du foyer paternel (p. 114). Dans une deuxime partie, Le Play prsente une monographie de la famille Melouga, exemple de famille-souche du Laved an en 1856; un pilogue de E. Cheysson dcrit la disparition de cette famille, sous l'influence de la loi et des murs : La famille Melouga tait reste, jusque dans ces derniers temps, comme un spcimen attard d'une puissante et fconde organisation sociale; mais elle a d subir, son tour, l'influence de la loi et des murs qui l'avaient pargne grce un concours exceptionnel de circonstances favorables. Le Code fait son uvre; le nivellement progresse : la famille-souche se meurt, la famille-souche est morte (p. 298). Aux thoriciens de l'cole de Le Play, on peut opposer, outre les donnes de l'enqute ethnographique, les tudes de Saint-Macary (14), qui, en s'appuyant sur des actes notaris du XVIIIe sicle et du XIXe sicle, a montr la persistance des coutumes successorales et des rgles matrimoniales en dpit du Code civil (15).

    * Rdiges en collaboration avec Marie-Claire Bourdieu.

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  • STRATEGIES MATRIMONIALES P. BOURDIEU

    Liste bibliographique

    1. DE MARIA, Mmoires sur les dots de Barn. et son appendice : Mmoires sur les coutumes et observances non crites de Barn (ouvrage manuscrit. Archives dpartementale