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Pamphlet F. Hollande

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LA MORT ET L'ART

Lecture de l'Essai de Maurice BLANCHOT :

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L'ESPACE LITTERAIRE

***

I - La MORT et le SUICIDE

Réflexion sur la Mort2 - La contradiction du Suicide3 - L'étrange projet ou la double Mort4 - Le Suicide et l'Art5 - Le paradoxe du Suicide

II- L'OEUVRE d'ART

1- Oeuvre Humaine et Oeuvre d'Art2- La Solitude essentielle de l'Artiste3- La Différence4- L'Oeuvre et l'Espace de la Mort5- Le " Risque "6- Ecriture et Lecture7- Dialectique de l'Oeuvre

III - L'OEUVRE et l'ART

1- Le Problème de l'Art2- Création ou Production3- Les Caractères de l'Oeuvre4- La Légende l'Orphée

IV - L'EXPERIENCE ORIGINELLE : LA DECHIRURE

I- LA MORT et le SUICIDE

1) Réflexion sur la Mort

“ Saut invisible mais décisif, non pas en ce sens que, par la mort, nous passerions à l’inconnu, qu’après la mort, nous serions livrés à l’au-delà insondable.Non: c’est l’acte même de mourir qui est ce saut, qui est la profondeur vide de l’au-delà, c’est le fait de mourir qui inclut un renversement radical, parlequel la mort qui était la forme extrême de mon pouvoir ne devient pas seulement ce qui me dessaisit en me jetant hors de mon pouvoir de commencer etmême de finir, mais devient ce qui est sans relation avec moi, sans pouvoir sur moi, ce qui est dénué de toute possibilité, l’irréalité de l’indéfini.Renversement que je ne puis me représenter, que je ne puis même concevoir comme définitif, qui n’est pas le passage irréversible au-delà duquel il n’yaurait pas de retour, car il est ce qui ne s’accomplit pas, l’interminable et l’incessant. ”

La mort est ce qui ne s'accomplit pas, non pas la fin de la vie mais le fait que la viene finit pas, pas plus d'ailleurs qu'elle n'a commencé.La mort non seulement n'est pas pensable mais elle n'est pas réelle. Elle a “ l'irréalité de l'indéfini”.

Page 3: Blanchot - jean-leveque.fr

2) La “contradiction du Suicide”

“ Le suicide pose sans doute à la vie une question : la vie est-elle possible ? Mais il est plus essentiellement sa propre question : le suicide est-il possible ?La contradiction psychologique qui alourdit un tel dessein n’est que la suite de cette contradiction plus profonde. Celui qui se tue dit : Je me refuse aumonde, je n’agirai plus. Et le même veut pourtant faire de la mort un acte, il veut agir suprêmement et absolument. Cet optimisme inconséquent quirayonne à travers la mort volontaire, cette assurance de pouvoir toujours triompher, à la fin, en disposant souverainement du néant, en étant créateur deson propre néant, et, au sein de la chute, de pouvoir se hisser encore à la cime de soi-même, cette certitude affirme dans le suicide ce que le suicideprétend nier. C’est pourquoi celui se lie à la négation ne peut pas la laisser s’incarner dans une décision finale qui en serait exclue. L’angoisse quidébouche si sûrement sur le néant n’est pas essentielle, a reculé devant l’essentiel, ne cherche encore qu’à faire du néant la voie du salut. ”

3) “L'étrange projet de la double mort”

“ On ne peut “projeter” de se tuer. Cet apparent projet s’élance vers quelque chose qui n’est jamais atteint, vers un but qui ne peut être visé, et la fin est ceque je ne saurais prendre pour fin. Mais cela revient à dire que la mort se dérobe au temps du travail, à ce temps, qui est pourtant la mort rendue active etcapable. Cela revient à penser qu’il y a comme une double mort, dont l’une circule dans les mots de possibilité, de liberté, qui a comme extrême horizonla liberté de mourir et le pouvoir de se risquer mortellement - et dont l’autre est l’insaisissable, ce que je ne puis saisir, qui n’est liée à moi par aucunerelation. ”

“ Épreuve qui semble rendre la mort superficielle en faisant d’elle un acte pareil à n’importe quel acte, une chose à faire, mais qui donne aussil’impression de transfigurer l’action, comme si abaisser la mort à la forme d’un projet, c’était une chance unique d’élever le projet vers ce qui le dépasse.Une folie, mais dont nous ne pourrions être exclus sans l’être de notre condition (une humanité qui ne pourrait plus se tuer, perdrait comme son équilibre,cesserait d’être normale) ; un droit absolu, le seul qui ne soit pas l’envers d’un devoir, et pourtant un droit que ne double, ne fortifie pas un pouvoirvéritable, qui s’élance comme une passerelle infinie laquelle au moment décisif s’interromprait, deviendrait aussi irréelle qu’un songe sur lequel il fautpourtant passer réellement, - un droit donc sans pouvoir et sans devoir, une folie nécessaire à l’intégrité raisonnable. ”

4) Le Suicide et l'Art

“ L'Artiste est lié à l'œuvre de la même étrange manière que l'est à la mort l'homme qui la prend pour fin. Tous deux projettent ce qui se dérobe à toutprojet, et s’ils ont un chemin, ils n’ont pas de but, ils ne savent pas ce qu’ils font. Tous deux veulent fermement, mais, à ce qu’ils veulent, ils sont unis parune exigence qui ignore leur volonté. Tous deux tendent vers un point dont il leur faut se rapprocher par l’habileté, le savoir-faire, le travail, les certitudesdu monde, et pourtant ce point n’a rien à voir avec de tels moyens, ne connaît pas le monde, reste étranger à tout accomplissement, ruine constammenttoute action délibérée. Comment aller d’un pas ferme vers ce qui ne se laisse pas assigner de direction ? Il semble que tous deux ne réussissent à fairequelque chose qu’en se trompant sur ce qu’ils font, ils regardent au plus près: celui-ci prend une mort pour l’autre, celui-là prend un livre pour l’œuvre,malentendu auquel ils se confient en aveugle, mais dont la source conscience fait de leur tâche un pari orgueilleux, comme s’ils ébauchaient une sorted’action qui ne pourrait qu’à l’infini atteindre le terme. ”

Le Suicide est semblable à une passerelle qu'on lancerait pour atteindre l'autre rive qui, au moment décisif, deviendrait irréelle, mais sur laquelle pourtantil faut passer.

5) Le paradoxe du Suicide

“ La mort volontaire est refus de voir l’autre mort, celle qu’on ne saisit pas, qu’on atteint jamais, c’est une sorte de négligence souveraine, une alliance avecla mort visible pour exclure l’invisible, un pacte avec cette bonne, cette fidèle mort dont j’use sans cesse dans le monde, un effort pour étendre sa sphère,pour la rendre encore valable et vraie au-delà d’elle-même, là où elle n’est plus que l’autre. L’expression “Je me tue” suggère ce dédoublement dont iln’est pas tenu compte. “Je” est un moi dans la plénitude de son action et de sa décision, capable d’agir souverainement sur soi, toujours en mesure de

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s’atteindre, et pourtant celui qui est atteint n’est plus moi, est un autre, de sorte que, quand je me donne la mort, peut-être est-ce “Je” qui la donne, mais cen’est pas moi qui la reçois, et ce n’est pas non plus ma mort - celle que j’ai donnée - où il me faut mourir, mais celle que j’ai refusée, négligée, et qui estcette négligence même, fuite et désœuvrement perpétuels. ”

Le suicide - la mort volontaire - est un acte, par lequel l'individu, le sujet, le “Je”, se donnant la mort pour fin (pour but) tue “un autre” que “lui-même”.Au moment décisif, de même que la fin devient “irréelle”, de même “Je” devient un autre.La mort est une possibilité, qui ne devient jamais “pour moi” une réalité. Le suicide est un “acte” qui, comme tout acte se propose un but, une fin ; maiscette fin lui échappera toujours, car ce n'est pas “moi” qui meurs. La fin se dérobera “indéfiniment”

“ L’on comprend alors ce qu’il y a d’étrange et de superficiel, de fascinant et de trompeur dans le suicide. Se tuer, c’est prendre une mort pour l’autre,c’est une sorte de bizarre jeu de mots. Je vais à cette mort qui est dans le monde à ma disposition, et je crois par là atteindre l’autre mort, sur laquelle jesuis sans pouvoir, qui n’en a pas davantage sur moi, car elle n’a rien à voir avec moi, et si je l’ignore, elle ne m’ignore pas moins, elle est l’intimité vide decette ignorance. C’est pourquoi, le suicide reste essentiellement un pari, quelque chose de hasardeux, non pas parce que je me laisserais une chance devivre, comme il arrive quelquefois, mais parce que c’est un saut, le passage de la certitude d’un acte projeté, consciemment décidé et virilement exécuté àce qui désoriente tout projet, demeure étranger à toute décision, l’indécis, l’incertain, l’effritement de l’inagissant et l’obscurité du non-vrai. Par le suicide,je veux me tuer à un moment déterminé, je lie la mort à maintenant : oui, maintenant, maintenant. Mais rien ne montre plus l’illusion, la folie de ce “Jeveux”, car la mort n’est jamais présente. Il y a dans le suicide une remarquable intention d’abolir l’avenir comme mystère de la mort : on veut en quelquesorte se tuer pour que l’avenir soit sans secret, pour le rendre clair et lisible, pour qu’il cesse d’être l’obscure réserve de la mort indéchiffrable. Le suicideen cela n’est pas ce qui accueille la mort, il est plutôt ce qui voudrait la supprimer comme future, lui ôter cette part d’avenir qui est comme son essence, larendre superficielle, sans épaisseur et sans danger. Mais ce calcul est vain. Les précautions les plus minutieuses, toutes les précisions et les sûretés les plusréfléchies ne peuvent rien sur cette indétermination essentielle, ce fait que la mort n’est jamais rapport à un moment déterminé, pas plus qu’elle n’est enrapport déterminé avec moi. ”

II- L'ŒUVRE d'ART

Maurice Blanchot commente et analyse l'œuvre littéraire. Mais l'analyse reste valable pour tous les Arts.

1) Oeuvre Humaine et Oeuvre d'Art

Depuis Hegel, on proclame que l'homme est “ ce qu'il fait ”.

“ Le pouvoir humain vaut par ce qu'il édifie - et non pas dans un lieu intemporel, hors du monde mais ici et maintenant, selon les limites qui sont lesnôtres en accord avec les lois de toute action auxquelles il se soumet … ”Or, “ si l'on doit juger quelqu'un à ses œuvres, c'est bien l'artiste. Il est le créateur, dit-on, créateur d'une réalité nouvelle qui ouvre dans le monde unhorizon plus vaste... L'Art réel est dans l’œuvre. L'œuvre est dans le monde. ”Ainsi, “ si l’on concentre le sérieux de l'Art dans cette notion de l'œuvre, il semble que l'on devrait réconcilier ceux qui sont prêts à l'exalter naïvement etceux qui, appréciant dans l'activité artistique ce qui fait d'elle une activité et non une passion inutile, désirent la voir collaborer à l'Oeuvre Humaine engénéral. ”Mais, “ dans cet accord, subsiste un grand désaccord ” - D' où vient-il ?

2) La solitude “essentielle” de l'artiste

La solitude de l'artiste - essentielle à l'art - n'est ni la solitude au niveau du monde qui est une blessure, ni la solitude ou l'isolement nécessaires à l'artistepour l'exercice de son art, de son travail, de sa tâche.La solitude essentielle est “le risque” de l'artiste.Maurice Blanchot parle ici de l'écrivain.Il interroge:

“ La solitude, si elle est le risque de l'écrivain, n'exprimerait-elle pas ce fait qu'il est tourné, orienté vers la violence ouverte de l'œuvre, dont il ne saisitjamais que le substitut, l'approche ou l'illusion sous la forme d'un livre ? ”

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En quoi consiste l'illusion ?

“ L’écrivain qui éprouve ce vide, croit seulement que l’œuvre est inachevée, et il croit qu’un peu plus de travail, la chance d’instants favorables luipermettront, à lui seul, d’en finir. Il se remet donc à l’œuvre. Mais ce qu’il veut terminer, reste l’interminable, l’associe à un travail illusoire. Et l’œuvre, àla fin, l’ignore, se referme sur son absence, dans l’affirmation impersonnelle, anonyme qu’elle est - et rien de plus. Ce que l’on traduit en remarquant quel’artiste, ne terminant son œuvre qu’au moment où il meurt ne la connaît jamais. ”

“ L'écrivain appartient à l'œuvre mais ce qui lui appartient c'est seulement u n livre. ”

Occupé à “faire” ce livre, il ignore qu'il appartient à l'œuvre. Mais, le livre terminé, “ il se remet à l'œuvre ”.

3) La solitude “essentielle” de l'écrivain ou de l'artiste s'éclaire par la différence essentielle qui sépare l'œuvre d'Art de tout autre œuvre ou activitéhumaines

Maurice Blanchot précise cette différence dans une note (en bas de page) qu'il faut ici reproduire, où il oppose la situation de l'artiste à celle de l'hommequi travaille :

“ Cette situation n’est pas celle de l’homme qui travaille, qui accomplit sa tâche et à qui cette tâche échappe en se transformant dans le monde. Ce quel’homme fait se transforme, mais dans le monde, et l’homme le ressaisit à travers le monde, peut du moins le ressaisir, si l’aliénation ne s’immobilise pas,ne se détourne pas au profit de quelques-uns, mais se poursuit jusqu’à l’achèvement du monde. Au contraire, ce que l’écrivain a en vue, c’est l’œuvre, etce qu’il écrit, c’est un livre. Le livre, comme tel, peut devenir un événement agissant du monde (action cependant toujours réservée et insuffisante), maisce n’est pas l’action que l’artiste a en vue, c’est l’œuvre, ne relève pas de la vérité du monde, chose presque vaine, si elle n’a ni la réalité de l’œuvre, ni lesérieux du travail véritable dans le monde. ”

La solitude essentielle est celle de l'œuvre à laquelle l'artiste “appartient”.

4) Or qu'est-ce que l'œuvre d’Art ?

C'est un acte qui n'a pas de fin, qui, dès son commencement, - originellement - est voué à l'inachèvement.La meilleure preuve en est que l'œuvre ne s'achèvera que par la mort de l'artiste.

“ Ne terminant son œuvre qu'au moment où il meurt, il ne la connaît jamais . ”

Autrement dit : l'œuvre qu'il poursuit comme une fin, au travers des œuvres, (par exemple : des livres) n'a pas de fin “pour lui”.

Et Maurice Blanchot précise après cette remarque :

“ Remarque qu’il faut peut-être retourner, car l’écrivain ne serait-il pas mort dès que l’œuvre existe, comme il en a parfois lui-même le pressentiment dansl’impression d’un désœuvrement des plus étranges ? ”

Qu'est-ce que cela signifie ?

“ Vouloir mourir ”, disait Maurice Blanchot à propos du suicide, c'est vouloir faire de la mort un acte, alors que la mort est précisément ce qu'on ne peutpas vouloir.La mort est ce renversement qu'on ne peut pas même concevoir comme définitif ou irréversible parce qu'il est “ ce qui ne s'accomplit pas, l'interminable,l'incessant.”Si l'essence de l'activité humaine est de se proposer un but, une fin ; la mort est une “fin” qu'on ne peut pas se proposer. En ce sens, elle est “l'inessentiel”.

Le suicide “ est refus de cette mort qu'on ne saisit pas, qu'on n'atteint jamais , en s'orientant vers cette mort comme vers sa fin . ”

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“ L'œuvre (d'Art), elle, s'oriente vers ce renversement comme vers son origine. L'œuvre le recherche comme son origine ”.

Faire une œuvre, c'est commencer une activité - (qui va se confondre avec la vie même de l'artiste) - en faisant comme si elle pouvait être menée “àbonne fin”, alors même que l'œuvre ne saurait être achevée, ne saurait avoir d'autre fin que la mort de l'artiste; qui est le contraire d'une fin, qui nes'accomplit jamais, qui renverse l'essence même de l'acte dans l'inessentiel.Contradictoirement, celui qui veut mourir se propose comme fin, à un momentdonné, d'achever sa vie, - ce qui est proprement impossible -.L'Artiste, lui, qui entreprend de faire œuvre, se propose l'achèvement dès l'origine, recherche et veut la fin, en commençant. En se proposant de faireune œuvre, l'Artiste “veut” la mort comme fin, mais, à la différence de celui qui “veut périr”, cette fin est en même temps, l'origine.Si la mort n'est pas un évènement qui survient à un moment donné mais bien l'impossibilité de toute “Fin”, cette impossibilité est “au commencement”.L'Artiste s'installe d'emblée dans l'espace de la Mort.“ Dès que l'œuvre existe (même à titre de visée), l'artiste ne serait-il pas déjà mort? ”

En ce sens, le risque est essentiel à l'Art.

Dans un des sonnets à Orphée, Rainer Maria Rilke écrit : “ … Nous, nous infiniment risqués … ”Et, dans une lettre à Clara, il explique :“ Les œuvres d'Art sont toujours les produits d'un danger couru, d'une expérience conduite jusqu'au bout, jusqu'au point où l'Homme ne peut pascontinuer. ”

M. Blanchot pose la question : “ Pourquoi l'Artiste est-il infiniment risqué ? ”

5) Le Risque appartient en propre à l'œuvre d'Art

“ Pourquoi infiniment ? L’homme est le plus risqué de tous les êtres, car il se met lui-même dans le risque. Construire le monde, transformer la nature parle travail ne réussit que par un défi aventureux au cours duquel le plus facile est écarté. Cependant, en ce défi parle encore la recherche d’une vieprotégée, satisfaite et assurée, parlent les tâches précises et les devoirs justes. L’homme risque sa vie, mais sous la protection du jour commun, à la lumièrede l’utile, du salutaire et du vrai. Parfois, dans la révolution, dans la guerre, sous la pression du développement historique, il risque son monde, maistoujours en vue d’une possibilité plus grande, pour réduire le lointain, protéger ce qu’il est, protéger les valeurs auxquelles son pouvoir est attaché - en unmot pour aménager le jour et l’étendre ou le vérifier à la mesure du possible.Quel est ce risque qui appartiendrait en propre à l’œuvre.Du point de vue de l’œuvre (du point de vue de ses exigences que nous avons décrites), on voit clairement qu’elle demande à celui qui la rend possible unsacrifice. Le poète appartient au poème, il ne lui appartient que s’il demeure dans cette libre appartenance. Cette relation n’est pas le simple dévouementformel que les écrivains du XIXème siècle ont mis en valeur. Quand on dit de l’écrivain, qu’il ne doit vivre que pour bien écrire, de l’artiste qu’il doit toutsacrifier aux exigences de son art, on n’exprime nullement l’urgence périlleuse, la prodigalité du risque qui s’accomplissent dans une telle appartenance.Le savant aussi se donne tout entier à la tâche de savant. Et la moralité en général, l’obligation du devoir prononcent le même jugement fanatique parlequel l’individu, finalement, est invité à se sacrifier et à périr. Mais l’œuvre n’est pas la claire valeur qui exigerait de nous que nous nous épuisions pourl’édifier, par passion pour elle ou par fidélité à la fin qu’elle représente pour nous. Si l’artiste court un risque, c’est que l’œuvre elle-même estessentiellement risque et, en lui appartenant, c’est aussi au risque que l’artiste appartient. ”

Quand un homme, - quel qu'il soit, “quelconque” - risque sa vie, il la met en “jeu” en contrepartie de quelque chose, d'un projet, d'un idéal, d'une valeur.Le risque est “sérieux”, parce que la possibilité de mourir s'inscrit dans une action qui a pour sens de transformer une possibilité en réalité.La possibilité de la mort s'inscrit dans le mouvement de la vie. Et, celui qui meurt “a fait” quelque chose.A la limite, s'il a participé à un mouvement qui met en jeu la transformation du monde, sa mort s'inscrit dans l'Histoire. La Mort devient un évènementauquel la Vie ou l'Histoire donnent un sens.Inversement, celui qui met en jeu sa vie “à la roulette russe”, celui-là n'est pas un Homme. C'est un fou parce qu'il n'y a pas de risque “gratuit ”L'Artiste n'est pas un Homme comme les autres, parce que l'œuvre “est” le risque.Si la mort “survient” comme un évènement avant que l‘œuvre n'existe, l'Artiste n'aura à proprement parler “rien” fait.C'est dire que la mort ne se profile pas pour lui comme un évènement qui peut survenir à tout moment de sa vie, dans le temps, mais bien commel'origine.

Dès le moment où l'Artiste “ est ” son œuvre, le risque est “ouvert” comme origine. Et il n'est jamais “dépassé” ; il “est” ouvert sous ses pas“indéfiniment”.... puisque l'œuvre n'est jamais achevée.... mais risque seulement d'être interrompue....Il est voué à la folie, comme celui qui joue à la roulette russe, à la différence près - qui est essentielle - qu'il s'est condamné à la folie, en choisissant de

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faire une œuvre.

Le Risque est essentiel à l'Artiste parce qu'il est essentiel à l'œuvre.

6) L'artiste appartient à l'œuvre mais il faut ajouter que l'œuvre ne lui appartient pas :

L'écriture et la lecture de l'œuvre

[a]

“ L’on dit quelquefois que tout auteur écrit en présence de quelque lecteur ou encore pour être lu. C’est une manière de parler peu réfléchie. Ce qu’il fautdire, c’est que la part du lecteur, ou ce qui deviendra, une fois l’œuvre faite, pouvoir ou possibilité de lire, est déjà présente, sous des formes changeantes,dans la genèse de l’œuvre. ”

L'écriture et la lecture apparaissent comme deux moments distincts, qu'on s'imagine successifs :C'est une fois “l'œuvre faite” que le lecteur interviendrait.Au travers de l'œuvre, l'auteur “communiquerait” un message (-un sens-), dont le lecteur viendrait prendre connaissance, ayant pour rôle de percevoir,de comprendre, voire d'interpréter le “texte”, expression de la pensée de l'auteur.

[b]

Si l'on veut appréhender l'erreur que constitue ce dualisme : Écriture - Lecture (Auteur - Lecteur) encore une fois il faut poser la question à partir del'œuvre :

- Qu'est-ce qu'une œuvre qui n'est pas ou qui ne sera jamais lue ?.La réponse vient d'elle-même : l'œuvre n'existe pas.Qu'est-ce à dire sinon que ce dualisme de l'écriture et de la lecture, - qui apparaît, une fois l'œuvre faite, comme l'opposition de deux personnes : l'auteuret le lecteur, est déjà présente au cœur de la genèse de l'œuvre. S'il y a opposition, il s'agit d'une contradiction interne à l'œuvre elle-même.

[c]

Il est une erreur qu'il ne faut pas commettre : s'imaginer que l’œuvre devient œuvre après coup, à partir du moment seulement où elle est “reconnue”par les lecteurs, à la limite par la postérité.Cette interprétation est l'erreur jumelle de cette thèse qui voyait dans l'œuvre le “message” d'un auteur, comme si le sens, déjà accompli, devait êtrecommuniqué aux autres. A l'opposé, l'on voudrait maintenant - dans cette thèse jumelle, que l'œuvre ne s'accomplisse que par l'intervention des lecteurs,par la médiation, par l'audience, qui, dans cette hypothèse, “ferait” l'œuvre.A la première thèse, on pouvait objecter que l'œuvre, si elle est un message, n'existe pas tant que le message n'est pas “entendu”.A cette thèse inverse, pour qui la “reconnaissance” seule fait du message une œuvre, on peut objecter les risques de la méconnaissance ou les aléas de lapostérité: il n'est jamais certain que le message soit entendu ou compris ; et il est patent qu'une œuvre “reconnue” peut mériter l'oubli et disparaître.

Que l'on considère l'œuvre du point de vue du sujet qui l'écrit -comme un message-ou du point de vue du monde qui la reçoit et l'accueille comme uneœuvre,Qu'on la considère du point de vue de la Fin : le projet de l'écrivain - ou du point de vue des moyens : les “médiations” ou les média, qui lui confèrent une“réalité”,l’œuvre est toujours “à distance” d'elle même : elle “ court” toujours le risque “de n'être pas” “une œuvre”.

L'ÉCART qui la sépare d'elle-même lui est pour ainsi dire “ essentiel ”.

Le dualisme entre l'écriture et la lecture (qui apparaît comme telle après coup, une fois l'œuvre faite, soi-disant faite) est une contradiction interne àl'œuvre elle-même:La tension entre ces deux pôles - personnifiés par l'Auteur et le Lecteur- “ n'a pas cessé de se poursuivre au cours de la genèse de l'œuvre ”.

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Maurice Blanchot :

“ Cette distance qui évoque le OUI de l'œuvre achevée, donnée comme faite au moment où se substitue au mouvement qui l'a faite l'affirmation qu'elle“est”, - cette distance à l'égard du Lecteur, du monde en cours, des autres œuvres - en fixe la responsabilité et le risque ”.

“ L'œuvre risque de n'être pas une œuvre. Ce risque définit l'essence même del’œuvre dont nous savons qu'elle est, dès l'origine, le projetcontradictoired'achever ce qui ne peut l'être , d'atteindre une fin qui se confond avec l'indéfini, de saisir l'essence (le sens) de ce qui est inessentiel, dedéfinir le sens d'un mouvement qui ne nous conduit nulle part parce que la fin et l'origine ne font qu'un … ”

Au travers de l'œuvre, apparaît - la contradiction - qui est au fondement même de l'Art : à l'origine de sa démarche : la volonté de “ faire ” del'inessentiel, l'essence du “faire” de l'agir.

[d]

Pour illustrer cette contradiction, on peut décrire la dualité de l'écriture et de la lecture en se plaçant dans la situation même de l'écrivain.Et il faut alors reconnaître l'impossibilité pour l'écrivain de “ se ” lire.

Marcel Blanchot commente ainsi la formule :“ Noli me legere ”.“ Il m'est interdit de “me” lire ”.

“La même situation peut encore se décrie ainsi : l’écrivain ne lit jamais son œuvre. Elle est, pour lui, l’illisible, un secret, en face de quoi il ne demeure pas.Un secret, parce qu’il en est séparé. Cette impossibilité de lire n’est pas cependant un mouvement purement négatif, elle est plutôt la seule approche réelleque l’auteur puisse avoir de ce que nous appelons œuvre. L’abrupt Noli me legere fait surgir, là où il n’y a encore qu’un livre, déjà l’horizon d’unepuissance autre. Expérience fuyante, quoique immédiate. Ce n’est pas la force d’un interdit, c’est, à travers le jeu et le sens des mots, l’affirmationinsistante, rude et poignante que ce qui est là, dans la présence globale d’un texte définitif se refuse cependant, est le vide rude et mordant du refus, oubien exclut, avec l’autorité de l’indifférence, celui qui, l’ayant écrit, veut encore le ressaisir à neuf par la lecture. L’impossibilité de lire est cettedécouverte que maintenant, dans l’espace ouvert par la création, il n’y a plus de place pour la création - et, pour l’écrivain, pas d’autre possibilité qued’écrire toujours cette œuvre. Nul qui a écrit l’œuvre ne peut vivre, demeurer auprès d’elle. Celle-ci est la décision même qui le congédie, le retranche,qui fait de lui le survivant, le désœuvré, l’inoccupé, l’inerte dont l’art ne dépend pas.L’écrivain ne peut pas séjourner auprès de l’œuvre : il ne peut que l’écrire, il peut, lorsqu’elle est écrite, seulement en discerner l’approche dans l’abruptNoli me legere qui l’éloigne lui-même, qui l’écarte ou qui l’oblige à faire retour à cet “écart” où il est entré d’abord pour devenir l’entente de ce qu’il luifallait écrire. De sorte que maintenant il se retrouve à nouveau comme au début de sa tâche et qu’il retrouve à nouveau le voisinage, l’intimité errante dudehors dont il n’a pu faire un séjour.

Il nous faut recommencer à questionner. Nous avons dit : l’écrivain appartient à l’œuvre mais ce qui lui appartient, ce qu’il termine à lui seul, c’estseulement un livre. “A lui seul” a pour réponse la restriction du “seulement”. L’écrivain n’est jamais devant l’œuvre, et là où il y a œuvre, il ne le sait pas,ou plus précisément son ignorance même est ignorée, est seulement donnée dans l’impossibilité de lire, expérience ambiguë qui le remet à l’œuvre ”.

7) La “dialectique de l'œuvre”

Le poète René Char a écrit que l’œuvre est “l'exaltante alliance des contraires” : “ Le poème, dit-il, est la genèse d'un être qui projette et d'un être quiretient ”.En quoi consiste dans l'œuvre - dans le projet de faire “œuvre”-, l'exaltante alliance des contraires ?En ce sens précisément, répond René Char, que le poète - le Créateur - n'est pas celui qui - comme tous les autres - projette mais en même temps - dansun même mouvement contradictoire : celui qui retient.Cette contradiction que l'on exprime (comme nous venons de le faire) au plan logique en disant que le poète est et n'est pas en même temps celui quiprojette, parce qu'il retient, ne peut se comprendre qu'en termes de genèse : le poète “naît”. de cette contradiction, de cette lutte exaltante des contraires.Le paradoxe de Zénon, démontrant que la flèche - le projectile - ne peut pas “partir” - s'éloigner de l'origine et que pourtant elle vole, n'est pas unecontradiction “logique” mais un déchirement essentiel à l'existence.Ce déchirement, l'action semble le résoudre : le mouvement est possible, puisque l'action conduit au but qu'elle a projeté d'atteindre. En se proposant desbuts, l'homme “comprend” sa vie comme un mouvement, qui, prend sa source en lui-même, - comme origine - trace un chemin, orienté comme un vecteur

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qui conduit dans une direction déterminée, et le mène, au travers des buts poursuivis, vers une fin. C'est ainsi que la vie “a” un sens. En même temps, lapossibilité d'agir, de “faire” apparaît comme l'exercice d'un pouvoir, qui pour l'individu définit son être même.

“ Faire ” est essentiellement “ créer ”, donner un sens.

Paradoxalement l'individu se définit lui-même comme créateur, comme poète. Pour l'homme, qui s'imagine ainsi créateur ou poète, la découverte de lamort comme le terme qui met fin à ce mouvement, dénonce ce mouvement lui-même, c'est-à-dire la vie, comme une illusion : la mort apparaît commepure et simple négation de la vie.

Or que nous révèle l'œuvre, lorsque nous cessons d'y voir le“résultat” de la création?A la différence de toute action qui s'achève quand elle a atteint son but, quand le projet est “réalisé”, l'œuvre est - par essence - “inachevée” : elle est, dansson principe même, une activité sans fin. Et cela signifie - si l'on ne peut échapper au langage temporel - qu'à tout instant elle “commence” ou, si l'onveut, elle re-commence.En employant le langage causal - aussi trompeur que le langage temporel, on peut dire : c'est parce que l'œuvre ne peut jamais “ être faite ”, qu'elle esttoujours “à faire”.Lorsqu'il s'agit d'une œuvre, “ faire ” ne prend sa source, ne trouve son origine, ou mieux : sa possibilité que dans l'impossibilité de faire.

La découverte de la Mort comme terme de la Vie faisait de l'inachèvement un échec, convertissant la vie en une illusion, renversant le pouvoir d'agir enl'impossibilité de vivre.Ce que nous révèle l'œuvre, c'est que l'inachèvement est à l'origine, non pas comme le point de départ de l'activité mais comme son principe.

Maurice Blanchot écrit :

“ L'œuvre a en elle-même, dans l'unité qui la fait jour premier mais jour toujours repris par la profondeur de l'opaque - le principe qui fait d'elle laréciprocité en lutte de l'être qui projette et de l'être qui retient ”.“ L'œuvre n'est œuvre que si elle est l'unité déchirée, toujours en lutte et jamais apaisée ”.

“ Mystère qui intronise ”, dit René Char ; “ l'œuvre -ajoute Maurice Blanchot- est à tous moments commencement" : Ainsi paraît-elle ce qui est toujoursnouveau, le mirage de la vérité inaccessible de l'Avenir. ”

III. L’ŒUVRE ET L’ART :

Pourquoi lavons-nous l’Art ? ou même avons-nous l’Art ?

1) Le Problème de l'Art est mal posé

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“ S’interroger sur l’art, comme le fait l’esthéticien, n’a pas de rapport avec ce souci de l’œuvre. L’esthétique parle de l’art, en fait un objet de réflexion etde savoir. Elle l’explique en le réduisant ou encore elle l’exalte en l’éclairant, mais, de toute façon, l’art est pour l’esthéticien une réalité présente autour delaquelle il élève sans danger des pensées probables. ”

En parlant de l'Art comme d'une réalité “présente”, existant dans les œuvres, deux explications opposées mais jumelles sont seulement possibles.

[a] - Une explication objective :

L'Art n'est rien d'autre que l'ensemble de ses “réalisations” : Comme toute activité humaine, l'Art est une “production”, liée à une technique qui a sonhistoire propre. On peut à partir de cette histoire “ décrire, retrouver les moments de ce qui nous semble être la création artistique. ”L'œuvre n'est pas un mystère : Cézanne lui-même n'a-t-il pas rencontré son œuvre à venir chez les Vénitiens du Louvre ?

André Malraux a montré ainsi que l'artiste prend conscience de “ son œuvre à venir en vivant dans cette sorte de conscience réalisée de l’art qu’est, pourcelui-ci, le Musée, l’art, non pas figé dans ses réalisations, mais ressaisi dans les métamorphoses qui font des œuvres les moments d’une durée propre etl’art le sens toujours inachevé d’un tel mouvement. ”

Comme pour toutes les activités humaines, il est vain pour l'Art de vouloir (-pour l'expliquer-) remonter à l'origine. Faisant retour aux origines, l'onrencontre des formes “primitives” de l'Art, mais jamais son commencement.Si ce retour en arrière -à l'origine- ne peut jamais nous conduire à l'essence de l'Art, c'est que l'Art est -au même titre que les autres activités humaines-unemanifestation de l'essence de l'Homme.Ce qui est mystérieux, ce n'est pas l'Art, c'est l'Homme.Toutes les “réalisations” humaines, et parmi celles-ci au premier chef les œuvres d'Art : manifestent cette essence, l'éclairent sans jamais l'expliquer.Au travers de l'Art, c'est l’homme qu'il faut comprendre. Le musée n'est pas le lieu d'une explication historique des œuvres : C'est le lieu “imaginaire” dela rencontre et du dialogue des artistes ; l'œuvre loin de s'éclairer par celles qui la précèdent dans une succession historique prend place dans le muséeimaginaire de l'artiste où s'établissent des parentés, des correspondances qui n'ont rien à voir avec une filiation: le Cubisme, loin de succéder àl'Impressionnisme, reprend l'héritage de l'Art Primitif.

“ De même ”, écrit André Malraux, “ dans le soir où dessine encore Rembrandt, toutes les Ombres illustres, et celles des dessinateurs des Cavernes,suivent du regard la main hésitante, qui prépare leur nouvelle survie ou leur nouveau sommeil. ”

Et, au bout du compte, pour André Malraux, l'Art, “ ce long dialogue des métamorphoses et des résurrections ” témoigne sur l'homme.Si le destin de l'homme est sa propre mort, l'Art est un anti-destin : il est, chez cet être condamné comme tous les êtres vivants à mourir, la manifestationde son essence propre ; le souci qui l'habite d'échapper à la mort, de “ survivre ”, “d'échapper à l'inexorable dépendance que lui ressasse la mort.”

“ La survie est celle de la forme que prît la victoire d'un homme sur le destin. ”

Et cette forme, c'est l'Art par quoi “ l'homme mort commence sa vie imprévisible.”

“ La main (celle de l'Artiste, de Léonard de Vinci, de Michel-Ange, de Rembrandt) tremble d'une des formes secrètes, et les plus hautes, de la force et del'honneur d'être un homme.”

Paradoxalement, cette thèse qui, pour comprendre l'Art, part des réalisations de l'Art: des œuvres et de leur histoire, découvre que l'Art, loin de pouvoirs'expliquer historiquement à partir de ses origines, ne peut que se “comprendre” comme une manifestation “essentielle” de l'homme.Si l'Art est une manifestation de l'essence de l'homme au travers d'une histoire, comment comprendre l'originalité, la singularité d'une œuvreS'il est vrai “ qu'il n'y a jamais d'Art sans l'ensemble des œuvres qui le rendent présent ”, qu'est-ce qui fait la “vérité” de l'Art, l'originalité de l'œuvre ?

[b] - Explication subjective :

“ Les habitudes que nous devons aux formules de l’art subjectif nous font croire que l’artiste ou l’écrivain cherche à s’exprimer et que, pour lui, ce quimanque au musée et à la littérature, c’est lui-même : ce qui le tourmente, ce qu’il s’exercerait à mettre en œuvre, ce serait cette expression de lui-même aumoyen d’une technique artistique. ”

Cette explication “subjective” de l'Art apparaît avec ce que Maurice Blanchot appelle : “la génialité romantique”.

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“ Toute l'époque moderne est marquée par ce double mouvement ... entre une existence qui devient toujours davantage pure intimité subjective et laconquête, toujours plus agissante et objective du monde. ”

“ L’art, lui aussi, prend sa part de ce destin et tantôt il devient l’ activité artistique, mais activité toujours réservée et, pour cette raison, appelée finalement às’effacer devant la vérité de l’action immédiate, et sans réserve. Tantôt il s’enferme dans l’affirmation d’une souveraineté intérieure ; celle qui n’accepteaucune loi et répudie tout pouvoir. Les étapes de cette revendication superbe sont bien connues. Le moi artistique affirme qu’il est seule mesure de lui-même, seule justification de ce qu’il fait et de ce qu’il cherche. La génialité romantique donne essor à ce sujet royal qui n’est pas seulement au-delà desrègles communes, mais étranger aussi à la loi de l’accomplissement et de la réussite, sur le plan même qui est le sien. L’art, inutile au monde, pour quiseul compte ce qui est efficace, est encore inutile à lui-même. S’il s’accomplit, c’est hors des œuvres mesurées et des tâches limitées, dans le mouvementsans mesure de la vie, ou bien il se retire dans le plus invisible et le plus intérieur, au point vide de l’existence où il abrite sa souveraineté dans le refus etla surabondance du refus. ”

Mais, “ le fait que l'Art se glorifie dans l'artiste créateur signifie une grande altération de l'Art … ”

Et Maurice Blanchot commente ainsi :

“ L’importance de cette notion de créateur est bien, à cet égard, très éclairante. Son ambiguïté l’a rendue commode, car tantôt elle a permis à l’art de seréfugier dans la profondeur inactive du moi, l’intensité géniale. Tantôt elle lui donne le droit de rivaliser de pouvoir et d’autorité dans le monde en faisantde l’artiste le réalisateur, le producteur excellent qu’elle prétend , en outre protéger contre l’anonymat du travail collectif en lui assurant qu’il demeurel’individu ou l’homme de grand format : le créateur est toujours l’unique, il entend rester ce qu’il est irréductiblement en lui-même, richesse qui ne sauraitavoir sa mesure dans l’action la plus grande.Il faut dire plus : comme cela s’exprime constamment de la manière la plus naïve ou la plus subtile, créateur est le nom que l’artiste revendique, parcequ’il croit prendre ainsi la place laissée vide par l’absence des dieux. Ambition étrangement trompeuse. Illusion qui lui fait croire qu’il sera devenu divin,s’il se charge de la fonction la moins divine du dieu, celle qui n’est pas sacrée, qui fait de Dieu le travailleur des six jours, le démiurge, le “bon à toutfaire”. Illusion qui, de plus, voile le vide sur lequel l’art doit se refermer, qu’il doit d’une certaine manière préserver, comme si cette absence était sa véritéprofonde, la forme sous laquelle il lui appartient de se rendre présent lui-même dans son essence propre.Créateur ne devient l’attribut divin par excellence qu’à l’aube de la période accélérée de l’histoire où l’homme devient pur moi, mais aussi travail,réalisation et exigence d’un accomplissement objectif. L’artiste qui se dit créateur ne recueille pas l’héritage du sacré, il met seulement dans son héritage leprincipe suréminent de sa subordination. ”

Tout se passe comme si dès le moment où l'homme trouve sa réalisation dans l'histoire, l'Art se trouvait “ relégué en nous ”.C'est sans doute le sens de la formule employée par Hegel en commençant son cours d'Esthétique :

“ L'Art est pour nous chose passée . ”

Que voulait-il dire ?

“ Ceci, précisément, qu’à partir du jour où l’absolu est devenu consciemment travail de l’histoire, l’art n’est plus capable de satisfaire le besoin d’absolu :relégué en nous, il a perdu sa réalité et sa nécessité ; tout ce qu’il avait d’authentiquement vrai et de vivant appartient maintenant au monde et au travailréel dans le monde. ”

La “nouvelle recherche de l'Art” s'inscrit en faux contre cette thèse par laquelle l'Art serait relégué à n'exprimer autre chose que lui-même soit lesvaleurs “humanistes” du monde, soit la singularité “géniale” du moi.

“ La nouvelle recherche de l’Art :La Modernité

Cependant, par un autre mouvement non moins remarquable, l’art, présence de l’homme à lui-même, ne parvient pas à se contenter de cettetransformation humaniste que l’histoire lui réserve. Il lui faut devenir sa propre présence. Ce qu’il veut affirmer, c’est l’art. Ce qu’il cherche, ce qu’ilessaie d’accomplir, c’est l’essence de l’art. Cela est frappant pour la peinture quand elle surgit dans son ensemble, comme l’a montré Malraux , mais aussi

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dans son essence, destinée à elle-même, non plus subordonnée à des valeurs qu’elle devrait célébrer ou exprimer mais au service d’elle seule, vouée à unabsolu auquel ni les formes vivantes, ni les tâches de l’homme et pas davantage les soucis formels esthétiques ne peuvent donner un nom, de sorte qu’onne peut l’appeler que peinture. Tendance que l’on peut interpréter de bien des façons différentes, mais elle révèle avec force un mouvement qui, à desdegrés et selon des chemins propres, attire tous les arts vers eux-mêmes, les concentre dans le souci de leur propre essence, les rend présents et essentiels :cela est vrai pour le poème (pour la littérature “ en général ”), vrai pour les arts plastiques, peut-être vrai pour Schönberg.Pourquoi cette tendance ? Pourquoi, là ou l’histoire le subordonne, le conteste, l’art devient-il présence essentielle ? Pourquoi Mallarmé et pourquoiCézanne ?Pourquoi , au moment même ou l’absolu tend à prendre la forme de l’histoire, où les temps ont des soucis et des intérêts qui ne s’accordent plus avec lasouveraineté de l’art, où le poète cède la place au littérateur et le littérateur à l’homme qui donne voix au quotidien, au moment où, par la force des temps,l’art disparaît, pourquoi l’art apparaît-il pour la première fois comme une recherche où quelque chose d’essentiel est en jeu, où ce qui compte, ce n’est pasl’artiste, ni les états d’âme de l’artiste, ni la propre apparence de l’homme, ni le travail, ni toutes ces valeurs sur lesquelles s’édifie le monde et pasdavantage ces autres valeurs sur lesquelles s’ouvrait jadis l’au-delà du monde, recherche cependant précise, rigoureuse, qui veut s’accomplir dans uneœuvre, dans une œuvre qui soit - et rien de plus ? ”

Mais cette nouvelle recherche de l'Art ne fait que confirmer l'expérience essentielle qui fût toujours celle des artistes.

Voici deux exemples :

“ Le souci de Cézanne est-il de s’exprimer, c’est-à-dire de donner à l’art un artiste de plus ? Il “ s’est juré de mourir en peignant ” : est-ce seulement poursurvivre ? Est-ce qu’il se sacrifie dans cette passion sans bonheur pour que ses tableaux donnent forme à ses états d’âme singuliers ? Personne n’en doute,ce qu’il cherche n’a qu’un nom : peinture, mais la peinture ne peut être trouvée que dans l’œuvre à laquelle il travaille, qui exige que lui-même n’existeque dans son œuvre et dont ses tableaux ne sont que les traces sur un chemin infini qui n’est pas encore découvert.Léonard de Vinci est un des exemples de cette passion qui veut élever l’œuvre à l’essence de l’art et qui finalement n’aperçoit dans chaque œuvre que lemoment insuffisant, la voie d’une recherche dont nous reconnaissons, nous aussi, dans les tableaux inachevés et comme ouverts, le passage qui estmaintenant la seule œuvre essentielle. L’on méconnaît certainement le destin de Léonard de Vinci si l’on voit en lui un peintre qui ne mettait pas son artau-dessus de tout. Qu’il eût fait de la peinture un absolu, ce ne sont pas ses jugements qui nous le révèlent, pas même quand il définit la peinture comme“le plus grand processus spirituel”, mais son angoisse, cet effroi qui le saisissait, chaque fois qu’il se mettait devant un tableau. La recherche, par suite dela situation propre de la Renaissance, le conduit hors de la peinture, mais recherche de l’art et de l’art seul, que l’effroi d’avoir à réaliser l’irréalisable,l’angoisse devant la peinture, développe en oubli de ce qui est cherché, en découverte d’un pur savoir inutile, afin que s’éloigne toujours davantage lemoment effrayant de la réalisation, jusqu’au jour où, dans ses notes, s’inscrit cette affirmation révélatrice : “Il ne faut pas désirer l’impossible ”. Maispourquoi l’impossible est-il ce que l’œuvre désire quand elle est devenue le souci de sa propre origine ? ”

Tant par le mouvement de l'Art qui est recherche de son essence que par l'expérience “essentielle” de l'Artiste, la question est posée :

Qu'est-ce que l'Art ? Pourquoi avons-nous l'Art ?S'il est recherche de sa propre essence, d'où vient sa valeur ?

2) Création ou production ?

Or, on ne peut pas davantage expliquer l'œuvre à partir de l'art qu'on ne peut expliquer l'art à partir de l'homme.

“ L'œuvre est un souci de l'art . Cela veut dire, écrit Maurice Blanchot, que l’art n'est jamais donné pour elle, qu'elle ne peut le trouver qu'ens'accomplissant elle-même, dans l'incertitude de savoir à l'avance s'il est et ce qu'il est. ”

Et voici une double expérience de l'artiste qui témoigne de la transcendance de l'art à la fois par rapport au sujet (dont on voudrait qu'il fût créateur,qu'il s'exprimât dans l'œuvre) et par rapport à l'Objet (dont on voudrait que comme objet d'art, il ait une “valeur” dans le monde.)

1ère expérience : l'Inspiration, mouvement inépuisable, travail interminable

2ème expérience : l'œuvre, un objet “sans valeur”

[a] - l'Inspiration

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Voici le premier texte de Maurice Blanchot relatif à l'Inspiration

“ Le premier caractère de l’inspiration est d’être inépuisable, car elle est l’approche de l’interrompu. Celui qui est inspiré - qui croit l’être - a ce sentimentqu’il va parler, écrire sans fin. Rilke remarque que lorsqu’il écrivait Le Livre d’Heures, il eut l’impression qu’il ne pourrait plus s’arrêter d’écrire. Et VanGogh dit qu’il ne peut plus s’arrêter de travailler. Oui, cela est sans fin, cela parle, cela ne cesse de parler, langage sans silence, car le silence en lui separle. ”

L'Artiste a le sentiment qu' “ il peut disposer de l'indisponible ”, que l'Inspiration est comme un jaillissement interrompu......

Qu'en est-il ? Maurice Blanchot poursuit :

“ Mais est-ce une illusion ? Si c’en est une, elle ne s’impose pas comme un mirage qui dispenserait à l’artiste une vision facile, mais comme une tentationqui l’attire hors des chemins sûrs et l’entraîne vers le plus difficile et le plus lointain. L’inspiration apparaît alors peu à peu sous son vrai jour ; elle estpuissante, mais à condition que celui qui l’accueille soit devenu très faible. Elle n’a pas besoin des ressources du monde, ni du talent personnel, mais ilfaut aussi avoir renoncé à ces ressources, n’avoir plus d’appui dans le monde et être libre de soi. Elle est, dit-on magique, elle agit instantanément, sans leslongs cheminements du temps, sans intermédiaire. Cela veut dire : il faut perdre le temps, perdre le droit à agir et le pouvoir de faire.Plus l’inspiration est pure, plus celui qui entre dans l’espace où elle attire, où il entend l’appel plus proche de l’origine est démunie, comme si la richesse àlaquelle il touche, cette surabondance de la source, était aussi l’extrême pauvreté, était surtout la surabondance du refus, faisait de lui celui qui ne produitpas, qui erre au sein d’un désœuvrement infini. Le sens commun a donc tort de croire que l’état d’aridité auquel sont exposés les artistes les plus inspiréssignifie que l’inspiration - cette grâce qui est donnée et retirée - soudain leur fait défaut. Il faut bien plutôt dire qu’il y a un point où l’inspiration et lemanque d’inspiration se confondent, un point extrême où l’inspiration, ce mouvement hors des tâches, des formes acquises et des paroles vérifiées prend lenom d’aridité, devient cette absence de pouvoir, cette impossibilité que l’artiste interroge en vain, qui est un état nocturne, à la fois merveilleux etdésespéré, où demeure, à la recherche d’une parole errante, celui qui n’a pas sur résider à la force trop pure de l’inspiration. ”

Dans ce très beau texte sur l'inspiration, que veut dire Maurice Blanchot ?

L'Inspiration que les Grecs ont décrit comme une possession par le Dieu (enthousiasme), où les Romantiques ont voulu voir le jaillissement d'un “moiprofond ”, apparaît - au travers de l'expérience de l'Artiste (Rimbaud, Van Gogh, etc…) - comme un mouvement dont l'origine lui échappe dans lamesure précisément où il n'a pas de fin. C'est parce que ce mouvement est sans fin, “interminable” qu'on ne peut dire qu'il a, - un jour, commencé -.Si toute action humaine a un commencement, c'est qu'à l'origine de l'action - du mouvement -, celui qui agit se propose une fin (qui sera précisément leterme du mouvement et en même temps l'achèvement de l'action).La “création” artistique - la production d'une œuvre - n'ont pour but que l'art lui-même ou l'œuvre : recherche effectivement sans fin. D'où le sentimentéprouvé par l'artiste qu'il ne peut pas s'arrêter, qu'il ne peut cesser de “faire”, de “travailler”.L'Inspiration, loin de résoudre le problème de la création artistique nous oblige à nous interroger :Pourquoi avons-nous l'art ? signifie : Pourquoi l'homme dans l'art exerce-t-il - en quelque sorte - malgré lui, une activité qui n'a pas de fin ?

[b] - l'Idéal ou la Valeur

On est alors tenté de répondre : s'il est vrai que l'œuvre est sans fin (qu'à la limite elle ne sera jamais achevée puisqu'elle est seulement interrompue par lamort), il n'en demeure pas moins que, si l'artiste peut “agir”, c'est parce que ce livre, ce tableau, ce concerto ont pour lui, une “valeur” : l'artiste ; commetout homme, “produit” quelque chose. N'est-ce pas cet objet qu'il a créé, “produit”, qui constitue le but de son activité ?

Voici le deuxième texte de Maurice Blanchot :

“ L'artiste, voulant faire œuvre, mais ne voulant pas trahir ce qui l'inspire, tente de concilier l'inconciliable, de “trouver l'œuvre” dans ce livre qu'il écrit, cetableau ou ce concerto, alors même que ce concerto, ce tableau, ce livre restent par rapport à l'œuvre - à son essence - inessentiels. ”Expérience tourmentée, qui ne peut être poursuivie que sous le voile de l’échec, et pourtant, si l’expérience est le mouvement infiniment risqué qui ne peutréussir, ce qui sort d’elle, nous l’appelons réussite, ce tourment, nous l’appelons bonheur, et cette pauvreté aride devient la plénitude de l’inspiration : cedésespoir laborieux, infatigable, c’est la chance ou la grâce d’un don sans travail. ”

Mais,

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“ Ce que rencontre l’artiste au sein de l’expérience, l’un d’eux nous le dit : “ Mes tableaux sont sans valeur ”, “ Moi, comme peintre, je ne signifierai jamaisrien d’important, je le sens absolument. ” C’est la vérité de l’expérience : il faut persévérer dans l’espace de ce sans valeur, maintenir le souci del’accomplissement et le droit à la perfection en supportant la détresse d’un échec irrémédiable. ”

Enfin, ce paradoxe :

“ Seulement, pour nous, cet échec s’appelle Van Gogh, et la détresse devient le flamboiement, l’essence même de la couleur. ”

“Expérience tourmentée” qui repose sur une tension ou un déchirement, inséparables - semble-t-il - de la création “artistique”.

D'un côté ce que “veut” l'Artiste, c'est “dire” ou “faire” l'essentiel ; d'un autre côté ce qu'il fait, ce qu'il produit est toujours “l'inessentiel”.

“Je ne signifierai jamais rien d'important (par ma peinture, par mes tableaux) écrit Van Gogh. Et il ajoute : “Je le sens absolument”.

Par cet adverbe (qu'il faut souligner), le peintre veut dire que cette expérience ne se confond pas avec le simple sentiment de l'échec ou d'une déceptionpassagère, mais révèle l'essence de cette activité qui est la sienne : - l’art - l'essence de cette production, dont le résultat : l'objet produit, est “toujours”sans valeur.Maurice Blanchot dit que la réalisation d'une œuvre (un livre, etc.) ne libère jamais l'artiste d'un “désœuvrement essentiel”.De même que l'Inspiration n'est pas création, pouvoir de “faire” mais bien le contraire : l'impossibilité de faire - la nécessité de poursuivre une fin “quin'en finit pas” : l'œuvre qui, par essence (comme la vie elle-même) n'est jamais achevée, de même l'œuvre n'est pas “le produit” de l'activité de l'art.Il y a une différence radicale entre l'œuvre d'art et toutes les autres formes d'œuvre humaine, tous les objets produits par toutes les autres activitéshumaines.

“ Un objet fabriqué disparaît tout entier dans son usage, il renvoie à ce qu’il fait, à sa valeur utile. L’objet n’annonce jamais qu’il est, mais ce à quoi il sert.Il n’apparaît pas. Pour qu’il apparaisse, cela n’a pas été dit moins souvent, il faut qu’une rupture dans le circuit de l’usage, une brèche, une anomalie lefasse sortir du monde, sortir de ses gonds, et il semble alors que n’étant plus, il devienne son apparence, son image, ce qu’il était avant d’être chose utileou valeur signifiante. ”

Quand on parle de “Chef d'œuvre”, il ne faut pas s'y tromper, il ne s'agit ni de la perfection de l'objet, ni de la maîtrise de l'artiste.Pas plus qu'on ne résout le problème de l'art en faisant de “l'artiste” un “créateur”, on ne peut résoudre le problème de l'œuvre en faisant de l'artiste, un“Artisan”.

“ Le chef d’œuvre n’est pas dans la perfection, telle que ce mot, revendiqué par l’esthétique, le fait entendre, ni dans la maîtrise qui est de l’artiste, non del’œuvre. Valéry dit très bien que la maîtrise est ce qui permet de ne jamais finir ce qu’on fait. Seule la maîtrise de l’artisan s’achève dans l’objet qu’ilfabrique. ”

Le chef d'œuvre ne se mesure pas non plus à la durée historique, elle n'exige ni survie dans ce monde, ni promotion au paradis de la Culture.

Quels sont donc les caractères de l’œuvre d'art, ses traits principaux, qui peuvent nous conduire vers la réponse que nous cherchons à la question : Qu'est-ce que l'Art ? - Pourquoi avons-nous l'Art ?

3) Les caractères de l'œuvre d'art

[a] - Si l'œuvre n'est pas production : chef d'œuvre caractérisé par la perfection de l'objet et la maîtrise de l'Artiste (artisan),Si elle n'est pas non plus comme telle, l'objet dont la valeur est liée à sa survie dans le Musée “imaginaire” de la Culture ou à sa promotion et sa cote dansun Marché de l'Art, il faut commencer par reconnaître qu' “elle est” purement et simplement, comme un évènement unique “ce moment de foudre”, selonle mot de Mallarmé.Par évènement singulier, unique, il faut entendre qu'elle n'est explicable ni par l'histoire qui la précède (quelles que soient toutes les déterminations qu'onpeut analyser), ni par sa postérité (car elle est toujours, pour tout lecteur futur, un commencement).Elle n'est explicable ni par l'Artiste qui appartient à cette histoire (à sa biographie d'abord, à ses conditions historiques et sociales ensuite), ni par le

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lecteur qui est toujours étranger à l’œuvre, pour qui celle-ci est toujours “à faire”.

“ Elle se produit, écrit Maurice Blanchot, dans cette région antérieure (à toute explication, voire à toute compréhension) que nous ne pouvons désigner quesous le voile du “non”. Région dont la recherche demeure notre question. ”

Elle n'est ni la manifestation d'un pouvoir (émanant on ne sait d'où : la divinité ou le créateur qui a pris sa place) ni l'objet d'une certitude (comme peutl'être un principe moral ou une vérité scientifique) qui donne force à celui qui la détient.Elle n'est pas non plus “le simple revers de toutes les formes variées de possibilité car elle désigne une région où l'impossibilité n'est plus privation maisaffirmation”.

Autrement dit : l'œuvre ne peut pas être comprise comme la réalisation d'une possibilité, ni au sens où elle serait l'expression d'un pouvoir qui met “enœuvre” un projet, ni au sens où elle serait le résultat des conditions objectives (biographiques, sociales, historiques) qui la rendent possible.Si elle n'est le résultat ni d'actes humains, ni de déterminations objectives, en quoi appartient-elle à l'Histoire ? En quoi est-elle “œuvre humaine” ? ouPourquoi les hommes ont-ils l'art ?

[b] -L'œuvre “est” ce dont elle est “faite”

Là où l'objet fabriqué utilise, consomme la matière, faisant en quelque sorte disparaître dans le produit les réalités (sensibles), l'art dans l'œuvre glorifie,met “en valeur” la matière elle-même, les qualités “sensibles” lui sont propres.C'est le cas “du rythme verbal dans le poème, du son dans la musique, de la lumière devenue couleur dans la peinture, de l'espace devenu pierre dans lamaison”.

“L’œuvre fait apparaître ce qui disparaît dans l’objet. La statue glorifie le marbre, le tableau n’est pas fait à partir de la toile et avec des ingrédientsmatériels, il est la présence de cette matière qui sans elle nous resterait cachée. Et le poème encore n’est pas fait avec des idées, ni avec mots, mais il est ceà partir de quoi les mots deviennent leur apparence et la profondeur élémentaire sur laquelle cette apparence est ouverte et cependant se referme.L’on voit déjà, par ce trait, que l’œuvre ne pourra se satisfaire de l’accent mis sur le caractère matériel, cette réalité de chose qu’elle semble disposerdevant nous. Ce n’est encore qu’une vérité de comparaison. Vérité d’ailleurs importante, car elle nous montre que si le sculpteur se sert de la pierre et si lecantonnier aussi se sert de la pierre, le premier l’utilise de telle sorte qu’elle n’est pas utilisée, consommée, niée par l’usage, mais affirmée, révélée dansson obscurité, chemin qui ne conduit qu’à elle-même. ”

Que nous apprend cette constatation ?

Voici comment Maurice Blanchot commente ce qui distingue la matière d'un objet (d'un produit) et la matière de l’œuvre :

“ L’œuvre d’art, cherchons-nous encore à marquer ce qui la distingue de l’objet et de l’œuvre en général. Car, dans l’objet usuel, nous le savons, lamatière elle-même n’est pas l’objet d’intérêt ; et plus la matière qui l’a fait, l’a fait propre à son usage, est appropriée, plus elle se fait proche de rien, - et, àla limite, tout objet est devenu immatériel, puissance volatile dans le circuit rapide de l’échange, support évanoui de l’action qui est elle-même pur devenir.Ce qu’évoquent parfaitement les diverses transformations de l’argent, d’abord métal pesant, jusqu’à cette métamorphose qui fait de lui une vibrationinsaisissable, par quoi toutes les réalités du monde, devenues objet, sont elles-mêmes, dans le mouvement du marché, transformées, volatilisées enmoments irréels toujours en déplacement. ”

Remarquons d'abord que Maurice Blanchot part de l'objet fabriqué pour montrer que l'art retrouve ou restitue les qualités sensibles de la matière …Il décrit le processus comme une transformation effective : “toutes les réalités du monde” sont “volatilisées” dans “l'objet” (dans le produit) par “lecircuit rapide de l'échange.”

Et il précise :

C'est par les transformations de l'argent d'abord métal pesant devenu “valeur” abstraite dans la monnaie (Blanchot dit : vibration insaisissable) que lesréalités du monde sont volatilisées dans le mouvement du marché.

Parce qu'il ignore la distinction faite par Marx de la valeur d'usage et de la valeur d'échange, Maurice Blanchot confond l'objet fabriqué (pour sonpropre usage) et le produit (l'objet fabriqué en vue de l'échange et devenu “valeur d'échange”).

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La remarque est néanmoins d'une grande portée ; qu'il faudra développer au delà de l'analyse abstraite de Maurice Blanchot :- Par le circuit de l'échange, avec l'apparition de la monnaie, les “réalités” (sensibles) du monde sont affectées du signe abstrait de la valeur : ellesdeviennent “des moments irréels” -Il s'agit d'une véritable transmutation par laquelle le monde réel s'irréalise : les choses deviennent “signes” de la valeur.

N'est-ce pas cette transformation effective du monde qui masque, occulte sa réalité sensible ?N'est-ce pas ainsi, par cette abstraction généralisée (en même temps que se développe l'économie marchande) que le réel concret est plongé dans l'oubli,comme si, dès l'origine, l'être nous était dissimulé ; comme si l'être était - originellement - voilé ?Ne suffit-il que l'origine (et la cause) de cette transformation de la réalité nous échappe pour que la réalité (qui est la matière de l'œuvre) nous apparaissecomme une région “primordiale” et obscure ?

[c] - Telle est bien la 3ème caractéristique de l'œuvre :

Elle “nous oriente vers un fonds d'obscurité” que nous appelons “élémentaire” et se présente à l'artiste comme un retour à la Terre mère, “terremouvante, horrible, exquise”, selon l'expression de René Char.

Voici le texte de Maurice Blanchot :

“ L’œuvre fait apparaître ce qui disparaît dans l’objet. La statue glorifie le marbre, le tableau n’est pas fait à partir de la toile et avec des ingrédientsmatériels, il est la présence de cette matière qui sans lui nous resterait cachée. Et le poème encore n’est pas fait avec des idées, ni avec des mots, mais il estce à partir de quoi les mots deviennent leur apparence et la profondeur élémentaire sur laquelle cette apparence est ouverte et cependant se referme.L’œuvre ainsi nous oriente vers le fonds d’obscurité que nous ne pensons pas avoir désigné en l’appelant élémentaire, qui n’est certes pas nature, car lanature est toujours ce qui s’affirme comme déjà née et formée, que René Char sans doute interpelle quand il nome “terre mouvante, horrible, exquise”,que Hölderlin appelle la Terre Mère, la terre refermée sur son silence, celle qui est souterraine et qui se retire dans son ombre, à qui Rilke s’adresseainsi : “Terre, n’est-ce pas ce que tu veux, invisible en nous renaître ? ” et que Van Gogh nous montre plus fortement encore en disant : “Je suis attaché àla terre”. Mais ces noms mythiques, puissants par eux-mêmes, restent étrangers à ce qu’ils nomment. ”

Mais Maurice Blanchot précise que cette caractéristique de l'œuvre qui apparaît comme un retour vers “un fonds élémentaire” n'est qu'un trait général,“apparent” de l'œuvre :

“ Tous les Arts, dans l'apparenced'être qu'ils donnent à la matière, dont après coup l'on dit que leurs ouvrages sont faits, font surgir l'évènement uniquede l'œuvre. ”“Mais, dans ce surgissement, dans cette présence de la “matière” en elle-même, ce n'est pas la matière propre à telle forme d'art dont l'affirmation estpressentie … C'est la puissance de l'ébranlement : le jour aussi est plus jour à nos yeux, et la mer plus proche d'elle-même, et la nuit plus proche de lanuit …”

Autrement dit : lorsque nous voulons comprendre ce qu'est l'œuvre, nous empruntons le langage du monde abstrait des objets comme si l'œuvre était lerésultat d'une forme imposée à une matière ; mais cette distinction de l'idée et de la matière, de la forme et du contenu (qui est la grille de notrecompréhension de l'œuvre), est empruntée au dualisme de notre monde d'objets (de produits) où la réalité, la chose concrète n'est plus que matière parceque par la vertu du signe, l'être se confond avec la forme, avec l'idée abstraite.Ce qu'après coup nous appelons matière dont les ouvrages sont faits (comme si l'art était fabrication), est la réalité concrète elle-même (avant le dualisme)que l'œuvre fait “resurgir”.

Nous comprenons alors pourquoi nous ne pouvons rien dire de l'œuvre, sinon “sa présence, le fait d'être”.Elle est un “évènement unique” parce qu'elle fait apparaître, non pas la matière (à laquelle elle donnerait forme) mais la réalité concrète de la chose(avant qu'elle ne soit dédoublée en forme signifiante, abstraite et réalité matérielle égale X, à laquelle l'idée ou la forme viendraient donner un sens).

L'œuvre restitue la présence de la réalité concrète : “présence qui n'est pas spirituelle, ni idéale” mais se constitue en rassemblant, selon les mots deMallarmé, “tous les gisement épars, ignorés, flottants”, qui demeurent “enfouis” après que le monde a été transformé, irréalisé en un système de signes.

“Ces gisements (le rythme dans la poésie, la couleur dans la peinture...) que désigne comme matérialité, le nom d'éléments (le grec : stoicheïa), tout celal’œuvre l'attire mais pour le dégager, le révéler dans son essence.”

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C'est la “réalité concrète”, que l'on croit originellement voilée (mais qui est historiquement perdue) qui est l'essence de l'œuvre et que l'on découvrecomme une région obscure, comme un fond élémentaire primordial.

[d] - Ainsi se découvre la 3ème caractéristique de l'œuvre qui nous révèle l'essentiel, ce que maintenant nous pouvons mieux comprendre, quand RenéChar dit que “l'œuvre est l'alliance des contraires”.

Pour comprendre que l'œuvre est “l'alliance” (et en même temps la lutte) des contraires, il faut partir de la dualité entre la forme et le contenu, l'idée et lemot, que nous introduisons dès que nous voulons comprendre l'œuvre (ou l'art).Nous découvrons alors que cette dualité (qui apparaît comme la grille de notre compréhension) n'est pas seulement un dualisme introduit par la penséemais peut-être un dédoublement, une “déchirure essentielle”.

Voici comment Maurice Blanchot expose cette découverte :

“ La dualité du contenu et de la forme, du mot et de l’idée, constitue la tentative la plus habituelle pour comprendre, à partir du monde et du langage dumonde, ce que l’œuvre, dans la violence qui la fait une, accomplit comme l’événement unique d’une discorde essentielle au cœur de laquelle seul ce quiest lutte peut se saisir et se qualifier. ”

En appréhendant l'œuvre comme le terrain de la lutte des contraires, comme le lieu de la “discorde”, l'on touche de près le “mystère” ou le “miracle” del'Art ; et l'on retrouve la parole d'Héraclite qui, comme dit René Char, a le premier posé, sous la forme d'une énigme, “la prodigieuse question”,découvrant “la partde l'obscur comme une grande lame plongeant dans les eaux”.

“ Il faut savoir , dit HéracliteQue la lutte (le conflit) est universelleQue la discorde est de droitEt que toutes choses naissent et meurentSelon discorde et nécessité ”Et encore :“ Homère avait tort de dire :Puisse la discorde s'évanouir entre les hommesEt les chosesCar tout périrait sans la discorde ”

Voici le commentaire de Maurice Blanchot, qui reprend à son compte l'énigme héraclitéenne et la leçon de René Char :

“ Nous voyons, ici, se préciser une autre exigence de l’œuvre. L’œuvre n’est pas l’unité amortie d’un repos. Elle est l’intimité et la violence demouvements contraires qui ne se concilient jamais et qui ne s’apaisent pas, tant du moins que l’œuvre est œuvre. Cette intimité où s’affronte la contrariétéd’antagonismes qui, inconciliables, n’ont cependant de plénitude que dans la contestation qui les oppose, une telle intimité déchirée est l’œuvre, si elle est“épanouissement” de ce qui pourtant se cache et demeure fermé : lumière qui brille sur l’obscur, qui est brillante de cette obscurité devenue apparente, quienlève, ravit l’obscur dans la clarté première de l’épanouissement, mais qui disparaît aussi dans l’absolument obscur, cela dont l’essence est de se refermersur ce qui voudrait le révéler, de l’attirer en soi et de l’engloutir. C’est à “cette exaltante alliance des contraires” que René Char fait allusion, lorsqu’il dit“Le poète est la genèse d’un être qui projette et d’un être qui retient.”

Pour rendre compte de l'énigme, Maurice Blanchot l'illustre par la légende d'Orphée, développée dans les pages intitulées “Le Regard d'Orphée” dont ilnous dit en préface à son livre qu'elles sont “le point vers lequel le livre se dirige.”

4) La légende d'Orphée

-“ Quand Orphée descend vers Eurydice, l'Art est la puissance par laquelle s'ouvre la nuit : Eurydice est le nom sous lequel se dissimule le point obscurvers lequel semblent tendre l'Art, mais aussi peut-être le désir et la mort.”

-“ Si Orphée, par l'Art, descend vers Eurydice : -vers l'Obscur-, c'est pour ramener au jour Eurydice.”

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Cette tentative ou plutôt cette exigence d'amener au jour ce qui est obscur, c'est l'œuvre.Autrement dit : l'exigence de faire une œuvre, c'est l'impérieuse nécessité de donnerun sens à ce qui n'en a pas : - à la mort ; ou, plus exactement,(puisque la mort n'est pas un évènement et n'arrive jamais) de projeter de “faire” ce qui ne pourra jamais “être fait”, jamais s'accomplir...

- On comprend qu' “Orphée, voulant ramener au jour ce qui est obscur, doitse détourner d'Eurydice”, dont on pourrait dire qu'elle est le visage de lamort, si la mort avait quelque réalité,“La profondeur ne se livre pas en face, elle ne se révèle qu'en se dissimulant dans l'œuvre”.L'œuvre manifeste dans une sorte de fulguration et d'exaltation, l'unité des contraires : l'idée et le mot, la forme et le contenu, la pensée et la matière, lesens et l'être.Mais cette unité, elle la révèle par le simple “fait d'être”, par sa seule présence, par son surgissement sans jamais permettre de comprendre, de pensercette unité que nous “vivons” comme un dédoublement ?L'unité que l'œuvre “réalise” entre les contraires, loin d'être une réponse, fait surgir la “prodigieuse question” ; dont parle René Char :- Comment peut-il y avoir Unité de la pensée et de l'être, de l'idéal et du réel, du rêve ou de l'imaginaire et de la vie - Unité qui pour nous est impensablemais aussi invivable ?Dès que nous pensons, ces contraires s'opposent et pour ainsi dire s'excluent en un dualisme irrémédiable.Dès que nous “existons”, notre vie se “dédouble”, se divise et se partage - , voire se déchire, puisque nous allons jusqu'au suicide pour réaliser l'Unité.

- Mais, précisément, pas plus que le suicide, l'œuvre ne “réalise” cette unité : En même temps qu'elle manifeste “en fait, en acte” sa possibilité, elle“indique”, elle “signifie” que cette possibilité est “irréalisable”.

Vivre est-il autre chose que vouloir “réaliser” cette possibilité ?

Voilà pourquoi Orphée se retourne pour voir le visage d'Eurydice : il ne peut “se reposer” dans l'œuvre, dans le poème, dans le chant :C'est l'origine, la source de l'Unité, manifestée dans la fulguration du poème, qu'il veut atteindre ;C'est la raison, l'essence du mouvement qu'il veut regarder “en face” : cette contradiction, ce conflit, cette discorde qui nous contraignent à “faire” ce quiest impossible, à “réaliser”, ce qui est “irréalisable” : au-delà du secret de l'œuvre, la déchirure qui rend compte de la vie elle-même.

“ Ne pas se tourner vers Eurydice, ce ne serait pas moins trahir, être infidèle à la force sans mesure et sans prudence de son mouvement, qui ne veut pasEurydice, dans sa vérité diurne et dans son agrément quotidien, qui la veut dans son obscurité nocturne, dans son éloignement avec son corps fermé et sonvisage scellé, qui veut la voir, non quand elle est visible, mais quand elle est invisible, et non comme l’intimité d’une vie familière ; mais comme l’étrangetéde ce qui exclut toute intimité, non pas la faire vivre, mais avoir vivante en elle la plénitude de sa mort. ”

- “Avoir vivante en elle (en Eurydice) la plénitude de sa mort”.

Là éclate la contradiction : - Que veut Orphée en se retournant vers Eurydice, sinon que la mort ait un sens ? -Mais, nous le savons : vouloir que la mort ait un sens, c'est vouloir que la vie est un fin : Qu'elle s'accomplisse -, qu'elle s'achève, de telle façon qu'à la fin,- au bout du compte - le sens (celui que nous voulons lui “donner” au travers de toutes nos paroles et nos actes) rejoigne l'être, devienne “réalité” ;qu'enfin ce que nous avons dit ou fait devienne “vérité”, qu'enfin ce que nous avons “imaginé”, rêvé - ou l'idéal - devienne “réel”.Faire que l'essence - l'essentiel - existe, n'est-ce pas la raison même (l'essence) du faire, ce pourquoi nous agissons ; ce pour quoi nous vivons ?

Sans l'unité de l'essence et de l'existence - du sens et de l'être - que “manifeste” l'Art - il n'y aurait pas d'œuvre possible ; mais dès qu'on s'interroge sur lapossibilité de l'œuvre, l'on découvre qu'elle ne réunit -dans un moment de foudre-, ces deux contraires qu'en affirmant la distance, l'opposition, la lutte quiles sépare.

Racontons la fin de la légende d'Orphée :

Dans son chant, dans son poème, Orphée “manifestait” la présence d'Eurydice, familière, intime, mais aussi peut-être rêvée, imaginaire.La présence d'Eurydice n'était si “manifeste”, si “légère”, si heureuse qu'en raison même de son absence.Le poème ne faisait apparaître Eurydice qu'autant que l'être restait absent, dissimulé, voilé (parce que - dit-on - elle “est” morte).Mais qu'est-ce que la mort d'Eurydice ? - ce n'est rien d'autre que son absence, - que son “apparence” - ou son apparition - dissimule.Comment ne pas vouloir “descendre aux enfers”, dans cette région obscure où l'être et l'apparence ne font qu'un ; - où la “véritable” Eurydice,

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“étrangère” au corps fermé et au visage scellé, coïncide avec cette Eurydice familière, intime, intérieure au poème ?Le poème permet de “voir” Eurydice, à condition de ne pas la “regarder” : il donne à Orphée sa main comme un lien entre sa présence et son absence.Mais ce lien même est tentation.Quand Orphée se retourne pour regarder Eurydice, elle “est” disparue, absente.Alors même qu'Orphée était près de réunir ce qui était séparé, près d'atteindre “l'essentiel”, il ne reste plus rien : ni sa présence dans le poème, ni cetteabsence que le poème évoquait, “signifiait”.“ En se tournant vers Eurydice, Orphée ruine l'œuvre. L'œuvre immédiatement se défait et Eurydice se retourne en l'ombre : l'essence de la nuit sous sonregard se révèle comme inessentiel. ”

Orphée, lui-même, l'artiste - qui était le centre de ce drame - n'est plus lui-même : il est “l'infiniment dispersé”, “l'infiniment mort” : le contemporain, lefrère de ces autres hommes qui “dispersent” leur vie sans jamais se poser la prodigieuse question.Revenu à la surface de la terre, après sa descente aux enfers, le corps d'Orphée est “déchiré” par les Femmes de Thrace, son pays d'origine.

La Légende d'Orphée célèbre la “déchirure”.

“ L’œuvre est Orphée, mais elle est aussi la puissance adverse et qui partage Orphée, - et ainsi, dans l’intimité de cette déchirure prend origine celui quiproduit l’œuvre (le créateur), comme celui qui la consacre, la préserve en l’écoutant (le lecteur). Entendre, parler ont en l’œuvre leur principe dans ladéchirure, dans l’unité déchirée qui seule fonde le dialogue. De même que le poète ne parle qu’en écoutant, quand il se tient dans cet écart où le rythmeencore privé de mots, la voix qui ne dit rien, qui ne cesse cependant de dire, doit devenir puissance de nommer en celui seul qu’il l’entend, qui est toutentier son entente, médiation capable de la contenir, de même celui qui écoute, le “lecteur”, est celui par qui l’œuvre est dite à nouveau, non pas reditedans une répétition ressassante, mais maintenue dans sa décision de parole nouvelle, initiale.De là, la dépendance de l’artiste au regard de l’œuvre. ”

Que signifie cette dépendance de l'artiste à l'égard de l'œuvre ?

L'œuvre manifeste l'unité d'une dualité, dans le poème l'unité de l'idée et du mot, dans la statue l'unité de la forme et de la matière ; plus profondément l'artmanifeste l'unité de tous les contraires : l'idéal et le réel, le rêve et la vie.Dans sa genèse, l'œuvre comme finalité de l'art est le projet de “réaliser” cette unité mais le poème ne “retient” que l'apparence, - la belle apparence - decette unité, nous dissimulant l'être, la “réalité” de cette unité.Si l'on préfère, l'œuvre “signifie” l'unité tout en affirmant qu'elle est “absente”, impossible.

Héraclite disait déjà :

“Le Prince dont l'oracle est à DelphesNe parle pas, ne cache pas, mais “signifie”

La réflexion sur l'œuvre nous dévoile que la “réalité” que l'artiste met au jour est irréalisable ; et que la possibilité qu'il met en œuvre repose surl'impossibilité.

La dépendance de l'artiste au regard de l'œuvre ne veut-elle pas dire que l'artiste prend origine dans l'intimité de la déchirure, que l'homme est - ou naît -au centre de cette séparation, de cette lutte des contraires qui fait leur unité ?

Telle est la leçon de la Légende d'Orphée : ne faudrait-il pas que la mort ait un sens, que la vie ait une fin, que l'unité soit “réalisée” dans l'œuvre, pourque les contraires soient “réconciliés”.En perdant Eurydice, écrit Maurice Blanchot, Orphée fait “l'épreuve de l'absence de fin”.

Alors, au travers de l'épreuve d'Orphée ou de l'expérience de l'art se pose la question qui nous concerne dans “notre humanité”.

- Comment la vie peut-elle avoir un sens si elle n'a pas de fin ?

L'EXPERIENCE ORIGINELLE

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La question

La question, telle que nous venons de la poser, a une signification “ éthique”, au sens étymologique du terme : (ethos en grec = séjour).“Là où je suis seul, écrit Maurice Blanchot, (dans la solitude essentielle dont l'Art nous donne l'expérience)

Le Jour n'est plus que la perte du séjour ”

Si l'éthique est l'art d'incarner les valeurs morales dans ce monde, de conduire sa vie pour lui donner un sens - moral, humain - ne se suppose-t-elle pasque la vie a un sens, que ce monde, où se situent notre action, notre vie, notre histoire, est véritablement “notre séjour” ?Ce n'est pas seulement l'artiste - le poète - mais l'homme qui est concerné :L'homme peut-il “habiter” ce monde comme une maison qu'il a bâti “ le jour” où il pourra se reposer, “ la nuit”, des fatigues du “jour”, quand il aura“fini” son œuvre ?La vie n'est-elle pas quotidiennement (chaque jour) ce mariage du jour et de la nuit ; dès que l'homme commence à naître, il naît entre le jour et la nuitune sorte de dialectique (de dialogue) vivante :

“ La première nuit, c’est encore une construction du jour. C’est le jour qui fait la nuit, qui s’édifie dans la nuit : la nuit ne parle que du jour, elle en est lepressentiment, elle en est la réserve et la profondeur. Tout finit dans la nuit, c’est pourquoi il y a le jour. Le jour est lié à la nuit, parce qu’il n’est lui-même jour que s’il commence et s’il prend fin. C’est là sa justice : il est commencement et fin. Le jour se lève, le jour s’achève, c’est cela qui rend le jourinfatigable, laborieux et créateur, qui fait du jour le travail incessant du jour. ”

Mais n'y a-t-il pas l'autre nuit, “ celle qui n'accueille pas, ne s'ouvre pas ”, celle où “tout a disparu” ?Alors je ne suis pas “seul” dans le monde, comme il peut m'arriver le jour mais seul moi-même hors du monde. - Seul aurais-je jamais fini de bâtir mamaison en “ce”" monde ?Ce jour que je vivais “laborieux et créateur” n'est plus que le travail incessant du Jour, qui n'en finira jamais … Et ce monde que je croyais “amener aujour” et cette vie diurne qui était mon séjour, ne sont-ils, pas une illusion, une fantasmagorie, une “ruse” de la vie qui me dissimule la profondeur de lanuit ?

Le monde, loin d'être mon séjour n'est-il pas mon exil ?

“ Saint-John Perse, en nommant l'un de ses poèmes Exil, a nommé la condition poétique : le poète est en exil, il est exilé de la cité, exilé des occupationsréglées et des obligations limitées, de ce qui est résultat, réalité saisissable, pouvoir ....Il est toujours hors de lui-même, hors de son lieu natal ; il appartient à l'étranger, à ce qui est le dehors sans intimité et sans limite …Le poème fait du poète l'errant, le toujours égaré, celui qui est privé de la présence ferme et du séjour véritable. ”

Ce monde, patrie de l'homme ou terre d'exil ? L'éthique pour l'homme : un choix entre la clarté “inconsciente” du jour et l'obscurité “aveuglante” de lanuit ?Voici posé en termes d'éthique le problème de la philosophie.

Où l'on voit bien, sur le terrain de l'éthique, que le choix se présente sous forme d'une alternative.Cette alternative traduit au plan éthique le dualisme que constituent les termes du problème philosophique :

(a) ou bien j'accorde l'être -la priorité de l'être- à la réalité sensible du monde, à la clarté du jour, mais -la nuit- le sens du monde, de mon activité diurne,de mon travail, laborieux et créateur m'échappe ; ce qui était pour moi, dans le jour, la réalité sensible, vivante m'apparaît comme une illusion, un piège où- chaque jour - je me laisse prendre : l'être que j'attribuais à ce monde, devient à proprement parler néant : il se convertit en son contraire.

(b) ou bien vais-je affirmer la “vérité de la nuit” : c'est un saut, un renversement, une conversion :Après la journée de travail, je me dirige vers ma première nuit, avec le désir, le souci d'y découvrir l'essentiel, c'est-à-dire le sens du jour, de mon activitélaborieuse et créatrice ; le sens de l'œuvre que j'accomplis …En un mot la finalité de mon séjour dans le monde : l'Etre qui “rend compte”, qui “donne un sens” (en grec : didonaï logon) à ce que je “fais”.La fascination de la nuit, c'est la hantise de l'Etre ou si l'on veut, du Sens.Je me détourne du monde, de mon attachement au monde pour découvrir la vérité du monde. Or que découvre le prisonnier de la Caverne

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A la une

“platonicienne” que, de force, on a détourné du sensible et contraint à faire l'ascension jusqu'au bout, jusqu'à la fin ? - “Rien”, parce que la lumièrel'aveugle. Rien, sinon que la vérité me dépasse …Rien, sinon la transcendance de l'Etre, c'est-à-dire son absence pour nous : Dieu, mais Dieu irrémédiablement caché, dissimulé, obscur : l'Etre, dans cemouvement de renversement, se convertit - une seconde fois - en son contraire : l'absence de l'Etre, le Néant.

Dès que la dualité du “Jour et la Nuit” est convertie en un dualisme : la réalité sensible, visible, qui serait notre séjour, et l'Etre “invisible” qui est commel'Idée, l'Essentiel, le Sens …., les contraires s'excluent pour se convertir l'un en l'autre : en l'identité de l'Etre et du Néant.N'est-ce pas dire qu'il s'agit d'une fausse alternative, que le problème philosophique est un faux problème ?

Ce qu'il faut comprendre, n'est-ce pas précisément l'unité de la dualité, l'unité des contraires, “leur exaltante alliance” ?Mais peut-on “penser” cette dualité, peut-on penser la contradiction ?

Pour Maurice Blanchot, seule “l'expérience de l'Art permet de comprendre (-ou de vivre-) ce qui est à proprement parler “incompréhensible” :

L'Art n'est-il pas le dernier mot de la philosophie, seul capable, dans la fulguration de l'œuvre d'éclairer “la prodigieuse question” ?

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