blanché l'argumentation philosophique vise-t-elle la vérite

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L'ARGUMENTATION PHILOSOPHIQUE VISE-T-ELLE LA VtRITE ? ROBERT BLANCHE L'une des raisons qui rendent difficile de traiter, sous une forme gé- nérale, de l'argumentation philosophique, comme d'ailleurs de tout ce qui concerne la philosophie, est que la façon de concevoir celle- ci implique déjà une certaine philosophie, la nature même de la philosophie étant de n'en pas avoir. Carnap est philosophe comme Berdiaeff, ou M. Louis Rougier comme M. Gabriel Marcel: comme, c.,à-d. aussi bien que, mais non, certes, semblablement. En gros, on peut dire que la philosophie oscille entre deux pôles d'attTaction, science et religion. Or, selon qu'elle penche plutôt d'un côté ou de l'autre, bascule aussi le rang qu'elle accorde, dans sa hiérarchie des valeurs, aux valeurs logiques et à l'idéal de vérité. Entre ses deux visées fondamentales, savoir et sagesse, le rapport de préséance s'in- verse. La religion vise d'abord le salut de l'âme: la vérité est appré- ciée, mais comme un moyen en vue de cette fin suprême. La science, au contraire, vise la vérité pour elle-même, sans se laisser infléchir, dans sa recherche et moins encore dans ses conclusions, par des considérations extrinsèques. L'une et l'autre positions sont franches, du moins en principe. Le philosophe, lui, hésite perpétuellement en- tre les deux. Il voudrait tout avoir, à la fois l'immaculée connaissan- ce et la vie bienheureuse. Mais il lui est malaisé de ne pas manifes- ter une préférence. Pour les uns, la philosophie se définit d'abord comme un effort pour répondre aux angoissantes questions que se pose l'homme, celles qu'a symbolisées Gauguin dans sa grande toile: D'où venons-nous ? qui sommes-nous ? où allons-nous ? Sa fonction est de calmer les âmes inquiètes, avides de certitudes apaisantes. Le besoin s'en fait sentir dans les situations de déchirement, Entzwei- ung, pour rétablir l'unité perdue. Dans ces conditions, le sens de la réponse est déjà dicté; et il ne sera pas nécessaire qu'elle soit vraie, il suffira qu'elle se donne pour telle ( 1 ( font dépendre [la sérénité du sage] de la possession de la vérité; mais nous croyons que toute connaissance apte a lui révéler sa vraie nature achemine l'homme vers l'angoisse. La ( que des consolations qu'il s'est inventées, des fictions qu'il a su interposer 195

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un article rare sur la vérité en philosophie, par le grand logicien français Robert Blanché

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Page 1: Blanché L'Argumentation Philosophique Vise-t-elle La Vérite

L ' A RG UME NTA TI O N PHI LOSOPHI QUEVISE-T-ELLE LA V t RI TE ?

ROBERT BLANCHE

L'une des raisons qui rendent dif f ic ile de traiter, sous une forme gé-nérale, de l'argumentat ion philosophique, c omme d'ailleurs de t outce qui concerne la philosophie, est que la façon de concevoir celle-ci impl ique déjà une certaine philosophie, l a nature même de l aphilosophie étant de n'en pas avoir. Carnap est philosophe c ommeBerdiaeff, ou M. Louis Rougier comme M. Gabriel Marcel: comme,c.,à-d. aussi bien que, mais non, certes, semblablement. En gros, onpeut d i re que l a philosophie osc ille ent re deux pôles d'attTaction,science et religion. Or, selon qu'elle penche plutôt d 'un côté ou del'autre, bascule aussi le rang qu'elle accorde, dans sa hiérarchie desvaleurs, aux valeurs logiques et à l ' idéal de vérité. Ent re ses deuxvisées fondamentales, savoir et sagesse, le rapport de préséance s 'in-verse. La religion vise d'abord le salut de l'âme: la vérité est appré-ciée, mais comme un moyen en vue de cette f in suprême. La science,au contraire, vise la vérité pour elle-même, sans se laisser inf léchir,dans sa recherche e t moins encore dans ses conclusions, p a r desconsidérations extrinsèques. L'une et l'aut re posit ions sont franches,du moins en principe. Le philosophe, lui, hésite perpétuellement en-tre les deux. I l voudrait tout avoir, à la fois l' immaculée connaissan-ce et la v ie bienheureuse. Mais i l lu i est malaisé de ne pas manifes-ter une préférence. Pour les uns, l a philosophie se déf init d'abordcomme un ef fort pour répondre aux angoissantes questions que sepose l'homme, celles qu'a symbolisées Gauguin dans sa grande toile:D'où venons-nous ? qui sommes-nous ? où allons-nous ? Sa fonct ionest de calmer les âmes inquiètes, avides de certitudes apaisantes. Lebesoin s 'en f ait sent ir dans les situat ions de déchirement, Entzwei-ung, pour rét ablir l 'unit é perdue. Dans ces condit ions, l e sens dela réponse est déjà dic té; e t i l ne sera pas nécessaire qu'elle soitvraie, i l suf f ira qu'el le se donne pour t elle (1) . P o u r l e s a u t r e s . l a

(1) Cf. R. LACROZE, La fonction de l'imagination, 1938, p 115: .Certains la

font dépendre [ la sérénité du sage] de la possession de la vérité; mais nouscroyons que toute connaissance apte a lu i révéler sa v raie nature acheminel'homme vers l'angoisse. L a (,v i e h e u r e u s e » d u s a g e n e p e u t d o nc r é s u lt e r

que des consolations q u ' i l s'est inventées, des f ic t ions q u ' i l a s u interposer

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qualité de philosophe ne s 'obt ient pas pa r le f ai t de s'occuper decertains problèmes, mais d'abord par l'adopt ion d'une certaine at t i-tude de l'esprit , ou plutôt de l'êt re tout ent ier, par une conversionradicale qu i subordonne tous les autres intérêts a l a pure contem-plat ion de la vérité. Amis de Platon, ceux-la le sont de la meilleuremanière, qui est de dire: magis arnica veritas. I l ne suf f it pas, pourêtre désintéressé, de s 'af f ranchir de l'ut il it é industrielle, i l f aut aussisavoir échapper aux séductions de la satisfaction affective. Mais ainsiexalté, le scrupule de vérité, l ié à la possibilité de la vérif icat ion, vaconduire a écarter comme insolubles, certains diront même commedénués de sens, d'abord tous les problèmes métaphysiques, et bien-tôt, de proche en proche, l a plupart des problèmes t radit ionnels dela philosophie, puisque les valeurs, qu i faisaient son princ ipal objet,sont conques comme étrangères au v rai et au faux, et qu'ains i unecontroverse sur une quest ion d'éthique o u d'esthétique ne se prêtepas a êt re tranchée par une discussion objective. A l a l imit e, unephilosophie ains i épurée se réduit a l'analyse de la syntaxe logiquedu discours scientif ique (2) .

De toute façon, et même s ' i l demeure implic ite, l e problème desrapports ent re vérité et valeur demeure l'une des apories essentiellesde la spéculation philosophique. D'une part la philosophie se dis t in-gue de l a science au moins en ceci, qu'elle l a surplombe pour l asituer dans l'ensemble des valeurs humaines. De ce point de vue,le v rai apparaît, a côté du beau et du bien, comme une valeur parmid'autres, et dont r ien ne permet de préjuger qu'elle possède la su-prême dignité: peut-être faut -il dire que le moindre mouvement decharité passe inf in iment toute not re science, cela étant «d'un aut reordre». Et même l'intellectualiste le plus intransigeant, quand i l pla-ce au sommet la valeur de vérité, reconnaît implic itement qu' i l dis-pose d'un principe de choix qui permet ainsi de la juger et qui donc,en quelque manière, l a transcende. Mais , d'aut re part , cette hiérar-chie des valeurs à laquelle i l adhère, quelle qu'elle soit , e t mêmesi elle relègue la vérité a un rang assez modeste, le philosophe nela présente pas comme l'expression d'une s imple préférence person-nelle ou d'une constatation sociologique, n i comme l'effet d'un décretarbitraire. I l la professe comme une doctrine, i l s'efforce de la prou-ver, bref i l la donne pour vraie; et de ce point de vue, c'est la véri-

entre la v ie et lui. De ce point de vue, les métaphysiques apparaissent commeles formes les plus parfaites des «mensonges v itaux « (Vernon Lee)».

(2) V. p. ex. R. CARNAP, Von der Erkenntnistheorie zur Wissenschaftslogik,

Congrès internat ional de philosophie des sciences, 1935, fasc. 1, p.36-41.

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té qui domine maintenant toutes les valeurs. On pourrait appliquerl'ensemble de celles-ci, en le transposant, le mot de Lachelier au

sujet d'une v aleur s implement biologique: c omme l a connaissanced'une douleur n'est pas douloureuse, mais v raie, ains i l a connais-sance des valeurs et de leu r hiérarchie n'es t pas elle-même unevaleur, ma is une vérité.

Il y a là une opt ion fondamentale qui, sous des noms divers etdans des contextes dissemblables — savoir et sagesse, v ra i et bien,raison théorique et raison prat ique, esprit et âme, tête et cœur —s'impose à toute philosophie et décide de son orientat ion. I l seraitd'une outrecuidance ex t rême de prétendre dic t er au philosophe l echoix •u ' i l d o it f ai re . Une chose cependant peut être exigée de lui,

et même s'il ne situe qu'A un rang subordonné les scrupules logiqueset la valeur de vérité, une chose sans quoi i l ne mérite plus la qualif i-cation de philosophe, et doit être regardé comme un sophiste. C'est labonne foi, l'honnêteté intellectuelle, le souci non seulement de ne pastromper les autres, mais aussi de ne pas se duper soi-même. Qu ' i ls'interdise notamment cette prat ique, que les polit iques ne connais-sent que t rop bien, qui consiste à abuser des mots en en mésusant,et à s 'approprier un mot favorablement valorisé pour f aire passeren f raude une marchandise qu i n'est pas tout à f ai t celle qu' i l estcensé recouvrir. Le mot même de «vérité» est précisément de ceuxqui se prêtent à une telle manoeuvre. A ce danger, les doctrines quisubordonnent la vérité à des valeurs qu'elles jugent supérieures, setrouvent part iculièrement exposées. No n pas qu'elles t ombent né-cessairement dans l a mauvaise foi. Elles peuvent rester honnêtes,dire f ranchement à quel rang inf érieur elles placent l a vérité, l aconnaissance, l' intelligence. Ma is préc isément parc e qu'A celles-c in'est plus reconnue qu'une valeur subordonnée, elles risquent d'êtreutilisées c omme de s imples moyens. Des moyens q u i seront jus t i-fiés par les f ins plus hautes auxquelles on les fait servir. Et qui lesserviront avec le max imum d'eff icacité s ' ils conservent l e prest igequi leur est ordinairement attaché. I l pourra y avoir avantage, pourentraîner l'adhésion, à présenter comme vérité une thèse qui mér i -terait proprement un aut re nom: croyance, cert itude morale, postu-lat de l'act ion. Qu'est-ce qui pourrait bien retenir d'user de ce pro-cédé frauduleux, s i l 'on ne fait plus de la probité intellectuelle uneexigence incondit ionnelle ?

Si donc on n ' a pas l e dro i t de ray er d'avance d u nombre desphilosophes quiconque rejette l'opt ion intellectualiste, du moins est-on en droit de demander à celui-c i, s ' i l veut qu'on l'honore de cetitre, qu' i l applique, au sujet de la vérité, une max ime analogue

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la seconde f ormule de l' impérat if kantien. I l est permis de se serv irde la vérité comme d'un moyen, i l y a des f ins autres que la véritéet aussi légit imes qu'elle, et peut-être davantage, en vue desquelles i lest lic ite de l'ut iliser, mais à une condit ion: toujours l a considéreren même temps comme une f in, e t jamais s implement comme u nmoyen.

Mais ic i, l e problème rebondit . Peut-on, dans le domaine phi lo-sophique, parler proprement de vérité ? Question qui eût assurémentparu scandaleuse aux philosophes anciens, mais qui a peu à peu cesséde l'être, à mesure que la science positive conquérait son autonomie.Depuis l e XVI I I ème siècle, el le t end à accaparer l a possession dela vérité, déf inie p a r ses caractères d'object iv ité e t d'universalité,tandis que par compensation la métaphysique, ou même plus géné-ralement la spéculation philosophique, se t rouve rejetée du côté dela Trailmerei. Et s i, en effet, l e critère d u v ra i est son apt itudefaire l'accord des esprits, i l n'est que t rop fac ile d' ironiser sur lesmésententes entre les philosophes. L'écart est douloureux entre leursprétentions et leurs résultats: i l s s'adressent, e n intent ion, à l '«au-ditoire universel»; e n fait , leurs arguments ad humanit atem s em-blent n'avoir de force que dans la mesure où i ls se réduisent à desarguments ad hominem (3) . L a v é r i t é s o u f f r e m o r t e t p a s si o n (4) de

se sent ir ains i écartelée entre des philosophies contradictoires. Sansdoute a-t -on pu soutenir, non sans quelque apparence, qu'un fondscommun se retrouvait sous la diversité quasi inf inie des expressionsphilosophiques; qu' il y a ainsi une vérité philosophique, aperçue d'unpoint de vue dif férent par chaque philosophe; et que même cette vé-rité philosophique a, f inalement, un caractère plus stable et plus purque la vérité scientif ique, toujours empêtrée dans l 'erreur et sujette

révision. Le savant croirait perdre son temps à étudier aujourd'huiKepler, tandis que s i nous cont inuons à l i re et à médit er nos v ieuxphilosophes, c'est que nous y trouvons toujours notre aliment , et queleur pensée profonde, sous les accidents imputables à l ' indiv idu et

son époque, demeure pour nous toujours valable. Seulement, quandon les dépouille ains i des contextes contingents, ces prétendus en-seignements de la perennis philosophia se v ident à tel point de tou-te substance, qu' il n'en reste plus que des formules creuses. Que peutbien nous apprendre, p. ex.. une thèse sur la liberté, s i on ne nousprécise pas le sens qu'on donne à ce terme, puis celui des mots ut i-

(8) Cf. H. W. JOHNSTONE, Jr., Philosophy and argument, Pennsylvania State

University, 1959, ch. V et VI .(4) Cf. Et. BORNE, Passion de la vérité, 1962.

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lises pour cette explicat ion ? De proche en proche, nous v oi là en-traînés vers Descartes ou Spinoza, vers Bergson ou vers Sartre, c artout se t ient dans une philosophie. Et c'est pourquoi, s i l'on peut biensoutenir que tous les philosophes ont, au fond, dit la même chose, i lne serait pas moins jus te d'af f irmer, t out au contraire, que jamaisdeux philosophes n'ont réellement di t la même chose, car la mêmephrase ne saurait avoir un sens ident ique chez l ' un et chez l'autre.La not ion de vérit é s'amenuise ains i au point de se dissoudre encelle d'opinion. A l a perennis philosophia on opposera les plac itaphilosophorurn.

On a souvent at t ribué ce f lot tement dans la not ion de vérité phi-losophique, et dans le mode d'argumentat ion qu i la soutient, à l ' in-tervention des valeurs. L' idée est juste, mais demande à êt re cor-rectement interprétée. Ce qui v ic ie l'argumentat ion et l'empêche deparvenir à des conclusions object ivement et universellement v ala-bles, ce n'est pas le f ait même qu'elle s'occupe de valeurs. Lalande,Goblot, ont, vers le début du siècle, écrit sur ce sujet des pages per-tinentes. Plus récemment et de façon plus précise, nombre d'auteursrompus aux méthodes formelles sont revenus sur ce problème et leprojet ne l e u r a pas paru c himérique d e v oulo i r const ituer unelogique des impératifs, des normes et des valeurs. La rigueur logiqued'un raisonnement étant indépendante de son contenu, une argu-mentation qu i porte sur les valeurs peut en ef fet av oir une forcecontraignante égale à celle d'une démonstrat ion d'ordre scientif ique.Mais non pas une argumentat ion qu i ut ilise les valeurs comme in-struments de preuve, et qu i prétend convaincre par des moyens depersuasion. Même s i, o u p lut ôt surtout s i, cet te intervent ion es tmasquée ou involontaire. C'est l a contaminat ion des principes logi-ques par des principes axiologiques qui fausse la démonstration. Or,cette contaminat ion est presque commandée par la nature même desproblèmes philosophiques. Gaston Bachelard a relevé la charge af -fective que porte main t t erme d'usage scient if ique: que d i re alorsde ceux que manie le philosophe ! Tous ses concepts majeurs, avecles mots qui les expriment, ont des échos dans l'affectivité profonde.Et que certains soient ambivalents, ne f ait que conf irmer l a chose.Ce n'est donc pas seulement pour les concepts éthiques que v autl'analyse de Stevenson (s): les concepts métaphysiques aussi ont unedouble composante, déclarat ive et émotive, et ils se prêtent, commeles premiers, à la prat ique des «déf init ions persuasives». On pourraits'amuser à faire, dans les écrits de chaque philosophe, un relevé des

(5) Ch. L. STEVENSON, Ethics and language, New Haven, 1945.

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mots clefs du système, puis à les disposer sur deux colonnes selonla valorisat ion, favorable ou défavorable, dont ils sont affectés. Rienne serait plus facile, p. ex., que de réduire à cette opposit ion quasimanichéenne l e vocabulaire bergsonien: l a durée e t l a spat ialité,l' intériorité et l'extériorité, le cont inu et le discontinu, le dynamiqueet le statique, rorganisat ion et la fabricat ion, etc. Parfois, c'est l 'au-teur lui-même qui se charge de la besogne: ains i Berdiaeff exposantles «mobiles internes» d e sa philosophie: «primaut é de l a l ibert ésur l'être, de l'esprit sur la nature, d u sujet sur l'objet , de la per-sonne sur le général et l'aniversel, de la créat ion sur l'évolut ion, dudualisme sur le monisme, de l ' amour sur la loi» ('). C'est pourquoirargrumentation philosophique peut dif f ic i lement res t er pure. Lesthèses qu i s 'y af f rontent f lot tent, pour reprendre une jo l ie f ormulede J. Nicod (7) « e n t r e l ' e r re u r et le p éc hé », ou «ent re la vérité et le

mérite des pensées». I l y a, o n le sait bien, des «mauvaises» doc -trines, où le faux se double d'une faute, où l ' inf irmit é du jugementtrahit une perversion de la volonté; les dénoncer n'est pas seulementrectif ier l a connaissance, c 'es t ac c omplir u n e œuv re p ie . Que l -quefois même l a sensibilité indiv iduelle t ransparaî t dans l 'appré-ciation. Dé j à lorsque Bergson at taque les explicat ions mécanistes,plus manifestement lorsque Berdiaef f prend à part ie les doctrinesobjectivistes, on sent bien que la quest ion pour eux n'est pas seule-ment af faire de connaissance, et qu'ils en veulent à ces thèses parceque, lit téralement , elles les blessent, elles l eu r f ont ma l (8) . D a n sles discussions philosophiques, donc, rame ent re en jeu concurrem-ment avec l'intellect. Et pas seulement pour les problèmes qu'on s 'ypose, mais aussi pour la manière dont on les traite.

Ce n'est pas que l ' «argument pragmatique», qui juge de la valeurd'une thèse par la bienfaisance de ses conséquences, soit nécessaire-ment suspect. S' i l se donne f ranchement pour ce qu ' i l est, i l n ' y arien à y reprendre. Le pari de Pascal n'offusque nullement la raison,tant qu' i l se présente précisément comme un pari. Ou bien lorsqueW. James soutient que «notre nature passionnelle possède non seu-lement la faculté légit ime, mais encore le devoir d'exercer un choixentre les proposit ions q u i l u i sont soumises, toutes les f ois qu ' i ls'agrit d 'une véritable alternat ive dont l a solut ion n e dépend pas

(8) N. BERDIAEFF, De l'esclavage et de la liberté de l'homme, trad. S. Janke-

levitch, 1946, p.8.(7) J. NICOD, La géométrie dans le monde sensible, 1924, p.59.

(8) Cf. N. BERDIAEFF, ouvrage cité, p.27: 01.7n objet est toujours méchant”.

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uniquement de l'entendement» (9) , i l n ' y a p a s , s i l ' o n s ' e n t i e n t l à e n

oubliant les prolongements de l'auteur, de quoi scandaliser l ' int el-lectualiste: o u alors, i l devrait condamner au même t it re, p. ex., l aseconde max ime de la morale provisoire de Descartes, et plus géné-ralement nous interdire tout risque, c.-à-d. toute act ion. Seulement,presque toujours semblables arguments sont t irés, pa r leur aut eurou par ses interprètes, du côté des preuves: c omme s i toute inc ita-t ion a c roire por t a i t e n s o i u n e garant ie d e vérit é. Constatantque Chaucer, l ' un des derniers hérit iers de la pensée médiévale, estmoins délirant , ou moins âpre, ou moins fanatique, ou moins amerque tel ou tel de ses successeurs, Chesterton en conclut que la philo-sophie d u Moy en Age était beaucoup mieux équilibrée, balanced,que celles qui ont suiv i ("). I l est bien c lair que, dans cette formule,le mot d'«équilibrée» est lui-même en équilibre instable entre deuxsignifications, e t que celle qu ' on v oudrait nous suggérer dans l aconclusion n'est pas celle qu'on faisait jouer dans les prémisses. Uneéquivoque semblable pèse s ur le mot de «légit ime», quand Ed. LeRoy t ire argument de la v italité persistante de la métaphysique pourprouver qu'elle «doit répondre à quelque tendance profonde, essen-tielle, et par conséquent légit ime, de l'esprit humain» ("). Ou encoresur le mot de «privilège» lorsque M. Ch. Werner déclare que «le pri-vilège de la philosophie grecque... es t d'av oir considéré les chosescomme dépendant d'un princ ipe absolu d'harmonie et de perfection,qui les dirige toutes vers une f in et donne un sens à l'univers» (1 2) .I l ne serait que t rop aisé de mult ipl ier les exemples. Rien à redirelà contre, répétons-le, s i l ' on se garde de glisser de l ' un des sens

l'autre, et s i l ' on ne tente pas non plus d'y induire le lecteur. N imême si, l e faisant, l 'auteur subordonne expressément l a fonc t ionspéculative d e l a philosophie à s a fonc t ion prat ique, s ' i l l u i de-mande en premier l ieu d'être une médecine pour l'âme, en consen-tant que ses écrits soient a ranger dans l e genre l i t t éraire de l aConsolatio. Ce q u i n'es t pas permis , c 'est de confondre v érit é e tbienfaisance, et, misant sur une tableau, d e prétendre gagner s u rl'autre.

A moins , év idemment , que l ' on admet te qu'ent re l e v ra i e t l ebien i l ne saurait y avoir, en dépit de heurts superficiels, de désac-

(f') W. JA/sfES, La volonté de croire, trad. Moulin, 1916, p. 31.

(0) G. K. CHESTERTON, Chaucer, Londres, 1932, p. 10.

(11) Ed. LE Roy, La pensée intuitive, I, Au delà du discours, 1929, p. VI.

(12) Ch. WERNER, Philosophie grecque et philosophie moderne, Revue de

métaphysique et de morale, 1938, p. 502.

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cord foncier, et que les valeurs diverses se rejoignent, au sommet,dans l a Valeur. Et , de fait , une telle idée semble bien inspirer laplupart des philosophies. Mais alors, c'est à ce niveau que se posede nouveau le problème. S'agit -il d'une thèse ayant prétent ion à lavérité, o u s implement d'une croyance q u i ne se donne que pourtelle ? I l faudrait , sans parler de cet opt imisme irréf léchi qui est unedes composantes de l'élan v ital, dis t inguer plusieurs formes de l 'op-t imisme philosophique. O n peut d'abord concevoir — d u moinscomme cas théorique, c ar o n serait embarrassé d ' en t rouv er desexemples his toriques incontestables — u n opt imis me prouvé, q u iserait un résultat de la spéculation philosophique sans en être d'a-bord une visée, et auquel on about irait comme conséquence inat ten-due de proposit ions antérieures tenues pour assurées. I l y a ensuiteun opt imisme postulé: dans l' imposs ibilité où nous sommes de dé-cider par les seules lumières de la raison, et l'obligat ion de prendrepart i parce que nous sommes embarqués, o n juge préférable dejouer pour plutôt que contre. Beau risque, pari, f o i prat ique, enga-gement: ic i, les références historiques ne f ont pas défaut. Ces deuxpremières f ormes d'opt inaisme sont nettes e t irréprochables. Ma isil y en a une trois ième, qu i résulte d'une contaminat ion des deuxprécédentes, et qui est l 'opt imisme just if ié. Justif ié, au sens où l ' onparle de ces «raisonnements de just if icat ion», qu i se donnent l 'ap-parence de démonstrations, mais où c'est l a conclusion, posée a upréalable, qu i appelle les prémisses susceptibles de l a f aire passer,comme dans les plaidoyers d'avocat. Cet te fois, l ' i l lus t rat ion his to-rique s ' impose d'elle-même. Ca r l e philosophe q u i a at taché s onnom à la thèse de l'opt imisme, c'est celui qu i s'est v oulu à l a foisavocat et juge, juge des controverses et avocat de Dieu, celui qu is'est f lat té d' int roduire en philosophie les méthodes de démonst ra-t ion rigoureuse des géomètres„ mais qui, en même temps, s'est réser-vé pour lu i -même le n o m de Théophile en laissant à l'adversairecelui de Philalethe, e t qu i s'est assigné pour tâche philosophiquede concillare veritatem pietat i (1s) . L e m o i n s q u ' o n p u i s s e d i r e d ' u ne

«vérité» s i accommodante, c 'est qu'el le n e ressemble guère à c equ'entendent, sous ce nom, ceux qu i prennent modèle s ur les géo-mètres.

Dans l'usage qu ' i l f era de la not ion de vérité, l e philosophe setrouve donc exposé à deux périls contraires. L e premier lorsqu' i lveut, pa r u n scrupule t rès honorable, conserver a u mo t toute s a

(IS) Lettre à Ph. J. Spener, 8 ju ille t 1687; c ité par G. FRIEDMANN, Leibniz etSpinoza, 1946, p.206.

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force: i l s ' interdit d'abuser de s on prest ige dans tous les cas o ùun énoncé n'est pas susceptible d'êt re ét abl i pa r une preuve ob-jectivement contraignante. L'argumentat ion philosophique ret ombealors au rang des discours persuasifs„ et l a philosophie elle-mêmepasse d u domaine de l ' ?-m a r l ' l l , t r i à c e l a d e l a 6 6 a . E t m êm e p lu s

bas encore, puisqu'une opinion, même non prouvée, relève encoredu v rai et du faux, tandis que, selon certains, un énoncé qui n'estni tautologique n i empir ique n ' a plus auc un sens. L e philosophequi prend ce part i extrême se met lui-même dans une situat ion bieninconfortable: refusant de reconnaître aux arguments et aux énoncésphilosophiques leur prétent ion à l a vérité, et même à l a s ignif ica-tion, i l se résoudra dif f ic i lement à af fecter d'une t el le déchéanceses propres spéculations,, et à inv i t er son lec teur à rejeter, aprèsusage, l'échelle qu' i l l u i aura tendue ("). Mais surtout, pareille l imi -tation au sens du mot de vérité est à l a fois arbit raire et dange-reuse. Arbit raire, parce qu' i l n ' y a pas, ent re le contrôlable et l ' in-contrôlable, de coupure brutale et déf init ive. N'es t -il pas paradoxalde prétendre t racer une l igne de démarcat ion b ien net te ent re cequi part ic ipe du v rai et du faux et ce qui leur échappe, au momentmême où la science, sur quoi l 'on entend se régler, renonce à l' idéed'un v ra i et d'un f aux absolus, pour ne v oir dans ces deux not ionsque deux l imit es t out idéales, ent re lesquelles se dis t ribuent desénoncés plus ou moins probables: autorisant ainsi, s i l ' on ne veutpas se priver de rusage de ces mots de v rai et de faux, à les en-tendre en u n sens approché, e t donc quelque peu élast ique ? O nhésitera alors devant un remède aussi drastique. Ains i voit -on queJohnstone, après avoir mont ré que toute argumentat ion philosophi-que comporte quelque chose de circulaire, parce qu'une thèse philo-sophique t i re une part ie de son sens des prémisses qu i serventl'établir et n'en est donc pas net tement séparable, e t av oir conc lude là, que les énoncés philosophiques ne sont pas proprement despropositions, susceptibles d'êt re vraies o u fausses, f in i t p a r recon-naître que, t out b ien pesé, i l es t encore préférable de maint enirpour les énoncés de la philosophie, fût -ce en un sens peu «hétéro-doxe», les qualif icat ions t radit ionnelles de v ra i e t d e f aux (1 5) . Aceux qui, cependant, se raidiraient en une att itude intransigeante, onpourrait reprocher — sans pour autant abuser de l'argument pragma-tique, puisqu' il s'agit moins ic i de la vérité d'une thèse que du bienfondé d'ime décision sur l'usage du mot même de «vérité» — les

(14) L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, fin.

(15) Ouvrage cité, chap.

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dangers qu'elle comporte. Car ce ne sont pas seulement les thèsesmétaphysiques qu'el le exc lut d u vérif iable, ma i s e n même tempstous les jugements de valeur, même isolés de tout encadrement phi-losophique, puisque de tels jugements ne sont év idemment n i tauto-logiques n i factuels. Tout le monde des valeurs se trouve ains i sous-trait au contrôle de l a raison, e t renvoyé à l a fantais ie d u sent i-ment indiv iduel o u à l ' inef f able de l a myst ique. M. Perelman ajustement souligné que l e propos d e rest reindre l e raisonnement

ce qui est réduct ible au calcul f ormel, et l'usage de l a raisonla percept ion d e l'év idence, sens ible ou intellec tuelle, av a i t pourcontre-partie l'abandon de toutes les fonct ions prat iques aux forcesirrationnelles. L a remarque se laisse i c i aisément transposer: u n elimitat ion t rop stricte du concept de vérité a pour ef fet de coupertotalement la sagesse de la science.

Seulement, à prendre le part i contraire, ne court -on pas un aut rerisque ? Car s i l ' on décide d'étendre au-delà du contrôlable l e do-maine du v rai e t du faux, où s 'arrêter ? La tentat ion sera grandealors de prat iquer la «déf init ion persuasive», et d'ut iliser le poten-tiel af fec t if d u mo t de vérit é pour t romper aut rui, o u soi-même.sur l a v aleur de ce qu'on propose. O n t ransférera s ur l 'objet l acertitude subjective, on déguisera en théorème de l a raison spécu-lative ce qui est postulat de la raison pratique, on donnera la croyan-ce pour savoir. Et même s i l ' on prév ient f ranchement, u n malaisen'en subsistera pas moins lorsque le mot de vérité se t rouvera ains iétendu manifestement au delà de ce que l'usage autorise, e t priapar métaphore. On ne s'y t rompera pas, p. ex., lorsque Jacobi jus t i-fie en ces termes sa façon d'entendre l a philosophie: «Certes maphilosophie est une philosophie personnelle; mais alors i l en est demême pour tous ceux pour qui leur philosophie est religion, qui nerecherchent pas l a vérit é en général, . . .mais u n vérité déterminéesatisfaisant la tête et le coeur» (1 6) . N i n o n p l u s l o r s q u e M . G . M a r c el ,

après avoir af f irmé que la philosophie est moins la réponse à unequestion que la réponse à une attente, conclut qu'«une métaphysiquequi ne comble pas une attente est une métaphysique sans vérité» (1 7) ,car le contexte immédiat , où le métaphysicien est rapproché du poèteet de l'art iste, indique suf f isamment que l e mot est pr is i c i dansun sens, peut -êt re af fect ivement p lus touchant , ma i s certes p lus

(") S. W., t . IV, 1, p. XVII; c ité dans les Œuvres philosophiques de Jacobi,trad. Anstett, 1946, p.20.

(17) G. MARCEL, De l'audace en métaphysique, Revue de métaphysique et demorale, 1947, p.243.

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f lottant intellectuellement , que c elui qu ' on l u i donne d'ordinaire.N'empêche que pareilles transposit ions de vocabulaire ne vont passans risques. I l vaut toujours mieux appeler les choses par leur nom.Et peut-être ne serait -il pas ic i inopportun de rappeler la dist inct ionque faisait Kant entre philosophie et philodoxie.

«J'ai peu à peu découvert, éc rit Nietzsche ("), que toute grandephilosophie jusqu'à ce jour a été la confession de son auteur... j ' a ireconnu que dans toute philosophie les intent ions morales (ou i m-morales) forment le germe véritable d'où naît la plante tout ent ière".Voilà un soupçon qui devrait t roubler le sommeil de tout philosophe,s'il entend que ses arguments soient aut re chose que des just if ica-tions inconscientes, e t s ' i l prétend être, aussi b ien que de l a sa-gesse, a mi de l a vérité.

(18) Par delà le bien et le mal, I, 6; trad. Bianquis, 1951, p. 29.

Robert BLANCHE

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