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UNIVERSITE PARIS VIII SAINT DENIS UFR DE SCIENCES SOCIALES
THESE Pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE LUNIVERSITE PARIS VIII
Discipline : Sociologie
Prsente et soutenue publiquement par Monsieur Jean-Franois Bert Le 27 Novembre 2006.
Titre : Proximit, rserve et emprunt : la place de Michel Foucault dans la sociologie franaise.
Tome I.
Directeur de Thse : Monsieur Jean-Franois La, Professeur de sociologie (Paris VIII).
Jury.
Monsieur Pierre Lascoumes, Directeur de recherche CNRS, Prsident. Monsieur Remy Ponton, Professeur de sociologie (Paris VIII) Monsieur Bruno Pquignot, Professeur de sociologie (Paris III) Monsieur Remi Lenoir, Professeur de sociologie (Paris I) Monsieur Jacques Walter, Professeur en sciences de la communication et de linformation (Universit Paul Verlaine de Metz)
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Remerciements
Je remercie tout dabord Jean-Franois La pour son aide et pour lattention quil ma toujours tmoigne. Sans ses critiques et sans ses encouragements, je naurais pu mener bien ce travail.
Ma reconnaissance va galement Ahmed Boubeker, pour ses remarques et lintrt quil porte mes travaux et Jean Paul Resweber, sans lequel cette thse naurait peut-tre pas vu le jour.
Je remercie toutes les personnes qui mont aid dans cette recherche et en particulier Philippe Artires, Jos Ruiz Funs de lIMEC, Liane Mozre ou encore Benoit Goetz. Il serait trop long de citer les noms de tous ceux qui mont apport, de quelque manire que ce soit leur soutien, leur aide et leur temps.
Un grand merci Jolle et Judith qui ont eu la patience et la gentillesse de relire ce travail.
Merci enfin mon pouse pour ses encouragements, son soutien et son aide prcieuse.
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Table des matires
Introduction. p.1
Premire partie Questions de mthode sociologique :
Analyse de la rception et perspective critique.
A. Approche sociologique classique du texte philosophique. p.20 I. Phnomne historique et approche gnrationnelle. p.22 II. Reconstruction du champ et illusion rtrospective. p.28 III. Une sociologie de la philosophie ? p.37
B. Livres, catgorie de lecteurs et effets de lecture. p.42
C. Dmarches, postures et mthodes. p.60 I. Influence ou usage ? p.67 II. Mthodologie, constitution du corpus, et projet danalyse. Comment faire ? p.79
Deuxime partie Modernit, raison, rationalisation.
Larchologie et la sociologie historique de Max weber.
A. Processus de rationalisation et disciplinarisation des conduites. p.93 I. La transversalit de la notion de rationalisation. p.93 II. Modernit, critique de lhistoire et scepticisme radical. p.106 B. Une nouvelle analytique du pouvoir ? Jalons pour un nouveau raisonnement sociologique. p.128 I. Le pouvoir et sa gnalogie. p.132
1. Dun contre Hobbes et de ses enjeux dans une thorie du pouvoir. p.132 2. Remettre lanalyse du pouvoir sur ses pieds . p.138 3. Domination-obissance. p.147
II. Conduite daveu et dvoilement de soi. p.163 1. Le traitement moral : entre silence et interrogatoire. p.165 2. La preuve et laveu. p.167 3. Direction de conscience et cure psychanalytique. p.170 4. Culture de laveu . p.175
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III. Dsinstitutionalisation des procdures disciplinaires : les formes du contrle social. p.178
1. Lnigmatique douceur ? p.179 2. Comptabilit du temps et technologie de contrle p.182 3. Michel Foucault et le contrle social. p.186
Troisime partie La constitution normative de la vie sociale.
A. Normes juridiques, normes pnales et normes sociales. p.215 I. La question des normes dans la sociologie durkheimienne ? p.215 II. Le normal et lanormal chez Foucault. p.219 III. Un nouveau codage instrumental des corps. p.228 B. Foucault et le problme de lindividu vivant. p.234 C. Normalisation du comportement et mdicalisation de lexistence. p.246 I. Critiques et contexte de crise. p.248 II. Mdecine et maintien du corps social ? p.252
1. La gestion mdico-administrative de lespace et de larchitecture. p.265 2. La transformation de la famille et des habitations prives en machine hyginique. p.271 3. Le maillage de la socit par les centres de soin et la question de la dfense sociale. p.277 4. La question du risque et de la scurit des populations. p.281
III. La formation du concept de biopolitique. p.287 IV. Lutte pour la vie et le bien tre. Une autre histoire juridique du corps humain. p.304
Quatrime partie La contribution foucaldienne une historicisation du
corps et la construction sociale des comportements.
A. Corps, sensibilit et problmatisation, Michel Foucault et lcole des Annales . p.329 I. Une histoire faite de dplacement. p.333 II. Controverses sur le mtier dhistorien. p.337 III. Corps, culture matrielle et psychologie historique. p.349 1. Sensibilit et exprimentation. p.352
2. Le quotidien et lhistorique. p.356 3. Fiction et historicit, limpact du discours. p.360 B. Lanthropologie de Michel Foucault : entre corps et pouvoir. p.365 I. Techniques du corps et techniques de soi : la recherche de la matrise. p.373 II. Clastres et Foucault. Relire le politique en anthropologie. p.380
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1. chos : le pouvoir et lEtat. p.387 2. La guerre comme analyseur du social. p.391 3. Corps, torture, et humanit. p.395 C. Disposition ou dispositif : jalons pour une thorie de lindividuation. p.402 I. Des dispositions aux dispositifs : La cohabitation des possibles. p.410 II. Domination et lecture du social. p.414 1. Ancrage philosophique et anthropologique de la notion dhabitus. p.418 2. Lecture bourdieusienne de lincorporation. p.421 3. Habitus de classe et culture somatique . p.425 III. Individu et processus de civilisation. p.431 1. Deux conceptions de lintriorisation. p.433 2. Subjectivation et aspect de la libert ? p.439 Conclusion. p.447 Index des notions p.458 Index des noms de personnes p.461
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Introduction.
Les parallles, je sais, sont faites pour se rejoindre linfini. Imaginons en dautres qui, indfiniment, divergent. Pas de point de rencontre ni de lieu pour les recueillir. Foucault, M. Herculine Barbin dite Alexina B, Gallimard, Paris, 1978.
Il est dans la destine de toute pense philosophique, quand elle dpasse un certain degr de fermet et de rigueur, dtre mal comprise par les contemporains quelle met lpreuve.
Beaufret, J. Introduction aux philosophies de lexistence. De Kierkegaard Heidegger, Denol-Gonthier, 1971, p. 111-112
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Luvre de Michel Foucault ne sest pas impose sans difficult dans les sciences
humaines. Ses travaux ont provoqu une vritable rvolution dans la faon de penser et
dcrire lhistoire, lactualit et leur rapport constant. Ils occupent, quon le veuille ou non,
malgr leur complexit mthodologique et leur forte diversit apparente aussi bien en
termes dpoques que de terrains un point stratgique dans la conjoncture thorique
franaise1.
Depuis plus de dix ans, les problmatisations mises au point par Foucault dans
ses analyses qui se rsument une douzaine douvrages crits au fil de trente annes
attentives aux pratiques dassujettissement et la faon dont ces pratiques fonctionnent
avec la socit moderne sont discutes, contestes parfois mme vivement, rectifies ou
plus simplement utilises, hantant ce qui scrit aujourdhui en sciences sociales et en
philosophie2. Une pense qui est devenue un vritable hritage thorique disput entre
altermondialistes et tenants de la pense librale, mais aussi entre militants Queer ou
thoriciens du managing ().
Ce rayonnement sest considrablement accru au cours des annes quatre vingt-dix,
grce surtout la mise en place de dispositifs ditoriaux de plus en plus complets3 ainsi
1 En 1981, le magazine Lire interrogea plusieurs centaines dcrivains, de journalistes, de professeurs et dtudiants. En rponse la question quels sont les trois intellectuels vivants de langue franaise dont les crits vous paraissent exercer, en profondeur, le plus dinfluence sur lvolution des ides, des lettres, des arts ? Michel Foucault sera class troisime aprs Cl. Lvi-Strauss et R. Aron. Voir Lire, n 68, avril 1981. 2 Au sens que Derrida donne au spectre de Marx qui est un tre qui se meut, vient et revient, en dehors de la sphre du prsent-vivant, de l'vnement et de l'actualit. Cest la prsence obsdante du suppos dfunt que Derrida cherche souligner, dont la rapparition est la fois attendue et crainte. 3 Dits et crits. 1954-1988 . dition tablie sous la direction de Daniel Defert et Franois Ewald; avec la collaboration de Jacques Lagrange, Gallimard, Paris, 1994 (= Bibliothque des sciences humaines.), quatre volumes : Volume 1: 1954-1969. 1994, 854 p. Volume 2: 1970-1975. 1994, 837 p. Volume 3: 1976-1979. 1994, 835 p. Volume 4: 1980-1988. 1994, 901 p. Les cours du philosophe au collge de France sont galement en cours de publication : Il faut dfendre la socit 1975-1976, Paris, Seuil / Gallimard, 1997, 283 p. Les Anormaux . 1974-1975, Paris, Gallimard / Seuil, 1999, 351 p. L'hermneutique du sujet . 1981-1982, Paris, Gallimard / Seuil, 1999, 540 p. Le
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quau dveloppement dune critique qui essaye de couvrir lensemble de sa production4.
Cette nouvelle critique, qui se distingue autant par sa richesse interprtative que sa
diversit disciplinaire, puisquelle aborde, entre autres domaines, la science politique,
lpistmologie des sciences sociales, lhistoire, la philosophie mais aussi lethnologie, la
littrature et le droit, dessine la fois le portrait dun auteur reconnu et actuel, et celui dun
auteur fortement clat entre plusieurs champs et orientations thoriques. Autour de
Foucault, les malentendus ont fleuri, et ce, mme si les premires perspectives de Les Mots
et les choses, par exemple, navaient rien pour dclencher un enthousiasme populaire !
Paradoxalement, cet auteur-rfrence fonctionne pour tout un ensemble de gens,
quils soient militants ou chercheurs, de manire plus implicite et prive quexplicite et
assume. Si la prsence souterraine de son travail est lune des consquences de son
refoulement de la vie intellectuelle franaise aprs sa mort en 1984, elle tient aussi sa
libert de parole et de pense par rapport aux traditions disciplinaires dominantes et en
particulier la tradition philosophique5. En effet, si le dcor philosophique dans lequel
Foucault crit ses premiers travaux la fin des annes cinquante est au croisement de la
phnomnologie, du marxisme et de lexistentialisme, il va surtout explicitement inscrire
ses recherches dans un autre projet philosophique, celui dune pistmologie historique
alors reprsent par les travaux de Gaston Bachelard et de Georges Canguilhem, qui donne
sa priorit des analyses caractre historique. Ses expriences philosophiques,
comme il les appelle, ont permis de consentir la mise en cong des grandes philosophies
spculatives et idalistes !
pouvoir psychiatrique 1973-1974, Paris, Gallimard/Seuil, 2003, 399 p. Scurit, territoire, population 1977-1978, Seuil, Paris, 2004, 435p. Naissance de la biopolitique 1978-1979, Paris, Seuil, 2004, 356 p. 4 Rien que pour lanne 2004, on peut signaler plusieurs rditions, dont : La peinture de Manet , Le seuil, Paris, 2004, le Que sais-je ? de Frdric Gros, intitul Michel Foucault, mais aussi le Foucault de Gilles Deleuze chez Minuit, Paris, Collection Reprise, n 7 (7 mai 2004). Des tmoignages : Droit, R-P. (2004) Michel Foucault, entretiens, Paris, Odile Jacob et Kriegel, B. (2004) Michel Foucault aujourd'hui, Paris, Plon. Mais aussi plusieurs ouvrages critiques dont : Artires, P. (dir.) Foucault, la littrature et les arts : actes du colloque de Cerisy, juin 2001, Kim, Paris, Collection Philosophie en cours (le 15 octobre 2004). Potte-Bonneville, M. (2004) Michel Foucault, l'inquitude de l'histoire, PUF, Paris, Collection Quadrige. Revel, J. (2004) Michel Foucault. Expriences de la pense, Bordas, Paris. Abcdaire de Michel Foucault, ditions Sils Maria, 2004. Vacarme - Spcial Michel Foucault (1984-2004), n 29 - Parution : octobre 2004. Le Portique, n 13 et 14, Michel Foucault usages et actualits, 2me semestre 2004.Chimres, numro 54/55 Michel Foucault : gnalogie, esthtique, contrle , 2004. Et, Pour Marx, n 36, Marx et Foucault, septembre 2004. 5 Le fait quil nait t inscrit au programme du concours de lagrgation de philosophie en 2004, sanctionne cet tat de fait.
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Malgr toutes les rappropriations et tous les contresens que cette pense a connus
depuis plus de vingt ans, tmoignant du mixte de comprhension et dincomprhension qui
est insparable de tout usage intellectuel, Foucault continue de nous hanter par sa lucidit
critique et par son pouvoir toujours actualis dmancipation. Cest aussi par la radicalit
de son questionnement dans des domaines traditionnellement empiriques, comme le droit,
la psychiatrie, la mdecine, ou encore la biologie, que Foucault a contraint le
questionnement philosophique un dplacement vers une position politique et une
nouvelle prise en compte des problmes concrets et pratiques. Son succs sexplique en
partie par cette prtention pouvoir philosopher sur des sujets inattendus, sur mille
objets merveilleux, splendides, amusants, peu connus : les fous, la police, les pauvres ! 6.
Dans une interview de 1983, propos de linfluence kantienne sur sa posture, Foucault
ajoute que la teneur la fois politique, historique et pistmologique de son discours
dintellectuel ne doit pas simplement servir caractriser ce que nous sommes, mais, en
suivant les lignes de fragilit daujourdhui, parvenir saisir par o ce qui est et comment
ce qui est pourrait ne plus tre ce quil est 7. Il y a pour cette pense qui est toujours sous-
tendue par un impratif tactique de transformation des diffrentes forces en prsence, un
primat de la pratique sur la thorie. Sa force est davoir pu concevoir un autre systme dans
lequel dautres rapports de pouvoir sont dfinis et surtout o une rorganisation des
espaces de liberts est toujours possible, parce que pensable8.
6 Foucault, M. (1974) Prisons et asiles dans le mcanisme du pouvoir , Dits et crits, tome II, p. 522. 7 Foucault, M. (1983) Structuralisme et poststructuralisme , Dits et crits, Tome IV, p. 448 8 Cest ce que note explicitement Foucault en 1984 : La pense nest pas ce qui habite une conduite et lui donne un sens ; elle est plutt ce qui permet de prendre du recul par rapport cette manire de faire ou de ragir, de se la donner comme objet de pense et de linterroger sur son sens, ses conditions et ses fins. La pense, cest la libert par rapport ce quon fait, le mouvement par lequel on sen dtache, on le constitue comme objet et on le rflchit comme problme . Foucault, M. (1984) Politique et thique, une interview , Dits et crits, Tome IV, p. 597.
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A.
On a tout dit de Michel Foucault, et son contraire9. Une connaissance de luvre
qui repose souvent sur une mconnaissance, ou une connaissance particulire par ou-
dire y compris parmi les lecteurs considrs comme informs.
Une des critiques rcurrentes des sciences sociales son encontre cherche en faire
lennemi de lhistoire, de la sociologie ou de la psychologie. Si lon reprend rapidement les
grandes conclusions de Les Mots et les choses, lon peut sapercevoir effectivement que
Foucault semble soutenir la fois le manque de consistance mais aussi la situation
ambigu de ces disciplines lintrieur de lpistm moderne. La psychologie, comme la
sociologie ou lhistoire de la culture ne disposeraient ni de la rigueur conceptuelle de la
philosophie, ni de la solidit des sciences authentiques, cest--dire de lconomie
politique, de la linguistique et de la biologie10. Prilleuse[s] et en pril , les trois
disciplines emblmatiques des nouvelles sciences humaines sont rgressives et seule la
psychanalyse, lethnologie et la littrature, en atteignant en lhomme ce qui est au-
dessous de sa conscience 11, obtiennent aux yeux de Foucault un statut particulier.
Si lanalyse de Foucault a tout pour dconcerter le sociologue (dans Surveiller et
punir il montre comment les sciences humaines jouent aussi une fonction disciplinaire
importante), il aurait pu tre utile de prendre connaissance dun tout autre jugement o ce
rapport de Foucault aux sciences humaines, et plus prcisment avec la discipline
sociologique, ne se rduirait pas trop simplement lhistoire dun rejet.
9 Plusieurs impratifs thoriques sont la base de ce questionnement puisque notre enqute souligne aussi quel point la discipline sociologique se refuse penser la singularit. Depuis sa constitution, la sociologie rclame des analyses sres , impersonnelles et rutilisables , aussi la question que nous nous sommes pose est de savoir si la sociologie peut tenir un discours sur un auteur sans aller lencontre de ce quelle stait fix comme cadre pistmologique. La sociologie peut-elle traiter dun cas particulier comme celui dun intellectuel, sans pour autant rduire ses analyses sa seule position sociale ? Le cas Foucault na dintrt que sil est loccasion dun enjeu, sil fait problme ou sil est original. Cest dailleurs ce que soutient N. Elias dans son analyse de Mozart. En effet, il nexiste aucune contradiction entre le fait dadmettre lexistence de personnalits hors du commun et la possibilit de comprendre sociologiquement ces personnalits. Le sociologue na pas pour vocation de rabaisser lartiste ou lcrivain mais dexpliquer comment loriginalit et lexceptionnel sont socialement construit. 10 Pour Annie Gudez, sociologue, cest ce rle mancipateur de cette archologie des sciences humaines quil faut retenir. En effet Michel Foucault a donn aux sciences humaines la possibilit de trancher le cordon qui les reliait la philosophie, et donc de se dterminer elles-mmes . Le second intrt relev par Gudez est que Foucault a su porter son attention la science se faisant et non la science faite. Voir Gudez, A. (1972) Foucault, p. 86. 11 Foucault, M. (1966) Les Mots et les choses, une archologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, p.390.
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Foucault partage avec la sociologie et avec les autres disciplines tournes vers
lempirie des objets spcifiques dont linstitution, le corps social, les relations de pouvoir
ou encore lindividu, mais aussi des mthodes, dont la construction de lobjet, la
description ou encore la mise en forme conceptuelle. Ses travaux nont dailleurs cess de
lui susciter des interlocuteurs comme Raymond Aron, Robert Castel, ou encore Pierre
Bourdieu12. En tout cas, beaucoup de sociologues ont entretenu un rapport instable, entre
attirance et intimidation, avec cette uvre, parfois en prfrant ignorer les constantes
reformulations et dplacements thoriques de son auteur.
Quest ce que les sociologues ont trouv chez Foucault, et dailleurs ont-ils trouv
quelque chose ? Pour mimer le texte de Paul Veyne, Foucault a-t-il rvolutionn la
sociologie ? Ce quil a apport aux historiens en montrant surtout quil tait impossible
de considrer certains objets comme des objets naturels ou comme des catgories
universelles la-t-il aussi offert aux sociologues ?
Plus certainement, ce qua laiss Foucault aux sociologues cest une critique
radicale de leur objet autant que de leur mthode. Cest aussi le fait davoir maintenu un
tat de mfiance contre toute tentative de synthse et contre tout effort de rconciliation au
profit de la dissmination et de lhtrogne. Cest certainement aussi le fait davoir tourn
son regard vers la prise en compte des conflits rels et davoir su utiliser une
conceptualisation nouvelle qui corresponde la multiplicit des aspects du rel.
Il est difficile de dire pourtant que Foucault a rvolutionn la sociologie ce ntait
dailleurs pas du tout son propos. En tout cas, il a offert aux sociologues quelque chose
comme une preuve. Une preuve permanente qui les a conduits se demander do ils
tiennent ce quils font. La lecture de Foucault permet dviter toute forme de routinisation
dune pratique denqute ou dune pratique sociologique en sinscrivant dans une
perspective thorique qui dpasse les cadres disciplinaires, mais aussi dans une perspective
politique qui, en dpit de toutes ses ambigits, nous oblige valuer en permanence ce
que nous faisons. Certains dentre eux ont refus ce don , ce qui nous permet aussi de
dduire que la distance intellectuelle entre la pense de Foucault et la pense sociologique
est plus importante quon ne pourrait sy attendre, priori.
Aussi, pour essayer de comprendre autrement la nature de cette relation que
Foucault entretient avec la sociologie, nous voudrions nous abstenir des objections les plus
lmentaires comme celles qui sont fondes uniquement sur des luttes de frontire. Nous
12 Ces quelques noms doivent tre complts, dans une ouverture internationale, par ceux de A. Giddens, Z. Bauman, C. Lasch, ou encore R. Sennet.
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chercherons comprendre, en prfrant suivre Robert Castel, comment la mthodologie
foucaldienne est aussi une manire de faire de la sociologie et mme (), la manire
privilgie de faire de la sociologie. Certes, la sociologie a en principe affaire au prsent,
elle tente de comprendre des configurations problmatiques actuelles. Mais si le prsent
nest pas seulement le contemporain, il faut faire une histoire du prsent, cest--dire
ractiver la charge de pass prsente dans le prsent : donc faire quelque chose comme une
gnalogie du prsent, ou une problmatisation historique des questions actuelles 13.
Bien que notre propos ne soit pas une tude des processus de diffusion des thories
de Foucault dans le champ des sciences sociales, nous nous en rapprocherons, dans la
mesure o, pour comprendre ce que les sociologues ont trouv chez Foucault, nous
retracerons, dans la mesure du possible, les chemins le long desquels la diffusion des
principaux concepts foucaldiens sest faite. Pour cela, la distinction introduite par
Granovetter dans un article devenu classique, entre liens forts et liens faibles nous sera
dune grande utilit. Comme le rappelle Granovetter, si lon consacre plus de temps,
dintrt et dintimit aux liens forts pour leur perptuation, les liens faibles servent
davantage obtenir de linformation. Un message, quel quil soit, ajoute Granovetter,
peut atteindre un plus grand nombre de personnes et parcourir une distance sociale plus
importante, quand il passe par des liens faibles 14. Ce raisonnement permet de sortir du
modle explicatif du march qui fait de lmergence russie dune doctrine la consquence
dune adquation entre une offre et une demande, et de son chec, le rsultat de son
inadquation. Dans notre cas, il sera essentiel de relever prcisment comment et surtout
par qui linformation sur Foucault a t introduite et a circul dans le champ de la
sociologie. Qui son ces souffleurs 15 qui ont rendu possible son introduction ? Pour la
plupart ils taient en position marginale et avaient pour particularit davoir engag des
recherches parallles celles de Foucault, sans en tre des commentaires, ni mme des
applications strictes de ses raisonnements.
13 Castel, R. (1997) Prsent et gnalogie du prsent , in Le risque de Foucault, Centre Pompidou, Paris, p. 165. 14 Granovetter, M. (2000) Le March autrement, Les rseaux dans lconomie, Paris, Descle de brower, coll. Sociologie conomique, p. 53. 15 Suivant Klossowski, Foucault dfinit cette catgorie des souffleurs comme ceux qui insinuent leurs paroles dans le discours de lautre [en] lanimant sans cesse dun mouvement, dun pneuma qui nest pas le sien () le sujet parlant se disperse en voix qui se soufflent, se suggrent, steignent, se remplacent les uns les autres () Foucault, M. (1964) La prose dActon , Dits et crits, tome I, p. 337.
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B.
Ces quelques points mont confirm dans mon intention dcrire sur la rception de
luvre de Michel Foucault et sur lapport de cette uvre majeure dans la tradition
sociologique16.
Il sagit, dans la rception et ltude de luvre de Foucault, dune question souvent
mal pose par les uns, voire totalement rcuse par les autres. Peu de critiques se sont
demand ce quil en tait de la sociologie chez Foucault et, lorsque ce problme est
abord, cest surtout pour regretter labsence chez lui dune rflexion plus aboutie sur les
pratiques ainsi par exemple, Michel de Certeau lui reproche-t-il lide que les
individus et leurs actions sont entirement sous la coupe dinstitutions panoptiques ou
carcrales. Litinraire de Foucault se rsume dailleurs aprs Surveiller et punir, la
description dune machinerie sociale o tout le monde est pris, aussi bien celui qui
exerce que celui qui est soumis. Sa formule clbre du continuum carcral est
immdiatement interprte dailleurs comme lextension dune socit qui prne
lenfermement gnralis et qui noffre lindividu aucune possibilit de rsistance, si ce
nest celle, minime, de lindiscipline.
Quil soit question dans son raisonnement dexclusion, de transgression, de limite,
de domination, dordre social, de dlinquance, daltrit, de norme, de discipline et de
socit est assez clair17. La thorie du social, qui est lun des nerfs de son travail thorique,
nest pas seulement une pense du social en gnral, mais une analyse qui se veut aussi une
critique tant du prsent que des pratiques et des manires d'tre des individus.
Par contre, il est plus difficile et douteux de reprer au milieu des milliers de pages
de ses ouvrages et de ses crits, une interrogation soutenue sur la sociologie. Comme il
lindique luimme, la sociologie traditionnelle se posait plutt le problme en ces
termes : comment la socit peut-elle faire cohabiter des individus () jtais intress par
le problme inverse, ou si vous voulez, par la rponse inverse ce problme : travers
16 Pour Nisbet, la tradition sociologique se rsume cinq ides permanentes dans lhistoire de la sociologie (la communaut, lautorit, le statut, le sacr et lalination) et aux couples antithtiques qui en rsultent : communaut/socit, autorit/pouvoir, statut/classe, sacr/sculier, alination/progrs. Ces concepts sociologiques fondamentaux sont la rponse thorique aux problmes crs au dbut du XIXe sicle par la chute de lancien rgime et les consquences croises la fois de la Rvolution franaise et de la Rvolution industrielle. Voir Nisbet, R. (1984) La tradition sociologique, Paris, PUF (premire dition, 1966). 17 Voir en particulier, Il faut dfendre la socit et La Gnalogie de la dfense sociale en Belgique (1880-1914). Travaux du sminaire qui s'est tenu a l'Universit Catholique de Louvain 1981; sous la direction de Michel Foucault. Textes recueillis par Franoise Tulkens. Bruxelles: Story-Scientia 1988, VIII, 319 S.
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quel systme dexclusion, en liminant qui, en crant quelle division, travers quel jeu de
ngation et de rejet, la socit peut-elle fonctionner ?18. Cette capacit inverser les
modles lui permet dinscrire son originalit aprs dautres. Cette stratgie signe galement
son refus dtre trop facilement intgr dans un discours disciplinaire tabli comme par
exemple celui de la sociologie. Il l'utilise en dautres occasions, comme lorsquil cherche
dfinir, de manire rsolument anti-sociologique, la notion politique de plbe en
rappelant quil sagit de cerner avec cette notion quelque chose qui dans le corps social,
dans les classes, dans les groupes, dans les individus eux-mmes, chappe dune certaine
faon aux relations de pouvoir ; quelque chose qui est non point la matire premire plus
ou moins docile ou rtive, mais qui est le mouvement centrifuge, lnergie inverse,
lchappe. "La plbe" nexiste sans doute pas, mais il y "a de la plbe" 19. A propos de
Marx, aussi, il rappelle que ce quil voudrait retenir et discuter, ce nest pas du problme
de la sociologie des classes mais de la mthode stratgique concernant la lutte . Enfin, il
reproche la sociologie juridique du pouvoir la fausse identification du pouvoir la
souverainet qui fait driver les pouvoirs dune souche primordiale20.
Si ses analyses ne peuvent entirement se rsumer une pense sociologique,
mme critique, il est certain quil existe chez lui un raisonnement , un regard , ou
une posture sociologique, en particulier lorsquil sagit de rendre douteuses nos
vidences, nos pratiques, nos rgles, nos institutions et nos habitudes qui se sont
sdimentes depuis des sicles.
18 Cit in Eribon, D. (1991) Michel Foucault, Flammarion, Paris, p. 331 19 Foucault, M. (1971) Enqute sur les prisons : brisons les barreaux du silence , Dits et crits, tome II, p. 176. 20 Foucault, M. (1978), Mthodologie pour la connaissance du monde : comment se dbarrasser du marxisme , Dits et crits, tome III, p. 606.
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C.
La dmarche simple que je voudrais engager, et que jexpliciterai plus en dtail
dans le premier chapitre, consistera observer et analyser comment cette philosophie
originale a pu se faire entendre, mais aussi, et dans quelle mesure, elle a pu sintgrer dans
le champ de la pense sociologique actuelle. Pour cela, il sagira de recenser le maximum
de textes critiques consacrs Michel Foucault, en tout ou en partie. Les tudier
sparment, tenter den dgager les points forts, largumentation, valuer les
bouleversements que cette pense a apports, rendre compte des dbats quelle a suscits et
des controverses auxquelles elle a t mle, faire apparatre les conditions extrieures qui
ont pes sur sa rception, dceler son influence sur des travaux postrieurs, essayer de
comprendre, enfin, pourquoi certains aspects de cette pense ont t plus particulirement
retenus alors que dautres sont rests sous silence.
Il nous faudra nous demander surtout si ces vocations de Foucault dans la
sociologie tmoignent de quelque chose dimportant, sinon dessentiel pour la discipline,
ou si, comme dautres usages disciplinaires, les sociologues qui se rfrent Foucault ne se
sont pas empars de ce nom et de ces objets des fins strictement rhtoriques ou
stratgiques ? Le cas Foucault se rsoudrait alors une simple rfrence dans lair du
temps.
Il tait ncessaire aussi, pour que cette pense demeure actuelle, daffranchir cette
analyse de toute rduction historique, de toute appropriation systmatique et de toute
orthodoxie officielle. Lire, ou plutt re-lire Foucault, actualiser sa pense et se
comprendre travers elle, a aussi signifi chercher la dpasser, la dplacer, et se
lapproprier de manire singulire21.
De fait, ce nest pas ici La pense de Foucault qui mintressera pour elle-
mme, mais seulement en tant quelle a t reprise, commente, contredite, diffuse et
vulgarise par la sociologie. Pour cela, il faudra sassurer des conditions dusage de cette
doctrine et en particulier chercher savoir comment celle-ci a t rcuse, tolre ou
confirme au niveau de ses concepts ; comment, ensuite, se sont articuls les emprunts et
les objections, ce qui exige de dresser la chronologie et les enjeux de son introduction dans
la sociologie, mais aussi de relever la diversit des interprtations. Il a t judicieux, dans 21 Cest en ce sens que Foucault entend utiliser un auteur comme Nietzsche : Moi, les gens que jaime, je les utilise. La seule marque de reconnaissance quon puisse tmoigner une pense comme celle de Nietzsche, cest prcisment de lutiliser, de la dformer, de la faire grincer, crier . Foucault, M. (1975) Entretien sur la prison, le livre et sa mthode , in Le magazine littraire, n 101, p. 33.
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ce cadre prcis, danalyser les multiples marqueurs qui tendent dsigner cette uvre
comme faisant partie de la tradition sociologique laquelle on cherche sopposer ou au
contraire saccorder : comme par exemple le fait dtre ou non cit dans un ouvrage de
sociologie, le fait dtre lobjet dun enseignement de sociologie, ou encore que ses
ouvrages aient t signals en bibliothque comme ouvrages de sociologie22. Enfin, il
fallait se demander dans quel champ du savoir sociologique, les principes, les mthodes et
la posture de Foucault ont jou un rle ?
Cette relecture de luvre foucaldienne est pourtant, ne le cachons pas, une
nouvelle tentative de dchiffrement de luvre qui nest pas la seule possible, et ne sera
dailleurs pas sans contestation. Notre critique comprendra une multiplicit de citations
entrelaces au fil dun commentaire continu qui, chaque fois, cherchera les annoncer,
les exposer, puis les analyser en les reliant dautres, semblables, mais lgrement
diffrentes23. Plus que de son influence, jespre construire une analyse des modes
dinsertion et surtout de transformation ou daltration des emprunts, la manire de R.
Barthes pour qui non seulement la thorie du texte largit linfini les liberts de la
lecture (autorisant lire luvre passe avec un regard entirement moderne, en sorte quil
est licite de lire, par exemple, ldipe de Sophocle en y reversant ldipe de Freud, ou
Flaubert partir de Proust), mais encore () insiste beaucoup sur lquivalence
(productive) de lcriture et de la lecture A la mtaphore de la filiation, du
dveloppement organique, elle prfre la mtaphore du rseau, de lintertexte, dun
champ surdtermin, pluriel .24
Il sagira nanmoins de faire le point sur les nombreuses critiques faites Foucault
au nom de la discipline sociologique, pour comprendre, dans la discussion mme de ces
critiques, la place quil occupe mais aussi la manire dont sa pense est part entire une
pense dordre sociologique. En dautres termes, essayer de faire apparatre les lignes de 22 Il y aurait intrt, sans doute, largir encore plus ces indicateurs empiriques, indispensables pour mieux saisir ce phnomne de la rception comme par exemple faire une analyse plus prcises des comptes rendus dans des revues spcialises, ou encore une analyse des cours de sociologie donne sur Foucault ainsi que de la circulation des polycopis sur lesquels taient reproduit des passages de ses cours au collge de France et de ses trs nombreuses interventions. 23 Suivant la dfinition de M. Rifaterre, Lintertexte est lensemble des textes que lon peut rapprocher de celui que lon a sous les yeux, lensemble des textes que lon retrouve dans sa mmoire la lecture dun passage donne. Lintertexte est donc un corpus indfini . Rifaterre, M. (1981) Lintertexte inconnu , Littrature, n 41, p. 4. 24 R. Barthes, Thorie du texte, p. 373-374. Plusieurs lments peuvent nous aider mieux dterminer ce double appel de Foucault la sociologie, mais aussi de la sociologie Foucault. Au niveau microstructural, tout dabord, il est possible de retrouver les citations, les rfrences directes ou implicites ainsi que les nombreuses allusions qui sont faites par les sociologues aux textes foucaldien, mais aussi que Foucault fait la tradition sociologique. Au niveau macro structural, ensuite, il sagit de reprer, bien que cela reste difficile dans le cas dun style scientifique, les parodies, les plagiats ou encore les pastiches.
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force de lanalyse foucaldienne concernant la sociologie en montrant que celle-ci
appartient cette tradition de rflexion sur la socit. La question est de savoir en
dfinitive, en regard du champ de la sociologie franaise que nous aurons dfinir plus en
dtail, si le foucaldisme peut tre une mthodologie possible pour apprhender les faits
sociaux ?
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D.
Jai donc choisi de suivre la gense et la transformation de trois groupes de
notions25 labores ou rlabores par Foucault partir de la tradition sociologique.
Cest autour des groupes rationalit/rationalisation , norme/normalisation ,
corps/ incorporation ou intriorisation des contraintes , que je me propose de saisir sa
rception, son appropriation mais aussi son influence dans la sociologie franaise depuis le
dbut des annes soixante.
Il tait important aussi de tenir ensemble ces trois groupes de notions qui sont
larrte vive de lintervention foucaldienne dans la discipline sociologique. Cest en
entrelaant constamment ces notions dans ses textes que Foucault a rendu son intervention
si puissante, jusque dans les derniers temps.
Si certaines de ces notions ont obtenu rapidement un consensus favorable, dautres
ont t largement rejetes, comme sa thorie de la socit disciplinaire qui cherche
rduire le processus de socialisation et dindividuation une srie de conditionnements en
chane, lie la question de la rationalisation constante des conduites dans notre modernit
occidentale. Ces trois ensembles notionnels ont provoqu, en tout cas, dinterminables
dbats, divisant la communaut des sociologues, aussi bien au niveau international (avec
Habermas, Taylor, ou Honneth) que dans la tradition franaise.
De manire tonnante, il faut regretter le fait que la sociologie ne laisse encore que
peu de place ce genre danalyse qui nous enseigne que les concepts ne sont pas
rductibles des figures rhtorique[s] mais sont ancrs dans le champ dexprience do
ils sont issus. On ne la considre dailleurs pas comme une mthode danalyse ni mme
comme une opration de recherche envisageable. Seule, peut-tre la sociologie amricaine,
sous linfluence de la philosophie analytique, a essay de codifier de manire plus prcise
cette mthode. Je considre cependant que pour un sociologue, largir son domaine de
comptence lhistoire des concepts de sa discipline, ce nest pas sloigner de son objet.
Les concepts peuvent se prter une enqute sociologique, dabord par lanalyse de leurs
contenus mais aussi par la dcouverte de leurs genses et leurs transformations
successives. Cest dailleurs un problme similaire que Foucault consacra son attention.
25 Nous prfrons utiliser ce terme de notion puisquau contraire de celui de concept , fortement connot philosophiquement, il permet de souligner une part dimprcision et dintuition.
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Suivant Canguilhem qui, dans le cas de la biologie a indiqu le rle jou par les concepts
dans certaines innovations scientifiques, Foucault introduit dans son archologie du savoir
de nouvelles rgles pistmologiques pour une histoire des concepts qui ne soit pas une
approche analytique, mais qui soccupe de savoir quelles raisons ont bien pu inciter un
penseur donner une importance centrale tel problme. Cette analyse peut tirer profit de
ces procdures nouvelles pour chercher rendre compte la fois dune exploration de la
pense sociologique de Foucault, mais aussi de son influence dans ce champ
disciplinaire particulier.
La premire rgle mise en avant pat Foucault est que les concepts viennent de
lexistence et servent des buts contingents. Cest en tout cas ce qui ressort de son analyse
de la sexualit partir de sa distinction entre la morale sexuelle antique et celle
chrtienne. La dcoupe historique classique entre les conduites sexuelles homo et
htro , rappelle-t-il nest absolument pas pertinente pour les Grecs et les Romains.
Cela signifie deux choses : dune part, quils nen avaient pas la notion, pas le concept, et,
dautre part, quils nen avaient pas lexprience .26
En second lieu, les concepts exercent toujours des effets, servent des intrts et
remplissent des fonctions prcises. Foucault les identifie par les diffrentes utilisations qui
en sont faites. Comprendre un concept en termes archologiques, cest dabord comprendre
le style de raisonnement dont il fait partie. Critiqu par Bourdieu dans Les rgles de lart
pour son manque desprit sociologique et sa critique internaliste, cette mthode dveloppe
par Foucault permet didentifier les concepts par les connexions qui rgissent leur emploi.
Un nonc, rappelle-t-il, ne peut se comprendre que par lensemble des autres noncs au
milieu desquels il figure, par le domaine dans lequel on peut lutiliser ou lappliquer, par le
rle ou les fonctions quil a jouer 27. Notre enqute sociologique sur les principaux
mots , positivits ou notions foucaldiennes, que lon peut dailleurs reconnatre
tout de suite comme majeurs dans son uvre et dans le vocabulaire classique de la
sociologie, ne postulera donc pas une quelconque autonomie de ces systmes mais au
contraire un enracinement profond dans lhistoire et la socit.
26 Foucault, M. (1982) Entretien avec M. Foucault , Dits et crits, tome IV, p.286. 27 Foucault, M. (1969) Larchologie du savoir, Paris, Gallimard, p. 136. Cette lecture des textes est pourtant proche de celle du champ que Bourdieu dfinit plusieurs reprises comme un rseau de relations objectives entre des positions . Relations objectives, rappelle encore Bourdieu, qui peuvent tre de domination, de subordination mais aussi de complmentarit. Voir sur ce point Bourdieu, P. (1992) Les rgles de lart, Paris, Le Seuil, p. 321.
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La dmarche adopte dans les pages qui suivent sera schmatiquement la suivante :
Avec le premier groupe de notion rationalit/rationalisation , je voudrais dabord
indiquer lobjectif principal de Foucault qui depuis lHistoire de la folie cherche mettre la
raison en accusation en dterminant comment nos formes de rationalits dpendent de
pratiques humaines qui ntaient ni ncessaires ni videntes par elles-mmes. Ce projet est
plusieurs reprises explicitement formul par Foucault : Ce que la raison prouve
comme sa ncessit, ou ce que plutt les diffrentes formes de rationalit donnent comme
leur tant ncessaire, on peut parfaitement en faire lhistoire et retrouver les rseaux de
contingences do cela merg ; ce qui ne veut pas dire pourtant que ces formes de
rationalits taient irrationnelles ; cela veut dire quelles reposent sur un socle de pratique
humaine et dhistoire humaine, et puisque ces choses-l ont t faites, elles peuvent,
condition quon sache comment elles ont t faites, tre dfaites 28. A un autre moment, il
dit aussi avoir voulu montrer les formes de rationalits, mises en uvre dans certaines
pratiques institutionnelles, administratives, judiciaires, mdicales, etc 29. Cette perspective
rsolument critique prsente de nombreuses affinits avec celle sociologique de Max
Weber qui a su concevoir laugmentation de la discipline, comme de lautodiscipline,
comme un lment cl de la socit moderne. Ce nest donc pas un hasard si, lors du dbat
qui loppose aux historiens dans Limpossible prison, le raisonnement de Foucault est
directement compar, dans la troisime section de lentretien intitul les problmes de la
rationalit , celui du sociologue allemand. Foucault sexpliquera sur la dfinition
wbrienne de lIdaltype, quil conoit comme une catgorie , une structure , et
finalement comme un principe gnral .
La lecture rigide de Foucault tient surtout la volont de se dmarquer dune
tradition qui, avant lui, avait dj su noter lexistence de ce lien entre modernit et
rationalisme. Dailleurs, lon retrouve propos de Weber le mme procd dinversion que
Foucault utilise constamment pour se dmarquer de la tradition sociologique : Max
Weber a pos cette question : si lon veut adopter un comportement rationnel et rgler son
action en fonction de principes vrais, quelle part de soi doit-on renoncer ? De quel
asctisme se paie la raison ? A quel asctisme doit-on se soumettre ? Jai, pour ma part,
pos la question inverse : comment certains types de savoir sur soi sont-ils devenus le prix
28 Foucault, M. (1983) Structuralisme et poststructuralisme , Dits et crits, tome IV, p. 448 29 Foucault, M. (1980) Postface , in Perrot, M. Limpossible prison. Recherche sur le systme pnitentiaire au XIXe sicle, Paris, Le Seuil.
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payer pour certaines formes dinterdits ? Que doit-on, connatre de soi afin daccepter le
renoncement 30.
Cependant, il reste que Foucault, comme Weber, a su tourner son attention vers la
singularit des vnements, cherchant par tous les moyens rendre visible leurs
singularits. Comme Max Weber, et dans une moindre mesure Norbert Elias, Foucault
sest galement attach faire un rcit de la modernit qui, dans ses ouvrages, prend la
forme surtout dune description de la croissance de la rationalisation des conduites. Il
interprte la modernisation des socits occidentales comme une multiplication
infinitsimale des assujettissements et des techniques de contrle tant individuelles que
collectives ou les structures de surveillance sont absolument gnralises.
Le second groupe notionnel qui retiendra mon attention, norme/normalisation ,
me donnera loccasion de rappeler lexistence, en face de lhistoire pistmologique de la
notion de normal , engage une premire fois par Comte dans son cours de philosophie
positive de 1838 dans lequel il cre la rfrence au type normal, mais aussi par E.
Durkheim dans Les rgles de la mthode sociologique, une histoire plus politique de la
norme. Foucault rappelle que nos socits, qui fonctionnent de plus en plus la norme,
cherchent administrer les populations en se rfrant des savoirs spcifiques dont la
psychologie, la psychiatrie ou encore la mdecine.
La force de son approche est de dvoiler aprs Canguilhem qui a not le premier
que la dimension de la normalisation est une importation extrascientifique les
microprocessus de normalisation qui enserrent nos pratiques les plus quotidiennes.
Sa rflexion, en relanant lide quune vie se dveloppe lintrieur dun registre
de normes, mais aussi quelle ne vaut que dans le contournement et dans lcart quelle
oppose constamment la norme, reprend et poursuit une rflexion engage antrieurement
dans la discipline sociologique. Son raisonnement a trouv dinnombrables applications
dans les sciences sociales, aussi stimulantes que dconcertantes, allant des aspects sociaux
des pratiques mdicales la sociologie criminelle, en passant par le travail social ou la
thorie du droit. Je retiendrai plus particulirement trois dimensions de cette analyse.
La premire concerne le couplage savoir-pouvoir . A la lecture de Les Mots et
les choses mais aussi de Surveiller et punir, la normalit apparat comme une vritable
construction des sciences humaines et des sciences mdicales en vue dun meilleur usage
30 Foucault, M. (1988) Les techniques de soi , Dits et crits, tome IV, p. 784.
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de la discipline. La normalit est ipso facto indissociable des nombreux savoirs mobiliss
par les experts.
La seconde dimension concerne lancrage politique du mdical. La biopolitique,
comme le biopouvoir, qui sont les notions du vocabulaire foucaldien les plus utilises
aujourdhui succs qui est en partie le fruit dimportantes approches comme celles de G.
Agamben ou T. Negri ne renvoient pas uniquement ce que Michel Foucault en dit dans
le dernier chapitre de la Volont de savoir en 1976. Derrire ces deux notions,
historiquement situes, Foucault cherche aussi laborer une gnalogie de la modernit
partir de la prise en compte des techniques de gouvernement des corps et des populations,
mais aussi des systmes dassistance, dducation, et de soin Ce nouveau seuil
biologique de la modernit que dessine Foucault, o la vie et la gestion des populations
sont devenues des exigences nouvelles propres aux dterminations modernes du pouvoir,
prend sens partir des polmiques qui, durant la dcennie soixante-dix, ont directement
remis en cause la catgorie du vivant et son rapport au pouvoir. Les controverses
concernant leuthanasie, la libralisation de lavortement ou encore la peine de mort ont t
des lieux importants o linterrogation populaire sest tourne, sans doute pour la premire
fois, vers cette question difficile des rapports que les individus entretiennent avec le droit.
Avec la notion de biopolitique, Foucault dessine, en creux, la gnalogie de ce
flottement qui existe entre le droit et la doctrine juridique dans son ensemble, et le
corps vivant des individus. La perspective biopolitique suggre en effet que nous ne
sommes plus uniquement grs en tant que sujets (relevant dun systme de souverainet),
ou en tant que corps (relevant alors dun systme disciplinaire), mais dsormais en tant que
matire vivante.
La dernire dimension que je commenterai est celle de lcart [virgule] puisquen
posant de cette manire la question de la norme et de la normalisation, Foucault recoupe
une interrogation que Durkheim avait lui aussi voulu mettre en avant : comment un
individu peut scarter du sens prescrit dune norme tout en la ralisant31 ?
Le dernier groupe, corps/intriorisation ou incorporation des contraintes , sera
loccasion de revenir sur la reprsentation et le statut du corps esquisses par Foucault au
milieu des annes soixante-dix. Encore une fois, ce point de problmatisation a eu pour
31 Comme le rappelle encore Foucault, il ne sagit pas dchapper aux normes mais lassignation sociale et institutionnelle qui est faite des dviances.
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effet de transformer les manires danalyser dans les sciences sociales, et en particulier en
histoire, en ethnologie et en sociologie, la question du corps.
Nous ne voulons pas rassembler l'ensemble de sa pense dans un systme rigide
d'interprtation, mais ceci dit Foucault fait apparatre avec vidence le corps comme
personnage central de son uvre. Un corps qui est dvoil dans son urgence tre
ralis/concrtis et non simplement thoris comme il lavait t jusqualors dans les
sciences sociales ou la philosophie. Dailleurs, contrairement la prise en compte
phnomnologique de lexprience vcue, aux rflexions du matrialisme historique
concernant la force de travail et la psychanalyse qui lavait jusqualors saisi [saisi]
comme entirement marqu par le langage, la gnalogie foucaldienne donne au corps le
rle dacteur et de rcepteur du politique. Cest entre trois lignes de recherche, lhistoire
hritire des premires analyses de Lucien Febvre et de Marc Bloch, lethnologie suivant
en partie lanalyse fondatrice des Techniques du corps de Marcel Mauss, et la
sociologie, puisque le problme que se pose Foucault est proche de celui de Bourdieu, que
Foucault va laborer ce nouveau discours thorique qui fait du corps un enjeu thorique
important pour comprendre notre modernit. En effet, en pensant la matrialit des
relations de pouvoir et en donnant une dfinition de la modernit qui insiste sur
limportance du corps dans les dcisions quun individu prend en matire de style de vie,
Foucault a permis que lon pense lindividu comme la consquence dune relle production
des modes de domination. Son analyse invite le sociologue un usage prudent de cette
notion dindividualisation en montrant, plus particulirement, comment normalisation et
subjectivation sont deux formes du pouvoir qui sentrelacent constamment.
Ce recours Foucault permet galement de repenser lopposition de lindividuel et
du collectif qui est souvent apparue comme un axe structurant pour la sociologie franaise.
Foucault offre dans sa bote outils des ressources pour penser la pluri-dimensionnalit
de lindividualit. Aussi, sans btir un nouveau systme conceptuel qui, dans la
tradition des grandes thories, articulerait les diffrentes facettes de lindividualit, de
faon plus artisanale, son bricolage permet de faire varier les clairages, en rcusant les
prtentions hgmoniques des lectures unidimensionnelles.
Au terme de ces nombreuses incursions dans lespace conceptuel de Foucault et de
la sociologie franaise, nous voudrions arriver, bien plus qu une sorte de heurt massif,
une pluralit de confrontations dont certaines apparaitront, peut-tre, comme difficilement
motives ou fcondes, alors que dautres savreront dcisives pour tenter, avec Foucault,
une nouvelle laboration thorique de la socit et de la culture moderne.
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Questions de mthode sociologique : Analyse de la rception et perspective critique.
Les noncs diffrents dans leur forme, disperss dans le temps, forment un ensemble sils se rfrent un seul et mme objet . Foucault, M. (1969), LArchologie du savoir, Paris, Gallimard, p. 45. Il y aurait une rvision faire de lhistoire des ides qui repose sur lhypothse que les textes sont lus, et qutant lus, ils sont compris, etc. en gnral ce qui circule, ce sont les titres. Bourdieu, P. Quest-ce que faire parler un auteur, A propos de Michel Foucault , in Socits et reprsentations, Surveiller et punir, Vingt ans aprs , p.17.
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A. Approche sociologique classique du texte philosophique.
Lapproche biographique dun auteur, quelle soit professionnelle, sentimentale, ou
militante, ne permet pas de constituer, dans le cas de Foucault, un modle danalyse
sociologique suffisamment pertinent. En effet, ce type dapproche fonctionne toujours sur
la dcouverte du dtail, quil soit biographique ou psychologique, pour expliquer et
illustrer ce qui est consciemment ou inconsciemment mobilis par lauteur, dans son
histoire personnelle, pour crire ses livres32. Il sagit dans ce raisonnement de dterminer
ce qua voulu dire Foucault, de dgager ses intentions vritables, ce non-dit qui
permettrait deffacer les asprits initiales de ses textes et de proposer une vue de son
parcours qui soit claire, unitaire et surtout convaincante.
La pertinence de cette forme dinvestigation des textes philosophiques bute cependant sur laspect conceptuel des ouvrages quelle cherche simplifier en les intgrant
constamment la vie individuelle ou la vie collective dune gnration.
Comment essayer de rendre compte sociologiquement du texte philosophique sans
sappuyer ni sur lhistoire, ni sur cette science du monde du texte quest
lhermneutique33 ? Comment constituer une analyse des uvres philosophiques, dautant
plus lorsquil sagit dune uvre contemporaine, qui puisse surmonter lobstacle dune
sparation entre un point de vue externe, priori dsign comme historique, et un point de
vue interne, dfendu par la philosophie, la smiologie ou encore lanalyse du discours, dont
les mthodes sont lexgse, le commentaire et surtout la dissertation qui permet la mise en
forme de linterprtation ? Butant sur un mme obstacle, Louis Pinto rappelle que son
approche sociologique de la philosophie franaise des annes soixante na pas cherch
privilgier, comme on le dit parfois, le niveau sociologiquement rductible de l"externe"
au dtriment du niveau irrductible de l"interne" 34. Aussi cest une posture quivalente,
qui ne sacrifie aucun de ces deux axes, que nous chercherons adopter dans la suite de ce
travail. Il sagira dtre la fois au-del dune lecture formaliste, tourne uniquement
vers ltude du texte et qui se refuse rechercher la gense dune ide, en particulier
philosophique, mais galement dtre en de dune approche psychologique,
32 Ceci explique pourquoi ce soit souvent une sociologie de la production qui soit privilgie. La sociologie des uvres tant avant tout une sociologie des auteurs. 33 Ricoeur, P. (1986) Du texte laction, Paris, Le Seuil, p. 112. 34 Pinto, L. (1987) Les philosophes entre le lyce et lavant-garde. Les mtamorphoses de la philosophie dans la France daujourdhui, Paris, Lharmattan, Logiques sociales, p. 11
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biographique ou historique qui ne soccuperait au contraire que dinterprter les uvres
partir de dtails et de matriaux divers. Une hermneutique de lauteur qui pour P. Lejeune
est une illusion biographique dans laquelle lauteur apparat toujours comme la rponse
la question que pose son texte.
Comment distinguer les facteurs explicatifs de son succs et de son extraordinaire
influence ? Comment relire cette uvre au plus prs, non pas dune lecture autorise ou
habilite approuver et trier dans lensemble de la production, mais dune lecture
attentive, prcise et exigeante ? Comment rompre avec la fatalit du commentaire que
Foucault avait justement voulu vacuer des procdures et des mthodes de lhistoire des
ides ?
Ma conviction est que la pense de Foucault, qui a marqu un tournant dcisif pour notre gnration, ne peut sexpliquer simplement par un effet de mode. Aussi, cest la
conjoncture culturelle de cette priode quil importe, au pralable, dexaminer. Lanalyse
biographique permet certes de dcrire avec prcision des proccupations personnelles et
collectives en mesurant leur place dans la socit, mais elle ne peut vritablement rendre
compte du texte et de son efficacit propre si, comme dans notre cas, nous cherchons
mnager une place importante lanalyse du contenu des uvres, indpendamment de
celles des conditions de leur rception35. Il faut alors se demander pourquoi, au sein de
cette gnration particulire des annes soixante et soixante-dix, ce nom de Foucault va
merger ? Est-ce simplement une question de prestige ou de rseau ? Le rayonnement quil
exerce par lextrme diversit de ses modes dexpressions ? Ou encore sa capacit
dintervention et dengagement puisque ses textes ont t reus comme des interventions
directes dans les luttes particulires ?
35 Il faut essayer dadopter un nouveau positionnement critique. R. Poulet, pour luvre littraire, note qu une uvre ne doit pas seulement tre lue de gauche droite, mais de droite gauche et dans tous les sens, et mme par bonds ou par plongs, en omettant les intermdiaires . Poulet. R. Quest ce quun texte, 1975, p. 75. Cette nouvelle critique du texte littraire, malgr son aspect discontinuiste, persiste pourtant avoir recours lhistoire ne serait-ce que pour replacer le texte dans un milieu, retrouver son metteur et surtout analyser les circonstances de son mission.
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I. Phnomne historique et approche gnrationnelle.
Il faut dabord remarquer que les nombreuses tentatives de reconstruction de la
philosophie franaise des annes soixante se sont contentes dopposer, dans un tableau
double entre, et parfois trop simplement, une philosophie mergente qui fonde son
discours thorique sur les matres du soupon (Nietzsche, Freud et Marx) qui ont offert de
nouvelles possibilits pour interprter ce que nous sommes, et une philosophie classique ou
standard qui tient quant elle sa lgitimit dun autre hritage thorique, celui de Hegel,
Husserl et Heidegger.
Ce schma explicatif, qui valorise laspect de la lutte de concurrence entre deux
gnrations, entre les entrants et les installs , ou selon les modles entre les
orthodoxes et les hrtiques , cherche indiquer quune nouvelle gnration ne peut
se constituer que contre un pass commun. Affirme par Vincent Descombes dans Le
mme et lautre36, cette perspective gnrationnelle et concurrentielle de la philosophie
franaise lui permet de prendre la mesure de cette rupture puisque, rappelle-t-il, la grande
affaire dune gnration est de rgler la dette hrite de la gnration prcdente () 37.
Lhistorien de la philosophie fonde son choix dans lensemble de la production
philosophique franaise sur ce critre de la rvolte , propre selon lui cette nouvelle
gnration de philosophes, dont Foucault, envers, en particulier, les figures de Merleau-
Ponty et de Sartre38.
Dans cet ouvrage qui se veut galement une introduction la pense philosophique,
Descombes sattache faire une description prcise de ce dont on a parl en philosophie.
Une approche bruyante et rputationnelle des uvres dont llment distinctif qui
permet dorganiser lensemble des ouvrages est celui de la notorit . Lauteur distingue
entre quatre types de textes :
-textes que tout le monde cite, et que tout le monde tient pour dignes dtres cits ; -textes que tout le monde cite et que quelques-uns jugent insignifiants ; -textes qui sont cits par quelques uns, ou mme par un seul, mais qui sont tenus, par ces personnages, pour suprieurs aux textes des deux classes prcdentes ; -textes ignors de tout le monde, lexception de leurs auteurs respectifs.
36 Descombes, V (1979), Le mme et lautre, Paris, Editions de Minuit. 37 Descombes, op. cit., p. 3. 38 Dans le cas de Merleau-Ponty, cette remise en cause englobe certainement la phnomnologie en tant que mthode et style de pense, mais surtout la posture lgifrante de ce philosophe. Cependant, le fait dinsister sur les ruptures entre ces deux formes de philosophie mergente et classique vacue dautres phnomnes tout aussi important, dont celui de la rappropriation on peut penser par exemple la lecture-redcouverte de Bergson par Deleuze.
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Cette approche, qui serait tout fait envisageable dans le cas de Foucault, reste
cependant dans une certaine indtermination ds quil sagit de qualifier plus prcisment
le public vis. Ce simple tout le monde , ne permet pas en effet une vritable approche
sociologique des phnomnes de diffusion et daccueil.
Cette cartographie que Descombes entend raliser dmontre surtout quil nexiste
pas, proprement parler, de spcificit de la philosophie franaise des annes soixante
mais plutt des manires locales de poser des problmes39. Dun point de vue sociologique,
cette tentative se rsout trop simplement en une srie de singularits antagonistes. Lon
touche ici dailleurs lune des limites des approches en termes despace positionnel et ce,
mme si ce type de modlisation permet dinterprter le jeu des rfrences la plupart
dentre elles tant constitues le plus souvent par les auteurs dont un crivain, au moment
o il crit, tient le plus prendre ses distances.
Un examen rapide de lappareil citationnel de Foucault appelle sur ce point deux
remarques. La premire est la prsence constante de citations de textes anciens. La seconde
et la quasi absence de citations douvrages contemporains. Pour le cas prcis de LHistoire
de la folie, Foucault sest expliqu sur cette opposition : Au cours de ce travail, il mest arriv de me servir du matriau qui a pu tre runi
par certains auteurs. Le moins possible toutefois, et dans les cas o je nai pas pu avoir accs au document lui-mme [] Et peut-tre la partie, mes yeux, la plus importante de ce travail est-elle la place que jai laisse au texte mme des archives. Pour le reste, il a fallu se maintenir dans une sorte de relativit sans recours [] un langage sans appui tait donc ncessaire 40.
Il est difficile cependant de vouloir comprendre le parcours de Foucault par une
approche fixiste , comme celle dveloppe par Descombes, qui peine au final rendre
compte des nombreuses transformations consenties durant sa carrire acadmique et qui
cherche finalement penser cet auteur contre la conjoncture dans laquelle il a t form,
contre Sartre, contre Althusser, contre le marxisme, la phnomnologie ou le
structuralisme, contre la totalisation, le pouvoir, lhistoire des ides ().
Parcours et priodisations.
Lun des modes dinterprtation actuels de luvre de Foucault prend la forme de
litinraire ou du parcours . Pour la plupart des commentateurs, il sagit de retracer
39 Les instruments propres faire de la philosophie comme la technique argumentative ne sont pas forcment les mmes selon lendroit o lon va philosopher. 40 Foucault, M. (1961) LHistoire de la folie, Paris, Gallimard, p. 9-10.
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luvre en la recomposant partir dune unit quelle navait pas lorigine. Cette grille
de lecture qui snonce frquemment sous une forme simple : dans tel livre vous avez
(), dans tel autre () , a pour consquence dimposer un sens aux lecteurs, quil soit
chronologique ou thmatique, mais surtout dorienter sa lecture en lui donnant une
prise sur luvre. Cette prsentation en parallle des diffrentes vies de luvre
est pourtant considre aujourdhui comme lune des plus efficaces pour apprhender ses
productions crites de statut trs divers mais surtout son originalit. La plupart de ses
grands lecteurs ont dailleurs cherch distinguer des priodes dans son travail : son
archologie des savoirs mdicaux ou psychiatriques qui volue en une gnalogie du
pouvoir et de la sexualit, au dbut des annes soixante-dix, senrichit, cette fois-ci partir
des annes quatre-vingt, dune analyse thique des diffrents processus de subjectivation
ou de production de la subjectivit.
Il nest pas inutile en introduction de se demander si une telle uvre doit tre
pense partir de ses ruptures ou si, au contraire, elle ne doit pas ltre selon un
dveloppement continu qui a pour consquence de dcloisonner les diffrentes facettes du
philosophe, construites de toutes pices, pour en faciliter lapproche et la comprhension.
Plusieurs critiques ont essay de valoriser cette lecture unificatrice partir dun
thme rassembleur comme celui du sujet ou de la subjectivation. Au dbut des annes
quatre-vingt, Foucault rsume dailleurs son travail autour de cette notion qui est devenue
le vritable fil rouge de sa dmarche philosophique. Ce nest pas le pouvoir mais le sujet
qui constitue le thme gnral de mes recherches 41, rappelle-t-il. Pour le dire vite,
Foucault se serait tour tour intress la constitution du sujet comme objet de savoir,
puis comme objet de pouvoir et enfin comme sujet dune conduite individuelle42. Dans ce
cas de figure pourtant, les critiques, en recomposant la logique de sa trajectoire, essayent
surtout de nouer les diffrentes problmatiques poses par Foucault autour dun lieu unique
qui permet dexclure les impasses et les obstacles thoriques.
Ce qui domine aujourdhui la construction des nombreux commentaires de luvre
est plutt un souci de priodisation efficace. Hubert Dreyfus et Paul Rabinow43, en
prsentant Foucault comme linventeur dune nouvelle mthode danalyse, entre
structuralisme , hermneutique , interprtation et analytique , cdent ce jeu
de la catgorisation en notant quaprs mai 68, Foucault sest plus particulirement loign
41 Foucault, M. (1982) Le sujet et le pouvoir , Dits et crits, tome IV, p. 223. 42 Dautres encore, ont mis laccent sur le thme obsdant, pour lui, du doublet savoir-pouvoir . 43 Dreyfus, H. et Rabinow, P. (1984) Michel Foucault, un parcours philosophique, Paris, Gallimard.
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de lanalyse des discours au profit du thme du pouvoir. Ils tirent de son intrt soudain
pour la question du pouvoir une priodisation dtaille de son parcours suivant quatre
tapes : une tape heideggrienne, archologique ou quasi-structuraliste, gnalogique et
enfin thique.
Dautres commentateurs ont eu aussi recours des dcoupages similaires. E. Said
propose par exemple de rduire son parcours trois phases : celle des fouilles rudites,
celle o il sloigne du savoir pour le dcrire systmatiquement, celle enfin o le savoir se
trouve, dans ses interprtations, li au pouvoir44.
Dans cette course la meilleure interprtation, Gilles Deleuze occupe une position
intermdiaire puisquil cherche substituer, ltude dune uvre comme produit
entirement achev45, une histoire de la philosophie qui soit comparable lart du portrait.
Prcisment, rappelle-t-il, il ne sagit pas de faire ressemblant, cest--dire de rpter ce
que le philosophe dit, mais de produire la ressemblance en dgageant la fois le plan
dimmanence quil a instaur et les nouveaux concepts quil a cres 46. Cette lecture opre
un vritable travail de dconstruction-reconstruction qui se coule dans la dmarche
mme de Foucault pour tenter den faire comprendre la cohrence interne. Pour cela
Deleuze recompose le systme thorique foucaldien suivant trois volets, ou thmes
principaux, que sont le savoir , le pouvoir et le soi . Il ne cherche pas, dans son
argumentation, opposer une priode pr- ou post- archologique une priode
pr- ou post- gnalogique, mais rappelle plutt quil sagit toujours pour Foucault
dun dosage variable de ces deux approches selon la direction prise par ses recherches. Sa
position philosophique nest dailleurs jamais simplifie par Deleuze, qui au contraire
cherche, en couvrant lensemble de son uvre, souligner les nombreux changements, les
ragencements frquents de problmatiques, les ruptures, et les corrections.
Les concepts foucaldiens ont une histoire qui est pour Deleuze un vritable enjeu
philosophique et pour nous sociologique, puisqu lintrieur de son corpus, il sagit de
44 Said, E. (1988) Michel Foucault, 1926-1984 , in Arac, J. After Foucault: Humanistic Knowledge, Postmodern Challenges, London, Rutgers University Press, p. 1-12. 45 Dominick La Capra propose par exemple, dans une tentative de renouvellement de lhistoire intellectuelle, un modle danalyse fond sur six cadres problmatiques : la relation entre les intentions de lauteur et son texte, la relation tablie entre la vie de lauteur et son uvre, la relation entretenue entre les uvres et la socit, la relation entre les uvres et les divers niveaux culturels, la relation de luvre au corpus de textes utiliss par lcrivain, enfin la relation institue entre les uvres et les modalits du discours. Voir Dosse, F. (2003) La marche des ides, histoire des intellectuels - histoire intellectuelle, La dcouverte, Paris, p. 214 -215. 46 Deleuze, G. (1993) Quest ce que la philosophie, Paris, Editions de Minuit, p. 55. Deleuze ne veut pas commenter (commentari dans son tymologie revient mditer appliquer sa pense quelquun) mais plutt comprendre (comprehendere est plutt lacte de saisir ensemble, de saisir par lintelligence, la pense).
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comprendre comment ces principaux concepts se sont transforms, complexifis,
simplifis, et mme dans certains cas, contredits.
La critique sociologique de J. G. Merquior, dont ldition franaise date de la mme
anne que celle de Deleuze, mrite que lon sy arrte plus en dtail. Cest en effet la
suite de cette lecture que nous avons t convaincus quun nouvel appareillage critique
permettrait dviter certains cueils thoriques importants concernant une lecture
sociologique de la philosophie foucaldienne.
Merquior sattache faire la fois une valuation svre du projet archologico-
gnalogique et surtout dsapprouver lintrt que porte Foucault une histoire critique
du prsent. Passant chacun de ses livres au crible, le sociologue dresse un inventaire
complet des nombreuses critiques adresses Foucault. Il souligne galement les
monstruosits thoriques rencontres lors de sa lecture rtrospective. Lexigence de
neutralit axiologique, propre tout travail de sociologie, est ici brutalement force. Le fait
que Merquior distribue bons et mauvais points, qualifiant les uns pour mieux disqualifier
Foucault, biaise toute son observation en la faisant basculer dans la simple prise de
position. Le reproche majeur de Merquior concerne le style de Foucault et lclat
littraire de cette prose 47 qui serait la preuve que son travail, quil apparente dailleurs,
avec celui de Derrida, une littro-philosophie, manque de rigueur conceptuelle.
Trois dviations importantes peuvent tre soulignes. Sa critique ne fait aucun
effort de comprhension, amoindrit les potentialits de luvre et surtout, est subjective et
valuative. Le dernier chapitre de louvrage, qui est une tentative dinterprtation
sociologique du parcours no anarchiste de Foucault, en est un bon exemple. Merquior
rduit en effet Foucault un penseur ngatif dont laction a t celle dun homme de
gauche non-conformiste et rduit son uvre, celle dun structuraliste dissident.
En dfinitive, et malgr le soin apport aux dtails et lanalyse des thories
foucaldiennes, Merquior ne semble retenir de la mthode sociologique que la possibilit
dune critique plus cynique que dmystifiante. Le succs de Foucault ne tient dailleurs pas
son originalit ou de la qualit de ses rflexions mais sa poursuite effrne de
nouveaux succs spectaculaires et facilement interprtables la lumire du parti-pris
idologique 48.
47 Merquior, J. G. (1986) Foucault ou le nihilisme de la chaire, P.U.F, coll. Sociologies, p. 22. 48 Merquior, op. cit., p. 181.
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Pour Merquior, il ne fait aucun doute quil existe une forte parent entre lcriture
de Foucault et le march parisien des ides, au point dailleurs quil na peut-tre en effet
rien dit qui soit, en substance, radicalement nouveau 49. Le sociologue ajoute encore que
cette pense radicale, quand elle prend la peine de substituer la rflexion la rhtorique
ne fait bien souvent que dcouvrir des continents depuis longtemps explors 50.
Cette critique avait dj t introduite par Jaques Bouveresse qui en 1984 constatait
que le succs des nouveaux philosophes , sans citer explicitement le cas de Foucault,
tait li au fait quils se contentaient simplement dexploiter avec un succs facile et
prvisible le fait quun ordre quelconque est naturellement ressenti par lindividu comme
une contrainte et une gne dont le premier philosophe venu peut aisment faire ressortir le
caractre injustifi, arbitraire et absurde 51.
Sil est possible de dire que Foucault na rien invent et, en tout cas, na pas t
le seul avoir suggr que nous vivons dans une socit plus discipline52, il reste plus
intressant, dans une logique sociologique, dobserver la lente monte de ses thories
lintrieur des diffrentes couches de rsistants53. En effet, une analyse sociologique dune
uvre philosophique suppose la rupture avec les formes tablies de la critique le
sociologue doit constamment chercher se prmunir des critiques ambiantes sans
pourtant se sentir oblig de dtruire galement luvre elle-mme.
Au contraire de cette approche de Merquior, nous nous attacherons plutt suivre
et dcrire les controverses et les disputes concernant Foucault comme de vritable lieux
daffrontements pour essayer la fois de comprendre son originalit mais surtout les
nombreux obstacles quil a d surmonter pour devenir un classique des sciences
sociales.
49 Merquior, op. cit., p. 186 50 Merquior, op. cit., p. 129. 51 Bouveresse, J. (1984) Le philosophe chez les autophages, Paris, Critique, p. 36. 52 Cet exemple est proche de ce que H.R. Jauss affirme au sujet de la littrature savoir qu une uvre littraire ne se prsente pas comme une nouveaut absolue surgissant dans un dsert dinformation ; par tout un jeu dannonce, de signaux manifestes ou latents, de rfrences implicites, de caractristique dj familire, son public est prdispos un certain mode de rception . Voir Jauss, H. R. (1978) Pour une esthtique de la rception, Tel, Gallimard, Paris, p. 50. 53 Il sagit dans cette optique de sinterroger sur lacceptation des diffrentes thories foucaldiennes dans le champ intellectuel. Comme le note ce sujet Bruno Latour : Quand un fait nentrane pas ladhsion, quand une innovation nest pas reprise, quand une thorie est utilise dans un but compltement diffrent de son but original, le modle de diffusion se contente de dire que certains groupes rsistent . Aprs avoir invent le dcouvreur gnial qui a des ides , le modle de diffusion va maintenant inventer ce monstre symtrique : un milieu, une socit qui naccepte ses ides quavec plus ou moins de difficult. . Latour, B. (1989) La science en action, Paris, La dcouverte, p. 220-221.
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II. Reconstruction du champ et illusion rtrospective.
Lus et relus dans les annes soixante-dix, puisque, alors, les discours
philosophiques, comme le rappelle Jaques Derrida, taient des discours difficiles ,
[qui] sduisaient, () passaient, () se vendaient mme [et quil] y avait une rceptivit,
une demande pour ce type de parole 54, les analyses et les principaux apports conceptuels
de Foucault ont t diversement apprcis selon les lecteurs. Ceux qui ont dcid de
disposer de ses textes avec la plus grande libert dinterprtation ont parfois largement
modifi, dans un acte de trahison qui nest certes pas ncessairement destructeur, le
systme de rfrence de luvre.
Accepter une telle explication, historiquement marque du succs de Foucault,
suggre en retour, quen vertu mme de cette difficult stylistique, ses thories ne peuvent
plus, aujourdhui, tre en usage. Aprs avoir t dsignes comme anesthsiantes 55,
elles seraient donc devenues totalement inoprantes pour comprendre, en particulier, nos
configurations actuelles. Il suffit de regarder la production critique concernant Foucault
pour se rendre compte de lextrme actualit de sa pense. Il y a bien eu un effet ,
une vague , ou encore un impact 56 de Foucault dans la philosophie, les sciences
humaines et les pratiques quotidiennes de nombreuses institutions ou associations. Cest
dailleurs du fait de lexistence de cet effet, qui reste encore comprendre, que nous
prsumons quune valuation et une analyse de cette philosophie polymorphe, faite
denchevtrements multiples mais aussi de points de dissonances et de relles dispersions,
est tout fait envisageable sociologiquement.
Il est dailleurs possible dadresser lapproche gnrationnelle envisage par
Franois Dosse dans le cas du mouvement structuraliste57, trois critiques qui touchent
autant la question de lobjet, lapproche envisage, quaux sources convoques.
54 Entretien avec Jaques Derrida, Si je peux faire plus qu'une phrase , Les Inrockuptibles, 2004 55 Foucault, M. (1980) Limpossible prison. Recherches sur le systme pnitentiaire au XIXe sicle runies par Michelle Perrot, Paris, Seuil (galement reproduit Dits et crits, tome IV, Gallimard, Paris). 56 Voir Effet Foucault , in Michel Foucault: une histoire de la vrit/ conception graphique, Paris, Syros, 1985. Rovatti, A. (1986) Effeto Foucault, Milan Feltrinelli. Lloyd, Moya et Thacker, Andrey (1997) The Impact of Michel Foucault on the Social sciences and Humanities, Mac Millan/ St Martin Press, London. Rcemment encore, Comment gouverner les socits librales? Leffet Foucault dans le monde anglo-saxon, Discussion entre Jaques Donzelot et Colin Gordon, Esprit, novembre 2005, pp. 82-95. 57 Dosse, Fr. Histoire du structuralisme. Dans une perspective plus historique galement, il est possible dindiquer le travail de Michel Winock qui cherche dmontrer que les dates de naissances des intellectuels peuvent clairement indiquer une communaut de gnration. (Winock, M. (1989) Les gnrations intellectuelles , Vingtime sicle, n 22, Avril-juin, p. 21).
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Lusage que Dosse fait du terme structuralisme indique, en premier lieu, quil
na pas su sortir de lunivers naturalis des acteurs et dcrire prcisment la gnalogie de
ce phnomne. Il nest pas arriv, semble-t-il, dvoiler les diffrentes formes de filiations
disciplinaires ni valuer rellement linfluence de certaines personnalits58. Cet ouvrage
se rsumerait, comme lont dailleurs indiqu plusieurs critiques, une simple
juxtaposition chronologique de textes et de commentaires59.
Les nombreuses enqutes par entretien, qui taient censes donner corps aux
diffrents dbats thoriques, sont lgitimes par Fr. Dosse par le fait que seul un recueil
dune parole permet de restituer la singularit des processus dappropriation dune uvre
thorique. Il oublie cependant que la spcificit de cette parole est de se fonder sur le
souvenir et que, si celle-ci peut effectivement tre un ancrage concret au propos, elle pose
dj au sociologue un problme dchantillonnage. On peut dsapprouver dj le fait quil
nait pas cherch distinguer ces multiples voix qui relvent chacune, pourtant, dun
acteur qui, au sein du mouvement structuraliste, possdait un statut spcifique. Ces paroles
restent anecdotiques et, au mieux, illustratives. Il y a dailleurs peu dexemples o ce
recours lentretien apporte vritablement des informations prcises quant une
reconstruction des reliefs dun parcours intellectuel, alors mme que celui-ci, dans le
cas particulier de Foucault, est particulirement difficile unifier.
Une analyse plus prcise de cette priode intellectuelle permettrait certainement de
mieux saisir les mouvements, les saccades et les contradictions de cette pense par rapport
dautres ides ou concepts quelle imprgne ou dont elle sinspire.
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Il faut relever, par exemple, que si les analyses de Foucault peuvent prendre place
effectivement dans le mouvement structuraliste il utilise incontestablement, du moins
dans ses premiers ouvrages, une argumentation de type structurale (dans LHistoire de la
folie, il entreprend de dcouvrir des formes structures dexprience dont le schma
58 Dans le cas de ses filiations, peut-tre faudrait-il mettre profit lapproche de J.-P. Richard dans son Mallarm. Foucault souligne dans sa recension que le domaine de lanalyse de J.-P. Richard nest pas luvre de Mallarm, ni Mallarm en tant quauteur ou sujet psychologique, mais la relation qui existe et claire mutuellement tout les registres de cette uvre. Lobjet de J.-P. Richard est ainsi la fois pleinement ouvert puisque toute trace retrouve de luvre mallarmenne peut et doit y prendre place, et totalement circonscrite puisque lanalyse se limite au sigle mallarmen. 59 Voir en particulier la rception critique de cet ouvrage dans la revue Le dbat, n 73, janvier-Fvrier 1993, autour de : Histoire du structuralisme .
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puisse se retrouver, avec des modifications, des niveaux divers 60 alors que dans sa
prface Naissance de la clinique, il dclare essayer ici une analyse structurale dun
signifi lobjet de lexprience mdicale 61) en lespace de quelques annes, son
positionnement thorique change. Il passe dun structuralisme jug imparfait par
certains critiques, au net refus d'associer ses recherches ce mouvement. Il finit par
prendre dfinitivement ses distances et passe dailleurs beaucoup de temps argumenter sa
condamnation du structuralisme. Maurice Blanchot rappelle la formule de cette divergence
radicale : Il faudrait rechercher, () pourquoi Foucault toujours si suprieur ses
passions se met vraiment en colre lorsquon prtend lembarquer dans ce bateau 62.
Une analyse prcise des nombreux manuels ou ouvrages de vulgarisation portant
sur cette question du structuralisme permet dopposer au moins deux lectures de Les Mots
et des choses : celles qui nacceptent pas la rduction de Foucault et de ses analyses au
structuralisme et celles pour qui son assimilation est indiscutable.
Dans le premier cas, il est possible de ranger les commentaires de Gilles Chatelet,
qui fait remarquer que lessentiel nest pas dans la rigueur, dans la richesse des
observations, dans loriginalit des rfrences. Il est dans la mthode 63, de Bernard
Henry-Lvy qui explique ce malentendu par la volont foucaldienne dliminer le sujet
transcendantal, le sujet souverain 64, ou encore de Dominique Lecourt qui voit quant
lui Foucault comme quelquun qui veut se dbarrasser des aspects du structuralisme65. J.
Wahl enfin, ajoute que pour lui, larchologie se situe en-de du structuralisme, dans la
mesure o elle permet lapparition du structuralisme et de dlimiter le champ de sa
validit 66.
En 1969, Jeanne Parain Vial accentue cette diffrence en rappelant que cette
tiquette de structuraliste ne convient pas pour dcrire le travail de lensemble de cette
gnration et en particulier celui de Foucault67. Cette premire nuance sexplique, en
60 Foucault, M. (1961) La folie nexiste que dans une socit , Dits et crits, tome I, p. 168. 61 Foucault, M. (1963) Naissance de la clinique, Paris, P.U.F. 62 Blanchot, M. (1986) Michel Foucault tel que je limagine, Paris, Fata Morgana. 63 Chtelet, G. (1966) Lhomme ce narcisse incertain , La quinzaine, n 2, Avril, p. 20. 64 Henry-Lvy, B. (1975) Le systme Foucault , Le Magazine Littraire, n 101. 65 Lecourt, D. (1972) Pour une critique de lpistmologie : Bachelard, Canguilhem, Foucault, Maspro, Paris, 1972, p. 6. 66 Wahl, J. (1968) Quest ce que le structuralisme, Paris, Seuil, p. 17-18. 67 On attribue abusivement au structuralisme toute science qui utilise le concept de structure, toute philosophie qui rflchit aux coupures pistmologiques et la limite toute philosophie qui prsente quelque nouveaut, ne serait-ce que par sa forme . Parain Vial, J. (1969) Analyses structurales et idologies structuralistes, p. 169.
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partie, par la parution de Larchologie du savoir qui permet Foucault de promouvoir une
nouvelle position pistmologique concurrente de celle du structuralisme. En 1972,
Foucault insiste encore pour rappeler que dans ses mthodes ou dans ses concepts rien ne
rappelle, ne serait-ce que de loin, le structuralisme et